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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Patrick Bergeron Nuit blanche, magazine littéraire, n° 98, 2005, p. 8-12. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/19093ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 11 mars 2015 04:19 « Marcelle Sauvageot »

Marcelle Sauvageot

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    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

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    Article

    Patrick BergeronNuit blanche, magazine littraire, n 98, 2005, p. 8-12.

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    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

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    Marcelle Sauvageot

  • E C R I V A I N S M C O N N U S D U x x S I C L E

    Marcelle Sauvageot Par

    Patrick Bergeron

    Comme John Keats, Emily Bront, Robert Louis Stevenson, Anton Tchkhov et Franz Kafka, Marcelle Sauvageot (1900-1934) a t emporte dans la force de l'ge par la peste blanche ,

    la tuberculose. Son uvre unique, Laissez-moi (Commentaire), a connu l'preuve du dsert, faisant de brves apparitions sur les rayonnages des librairies, sans parvenir s'attacher l'attention du

    grand lectorat ni de la critique. ^ ^ ^ ^ ^ M Des crivains de premier ordre, tels Paul Valry, Paul Claudel, Charles Du Bos, Ren Crevel, Clara Malraux et Heimito von Doderer, ont pourtant t

    blouis par cette prose implacable, m , ^ . y ' ' s a n t l'expression d'une intelligence de haute vole.

    D e s A r d e n n e s a u x G r i s o n s

    Marcelle Sauvageot est ne en 1900 dans le chef-lieu ardennais de Charleville (aujourd'hui Charleville-Mzires), le berceau d'Arthur Rimbaud. Issue d'une famille lorraine, elle partage la condition des rfugis de l'Est , expatris lors des grands remous de la Premire Guerre mondiale. Avec les siens, elle habite successivement Bar-le-Duc, Troyes, Paris et Chartres, avant de rentrer Paris la fin de 1918, aprs l'armistice, et d'y prparer l'agrgation de lettres. C'est cette poque qu'elle fait la connaissance de Ren Crevel (1900-1935) et de Jean Mouton (1899-1995), tous deux sorbonnards, avec qui elle lie une amiti durable. Une fois agrge, elle part pour Charleville afin d'enseigner la littrature au collge de garons. Mais le malheur la frappe la fleur de l'ge. Elle n'a que la mi-vingtaine lorsqu'elle tombe malade et qu'elle amorce une srie de longs sjours annuels en sanatorium : d'abord Tenay-Hauteville, dans l'Ain, qui forme le cadre spatial de Laissez-moi ; plus tard Davos, en Suisse, o elle s'teint quelques annes plus tard.

    Malgr la prsence lancinante de la maladie, Marcelle Sauvageot n'tait pas encline se tenir en retrait de la vie. Des photographies la montrent gracile et svelte, la peau tavele de taches de rousseur et la tte pourvue d'une belle chevelure brune en crinire ou

    coiffe la garonne. Cette jeune femme aimant la musique, la danse et les menus plaisirs du temps, ne donne pas l'impression d'tre cacochyme. Brillante poque, se souvient son propos Jean Mouton, celle qui suivit immdiatement la premire guerre, o dominait une recherche de la libert tout prix. Il s'agissait alors de devenir soi-mme, plutt que de participer collectivement des ruptures prfa-

    Marceiie sauvageot briques, sans but prcis et assez uniformes dans leur ralisation. Les uns dcouvraient cette libert en dansant toute heure du jour et de la nuit ; d'autres en s'initiant au freudisme et en inventant le surralisme1. Ren Crevel, qui fit justement dcouvrir sa camarade d'tudes l'uvre de ses amis surralistes, corrobore cette vision de la jeune femme dans le got des annes folles : il la dpeint comme une flamme trs pure dfiant la vie . Toutefois, Marcelle ne rallia pas les rangs du mouvement prsid par Andr Breton, trop profondment occupe, estime Jean Mouton, par sa recherche de la vrit nue et par sa volont d'adhrer elle-mme en face de la mort qui obscurcissait l'horizon, ce qui l'amena laiss[er] de ct tout ce qui lui paraissait artificiel, trop littraire, en particulier le souhait de Nathanal de 'mourir dsespr'2 . Il lui seyait davantage de mourir sans illusion.

    N 9*3. . N U I T B L A N C H E

  • E C R I V A I N S M C O N N U S D U x x S I C L E

    P a p a d i p e Une trange complicit s'est forme entre l'enseignante carolomacrienne et l'auteur de La mort difficile (1926) et 'Etes-vous fou ? (1929). Plusieurs kilomtres les sparant, Marcelle et Ren entretenaient une relation pistolaire empreinte de dsinvolture amicale. Dans les lettres qu'il lui envoyait de Paris, Crevel se prsentait comme son papa dipe , l'informant des dernires nouveauts de la vie estudiantine la Sorbonne. II la surnommait affectueusement la fille de [son] luxe . Au nouvel an, il lui adressait ses vux en lui souhaitant beaucoup de bonnes choses : Un mari pour ma fifille, tenant commerce l'Agora, beau garon et sentimental . Il lui souhaitait, de mme, beaucoup de succs dans les dancings , regrettait tantt l'absence de Colette chez des amis communs, ou rapportait tantt les dtails d'une soire trs russie : Dancing, revue, souper, votre sur a flirt sous mes yeux de manire intempestive avec un grand d'Espagne du nom de Marcel Abraham. Pour se consoler, votre pre a caress de la dive bouteille, seule femme qui ne l'ait encore point fait Cocu Magnifique . Cette correspondance indite, cite par Franois Buot, le biographe de Crevel, se conclut un endroit sur une note comico-nostalgique : On vieillit Sauvageotte, vous tes devenue austre, moi trs grave, gnouf, gnouf, gnouf, gnouf... // Notre jeunesse est morte / Sachons en garder le souvenir3 .

    L a m o r t D a v o s

    L'hiver 1929 fut rude pour Marcelle Sauvageot. Une pleursie entrana une brusque dtrioration de son tat. cette aggravation de la maladie s'ajoutait, alors que Marcelle venait de regagner le sanatorium hautevillois, l'annonce impromptue de la rupture amoureuse, laquelle Laissez-moi fait rponse. Au sujet de ce jeune homme qui l'a aime mais ne l'aime plus, et qui lui annonce indlicatement son mariage avec une autre, on ne sait que ce que Marcelle en a crit, c'est--dire fort peu de choses. Nul indice ne renseigne vraiment sur son identit ; il faut donc nous contenter du sobriquet de Bb que lui accole la jeune femme, dans des passages du texte o elle le dpeint avec des attributs trs personnels : ses petites maladresses, son gosme hont, ses faux-fuyants parfois amusants... En dehors de cela, comme l'observe Charles Du Bos, cet amant peu prvenant ne reprsente gure qu' un personnage anonyme, l'homme mme en son insuffisance amoureuse, en sa duplicit si instinctive, si organique qu'elle n'affleure mme pas la conscience4 .

    Les pages de Laissez-moi, dates de novembre et de dcembre 1930, forment le seul livre publi de Marcelle

    Sauvageot. La jeune femme a laiss, autrement, des notes parses et des lettres, restes indites. Parmi elles, sa correspondance avec Ren Crevel est conserve la bibliothque littraire Jacques-Doucet, Paris, rpute pour son important fonds sur le surralisme.

    Aprs un autre hiver la montagne, alors que la gurison semble acquise, Marcelle retourne Paris o une nouvelle crise la frappe. Il lui faut repartir. Elle se rend alors en Suisse, Davos-Platz, un lieu rendu mythique par Thomas Mann dans La montagne magique (1924). C'est en effet dans les hautes montagnes grisonnes que le romancier avait transport l't 1907 Hans Castorp, personnage de jeune bourgeois allemand, qui projetait d'y sjourner trois semaines pour visiter un cousin poitrinaire, mais qui, envot par l'esprit du lieu, y demeura sept ans. Au tournant du sicle, Davos, comme Leysin et Hyres, hbergeait des malades venus du monde entier et reprsentait ainsi une socit cosmopolite vivant en vase clos. Diffrentes sommits de la vie littraire y firent traiter leurs maux pulmonaires : Robert Louis Stevenson, Louise Hawkins Doyle (l'pouse d'Arthur Conan), Katharina Hedwig Mann (l'pouse de Thomas), l'crivain expressionniste allemand Klabund, Ren Crevel, Paul luard... On lit dans La montagne magique, que ds son arrive Davos, Castorp dlaisse l'existence fbrile et creuse qui avait t sienne jusqu'alors pour se soucier de culture et d'introspection. Jouissant de loisirs sans contrainte, il passe son temps lire, contempler, mditer, effectuer de longues promenades dans les sentiers enneigs des Grisons. Au centre de ses mditations se placent l'tre humain et le plein engagement de sa vie intrieure, soit une trame de fond entirement compatible avec l'opuscule de Marcelle Sauvageot.

    Malheureusement pour Marcelle, la cure s'est finalement rvle inefficace. La jeune femme est morte le 3 janvier 1934, une fin qui a de quoi dsemparer la postrit de Laissez-moi, la pense qu'une uvre magistrale se retrouvait, de la sorte, cruellement tue dans l'uf.

    Dsempars, les quelques amis prsents au chevet de Marcelle lors de ses derniers jours le furent assurment. Deux d'entre eux, Ren Crevel et lean Peltier, rsidaient dans des sanatoriums voisins pour soigner la mme maladie. D'autres, l'instar de Jean Mouton, sont venus rendre visite la pensionnaire de Davos dans un tat d'esprit proche de celui du hros de Thomas Mann dans La montagne magique. C'est le cas de Henri Rambaud, qui a livr tmoignage de son admiration pour Laissez-moi, alors intitul Commentaire, dans un article de La Nouvelle Revue Franaise du 1er septembre 1933 : [...] ce beau livre brille d'une psychologie extraordinairement pure de convention, jusqu' ignorer tout souci de hardiesse5 . C'est ce mme Rambaud qui avait persuad Charles Du Bos

    N U I T B L A N C H E . 9

  • E C R I V A I N S M C O N N U S D U X X S I C L E

    de prfacer une rdition du livre, prvue pour l'anne suivante (1934), la maison d'dition La Connaissance, laquelle, dans les mmes annes, avait notamment publi des textes de Jean Moras, Paul Lautaud, Isabelle Eberhardt et Ren-Louis Doyon. Du Bos a tout de suite t saisi d'admiration pour la jeune auteure. D'abord rticent, en raison de travaux finir et d'ennuis de sant, il a finalement consenti fournir un avant-propos en apprenant que Marcelle tait l'article de la mort. Son texte peine termin, il dcida de se rendre directement Davos afin de le faire lire la jeune curiste, demandant Jean Mouton de l'accompagner. Les deux hommes y arrivrent le 1er janvier 1934, retrouvant sur place Henri Rambaud. Celui-ci, ignorant l'tat critique de Marcelle, s'tait prsent un peu plus tt afin de lui faire part de son projet de rdition de Commentaire. Charles Du Bos, rentr Paris le 6 janvier, apprit que la mort de Marcelle tait survenue depuis son dpart des Grisons. Le 11 janvier, il tait prsent aux funrailles de la jeune femme, qui, depuis, repose au cimetire de la petite commune de Trsauvaux, dans la Meuse, en Lorraine.

    U n l i v r e q u i n ' e n t a i t p a s u n

    L'diteur Jean-Pierre Sicre (Phbus) prvient le lecteur qu'un texte comme Laissez-moi forme une classe part, celle des crits vous d'emble par leur auteur une sorte d'effacement, en tout cas une discrtion haut revendique, fort loigne des pratiques de l'ordinaire littrature6 . La toute premire dition du livre, en 1933, tait confidentielle : 163 exemplaires hors commerce ont t tirs par le libraire-diteur Ren-Louis Doyon (1885-1966) ; ce tirage tait rserv aux amis de la jeune femme. Malgr un lectorat slect, le texte a fait flors : Henri Rambaud et Robert Brasillach furent parmi les premiers le porter aux nues. Henri Gouhier note, dans La Vie intellectuelle, en dcembre 1933 : Une ironie sans mchancet ni prtentions mtaphysiques jette une lumire douce sur ce paysage dvast, une ironie qui parat tre moins une disposition de l'esprit qu'une qualit des choses7. Ironie, douceur, duret, sincrit : l'amalgame semble des plus russis. Un parrainage empress de sortir de l'ombre ce discret chef-d'uvre se constitue alors : le livre est rdit l'anne suivante et augment d'un avant-propos de Charles Du Bos (1882-1939). L'essayiste catholique, li avec Claudel, Gide, Mauriac, Proust et Valry, fru d'analyse morale la faon d'Henri-Frdric Amiel et de Paul Bourget, est l'auteur de sept volumes d'Approximations (1922-1937), qui rassemblent pas moins de quatre-vingts tudes sur la littrature europenne classique ou contemporaine, de mme que sur la peinture et la musique.

    Bien parrain, le texte de Marcelle Sauvageot

    le sera encore au cours de ses rsurgences ditoriales. L'implication de Jean Mouton, cet gard, ne s'est gure dmentie au fil des ans. En 1936, Jacques Chardonne, l'auteur des Destines sentimentales, tait en charge de la rdition chez Stock. Rien n'y fit : tout laisse entendre qu'un mchant guignon , selon l'expression de Jean-Pierre Sicre, s'tait abattu sur Laissez-moi. Aprs chaque nouvelle parution, le livre devait sombrer de plus belle dans l'oubli, sans jamais dfrayer la chronique de l'actualit littraire.

    Laissez-moi est le titre donn la rdition de 2004 chez Phbus. Auparavant, le texte portait celui de Commentaire (conserv cette fois en sous-titre). Le choix de cet intitul ne revient pas Marcelle Sauvageot, qui avait conserv son texte par-devers soi pendant trois ans, ne le donnant lire qu' quelques amis choisis ; il appartient plutt aux premiers diteurs. Une rdition de 1943 voit l'addition du sous-titre : Pages retrouves, et une autre, en 1997, de celui de Rcit d'un amour meurtri. Pour Jean-Pierre Sicre, les mots laissez-moi constituent un leitmotiv : le cri d'une me blesse en qute de gurison non moins que d'exigeante solitude8 .

    D'un point de vue gnrique, le livre de Marcelle Sauvageot pose problme. S'agit-il d'un rcit , comme l'a not lacques de Bourbon Busset, d'un crit intime , comme l'entendait Jean Mouton, ou d'une lettre fictive, une lettre qui n'atteindra pas son destinataire , comme l'affirmait Du Bos, se rfrant aux Lettres qui ne joignirent pas le destinataire qu'Elisabeth von Heyking (1861-1925) a publies Berlin en 1903 ? Dans une recension rcente, Jrme Garcin parle mme de monologue pistolaire . C'est dire son caractre unique. Une chose est sre, le terme commentaires (orthographi au pluriel) fait rfrence un genre certes obsolte, mais nanmoins dot de lettres de noblesse : on peut penser aux Commentaires de Jules Csar sur La guerre des Gaules, qui sont des mmoires historiques, un ouvrage proposant un modle de narration exacte, prcise, d'une modestie habilement calcule9 ; on peut galement voquer les Commentaires de Biaise de Montluc, un rcit sobre, sincre et vivant de ses campagnes, depuis les guerres d'Italie jusqu'aux guerres de religion10 . La donne de l'criture combattante possderait chez Sauvageot une valeur mtaphorique : l'amante conduite se bat littralement contre toute forme d'insincrit et de duperie.

    U n l i v r e a i m e r

    Ce n'est pas la longueur qu'on mesure la valeur d'un livre, crit Robert Brasillach propos de Commentaire en 1933, et [celui de Marcelle Sauvageot] ne dpasse pas quatre-vingts pages. [... ] Tous ceux qui

    N U I T B L A N C H E . I O

  • E C R I V A I N S M C O N N U S D U x x S I C L E

    aiment les courts rcits faits de vrit et de simplicit [... ] aimeront ces pages si pleines, car c'est bien, en effet, tout d'abord, un livre aimer". Voil sans doute le phnomne le plus surprenant propos de l'uvre unique de Marcelle Sauvageot, compte tenu du peu de visibilit dont elle a bnfici : le concert d'loges qui, sans discontinuer, a entour chacune de ses rapparitions en librairie. D'hier ou d'aujourd'hui, les lecteurs vantent d'une seule voix les extraordinaires qualits de lucidit et d'analyse dployes par la jeune femme.

    Les tmoignages de 1933-1934 renseignent davantage sur la rsonance de l'uvre que sur la vie de son auteure. Sans rserve, les premiers commentateurs du texte lui assignent une place de choix au cur de l'histoire littraire. Ainsi Jean Mouton le compare Aurlia : la folie nervalienne et la tuberculose de Marcelle ont ceci en commun qu'elles ont aid les crivains voir clair dans leur propre nuit. Pour l'attention ce qui se trouve en elle, Du Bos rapproche Marcelle Sauvageot de saint Augustin, de Leibniz et du Claudel des Invits l'attention (Positions et propositions II, 1934). Robert Brasillach embrasse plus loin : il insre Marcelle dans la ligne de Marie Bashkirtseff, Katherine Mansfield, Rene Vivien et Mary Webb, quatre figures-cls de la modernit fminine du tournant du sicle, en mme temps qu'il lui reconnat une vertu classique , apparentant son livre la Princesse de Clves, Manon Lescaut, aux uvres de La Bruyre, La Fontaine, Racine. Le livre vaut tout un rayon de bibliothque , selon Jacques de Bourbon Busset, qui compte parmi les visiteurs de la tuberculeuse Hauteville. Pour Paul Valry, le volume tmoigne d'une vie mentale exceptionnelle, singulirement divise contre soi-mme12 , tandis que Paul Claudel s'avoue presque tent de dire que c'est l un des chefs-d'uvre de la plume fminine, s'il n'tait inconvenant d'introduire une ide de littrature dans cette confession d'une fiert clairvoyante et meurtrie13. Clara Malraux n'y a vu nulle inconvenance : Commentaires [sic] aurait d tre une date dans la littrature fminine, crit-elle dans Le bruit de nos pas. Premier livre crit par une femme qui ne soit pas de soumission ; prcis comme un il masculin l'il s'y pose sur l'ami-ennemi, sans servilit. [... ] Livre d'une tristesse sobre, crit devant la mort et devant la faiblesse masculine qui se pare d'autorit, livre de dignit [...]. Tout cela avec une rigueur un peu sche. Admirable14 . L'admiration traversa les frontires : le livre connut aussi de bonnes rsonances dans l'espace germanophone. L'crivain Erich Kstner (1899-1974) en possdait un exemplaire dans la traduction allemande de 1939, Kommentar, dans sa bibliothque d'Oberschwarzach ; l'Autrichien Heimito von Doderer (1896-1966) fit rfrence la femme d'esprit

    (geistreiche), auteure du petit livre Commentaire dans Les Mrovingiens ou la famille totale ( 1962), un roman indit en franais.

    Demain je t'crirai et je ne saurai plus te dire tu , je t'crirai et je ne saurai pas te dire tout ce que je te dis dans mon cur. Toi qui es rest l-bas o l'on vit, peux-tu comprendre que je suis prisonnire ? Je ne sais plus parler. Je suis l hbte et je sens comme une vrit froide et sre que, quand on est ici, rien n'est plus possible : tu ne peux pas continuer m'aimer.

    p. 28.

    Je ne sais pas ce qui s'est pass. Je suis reste tout fait immobile et la chambre a tourn autour de moi. Dans mon ct, l o j'ai mal, peut-tre un peu plus bas, j'ai cru qu'on coupait la chair lentement avec un couteau trs tranchant. La valeur de toute chose a t brusquement transforme. On aurait dit d'un film immobilis dont la partie non encore droule n'aurait prsent que des pellicules sans images ; sur les pellicules dj vues, les personnages restaient figs dans des attitudes de pantins en bois : ils n'avaient plus de sens.

    p. 32.

    Si j'arrivais vous faire sentir cette misre, vous vous hteriez de l'oublier ; et pour vous rassurer, vous diriez ce que tout homme bien portant dit des lieux o l'on souffre : ce n'est pas si terrible qu'on le dit. Je ne vous dirai rien. Mais laissez-moi : vous ne pouvez plus tre avec moi. Laissez-moi souffrir, laissez-moi gurir, laissez-moi seule. Ne croyez pas que m'offrir l'amiti pour remplacer l'amour puisse m'tre un baume ; c'en sera peut-tre un quand je n'aurai plus mal. Mais j'ai mal ; et, quand j'ai mal, je m'loigne sans retourner la tte. Ne me demandez pas de vous regarder par-dessus l'paule et ne m'accompagnez pas de loin. Laissez-moi.

    p. 83-84.

    L a s r n i t d a n s l e d s e n c h a n t e m e n t

    L'intrt proprement littraire redcouvrir ce texte rside autant dans sa modernit que dans son atemporalit. Moderne, Laissez-moi est l'autofiction d'une femme se refusant l'attitude de soumission traditionnellement dvolue au deuxime sexe , n'en dplt Andr Malraux, qui se disputa avec Clara au sujet d'un tel livre de jugement , plein de revendications absurdes15 . Livre crit en dehors des franges du temps , suivant l'avis de Jean Mouton, il traite des rapports de l'tre humain l'amour et la vie travers une prose limpide et resserre, caractrise par l'absence complte d'affectation et de malveillance. L'histoire, s'il en est une, se prsente tout simplement : une jeune femme, de retour au sanatorium, ouvre une

    IM" 9 8 . N U I T B L A N C H E

  • E C R I V A I N S M C O N N U S D U x x S I E C L E

    lettre de cong que vient de lui adresser son amant (ce qui se rvle plus humiliant qu'une lettre de rupture) : le me marie avec une autre... que notre amiti demeure... Les pages suivantes servent de commentaire cette lettre, bien que la rponse s'adresse moins l'autre qu' soi-mme, malgr l'apostrophe maintenue au fil du texte. Pour la narratrice, il ne s'agit pas d'accabler de reproches l'homme qui vient inlgamment de lui faire faux bond, mais de voir clair en elle-mme par-del la souffrance et l'affront ressentis, bref, de sonder une intimit blesse. Marcelle Sauvageot se livre l'analyse d'un amour vcu et perdu, et dresse l'inventaire critique des complaisances et faux-fuyants dont il s'est berc. Les mots les plus simples sont alors bienvenus pour saisir fond le processus de dsamour qui s'est mis en place.

    Il semble ironique que Marcelle Sauvageot n'ait crit qu'un seul livre, et qu'il se soit agi d'une lettre d'adieu imaginaire. La confidentialit qui fut son lot jusqu' tout rcemment semble en voie de changer. Le Nouvel Observateur du 7 octobre 2004 faisait tat de 60 000 exemplaires vendus en France. La pice Commentaire, de Marcelle Sauvageot prendra l'affiche du 10 mai au 4 juin 2005 au Thtre des Bouffes du Nord, Paris, dans une mise en scne de Laetitia Masson mettant en vedette Eisa Zylberstein. Pour le cinma, Isabelle Adjani aurait demand les droits. Bref, un dlaissement de plus de soixante-dix ans semble sur le point de prendre fin. _*_s

    1. Jean Mouton, Visite de la plaine la montagne (annexe) dans Marcelle Sauvageot, Laissez-moi (Commentaire), Phbus, 2004, p. 123.

    2. Ibid., p. 123. 3. Ren Crevel, correspondance indite avec Marcelle Sauvageot,

    cit par Franois Buot, Crevel, Grasset, 1991, p. 35. 4. Charles Du Bos, Avant-propos la deuxime dition de

    l'ouvrage (annexe) dans Marcelle Sauvageot, op. cit., p. 98. 5. Henri Rambaud, cit par Jean Mouton, op. cit., p. 124. 6. Jean-Pierre Sicre, Note de l'diteur dans Marcelle Sauvageot,

    op. cit., p. 9. 7. Henri Gouhier, cit par Jean Mouton, op. cit., p. 121. 8. Jean-Pierre Sicre, op. cit., p. 11.

    9. Nouveau Larousse Universel, article Commentaires , 1948, p. 403a.

    10. Loc. cit. 11. Robert Brasillach, Marcelle Sauvageot , Les quatre jeudis,

    Images d'avant-guerre, Les Sept Couleurs, 1951, p. 434. 12. Paul Valry, cit par Jean-Pierre Sicre, op. cit., p. 16. 13. Paul Claudel, cit par Jean-Pierre Sicre, op. cit., p. 16. 14. Clara Malraux, Le bruit de nos pas, TV, Voici que vient l't,

    Grasset, 1973, p. 283. 15. Ibid., p. 283-284.

    E d i t i o n s d e l ' u v r e d e . M a r c e l l e S a u v a g e o t : Commentaire, 163 exemplaires hors commerce tirs par Ren-Louis

    Doyon sur les presses du typographe Coulouma, 1933 ; Commentaire, avant-propos de Charles Du Bos, La Connaissance, 1934 ; Commentaire, avant-propos de Charles Du Bos, Stock, 1936 ; Commentaire, Pages retrouves, illustrations de Jean Van Noten, ditions de la Mappemonde, 1943 ; Commentaire, Criterion, 1986 ; Commentaire, Rcit d'un amour meurtri, Criterion, 1997 ; Laissez-moi (Commentaire), prcd d'une note de Jean-Pierre Sicre, et suivi de l' Avant-propos la deuxime dition de l'ouvrage par Charles Du Bos et de Visite de la plaine la montagne par Jean Mouton, Phbus, 2004.

    T r a d u c t i o n s : Dejame, traduit en espagnol par Xavier Pmies et Carlos Manzano,

    RBA Libros, La Magrana, 2004 ; Kommentar, avant-propos de Charles Du Bos, traduit en allemand par B. Ulrich Riemerschmidt et Toni Millier, B. Ulrich Riemerschmidt, Berlin, 1939.

    t u d e s e t t m o i g n a g e s : Robert Brasillach, Marcelle Sauvageot (1933), les quatre jeudis,

    Images d'avant-guerre, Les Sept Couleurs, 1951, p. 433-437 ; Charles Du Bos, Journal, IX, avril 1934 -fvrier 1939, La Colombe, 1961 ; Charles Du Bos, Approximations, Fayard, 1965 ; Clara Malraux, Le bruit de nos pas, TV, Voici que vient l't, Grasset, 1973 ; Franois Buot, Crevel, Grasset, 1991.

    C o m p t e s r e n d u s r c e n t s : Patrick Kchichian, Ardente et abandonne , Le monde des livres,

    6 fvrier 2004 ; Jean Jos Marchand, Marcelle Sauvageot, Laissez-moi (Commentaire) , La Quinzaine littraire, n" 871 (16-29 fvrier 2004), p. 21 ; Clmence Boulouque, Fiance la mort , Lire, mars 2004 ; Alexandra Lemasson, Succs posthume , Le magazine littraire, n" 432 (juin 2004), p. 13.

    c r i v a i n s m c o n n u s d u XXe s i c l e

    Georges Navel (1904-1993) par Bruno Curatolo Georges Navel est n le 30 octobre 1904 ; il est mort le 1er novembre 1993. [...]

    Si son uvre lui a valu l'estime des crivains les plus significatifs des annes cinquante et soixante, elle est dsormais relgue dans un purgatoire dont il conviendrait

    de la faire sortir une fois pour toutes.

    para t re dans le numro 99 de Nuit blanche, en l ib ra i r ie le 1 e r ju i l le t 2005.

    9 8 . N U I T B L A N C H E