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ENTRETIEN AVEC MARC CRÉPON Pierre-Étienne Schmit Vrin | Le philosophoire 2006/2 - n° 27 pages 11 à 27 ISSN 1283-7091 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2006-2-page-11.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Schmit Pierre-Étienne, « Entretien avec Marc Crépon », Le philosophoire, 2006/2 n° 27, p. 11-27. DOI : 10.3917/phoir.027.0011 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.193.163.186 - 25/03/2013 18h19. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.193.163.186 - 25/03/2013 18h19. © Vrin

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ENTRETIEN AVEC MARC CRÉPON Pierre-Étienne Schmit Vrin | Le philosophoire 2006/2 - n° 27pages 11 à 27

ISSN 1283-7091

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2006-2-page-11.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Schmit Pierre-Étienne, « Entretien avec Marc Crépon »,

Le philosophoire, 2006/2 n° 27, p. 11-27. DOI : 10.3917/phoir.027.0011

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Le Philosophoire, n°27, 2006, p. 13-27

Entretien avec Marc Crépon

réalisé par Pierre-Etienne Schmit

irecteur de recherches au CNRS, Marc Crépon enseigne à l’École Normale Supérieure. Ses travaux se situent à l’articulation de la

philosophie du langage et de la philosophie politique. Ses derniers ouvrages parus sont Altérités d’Europe (Paris, 2006), Langues sans demeure (Paris, 2005), Terreur et poésie (Paris, 2004) chez Galilée et Nietzsche, L’art et la politique de l’avenir (Paris, 2003) aux Presses Universitaires de France.

Le Philosophoire : Procédant d’une très précise re-lecture de l’idéalisme et du romantisme allemand, de ses héritages contemporains, de l’étude prolongée et soutenue de l’œuvre de Nietzsche notamment, mais également de Benjamin, Heidegger, Rosenzweig, Patocka, Derrida, … votre démarche philosophique articule l’érudition de la recherche au souci le plus tenace de répondre au questionnement du sens qui nous retient. D’où provient, dans votre propre cheminement, cette attention et cette nécessité de repenser les différentes attaches, les nouages complexes entre culture, langue, identité, politique et hospitalité ? A quel(s) appel(s), à quel(s) questionnement(s) et quelle(s) urgence(s) philosophique(s), politique(s) et/ou éthique(s), ces travaux entendent-ils répondre ?

Marc Crépon : Au commencement, il y eut (il y a encore aujourd’hui) une certaine difficulté avec le registre psychologique et moral des qualités humaines – et même une réelle réticence à l’encontre de tout jugement qui qualifie tel individu singulier, c’est-à-dire qui fait de l’une ou de l’autre de ces qualités sa propriété. De quel droit peut-on dire de quelqu’un qu’il est, d’une façon générale, menteur ou paresseux, frivole, égoïste ou orgueilleux ? Etre menteur ou paresseux, frivole ou orgueilleux, ce n’est pas la même chose qu’être pris, dans telle circonstance de sa vie, en flagrant délit de mensonge ou

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de paresse ou avoir en telle occasion, une réaction orgueilleuse ou un comportement frivole. Chaque fois que l’on passe du constat d’un acte ou de la description d’un comportement à l’attribution d’une qualité, on court le risque d’une identification de l’individu ainsi qualifié à cette qualité. On le soustrait à son histoire propre, à son devenir – à tout ce qui en lui est complexe, pluriel et hétérogène. Mais nous savons aussi (et c’est cela qui importe) que cette qualification ne concerne pas seulement les individus isolément. Durant l’histoire des derniers siècles, elle s’est appliquée à des ensembles identifiés sous des termes aussi problématiques que ceux de « race », de « nation », de « peuple », voire de « classe ». C’est ainsi que les difficultés et les réticences d’ordre moral, que j’évoquais à l’instant deviennent un problème de philosophie politique : celui de ces jugements psychologiques et moraux, dont l’histoire épouse celle des « catastrophes » des derniers siècles : l’impérialisme colonialiste, le racisme, le nationalisme, l’antisémitisme. Lorsque je me suis engagé, il y a une quinzaine d’années, dans l’écriture des Géographies de l’esprit, alors que nous assistions, impuissants, à la résurgence des pires de ces qualifications et des politiques meurtrières qu’elles alimentent, notamment dans les Balkans – et plus généralement à l’exacerbation des nationalismes –, le questionnement, l’urgence, philosophiques et politiques, pour reprendre vos propres termes, étaient là. Ce qui me frappait alors, c’était la perdurance ou la revenance de la caractérisation des peuples, y compris dans les discours les plus avisés et les plus informés (journalistiques, médiatiques, politiques, etc.), mais aussi leur occurrence dans les textes de la tradition philosophique. C’est à cette tradition que je décidais de m’intéresser, en un premier temps, à commencer par la philosophie des Lumières (Voltaire, Buffon, Rousseau), Kant, le romantisme allemand (Novalis, les frères Schlegel) et l’idéalisme allemand (Fichte, Schelling, Hegel). Je voulais comprendre comment de tels jugements avaient été possibles, quelles failles, quelles ambivalences ou quelles ambiguïtés ils révélaient des pensées qui les avaient produits, en conjuguant deux gestes : une généalogie et une typologie des représentations de la diversité humaine dans lesquelles ils se distribuaient. Ce qui m’apparut très vite alors, ce fut l’importance des langues – l’importance de ce que les philosophes avaient pu dire de la diversité des langues, des vertus, des qualités, du « génie », des privilèges propres à chacune. Le « nationalisme des philosophes » avait été le plus souvent un nationalisme linguistique. C’est à partir de (et à travers) les langues qu’ils avaient construit telle ou telle « géographie de l’esprit ». Ultérieurement, dans Le Malin génie des langues et dans Les Promesses du langage, je poursuivis cette enquête en m’interrogeant sur le devenir de cette invocation de la langue et plus généralement de l’appartenance à un « nous », défini et pensé à partir d’elle, dans les textes philosophiques et/ou littéraires de la modernité : Nietzsche, Heidegger, Benjamin, Rosenzweig. Je voulais comprendre comment les uns et les autres s’étaient confrontés à la question de l’identité – comment, dans un siècle qui n’aura cessé de les instrumentaliser, ils avaient affronté le problème, incontournable et redoutable, de l’articulation (réelle ou fantasmée) entre les appartenances d’ordre culturel, politique et linguistique. Ce qui me semblait urgent, c’était de trouver des éléments pour penser, d’une part, le nécessaire découplage de ces appartenances, d’autre part le caractère constitutivement

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hétérogène de toute identité, individuelle et collective. L’identité, me semblait-il devait être pensée, non à partir d’un fond propre, d’une origine singulière ou d’un héritage homogène, mais comme un processus permanent d’hétérogènéisation, dans lequel les phénomènes d’importation, de transfert, de greffe et, pour tout dire, de traduction n’étaient pas accessoires et secondaires, mais premiers et constitutifs. Lorsque, quelques années plus tard, je décidais de m’interroger sur ce que pouvait (ce qu’avait pu signifier pour Nietzsche, pour Patocka et plus près de nous, pour Derrida), le syntagme « Nous, les Européens », dans Nietzsche, l’art et la politique de l’avenir et dans Altérités de l’Europe, ce fut avec le même souci.

Le Ph. : A l’heure de l’hyper-marché culturel, de l’explosion ou de l’implosion généralisée de la dite « société du spectacle », est-il encore possible, selon vous, non seulement de penser l’adresse culturelle, mais d’en souligner les enjeux éthiques et politiques, sinon d’en relever l’exigence inconditionnelle ? La culture n’est-elle pas irrémédiablement soustraite à l’Empire de la mondialisation et à son halo de myriades petits repliements identitaires dont elle assure la production, la gestion et la consommation ?

M.C. : De la notion de « culture », il faut dire d’abord qu’elle est d’un usage redoutable. Avant toute réponse il faudrait pouvoir dresser la typologie de ses usages, qui recouvrent au moins (mais ce ne sont pas les seuls) deux types d’opposition . Il faudrait se demander, d’abord, qui définit ce qui fait « l’identité d’une culture », comment et par qui les cultures sont opposées les unes aux autres, d’où procèdent ces oppositions, de quelles histoires, de quels héritages elles sont tributaires – et, par exemple ce qu’elles doivent à la constitution des imaginaires nationaux, sociaux et autres. Dans ce premier ordre de questions, les cultures sont censées circonscrire des appartenances opposées les unes aux autres, nationales (la culture allemande, la culture russe, la culture chinoise, etc.) ou autres (la culture européenne, par exemple). Ce qu’il faudrait mettre au jour alors, c’est, simultanément, les processus divers (et les instances) de circonscription, de délimitation, de tracé des frontières « culturelles » et la façon dont aucune de ces définitions ou de ces descriptions ne tient, dès lors qu’elles « homogénéisent » ce qui est hétérogène. Il faudrait pouvoir montrer que, de fait, aucune culture ne correspond aux discours qui la délimitent qui l’enferment dans un territoire donné, qui la replient sur une appartenance quelconque. Et même davantage. Non seulement elle ne leur correspond pas, mais en plus elle s’ingénie à les contredire . Sans doute cette contradiction active est-elle même ce qui en fait la vie propre. Ce qui m’amène au deuxième type d’opposition, tout aussi problématique, que recouvre la notion de culture : l’opposition, non pas de la nature et de la culture, mais du « Culturel » et du « non-culturel », à l’intérieur d’un système de valeurs. La Culture, c’est un bien grand mot, quand il porte avec lui l’exclusion de tout ce qui ne sera pas labelisé, reconnu, valorisé comme tel. Personne n’échappe à ce partage – et il est pour moi aujourd’hui l’un des plus troublants, l’un des plus inquiétants, une source d’interrogations sans fin. Mais alors (c’est du moins la croyance à laquelle je voudrais m’accrocher) il revient à chacun à la fois de le déplacer et d’en faire partager le déplacement. Si aucune culture ne peut être refermée sur elle-même, si tout repli identitaire est

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une fiction (et la négation même de l’idée de culture), c’est parce qu’elle est en permanence exposée aux mille et uns déplacements imprévisibles de la frontière entre ce qui est considéré comme « culturel » et ce qui ne l’est pas – abstraction faite de toute définition anthropologique de la culture. Cela, me semble-t-il, se produit tout le temps, dans tous les domaines, non sans engendrer crispations et résistances. Cela, sans doute, est particulièrement vrai (mais je ne suis pas très compétent) des formes musicales. Depuis quand considère-t-on, par exemple, que le jazz, le rock, la musique pop, le rap font partie d’une part de la, d’autre part de notre culture ? Or, aucun de ces déplacements ne se fait totalement ni exclusivement de l’intérieur d’une culture déterminée. Ce qu’il remet en question, ce dont il brouille les termes, c’est toujours et simultanément les deux types d’oppositions que je viens d’évoquer. Ce que vous appelez mondialisation (et c’est à cette seule condition qu’elle n’est pas synonyme de cette uniformisation, de cette homogénéisation que Nietzsche déjà redoutait) – ce que vous appelez « mondialisation », je l’entendrais donc d’abord comme l’accélération et la multiplication de ces processus. Il n’y a rien des « cultures » musicales, picturales, littéraires, cinématographiques du monde qui ne puisse être (qui ne doive être) dés-approprié et réapproprié, ailleurs et autrement. Si je devais reprendre votre expression, « l’adresse culturelle », je la comprendrais donc comme l’invitation qui nous est faite de déplacer les frontières, d’inventer à même la diversité des cultures qui ne cessent d’interférer, d’emprunter les unes aux autres, de se traduire les unes dans les autres, la singularité idiomatique de ce déplacement – un déplacement qu’il s’agirait alors (qu’il s’agit toujours) de faire partager. Et parce que son partage est toujours l’horizon de cette invention (parce que la culture ne reste jamais l’affaire d’un individu singulier), elle constituerait alors (elle constitue sans doute déjà) la forme première de ce que, comme le rappelle Bernard Stiegler dans son dernier livre, La télécratie contre la démocratie, les Grecs appelaient la philia – c’est-à-dire d’un lien qui n’est pas seulement social, mais aussi politique, en tant qu’il vient (qu’il devrait en tout cas, à terme) déranger, contrarier et, finalement (ce serait là mon espérance), dynamiter les « crispations » identitaires.

Le Ph. : Dans quelle mesure l’affairement de la vie dite culturelle, du grand spectacle ou du show culturel permanent, l’Empire hégémonique du médiatico-culturel ne vient-il pas occuper la totalité de l’espace du visible et toutes les scènes culturelles ? Autrement dit, toute exigence culturelle – de pensée comme de création – ne se heurte-t-elle pas aujourd’hui à une profonde « misère symbolique » pour reprendre l’expression de votre ami Bernard Stiegler ?

M.C. : J’évoquais à l’instant les crispations et les résistances (mais sans-doute conviendrait-il de parler tout simplement de forces hostiles) auxquelles se heurte l’invention idiomatique de la singularité – qui est la condition de toute culture vivante. Elles sont de deux ordres. Les premières se présentent comme des forces régressives, arc-boutées à une définition fictionnelle ou fantasmatique de l’identité qui se décline toujours au passé et à laquelle ne correspond plus aucune réalité. L’identité, au nom de laquelle elles refusent

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cette invention (c’est-à-dire aussi tout échange, tout transfert, toute traduction – au passé, au présent et au futur), au nom de laquelle elles réécrivent l’histoire, homogénéisent l’héritage et confisquent l’avenir n’a jamais existé et n’existera jamais. Parce que les forces (politiques et/ou religieuses) qui se réclament d’une telle conception le savent, leur pratique de la culture est, par définition, répressive. Elles condamnent, elles proscrivent, elles interdisent, elles excluent, quand elles en ont les moyens, tout ce qui n’est pas conforme à l’idée qu’elles se font de la culture, dont elles se font les gardiens jaloux, sinon les vengeurs. Or nous savons (nous devons nous souvenir) que ces forces n’appartiennent pas seulement au passé. Nous savons qu’un peu partout dans le monde, au nom d’une telle conception de l’identité, les spectacles, les livres, les voix, les sons et les images qui expriment telle différence, telle relation constitutive d’une culture donnée à ses altérités peuvent se trouver expulsés de ce que vous appelez « l’espace du visible » et « la scène culturelle ». Ce qu’il nous faut répéter alors, sans jamais nous lasser, c’est que, chaque fois qu’il en va ainsi, chaque fois qu’une autorité politique, religieuse, médiatico-politique ou autre prétend décider ce qui « appartient » à une culture donnée et ce qui lui est étranger, elle ne défend pas, elle ne promeut pas, elle n’encourage pas la culture, elle amoindrit ses chances d’être le lieu d’une invention singulière que son partage démultiplie. Mais ces forces hostiles ne sont pas les seules. Et c’est là que je retrouve votre question sur « la misère symbolique ». Ce que j’ai appris du dialogue avec Bernard Stiegler, depuis quelques années, c’est qu’il est impossible de parler de cultures sans s’interroger sur leurs supports technologiques et les industries qui les contrôlent. Lorsque vous parlez de « l’empire hégémonique du médiatico-culturel », c’est à ces industries qu’il faut se référer – à commencer par les industries de programmes (notamment la télévision, mais tant d’autres aujourd’hui qui produisent les images « culturelles » avec lesquelles nous vivons, davantage encore qu’avec les livres) – et au rapport de ces technologies et de ces industries à l’invention de la singularité. Ce qu’il faut interroger, ce sont leurs possibilités idiomatiques et ce qu’il faut dénoncer, c’est la confiscation délibérée de ces mêmes possibilités. Ce que je veux dire par là, c’est qu’on aurait tord de réduire « la culture », à un camp retranché (celui de la littérature, du cinéma d’auteur, de la musique, de la peinture, y compris de la philosophie) – à tout ce que recouvre pour vous, sans doute, ce que vous appelez « l’exigence culturelle de pensée et de création » – et, du même coup, de tourner le dos au reste, en en faisant, avec mépris ou condescendance, « l’autre de la Culture ». Déplacer, comme je l’indiquais à l’instant, la frontière du culturel et du non-culturel, c’est mettre en question l’évidence redoutable de ce partage, c’est refuser d’en faire une fatalité, c’est se demander comment, par quels moyens, c’est-à-dire suivant quelle politique ce que l’on comprend donc, en général, comme l’autre de la Culture (et qui en fait pourtant intégralement partie, mais qui n’obéit aujourd’hui à aucune autre exigence que celle du marché et des investissements à court terme et qui génère, par conséquent, comme l’a effectivement très bien analysé Bernard Stiegler, une profonde « misère symbolique ») – c’est se demander comment donc cet « autre » de la Culture pourrait être aussi le lieu d’une invention de la singularité et non seulement celui d’un nivellement et d’un abaissement généralisés. C’est à cette seule

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condition, me semble-t-il, que l’idée d’une « démocratisation » de la culture pourrait être à la mesure de ce que la démocratie porte d’espérance.

Le Ph. : Si, comme l’affirme Jacques Derrida, « toute culture est originairement coloniale »1, si celle-ci contribue et participe à des logiques de domination et d’exploitations, si – et de surcroît – toute création culturelle est « échangée » en marchandises culturelles, offertes au grand spectacle de notre société, y a-t-il – et si oui, où et comment – encore lieu d’exiger, d’une part une éducation culturelle et d’autre part de soutenir les dites manifestations culturelles – sous le couvert desquelles se nourrissent aujourd’hui nombre de communautarismes et d’identitarismes mondains et/ou régionaux ?

M.C. : Dans la phrase de Derrida que vous rappelez (et que je cite moi-même souvent), il faut entendre d’abord une interrogation sur les conditions et les moyens par lesquels une (toute) culture se transmet. Cela ne se fait pas sans l’imposition d’une loi (que ce soit celle du père, celle de la famille, celle de l’école, des autorités religieuses ou toute autre) – une loi, dont nous savons qu’elle est exclusive et quelle peut entrer en conflit avec d’autres, lorsque celles-ci tentent également de s’imposer ou de se maintenir. Il n’y a pas d’institutions culturelles, à commencer par l’école (avec, notamment, l’apprentissage de la langue, mais c’est aussi vrai d’autres matières, comme les sciences de la vie, l’histoire, et même la philosophie) qui n’offre l’exemple de tels conflits. Dire que toute culture est coloniale, ce n’est donc pas seulement renvoyer à la situation des anciennes colonies (que Derrida connaissait bien), mais au fait que toute culture cherche à imposer sa loi contre (et face à) d’autres lois. C’est, au demeurant, l’une des raisons pour lesquelles on ne peut tenir la télévision, par exemple, pour étrangère à la culture. Elle ne l’est pas, parce qu’elle exerce, par le biais de ses programmes, une autorité similaire (qui implique, par exemple, un certain rapport au langage ou encore à la violence) et que celle-ci entre en conflit avec d’autres, comme, concernant les enfants, celle des parents ou celle de l’école. Pour autant, cela ne suffit pas. Non seulement les cultures cherchent à imposer leur loi, mais elles le font encore pour intégrer celui ou ceux qu’elles dominent à un ensemble (famille, peuple, nation, communauté religieuse, classe sociale) – un nous – dont elles circonscrivent (et, au besoin étendent) l’appartenance. Toutes les cultures le font, sauf, peut-être, la télévision, qui trouverait là son trait distinctif le plus périlleux : imposer une loi (celle de son langage et de ses images) qui non seulement ne crée aucun nous, mais encore fragilise et compromet tous ceux (les nous suspendus) qui devraient s’opposer à elle. Et pourtant cette imposition est une illusion. Et ce qui est illusoire, c’est le pronom possessif à la troisième personne du singulier, car aucune culture n’est maître de sa loi. Son autorité est lézardée de toutes parts. Ce qu’elle entend imposer lui échappe de tous côtés.

1 J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 61 ; cité par Marc Crépon, « Ce qu’on demande aux langues », Les promesses du langage, Benjamin, Rosenzweig, Heidegger, Paris, Vrin, 2001, p. 188.

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Dire des cultures qu’elles sont constitutivement hétérogènes, c’est rendre raison de cette hétéronomie. Ce qu’il importe de comprendre alors, de mesurer et de contester (comme on conteste une domination coloniale), ce sont les forces que les différentes cultures mettent en œuvre pour s’opposer à cette hétéronomie, pour se donner, malgré tout, de façon souvent catastrophique, l’illusion de l’autonomie – c’est-à-dire pour s’opposer, encore et toujours, à l’invention de la singularité qui est le principe même de cette hétéronomie. Et c’est là que je rejoins le problème du communautarisme que soulève votre question. Car le risque de tout communautarisme, de tout particularisme, du narcissisme des petites différences, ce sera toujours d’exacerber le refus de l’hétéronomie, d’interdire (de s’interdire) en vain que la loi de sa culture soit inquiétée, dérangée, de l’intérieur autant que de l’extérieur, par cette invention idiomatique, autour de laquelle nos réflexions tournent depuis un moment.

Le Ph. : Vous vous efforcez de délier et défaire l’imbrication en une seule et même substance, du sentiment d’appartenance et de propriété, de la culture, de la « communauté » et de la langue. Si le fantasme d’une Origine et/ou d’une identité-Une doit être analysée de manière critique, comment, toutefois, repenser l’histoire de ces tissages et les sujets, les agents ou les instances de ces mêmes histoires ? N’est-ce pas ouvrir la page à d’autres histoires, à d’autres formes d’histoires et d’historicité, notamment s’agissant de l’Europe ? Si la culture n’est plus monolithique, comment ré-écrire l’histoire de ces mouvements culturels ? Mais aussi, comment participons-nous aujourd’hui de ces mouvements ?

M.C. : Vous touchez là au point auquel je me suis particulièrement intéressé dans mon dernier livre : Altérités de l’Europe. Il me semble, en effet, que l’une des grandes tâches qui nous attend, dans les décennies à venir, consiste à repenser l’histoire, notamment l’histoire de l’Europe, mais pas seulement, à la lumière d’un tout autre concept de l’identité que celui qui est resté longtemps sous-jacent à la plupart des histoires non seulement nationales, mais aussi de l’Europe et même du monde. De l’Europe, il s’agit, en effet de reconnaître qu’elle est la résultante complexe d’un double mouvement de compositions et d’adoptions multiples, internes et externes. Elle implique, pour le dire autrement, un double faisceau de relations. En un premier sens, elle tient son identité de l’ensemble des relations que les nations qui la constituent ont entretenues les unes avec les autres. Elle est faite intrinsèquement de ce que celles-ci ont échangé, importé et sans doute aussi traduit dans tous les domaines, artistiques, politiques, institutionnels, techniques et scientifiques. Elle se présente donc comme un ensemble d’entités régionales et nationales qui ont composé les unes avec les autres et qui l’ont fait, non sans heurts ni résistances, suivant différents processus d’adoption. Mais l’Europe doit aussi une part non négligeable de son identité à l’ensemble des relations que ces mêmes nations ont entretenu, communément et concurremment, avec ce qu’elles ont défini, fictionné ou fantasmé, et le plus souvent dominé et exploité comme leur altérité commune : l’altérité ou les altérités de l’Europe. L’Europe, c’est un ensemble de pays qui ont eu en commun de se rapporter, de façon similaire, aux autres continents – qui, à un moment donné de leur

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histoire, ont articulé leur propre développement au partage d’un projet d’appropriation et d’exploitation du reste du monde. De ces relations, chacun d’eux (ou presque) porte les traces qui se résument, là encore, à toute une série d’éléments composés et adoptés – ceux-là mêmes auxquels, aujourd’hui, les plus hostiles au projet européen voudraient lui voir tourner le dos. C’est par rapport à ces forces hostiles – à tous ceux et à toutes celles qui voudraient replier la citoyenneté européenne sur un appartenance « civilisationnelle » étroite, faire de l’Europe une forteresse imprenable – que se définit notre responsabilité. Participer aux mouvements culturels de l’histoire de l’Europe comme vous dites, c’est inventer, individuellement et collectivement, de nouvelles formes d’adoption et de composition, internes et externes, dans tous les domaines – en veillant à ce qu’aucune « idéologie » ou « politique » européenne ne les réduisent ou les compromettre, au nom de tel ou tel calcul géo-politique, stratégique, économique ou autre.

Le Ph. : Dans Les promesses du langage, vous affirmez que « Les cultures n’ont jamais pour destin de se replier sur elles-mêmes, de se protéger, dans le culte d’une histoire factice – mais de manifester, dans leur diversité même, l’unité de la culture. C’est pourquoi le métissage culturel ne vient pas après coup. Il n’est pas la conséquence d’une uniformisation, d’un nivellement ou d’un arasement de la diversité, mais le mouvement par lequel toute culture est ramenée à son essence qui est d’exprimer, dans sa façon propre de s’exposer aux autres, l’unité de l’humanité. »2 Mais cette unité de différenciations et en différenciation n’ouvre-t-elle pas aussi l’humanité à sa propre déchirure, à l’ « entretien infini » d’une impossible unité de l’humanité, qui interdit certes toute « substantialisation » de la communauté, mais également tout messianisme angélique et toute réconciliation finale ? L’épreuve de l’étranger comme celle de son propre devenir étranger à soi n’invitent-elles pas à une pensée du « polémos », du combat, du litige – lequel n’est pas nécessairement d’abord celui de la violence la plus banale et la plus horrible, mais nécessairement ce qui nous ouvre le partage d’un sens commun ?

M.C. : La phrase que vous citez, je me souviens qu’un ami à qui j’avais fait lire le texte me l’avait reprochée, la soupçonnant d’entretenir un universalisme contestable. Et il est vrai que parler de « l’unité de l’humanité » ne va pas de soi. Il y a deux façons de le faire. La première renvoie à une unité transcendante, comme l’est, sans doute, celle des droits de l’homme, dès lors qu’on parvient à l’excepter de tout relativisme. C’est ce que fait, par exemple, Frédéric Worms, à partir d’une théorie très fructueuse de la violation des relations morales et politiques – violation qui ne saurait être reconduite, si je l’ai bien compris, à aucune appartenance, nationale, civilisationnelle ou autre. La seconde (qui n’est pas incompatible, mais complémentaire), consiste à la penser comme unité immanente. Il s’agit de montrer que toute culture porte en

2 Marc Crépon, Les promesses du langage, Benjamin, Rosenzweig, Heidegger, « Donner la parole », p. 212.

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miroir, de façon chaque fois singulière et nécessairement partielle, la totalité des autres – de prendre acte, autrement dit, de son hétérogénéité constitutive. Dès lors qu’aucune d’entre elles ne se laisse penser, abstraction faite de ce qu’elles ont non seulement importé, traduit, mais aussi exporté et échangé, elles forment communément un réseau, à partir duquel il me semble possible de penser quelque chose comme une unité en mouvement – l’unité changeante de l’humanité. Parler d’une telle unité n’a rien d’angélique, car aucune de ces traductions, aucun de ces échanges ne s’est fait sans résistances multiples, sans conflits et donc sans violence. C’est la raison pour laquelle cette unité n’a rien d’une uniformisation. Elle n’enlève rien à la singularité de chaque culture qui est d’avoir traduit (ou non) et de traduire encore (ou non) à sa façon qui est, chaque fois, singulière.

Le Ph. : Dans L’imposture du choc des civilisations, réponse au trop fameux livre de Samuel Huntington, vous vous efforcez de montrer « les insuffisances du concept de civilisation ». Vous rappelez qu’Henri Berr soulignait déjà en 1930 combien « ce mot est affecté d’une préoccupation de valeur, qui a ou qui peut-être soupçonnée d’avoir toujours quelque chose de subjectif »3 ; faut-il dès lors devant ces insuffisances conceptuelles et toutes les instrumentalisations subjectives de valeurs, de séparation et de domination qu’il rend possible, continuer de faire usage d’un tel concept qui apparaît comme irrémédiablement construit et attaché à la culture impériale, tout autant qu’à celle de la peur et de l’ennemi ?

M.C. : Deux choses ici doivent être distinguées : d’une part, l’usage que les historiens ont pu faire et pourraient faire encore du concept de « civilisation », sur lequel il m’est difficile de me prononcer de façon générale, même si, à ce que j’en sais, bon nombre d’entre eux, notamment dans le volume que vous citez, témoignent de la plus grande méfiance à son encontre, en raison de sa détermination qui reste très floue ; d’autre part, son instrumentalisation politique. Ce que je récuse, sans aucune réserve, c’est cet usage politique – c’est l’interprétation si séduisante et si facile des tensions internationales et des fondamentalismes religieux en termes de conflits civilisationnels. Et ce pour au moins deux raisons. D’abord, le concept de civilisation est trop large. Il ne donne pas droit à toutes les formes d’oppositions, à tous les mouvements d’émancipation qui traversent les « aires » civilisationnelles. Il homogénéise, pour les besoins d’une explication simpliste, là où il faudrait porter son attention à tout ce qui s’impose comme un facteur de différentiation. Ensuite, il oppose les « civilisations », terme à terme, comme si entre ce qui se trouve désigné un peu vite sous ces différents noms (la civilisation occidentale, la civilisation islamique, la civilisation chinoise, etc.), il n’avait jamais existé d’autre relation que le choc, le conflit – comme si ces soit-disant

3 Henri Berr, Avant-propos à Civilisation – le mot et l’idée, La Renaissance du livre, 1930 ; cité par Marc Crépon, L’imposture du choc des civilisations, Pleins feux, 2002, p. 21.

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« civilisations » étaient radicalement incompatibles, dressées les unes contre les autres. Il méconnaît là encore l’importance des compositions et des adoptions, sans lesquelles aucune identité (civilisationnelle ou autre) n’est pensable. Je sais bien que nous sommes confrontés jour après jour à des événements et des discours qui semblent avérer le contraire – et dont c’est parfois l’objectif premier. Nul n’échappe au découragement. Et en même temps, je reste convaincu que, du jour où nous considérerons comme une chose établie qu’il n’existe pas d’alternative au « choc des civilisations », nous serons voués à une culture de la peur et à une culture de l’ennemi désastreuse et sans issue. La responsabilité de chacun, de quelque « appartenance » qu’il se réclame, est de résister à l’emprise de cette « culture » (encore un autre sens du mot) transversale – en s’attachant aux différences, en inventant à partir d’elles, des formes inouïes et souvent improbables d’échanges, de traductions, de dialogues, de maintenir ouvert toutes les possibilités que, à leur encontre, les va-t-en-guerre du conflit civilisationnel auront toujours à cœur de minimiser, de contester, voire de rendre impossibles, à coup de déclarations à l’emporte-pièce, de proclamations caricaturales et réciproquement d’appels au meurtre et à la guerre. Ce que je soupçonne toujours dans l’usage politique du concept de civilisation, c’est de vouloir alimenter la machine à caractérisations, à réductions et à généralisations, dont nous sommes partis, au début de cet entretien.

Le Ph. : Dans une note d’une contribution intitulée « Culture(s) de l’Europe », vous rappelez « la question difficile et toujours controversée du repli de l’universel sur l’Europe, ou encore de l’“européocentrisme” de Patocka »4. Faut-il accorder à l’universel ou à l’universalisme le statut d’une valeur culturelle ? Ne courons-nous pas toujours le risque d’une confusion entre l’exigence de l’universel et l’universalisme de doctrine, de culture européenne, de ce que la dite culture a pu aussi produire de plus menaçant pour l’humanité même… au point que l’on doit sans doute se demander si l’universel et la valeur de l’universel ne donnent pas toujours lieu à des instrumentalisations au service d’une domination occidentale, voire même d’une police occidentale (très longtemps et encore européenne) ?

M.C. : Il est vrai que la plupart des figures de l’universel ne sont pas séparables d’une entreprise de domination, en réalité particulière. Parler de langue universelle, de religion universelle, mais aussi de « culture universelle », c’est toujours donner à une langue particulière, à une religion particulière, à une culture déterminée la tâche ou la mission d’incarner l’universel et, par voie de conséquence, de s’imposer à tous. S’il est vrai que le XXe siècle fut celui des « messianismes politiques », comme j’ai tenté de le montrer dans un chapitre de Altérités de l’Europe, il ne se laisse pas penser

4 Marc Crépon, Le malin génie des langues, Paris, Vrin, n. 1 p. 180. Voir également Altérités d’Europe, « Le souci de l’âme, héritage de l’Europe », Altérités d’Europe, Paris, Galilée, 2006, p. 153 et sq.

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indépendamment de telles appropriations. Il est peu de nations européennes qui n’aient prétendu, à un moment ou à un autre de leur histoire, « porter » l’universel – s’en charger, comme on se charge d’une tâche à accomplir. Mais cela appartient aussi, comme Patocka fut un des premiers à le souligner, à l’histoire de l’idée européenne –, à tout le moins à celle des images que l’Europe s’est faite d’elle même pour se rapporter au reste du monde. Or, à chaque fois, cela avait beaucoup à voir avec l’assignation d’une responsabilité. La « nation », le « continent », la « civilisation » qui prétendaient incarner l’universel déclaraient par là même assumer la responsabilité d’éclairer, d’éduquer, de guider le reste du monde. Cela signifie-t-il que, aujourd’hui, toute « exigence de l’universel », comme vous dites, devrait être récusée, en tant qu’elle serait le masque d’une volonté hégémonique ? Je suis loin de le penser. Ce qui me semble au contraire nécessaire, c’est de repenser l’universalité à partir de la responsabilité, mais d’une responsabilité qui ne saurait être reconduite à une quelconque appartenance – une responsabilité qui, transcendant les frontières, se présenterait comme un appel adressé à tous. De cet appel, il faudrait se demander alors à quelle condition, de quelle façon il peut être entendu par tous.

Le Ph. : Vos différentes analyses reviennent sur l’importance de la pratique immanente de la traduction propre à tout mouvement de culture et vous posez cette question : « faut-il dire que la traduction a pour espoir de faire apparaître le caractère constitutivement hétérogène et pluriel de toute langue, une harmonie immanente (faites d’échanges, d’emprunts, d’imports et d’exports) qui fait l’économie de toute transcendance pour désigner ce que les langues partagent et ce qu’on partage avec elles ? »5 Dans la mesure où les langues demeurent sans demeure6, ne sont-elles pas le lieu intime d’une différence à soi et aux autres, et ainsi le mouvement d’une transcendance qui ne se rapporte à personne, pas même à l’Un dont telle ou telle culture aurait à incarner le principe ?

M.C. : De la traduction, je voudrais dire d’abord qu’elle est pour moi l’objet d’une pratique récurrente, quelque chose comme une respiration de l’écriture, que j’ai eu la chance de partager, depuis plus de dix ans avec Marc de Launay, notamment en traduisant Rosenzweig, mais aussi Nietzsche ou Leibniz. Traduire, c’est nécessairement éprouver la résistance de sa propre langue et, par là même, défaire toutes les formes d’appropriation que pourrait impliquer ici le pronom possessif. Traduire, c’est découvrir qu’on n’est jamais le maître de sa langue, que, pas plus qu’aucun autre, on ne la « possède » et que par conséquent, elle ne fonde aucune propriété ni appartenance. Or cela ne se produit pas seulement dans le passage d’une langue à une autre, mais chaque fois que je parle, chaque fois que je cherche à rendre compte de ce qui m’arrive, de ce à quoi je me trouve exposé (une émotion, une impression, une

5 Marc Crépon, « Introduction », Les promesses du langage, Benjamin, Rosenzweig, Heidegger, p. 26. 6 Cf. Marc Crépon, Langues sans demeure, Paris, Galilée, 2005.

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rencontre, etc.). C’est en cela que les langues sont « sans demeure » – qu’elles ne sont les garants d’aucune sécurité et d’aucune assurance. Et pourtant, ma pratique de la langue est soumise à des lois qui sont autant d’assignations à demeure. Chaque fois que je parle, je me plie à des codes d’ordres divers (grammaticaux, sociaux, etc.) qui en encadrent l’usage, en famille, à l’école, au travail – des codes qui ont beaucoup à voir avec l’idée de culture. De ces codes, il est à redouter qu’ils organisent alors, à des degrés divers, ce que j’appellerai une « indisponibilité », dont chacun peut faire l’expérience. De même que « pratiquant » seulement ma langue, je ne saurais rien traduire des autres, de même, lorsque j’assigne ma langue à demeure, je me rends « indisponible » pour ce qui pourrait m’arriver (et lui arriver) hors demeure. C’est ce qui se produit chaque fois que, dans telle ou telle circonstance, nous déclarons, pour des raisons diverses, que « nous ne parlons pas la même langue » et que nous ne pouvons rien (ou ne voulons rien) entendre. D’où la nécessité de ce que j’ai appelé plus haut, « l’invention idiomatique de la singularité », dont l’idée de traduction permet de préciser les termes. Penser cette invention comme traduction (puisque c’est de cela qu’il s’agit – et c’est ainsi que j’entends votre question), c’est d’abord et avant tout signifier, en effet, que la singularité, dont il s’agit ne saurait faire l’objet d’aucun repli sur soi ni d’aucun culte – que son invention donc n’a rien à voir avec telle morale hyperindividualiste de la « singularisation » ou tel enfermement communautaire. Tout au contraire. L’invention de l’idiome, c’est le tracé d’une exposition et d’une disponibilité. Je n’invente une autre langue à même celle que j’ai reçue, héritée, apprise, etc., suivant des règles et des codes précis, qu’en retournant l’assurance en exposition, l’indisponibilité en disponibilité.

Le Ph. : Vous écrivez que « s’exposer à la parole dérangeante de l’arrivant, c’est, en effet, éprouver l’inconsistance de cette origine – l’éclatement, la dispersion originelle de son identité culturelle. Le propre de cette parole donnée/reçue est de nous ramener à la différence à soi, ou plutôt à ce mouvement de différenciation qui fait la vie de toute culture. »7 Quel geste (ou quelle parole) vient laisser s’exposer et briser la culture en son repli, l’ouvrant ainsi à ce qui lui arrive, à l’arrivée de sa propre altération ? Par quelle(s) voies (voix ?) en arrivons-nous à l’exposer même ?

M.C. : Par définition, cette parole ne peut être circonscrite à l’avance. Je ne peux décider à qui je donnerai la parole et à qui je la refuserai. Ce à quoi il s’agit d’être attentif, au contraire – c’est à tout ce qui en moi, au gré de quel héritage (culturel, politique, religieux) pré-détermine l’indisponibilité, dont je parlais à l’instant, dont, encore une fois, nul n’est exempt et qui appartient à la définition de la culture. Il y aurait, si vous voulez, deux pôles, autour desquels tourne cette définition. D’un côté, toute culture (sociale, nationale ou autre) est constitutivement hétérogène. D’un autre, à chaque moment de son devenir, les codes auxquels elle s’identifie – ce qu’on pourrait se risquer à appeler ici sa

7 Marc Crépon, Les promesses du langage, Benjamin, Rosenzweig, Heidegger, « Donner la parole », p. 212.

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« grammatisation » – restreignent sa « disponibilité » pour ce qui pourrait encore lui arriver (ce que j’appelle son indisponibilité). L’invention de l’idiome se joue dans la tension entre ces deux pôles.

Le Ph. : Dans une contribution intitulée « Donner la parole : Langues, cultures, territoires », vous écrivez : « Tout voyageur échoué, par hasard et, le plus souvent, par malheur, sur une terre dont il ignore tout ne connaît pas d’autre interrogation que celle-ci : quel avenir me réserve ce nouveau rivage ? »8 Le site de notre culture, « l’autre cap » culturel, pour reprendre le titre d’un texte de Derrida, n’est-il pas celui-ci, celui, à la fois de l’écueil et de l’accueil du naufragé ? Ne sommes-nous pas, en effet, aujourd’hui, comme ces « voyageurs échoués » dont le premier geste de culture, serait d’accueillir, malgré et grâce à cette « vulnérabilité absolue (c’est-à-dire sans rapport à rien qui puisse sauver) »9 cela qui nous arrive ?

M.C. : L’autre cap est le titre d’un livre de Derrida que j’ai longuement commenté dans Altérités de l’Europe, et qui n’a pas d’autre objet que de nous donner à penser la nécessaire dés-identification et dés-appropriation de l’Europe, comme principe de ce qu’elle pourrait encore promettre. A ce titre, la culture européenne – à supposer que l’expression doive être conservée – ne saurait être comprise rigoureusement et exclusivement comme notre culture. La culture de l’Europe ne nous appartient pas, à nous les Européens. Si vous me permettez de reprendre l’axiome qui sert de fil conducteur au livre que j’évoquais à l’instant, je résumerai les choses en disant que « ce qui n’appartient pas à l’Europe est aussi, d’une façon ou d’une autre venu à elle – et donc lui appartient ; ce dont on fait le propre de l’Europe existe aussi en dehors d’elle – et donc ne lui appartient pas (ou plus) en propre. Cette dés-identification et cette dés-appropriation ont donc beaucoup à voir avec les relations que l’Europe a entretenues avec ce qu’elle a défini, fictionné, fantasmé (mais aussi, bien souvent exploité) comme ses altérités. L’histoire de l’Europe est indissociable de la façon dont ces relations n’ont cessé de remettre en question, d’altérer même (quels que soient les jugements de valeur qu’on porte sur cette altération) son identité même. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir quelle « politique de ces relations » l’Europe entend mettre en place, quelle sera sa « culture des frontières », qu’est-ce qu’elle laissera (lui) arriver – et même, plus radicalement, si elle aura encore la « volonté » (politique) que quelque chose (lui) arrive ou si elle cherchera par tous les moyens, par tous les verrous à s’en protéger. Et c’est ici que je retrouverai la figure des « naufragés », mais je la réserverai à tous ces « étrangers » qui frappent aux portes de l’Europe, comme à ceux qui, une fois parvenus au bout de leur voyage, se voient rappelés de mille et une façons leur statut – à tous ceux que l’Europe, pour mille et une raisons, ne veut pas voir arriver et qui pourtant nous adressent la même question (que nous voulions l’entendre ou non) : à quelles idée et pratique de la justice, à quelles idée et

8 Ibid., p. 195. 9 Ibid.

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pratique de l’hospitalité voulons-nous, en tant que citoyens européens, que l’identité de l’Europe se lie ?

Le Ph. : Si, comme vous le rappelez pour Kafka, « seul le travail poétique permet une entrée réelle dans la vie, que lui seul donne ou rend la vie compromise ou dérobée par la (ou les) langue(s) du pouvoir qui m’a (m’ont) imposé sa (leur) loi »10, n’est-ce pas réserver au seul poète – et/ou d’une certaine manière à une « élite » – à la fois le devoir et le plaisir d’entrer dans cette vie réelle du sens ? Y a-t-il un « tel travail poétique », artistique et/ou culturel, qui pourrait s’inscrire et surgir dans l’étoffe des singularités communes ?

M.C. : Vous posez là l’une des questions les plus difficiles qui soient – et qui définit pour moi une véritable urgence. Il est vrai que je vois dans le travail poétique de la langue (auquel il faut donner un sens large) l’une des voies privilégiées de l’invention idiomatique de la singularité. Mais elle n’est certainement pas la seule aujourd’hui, pas plus qu’elle ne l’était hier – quand bien même, pour Kafka, elle aurait été effectivement la seule. Par contre, ce que je ne crois pas, mais alors pas du tout, c’est que ce travail soit réservé à une « élite ». Je pense, au contraire, qu’il existe de nombreux lieux, à commencer par l’école, mais pas seulement, où il devrait pouvoir trouver sa place – sous de multiples formes. Encore faudrait-il le considérer comme une priorité. Encore faudrait-il que les pouvoirs institutionnels considèrent cette invention (et non telle ou telle adaptation aux besoins de l’entreprise ou du marché, etc.) comme la condition première d’une « entrée réelle dans la vie ». Car, en même temps, (et c’est ce qui définit notre temps) il existe de nombreuses forces pour le compromettre et le confisquer – de nombreuses forces pour niveler et appauvrir l’usage de la langue, mais aussi la pratique de toutes les technologies (à commencer par la télévision) qui s’offrent à nous aujourd’hui et qui pourraient (et même qui devraient) contribuer à cette invention.

Le Ph. : Comment s’apprend une « langue sans demeure », comment se « cultive » la dés-appropriation de la langue à même la pratique de la langue ?

M.C. : La réponse la plus simple serait : la lecture et l’écriture, comme Nietzsche, que je relis beaucoup ces derniers temps, nous aura appris, plus qu’aucun autre, à le penser. Mais ce n’est pas tout. Est-ce qu’une « langue sans demeure » s’apprend ? Sans doute pas. Ce qui s’apprend, ce qui s’éduque, c’est la curiosité (qui est une forme de disponibilité) et l’attention (qui en est une autre). Non, décidément, on n’apprend pas une « langue sans demeure », mais on apprend à ne pas « traduire » ce qui arrive, ce qui nous vient des autres et d’ailleurs dans une langue convenue, avec des mots et des formules à l’emporte pièce qui, en réalité, ne traduisent rien. Ce que je citerai alors, de façon non exhaustive, ce serai peut-être la souffrance d’autrui, sa détresse, sa maladie, sa « peur de la mort », mais tout aussi bien la joie qu’il voudrait (que

10 Marc Crépon, Langues sans demeure, Paris, Galilée, 2005, p. 39-40.

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nous voudrions) partager. Elles constituent pour moi quelques unes de ces expériences qui, exigeant cette forme de disponibilité qu’est l’attention, appellent l’invention de l’idiome. Parce qu’elles sont à l’horizon des travaux qui m’attendent, c’est sur elles que je conclurai.

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