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Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

Marc Lachièze-Rey - Lespace Physique Entre Mathématiques Et Philosophie

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mathématiques et philosophie

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  • Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • Penser avec les sciences Collection dirige par

    Michel Paty et Jean-Jacques Szczeciniarz

    Ouvrage paru :Sur la science cosmologique, Jacques Merleau-PontyPhilosophie, langage, science, Gilles-Gaston Granger

    Illustration de couverture : c Droits rservs.

    ISBN 2-86883-821-9

    Tous droits de traduction, dadaptation et de reproduction par tous procds rservs pour touspays. Toute reproduction ou reprsentation intgrale ou partielle, par quelque procd que cesoit, des pages publies dans le prsent ouvrage, faite sans lautorisation de lditeur est illiciteet constitue une contrefaon. Seules sont autorises, dune part, les reproductions strictement r-serves lusage priv du copiste et non destines une utilisation collective, et dautre part, lescourtes citations justifies par le caractre scientifique ou dinformation de luvre dans laquelleelles sont incorpores (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la proprit intellectuelle).Des photocopies payantes peuvent tre ralises avec laccord de lditeur. Sadresser au : Centrefranais dexploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tl. : 01 43 26 95 35.

    c EDP Sciences 2006Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • 3Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    Coordonn par Marc Lachize-Rey

    T A B L E D E S M A T I R E SIntroduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

    propos de Andr Heslot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

    Liste des participants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

    01 Orientations de lpistmologie contemporaine :vers une pistmologie des affects . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

    02 Le statut de lespace dans la Critique de la raison pure de Kant . . . . 31

    03 Lespace physique vu du monde quantique :une approche pistmologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

    04 Espaces et rfrentiels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

    05 Nouvelles dimensions mathmatiques et pistmologiquesdu concept despace en physique, de Riemann Weyl et Witten . . 101

    06 Variations N-dimensionnelles sur des thmes de Pythagore,Euclide et Archimde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135

    07 Espaces physiques : pluralit, filiation, statut . . . . . . . . . . . . . . . 161

    08 Les thories spatiales de Poincar lpreuve de lHistoire classique 195

    09 Espaces mathmatiques, espaces philosophiques . . . . . . . . . . . . . 205

    10 Fluctuations du vide quantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225

    11 Causalit et localisation en Mcanique Quantique Relativiste . . . . . 243

    12 Il y a diffrentes manires de prendre position . . . . . . . . . . . . . . 257

    13 Quantification canonique et nergie du vide . . . . . . . . . . . . . . . . 285

    14 Courbes elliptiques, homotopie et extensions de lespace . . . . . . . . 301

    15 Espace et observateurs en cosmologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325

    16 La machine lectromagntique remonter le temps . . . . . . . . . . . 345

    17 quations (F.R.W.) de la cosmologie et cosmologie quantique . . . . . 357

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  • 5IntroductionMarc Lachize-Rey

    Cet ouvrage prsente les comptes-rendus du colloque qui sest tenu auCentre dtudes scientifiques de Cargse du 29 janvier au 9 fvrier 2001. Il estconsacr aux rflexions sur lespace physique, tel quil apparat au sein desdiverses thories physiques passes ou prsentes : en particulier la physiquequantique et la relativit, mais aussi les approches plus modernes et plusspculatives.

    Une longue liste de philosophes, pistmologues et physiciens (Leibniz,Kant, Mach, Poincar, Einstein. . .) nont cess de discuter la notion despace,et den critiquer le statut, sinon la pertinence : ralit ou illusion, objet phy-sique ou entit mtaphysique ? Le statut philosophique de lespace physiquereste indtermin.

    Le but de cet ouvrage est de reprendre certaines de ces rflexions, en lesactualisant la lumire des thories physiques modernes, y compris cellesencore en gestation. Lintention est ici de poursuivre aussi loin que possibledes rflexions de fond sur la notion despace, et celles qui lui sont lies. Cestpourquoi les contributions des diffrents auteurs oscillent constamment entrephysique et mathmatiques, pistmologie et philosophie.

    Le texte de Pascal Nouvel peut ici tre vu comme une introduction lpis-tmologie. Sil se prsente comme fondateur dun nouveau type dpistmolo-gie, on y trouvera une approche de cette discipline elle-mme, et une classifi-cation des diverses tendances qui sont exprimes lors de ses applications laphysique. Partant de la question : laffect est-il le continent oubli de lpis-tmologie , Nouvel suggre denvisager la science du point de vue de celuiqui la fait. Il reste appliquer ce point de vue fructueux lpistmologie de

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  • 6Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    lespace. Les contributions suivantes apportent de substantielles contributionsdans cette voie.

    Les notions dinvariance et de symtrie sont intimement lies celle degomtrie. Les invariances dun espace gomtrique, et/ou dune thorie sontreprsentes par un groupe, auquel est associe une algbre, et ces structurescaractrisent de manire essentielle la thorie. Physiquement, la notion din-variance est lie celle de reproductibilit des phnomnes (Claude Comte).Et certains aspects se reprsentent comme des changes entre rfrentiels.Bien entendu, la notion dinvariance est galement lie celle de relativit,galilenne ou relativiste.

    La plupart des contributions voquent les diffrents outils qui permettentdaborder la gomtrie. En particulier, la thorie des groupes joue un trsgrand rle, notamment les groupes de Lorentz, Poincar et de Sitter. Ils sontlonguement voqus par Jean-Pierre Gazeau, Jacques Renaud et Luciano Boi.

    Ces outils sont indispensables lexpression de la physique actuelle, maisaussi llaboration de nouvelles thories. Parmi elles, les espaces, ou va-rits, munis dun grand nombre de dimensions, jouent des rles essentiels,malgr les difficults de reprsentation et dapproche intuitive. Cest ce pro-pos que larticle de Jean-Marc Lvy-Leblond se rvle prcieux : en prsentantdes gnralisations multi-dimensionnelles de rsultats simples (thorme dePythagore, calculs de surfaces et de volumes...) il permet une apprhension in-tuitive de quelques proprits caractristiques de ces varits grand nombrede dimensions. Cette gnralisation de rsultats classiques dune gomtrie la physicienne fait ressortir le ct trs particulier de nos gomtries petit nombre de dimensions.

    Lespace

    La notion despace sous-tend toute la physique, et lui est apparemmentindispensable. Elle fut introduite formellement par Newton, dans ses Principia,aprs les travaux de nombreux prdcesseurs, dont notamment Descartes.Newton nonce lexistence de lespace physique, assimil au seul espace ma-thmatique connu lpoque, lespace euclidien, ainsi baptis parce que sagomtrie correspond aux postulats noncs par le gomtre grec.

    Mais la notion fut bouleverse au XIXe, avec la dcouverte des espacesnon euclidiens , ou varits (non euclidiennes). Ds lors, la question se po-sait de savoir laquelle de toutes les varits possibles convenait le mieuxpour dcrire le Monde physique. Au dbut du XXe sicle, la gomtrie non

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  • Introduction

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    euclidienne fut incorpore dans la physique par les thories de la relativit :la relativit restreinte nonce quil faut remplacer lespace et le temps s-pars par une varit lorentzienne quatre dimensions, lespace-temps deMinkowski. Ensuite, la relativit gnrale nonce que, pour tenir compte de lagravitation, il faut considrer une varit plus gnrale, toujours quatre di-mensions et lorentzienne, mais avec une courbure qui, prcisment, reprsentela gravitation.

    Trs peu de temps aprs, apparat la physique quantique, qui implique denouveaux types despaces, les espaces de Hilbert. voluant afin de saccorderavec la relativit restreinte, elle devient la thorie quantique des champs.Cette dernire (sous la forme des thories de jauge) implique de nouveauxtypes despaces gomtriques, les espaces fibrs. Une nouvelle gomtrie esten jeu, qui concerne ce que lon qualifiera despace interne (fibre en termemathmatique) pour le distinguer de lespace-temps (base du fibr).

    Le prsent ouvrage a pour ambition de rpondre plusieurs questions :

    Quel sont les espaces gomtriques (dans un sens trs large, varitsou autres) les mieux adapts pour dcrire les diffrentes branches dela physique, y compris dans les nouvelles thories physiques exploresactuellement ?

    Quels sont les accords et les antagonismes entre eux ? Est-il possible de les harmoniser, ou de les raccorder, en particulier en

    ce qui concerne lantagonisme quantique/relativiste ? Quels sont les statuts ontologique, mtaphysique, pistmologique

    de ces diffrentes notions despace ?

    Les questions de lontologie et de la ralit de lespace, du temps et/oude lespace-temps se reposent dans le cadre de chaque nouvelle thorie phy-sique. Dj, ds le XVIIe sicle, les positions de Leibniz sopposaient cellesde Newton. Un sicle plus tard, lapproche philosophique de Kant sattaqueen profondeur au statut de lespace. Sa conception constitue le sujet de lar-ticle de Jean-Michel Besnier. Il montre en dtail largumentation de Kant quiconduit considrer lespace et le temps comme des catgories de la pense.Il expose didactiquement les liens entre ces dernires et la sensibilit, lespositions de Kant vis--vis du ralisme et de lidalisme, par rapport cellesde Berkeley, Descartes, Hume, Leibniz, Newton. Restant toujours dans uneapproche trs pdagogique, il termine en voquant la rception de lanalysekantienne par Cassirer et Heidegger.

    La question de lactualit du kantisme, notamment vis--vis de la nou-velle physique relativiste (sans parler des propositions les plus rcentes) reste

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  • 8Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    ouverte. Cest le sujet trait par Jean-Jacques Szczeciniarz : peut-on encoreaccorder une pertinence aux conceptions kantiennes de lintuition de les-pace ?

    Sous un titre trange et provocateur, Mario Novello prsente une visionoriginale de lespace et de la gomtrie en relativit gnrale. Il montre com-ment, du point de vue de la propagation de la lumire, les proprits gom-triques de lespace (sa courbure) peuvent tre dcrites par un indice de rfrac-tion, dans une gomtrie sans caractristiques particulires (sans courbure).Cette vision permet de considrer (au moins localement) la relativit gn-rale comme une thorie non particulirement gomtrique. Rciproquement,la propagation de la lumire dans un espace-temps plat, mais dans un envi-ronnement particulier, peut tre dcrite comme suivant les godsiques dunecertaine mtrique, caractrisant un espace-temps courbe (fictif). Novello sin-tresse au statut de ce dernier. Outre un clairage pistomologique originalsur la notion de gomtrie, cela suggre certains procds exprimentaux quipourraient permettre de tester des aspects de la relativit gnrale.

    Christiane Vilain sintresse la manire dont est construite la notion des-pace : comment pouvons-nous lacqurir ? Quel est le rle de nos sensations ?Un des enjeux sera alors de savoir si ces notions correspondent ncessaire-ment la notion euclidienne, ou si elles saccordent avec les visions relativisteet quantique (voir aussi la question du rle des perceptions pour nos concep-tions de lespace, chez Michel Paty). Aprs avoir rappel ce qui sest pass aumoment de lintroduction de lespace en physique (aux XVIe et XVIIe sicles),Christiane Vilain sintresse aux conceptions de Poincar : celui-ci montre quenotre notion de lespace se construit partir de la notion de dplacementplutt que de celle de sensation. Du point de vue psychologique, on pourraitsans doute insister sur le caractre volontaire de cette acquisition. Maiscest surtout le point de vue mathmatique qui trouve ainsi sa justification, eten particulier la notion de groupe (de Lie) fonde sur celle de dplacement.

    Michel Paty sintresse, en pistmologue, au statut de lespace et desnotions gomtriques qui laccompagnent, dans la physique quantique. Il situedemble le problme au sein du monde quantique . Cela suppose que cemonde quantique possde bien une existence relle. Cette vision, qui devientla vision moderne de la physique quantique, contredit lancienne inteprtationde Copenhague. Paty nous rappelle que rien ne nous assure que le conceptdespace physique conserve sa validit lchelle microscopique. Il y a l unprlude aux ides aujourdhui dveloppes en gravit quantique.

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  • Introduction

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    Paty prend comme point de dpart la critique de lespace physique quirsulte de la physique quantique. Elle est lie au problme de la localisation,galement aborde, dun point de vue plus technique, par Jean-Pierre Gazeau,Andr Heslot et Serge Reynaud. Paty rappelle et souligne certaines caract-ristiques fondamentales de lapproche quantique : impossibilit de localisa-tion, non-sparabilit, et non-localit. Il suggre que, bien que la physiquequantique soit effectivement dcrite dans le cadre gomtrique de lespaceeuclidien (ou de lespace-temps de Minkowski pour la thorie quantique deschamps), une autre conception de lespace la sous-tend de fait. Un paradoxese cache en effet dans lapproche quantique : bien quelle soit formule dansle cadre gomtrique de la physique newtonienne, ou minkowskienne, limpos-sibilit de localisation interdit dexploiter la structure sous-jacente de varitcontinue, suppose prsente. Ce paradoxe fait dire Paty que les propri-ts quantiques empchent de considrer vritablement lespace (ou lespace-temps) comme une varit avec ses proprits habituelles.

    La physique quantique rend particulirement crucial le lien entre espace etvide. La difficult des deux notions remonte dj au trs ancien problme delther, dj voqu lpoque de Newton. Serge Reynaud souligne limpossi-bilit didentifier le vide quantique un pur nant. Autrement dit, lespace nepeut tre dissoci de ltat des champs quantiques qui, ncessairement, loc-cupent. Cest toute la question du vide quantique, laquelle Reynaud consacresa contribution, en particulier la question controverse de lnergie du vide.Il montre que, ds que lon atteint la prcision des mesures quantiques, onne peut traiter le mouvement et la gravitation dun point de vue purementgomtrique. On doit tenir compte du vide quantique et de tous ses effets.Autrement dit, cela implique que tout ce que lon attribue lespace (ou lespace-temps) doit en fait tre attribu la combinaison espace + vide(s)quantique(s). La question reste ouverte de bien connatre tous les effets enquestion ; et aussi de savoir ce quil convient, dans ces conditions, dappelerexactement espace et vide .

    Bien entendu, la plupart des problmes intressants (et difficiles) pro-viennent des diffrences de traitement de lespace, du temps et de lespace-temps en relativit et en physique quantique. Ceci est li la difficile ques-tion de la dfinition des oprateurs de localisation en physique quantique, quiconstitue le thme principal des contributions de Andr Heslot et Jean-PierreGazeau. Les approches des deux auteurs sont similaires : tenter de dfinirune possibilit de localisation en physique quantique, qui reste compatibleavec la notion de causalit. Cette dernire est naturellement implante en

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    relativit restreinte, mais quen est-il en mcanique quantique ? Les deux au-teurs explorent en dtails les manires de rsoudre les paradoxes lis cettedifficult.

    Andr Heslot nous prsente la construction, formelle, dune thorie demcanique quantique, o lespace-temps nexiste pas au dpart : ce dernierapparat comme le rsultat dune construction de la thorie, rsultant pr-cisment de lapplication doprateurs de localisation. Ceux-ci sont laborsde manire assurer la covariance (ici, linvariance de Lorentz). Heslot peutmontrer comment les contraintes que la causalit impose cette constructionncessitent lexistence dtats dnergie ngative (voir aussi ce propos lacontribution de Jacques Renaud). Ceci apporte a posteriori une justification la thorie quantique relativiste de llectron (de Dirac).

    Jean-Pierre Gazeau pose des questions similaires, mais rpond dans unautre formalisme, qui rapproche lapproche quantique, exprime en termesdtats cohrents, de la thorie du signal. Il consacre son tude lexamen dela possibilit de dfinir des oprateurs de localisation prsentant de bonnesproprits , notamment, ici encore, la causalit dans lespace-temps. Au pas-sage, cela fournit une interprtation nouvelle et originale de lespace, ou delespace-temps gomtrique, comme plong lintrieur dun espace (deHilbert) formel doprateurs. Gazeau montre les difficults issues des tenta-tives pour rendre les oprateurs de localisation compatibles avec la causalit.Il en dduit que la bonne localisation se droule plutt dans lespace desphases.

    Jacques Renaud tudie la compatibilit entre quantification et covariance.Si celle-ci ne pose gure de problme pour lespace-temps de Minkowski, ilnen est pas de mme dans un espace-temps courbe. Renaud sintresse ici celui de de Sitter. Il montre dabord comment la quantification canoniqueusuelle est incompatible avec la covariance. Il introduit alors une nouvellemthode de quantification (base sur celle de Gupta et Bleuler) qui rsoud ceproblme. Il peut paratre surprenant aux spcialistes de la physique quantiqueque cette nouvelle procdure ne soit pas fonde sur un espace de Hilbert, maissur une gnralisation de ce dernier. Plus surprenant encore, elle implique destats dnergie ngative. Prenant en compte son avantage essentiel, savoirde rsoudre les problmes dnergie infinie rencontrs en thorie des champsusuelle, Jacques Renaud montre que lon peut tout fait saccommoder de cescaractres paradoxaux.

    Malgr leur cohrence et leur lgance , les thories de la relativit nesont pas indemnes de problmes quant aux conceptions de lespace. Luciano

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  • Introduction

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    Boi sintresse aux conceptions de lespace et de lespace-temps, telles quellesressortent des deux thories de la relativit, restreinte et gnrale, mises enperspective avec celles de la physique newtonienne. Dans la foule, il soulignegalement les aspects nouveaux qui semblent jouer un rle important dans lesnouvelles thories de la physique en cours dlaboration. La question du lienentre espace et matire est examine avec une attention particulire, dans lescadres de la physique newtonienne, de la relativit restreinte et de la relativitgnrale.

    Boi porte un intrt particulier lantagonisme entre les conceptions delespace en relativit et en physique quantique. En historien des sciences, ilrappelle que des incompatibilits du mme genre se sont dj prsentes danslhistoire de la physique : leurs rsolutions ont men de nouvelles thoriesphysiques avec de nouvelles gomtries, impliquant de nouvelles formes des-pace. Lintention premire de Boi est de souligner limportance du rle de lagomtrie (de lespace-temps) dans la physique, et en particulier sa relationavec les lois physiques. Il discute de la position limite qui consiste dcla-rer que tout dans la physique interactions et particules se rduit de lagomtrie (comme, dj, la gravitation en relativit gnrale).

    Plusieurs articles sont consacrs la notion de rfrentiel (ou de repre, oude systme de coordonnes), trs lie la conception de lespace. Les quan-tits gomtriques vritablement intrinsques sont indpendantes de tout r-frentiel. Cest ce quexprime la notion de covariance en relativit. Ainsi, laphysique doit rester invariante par rapport au choix dun rfrentiel. Pourtant,que ce soit dans les varits (espace ou espace-temps), ou dans les espaces deHilbert en physique quantique, et dans toutes les branches de la physique, ilest presque toujours indispensable de dfinir et dutiliser un rfrentiel. Outrela commodit des calculs ainsi obtenue, cela permet daccder certainesquantits observables lies la prsence dun observateur.

    La question des rfrentiels en physique quantique constitue le fondementde larticle de Jean-Pierre Gazeau. Celle de covariance, cest--dire, lindpen-dance vis--vis du choix dun rfrentiel, constitue le point de dpart de lanouvelle mthode de quantification propose par Jacques Renaud. La notionde rfrentiel est aussi le fondement de lapproche pistmologique de ClaudeComte.

    Du point de vue relativiste, la question est dj aborde dans larticle deLuciano Boi. Elle lest de manire plus dtaille et plus technique dans celui deMarc Lachize-Rey. Les thories de la relativit ont nonc que le cadre conve-nable pour la physique tait lespace-temps, plutt quun espace et un temps

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    Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    spars. Cette exigence saccorde avec le principe de covariance, fondementde la thorie. Pourtant, on a souvent besoin dvoquer la notion despace :soit pour retrouver un langage familier afin dinterprter tel ou tel rsultatrelativiste ou cosmologique ; soit lorsque lon veut incorporer des notionsquantiques non locales, ce qui exige que lon dispose de notions despace etde temps spars. Ceci quivaut au choix dun rfrentiel, indispensable doncaux interprtations de la physique quantique et de la cosmologie.

    Du point de vue mathmatique et gomtrique, la notion est parfaite-ment dfinie. Il existe cependant, dans une varit donne (espace-temps),des rfrentiels en nombre illimit. Lachize-Rey montre comment le choix ausein de cette disparit, quivalent la dfinition de lespace (et du temps)au sein de lespace-temps, doit ncessairement dpendre de lobservateur :un dcoupage de lespace-temps en espace + temps ne saurait tre fait demanire covariante et absolue. Mais Lachize-Rey propose une manire cano-nique (unique) deffectuer un tel dcoupage, du point de vue dun observateur.Ce dcoupage est accompli grce la notion de synchronisation ici tendue,de manire parfaitement oprationnelle (et en accord avec les notions djnonces par Einstein), la relativit gnrale. Il en rsulte une manireunique de dfinir espace et temps dans lespace-temps, pour un observateurdonn.

    Ce dcoupage peut tre utilis pour dfinir des variables canoniques la base dune quantification de la relativit gnrale. Sans aller jusqu unequantification complte de la gravitation, la cosmologie quantique se donne unprogamme plus restreint, qui consiste quantifier une volution de lUnivers,en demeurant dans le cadre dune classe de modles cosmologiques classiques(non quantiques) donns. Ainsi, il est inutile de dfinir des variables cano-niques pour le champ de gravitation (tenseur de courbure) complet, maisseulement pour les paramtres, en nombre rduit, qui sont pertinents pourla cosmologie. Cest ce propos quEdgard Elbaz propose une mthode ori-ginale, concurrente de lquation de Wheelerde Witt usuellement invoque.Son choix diffrent de variables canoniques conduit une quantification quipermet de suivre la fonction donde du fluide cosmique dans ses diffrentstats (vide quantique, puis radiation, puis matire), avec un raccordementharmonieux.

    Quil me soit permis de remercier le Centre dtudes Scientifiques deCargse, le Commissariat lnergie Atomique, et la Fondation Louis deBroglie, grce qui ce colloque a pu se tenir.

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  • Introduction

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    propos de Andr Heslot

    Andr Heslot, Matre de Confrences lUniversit Paris 7-Denis Diderot(Laboratoire de Physique Thorique de la Matire Condense, Universit Paris 7-Denis Diderot), nous a quitt en juin 2000. Esprit libre, il avait engag sonintelligence, incisive, rigoureuse, sur les fondements des thories quantiques.Ce sont l des questions que peu de thoriciens contemporains considrentcomme prioritaires, peut-tre parce quelles sont simplement hors de leurtemps. Ce texte est repris de notes quAndr avait prpares pour un smi-naire. Elles datent de 1989 et navaient jamais t publies.

    Liste des participants

    Jean-Michel BESNIERUniversit de Paris IV-Sorbonne, France

    Luciano BOIcole des Hautes tudes en Sciences Sociales,Centre de Mathmatiques, 54, boulevard Raspail, 75006 Paris, France

    Claude COMTEquipe REHSEIS (UMR 7596), CNRS et Universit Paris 7-Denis Diderot,Centre Javelot, 75251 Paris Cedex 05, France

    Edgar ELBAZUniversit Claude Bernard, Lyon-1, France

    Sylvain FAUTRATUniversit de Marne-la-Valle, France

    Antoine FOLACCIUniversit de Corse, Corte, France

    Tarik GARIDILaboratoire de Physique Thorique de la Matire CondenseBoite 7020, Universit Paris 7-Denis Diderot,75251 Paris Cedex 05, France

    Jean-Pierre GAZEAULaboratoire de Physique Thorique de la Matire CondenseBoite 7020, Universit Paris 7-Denis Diderot,75251 Paris Cedex 05, France

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    Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    ric HUGUETLaboratoire APC, Universit Paris 7-Denis Diderot, France

    tienne KLEINDSM/DIR, CE Saclay, 91191 Gif-sur-Yvette Cedex, France

    Joseph KOUNEIHERCNRS UMR 8102,Observatoire de Paris-Meudon, France

    Marc LACHIZE-REYService dAstrophysique, CE Saclay,91191 Gif-sur-Yvette Cedex, Franceet laboratoire APC

    Jean-Marc LVY-LEBLONDUniversit de Nice, France

    Jean-Paul LONGAVESNEProfesseur lENSAD

    Pascal NOUVELUniversit Paris 7, France

    Mario NOVELLOCentro Brasileiro de Pesquisas Fsicas,Rua Dr. Xavier Sigaud, 150, Urca22290-180, Rio de Janeiro, RJ, Brazil

    Michel PATYquipe REHSEIS (UMR 7596), CNRS et Universit Paris 7-Denis Diderot,Centre Javelot, 75251 Paris Cedex 05, France

    Jacques RENAUDLPTMC, Universit Paris 7, 75251 Paris Cedex 05, France

    Serge REYNAUDLaboratoire Kastler BrosselUPMC case 74, Jussieu, 75252 Paris Cedex 05,Laboratoire de Physique Thorique de lENS,Laboratoire du CNRS de lcole Normale Suprieure et de lUniversitParis-Sud, 24 rue Lhomond, 75231 Paris Cedex 05, France

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  • Introduction

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    Christophe SALINIquipe REHSEIS (UMR 7596), CNRS et Universit Paris 7-Denis Diderot,Centre Javelot, 75251 Paris Cedex 05, France

    Jean-Jacques SZCZECINIARZProfesseur de lUniversit Paris 7, France

    Roland TRIAYCentre de Physique Thorique, Marseille-Luminy, France

    Christiane VILAINDARC, Observatoire de Paris-Meudon, France

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    01Orientations de lpistmologie

    contemporaine : vers unepistmologie des affects

    Pascal Nouvel

    ct de la trs vaste littrature scientifique qui sest accumule au coursdu XXe sicle, sen est constitue une autre qui prend la science dans sonensemble ou dans lune de ses parties comme objet dtudes et de rflexions.Moins abondante que la premire, elle nen est pas moins diverse et contras-te. On peut y distinguer deux grands groupes, deux grands styles dtudes.

    1. Examen gnral de la littrature sur la science

    Le premier groupe est critique. Comme exemple de ce type de discours,on peut citer, bien sr, les textes de Martin Heidegger sur la science1 ouencore Lhomme unidimensionnel2 dHerbert Marcuse. La tonalit critique y estperceptible demble et il y est souvent allgu que, pour juger la sciencesans parti pris, il faut se situer en dehors de la science3. Ces contributions,souvent riches de perspectives profondes et daperus mtaphysiques ne fontpas lobjet de la prsente analyse.

    Le second type apparat, par contraste, comme bienveillant lgard dela science (quoiquil lui arrive de dvelopper des critiques non moins aigus).

    1 Par exemple : [6] Ce que nous voudrions savoir, cest ce que ceux-l [les scientifiques] nonseulement ne veulent pas savoir, mais peut-tre mme sont jamais incapables de savoir, en dpitde toute leur science et de toute leur habilet artisanale. (p. 21.)

    2 Ce que jessaie de montrer cest que la science, en vertu de sa propre mthode et de ses propresconcepts, a projet un univers au sein duquel la domination sur la nature est reste lie ladomination sur lhomme et quelle la aid se dvelopper et ce lien menace dtre fatal lunivers dans son ensemble. [15].

    3 Voir par exemple M. Heidegger pour qui science et technique sont gnralement confondues : Les-sence de la technique nest absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notrerapport lessence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons nous reprsenterla technique et la pratiquer, nous en accommoder ou la fuir. ([7], p. 9.)

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    Il se dveloppe partir dun intrt de comprhension et dlucidation : com-prhension des objectifs, lucidation des mthodes de la science. ce secondtype appartiennent, par exemple, les textes de Pierre Duhem sur la thoriephysique4, ceux de Bachelard sur le rationalisme5, et beaucoup dautres. sintresser de plus prs ces textes, on saperoit quils ne forment pourtantpas un ensemble homogne. On saperoit mme que lon peut de nouveau lesdiviser en deux grandes catgories.

    Dans la premire catgorie, les progrs des sciences sont expliqus pardes motifs internes ces sciences, cest--dire essentiellement par des mo-tifs conceptuels, intellectuels, thoriques. La logique de la dcouverte scienti-fique [19] de Karl Popper, livre publi en 1934 en allemand puis, en traduc-tion anglaise en 1959, reprsente un bon exemple de ce type dtudes. Poppercherche prciser la nature de la connaissance scientifique en lopposant la connaissance non scientifique ; il cherche tablir un critre de dmar-cation (selon son expression) entre ces deux formes de connaissances. Cest travers ce type dtudes que le mot pistmologie a acquis les traitsdistinctifs qui sont aujourdhui les siens. Ces traits peuvent tre rsums dela manire suivante : lpistmologie est lexamen conceptuel des rsultatsde la science, elle vise prciser la nature de la connaissance scientifique.Ce genre dapproche dbouche sur une histoire des sciences elle-mme tho-rique et conceptuelle. Si, par exemple, on veut faire lhistoire de la dcouvertede la structure de lADN, on cherchera prciser les diverses conceptions dusupport matriel de lhrdit qui ont pu prcder cette dcouverte. On feraune histoire des sciences centre sur les concepts et leurs transformationsprogressives.

    Dans la seconde catgorie, les progrs des sciences sont expliqus par desmotifs externes la science, cest--dire essentiellement par des motifs so-ciaux, politiques, conomiques, culturels. Dans ce contexte, lhistoire de ladcouverte de lADN deviendra une histoire sociale et politique : on cherchera savoir do venaient les crdits qui ont permis aux scientifiques de faire leurstravaux, comment tait constitu le laboratoire o ils opraient, sur la basede quels critres se sont faits leurs recrutements et en vue de quels objectifs,etc. Tout ceci formera une explication externe des progrs scientifiques, ence sens quelle fera essentiellement intervenir des facteurs non spcifiques la science. Lexplication peut aller jusqu saffranchir entirement du contenu

    4 On peut citer, en particulier le grand livre de Pierre Duhem sur lpistmologie de la physique [2].

    5 Entre 1949 et 1955, Bachelard fait paratre une srie dtudes sur le rationalisme [1] qui manifesteun intrt renouvel pour les question pistmologiques dans les travaux du philosophe.

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    mme des connaissances scientifiques. ce second type appartiennent lesdiscours de la sociologie des sciences. Un livre comme celui de Steven Shapinet Simon Shaeffer, Le Lviathan et la pompe air, Hobbes et Boyle entre scienceet politique [20] constitue un exemple de ce type de littrature : les auteursne sintressent pas au contenu de connaissance mais la manire dont cesconnaissances sont produites, changes, reconnues, etc. On examine la si-gnification sociale du savoir, non sa signification intrinsque.

    Ce type danalyse a t inaugur par Robert Merton qui a consacr sathse, soutenue en 1938, ltude des rapports entre science, technologieet socit dans lAngleterre du XVIIIe sicle. Les tudes de Merton ont rapi-dement t qualifies dexternalistes par opposition aux tudes conceptuellesqui sintressent aux contenus mme de la connaissance scientifique. Mertondveloppe la thse selon laquelle la connaissance scientifique est le produitde facteurs sociaux (externes) et de facteurs cognitifs (internes). Sur ce pre-mier point, rares sont ceux qui le contredisent. Mais il ajoute (et sur ce secondpoint, en revanche, certaines critiques se feront bientt entendre, comme onva le voir), il ajoute que les facteurs sociaux sont une condition ncessaire la mise en place des facteurs cognitifs mais quils ne les influencent pas. Selonlui, deux domaines distincts et complmentaires doivent ainsi se constituer :externalisme et internalisme doivent constituer deux types dapproches qui nese contredisent pas mais, au contraire, se compltent.

    Cest avec la publication, en 1962, du livre de Thomas Kuhn intitul Lastructure des rvolutions scientifiques [9] que ce second point sera discutet critiqu. Ce livre dveloppe lide selon laquelle le progrs des sciencespeut sanalyser comme une succession de paradigmes entre lesquels aucunemesure de pertinence ne peut tre rigoureusement effectue (les paradigmessont incommensurables entre eux). Il laisse entendre que les facteurs so-ciaux, politiques, culturels (bref, les facteurs identifis comme externes parMerton) jouent un rle dans la constitution mme du savoir scientifique, etnon pas seulement un rle dacclrateur ou de ralentisseur de son dvelop-pement. Il fait ainsi apparatre tout le potentiel polmique que contiennentles conceptions externalistes de la science. partir du moment de sa publica-tion, approches internalistes et externalistes de la science ne cesseront plusde se combattre. En tmoigne le livre dit par Imre Lakatos et Alan Musgravesous le titre Critisism and the growth of khnowledge publi en 1970 ; livre quireprend les actes dun colloque qui, ds 1965, avait oppos les partisans dela premire approche ceux de la seconde ([10], p. 57).

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    2. Le concept de vrit dans les versionsinternalistes et externalistes de la science

    Laffrontement sest focalis sur quelques grands concepts de la philoso-phie traditionnelle et tout spcialement sur le concept de vrit. Du ct desinternalistes, la vrit, conformment une tradition qui remonte Platon,est regarde comme dvoilement. La science serait ce travail de la pense parlequel les voiles qui nous masquent la vue du rel sont progressivement levs : le but [de la science] est de trouver des thories qui, grce la discussioncritique, nous approchent de la vrit 6. Selon les interprtes, les voiles sontplus ou moins opaques, plus ou moins nombreux, pour certains mme, ils sontinfinis en nombre (Popper est de ceux-l). Mais au-del de ces diffrences,ce qui importe est que derrire les voiles se trouve la prsence consistantedu rel. Cest pourquoi ces approches se reconnaissent gnralement dans uneconception raliste de la vrit.

    Du ct des externalistes, la vrit est regarde comme construction :elle est socialement construite. Elle est une croyance partage et na aucunprivilge pistmologique spcial. En particulier, lide quelle pourrait se dis-tinguer de lerreur par un lien plus adquat au rel est regarde comme unenavet. La vrit est relative au groupe social qui lui accorde foi, voire auxindividus singuliers qui leur accordent leur crdit. Ces conceptions se sontdonc reconnues comme relativistes7.

    Il existe des formes intermdiaires, des ralistes externalistes et des re-lativistes internalistes. Mais la ligne daffrontement principale a oppos etoppose encore des ralistes partisans dune approche internaliste qui sou-lignent la rigueur des savoirs scientifiques (les opposant souvent dautresgenres de savoirs) des relativistes partisans dune approche externaliste, quifont ressortir le caractre de construction sociale attache toute descriptiondu monde.

    6 Popper, K., Normal science and its danger, in [10], p. 51-58.

    7 Kuhn sest toujours dfendu dtre relativiste, prcisant par exemple, dans sa postface La structuredes rvolutions scientifiques : Les thories scientifiques de date rcente sont meilleures quecelles qui les ont prcdes [. . .]. Ce nest pas l une position relativiste, et elle prcise en quelsens je crois fermement au progrs scientifique. [9], p. 279. Cependant, ds sa publication, sonlivre sera regard comme une contribution majeure lpistmologie relativiste. Kuhn, dailleursemploie parfois des formules qui se laissent facilement interprter comme lexpression dune formede relativisme : Celui qui adopte un nouveau paradigme un stade prcoce doit souvent le faireau mpris des preuves fournies par les rsolutions de problme. Autant dire quil lui faut faireconfiance au nouveau paradigme pour rsoudre les nombreux et importants problmes qui sontposs [. . .]. Une dcision de ce genre ne relve que de la foi. [9], p. 216.

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    La considration des arguments changs par les deux tendances quiviennent dtre voques nont gure vari depuis la publication du livre deLakatos et Musgrave. Ce fait, lui seul, doit nous faire conclure que le d-bat est dans une impasse thorique. Je dfinis une impasse thorique par letourner en rond des arguments. Lorsque des dbats, qui ont pu apparatre, untemps, importants, peut-tre mme dcisifs, tournent en rond sous nos yeuxen produisant constamment les mmes arguments sans que jamais ces argu-ments ne fassent voluer la position de ceux qui sont engags dans le dbat,nous tenons l quelques-uns des signes qui permettent de juger que le dbatest dans une impasse thorique.

    3. Que faire quand un dbatest dans une impasse ?

    Pour sortir dune impasse, il faut reculer ; prendre du recul, quitte perdrede vue provisoirement les problmes qui ont conduit adopter ainsi la d-marche de lcrevisse. Il faut aborder la question sous un angle neuf. Otrouver un angle neuf sur la question ? Nous savons dj que ce ne sera ni duct internaliste ni du ct externaliste ni dans une composition de ces deuxapproches. O alors ? O trouver un point de vue qui saffranchisse de cettedistinction ? cette question on peut proposer une rponse pour ainsi diregomtrique, ou mieux, topologique : pour saffranchir de la distinction entreexternalisme et internalisme, lanalyse doit se placer sur la frontire dlimi-tant ces deux domaines. Cette frontire, en quoi consiste-t-elle ? Il nest pasdifficile de le concevoir : la frontire, cest le savant lui-mme.

    Sinstaller sur ce poste dobservation prsente des difficults spcifiques. Ilest intressant de constater que ces difficults, qui ont parfois t entrevues,ont t utilises comme un argument pour viter de sengager dans cette voie.Lakatos par exemple, dans son livre Histoire et mthodologie des sciences [11]explique quil serait certainement utile de concevoir ce quest la science dupoint de vue du savant lui-mme, mais, crot-il pouvoir affirmer, cest l unechose impossible raliser8. Rien ne prouve pourtant que ces difficults soientinsurmontables. Il convient, tout le moins, dexaminer la possibilit de lessurmonter.

    8 [11], p. 148 : Pour moi, cette dmarcation kantienne entre la logique de lvaluation et lapsychologie de la dcouverte va de soi.

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    Rsumons lobjectif que nous venons didentifier : nous disons quil fautse placer sur la frontire entre externalisme et internalisme et cette frontire,nous disons que cest le savant lui-mme. En dautres termes, il faut voir lascience du point de vue de celui qui la fait. Voil tablie lorientation gnralede notre programme.

    4. Mise en uvre du programme

    Maintenant, comment mettre en uvre un pareil programme? Commentfaire pour voir la science du point de vue de celui qui la fait ? Cette dmarcheest explicite en dtail dans Lart daimer la science, psychologie de lespritscientifique [16]. On peut la rsumer de la manire suivante : voir la sciencedu point de vue de celui qui la fait va invitablement impliquer un travaildimagination. Il va falloir se mettre la place du chercheur. Il faut donctrouver les moyens dorienter correctement cette imagination. Quels serontces moyens ?

    En premier lieu, il importe de raliser un travail scientifique. Non passimplement aller dans un laboratoire comme lont fait certains sociologuesdes sciences, mais entreprendre un travail scientifique effectif. On allgue engnral les difficults de la formation. Mais la vraie difficult se situe bienplus dans le choix de la question que lon va poser. Or, prouver cette diffi-cult est dj une manire de comprendre la nature de lactivit scientifique.En effet, tout chercheur est confront la question du choix de ses propresquestions ([16], p. 65). Il doit dcider lui-mme quelle question est intres-sante et quelle autre secondaire : cest l une composante essentielle de lac-tivit scientifique, car elle dtermine, pour des priodes gnralement assezlongues, lorientation des travaux dun chercheur donn. Le chercheur dcidede ses questions et il ne dispose daucune mthode pour en valuer la valeur.La mthode sera requise au moment dentrer dans la ralisation du travail quisera effectu en vue de lobtention dune rponse une question donne, maisnon pas dans le choix de la question elle-mme. Par consquent, cest dans laconfiance quil a en lui-mme que le chercheur puise lessentiel de lnergiequi lui permet de dterminer et de prciser la question quil fera sienne. R-ciproquement, ce sont les sentiments qui le lient ses propres questions quirendent la science intressante pour lui. Confiance dans sa manire daborderles questions : cest l une notion simple mais capitale (qui a cependant tjusquici trs peu souligne par lpistmologie). Donc, en premier lieu, se

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    confronter la situation du chercheur et en tirer quelques notions simples surla nature des problmes qui se posent lui.

    En second lieu, il convient de disposer dun matriau empirique pourmettre lpreuve les ides qui auront t tires de cette pratique. On pourra,par exemple, sappuyer sur certains tmoignages ou rcits et montrer, partirdeux, comment est concrtement ralis le travail scientifique. Le livre Lartdaimer la science [16] effectue une telle dmarche en sappuyant sur louvragede James Watson intitul La double hlice [22]. Ce livre raconte la dcouvertede la structure de la molcule dADN, une des plus importantes dcouvertesdu vingtime sicle en biologie. Mais et cest l ce qui est intressant ,il la raconte du point de vue singulier de son principal protagoniste. Cestun compte-rendu personnel. partir de tels tmoignages et inform par lasensibilit quon acquiert en ayant pratiqu soi-mme une science, il devientpossible de rpondre lobjectif indiqu : voir la science du point de vue decelui qui la fait .

    Peut-on, au moyen dune telle dmarche, qualifier et prciser la naturedu travail scientifique ? Peut-on, en particulier, la caractriser sous le rapportdu rationnel et de lintuitif ? Sur ce point, la rponse que fournit le livre deWatson ne prsente aucune ambigut : lhomme de science inventif est unhomme intuitif. Et on pourrait ajouter dautres tmoignages analogues. Voicipar exemple Max Planck : Lorsque le pionnier de la science lance les antennesttonnantes de sa pense, il doit possder une vive imagination intuitive, carles ides neuves ne sont pas engendres par dduction, mais bien par uneimagination artistiquement cratrice. [17]. Voici encore Franois Jacob : De toute vidence, le monde de la science, aussi bien que celui de lart oude la religion, tait un monde cr par limagination humaine, mais lint-rieur de contraintes trs strictes imposes la fois par la nature et par notrecerveau. [8]. Chacun de ces tmoignages mriterait une analyse spcifique.Contentons-nous ici de remarquer que pour celui qui a fait lexprience dunedcouverte scientifique, le mot de mthode nest pas celui qui vient le plusspontanment lesprit lorsquil se remmore les conditions de sa dcouverte.

    Comme nous lavons dj remarqu, le choix de ses questions est laissaux soins de lintuition du chercheur, et la persvrance quil manifeste dansson travail ne peut tre produite que par sa confiance en lui-mme, doncpar le sentiment quil a dtre sur la bonne voie. Plus encore, le fait dtreen mesure dvaluer les approches concurrentes possibles sur son sujet, desaisir leur pertinence et dopter nanmoins pour la voie quil sest choisie,tout ceci nest pas susceptible dune justification intgralement rationnelle,

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    mais relve bien plutt dune valuation intuitive9. Ainsi ce quon appelle mthode scientifique provient de certains affects qui font que lhomme descience fait ce quil fait, quil persvre dans son action. Des affects et nonune mthode : voil ce que nous trouvons la racine de lactivit scienti-fique. Lactivit scientifique produit des concepts, mais elle ne peut entretenircette production que parce quelle salimente de certains affects. La formule Lart daimer la science doit tre prise comme un concept qui dsigne len-semble des affects qui rendent la science possible. Donc, premier bnfice dece questionnement, premier rsultat : la science repose bien davantage surdes affects que sur une mthode.

    5. Provenance de ces affects

    Si cest bien chez ceux qui font la science que lon peut montrer lactiondes affects qui rendent la science possible, inutile, en revanche de sadres-ser eux pour savoir do proviennent ces affects. Pour eux, en effet, cesaffects apparaissent comme spontans. Cest pourquoi, lorsquils en parlent,ils voquent le plus souvent un besoin fondamental de connaissance , une passion pour la vrit , ou encore, un dsir insatiable de connatre :autant dexpressions qui signalent que laffect est repr mais aussi que sasource nest pas clairement identifie.

    Pour identifier une pareille source, il faut examiner la situation dune ci-vilisation qui na pas connu ces affects. Et parmi celle-ci les Grecs sont parti-culirement intressants. Les Grecs, de qui nous avons hrit une part impor-tante de notre culture, connaissaient-ils le genre daffects qui sont luvredans la science ? Ils connaissaient le calcul. Leur gomtrie tonne encore denombreux savants. Leur astronomie tait fausse, sans doute, mais elle nentait pas moins sophistique et prcise dans ses observations. Geoffrey Lloyd,le grand historien de la science grecque admet que laffirmation courante se-lon laquelle la science est ne en Grce nest pas dnue de fondement. Car,explique-t-il, la science se caractrise par deux choses essentiellement : enpremier lieu le retrait des dieux du domaine de lexplication, en second lieule recours la discussion et largumentation pour parvenir lexplication

    9 On a souvent fait valoir limportance des controverses en sciences (voir par exemple B. Latour [12])alors que celles-ci sont relativement rares. Cette orientation de lattention a conduit ngliger, contrario, limportance de la comption entre groupes de recherche et aussi entre individusdun mme groupe, comptition qui est pourtant la source dune part considrable des affects quianiment les chercheurs dans leur travail.

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    correcte [14]. De ces deux principes essentiels de lexplication scientifique ontrouve des traces non ambigus chez les philosophes de Milet, et en parti-culier chez Thals alors quelles font dfaut auparavant et ailleurs la mmepoque. On voit par la suite cette attitude se rpandre et samplifier. Ainsi, parexemple, les textes de Platon manifestent un sens aigu de largumentation. Pareux, et par dautres textes de la mme poque, on peut conclure que les Grecssavaient comparer, observer, contrler un rsultat. Tout lventail mthodiqueet conceptuel qui est, de nos jours encore, mis en uvre dans le dveloppe-ment de la science parat, ds cette poque, pleinement acquis. Nous devonspourtant constater que les Grecs ne dveloppent pas une science qui, commela ntre, transforme le monde dans lequel ils vivent. Cela provient-il de ce quilleur manque des concepts, des mthodes, des modles pour dvelopper unepareille science, ou bien faut-il penser que ce qui leur a manqu est principa-lement le temps ? Ce point est fortement controvers par les historiens. Cer-tains estiment en effet que la science exprimentale est dj en marche dansla Grce antique10. LEurope du XVIIe sicle, Galile, Kepler, Newton nauraientfait alors que dvelopper une tradition dj ancienne. Dautres au contraire es-timent que quelque chose de radicalement nouveau apparat avec la naissancedes sciences exprimentales et mcaniques en Europe vers lan 1600, quelquechose que les Grecs nont pas connu11. Dautres enfin tentent de concilier cespoints de vue en laborant des systmes explicatifs complexes. Mirko Grmek,par exemple, pense pouvoir identifier cinq niveaux pistmologiques dans ledveloppement de la mthode exprimentale. Les Grecs auraient eu connais-sance des deux premiers et auraient pressenti le troisime, mais ils ne seraientpas parvenus concevoir les deux derniers [5].

    Ces contradictions se rsolvent sans difficult ds lors quon conoit quelobjet de la discussion, lactivit scientifique, peut se comprendre commeune composition de deux lments essentiels : un lment de mthode etun lment de got. La mthode est connue ds lAntiquit, mais le got nese dveloppe que vers le XVIIe sicle en Europe. Si, en effet, au cours dunvoyage ethnologique, nous rencontrons des peuples qui se nourrissent surtoutde produits crus et dun petit nombre seulement de produits cuits et que,par la suite, nous disons deux quils ignorent les procds de la cuisson, nousfaisons l un tmoignage inexact. Nous dduisons plus justement lorsque nousdisons quils ont peu de got pour les aliments cuits. De mme, de ceux chez

    10 Par exemple : Edelstein L. [3], p. 573-604 ; Lejeune A. [13].

    11 Par exemple : [21].

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    qui la science ne se dveloppe que dans des proportions modestes, commeparaissent lavoir t les Grecs, nous devons dire quils nont eu que peu degot pour llucidation des causes matrielles des phnomnes12.

    Pour proposer ici une opposition grossire mais, dans lensemble, utile : lascience exprimentale opre une nette distinction entre les choses et les per-sonnes (distinction quelle exprime le plus souvent travers celle, classique,du fait et de linterprtation : le fait est dans la chose ; linterprtation estdans la personne), distinction qui ntait sans doute pas aussi radicale pour lesGrecs. Les analyses de Michel Foucault ont bien mis en relief cette diffrence.Ces analyses suggrent que lide dune distinction entre choses et personnesne va nullement de soi, et en particulier quelle ntait pas courante dansla pense grecque13, mais quelle est au contraire apparue lpoque o lascience moderne commenait se dvelopper, vers le dbut du XVIIe sicle14.

    6. Dpassement du dilemmeralisme-relativisme

    Les conditions pistmologiques pralables au dveloppement duneconnaissance scientifique reposent dans laffirmation dune distinction entreles choses et les personnes, affirmation que nous trouvons exprime, de ma-nire explicite ou (le plus souvent) implicite, dans tous les domaines de lascience. Mais ces conditions ne peuvent stablir durablement que si des sen-timents congruents en stabilisent la prsence dans la pense. La connaissancedune chose est toujours la fois affective et cognitive et jamais seulementcognitive. Nous retrouvons ici, affirme cette fois sur un plan pistmolo-gique, la composition voque prcdemment de la science comme mthodeet affect qui avait permis de rsoudre le paradoxe dune science exprimentaleapparaissant dans lAntiquit mais ne se dveloppant que bien plus tardive-ment : une part de mthode et une part de got ; une part de concept et unepart daffect. La connaissance sans affect nest rien, elle quivaut loubli.

    12 Cette question a t aborde sous une forme un peu diffrente par Mirko Grmeck.

    13 Foucault, M. [4] : Pendant toute lAntiquit [. . .] jamais le thme de la philosophie (commentavoir accs la vrit ?) et la question de la spiritualit (quelles sont les transformations dansltre mme du sujet qui sont ncessaires pour avoir accs la vrit ?), jamais ces deux questionsnont t spares. (p. 18.)

    14 [4], p. 19 : Lge moderne de lhistoire de la vrit commence partir du moment o ce qui permetdaccder au vrai, cest la connaissance elle-mme et elle seule. Cest--dire partir du momento, sans quon lui demande rien dautre, sans que son tre de sujet ait tre altr pour autant,le philosophe (ou le savant, ou simplement celui qui cherche la vrit) est capable de reconnatre,en lui-mme et par ses seuls actes de connaissance, la vrit et peut avoir accs elle.

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    Dans un film de Franois Truffeau on voit deux personnages voquer unescne quils ont vcu ensemble quelques mois auparavant. La jeune femmecomprend soudain que lhomme ne se rappelle plus de certains dtails dontelle a, elle, gard fidlement le souvenir. Cette observation, pourtant, ne laconduit pas douter de la qualit de la mmoire de son compagnon : elleplonge dans une sombre et mlancolique rverie et nous, spectateurs, nouscomprenons trs bien le mouvement de sa pense : du souvenir manquantelle conclut labsence de sentiment. Nous savons donc trs bien conclurede la connaissance laffect dans ce genre de situation. Pourquoi devrions-nous oublier de le faire lorsque nous parlons dpistmologie ? Laffect est lecontinent oubli de lpistmologie.

    Nous pouvons maintenant envisager la manire dont le paradoxe entreralisme et relativisme qui a t prcdemment voqu pourrait trouver sasolution : ce qui est relatif dans la connaissance, ce nest pas lobjet ni sadescription mais lintrt pour cet objet. En dautres termes, une connais-sance, en tant quelle vise dcrire le rel est susceptible de plus ou moinsde vrit (au sens classique de ladquation de la pense la chose), mais entant quelle dsigne aussi un sentiment, elle est nanmoins relative. Lorsquenous disons par exemple : voici le matriel gntique des tres vivants etnous montrons une double hlice, nous disons une vrit, certes, mais seule-ment parce que nous supposons acquis le got pour cette connaissance. Aubesoin, on fera remarquer que la chose reste vraie quon le croit ou non. Et parcet argument, on compte redoubler la vivacit de lintrt pour cette vrit.Cet intrt, pourtant, demeure un sentiment.

    7. Comment constituer une pistmologiedes affects ?

    Lanalyse initiale de la situation de la rflexion sur la science la fin duXXe sicle nous a conduit mettre en place le projet dun voir la sciencedu point de vue de celui qui la fait . Ce projet son tour dbouche sur lanotion dune pistmologie des affects qui est construire. Par pistmologiedes affects, il faut entendre le logos, le discours, sur la connaissance envisagdans ses rapports avec les affects qui rendent possibles cette connaissance.

    Il faut remarquer que du point de vue de lpistmologie traditionnellecette formule pistmologie des affects recle une contradiction dans lestermes. Lpistmologie, en effet, sest constitue prcisment en cartant les

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    affects du cercle de ses proccupations. Non que le mot pistmologie im-plique une notion qui entranerait la mise lcart de laffect, mais parce queles travaux les plus significatifs qui ont marqu le dveloppement de cettediscipline ont tabli comme pralable une distinction entre aspect logiqueet aspect psychologique de la science au gr de laquelle ce second aspecttait considr comme nappartenant pas au champ propre de lpistmolo-gie15. Une tradition dsormais solide a ainsi orient le dveloppement delpistmologie dans un sens qui lloigne des affects pour des raisons quilserait certainement intressant dlucider. Ce nest pas cependant ici le lieude dvelopper de telles considrations. Concluons simplement quune rvisioncritique de ce sur quoi lpistmologie traditionnelle a pos ses fondementsdoit constituer le point de dpart dune orientation de lpistmologie danslaquelle les affects, les sentiments, les motions, les passions occupent unejuste place.

    Bibliographie

    [1] Bachelard, G., Lactivit rationaliste de la physique contemporaine, PUF,Paris, 1951. Le matrialisme rationnel, PUF, Paris, 1953. Le rationalismeappliqu, PUF, Paris, 1949.

    [2] Duhem, P., La thorie physique. Son objet et sa structure, Chevalier etRivire, Paris, 1906.

    [3] Edelstein, L., Recent trends in the interpretation of ancient science, inJ. Hist. Ideas, 13, 1952.

    [4] Foucault, M., Lhermneutique du sujet, cours au collge de France, 1981-1982, Gallimard/Le Seuil, Paris, 2001.

    [5] Grmek, M.D., Le chaudron de Mde, lexprimentation sur le vivant danslantiquit, Institut Synthlabo pour le progrs de la connaissance, Paris,1997.

    [6] Heidegger, M., Quest-ce quune chose ? (1962), Trad. fr. J. Reboul et J.Taminiaux, Gallimard, Paris, 1971.

    15 Cette distinction est marque de la manire la plus nette par Popper [18] La connaissance ausens objectif est connaissance sans connaisseur ; elle est connaissance sans sujet connaissant. (p. 184). Popper en fait dailleurs un motif de disqualification de lensemble de la rflexion sur laconnaissance de Locke Russel, rflexion qui, selon lui, naurait pas convenablement marqu ladistinction entre connaissance objective et connaissance subjective : lpistmologie tradition-nelle, celle de Locke, Berkeley, Hume et mme de Russel, est hors sujet en un sens assez strict. Que la locution pistmologie traditionnelle soit ici utilise dans un sens quelque peu anachro-nique nempche pas de situer la pense de Popper : il sagit bien de mettre lcart la psychologieet, travers elle, toute rflexion sur les affects qui sont lis la connaissance.

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    [7] Heidegger, M., La question de la technique in Essais et confrences(1954), Trad. fr. A. Prau, Gallimard, Paris, 1958.

    [8] Jacob, F., La statue intrieure, Paris, ditions Odile Jacob, 1987.[9] Kuhn, T., La structure des rvolutions scientifiques (1962), Trad. fr. L.

    Meyer, Flammarion, Paris, 1970.[10] Lakatos, I. and Musgrave, A. (Eds.), Criticism and the growth of know-

    ledege, Proceedings of the international colloquium in the philosophie ofscience, Cambridge university Press, Cambridge, 1970, p. 57.

    [11] Lakatos, I., Histoire et mthodologie des sciences, programme de re-cherche et reconstruction rationnelle (1978), Trad. fr. C. Malamoud etF. Spitz, PUF, Paris, 1994.

    [12] Latour, B., La science en action, introduction la sociologie des sciences(1989), Trad. fr. M. Biezunski, Gallimard, Paris, 1995.

    [13] Lejeune, A., La science grecque a-t-elle atteint le stade exprimental ?Rev. Quest. Scient. (1957) 321343.

    [14] Lloyd, G.E.R., Une histoire de la science grecque, Trad. fr. J. Brunschwig,La Dcouverte, Paris, 19741990.

    [15] Marcuse, H., Lhomme unidimensionnel (1964), Trad. fr. M. Wittig, di-tions de minuit, Paris, 1968.

    [16] Nouvel, P., Lart daimer la science, psychologie de lesprit scientifique,PUF, Paris, 2000.

    [17] Planck, M., Signification et limites de la science, in Autobiographie scien-tifique (1941), Trad. fr. A. George, Paris, Flammarion, 1960.

    [18] Popper, K.R., La connaissance objective (1972-1979), Trad. fr. J.-J. Rosat,Flammarion, Paris, 1991.

    [19] Popper, K., La logique de la dcouverte scientifique (1959, version an-glaise remanie de Logik der Forshung, paru en 1935), Trad. fr. N.Thyssen-Rutten et Ph. Devaux, Payot, Paris, 1973.

    [20] Shapin, S., Shaffer, S., Le Lviathan et la pompe air, Hobbes et Boyleentre science et politique (1985), Trad. fr. T. Pilat, La Dcouverte, Paris,1993.

    [21] Vernant, J.-P., Remarques sur les formes et les limites de la pense tech-nique chez les Grecs, Rev. Hist. Sci. 10 (1957) 205225.

    [22] Watson, J.D., The double helix, a personal account of the discovery of thestructure of DNA (1968), A Norton critical edition, W.W. Norton & Co.New-York, London (1980) Trad. fr. H. Jol, Hachette, Paris, 1984.

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    02Le statut de lespace

    dans la Critique de la raisonpure de Kant

    Jean-Michel Besnier

    Parmi les objets de rflexion qui ont contribu la maturation de laCritique de la raison pure (1781), la question de lespace a t centrale pourKant. Un petit article, paru en 1768, intitul Du premier fondement de la diff-rence des rgions de lespace1, en tmoigne. Kant y affronte les deux concep-tions philosophiques alors en prsence : celle de Leibniz qui considre lespacecomme un pur systme de relations idales et celle de Newton qui en fait uneralit distincte des objets qui sy trouvent contenus. dire vrai, son choixen faveur des thses de Newton semble tre bien arrt et il est convaincuque lespace possde une ralit qui rsiste une approche strictement go-mtrique. Le paradoxe des figures symtriques lui est loccasion dargumenterlide selon laquelle lespace serait dot de rgions diffrentes, exigeantpar consquent quon le conoive de manire non homogne et anisotrope.

    La position de Newton se rsume pour lui ceci : Imaginons que lapremire chose cre ait t une main humaine. Il faut alors que cette mainsoit ncessairement ou bien une main droite ou bien une main gauche, etpour produire lune des deux, il fallait un autre acte de la cause crante quecelui par lequel a pu tre fait son contraire . Assurment, la cration parDieu de ces objets symtriques non congruents cest--dire qui peuvent treconceptuellement identiques sans pouvoir tre enferms dans les mmes li-mites spatiales suppose celle dun espace diffrenci pralable, jouant lerle despace de rfrence. Pour Leibniz, poursuit Kant, cela naurait faitaucune diffrence si Dieu avait cr en premier une main droite plutt quunemain gauche. Il faut aller un pas plus loin dans la cration du monde pour quese prsente une diffrence. Si Dieu, au lieu de crer dabord une main droite et

    1 On trouve cet article dans [4], p. 607 sq.

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    Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    ensuite une main gauche, avait commenc par une main droite, puis cr uneseconde main droite, ce ne serait pas par son premier acte quil aurait changle plan de lunivers mais bien par le second, en crant une main oriente defaon identique, plutt que de faon oppose celle du premier spcimencr. Cest dire que lespace na pas de ralit propre, pour Leibniz, et quilnexiste quavec la relation de symtrie tablie entre deux objets congruents(en loccurrence : deux mains droites, en tant que telles, superposables). Sansces objets tablissant des relations rciproques, lespace nexisterait pas. PourNewton, au contraire, cest parce que lespace existe la manire dun ab-solu ( vritable organe de Dieu ) indpendant de la matire et condition detoute composition corporelle que les objets peuvent tablir des relationsrciproques. Kant pense dabord que le paradoxe des figures symtriques suffit dmontrer la supriorit de la thse de Newton. Par la suite, il considreraque la diffrence des objets symtriques ne sexplique pas par la seule dis-position de leurs parties dans un espace absolu et il en viendra conclure leur caractre intuitif. Simposera alors lui de rapporter lespace au sujet,ce qui aura en outre lavantage de lever les difficults (les antinomies )que fait merger la conception newtonienne dun espace objectif [2]. LEsth-tique transcendantale dveloppera en effet la thse de lidalit de lespace, la fois contre Leibniz et Newton. Auparavant, Kant aura publi La Disserta-tion de 1770 (ainsi quon la dsigne) pour soutenir la distinction dun mondesensible et dun monde intelligible, et contrer Leibniz qui considre le sen-sible comme de lintelligible confus. Il aura adress en 1772 Marcus Herzune fameuse lettre posant le problme critique dans ces termes : comment leconcept peut-il donc synthtiser des reprsentations sensibles ? Bref, il auramri une thorie de la connaissance, dont la Critique de la raison pure offriralexpos complet et dont il convient de retracer les grandes lignes, si lon veutcomprendre le statut quil accorde lespace.

    Au moment o il rdige son opus magnum, Kant a forg une solution pourrsoudre le problme de la reprsentation formul dans la lettre MarcusHerz, solution quil a lui-mme dcrit en la comparant la rvolution coper-nicienne : on ne saurait se reprsenter lobjet en gnral comme une chose-en-soi quil sagirait de faire devenir pour soi ; il faut en revanche partir de lastructure cognitive et expliquer comment lobjet sy trouve dtermin comme rgle de synthse des reprsentations . De sorte que lobjectivit dsigneun rapport la connaissance et non la restitution de lobjet tel quil est, unquelque chose qui se laisse quantifi, qualifi et agenc dans des catgoriesrelationnelles, un quelque chose qui se rgle donc sur lesprit.

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  • Le statut de lespace dans la Critique de la raison pure de Kant

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    La Critique de la raison pure sest promise de mettre de lordre, de soumettreau Tribunal de la Raison les systmes mtaphysiques qui se font la guerredepuis toujours et de les contraindre plier leurs prtentions la questionQuid juris ? La critique signifie avant tout lacte de sparer les instancesdont le brouillage est source de conflits, de dlimiter les espaces de com-ptence des facults mettrices de prtentions spculatives, bref : dtablirune topologie des lments qui interviennent dans toute connaissance. Laconstruction de la Critique offre dune part une thorie transcendantale deslments avec l esthtique transcendantale , la logique transcendan-tale (analytique des concepts et analytique des principes) et la dialectiquetranscendantale ) et dautre part, une assez brve thorie transcendantalede la mthode . Cette construction obit une dmarche nouvelle dans latradition philosophique : elle commence par une thorie de la finitude (et nonpar une dfinition de labsolu) pour terminer par une rfutation des systmesdogmatiques ; elle interroge dabord les conditions de la vrit scientifiqueavant de sengager dconstruire les erreurs et de remettre sa juste placela mtaphysique.

    En quoi consistent donc ces conditions de la vrit ? dcouvrir commentun donn quelconque peut sinscrire sous un concept, dterminer les rglesuniverselles et ncessaires qui dfinissent lobjectivit savoir : les catgo-ries qui font que ce donn doit avoir une quantit extensive un nombre ,tre qualifiable possder un degr de ralit et se prsenter avec unecertaine permanence, en interaction, ou comme la cause possible dun autredonn. Cette approche des conditions de la vrit conduisait Jacques Rive-laygue commenter en ces termes ce que Kant nommait lobjet transcen-dantal = X : Il nest pas une chose, il nest rien dautre que les mthodespar lesquelles la science constitue un objet.

    La question nodale de la Critique de la raison pure est la suivante : Com-ment des jugements synthtiques a priori sont-ils possibles ? Cest queneffet, dans tout processus de connaissance, on est amen noncer des ju-gements de trois types : (1) des jugements analytiques par exemple : tousles corps sont tendus dans lesquels le prdicat ne nous fait pas sortirdu concept du sujet ; on est l proche de la tautologie ; (2) des jugementssynthtiques par exemple : tous les corps sont pesants dans lesquels leprdicat en dit davantage que le sujet ; on est l dans une position qui peutexiger une exprience pour accrotre la connaissance ; (3) des jugements syn-thtiques a priori dans lesquels le prdicat ajoute quelque chose au conceptdu sujet, mais sans rien devoir lexprience pour cela : ces jugements nous

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    conduisent par exemple affirmer a priori quun objet doit avoir une cause et admettre la ncessit pour les catgories (les concepts purs de lentendement)de sappliquer au monde sensible (cest--dire lexprience). La question por-tant sur ces derniers jugements est centrale si lon veut comprendre commentla physique est possible comme science universelle et ncessaire (cest--dire :non soumise principiellement lexprience qui ne saurait jamais fonder unevrit universelle et ncessaire). lucider cette question permettra de mettreen vidence le critre qui diffrencie la science et la mtaphysique : toutesdeux reposent en effet sur des jugements synthtiques a priori, mais seulela premire (la science) satisfait en outre aux exigences dune expriencepossible .

    Cest pour expliquer la notion d exprience possible que Kant dve-loppe une thorie des facults intervenant dans toute connaissance. Cettethorie distingue (1) la sensibilit (rceptivit des donnes provenant de lasensation) ; (2) lentendement (activit des concepts qui classent et informentles donnes sensorielles) ; et (3) la raison (pouvoir des Ides qui organisentsystmatiquement les concepts de lentendement). Cette thorie des facultscognitives souligne en tout premier lieu la ncessit de lespace et du tempscomme intuitions pures, prcdant tout travail de lentendement et ne pou-vant se laisser dduire par aucune exprience. Le temps et lespace ne sontdonc ni des concepts de lentendement ni des intuitions dobjets offerts lasensibilit, mais ce qui conditionne lapplication ou le remplissement des unspar les autres. Ils ne sont pas reprsentables mais ils sont au fondement detoute reprsentation. Ils sont a priori et transcendantaux, puisquils rendentla connaissance et la science possibles. Cest ce que dmontre lEsthtiquetranscendantale.

    Pour dfinir le critre de lexprience possible (auquel satisfait la sciencemais dont manque la mtaphysique), il faut cependant aller au-del et tablirles conditions a priori de lexercice de lentendement. Cest--dire : examinerles 12 catgories que Kant tablit partir de la table des jugements logiquesdont la fonction est prcisment de lier concepts et intuitions (= la d-duction mtaphysique des catgories ) ; les examiner aussi pour comprendrecomment elles peuvent sappliquer lexprience pour permettre de la pen-ser ou, comme dit Kant, den peler les phnomnes (= la dductiontranscendantale des catgories ).

    Cet examen fait surgir lexigence dun troisime terme entre le conceptpur (la catgorie) et lintuition (lobjet sensoriel) troisime terme destin viter quon puisse affirmer avec les mtaphysiciens ou bien que le concept

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  • Le statut de lespace dans la Critique de la raison pure de Kant

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    cre lobjet (idalisme subjectif) ou bien que lobjet cre le concept (empi-risme dogmatique). L imagination transcendantale joue le rle de ce troi-sime terme en garantissant que le concept pur ne cre pas lobjet, mais quildtermine seulement la forme de lobjectivit et donc la possibilit de lex-prience (idalisme transcendantal). Limagination transcendantale se situedonc comme lintermdiaire entre lentendement et la sensibilit. Elle permetaux catgories (formes a priori de lentendement) de sappliquer au temps(forme a priori de la sensibilit), et au temps de se laisser dterminer parles catgories. Exemple : le concept de causalit (catgorie de la relation)sapplique au temps et explique la succession ncessaire dun vnement A etdun vnement B ; la temporalisation de la cause justifie lirrversibilitrendue manifeste par lexprience. Autre exemple du rle jou par limagina-tion transcendantale : le concept de quantit appliqu au temps explique lenombre et ses proprits. . .

    Un dernier lment sajoute ceux quon vient de passer en revue : lesujet transcendantal destin assurer lunit originaire de l aperception .Ce sujet nest pas psychologique (comme laurait voulu Hume) mais pist-mique : il est le garant de luniversalit du fonctionnement cognitif luvreen tout tre humain ; cest par lui quon peut imputer des reprsentations une identit stable (quelque chose comme la conscience). Cest cette instancequi, aide par limagination transcendantale, apprhende le divers livrpar les intuitions, pose quelque chose comme un objet, retient le pass dela sensation prouve par le sujet, le reproduit et lassocie au prsent. Kantdcrit ainsi comme apprhension , reproduction et recognition lestrois fonctions dvolues au sujet transcendantal dans le processus de connais-sance. Cest donc une conception fonctionnaliste quil propose : la consciencenest pas dfinie en termes de contenu mais comme lacte de runir selon desrgles.

    Limagination transcendantale et le sujet transcendantal permettent en-fin de caractriser cette opration prsente par Kant comme un art cachdans les profondeurs de lme humaine 2 et quil a nomme le schmatismetranscendantal . Quon se borne dire ici quil sagit de lacte par lequelles catgories se trouvent temporalises et autorisent ainsi la constructionde lobjectivit. Un exemple fera toucher du doigt la porte thorique duschmatisme transcendantal : considr de son point de vue, un triangle nesexpliquera pas comme une ide gnrale qui viendrait, de manire toute

    2 In [5], Analytique des principes, p. 226 : Kant ajoute : dont nous arracherons toujours difficilementles vrais mcanismes la nature pour les mettre dcouvert devant nos yeux .

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    Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    platonicienne, sappliquer dans la ralit sensible mais il sera conu commela srie des actes temporels ncessaires sa construction dans lespace. Parl mme, les catgories apparaissent comme des mthodes de construction comme des schmes . Jacques Rivelaygue lexprimait ainsi : la catgorieest la rgle de liaison, la faon dont les choses doivent tre relies pour quil yait objet, et le schme est la reprsentation de lapplication de cette rgle, dela mthode de liaison, autrement dit la synthse figure. La catgorie, commergle de liaison, est de droit, elle dsigne la faon de procder pour quil yait objet, ce qui ne signifie pas quelle soit consciente (pas plus que ce nestncessairement le cas de la rgle dun jeu). Au contraire, le schme est laprise de conscience du schma temporel selon lequel il faut appliquer cettergle pour la rendre effective3.

    Le sujet transcendantal mrite donc dtre dcrit comme le systme descatgories de lentendement qui sappliquent grce au sens interne (le temps),dans le sens externe (lespace). Il est donc clairement subordonn la rcepti-vit (la sensibilit) et, ce titre, il doit tre considr comme fini et passif(il ne produit pas les catgories). Il est conditionn par lespace et le temps.Il est certes capable de penser , cest--dire de produire des concepts quine sappliquent aucune intuition, qui sont inschmatisables ; il peut parexemple envisager un systme qui regrouperait tous les concepts de lenten-dement et ngligerait lexigence de trouver une application dans lexpriencesensible. Mais il est surtout prpos connatre , en respectant le critrede lexprience possible , en sen tenant aux phnomnes et en rsistant la tentation de prospecter la chose-en-soi qui est irreprsentable pour lasensibilit laquelle il reste soumis.

    Cest sans doute par l quon peut le plus efficacement comprendre quelidalisme transcendantal est un ralisme empirique : Kant se situe en effet la fois contre Berkeley et contre Descartes4. Pour le premier, lespace et letemps tant les proprits relles des choses, il en rsulte quaucune sub-stance matrielle nest concevable, que seuls les mots par lesquels nous dsi-gnons des objets offrent lillusion dinterrompre le continuum spatio-temporelet quune dralisation des objets est invitable, ds que lon y regarde dunpeu prs. Kant a vit limmatrialisme de Berkeley en montrant que lespaceest seulement la forme dans laquelle parat la matire de lintuition, que les

    3 J. Rivelaygue [6], cit dans J-M. Besnier, [1], p. 279.

    4 Cf. [5], p. 381, Dialectique transcendantale, 4e Paralogisme de la psychologie transcendantale oKant rfute la fois lidaliste dogmatique Celui qui nie lexistence de la matire et lidalistesceptique Celui qui la met en doute, parce quil la tient pour indmontrable .

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    phnomnes sont fonds dans la seule structure universelle et ncessaire dusujet pistmique. Contre Descartes, qui croyait le moi plus certain que lemonde, Kant soutient que les phnomnes du sens interne (le temps) sont in-dissociables de ceux du sens externe (lespace). Ce qui ne signifie rien dautreque ceci : le moi a besoin du monde extrieur pour raliser le point fixe, lapermanence et les repres qui le caractrisent. Rivelaygue commentait ce der-nier trait en soulignant quune psychologie scientifique requiert la base dunephysique ce qui ne saurait contrarier les efforts pour naturaliser lespritque dploient aujourdhui les sciences cognitives.

    Lessentiel de lconomie de la thorie kantienne de la connaissance tantainsi rsum, on en peut prsent dgager les caractristiques de lespace etdu temps. Kant livre une exposition mtaphysique en quatre points pourlespace et cinq points pour le temps, pour montrer quils ne proviennent pasde lexprience et quils ne sont donc pas des intuitions empiriques ; pourmontrer aussi quils ne sont pas non plus des concepts5.

    Jnumre seulement les arguments les plus saillants en les inscrivant souscinq points :

    1. Toute perception suppose que lon ait le sentiment dune extrioritainsi que celui dune simultanit : elle exige donc lespace. De mme,elle suppose que lon ait le sentiment dune succession dimpressions :elle exige donc le temps. On voit ainsi que la moindre exprience sen-sorielle implique le temps et lespace comme conditions pralables.

    2. Lespace et le temps sont une reprsentation ncessaire et a priori.La preuve : on peut sans doute penser un espace et un temps vides,mais nullement se forger une reprsentation qui ne soit ni temporelleni spatiale. Cest pourquoi le temps et lespace sont bel et bien aufondement de toute reprsentation et mritent dtre dits a priori.

    3. Lespace nest pas un concept mais une intuition pure. Il nest pas dis-cursif. Il ny a quun seul espace lintrieur duquel on peut dterminerdes parties ce qui est le propre dune intuition, car une reprsentationqui ne peut tre donne que par un seul objet est une intuition. Le touty prcde les parties, la diffrence dun concept dont lanalyse invite parcourir un un les individus particuliers qui le composent.De son ct, le temps est assurment a priori sans quoi les axiomesqui sont au fondement de la cinmatique seraient inconcevables. Il nyaurait que des sciences exprimentales et aucune ne pourrait jamais

    5 Les considrations qui suivent gagneraient tre tayes par la lecture du passage correspondantde lEsthtique transcendantale. Cf. [5], p. 120 sq.

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    Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    rien affirmer duniversel et de ncessaire. La fonction transcendantaledu temps tient au fait quil rend possibles des jugements synthtiquesa priori (par exemple celui-ci : des temps diffrents ne sont pas simul-tans mais successifs ).

    4. Lespace est une intuition a priori. Il contient une infinit de reprsen-tations possibles, alors quun concept se prsente comme le caractrecommun construit partir dune multitude de reprsentations donnes.Sil ntait pas cette intuition pure a priori, les jugements synthtiquesa priori de la gomtrie ne seraient pas possibles.

    De son ct, le temps est une totalit non conceptuelle : cest un toutqui prexiste ses parties, et non pas, comme le concept, une syn-thse de proprits qui lui prexistent. On ne peut dailleurs dmontrerconceptuellement les proprits du temps celle, par ex., qui veutque deux instants diffrents ne soient pas simultans. Cest donc bienune intuition pure a priori. Sil ne ltait pas, aucune science ne seraitpossible. La preuve en peut tre donne de manire apagogique : sup-posons que le temps soit un concept, alors il doit obir aux rgles de lalogique formelle dont le principe de base est la non-contradiction. Or,le temps nest-il pas justement ce qui permet de penser deux attributscontradictoires dans le mme sujet ? Le changement ne se dfinit-il pascomme la possibilit pour un mme corps de demeurer le mme en sevoyant attribuer telle proprit linstant t et telle autre linstant t ?Le temps (comme lespace) est un a priori dordre non-conceptuel, cest--dire dordre sensible. Cest par l quil est exig (comme lespace) pourtoute reprsentation.

    5. Lespace et le temps sont des grandeurs infinies donnes. Leurs partiessobtiennent par limitations, alors que dans un concept, lordre imposetoujours daller des parties au tout.

    En consquence, il convient de retenir que toute reprsentation est forc-ment spatio-temporelle et que, sans elle, ni le temps ni lespace nauraient designification. Kant peut donc, ds lors, soutenir la thse dite de lidalit dutemps et de lespace :

    idalit, car nous navons pas faire, avec eux, une chose ou untre ;

    transcendantale, car ils sont des a priori qui rendent possible la connais-sance objective.

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    Je signale, sans dvelopper, que Kant a t conduit, dans LAnalytique desprincipes6 ranger lespace et le temps sous les figures du nant. Il en parlealors comme des tres dimagination (ens imaginarium). On a limpressionquil renoue l avec la tradition mtaphysique qui semploie dissiper le tempset lespace en les caractrisant comme des dficits ontologiques.

    En quoi lespace et le temps apparaissent-ils donc comme des nants ?Rponse : ils ne sont pas des objets, comme on vient de le rappeler, maisils ne sont que la forme des objets, leur condition formelle. Ils ne sont pasun quelque chose , ce qui permet Kant de conclure, dans LAnalytiquedes principes, quils sont rien , quils voisinent avec le nihil privativum, cenant privatif qui est lobjet vide dun concept, cest--dire le concept duneabsence dobjet. Quon songe la notion dobscurit : elle peut bien tre diteun concept, condition dajouter que ce concept ne dsigne positivementaucun objet, mais seulement une absence de lumire.

    Dans LAnalytique des principes, donc, la diffrence de LEsthtique trans-cendantale qui les dfinit comme des positions en tant que telles conditionde l existence dobjets, Kant range lespace et le temps du ct de la n-gativit. Si lon conjoint les deux approches, on dira que la ngativit + laposition = la position dune absence dobjet. En dautres termes, lespace et letemps sont une position qui ne pose aucun objet. Cest la position de lexis-tence sans lexistence dun quelque chose qui existerait , crit Rivelaygue quivoquait, lappui de cette dfinition, celle propose par Heidegger de ltrede ltant qui nest pas lui-mme un tant mais bien plutt un rien .

    Un clbre dbat entre Heidegger et Cassirer7 la soulign : le kantismeest lourd dune quivoque, selon quon interprte le statut de lespace et dutemps partir de LEsthtique transcendantale ou bien partir de LAnalytique

    6 Voir notamment Les anticipations de la perception, [5], p. 242 sq., Les analogies de lexprience,p. 253 sq. et, finalement, la dernire page de LAnalytique transcendantale, p. 328, o Kant proposela table de la division du concept de rien , aprs avoir dfini lespace et le temps purs commeens imaginarium et suggr leur parent avec le nihil privativum.

    7 Lenjeu de ce dbat de Davos (mars 1929) entre Heidegger et Cassirer, restitu dans [2], tait lesuivant : la Critique de la raison pure est-elle vraiment une thorie de la connaissance ? Nest-ellepas plutt la reprise du projet de constituer une ontologie qui rsisterait la mtaphysique de lasubjectivit dinspiration cartsienne, cest--dire qui ne cderait pas loubli de la question deltre au profit de celle des tants ? On sait que le nerf de largumentation de Heidegger tait defaire valoir que la seconde dition (1787) amenderait la premire (1781) dans le sens dun replifrileux : Kant y laborerait avec limagination transcendantale la thse dune rceptivit origi-naire qui interdirait de miser sur laptitude des hommes fonder tout projet rationnel et doncun humanisme. Limagination transcendantale, cet art mystrieux dj voqu en ces termes, limi-terait les prtentions de lentendement en lobligeant compter avec une certaine passivit pourrecevoir les images particulires auxquels ses concepts peuvent sappliquer. La finitude serait doncradicale, ce qui engagerait anticiper une destruction de la raison , dont Heidegger poursuivraitle programme.

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    Lespace physique entre mathmatiques et philosophie

    transcendantale : dans un cas, ils se trouvent interprts dans la perspec-tive dun idalisme subjectif : on dira en ce sens quils nappartiennent pas l tant , quils sont subjectifs autrement dit : de simples apparences,des tres dimagination. Dans lautre cas, ils sont dfinis au contraire commeltre mme de ltant sensible : ce sont des riens qui sont la source de laposition de tout tant. Le temps et lespace semblent vous, chez Kant, os-ciller entre ltre (la position) et le nant ( ltre dimagination ). Heideggerse reconnatrait plutt dans la premire lecture, Hegel dans la seconde8.

    Bibliographie

    [1] Besnier, J.-M., Histoire de la philosophie moderne et contemporaine,tome 2, Le livre de poche, 1998.

    [2] Fritsch, V., La gauche et la droite. Vrits et illusions du miroir, Flamma-rion, 1967.

    [3] Heidegger, M., Cassirer, E., Dbats sur le kantisme et la philosophie (1929),ditions Beauchesne, 1972.

    [4] Kant, E., uvres, vol. 1, coll. La Pliade, Gallimard, 1985.[5] Kant, E., Critique de la raison pure (1781), Trad. franaise A. Renaut,

    Aubier, 1997.[6] Rivelaygue, J., Leons de mtaphysique allemande, tome 2, Grasset, 1992.

    8 De son ct, Husserl exigera de refaire LEsthtique transcendantale qui choue selon lui, chez Kant, rendre pensable lunit de la chose perue. Si le temps et lespace sont continus, o la choseperue peut-elle donc trouver son unit ? Comment ne va-t-elle pas clater dans tous les sens ?Kant a eu besoin de renvoyer lentendement pour assurer cette unit, cest l sa faiblesse quiimpose que lon prolonge leffort pour constituer une vritable ontologie du sensible.

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    03Lespace physique vu du monde

    quantique : une approchepistmologique

    Michel Paty

    1. Introduction

    Il me faut, en premier lieu, expliciter un tant soit peu ou dfinir som-mairement ce que jentends par chacune des deux expressions figurant dansle titre de cet expos : Lespace physique vu du monde quantique, quitte yrevenir ensuite avec plus de dtails.

    Prenons, dabord, la premire expression, qui est la plus familire, lespacephysique. Jentends, par espace physique, lespace de notre exprience ducomportement des objets macroscopiques (y compris notre propre corps), quiest aussi lespace de la