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« Tragédie
d’une femme
mariée »
Récit tiré de
La Princesse de Clèves de
Madame de Lafa yette
1678
I – Chronique de la cour d’Henri II
1. La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en
France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne
de Henri II. Ce prince était galant, bien fait, et amoureux.
Quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de
Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n’en
était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages
moins éclatants.
Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices
du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations.
C’était tous les jours des parties de chasse et de paume, des
ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements. Les couleurs et les chiffres
de madame de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les
ajustements que pouvait avoir mademoiselle de la Marck, sa
petite-fille, qui était alors à marier.
La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse
était belle, quoiqu’elle eût passé la première jeunesse. Elle
aimait la grandeur, la magnificence, et les plaisirs. Le roi l’avait
épousée lorsqu’il était encore duc d’Orléans, et qu’il avait pour
aîné le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance
et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place
du roi François Ier, son père.
L’humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une
grande douceur à régner. Il semblait qu’elle souffrît sans peine
l’attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle
n’en témoignait aucune jalousie. Mais elle avait une si profonde
dissimulation, qu’il était difficile de juger de ses sentiments ; et
la politique l’obligeait d’approcher cette duchesse de sa
personne, afin d’en approcher aussi le roi. Ce prince aimait le
commerce des femmes, même de celles dont il n’était pas
amoureux. Il demeurait tous les jours chez la reine à l’heure du
cercle, où tout ce qu’il y avait de plus beau et de mieux fait de
l’un et de l’autre sexe ne manquait pas de se trouver.
2. Jamais cour n’a eu tant de belles personnes et d’hommes admirablement bien faits ;
et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les
plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Madame Élisabeth de France, qui fut
depuis reine d’Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant, et cette
incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d’Écosse, qui venait
d’épouser M. le dauphin, et qu’on appelait la Reine
Dauphine, était une personne parfaite pour l’esprit et pour le
corps. Elle avait été élevée à la cour de France, elle en avait
pris toute la politesse ; et elle était née avec tant de
dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa
grande jeunesse, elle les aimait et s’y connaissait mieux que
personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, sœur du roi,
aimaient aussi les vers, la comédie, et la musique. Le goût
que le roi François Ier avait eu pour la poésie et pour les
lettres régnait encore en France ; et le roi, son fils, aimant les
exercices du corps, tous les plaisirs étaient à la cour. Mais ce qui rendait cette cour belle et
majestueuse, était le nombre infini de princes et de grands seigneurs d’un mérite
extraordinaire. Ceux que je vais nommer étaient, en des manières différentes, l’ornement et
l’admiration de leur siècle.
3. Le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre et par les grands emplois
qu’il avait eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour. Il avait trois
fils parfaitement bien faits. Le second, qu’on appelait le prince de Clèves, était digne de
soutenir la gloire de son nom. Il était brave et magnifique, et il avait une prudence qui ne se
trouve guère avec la jeunesse. Le vidame de Chartres, descendu de cette ancienne maison
de Vendôme, dont les princes du sang n’ont point dédaigné de porter le nom, était
également distingué dans la guerre et dans la galanterie. Il était beau, de bonne mine,
vaillant, hardi, libéral. Toutes ces bonnes qualités étaient vives et éclatantes. Enfin il était
seul digne d’être comparé au duc de Nemours, si quelqu’un lui eût pu être comparable.
4. Mais ce prince était un chef-d’œuvre de la nature ;
ce qu’il avait de moins admirable était d’être l’homme du
monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-
dessus des autres, était une valeur incomparable, et un
agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses
actions, que l’on n’a jamais vu qu’à lui seul. Il avait un
enjouement qui plaisait également aux hommes et aux
femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses
exercices, une manière de s’habiller qui était toujours
suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin
un air dans toute sa personne qui faisait qu’on ne pouvait
regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n’y
avait aucune dame, dans la cour, dont la gloire n’eût été flattée de le voir attaché à elle. Peu
de celles à qui il s’était attaché se pouvaient vanter de lui avoir résisté. Et même plusieurs à
qui il n’avait point témoigné de passion n’avaient pas laissé d’en avoir pour lui. Il avait tant
de douceur et tant de disposition à la galanterie, qu’il ne pouvait refuser quelques soins à
celles qui tâchaient de lui plaire. Ainsi il avait plusieurs maîtresses, mais il était difficile de
deviner celle qu’il aimait véritablement. Il allait souvent chez la reine dauphine. La beauté de
cette princesse, sa douceur, le soin qu’elle avait de plaire à tout le monde, et l’estime
particulière qu’elle témoignait à ce prince, avaient souvent donné lieu de croire qu’il levait
les yeux jusqu’à elle.
II – Mlle de Chartres
M. de Nemours part en Flandres pour préparer son futur
mariage avec Elizabeth d’Angleterre, qui s’intéresse à lui
du fait de sa réputation.
1. Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les
yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une
beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans
un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles
personnes. Elle était de la même maison que le vidame
de Chartres, et une des plus grandes héritières de
France. Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous
la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le
bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après
avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années
sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait
donné ses soins à l’éducation de sa fille. Mais elle ne
travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa
beauté. Elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des
mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes
pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée. Elle faisait souvent à
sa fille des peintures de l’amour. Elle lui montrait ce qu’il a d’agréable, pour la persuader
plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux. Elle lui contait le peu de sincérité
des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les
engagements. Et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une
honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait
de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de
conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de
s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en
être aimée.
2. Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en France ; et quoiqu’elle
fût dans une extrême jeunesse, l’on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de
Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille. La
voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu’elle arriva, le vidame
alla au-devant d’elle. Il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en
fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un
éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle. Tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa
personne étaient pleins de grâce et de charmes.
III - Le marchand de pierreries
Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui
en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s’était
tellement enrichi dans son trafic, que sa maison paraissait plutôt celle d’un grand seigneur
que d’un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva. Il fut tellement surpris
de sa beauté, qu’il ne put cacher sa surprise ; et mademoiselle de Chartres ne put
s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avait donné. Elle se remit
néanmoins, sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince que celle que la
civilité lui devait donner pour un homme tel qu’il paraissait. M. de Clèves la regardait avec
admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait
point. Il voyait bien, par son air et par tout ce qui était à sa suite, qu’elle devait être d’une
grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c’était une fille. Mais, ne lui voyant point de
mère, et l’Italien, qui ne la connaissait point, l’appelant madame, il ne savait que penser, et il
la regardait toujours avec étonnement. Il s’aperçut que ses regards l’embarrassaient, contre
l’ordinaire des jeunes personnes, qui voient toujours avec plaisir l’effet de leur beauté. Il lui
parut même qu’il était cause qu’elle avait de l’impatience de s’en aller, et en effet elle sortit
assez promptement. M. de Clèves se consola de la perdre de vue, dans l’espérance de savoir
qui elle était. Mais il fut bien surpris quand il sut qu’on ne la connaissait point. Il demeura si
touché de sa beauté et de l’air modeste qu’il avait remarqué dans ses actions, qu’on peut
dire qu’il conçut pour elle, dès ce moment, une passion et une estime extraordinaires
IV – Deux êtres faits l’un pour l’autre
Mlle de Chartres a épousé le prince de Clèves. C’est alors que M. de Nemours, le plus bel
homme du royaume, revient d’une ambassade à Londres pour assister à un mariage princier.
1. M. de Nemours arriva la veille des fiançailles. Il alla chez les reines. Madame de
Clèves n’y était pas, de sorte qu’elle ne le vit point, et ne sut pas même qu’il fût arrivé. Elle
avait ouï parler de ce prince à tout le monde, comme de ce qu’il y avait de mieux fait et de
plus agréable à la cour ; et surtout madame la Dauphine le lui avait dépeint d’une sorte, et
lui en avait parlé tant de fois, qu’elle lui avait donné de la curiosité, et même de l’impatience
de le voir.
2. Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal
et au festin royal qui se faisaient au Louvre. Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa
parure. Le bal commença ; et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand
bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu’un qui entrait et à qui on faisait place.
Madame de Clèves acheva de danser ; et, pendant qu’elle cherchait des yeux quelqu’un
qu’elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna, et
vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-
dessus quelque siège pour arriver où l’on dansait. Ce prince était fait d’une sorte qu’il était
difficile de n’être pas surprise de le voir, quand on ne l’avait jamais vu. Surtout ce soir-là, où
le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne.
Mais il était difficile aussi de voir madame de Clèves pour la première fois sans avoir un
grand étonnement.
3. M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que, lorsqu’il fut proche d’elle, et
qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration.
Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et
les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de
singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent
fini, sans leur donner le loisir de parler à personne, et leur demandèrent s’ils n’avaient pas
bien envie de savoir qui ils étaient, et s’ils ne s’en doutaient point.
« Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n’ai pas d’incertitude. Mais, comme
madame de Clèves n’a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j’ai pour
la reconnaître, je voudrais bien que votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.
— Je crois, dit madame la dauphine, qu’elle le sait aussi bien que vous savez le sien.
— Je vous assure, madame, reprit madame de Clèves, qui paraissait un peu
embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez.
— Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine ; et il y a même quelque
chose d’obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le
connaissez sans l’avoir jamais vu. »
La reine les interrompit pour faire continuer le bal. M. de Nemours prit la reine
dauphine. Cette princesse était d’une parfaite beauté, et avait paru telle aux yeux de M. de
Nemours avant qu’il allât en Flandres. Mais, de tout le soir, il ne put admirer que madame de
Clèves.
V - Le portrait volé
La mère de la Princesse, Mme de Chartres, meurt, lui conseillant de ne pas céder à ces
sentiments, qui ne la rendront pas heureuse. Mme de Clèves s’éloigne donc de la cour dans
sa maison de Coulommiers. Mais à son retour, elle doit retrouver M. de Nemours.
1. La reine dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de
la cour, pour les envoyer à la reine sa mère. Elle demanda à M. de Clèves un petit portrait
qu’il avait de sa femme, pour le voir auprès de celui que l’on achevait. Tout le monde dit son
sentiment de l’un et de l’autre, et madame de Clèves ordonna au peintre de raccommoder
quelque chose à la coiffure de celui que l’on venait d’apporter. Le peintre, pour lui obéir, ôta
le portrait de la boîte où il était ; et, après y avoir travaillé, il le remit sur la table.
2. Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de madame de
Clèves. Lorsqu’il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à
un mari qu’il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient
dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre.
3. Madame la dauphine était assise sur
le lit, et parlait bas à madame de Clèves,
qui était debout devant elle. Madame de
Clèves aperçut, par un des rideaux qui
n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours, le
dos contre la table qui était au pied du lit ;
et elle vit que, sans tourner la tête, il
prenait adroitement quelque chose sur
cette table. Elle n’eut pas de peine à
deviner que c’était son portrait, et elle en
fut si troublée que madame la dauphine
remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui
demanda tout haut ce qu’elle regardait. M.
de Nemours se tourna à ces paroles. Il
rencontra les yeux de madame de Clèves
qui étaient encore attachés sur lui, et il
pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle
eût vu ce qu’il venait de faire.
4. Madame de Clèves n’était pas peu embarrassée. La raison voulait qu’elle demandât
son portrait. Mais en le demandant publiquement, c’était apprendre à tout le monde les
sentiments que ce prince avait pour elle ; et, en le lui demandant en particulier, c’était quasi
l’engager à lui parler de sa passion. Enfin, elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser, et elle fut
bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui
faisait. M. de Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause,
s’approcha d’elle et lui dit tout bas : « Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté,
madame, de me laisser croire que vous l’ignorez, je n’ose vous en demander davantage. » Et
il se retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse.
5. Madame la dauphine sortit pour s’aller promener, suivie de toutes les dames, et M.
de Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant soutenir en public la joie d’avoir un
portrait de madame de Clèves. Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus
agréable. Il aimait la plus aimable personne de la cour. Il s’en faisait aimer malgré elle, et il
voyait dans toutes ses actions cette sorte de trouble et d’embarras que cause l’amour dans
l’innocence de la première jeunesse.
6. Le soir, on chercha ce portrait avec beaucoup de soin. Comme on trouvait la boîte où
il devait être, l’on ne soupçonna point qu’il eût été dérobé, et l’on crut qu’il était tombé par
hasard. M. de Clèves était affligé de cette perte ; et, après qu’on eut encore cherché
inutilement, il dit à sa femme, mais d’une manière qui faisait voir qu’il ne le pensait pas,
qu’elle avait sans doute quelque amant caché à qui elle avait donné ce portrait, ou qui l’avait
dérobé, et qu’un autre qu’un amant ne se serait pas contenté de la peinture sans la boîte.
7. Ces paroles, quoique dites en riant, firent une vive impression dans l’esprit de
madame de Clèves. Elles lui donnèrent des remords. Elle fit réflexion à la violence de
l’inclination qui l’entraînait vers M. de Nemours. Elle trouva qu’elle n’était plus maîtresse de
ses paroles et de son visage.
IV – Un aveu extraordinaire
Forcée par les circonstances de fréquenter de plus en plus M. de Nemours, la Princesse
s’éloigne à nouveau. M. de Nemours la rejoint.
1. M. de Nemours avait eu bien de la douleur de n’avoir point revu madame de Clèves
depuis cette après-dînée qu’il avait passée avec elle si agréablement, et qui avait augmenté
ses espérances. Il avait une impatience de la revoir qui ne lui donnait point de repos, de
sorte que, quand le roi revint à Paris, il résolut d’aller chez sa sœur, la duchesse de Mercœur,
qui était à la campagne, assez près de Coulommiers. Il proposa au vidame d’y aller avec lui,
qui accepta aisément cette proposition, et M. de Nemours la fit dans l’espérance de voir
madame de Clèves, et d’aller chez elle avec le vidame.
2. Madame de Mercœur les reçut avec beaucoup de joie, et ne pensa qu’à les divertir et
à leur donner tous les plaisirs de la campagne. Comme ils étaient à la chasse à courir le cerf,
M. de Nemours s’égara dans la forêt. En s’enquérant du chemin qu’il devait tenir pour s’en
retourner, il sut qu’il était proche de Coulommiers. À ce mot de Coulommiers, sans faire
aucune réflexion, et sans savoir quel était son dessein, il alla à toute bride du côté qu’on le
lui montrait. Il arriva dans la forêt, et se laissa conduire au hasard par des routes faites avec
soin, qu’il jugea bien qui conduisaient vers le château. Il trouva, au bout de ces routes, un
pavillon dont le dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l’un était
ouvert sur un jardin de fleurs qui n’était séparé de la forêt que par des palissades, et le
second donnait sur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon ; et il se serait arrêté à
en regarder la beauté, sans qu’il vit venir par cette allée du parc, monsieur et madame de
Clèves, accompagnés d’un grand nombre de domestiques. Comme il ne s’était pas attendu à
trouver M. de Clèves, qu’il avait laissé auprès du roi, son premier mouvement le porta à se
cacher. Il entra dans le cabinet qui donnait sur le jardin de fleurs, dans la pensée d’en
ressortir par une porte qui était ouverte sur la forêt. Mais, voyant que madame de Clèves et
son mari s’étaient assis sous le pavillon, que leurs domestiques demeuraient dans le parc, et
qu’ils ne pouvaient venir à lui sans passer dans le lieu où étaient monsieur et madame de
Clèves, il ne put se refuser le plaisir de voir cette princesse, ni résister à la curiosité d’écouter
la conversation avec un mari qui lui donnait plus de jalousie qu’aucun de ses rivaux.
3. Il entendit que M. de Clèves disait à sa femme : « Mais pourquoi ne voulez-vous point
revenir à Paris ? Qui vous peut retenir à la campagne ? Vous avez depuis quelque temps un
goût pour la solitude, qui m’étonne et qui m’afflige, parce qu’il nous sépare. Je vous trouve
même plus triste que de coutume, et je crains que vous n’ayez quelque sujet d’affliction.
— Je n’ai rien de fâcheux dans l’esprit, répondit-elle, avec un air embarrassé ; mais le
tumulte de la cour est si grand, et il y a toujours un si grand monde chez vous, qu’il est
impossible que le corps et l’esprit ne se lassent, et que l’on ne cherche du repos.
— Le repos, répliqua-t-il, n’est guère propre pour une personne de votre âge. Vous
êtes, chez vous et dans la cour, d’une sorte à ne vous pas donner de lassitude, et je
craindrais plutôt que vous ne fussiez bien aise d’être séparée de moi.
— Vous me feriez une grande injustice d’avoir cette pensée, reprit-elle avec un
embarras qui augmentait toujours ; mais je vous supplie de me laisser ici. Si vous y pouviez
demeurer j’en aurais beaucoup de joie, pourvu que vous y demeurassiez seul, et que vous
voulussiez bien n’y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent quasi jamais.
— Ah ! madame ! s’écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous
avez des raisons pour souhaiter d’être seule, que je ne sais point, et je vous conjure de me
les dire. »
Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger ; et, après qu’elle se
fut défendue d’une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura
dans un profond silence, les yeux baissés. Puis, tout d’un coup, prenant la parole et le
regardant : « Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n’ai pas la
force de vous avouer, quoique j’en aye eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la
prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure
exposée au milieu de la cour.
— Que me faites-vous envisager, madame, s’écria M. de Clèves ! je n’oserais vous le
dire de peur de vous offenser. »
Madame de Clèves ne répondit point ; et son silence achevant de confirmer son mari
dans ce qu’il avait pensé : « Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne me
trompe pas.
— Hé bien ! monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un
aveu que l’on n’a jamais fait à son mari. Mais l’innocence de ma conduite et de mes
intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que
je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais
donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me
laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore madame de Chartres pour
aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec
joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des
sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez
que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que
l’on en a jamais eu. Conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore si vous pouvez. »
4. M. de Clèves était demeuré, pendant
tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains,
hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire
relever sa femme. Quand elle eut cessé de
parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à
ses genoux, le visage couvert de larmes, et
d’une beauté si admirable, il pensa mourir de
douleur, et l’embrassant en la relevant : « Ayez
pitié de moi, vous-même, madame, lui dit-il,
j’en suis digne, et pardonnez si, dans les
premiers moments d’une affliction aussi
violente qu’est la mienne, je ne réponds pas
comme je dois à un procédé comme le vôtre.
Vous me paraissez plus digne d’estime et
d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de
femmes au monde. Mais aussi je me trouve le
plus malheureux homme qui ait jamais été.
Vous m’avez donné de la passion dès le premier
moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et
votre possession n’ont pu l’éteindre. Elle dure
encore. Je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir
pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ?
depuis quand vous plaît-il ? qu’a-t-il fait pour vous plaire ? quel chemin a-t-il trouvé pour
aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché, par la
pensée qu’il était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout
ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant. Mais il est impossible d’avoir celle d’un
mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté
entière. Il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez
pour moi sont d’un prix infini. Vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet
aveu. Vous avez raison, madame, je n’en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins.
Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait
donnée à son mari. Mais, madame, achevez, et apprenez-moi qui est celui que vous voulez
éviter.
— Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle. Je suis résolue de ne vous
le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme. Ne craignez point,
madame, reprit M. de Clèves. Je connais trop le monde, pour ignorer que la considération
d’un mari n’empêche pas que l’on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le
sont, et non pas s’en plaindre ; et, encore une fois, madame, je vous conjure de m’apprendre
ce que j’ai envie de savoir. Vous m’en presseriez inutilement, répliqua-t-elle. J’ai de la force
pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L’aveu que je vous ai fait n’a pas été par
faiblesse ; et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la
cacher. »
5. M. de Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation ; et ce que venait de
dire madame de Clèves ne lui donnait guère moins de jalousie qu’à son mari. Il était si
éperdument amoureux d’elle, qu’il croyait que tout le monde avait les mêmes sentiments. Il
était véritable aussi qu’il avait plusieurs rivaux. Mais il s’en imaginait encore davantage, et
son esprit s’égarait à chercher celui dont madame de Clèves voulait parler. Il avait cru bien
des fois qu’il ne lui était pas désagréable, et il avait fait ce jugement sur des choses qui lui
parurent si légères dans ce moment, qu’il ne put s’imaginer qu’il eût donné une passion qui
devait être bien violente pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il était si
transporté qu’il ne savait quasi ce qu’il voyait, et il ne pouvait pardonner à M. de Clèves de
ne pas assez presser sa femme de lui dire ce nom qu’elle lui cachait.
6. M. de Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour le savoir ; et, après qu’il l’en eut
pressée inutilement : « Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de ma
sincérité. Ne m’en demandez pas davantage, et ne me donnez point lieu de me repentir de
ce que je viens de faire. Contentez-vous de l’assurance que je vous donne encore qu’aucune
de mes actions n’a fait paraître mes sentiments, et que l’on ne m’a jamais rien dit dont j’aie
pu m’offenser.
— Ah ! madame, reprit tout d’un coup M. de Clèves, je ne vous saurais croire. Je me
souviens de l’embarras où vous fûtes le jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné,
madame, vous avez donné ce portrait qui m’était si cher, et qui m’appartenait si
légitimement. Vous n’avez pu cacher vos sentiments. Vous aimez, on le sait. Votre vertu
vous a, jusqu’ici, garantie du reste.
— Est-il possible, s’écria cette princesse, que vous puissiez penser qu’il y ait quelque
déguisement dans un aveu comme le mien, qu’aucune raison ne m’obligeait à vous faire !
Fiez-vous à mes paroles : c’est par un assez grand prix que j’achète la confiance que je vous
demande. Croyez, je vous en conjure, que je n’ai point donné mon portrait. Il est vrai que je
le vis prendre, mais je ne voulus pas faire paraître que je le voyais, de peur de m’exposer à
me faire dire des choses que l’on ne m’a encore osé dire.
— Par où vous a-t-on donc fait voir qu’on vous aimait, reprit M. de Clèves, et quelles
marques de passion vous a-t-on données ?
— Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails qui me font honte à
moi-même de les avoir remarqués, et qui ne m’ont que trop persuadée de ma faiblesse.
Vous avez raison, madame, reprit-il, je suis injuste. Refusez-moi toutes les fois que je vous
demanderai de pareilles choses. Mais ne vous offensez pourtant pas si je vous les
demande. »
7. Dans ce moment, plusieurs de leurs gens, qui étaient demeurés dans les allées,
vinrent avertir M. de Clèves, qu’un gentilhomme venait le chercher de la part du roi, pour lui
ordonner de se trouver le soir à Paris. M. de Clèves fut contraint de s’en aller, et il ne put
rien dire à sa femme, sinon qu’il la suppliait de venir le lendemain, et qu’il la conjurait de
croire que, quoiqu’il fût affligé, il avait pour elle une tendresse et une estime dont elle devait
être satisfaite.
8. Lorsque ce prince fut parti, que madame de Clèves demeura seule, qu’elle regarda ce
qu’elle venait de faire, elle en fut si épouvantée, qu’à peine put-elle s’imaginer que ce fût
une vérité. Elle trouva qu’elle s’était ôté elle-même le cœur et l’estime de son mari, et
qu’elle s’était creusé un abîme dont elle ne sortirait jamais. Elle se demandait pourquoi elle
avait fait une chose si hasardeuse, et elle trouvait qu’elle s’y était engagée sans en avoir
presque eu le dessein. La singularité d’un pareil aveu, dont elle ne trouvait point d’exemple,
lui en faisait voir tout le péril.
9. Mais, quand elle venait à penser que ce remède, quelque violent qu’il fût, était le
seul qui la pouvait défendre contre M. de Nemours, elle trouvait qu’elle ne devait point se
repentir, et qu’elle n’avait point trop hasardé. Elle passa toute la nuit, pleine d’incertitude,
de trouble et de crainte. Mais enfin le calme revint dans son esprit. Elle trouva même de la
douceur à avoir donné ce témoignage de fidélité à un mari qui le méritait si bien, qui avait
tant d’estime et tant d’amitié pour elle, et qui venait de lui en donner encore des marques
par la manière dont il avait reçu ce qu’elle lui avait avoué.
10. Cependant M. de Nemours était sorti du lieu où il avait entendu une conversation
qui le touchait si sensiblement, et s’était enfoncé dans la forêt. Ce qu’avait dit madame de
Clèves de son portrait lui avait redonné la vie, en lui faisant connaître que c’était lui qu’elle
ne haïssait pas. Il s’abandonna d’abord à cette joie. Mais elle ne fut pas longue, quand il fit
réflexion que la même chose qui lui venait d’apprendre qu’il avait touché le cœur de
madame de Clèves, le devait persuader aussi qu’il n’en recevrait jamais nulle marque, et
qu’il était impossible d’engager une personne qui avait recours à un remède si
extraordinaire. Il sentit pourtant un plaisir sensible de l’avoir réduite à cette extrémité. Il
trouva de la gloire à s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe.
Enfin, il se trouva cent fois heureux et malheureux tout ensemble. La nuit le surprit dans la
forêt, et il eut beaucoup de peine à retrouver le chemin de chez madame de Mercœur. Il y
arriva à la pointe du jour. Il fut assez embarrassé de rendre compte de ce qui l’avait retenu. Il
s’en démêla le mieux qu’il lui fut possible, et revint ce jour même à Paris avec le vidame.
V - La retraite
Nemours avoue à demi-mot qu’il a vu cette extraordinaire scène. La nouvelle se répand. M.
de Clèves l’apprend et ne peut comprendre comment son malheur est devenu public. Déjà
affaibli par son désespoir, il tombe malade et meurt. Mme de Clèves se retire définitivement.
1. Elle se retira, sur le prétexte de changer d’air, dans une maison religieuse, sans faire
paraître un dessein arrêté de renoncer à la cour.
2. À la première nouvelle qu’en eut M. de Nemours, il sentit le poids de cette retraite,
et il en vit l’importance. Il crut, dans ce moment, qu’il n’avait plus rien à espérer. La perte de
ses espérances ne l’empêcha pas de mettre tout en usage pour faire revenir madame de
Clèves. Il fit écrire la reine, il fit écrire le vidame, il l’y fit aller. Mais tout fut inutile. Le vidame
la vit. Elle ne lui dit point qu’elle eût pris de résolution. Il jugea néanmoins qu’elle ne
reviendrait jamais. Enfin, M. de Nemours y alla lui-même, sur le prétexte d’aller à des bains.
Elle fut extrêmement troublée et surprise d’apprendre sa venue. Elle lui fit dire par une
personne de mérite qu’elle aimait, et qu’elle avait alors auprès d’elle, qu’elle le priait de ne
pas trouver étrange si elle ne s’exposait point au péril de le voir, et de détruire par sa
présence, des sentiments qu’elle devait conserver ; qu’elle voulait bien qu’il sût, qu’ayant
trouvé que son devoir et son repos s’opposaient au penchant qu’elle avait d’être à lui, les
autres choses du monde lui avaient paru si indifférentes qu’elle y avait renoncé pour jamais ;
qu’elle ne pensait plus qu’à celles de l’autre vie, et qu’il ne lui restait aucun sentiment que le
désir de le voir dans les mêmes dispositions où elle était.
3. M. de Nemours pensa expirer de douleur en présence de celle qui lui parlait. Il la pria
vingt fois de retourner à madame de Clèves, afin de faire en sorte qu’il la vît. Mais cette
personne lui dit que madame de Clèves lui avait non seulement défendu de lui aller redire
aucune chose de sa part, mais même de lui rendre compte de leur conversation. Il fallut
enfin que ce prince repartît, aussi accablé de douleur que le pouvait être un homme qui
perdait toutes sortes d’espérances de revoir jamais une personne qu’il aimait d’une passion
la plus violente, la plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été. Néanmoins il ne se
rebuta point encore, et il fit tout ce qu’il put imaginer de capable de la faire changer de
dessein. Enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa
douleur et éteignirent sa passion. Madame de Clèves vécut d’une sorte qui ne laissa pas
d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle passait une partie de l’année dans cette maison
religieuse, et l’autre chez elle. Mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes
que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples
de vertu inimitables.