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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Marc Angenot Études françaises, vol. 20, n° 2, 1984, p. 49-68. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/036827ar DOI: 10.7202/036827ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 28 novembre 2012 11:13 « Le Saussure des littéraires : avatars institutionnels et effets de mode »

Marc Angenot. Le Saussure des littéraires avatars institutionnels et effets de mode

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Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents

scientifiques depuis 1998.

Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]

Article

Marc AngenotÉtudes françaises, vol. 20, n° 2, 1984, p. 49-68.

Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

URI: http://id.erudit.org/iderudit/036827ar

DOI: 10.7202/036827ar

Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

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« Le Saussure des littéraires  : avatars institutionnels et effets de mode »

Le Saussure deslittéraires : avatarsinstitutionnels eteffets de mode

MARC ANGENOT

Ni lu ni comprisAux meilleurs esprits

Que d'erreurs promises.

VALÉRY, «le Sylphe»

Dans n'importe quelle discipline — et particulièrement dansces secteurs flous du savoir, faits de traditions en conflit comme lesont les études littéraires — on voit à tout moment circuler ens'altérant une gamme de concepts, d'outils notionnels ou (pourparler plus prudemment) de mots clés dont la définition, la portée,la pertinence se trouvent constamment remodelés. Le succès de cesmots et de ces agrégats notionnels est souvent perçu commetémoignant d'une sorte de besoin collectif, d'impulsion collectivede la communauté savante, si grands que soient en fait lesdésaccords quant à l'extension et à l'usage de ces termes.

Il est probablement salutaire de ne pas prendre pour acquisela présence de ces mots clés avec leurs migrations et leursmétamorphoses, de rechercher par quels avatars épistémologiquesils ont passé, selon quelles tendances idéologiques ils se sonttrouvés transposés d'un courant intellectuel à un autre et, àl'occasion, se sont diffusés dans différentes communautés linguis-tiques et culturelles. Une telle enquête permet de poser quelquesproblèmes essentiels de l'épistémologie historique et de la

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sociologie du champ académique et intellectuel. Une telleentreprise n'est cependant pas facile à mener à bien, en particulierquand il s'agit de traiter de phénomènes contemporains, nonseulement en raison du manque de perspectives, mais aussi parceque les études de lettres et les sciences humaines des sociétés«libérales» sont faites d'un grand nombre de traditions théoriquesà la fois intriquées et incompatibles à de certains égards où destendances syncrétiques tendent justement à négliger ou àdissimuler d'inévitables points d'exclusion et d'incompatibilité.Au reste, toute enquête systématique qui, portant sur unediscipline tout entière, chercherait à montrer comment lesparadigmes cognitifs principaux qu'on y rencontre ont émergé etévolué, comment ils ont été critiqués et transposés, mais aussi tri-vialisés, dégradés et «récupérés», une telle enquête prendrait biendu temps et bien des pages, d'autant qu'elle devrait à la fois illus-trer adéquatement ses hypothèses et chercher à expliquercomment, où et pourquoi ces remaniements et ces distorsions onteu lieu.

Je me limiterai donc ici à traiter d'un cas spécifique dans unepériode de temps relativement brève et je ne trouverai pascependant l'espace nécessaire pour illustrer extensivementchacune de mes hypothèses; je me fie au fait que la plupart de meslecteurs ont à l'esprit les données plus qu'abondantes sur lesquellesje m'appuie. Je vais traiter des études littéraires et accessoirementdes recherches culturelles et esthétiques en France durant ce qu'ona appelé 1'«époque structuraliste» c'est-à-dire les années 60 et ledébut de la décennie 70 et, dans cette période, je discuteraiseulement de la façon dont la pensée linguistique de Ferdinand deSaussure a été utilisée par les littéraires. Je ne cherche pas à mefaire le défenseur chevaleresque du fonctionnalisme saussurien, nine prétends «révéler» ce qu'en fin de compte Saussure avait dansl'esprit. Je m'appuierai cependant sur l'idée qu'il y a dans lapensée linguistique du maître genevois une cohérence et un poten-tiel opératoire que les linguistes qui se placent dans sa filiation ontde différentes façons mis en lumière. Je me bornerai à formulerquelques propositions générales sur l'usage qu'on a fait deSaussure dans les études de lettres durant la période en question; simon panorama prend un tour polémique, cela me semble dû auxfausses perspectives et aux «écrans» idéologiques mis en place àcette époque par les publicistes structuralistes. Je crois en tout casque d'ordinaire nous ne savons pas positivement commentdiverses notions et divers modèles qui s'imposent au chercheur àun moment donné sont arrivés jusqu'à lui, ni comment leur

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fonction (idéologique) diffère des définitions qu'on en propose iciet là, ni comment ces notions se sont trouvées parachutées ourecyclées dans notre domaine de recherche. Ainsi donc, parlant duSaussure structuraliste, je vais parler en fait de nous — de vous etde moi, de la manière dont nous vivons intellectuellement dans^institution des études littéraires. Comme disait Karl Marx aprèsÉsope : De te fabula narratur — c'est ton histoire que l'on raconte.

Il n'est pas besoin de rappeler au lecteur que la période enquestion a vu paraître la plupart des ouvrages considérés commereprésentatifs du renouvellement de la théorie et de la critiquelittéraires françaises : ceux notamment de Barthes, Bremond,Greimas, Kristeva, Genette, Todorov, mais aussi, bien entendu,de dizaines d'autres universitaires dont les travaux correspondentà une soudaine expansion des départements de lettres et à unevogue également soudaine d'essais de vulgarisation du «structura-lisme» atteignant un large public d'étudiants et déjeunes intellec-tuels. La même époque a vu paraître, à la périphérie desrecherches littéraires, les principaux ouvrages de Lévi-Strauss,Lacan, Althusser et Foucault, tous étiquetés «structuralistes» à unmoment ou l'autre. La plupart des revues culturelles quiparaissent encore aujourd'hui sont nées alors : Tel Quel (1959),Communications (1964), Change (1968), Poétique (1970), Littérature(1971) et d'autres qui depuis ont disparu. Des éditeurs commeDidier et Larousse prirent le risque de lancer des revues de lin-guistique comme Langages (1966) et Langue française (1969) et deleur conférer un succès de mode, largement étendu au-delà desspécialistes, ce qui était jusque-là la dernière chose qu'on pouvaitescompter d'une revue de linguistique. On vit enfin paraître à lafin des années 60 un certain nombre d'essais de Derrida,Baudrillard, Goux, Serres, Deleuze et Lyotard dont on peutconsidérer qu'ils sonnent le glas de la mode «structuraliste», essaisqui continuent cependant à faire un usage fréquent, mais«perverti», de la phraséologie structuraliste. Tous ces ouvrages etrevues, malgré les différences de leurs objets et de leurs probléma-tiques, avaient un trait commun particulièrement repérables : ilscitaient Saussure. Ils se référaient abondamment à certaines donnéesou citations de son Cours de linguistique générale; ils utilisaientconstamment sa phraséologie et certains termes venus des écoleslinguistiques qui sont considérées comme placées dans sa filiationdirecte. Ma question est donc : qu'en est-il de cette référenceconstante et parfois dévotieuse à un linguiste général, mauvais

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prophète en son pays francophone, qui jusqu'aux années 60n'avait influencé profondément que des intellectuels étrangers?Quel a été le rôle de Saussure dans l'émergence des théorieslittéraires «structuralistes»? Dans quelle mesure ses théories ont-elles été intégrées, critiquées ou adaptées par les littéraires et lesphilosophes du temps? Si, comme l'écrivit Gérard Genette, lestructuralisme est «une méthode linguistique par excellence»1, iln'y a pas lieu de s'étonner de voir Saussure dévotieusement cité etinterrogé. Il me semble que l'affaire pourtant n'est pas si simple.

Il nous faut d'abord remonter brièvement en arrière, de l'èrestructuraliste à Saussure lui-même. Je ne rappellerai que quelquesdonnées essentielles et paradoxales. Ferdinand de Saussureenseigna un cours de linguistique générale à l'Université deGenève en 1907, 1908 et 1910. Cependant, quand nous parlons duCours de linguistique générale nous ne parlons aucunement de quelquechose que Saussure aurait écrit en tout ou en partie. Nous parlonsd'un amalgame de notes de cours éditées par trois de ses anciensélèves en 1915 (Saussure étant décédé en 1913). Nous savonsaujourd'hui que les trois éditeurs — Bally, Sèchehaye et Riëdlin-ger — firent preuve de plus d'enthousiasme et de bonne volontéque de rigueur scientifique et même de prudence philologique. Ilsproduisaient un texte fait d'une étonnante quantité de réfections etd'interpolations. Certaines de ces interpolations furentinévitablement lues comme l'expression de la pensée authentiquedu maître. Louis Hjelmslev semble avoir trouvé son chemin deDamas avec la phrase finale du CLG : «la linguistique a pourunique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pourelle-même»2. Il se fait malheureusement qu'une telle phrase n'ajamais été écrite ni, semble-t-il, prononcée par Saussure, commel'atteste l'édition critique d'Engler3 et comme le note Louis-JeanCalvet4. Celui-ci a également montré que les fameuses mais trou-blantes équations : «signifiant = image acoustique» et «signifié =concept» sont également des interpolations pleines de bonnevolonté des éditeurs. C'était déjà fâcheux pour un début. Le statutque Saussure lui-même conférait à la pensée exposée dans soncours est des plus incertains : il détruisit ses notes avant de mourir.

1 Figures, I, p 1492 Cours de linguistique générale, Genève, Payot, 1915 Édition de 1967,

p 3173 R Engler, édition critique du CLG en quatre fascicules, Wiesbaden,

1967-19744 L J Calvet, Pour et contre Saussure, Pans, Payot, 1975

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II est possible que Saussure considérait que ces idées, oralementdébattues dans un séminaire avancé, constituaient une sorte decadre gnoséologique, à la fois fondamental mais trop sommaire-ment développé pour être pleinement pertinent, une suite d'idéeset de suggestions élémentaires, partiellement polémiques enregard des idées alors hégémoniques en linguistique générale. J'aiessayé de montrer ailleurs que Saussure, dont les référencescontemporaines sont du côté de Durkheim, prend appui sur levieux rationalisme grammatical de Condillac5, chez qui on trouveexpressément les notions d'«arbitraire du signe», de «valeur» et de«différence», court-circuitant ainsi, de façon effectivementpolémique, l'historicisme linguistique qui s'établit au XIXe siècle àpartir de la Grammaire comparée. C'est au fond dans cetteperspective que Saussure a été médité par des linguistes commeTroubetzkoy, Jakobson, Hjelmslev, Buyssens, Martinet et Prieto,et c'est pourquoi chacun d'eux, à sa façon, s'est mis en devoir deconstruire autour du CLG un appareil théorique plus détaillé etplus systématique.

Un autre problème historique majeur est lié à la migrationmême du CLG : le fait que le modèle saussurien a mis quaranteans à voyager de Genève à Paris par un immense détour vers Vest.La linguistique française d'après la Première Guerre mondiale,sous l'influence marquée de grands chercheurs comme Vendryeset Meillet, sans s'opposer à l'hommage dû à Saussure opposaitcependant à sa pleine réception et à son intégration des obstaclesinsurmontables. C'est pourquoi le CLG s'est mis d'abord à migrervers l'est et a trouvé, juste à la fin de la guerre, un «point de chute»en Russie. C'est là que le CLG va s'imposer comme sourceessentielle d'inspiration théorique à la fois du Cercle linguistiquede Moscou (Bogatyrev, Jakobson...), mais aussi aux jeunesFormalistes de YOpoeaz (Chklovsky, Eykhenbaum) et puis auxchercheurs de l'Institut d'histoire de l'art de Leningrad(Tynianov, Tomachevsky et Vinogradov). Il est certain que lesréflexions de Tynianov et de Jakobson sur Saussure ont puissam-ment contribué au développement du Formalisme russe. Mais ilest tout aussi important de noter qu'une décennie plus tard lapensée de Saussure allait être critiquée radicalement et rejetée(mais au moins comprise sous un éclairage adéquat) par le plusimportant théoricien littéraire de notre siècle, Mikhaïl M.Bakhtine, qui publie en 1929 avec V.N. Vinogradov son Marxismeet la philosophie du langage. Dans les années 20, la pensée de Saussure

5 «Condillac et le Cours de linguistique générale», Dialectica, 25 2, 1971,p 119-130

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semble opérer une nouvelle migration vers l'ouest cette fois : leCercle de linguistique de Prague établit sa phonologie sur lagnoséologie saussurienne, mais, au-delà des linguistes mêmes,Saussure est aussi à la source de la sémiologie esthétique duTchèque Jan Mukarovsky6. En d'autres termes, Saussure joue unrôle important (quoique contradictoire) pour trois groupements dechercheurs littéraires : Jakobson et ses amis, le Cercle de Bakhtine,Mukarovsky et son groupe, tandis qu'il est devenu la référencefondamentale de deux écoles linguistiques : celle de Prague et laglossématique danoise avec Louis Hjelmslev. Dans les paysfrancophones, son influence reste rudimentaire et marginale, àl'exception du cas d'Eric Buyssens qui, dans les années 40 àBruxelles, cherche à reprendre et développer ses hypothèsessémiologiques. Le CLG va cependant s'imposer après la DeuxièmeGuerre mondiale à la linguistique de langue française avecGougenheim, Martinet, Mounin et, plus tard, l'Argentin LuisPrieto, titulaire aujourd'hui de la chaire de Genève7.

Le panorama ci-dessus est drastiquement simplifié : il suffitpour faire apparaître la singularité de la «fortune» internationaledu Cours de linguistique générale. Je veux en venir aux années 60 oùSaussure semble terminer son périple épistémologique enabordant enfin la France où il arrive sur les épaules du RusseJakobson, du Danois Hjelmslev, du Lithuanien Greimas et duFrançais, mais ethnologue, Lévi-Strauss, initié à la pensée deSaussure aux États-Unis. Lorsqu'il deviendra de rigueur pour tousles littéraires, philosophes et étudiants des sciences humaines delire Saussure et d'y chercher l'inspiration, il est clair que ceSaussure-là ne pourra être approché qu'à travers ses tribulationscosmopolites et à travers des strates de médiations superposées.Une date peut servir de point de départ, celle de la premièretentative française d'appliquer Saussure à des faits culturels : lesMythologies de Roland Barthes publiées en 19578. On doit cepen-dant noter d'emblée que si le prestige international et l'influencede Saussure sont alors vaguement soupçonnés en France, la natureet les formes qu'a revêtues cette influence et les critiques subies par

6 Sur Jan Mukarovsky, voir p ex D W Fokkema et Elrud Kunne-Ibsch, Théories of Literature in the 20th Century, Londres, Hurst, 1977, p 30-38 etpassim

7 Je me réfère tout au long de cet exposé préliminaire aux théories de LuisPrieto, exposées notamment dans Pertinence et Pratique, Pans, Minuit, 1975, «Signeet instrument», Mélanges Cagnebin, Lausanne, l'Age d'homme, 1973, «L'idéologiestructuraliste et les origines du structuralisme», Zeichenkonstitutwn, vol I, Berlin,De Gruyter, 1981, p 26-30 et «Entwurf einer allgemeinen Sémiologie», Zeitschnftfur Semiotik, 1, 1979, p 259-265

8 Mythologies, Pans, Seuil, 1957

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sa théorie linguistique demeurent largement ignorées : en 1957, niHjelmslev, ni les Formalistes russes, ni Propp, ni Bakhtine ne sontdisponibles en français, pas plus que n'est connu par exemplel'avatar des formalismes russe et tchèque dans le New Criticismanglosaxon. Tous ceux-ci vont être traduits, un par un et fortlentement, sur une période de vingt ans environ. Quant à JanMukarovsky, il avait pris soin d'écrire certains de ses essaisd'avant-guerre directement en français, mais cet effort n'avait pasdonné de résultat : il reste aujourd'hui encore le plus négligé enFrance de tous les penseurs de filiation saussurienne. En 1960, lemot «structuralisme», appliqué effectivement à la linguistiquesaussurienne et ses séquelles était devenu également une sorte desynonyme ou de sobriquet pour parler des théories anthropolo-giques de Claude Lévi-Strauss — et de façon accessoire, pour seréférer à l'épistémologie génétique de Jean Piaget (Genèvedemeurant décidément loin de Paris). Dans les années qui suivent,on voit la catégorie de «structuralisme» s'étendre et s'imposer dansla critique littéraire s'appliquant notamment aux travaux deBarthes, de Genette, aux premiers écrits de Todorov, etc.9.Pendant quelque temps elle entre en concurrence avec un autrelabel synthétique, «la nouvelle critique» : entité polémique ettrompeuse où la psychocritique de Mauron, la «sociologie de lalittérature» de Goldmann, les prétendus «structuralistes», sinonmême quelques critiques thématiques et bachelardiens, étaient vuscomme les composantes d'une alliance tactique contre une arrière-garde de positivistes et d'historiens littéraires. Le petit pamphletde René Picard criant à 1'«imposture» face, à la fois, à Barthes,Goldmann et Weber finit par sembler conférer une sorte de justifi-cation à cet assemblage aberrant10. (L'idiome «Nouvelle critique»— lui-même un avatar de «Nouveau Roman» — va servir demodèle à d'autres catégorèmes de la mode intellectuelle :«Nouvelle Philosophie», «Nouvelle Gauche», «Nouvelle Droite»...)

Vers 1968 — il suffit pour s'en convaincre d'aller relirequelques douzaines de monographies et numéros spéciaux — dans

9 Sur le premier succès du structuralisme, on verra p ex deux numérosspéciaux, l'un des Temps modernes, 246, 1966 et l'autre d'Esprit, 360, 1967 Lameilleure étude épistémologique disponible à l'époque fut celle de Jean Piaget, leStructuralisme, Pans, P U F , 1968 Sur le structuralisme comme mode intellec-tuelle, on verra Roger Cremant (pseud ), les Matinées structuralistes, Paris, Laffont,1969

10 René Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Pau vert, 1965,avec des répliques de Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966 et de J -PWeber, Néocritique et paléocritique , Paris, Pau vert, 1966 Quant aux rapports deLucien Goldmann et du structuralisme littéraire, voir plusieurs de ses essais dansMarxisme et sciences humaines, Paris, Gallimard, 1970 (posthume)

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la plus glorieuse confusion, tout le monde est devenu structuralisteou du moins se voit conférer cette étiquette : Lévi-Strauss,Derrida, Barthes, Todorov, Genette, Kristeva, Foucault, Serres,Althusser, Lacan, Greimas, Sollers, Bourdieu. L'inflation de lacatégorie en a fait un fourre-tout où se retrouvent donc tous lesreprésentants accrédités des sciences sociales, de la philosophie etdes disciplines littéraires. Dès 1970, cependant, on perçoit unrapide et remarquable désinvestissement de «structuralisme»,compensé par une inflation tout aussi suspecte de «sémio-tique/sémiologie» — mais ce serait ici une autre histoire11. Dans lapériode dont je parle, la tâche essentielle de tout étudiant de lettres(mais aussi de sociologie, de philosophie), encouragé par lasuspecte unanimité des médias académiques était d'ALLER LIRESAUSSURE Cela voulait dire d'ordinaire lire quelques chapitres(ceux qui traitent de grammaire comparée indo-européenne parexemple) : un cinquième environ du CLG. La tâche n'était pasécrasante, mais il semble que l'affaire, pour une raison ou l'autretournait régulièrement mal. L'étudiant avait la désagréableimpression d'avoir à jouer le rôle du petit garçon dans le fameuxconte d'Andersen. On lui avait promis que les fondements de lamodernité allaient se dévoiler à ses yeux et il se trouvait confrontéà un texte à la fois simple et obscur, remarquablement inapte àtout usage immédiat pour l'analyse littéraire ou sociologique. Cetétudiant ne pouvait de toute évidence rien trouver dans Saussurequi fût tangible ou rapide, si l'on peut dire. En somme, en tantque paradigme opératoire, la pensée de Saussure lui échappaitpresque nécessairement. Il est temps pourtant de dire qu'il y avaitdans ces quelques chapitres, qui allaient constituer la vulgatesaussurienne, de quoi donner à penser à tout chercheur même nonlinguiste : je ne prétends pas en cela donner mon interprétationmais énoncer le noyau cognitif commun que tous ces savantsmodernes, de Troubetzkoy à Prieto, ont en effet extrait des obscu-rités du CLG. Ce qu'il y a dans Saussure, c'est une gnoséologie, lemodèle d'une théorie de la connaissance fondé sur l'axiomesuivant : que la pratique communicative, linguistique, n'opèrepas avec des sons pour communiquer sur des choses, mais avec desclasses déterminant l'identité des sons, classes dont la pertinencen'est pas immanente mais est déterminée par les classes détermi-nant l'identité des messages12. D'où les concepts essentiels deSaussure : «point de vue», «pertinence», «valeur», «différence»,

11 Je tiens à rappeler que les travaux essentiels qui conduisent U Eco àson Trattato di semwtica générale, Milan, Bompiani, 1975, sont postérieurs auxlimites ad quem de la présente enquête (@ 1970)

12 Paraphrasé de Luis Prieto, Pertinence et pratique, chap I

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«axe linéaire» / «axe mémoriel». Il résulte de ces remarquesélémentaires que la gnoséologie de Saussure était résolumentantagoniste de la conception de la «structure» qui domine chezLévi-Strauss, Barthes et autres, la connaissance étant, pourSaussure, déterminée dans un «point de vue», lui-même déterminédans une praxis, où l'identité des classes servant de moyens n'estacquise différentiellement que parce que la pertinence en estvalidée dans un autre système, celui de classes pertinentes à desfins. C'est-à-dire encore, que s'il y a quelque chose d'intéressantchez Saussure, c'est cette idée qu'il n'y a aucun classementimmanent à un ensemble d'objets ou de phénomènes, que lapertinence est téléologique donc extérieure à l'ensemble considéré.Pour tout dire, à cet égard du moins, Saussure était l'antistructu-raliste au sens que ce mot avait fini par prendre dans l'idéologiefrançaise. Mais revenons à notre étudiant, qui, pouvons-noussupposer, s'efforçait de son mieux de réprimer des inquiétudesquant à la façon dont son professeur avait pu comprendre ce textesibyllin et d'une rédaction souvent équivoque. On peut croire quecertains décidèrent d'en rester là, mais pour d'autres il y avait unchemin plus facile, Facilis est descensus Averni : cueillir éclectique-ment, une à une, chacune des dyades notionnelles trouvées dans lelivre : langue/parole, signifiant/signifié, synchronie/diachronie,axe linéaire/axe mémoriel (syntagme/paradigme), sans trop sefaire de souci quant à leurs interrelations et à leur rôle dans unmodèle épistémique. Évidemment, un tel démembremententraînait une trivialisation, une equivocation radicale, de lapensée du linguiste genevois. Isolées de leurs contextes, ces opposi-tions notionnelles devenaient à la fois plates et confuses, vaines etinutiles. Mais si leur caractère opératoire échappait, leurs conno-tations de «scientificité» les auréolaient toujours. Or, c'était de«scientificité» qu'il importait de faire état : de valider des opéra-tions idéologiques en les instituant comme n'étant pas telles.Autrement dit, les concepts saussuriens ne voulaient plus diregrand-chose, mais au moins ils semblaient prêts à servir...

C'est ce qui me conduit à ma première proposition : aucontraire de ce qui s'est passé avant la Deuxième Guerre dans lespays slaves notamment, on ne rencontre en France (à l'exceptionde quelques linguistes) aucune prise en considération globale deSaussure par quiconque, philosophe ou littéraire, qu'il s'agît detravailler avec son oeuvre ou de rejeter sa gnoséologie. Ce qui seproduisit est un démembrement, une fragmentation de sa pensée,impliquant la perte de son potentiel opératoire et la non-reconnais-sance de ses limitations inhérentes. Ce démembrement est déjà

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largement à l'œuvre chez Lévi-Strauss, sous forme d'un innéismestructural, et les littéraires ne feront que contribuer à l'accélérer adabsurdum et ad nauseam. En d'autres termes, s'il est vrai que laphonologie pragoise ne se serait pas constituée en 1928 commediscipline spécifique sans Saussure, dans le structuralismefrançais, bien que Saussure fût constamment (quoiqueerronément) cité par des critiques de toutes obédiences, il ne jouaaucun rôle critique, demeura lettre morte pour la plupart,incompris comme totalité scientifique. Je n'implique pas qu'àtravers ce processus de démembrement les critiques littérairesfrançais ont raté une pensée dont ils auraient pu faire un excellentusage. Tout en pensant avec Luis Prieto que Saussure offrait lesfondements ou les linéaments d'une gnoséologie matérialistefondée sur la praxis, je suis prêt à reconnaître qu'en raison desorientations de l'époque les critiques étaient partis sur d'autresvoies, qu'ils s'étaient arrêtés à des problèmes pour lesquels lesaussurisme ne fournit aucune espèce de clé. Même s'il en estainsi, ma question demeure — qui est celle du succès de Saussure,c'est-à-dire du succès d'une phraséologie (avec quelques termesvenus de Hjelmslev et de Martinet) faite d'une bonne douzaine demots et d'une doxologie faite d'une autre douzaine de citations.Saussure, cela n'a pas même été une «vulgate» comme on le ditparfois, mais une didachè — un petit catéchisme à l'usage desGentils, qu'on pourrait désigner, pour prolonger l'analogie avecl'histoire de la Primitive Église, comme le Pseudo-Saussure : dix àvingt versets tous employés à contresens. Ce succès qui est, eneffet, en raison inverse de son intégration cognitive, est ce quim'intéresse ici. Si Saussure est resté de l'hébreu pour la plupartdes structuralistes; si, au mieux, il fut une sorte de stimulateur àdistance pour des conjectures théoriques fondamentalementétrangères à son point de vue, nous devons nous demander, endépit de tout, quelle a bien pu être sa fonction dans la vieintellectuelle.

Pour répondre à cette question, il faut identifier la nature dece qu'on a appelé structuralisme en France. Ce fameux structura-lisme n'a évidemment jamais existé comme une épistéme, ni mêmecomme une sorte d'hégémonie régulatrice transitoire déterminantun commun dénominateur des recherches. J'enfonce des portesouvertes en proclamant cela, mais il faut se rappeler que jecontredis du même coup un thème essentiel de douzaines denuméros spéciaux, travaux collectifs et monographies de vulgari-

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sation consacrés au structuralisme. La «propagande» structuralistepourrait à cet égard être pertinemment présentée comme un appa-reil de camouflage dissimulant au regard du vulgaire desescarmouches confuses entre points de vue incompatibles, et aussicomme un label de synthèse couvrant de vastes opérations desyncrétisme. Dans les études littéraires structuralistes, les véritablesemprunts à Saussure — malgré son omniprésence — demeurèrentminimaux et rudimentaires. Les ingrédients extraits du marxismeou du freudisme étaient déjà plus substantiels. Le sauvetage et larécupération de ces savoirs antiques venus d'Aristote et de Quinti-lien et nommés poétique, rhétorique, topologie, topique ont jouéun rôle encore plus considérable. César Chesneau sieur duMarsais et son Traité des Tropes (1713) ont eu certes plusd'influence et d'utilité directe pour bien des critiques, parmi lesplus connus, que Saussure n'en a jamais eu pour eux. Dans lemeilleur des cas, celui-ci servait de référence rituelle destinée àirradier sa «modernité» sur les tropes de la rhétorique classique.Enfin, l'ingrédient le plus déterminant du renouveau de la critiquefrançaise fut l'influence du ou des formalismes russes malgré lepetit nombre de traductions disponibles à l'origine et la lenteur dutravail de traduction subséquent.

Je ne m'étendrai pas sur les influences exercées par l'anthro-pologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse de Jacques Lacan dansla mesure où ceux-ci ont pu apparaître comme des médiateursentre Saussure et les littéraires. Je me contenterai de dire que jesuis d'accord avec ceux (comme Umberto Eco13 et Luis Prieto) quidémontrent que l'auteur des Structures élémentaires de la parenté n'aretenu qu'une partie du modèle saussuro-phonologique et l'acouvert ou enrobé d'une philosophie idéaliste spécifique. Quant àJacques Lacan, il devrait être évident que sa référence à Saussurene correspond ni à une réorganisation de sa pensée ni à unecritique quelconque du fonctionnalisme saussurien, mais à unesimple absorption, extravagante au sens littéral, de la terminologiede Saussure dans ses propres constructions théoriques,constructions non seulement étrangères à Saussure mais, pour lemeilleur et le pire, diamétralement opposées à lui. Je puismaintenant répondre à ma question de tantôt, en formulant septpropositions générales quant à la fonction remplie par la didachèsaussurienne dans le champ des études littéraires.

1. Si Saussure est demeuré lettre morte, il devint aussi bienvite un mot de passe : un commun dénominateur fantas-matique pour des doctrinaires et des chercheurs qui

13. Voir : la Struttura assente, Milan, Bompiani, 1968.

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souvent n'avaient pas grand-chose d'autre en commun.La petite doxographie saussurienne fournissait une sortede ciment phraséologique destiné à rassembler dans uneatmosphère de bonne-ententisme, des universitaires quicherchaient en fait leurs voies sur des bases différentes etdans des directions divergentes. Saussure a servi alorsd'emblème, de pacte de non-agression, à un moment où,tout au contraire, les contradictions entre les traditionsthéoriques du siècle s'exacerbaient et où les obstaclesréels et les apories se multipliaient. Ce pacte de non-agression était, comme tout pacte de ce genre, un pacted'appui mutuel contre des ennemis divers : le positi-visme empiriste, le commentaire littéraire mondain(«conversation de salon» avait dit Jakobson) et lesdogmes du pseudo-marxisme stalinien. Ceci expliqueraitpourquoi aucun consensus véritable n'était requis pourutiliser les termes saussuriens. Il n'importait pas que lesignifiant fût avec persévérance confondu avec le signalmatériel ou la phonation, ou avec le «mot» considéré in-dépendamment de sa signification, ou avec tels investis-sements libidinaux dans le langage, ou pour dénoter(mais sans les théoriser) tout phénomène considérécomme une classe de moyens identifiée dans une praxisdonnée en rapport à un fin, ou pour parler du premierélément de n'importe quelle relation deductive, allégori-que, inférentielle ou présuppositionnelle. C'est pourquoile signifié pouvait être indifféremment pris pour lasignification primaire ou «cachée», le message, laréférence psychologique ou ontologique, des classesd'objets empiriques, la réalité non verbale référée dansun énoncé donné, etc. C'est pourquoi encore le conceptd'arbitraire du Signe pouvait conduire à de curieusesreviviscences du cratylisme, ce caractère arbitraire étantconçu par des critiques non négligeables comme uneréfutation, tardive mais pertinente, de l'idée d'un liennaturel entre les «mots» et les «choses». C'est pourquoi leconcept de valeur chez Saussure était aisément rattaché àce même «mot» (Werte) chez Freud et chez Marx,conduisant à de curieuses disputes sur la plus-value de lavaleur saussurienne dans une sorte de carrousel dusyncrétisme idéologique. Il convient de dire que cetteatmosphère d'irénisme, d'«entente cordiale» étaitquelque chose de nouveau dans la République deslettres. Elle diffère curieusement de l'atmosphère de

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polémiques vigoureuses — si parfois byzantines — quiscande l'histoire des écoles intellectuelles modernesallemandes ou russes.

2. En raison du caractère flou et disparate du syncrétismedans lequel la terminologie de Saussure se diffusait, touteréinterprétation «brillante» de sa pensée procurait unfacile effet d'originalité. Cet effet était induit par lamalléabilité des fragments saussuriens recyclés et parl'absence de régulation regardant leur usage.

3. Saussure procurait encore une marque conventionnellede scientificite', puisqu'à l'époque la recherche d'unecertaine forme de scientificite dans les études littérairesétait perçue comme nécessaire. Cette exigence était dansune large mesure un legs du formalisme russe14. Elletenait aussi à une conception d'époque du prestigeinstitutionnel positiviste requis des sciences sociales et deslettres.

4. Si Saussure offrait un moyen de dissimuler de profondesdiscordances entre chercheurs, il fut aussi une compo-sante essentielle d'OPÉRATIONS SYNCRÉTIQUES quicaractérisent l'époque structuraliste. Il ne fut pas seule-ment un «lieu commun» pour des universitaires nepartageant ni but ni méthode, il devint aussi un moyenpurement illusoire de surmonter des obstaclesépistémiques sur la voie d'une théorie générale, uneThéorie d'ensemble15. Un tel syncrétisme était (et demeure)à l'œuvre dans les études littéraires universitaires : d'unepart ce domaine, autrefois protégé par d'étroites règlesphilologiques contre l'invasion inconsidérée des discours«contigus», était en train de devenir une vaste cacophonieoù des fragments cognitifs inconsidérément extraits dumatérialisme historique, de la psychanalyse, des philoso-phies et logiques modernes et d'indiscrétions diversesvenues des sciences de l'homme, étaient adroitementcollés ensemble comme si leur coexistence ne soulevaitaucune question. D'autre part le chercheur littéraire était

14 Sur la prétention à la «scientificite» et le recours fallacieux à desmodèles dits scientifiques dans les analyses littéraires on verra l'excellent travailcritique de Jean-Claude Gardin, les Analyses de discours, Neuchâtel, Delachaux etNiestlé, 1974

15 On pense ici, évidemment, à la Théorie d'ensemble de Tel Quel, Paris,Seuil, 1968 Une étude étendue des idéologies telqueliennes reste à accomplir etserait la bienvenue

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devenu institutionnellement plus enclin au syncrétisme.Il faudrait plutôt retourner cet énoncé : dans la divisiondu travail intellectuel dans les sociétés libérales «post-industrielles», les études littéraires semblent vouées àdevenir ce lieu commun, ce lieu du «n'importe quoi»,une sorte de parodie de l'ancien humanisme, où desdigests de tous les paradigmes philosophiques et scientifi-ques sont déchargés et recyclés. Il faut définir ici «syncré-tisme» en termes de sociologie de la connaissance.

Le syncrétisme n'est pas synonyme du simple éclectisme,procédé inévitable et parfois recommandable par lequelun chercheur fait élection alentour de lui de procédures etde concepts qu'il reconstruit en fonction de finalitéscognitives préétablies. Le syncrétisme est un amalgame

factice d'idées hétérogènes ou de theses qui ne paraissent compa-tibles que dans la mesure où elles ne sont pas clairement conçues(définition inspirée de celle de Lalande). Il est «Vereinigungohne Verarbeitung», accumulation sans réélaboration(Eisler)16. Il conduit à un confusionnisme euphoriquedéterminé par une sorte d'horreur pour les incompa-tibilités. Il résulte d'un labeur synoptique destiné à créerune fausse impression de totalisation (et c'est à propos dela notion de «fausse totalité» que nous formulerons nosconclusions). En parlant de courants syncrétiques dans lesens défini ci-dessus pour caractériser les étudeslittéraires depuis vingt ans, je me borne une fois de plus àasserter l'évidence. Cependant, je crois que le phéno-mène n'a pas été adéquatement reconnu et j'offre lesprésentes hypothèses comme un simple point de départ.Le label «structuralisme» et la référence insistante àFerdinand de Saussure ont servi pendant quelquesannées à procurer un degré d'autorégulation superficielleà cet agrégat instable. Un tel phénomène n'est pastotalement nouveau dans l'histoire des idéologiesbourgeoises. Un parallèle frappant pourrait se faire avecle rôle joué entre 1870 et 1900 par la vulgate évolution-niste darwino-spencero-tainienne dans l'ensemble dessciences morales et des lettres : voir G. Le Bon, C. LeDantec, V. Pare to, G. Vacher de Lapouges, Em.Hennequin et F. Brunetière en théorie littéraire, Guyau etutti quanti. En formulant cette règle de tendance, je ne

16 Voir J Lalande et al , Vocabulaire technique et critique de la philosophie,P a n s , P U F , 1976, verbo «Syncrétisme»

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voudrais pas refléter à mon tour la confusion idéologiqueque je cherche à décrire. Je ne suggère donc pas que tousles travaux dits «structuralistes» relevaient du syncré-tisme, de la fausse synthèse et de la répétition compulsivede changements épistémologiques opérés ailleurs etauparavant. Je prétends simplement, à titre de constatsociologique, que le syncrétisme était et reste le communhorizon du discours des lettres — nulle part ce n'est plusévident que dans l'enseignement universitaire même, oùune méconception typique du pluralisme encouragel'étudiant à absorber passivement et à combiner tous lescourants majeurs de la recherche et de la philosophie.

Ces tentatives syncrétiques auxquelles le «structuralisme»donnait un nom furent surdéterminées en France par ledécalage de phase, le retard de la vie intellectuellefrançaise, dépassée et distancée par l'allure et le dévelop-pement de la plupart des grands mouvements d'idéesétrangers. Dans la mesure où les principaux penseursslaves, germaniques et anglo-saxons n'avaient jamaispénétré la vie intellectuelle parisienne (et n'étaient pastraduits), leur «découverte» soudaine, hasardeuse et unpeu à l'aveuglette ne pouvait qu'accélérer le processus desyncrétisation. Saussure ici encore avait un rôle à jouer :appartenant au monde francophone, il procurait unesorte de consolation chauvine comme ayant été tout aulong du siècle un des inspirateurs essentiels de la penséemoderne (partout sauf en France!). Rappelons-nous unexemple parmi cent : le «Wellek et Warren» avait ététraduit dans toutes les langues européennes et enjaponais, coréen, hébreu et gujarati avant qu'une traduc-tion française ne soit entreprise en 1971 — c'est-à-dire àune époque où il ne pouvait plus apporter grand-chose deneuf au lecteur francophone. En raison du manquechronique de traductions dans le marché de l'éditionfrançaise, des chercheurs comme A.J. Greimas, Tz.Todorov et J. Kristeva qui avaient accès à des languesbalto-slaves étaient destinés à jouer un rôle considérabled ' intermédiaires.

Comme ingrédient de ce que je nomme un «syncré-tisme», Saussure lui-même fut en fin de comptesyncrétisé. Pas seulement, comme je l'ai suggéré plushaut, mis en regard de Freud et de Marx — ce qui aprèstout, étant donné l'écart apparent de ces trois pensées,

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pouvait conduire à des points de vue nouveaux. Mais,avec un plus grand risque de confusions primaires,amalgamé avec C S . Peirce par exemple comme si lelinguiste genevois et le logicien américain avaient éténaturellement complémentaires; ou juxtaposé àStrawson, à Ogden et Richards ou à Chomsky, du fait enparticulier que le concept de référence, axiomatiquementabsent de la pensée de Saussure, était perçu, d'une façontypiquement syncrétique, comme manquant et était alorsgénéreusement ajouté à son système. (Exactement de lafaçon dont certains marxistes-chrétiens interpolaientdiscrètement «l'âme humaine» chez Marx en vued'améliorer le matérialisme historique.)

7. Je pense finalement que — tout syncrétisé et banaliséqu'il a pu être — Saussure est aussi devenu un obstacleau développement rationnel de certains problèmesnouveaux, dans la mesure où il semblait procurer nonpas tant une heuristique (ce qui eût été fort bien), maisen vérité un modèle, fétichisé et immuable, pour toute«sémiologie» des phénomènes non verbaux. On nedevrait pas dire ici seulement «Saussure», mais parler dela confiance mise dans un paradigme linguistique et latransposition directe de celui-ci à d'autres types de pra-tiques signifiantes. Cela n'est nulle part plus évident quedans la prétendue sémiologie des images ou des «icônes»telle qu'elle chercha à se développer pendant quinze ansen vue de conférer un statut «académique» à l'étude ducinéma, de la photographie, de la publicité, de la bandedessinée et autres simulacres fixes ou animés. «Sémio-logie iconique» est déjà un bel exemple de syncrétisme :sémiologie venant de Saussure, icône de Peirce et lesyntagme étant appliqué à l'étude du cinéma, de laphoto, etc. — c'est-à-dire à un regroupement purementempirique qui ne correspond aucunement à ce que Peirceavait à l'esprit en construisant, dans un système gnoséo-logique complexe, la catégorie des «Icons». J'ai écritrécemment un petit ouvrage intitulé Critique de la raisonsémiotique dont le premier chapitre est un panorama destentatives théoriques (toutes malheureuses et du resteincompatibles) par lesquelles on a cherché dans lesannées 60 et 70 en domaine franco-italien à construireune sémiotique de l'image, de Yiconicità11. Pour me

17. Critique de la raison sémiotique, à paraître.

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limiter ici à l'usage de Saussure et aux premièrestentatives qui ont servi de modèle en l'espèce, je montre-rai en quelques mots comment le modèle saussurienfétichisé a pu jouer comme obstacle épistémologique etcomme fausse solution à des problèmes mal posés.Roland Barthes, le Maître Jacques de sa génération, futun des premiers à s'embarquer dans une sémiologie del'image dans un essai fameux paru en 1964 dansCommunications 4. Le titre est «Rhétorique de l'image»18

mais c'est bien d'une «sémiologie» qu'il va être expressé-ment question et sous l'invocation directe de Saussure.

Barthes déclare vouloir contribuer à une réflexion sur «lasémiologie des images» et pose d'emblée la questionsuivante :

La représentation analogique (la«copie») peut-elle produire de vérita-bles systèmes de signes et non plusseulement de simples agglutinationsde symboles? Un «code» analogique,et non plus digital, est-il concevable?(P- 40).

Il faut s'arrêter à cette première phrase, non parce qu'elle seraitabsurde, mais parce que cependant toutes les difficultés sontéludées. Le caractère analogique de l'image est posé a priori.L'analogie est identifiée à l'idée de «copie»; loin de demanderd'abord comment il y a de la signification quant à l'image, Barthesformule une question doublement déviée du côté de la linguis-tique : qu'il importe de savoir si cette signification est faite de«signes» et si elle est systémique, «codée». N'essayons pas decomprendre les nombreux sens possibles de «code analogique»;sautons toute une série de réflexions nébuleuses et de descriptionsintuitives et subtiles, et voyons Barthes procéder enfin à ce qu'ilnomme «une analyse spectrale des messages que peut contenir» lapublicité des Spaghetti Panzani (p. 40). «Spectrale», mon dieu!On aboutit finalement à cette proposition théorique, que «sonsignifiant est la réunion de la tomate, du poivron et de la teintetricolore, son signifié est l'Italie ou plutôt Yitalianité» (p. 41). Celaest intuitivement juste (d'une intuition à laquelle n'importe quipouvait aboutir sans appareil conceptuel), mais tous les problèmesauxquels un sémiologue, quel qu'il soit, aurait été confronté sontbousillés. Barthes appelle ça un «message iconique» (le mot d'icône

18. P. 40-51.

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vient donc d'apparaître subrepticement sous sa plume) et l'articleentier est un exemple symptomatique du démembrementsaussurien en syncrétisme. Il faut dire que Roland Barthes n'estpas le plus incohérent de tous : il faut aller voir les épigones dustructuralisme pour sonder les profondeurs du verbalisme syncré-tique. Prenons l'ouvrage de Carontini et Peraya, le Projetsémiotique, un manuel un peu tardif19 largement utilisé par lesétudiants. C'est un amoncellement de Saussure, Peirce (revu parMorris), Ogden et Richards, Greimas, Kristeva, Barthes et Eco;et pour faire bonne mesure quelques échappées sur Derrida,Lacan et Althusser. Ce cocktail est baptisé «le Projet sémiotique»au singulier et le lecteur est incapable de trouver la moindrediscordance sérieuse entre Saussure et Lacan, Peirce et Kristeva.

Il faut chercher pour conclure à expliquer au moins partielle-ment le syncrétisme structuraliste. Il est permis d'y voir unsimulacre substitutif au marxisme, c'est-à-dire à une pensée de latotalité pouvant servir comme cadre englobant des scienceshumaines. Le marxisme même a joué un rôle dans le bouillon deculture syncrétique dont nous parlons ou plus exactement ce queJ.-C. Passeron et P. Bourdieu ont accoutumé d'appeler le «pidgin-marxisme». La stagnation dogmatique du marxisme officiel, lepeu de prestige de mode des marxistes critiques français (qui seuls,comme firent Goldmann, Lefebvre et Gabel, ont polémiqué contrel'hégémonie structuraliste) aident à comprendre le phénomène.Plus généralement le vieux principe libéral de «libre examen» aconduit à une idéologie de consensus pluraliste dont le Saussure deslittéraires fut un des ingrédients. Le rôle nouveau des études litté-raires comme «lieu commun» du discours social les mettait enposition d'absorber passivement toutes les nouveautés du marchéintellectuel. Il est peut-être trivial mais essentiel de noter que lestructuralisme a correspondu à un développement soudain etrapide des universités et des départements de lettres. Il y eut doncune inflation des études littéraires, dans une situation de concur-rence et d'espionnage industriel des groupes de chercheurs entreeux. On constatait aussi alors l'effondrement total des méthodesphilologiques et stylistiques traditionnelles dans les belles-lettres etle besoin collectif nouveau de façons plus modernes et plus sédui-santes, plus enchanteresses, de traiter des phénomènes culturels,notamment de ces phénomènes que les «entrants» dans le champ

19 E Carontini et D Peraya, le Projet sémiotique, Pans, Éditionsuniversitaires/Delarge, 1971

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universitaire cherchaient à pourvoir d'une légitimité académiquequ'ils étaient loin alors de posséder : la photo, le ciné, la télé, laB.D., les littératures de masse et de contre-culture ... Au modèletraditionnel de l'homme cultivé, uomo di cultura, qui de Lemaître,Brunetière et France à Béguin et même Bachelard servait deprestige au critique littéraire, se substituait l'image sociologiquenouvelle du technicien, du spécialiste, qui ne cherchait pas às'enorgueillir de son amour désintéressé des lettres, mais mettaitde l'avant son volumineux bagage méthodologique20. C'est sansdoute dans une atmosphère bien différente que les formalistesrusses avaient aussi voulu créer une «nauka o literature», une sciencede la littérature, dès 1916; mais cet ancien projet revenait bien àpropos pour conférer une légitimité institutionnelle aux «entrants»du champ universitaire parisien.

Il faudrait signaler ici une mutation concomitante qui s'estopérée dans l'image sociale du professeur de lettres et, par voie deconséquence, dans Y ethos global de ses travaux et publications.Jusque dans les années 50, le philologue, le stylisticien, l'historienlittéraire, enseignants à l'université, loin de rechercher le brillantou le brio mondain du critique littéraire non universitaire, s'appli-quaient à oeuvrer sur des travaux monographiques consciencieux,rigoureux et souvent un peu gris dont les Lanson, les Bédier, lesBally avaient fixé anciennement les exigences. Il était loind'escompter, ni de concevoir même, que ces travaux sérieux etmodestes pussent — fût-ce occasionnellement — le promouvoircomme «vedette» de la vie intellectuelle ou par exemple fairel'objet d'un compte rendu dans les magazines pour grand publiccultivé. Ayant su modérer ses ambitions, il ne cherchaitaucunement à présenter ses études minutieuses et lentementmûries comme l'irruption fracassante d'une pensée neuve boule-versant le champ du savoir. Or, à partir des années 60, cette imageinstitutionnelle, ce modèle de légitimation, se modifient rapide-ment. Sans doute, dès le début du siècle, un Bergson avait pucombiner statut de philosophe universitaire et succès mondain etjournalistique. On le lui avait assez reproché. Mais désormaiscette exception semble devenir non la norme, mais l'idéal de laréussite professionnelle : le professeur de lettres passe à la télé,cherche à disposer d'une chronique dans les journaux, fréquenteles artistes et les idéologues à la mode; il tend, à des degrés divers,à devenir vedette lui-même, connu au-delà du cercle étroit de ses

20 Voir Henri Lefebvre, Position contre les technocrates, Genève,Gonthier, 1966 Voir aussi, passim, dans Fredric Jameson, The Pnson-House ofLanguage

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pairs et de ses élèves. Et le ton de ses publications s'en ressent :une rhétorique de l'illumination assertive, du tour paradoxal, unephraséologie obscure, exigeante et quintessenciée se substituentaux exposés détaillés, aux gloses révérencieuses et lourdes quicaractérisaient les travaux universitaires traditionnels. Lestructuralisme — comme le notait en 1969 le chroniqueursatirique Roger Cremant (voir note 9) — ça a été aussi un certainton où une rhétorique de la haute technicité (dont Saussurefournissait le matériau) se combinait plus ou moins heureusementavec un pathos de philosophie dionysiaque.

Il faudrait montrer un jour — pour poursuivre — commentle syncrétisme structuraliste s'est mis à présenter très tôt desfissures, comment son effondrement, compensé par une autrenouveauté, la «sémiotique», fut accéléré par des idéologues perversdu postmoderne et de la dérive schizoïde : Deleuze, Guattari,Baudrillard, Lyotard, idéologues dont le combat contre le moulinà vent structuraliste fut aussi, nécessairement, marqué par lamode et le marché de la «nouveauté» ... Les idéologies libéralesétant toujours assez maniaques-dépressives, des formes de scepti-cisme anaxiologique naquirent dans le cours des années 70 del'euphorie structuraliste. Ce scepticisme actuel correspond à la«débandade idéologique» (Régine Robin) isomorphe du narcis-sisme du désespoir politique qui est le trait modal des Survivantsactuels de l'Idéologie française21.

21 Voir Vincent Descombes et Jean Piel, édit , «L'Année politico-philosophique le comble du vide», Critique, 392, 1980 et François Aubral etXavier Delcourt, Contre la nouvelle philosophie, Paris, Gallimard, 1977