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Marcel Detienne Marcel Detienne Marcel Detienne Marcel Detienne L L e e n n o o c c e e d d e l l ' ' i i n n e e l l l l i i g g e e n n c c e e  e e  d d e l l a r r u u e

Marcel Detienne [=] Les noces de l'intelligence et de la ruse

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  • Marcel DetienneMarcel DetienneMarcel DetienneMarcel Detienne

    LLeess nnoocceess ddee

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    ddee llaa rruussee

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    Entretien de Marcel Detienne avec Arnaud Villani

    La Mtis abordait sa troisime anne de parution. Un

    des proches de la revue nous offrit ce qui est le plus beau

    cadeau d'anniversaire puisqu'on pouvait y voir une faon

    de se pencher sur l'origine, sur la naissance de la revue:

    Arnaud Villani s'entretenait avec Marcel Detienne. Or

    Detienne tait prsent avant que la revue ne voie le jour,

    avec Vernant, dans la rflexion sur ce que reprsente

    l'esprit-mtis. La quatrime de couverture qui, depuis le

    premier numro, exposait le projet de la revue et justifiait

    son titre faisait rfrence au livre de Detienne et Vernant,

    Les ruses de l'intelligence. Dans l'entretien ici repris de ce n

    9, s'il est question de l'intelligence et de la ruse, on fait

    aussi la part belle l'Arch: nous voici ramens l'origine

    et au principe, ce qui commence et ce qui commande.

    Maryline Desbiolles, novembre 2008.

    Arnaud Villani: Pourrais-tu rsumer brivement

    l'volution de ta recherche?

    Marcel Detienne: Au dpart ce qui m'intressait le

    plus c'tait le passage de la pense religieuse la pense

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    philosophique: comment ces discours de la rationalit

    grecque, et en particulier la philosophie elle-mme sont-ils

    institus, dans quel contexte et par rapport quoi? C'tait

    en mme temps d'explorer toute une srie de

    configurations o les lments sont mls. D'autant plus

    que j'avais choisi les Pythagoriciens comme fil conducteur,

    et que leur style philosophique consiste utiliser une part

    de l'imaginaire religieux et des modles de cette pense. Il

    est important que la pense philosophique et ses

    commencements soient inscrits dans un ensemble o les

    puissances sont structures et organises, on voit l'effet de

    cette pratique dans le Prologue du Pome de Parmnide.

    Ensuite, j'ai beaucoup fait de la mythologie en soi. C'tait

    le moment o Dumzil et Lvi-Strauss surtout

    constituaient la mythologie en un vaste ensemble, avec ce

    que cela implique pour les mythes grecs. Par l je me suis

    mis l'cart d'une manire trs sociologique que Gernet et

    Vernant actualisaient, et o les mythes devaient dlivrer

    une certaine lumire sur une prhistoire sociale que nous

    ne connaissons pas. tant donn que la cit surgit

    brutalement, comme la philosophie, sans qu'on la voie

    venir. L'enqute cherchait alors des rsidus institutionnels

    dans des rcits qui venaient semble-t-il ncessairement

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    avant la cit, alors qu'en fait ces rcits voyagent avec la cit

    ou ct d'elle. L'approche lvi-straussienne consistait

    plutt faire travailler les mythes dans leurs rapports,

    leurs combinaisons, et analyser les codes ou niveaux de

    signification

    Arnaud Villani: En un sens moins historique donc?

    Marcel Detienne: Ou plus largement historique: pas

    seulement l'histoire d'une poque, d'un moment, mais

    l'ensemble de l'histoire. En tous cas, la mythologie

    apparaissait autonome; elle tait en soi une pense dont on

    analysait les cheminements propres. Un peu plus tard, j'ai

    choisi de travailler avec les anthropologues, en

    abandonnant la Grce ou du moins en tchant d'en sortir,

    en tant qu'elle labore et exprimente des modles que l'on

    retrouve ailleurs. C'est plutt dans les systmes

    polythistes que les Grecs sont premiers, parce qu'ils ont

    fabriqu des dieux tout fait remarquables et efficaces,

    mais en mme temps, dans le monde entier, se dcouvrait

    la richesse, l'invention dans la mise en forme de ces tres et

    populations surnaturelles. C'est dans cette direction que je

    me dirige actuellement.

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    Arnaud Villani: Une influence de Marcel Mauss

    dans cette recherche?

    Marcel Detienne: Oui, et de plusieurs manires.

    C'est un contemporain de Gernet. Son objet d'tude, outre

    les Grecs, comprenait les Indiens, le monde romain,

    celtique, germanique. Pas la manire de Dumzil, qui

    subissait les contraintes d'un monde indo-europen, d'un

    champ linguistique dtermin, d'un modle tripartite,

    tandis que Mauss n'a jamais fabriqu de modle mais a

    explor des catgories de pense symbolique. N

    sociologue, il est devenu anthropologue. Pour finir, le fait

    social total m'a influenc en ce que je laisse ma recherche

    la plus ouverte possible. Le champ religieux est un champ

    trs dtermin, mais en Grce il faut parler plutt de dieux,

    de mythes et de mythologie que de religion. Alors j'analyse

    comment les Grecs font aussi du politique avec cela, et

    les formes de complicit entre un espace dfini comme

    politique, et autre chose lgitimant ce politique, et faisant

    appel des dieux, des puissances, du symbolique.

    Arnaud Villani: Les matres de la vrit, Les savoirs de

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    l'criture, les Tracs de fondation semblent faire revenir un

    thme particulier: l'inaugural.

    Marcel Detienne: Oui, la Grce est le pays des

    commencements. Les Grecs rflchissent sur l'arch au sens

    d'inaugurer, ils se pensent comme des gens qui ont

    commenc toute une srie de choses. L'attention se porte

    trs vite chez eux sur l'inventeur, dans un temps des

    hommes, spar, mais en mme temps voisin de celui des

    dieux, sans tre oblitr par le poids de ces dieux. D'o une

    subtile enqute sur les manires d'inventer, et l'invitation

    poser les questions de l'initium partir du champ grec.

    D'ailleurs l o l'inaugural n'est pas majeur, cela pose des

    problmes, on essaie de le voiler, on construit un montage

    qui permet d'viter d'en parler. Les Japonais sont trs

    ferms ce qui peut relever de l'inauguration; pour eux la

    continuit prvaut, comme un fonds invariable sous des

    modifications inessentielles. Les Grecs, avec un certain

    nombre de socits (mais pas tellement) ont pens le

    transformable: comment on change, comment on peut

    vouloir et penser le changement, le faire et le faonner.

    Arnaud Villani: D'o les dbuts supposs de la

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    philosophie? Car si cette transposition du mythe

    babylonien dans la premire philosophie grecque existe

    bien, traduisant Tiamat en Chaos, puis en Apeiron, la

    proccupation constante d'une premire fondation appelle

    ce Chaos premier, et ce qui en rompt la continuit?

    Marcel Detienne: ceci prs qu'entre Tiamat et

    Apeiron, il y a une grande distance, beaucoup d'eau a

    coul. L'apeiron est une catgorie tout fait abstraite, je ne

    sais pas si elle peut provenir d'un corps. Cette hypothse

    de Cornford reprise par Vernant (le mythe babylonien, ses

    deux transcriptions chez Hsiode, le Chaos, puis l'apeiron

    des Milsiens) est une hypothse qui montre combien les

    Grecs ont travaill plutt sur des modles conceptuels que

    sur des images mythiques. L'apeiron est aussi un concept

    mathmatique, et s'il n'y avait pas eu l'astronomie

    gomtrique, je me demande si l'apeiron aurait eu cette

    place chez Anaximandre. Il y a d'autres hypothses: celle

    dHavelock par exemple, auteur d'un grand nombre de

    travaux, qui a men pendant quarante ans une enqute sur

    la faon dont la Grce dcouvre la philosophie. Son ide

    provient en partie de MacLuhan. Ce ne serait pas du tout

    par le politique, ou travers des modles conceptuels

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    intermdiaires entre des cosmogonies babyloniennes et des

    cosmogonies grecques, mais par l'criture alphabtique,

    l'alphabtisme que tout se serait dclench.

    Voil qui est mystrieux, parce que ce processus est

    incontrlable, si ce n'est que des cognitivistes cherchent

    aujourd'hui voir ce que le passage l'alphabtisme

    entrane comme mutation dans l'activit intellectuelle. Mais

    Havelock pensait la naissance de la philosophie dans l'cart

    entre Homre et Platon, et toute sa lecture est une mise en

    scne de cette longue gense, l'poque prsocratique

    n'tant que le balbutiement de penseurs un peu innocents,

    incapables de matriser l'instrument trs puissant que serait

    un systme philosophique.

    Arnaud Villani: Il est tout fait vrai qu'on assiste

    chez Platon une rcurrence de l'alphabet comme

    mtaphore de fondation: paradigme des lettres,

    orthographe de la vertu, schme de l'hautopraxie

    Marcel Detienne: Le livre rcent de Gaudin, Platon et

    l'alphabet, a explor toutes les possibilits. Le problme est

    que si la dcouverte de l'alphabtisme a eu un effet aussi

    tonnant que de produire la philosophie, on peut se

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    demander pourquoi une si longue latence entre

    l'mergence de l'un et l'apparition de l'autre. De plus les

    premiers philosophes sont bien les prsocratiques, qui

    restent chez Havelock des intermdiaires gnants, qu'il

    aimerait oublier.

    Arnaud Villani: Une ide ne devient parfaitement

    claire qu'au moment o elle a perdu de son efficience. La

    rcurrence de l'alphabet chez Platon est peut-tre le signe

    que sa relle influence est quasi morte.

    Marcel Detienne: Voil en tous cas une autre

    manire de penser l'origine de la philosophie, dont les

    Amricains ont retenu une indication intressante sur la

    manire dont le cerveau fonctionnerait. Havelock n'a pas

    eu beaucoup d'influence en France, tandis que, en Italie,

    c'est lui qui a attir l'attention sur les formes d'oralit

    disperses dans les uvres de la littrature grecque, mises

    par crit aprs avoir t des productions orales.

    Arnaud Villani: Je sais que tu considres qu'il y a

    une forte influence de la publicit propre l'crit sur la

    possibilit et la naissance du politique.

  • 9

    Marcel Detienne: Oui, mais le politique a faonn

    galement l'criture en retour. Havelock minimise cet

    aspect, qui comporte le principe de publicit, et les

    technologies de l'intellect qui se constituent part et

    autour de l'criture. En soi je ne la crois pas du tout plus

    efficace qu'autre chose, on a fait des expriences dans des

    socits qui n'avaient pas accs l'criture mais seulement

    des graphismes, des idogrammes, et au bout de dix ou

    quinze ans, pour autant, la philosophie n'est pas ne dans

    ces socits. S'il suffisait d'injecter de l'alphabtisme dans

    un corps social II y a eu rencontre Mais mesurer les

    effets prcis que cet instrument a pu avoir

    indpendamment de ce que les Grecs en ont fait dans leurs

    pratiques me parat impossible. Mdecine, gomtrie,

    philosophie sont des mergences interdpendantes.

    Arnaud Villani: Un peu le problme de Benveniste

    sur l'origine de l'ontologie dans son rapport la grammaire

    grecque, et au verbe tre?

    Marcel Detienne: Voil, parce qu'il y a des choses

    qui sont l. Le tout est d'en faire usage.

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    Arnaud Villani: Il faut bien fonder aussi des formes

    grammaticales comportant le double sens du verbe tre, et

    donc penser ontologiquement.

    Marcel Detienne: Le travail de rflexion sur le

    langage, et son rapport la ralit, les grammairiens

    philosophes du VIe sicle s'y emploient, donc ce n'est pas

    donn, 'aurait pu rester en friche.

    Arnaud Villani: Dans cette recherche de la fondation

    et de l'inaugural, que faire de la tendance, disons

    foucaldienne-derridienne, de reculer l'origine?

    Marcel Detienne: On peut toujours penser qu'on

    n'atteint pas l'origine, mais lorsqu'on entre dans des

    discours de l'arch, qui pensent l'origine, il faut bien en

    prendre acte.

    Arnaud Villani: Une dcision d'universalit?

    Marcel Detienne: C'est en effet un choix de cette

    culture-l que de se penser premire par rapport d'autres.

    Mais effectivement, jusqu'o? On ne peut jamais dire avec

  • 11

    certitude o commence le commencement, l'origine se

    dmultiplie.

    Arnaud Villani: Cela pourrait vouloir dire qu'au

    fond cette ide assez rpandue l'poque structuraliste, est

    une ide naturaliste. Dans la culture et dans le problme

    des limites de l'homme il y a ncessairement dcision

    d'universalit, dcision de fondation, et c'est ce qui fait

    fondation.

    Marcel Detienne: II doit y avoir en effet un moment

    dcisif, Rvolution franaise ou autre, sans quoi persiste le

    sentiment que tout est ml, que les cultures sont

    immobiles, ou avancent sans bouger, parce qu'il n'y a pas

    d'instance, de personnage, de moments o soudain

    Arnaud Villani: Un moment saisir, un kairos?

    Marcel Detienne: Un point dans le temps o cela

    se prsente favorablement, on ignore combien d'essais ont

    eu lieu auparavant, mais cela se fait du ct du fortun, par

    bond.

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    Arnaud Villani: Nous sommes donc dans la ruse. Et

    chaque fois que j'ai rflchi sur elle, notamment partir de

    ton ouvrage avec J.-P. Vernant sur la Mtis, j'ai t conduit

    sur des chemins qui mnent vers l'histoire. Premier

    chemin: la ruse et le rcit. D'un point de vue

    narratologique, le rus est comme une table rase, n'ayant ni

    pouvoir, ni savoir, mais possdant un vouloir, et il s'insre,

    avec peu de moyens, dans le temps et grce au temps, pour

    se rendre matre de lieux qui lui chappent. Morphologie

    typique de conte. D'o peut-tre la complicit de la ruse et

    des rcits populaires, cristallise dans des personnages de

    rcits littraires: Ulysse, Panurge, Simplicius, Till.

    Marcel Detienne: Bien sr, la ruse a besoin de se

    raconter, de raconter des histoires. Mtis pour commencer,

    qui se fait conter des histoires par Zeus! Le personnage

    qui incarne idalement la ruse sur le mode de la parole et

    du rcit, c'est Herms, dieu du langage, parole faite dieu

    et homme, car en mme temps il a toutes les formes de

    subtilit, de duplicit, de capacit de se mtamorphoser, de

    transformer les choses, que le malin peut rver d'avoir. Je

    pense Herms parce qu'il est devenu chez les Stociens le

    Logos, particulirement le Logos intrieur, mais aussi parce

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    que, dans certains rcits, il vient dire que les mots et le

    langage sont ncessairement dans la duplicit, qu'il n'existe

    ni pour les dieux ni a fortiori pour les hommes de langage

    de la transparence, que par consquent il faut toujours

    dmler cet cheveau compliqu, ou bien au contraire en

    jouer, c'est--dire l'utiliser au maximum de ses possibilits,

    commencer par les joutes verbales, les rapports de

    sduction.

    Arnaud Villani: Une histoire des hommes, des

    pratiques, des rcits, en somme une invention du

    quotidien. Et justement l'un des textes qui m'a le plus

    intress parce qu'il est un des seuls reprendre

    conceptuellement l'analyse de la constellation que vous

    avez fait resurgir de l'oubli, c'est L'invention du quotidien de

    Michel de Certeau. On y trouve quelques pages lumineuses

    sur une structure de la ruse, du type de la contraction

    mmorielle qui, insre au moment voulu, pourrait ensuite

    produire une extension remarquable des forces et des lieux.

    Marcel Detienne: J'ai aussi beaucoup aim ce livre

    de Michel de Certeau, et je l'ai repris ces derniers mois

    pour deux ou trois choses, en particulier l'influence qu'il

  • 14

    attribuait l'organisation de l'espace, aux phnomnes de

    topologie, aux formes topographiques o les lieux par

    lesquels on passe deviennent les supports d'une narration.

    C'est sans doute l'ouvrage qui a le plus dploy les effets

    de la ruse oublie dans les pratiques quotidiennes et

    contemporaines, et c'est aussi une approche de l'humanit

    dans des comportements dont la gnralit semble

    extensible. Ce n'est pas seulement dans tel quartier

    aujourd'hui qu'il s'agit d'habiter, dans l'action, le

    moment

    Arnaud Villani: d'habiter ventuellement

    l'inhabitable.

    Marcel Detienne: Par une sorte de feinte, de

    compensation, de mouvement du corps qui dploie un

    espace improbable J'imagine que si Michel de Certeau

    avait pu faire une enqute sur la manire dont on se

    dmerdait dans le systme sovitique pour vivre, avec

    toutes sortes de ficelles, il aurait trouv l un terrain encore

    plus extraordinaire que celui qu'il a choisi, et qui est dj

    exemplaire, puisque c'est dans une socit dite bien

    organise qu'il faut y avoir constamment recours.

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    Arnaud Villani: Donc il y aurait de la ruse un aspect

    tout-terrain, taciturne, minime?

    Marcel Detienne: Pour tout dire, une sorte de

    somnolence, tout en tant trs veill. Et l'ide qu'on peut

    toujours d'une certaine faon compter l-dessus. Elle

    dpend des individus, mais c'est une disponibilit, une

    rserve. Je pense que l'animal humain doit en avoir un

    bon paquet pour tre pass travers tout. C'est aussi une

    dimension du philosophe comme personnage.

    Arnaud Villani: Capacit de renverser et de se

    renverser. Le petit n'tant jamais aprs tout que du grand

    renvers. C'est une pratique populaire, renverser le Haut.

    Marcel Detienne: Si on prend le monde

    imaginairement galitaire que la Grce proposait, on se dit

    qu'il n'y a pas de place pour cela, et c'est tout le contraire. Il

    n'y a pas dans l'espace politique d'affrontement de parole

    sans ce recours, et lorsqu'on plaide soi-mme sa cause, il

    faut user de toutes les formes possibles de l'coute, du

    langage, du droit et du non-droit, pour essayer de

    l'emporter. La perfidie n'est pas la victoire qui dtruirait

  • 16

    l'autre, mais un renversement.

    Arnaud Villani: Je me demandais s'il n'y avait pas

    un deuxime chemin dans une approche de la ruse par

    l'intermdiaire de l'histoire, ce serait du ct de l'historial.

    La ruse aurait t une chance, assez tt perdue, non pas

    dans le petit rcit et la dbrouillardise au jour le jour, mais

    dans les grands projets faisant intervenir des mthodes et

    des techniques qui semblent atteindre aujourd'hui leur

    limite, en tous cas leur point de rversion, dans le ngatif et

    l'inquitant. La ruse ne serait-elle pas une potentialit

    historiale en rserve pour relayer la Raison dans son grand

    trajet triomphal, glisser la possibilit de plus de modestie,

    d'intelligence plus minime, peut-tre plus intelligente?

    Marcel Detienne: Mais je pense que ces grands

    laboratoires qui fabriquent les Nobel et en mme temps les

    meilleurs produits sont trs attentifs tout ce qu'il y a de

    chaotique et d'improvis l o tout devrait tre gr. Bien

    sr les procdures de vrification sont strictes, mais on

    peut en privilgier certaines, en inventer. Dans le champ

    scientifique le plus rgul se manifestent l'inventivit du

    chercheur et l'activit de jeu dans le calcul. J'entendais

  • 17

    parler des physiciens entre eux, ils sont toujours la

    recherche de ce qui peut dfaire les modles trs rigides

    qu'ils emploient, les redistribuer, les faire couler dans

    d'autres

    Arnaud Villani: Ici, deux ractions. D'abord j'en

    viens me demander si l'ide d'une disparition de la ruse

    notamment sous l'effet des coups platoniciens, n'est pas un

    effet d'optique, et si Platon lui-mme ne l'a pas ingre

    comme Zeus fait de Mtis; et si la mme chose ne s'est pas

    produite dans le devenir gnral de l'intelligence

    occidentale, qui aurait partout conserv la ruse en la

    dbaptisant?

    Marcel Detienne: Je le crois aussi, je vois beaucoup

    plus nettement les choses de cette manire maintenant qu'il

    y a vingt ans: le Platon de la fin des Ruses de l'intelligence

    tait alors un mchant qui tape sur les doigts de la ruse

    Arnaud Villani: Du Sophiste, du stratge, du

    pcheur la ligne!

    Marcel Detienne: Et il tait bon alors de battre sa

  • 18

    coulpe et de lancer ses filets pour ramener toute une srie

    de figures ou de formes de pense qui mritaient

    apparemment une plus grande attention. Mais, en y

    revenant aujourd'hui, ce serait intressant de voir combien,

    dans le systme stocien, picurien, et dans tout le discours

    qui va suivre, il persiste de ruse.

    Arnaud Villani: cette exception prs quand mme,

    et ce moment-l ce ne serait plus une illusion d'optique,

    que l'essentiel, une sensibilit aux dangers reprsents

    d'avance dans la technocratie aurait t progressivement

    limine, que l'homme aurait donc perdu son sens

    instinctif du danger (propre aux russ du type chasseur:

    Agaguk, Dersou Ouzala) et qu'en emballant la machine

    technologique et de la pense, on aurait oubli de

    potentialiser en mme temps la ncessaire comparaison de

    l'avance avec le but, et la ncessaire rtroaction de cette

    comparaison.

    Marcel Detienne: L'avance technologique va par

    phases. Nous sommes la fin d'une phase o existait cette

    faon d'clipser l'autre versant, qui en comporte d'ailleurs

    toute une srie d'autres. Mais le changement technologique

  • 19

    est aussi de l'invention qui ne trouve pas sa position

    acheve, et qui constamment se dsquilibre pour mieux

    trouver la faille, entrer dans un systme autre, composer,

    compenser.

    Arnaud Villani: Une autre direction m'intresse,

    paradoxale, une complicit que la ruse semble entretenir

    avec la raison, pour ceci que, mme quand elle commence

    tre rpudie au nom d'impratifs thiques, dj dans le

    Philoctte, elle est ce qui permet de sortir de la pire

    situation, donc une activit dote de finalit, d'un Mieux,

    de cette grande finalit mliorative qui ne va plus cesser

    d'blouir l'Occident. Si la raison est elle-mme guide par

    le principe du Mieux, la distinction entre ruse et raison ne

    devient-elle pas un artifice de la raison son propre profit?

    Marcel Detienne: Dans la ruse, il y a des formes de

    rationalit. Calcul et raison ont partie lie. Et le partage

    qu'un philosophe a pu faire l'intrieur d'un systme n'a

    pas valeur pour la dfinition de la ruse en elle-mme. L'art

    de calculer, de se dployer dans les configurations les plus

    tnues d'un espace, c'est alors non seulement mtis et nos

    mais aussi phronsis, prohairesis, argumentation

  • 20

    Arnaud Villani: Finalement vois-tu la ruse pencher

    plutt du ct d'une opration intellectuelle, d'une

    disposition affective, ou d'un compromis des deux?

    Marcel Detienne: On dit bien avoir l'intelligence

    d'une situation ; la fois la sentir, et en esquisser toute la

    singularit (pas forcment sur une feuille de papier). Un

    mixte qui peut mettre tout l'accent sur des formes

    conceptuelles, formalises, raisonnes. Les sceptiques par

    exemple sont trs russ, car ce sont eux qui font les

    meilleures objections et laborent les meilleurs piges

    prendre les philosophes. Faire les objections idales, c'est

    forcment entrer idalement dans le champ de la situation.

    Et c'est au philosophe alors de comprendre et de se

    ressaisir.

    Arnaud Villani: Je me demandais, peut-tre

    navement, si le caractre global de la ruse et de cette

    intelligence dont la ruse et la raison ne seraient qu'aspects,

    n'tait pas finalement un modle gnral de l'agir. La ruse

    serait le chanon longtemps manquant dans le modle de

    l'agir en gnral.

  • 21

    Marcel Detienne: L'agir comme comportement

    gnral de l'tre humain dans son milieu Ce serait

    sduisant presque biologique alors, un fondement fort et

    lmentaire, vital ou animal. Il est vrai qu'on peut toujours

    imaginer quelque lyse lointain pour une population

    d'tres inactifs, mais je ne connais pas de socit qui se

    prive totalement de formes d'action.

    revue La Mtis

    n 9, 1992