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LA SOIF DE BONHEUR Mario Proulx avec Christophe ANDRÉ Frédérique BEDOS Robert BÉLIVEAU Christian BOBIN Louise BRISSETTE Pascal BRUCKNER Rose-Marie CHAREST Boris CYRULNIK Albert JACQUARD Alexandre JARDIN Sonia LUPIEN Serge MARQUIS Chantal PETITCLERC Pierre-Marc TREMBLAY Theodore ZELDIN Extrait de la publication

Mario Proulx LA SOIF DE BONHEUR… · Le bonheur, dit-il, « n’est pas un domestique qui arrive quand on siffle, ou un chien qui se couche à nos pieds. Il ressort de l’ordre

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LA SOIF DE BONHEUR

Mario Proulxavec

Christophe ANDRÉ

Frédérique BEDOS

Robert BÉLIVEAU

Christian BOBIN

Louise BRISSETTE

Pascal BRUCKNER

Rose-Marie CHAREST

Boris CYRULNIK

Albert JACQUARD

Alexandre JARDIN

Sonia LUPIEN

Serge MARQUIS

Chantal PETITCLERC

Pierre-Marc TREMBLAY

Theodore ZELDIN

Qu’est-ce qui compte le plus : rechercher à tout prix le bonheur ou simplement vivre le plus intensément possible ? Et si la possibilité d’être heureux n’existait pas, quelles seraient les aspirations que nous devrions cultiver : la liberté, le plaisir, lagaieté, la passion ? C’est à ces questions, entre autres, que Mario PROULX, en collaboration avec Eugénie FRANCŒUR, a tenté de répondre dans cette grande enquête qu’il a menée sur deux continents.

Médecins, philosophes, journalistes, auteurs, scientifiques, psychiatres et artistes réfléchissent et témoignent sur des sujets aussi variés que l’engagement, la famille, l’individualisme, l’amour, la globalisation, l’influence des médias sociaux et les relations au travail. Bien d’autres réalités, nécessaires au bonheur, sont aussi abordées dans ce livre, par exemple : l’art, la poésie, l’inattendu, l’émerveillement, ou encore le pardon et la gratitude.

Ce livre s’adresse à nous tous qui éprouvons au quotidien des joies et des peines, et qui, en tant que membre de la société, vivons notre lot de succès et de revers. Ces quinze entrevues nous invitent à nous ouvrir au monde et aux autres, tout en cultivant notre part de bonheur.

Avec les collaborations de Christophe ANDRÉ, Frédérique BEDOS, Robert BÉLIVEAU, Christian BOBIN, Louise BRISSETTE, Pascal BRUCKNER, Rose-Marie CHAREST, Boris CYRULNIK, Albert JACQUARD, Alexandre JARDIN, Sonia LUPIEN, Serge MARQUIS, Chantal PETITCLERC, Pierre-Marc TREMBLAY et Theodore ZELDIN.

Mario Proulx est journaliste, animateur et interviewer. Depuis plusieurs années, il réalise des documentaires à la radio de Radio-Canada. Il œuvre depuis plus de trente-cinq ans sur la scène des arts et de la communication. Ses qualités humaines et professionnelles en font un observateur privilégié de la culture contemporaine. Il a dirigé la publication des collectifs La planète des hommes (Bayard Canada, 2005), Vivre autrement (Bayard Canada, 2008), Vivre jusqu’au bout (Bayard Canada, 2010) et Une enfance pour la vie (Bayard Canada, 2011).

Eugénie Francœur est journaliste indépendante et consultante en santé intégrée. Elle a entre autres travaillé pour la Société Radio-Canada et la CBC. En plus de la poursuite de ses propres projets, dont un documentaire sur les sectes dans le monde, elle a réalisé certaines entrevues de cet ouvrage.

Pour accéder aux émissions intégrales et trouver du contenu supplémentaire, visitez le blogue radio-canada.ca/bonheur.

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Sous la direction de

Mario Proulxavec la collaboration d’Eugénie Francœur

Christophe ANDRÉ, Frédérique BEDOS, Robert BÉLIVEAU, Christian BOBIN, Louise BRISSETTE, Pascal BRUCKNER, Rose-Marie CHAREST, Boris CYRULNIK, Albert JACQUARD, Alexandre JARDIN, Sonia LUPIEN, Serge MARQUIS, Chantal PETITCLERC, Pierre-Marc TREMBLAY, Theodore ZELDIN

LA SOIF DE BONHEUR

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© Société Radio-Canada et Bayard Canada Livres inc., sous licence, pour la présente édition, 2012

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Vedette principale au titre :

La soif de bonheur

Comprend des réf. bibliogr.

Publ. en collab. avec: Radio-Canada, Première chaîne.

ISBN 978-2-89579-448-6

1. Bonheur. 2. Engagement. 3. Vie – Philosophie. 4. Altruisme. 5. Amour. I. Proulx, Mario. II. Société Radio-Canada. Première chaîne.

BF575.H27S64 2012 152.4’2 C2012-940552-3

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2012 Bibliothèque et Archives Canada, 2012

Direction de l’édition : Yvon Métras Révision : Lise Lachance, Marie Juranville Mise en pages : Danielle Dugal Couverture : Quatre-Quarts Photo de la couverture : © Getty Images

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour des activités de développement de notre entreprise.

Bayard Canada Livres inc. remercie le Conseil des Arts du Canada du soutien accordé à son programme d’édition dans le cadre du Programme des subventions globales aux éditeurs.

Cet ouvrage a été publié avec le soutien de la SODEC. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

Bayard Canada Livres 4475, rue Frontenac, Montréal (Québec) H2H 2S2 Téléphone : 514 844-2111 ou 1 866 844-2111 [email protected] bayardlivres.ca

Imprimé au Canada

978-2-89579-889-7

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La soif de bonheur – Préface

Préface

Qu’est-ce qui compte le plus, rechercher à tout prix le bonheur ou simplement vivre le plus intensément possible ? Et si le bonheur n’était pas un objectif réaliste, quelles seraient les aspirations que nous devrions cultiver : la liberté, le plaisir, la gaieté, la passion ? Mais vivre ses passions, c’est accepter les cycles de détresse et d’enchantement. Le bonheur n’est peut-être que cela au fond : vivre pleinement ce que l’on a à vivre, découvrir la personne que l’on est, « avoir une vie qui nous res semble », comme l’exprime si bien la psychologue Rose-Marie Charest, intégrer dans sa vie extérieure le travail, les valeurs et les ambitions que l’on porte à l’intérieur de soi. Pour elle, l’engagement constitue l’un des principaux ingrédients du bonheur, parce que la grande angoisse de l’être humain, c’est sa finalité. Aller vers les autres et s’engager dans un projet, créer quelque chose, c’est investir dans plus grand que soi et laisser des traces de notre passage, au-delà de notre propre vie. Dans l’immédiat, c’est aussi dépasser nos limites.

Cette idée de l’engagement est aussi défendue depuis toujours par le grand humaniste Albert Jacquard. Pour lui, « le bonheur se vit forcé-ment à plusieurs, à sept milliards, tous ensemble, c’est cela qu’il faut essayer de développer ». Quelle erreur, dit-il, de lutter toute une vie pour développer un bonheur personnel qui va s’évanouir ! Il ne faut pas essayer d’être heureux soi-même, il faut participer à la re cherche du bonheur collectif. L’égoïsme de « mon petit bonheur » ne sera jamais du bonheur, mais simplement une accumulation de satis-factions. À l’heure de la mondialisation et de l’écart croissant entre riches et pauvres, ce discours, en apparence utopiste, entre fortement en résonance avec celui des Indignés de Wall Street et de tous ceux qui aspirent à une plus grande fraternité humaine. Un autre grand sage,

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La soif de bonheur – Préface

l’historien britannique Theodore Zeldin, nous invite à nous rendre utiles. Nous avons, dit-il, soixante-dix, quatre-vingts, cent ans à vivre, « allons-nous nous contenter d’être des touristes de passage ? »

Il y a toutes sortes de formes d’engagement. Former un couple et créer une famille en est une. Vous trouverez dans ce livre deux témoignages particulièrement remarquables sur l’engagement familial. La jour-naliste française Frédérique Bedos raconte l’histoire de sa famille constituée de dix-huit enfants, dont dix-sept ont été adoptés. Les parents Bedos ne pouvaient tout simplement pas vivre avec l’idée que certains enfants, trop foncés de peau, trop blessés, trop vieux ou trop handicapés ne puissent trouver de familles d’adoption. Elle raconte la touchante histoire de Pierre-Vincent, né sans bras ni jambes, adopté à l’âge de deux ans et demi, un enfant qu’elle n’a jamais entendu se plaindre : « Mon petit frère, il a le bonheur sur le visage. » Il est devenu champion de France au tir à la carabine aux Jeux paralympiques ! Elle décrit ses parents comme des créateurs de bonheur. Pour elle, « le secret du bonheur, ce n’est que ça : partager de l’amour. Et si on essaie de développer cela, on va vraiment voir le monde changer ».

Il y a, près de Québec, une famille semblable, tout à fait remarquable, fondée par une physiothérapeute et travailleuse humanitaire, Louise Brissette. Elle est mère adoptive de vingt-sept enfants, tous nés avec des déficiences physiques ou mentales. « La vie, c’est très simple, dit-elle, quoi attendre de plus que le bonheur des enfants ? On est heureux parce qu’on est ensemble. » On découvre qui on est, dit-elle, quand on est au service des autres. Un cas patent d’altruisme.

Les parents Bedos et Brissette sont des exemples d’un engagement extrême qui n’est pas à la portée de tous. Ils sont néanmoins de gran-des sources d’inspiration dans notre monde fondé sur l’individualisme et tellement enclin au cynisme. La quête du bonheur est devenue la grande affaire de notre époque. Il n’y a jamais eu autant de livres et de maîtres à penser pour nous guider sur le chemin du bonheur. La majo-rité de ces livres relève de la psychologie et s’adresse à l’individu.

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La soif de bonheur – Préface

Le bonheur, y affirme-t-on généralement, se trouve en chacun de nous. Ce qui n’est pas totalement faux, évidemment. Mais les recettes de bonheur et, surtout, l’obligation d’être heureux feraient de nous des esclaves. C’est la thèse du romancier et essayiste Pascal Bruckner qui dénonce le fait que cette obligation impérieuse du bonheur nous oblige à avoir une santé de fer, une alimentation impeccable et des performances sexuelles éblouissantes. Nous sommes obsédés par la poursuite effrénée du vague, puisque personne n’arrive à définir ce qu’est le bonheur. Le bonheur, dit-il, « n’est pas un domestique qui arrive quand on siffle, ou un chien qui se couche à nos pieds. Il ressort de l’ordre de la grâce, fonce sur nous quand on ne l’attend pas et nous fuit dès qu’on essaye de le saisir ». Notre société de surconsommation nous promet le bonheur par l’acquisition de biens matériels, ce qui génère une angoisse causée par la peur constante de perdre ses biens. Et derrière cette inquiétude, dit encore Bruckner, se cache le fantasme de l’immortalité, d’où la nécessité de se bourrer de gélules, de vita-mines et d’anxiolytiques, pour pouvoir tenir jusqu’à cent ans. « Voilà comment une conquête se transforme en fardeau. »

Robert Béliveau, médecin, écrit : « Nous connaissons un confort maté-riel inespéré, inimaginable il y a cinquante ans, mais à quel prix ? C’est souvent au prix de nos relations, au prix de notre paix intérieure, le prix est exorbitant. » Le confort, obsession de notre époque, est très dangereux. Dans le bonheur, dit encore Béliveau, il y a aussi de l’in-confort, car il y a de la croissance : « Un peu comme dans une relation : si elle est seulement confortable, elle sera ennuyeuse et on la quittera. » Il faut accepter le changement, accepter que parfois « cela fasse mal ».

Reste qu’il ne sert à rien d’idéaliser le passé. Le grand neurologue, Boris Cyrulnik, rappelle les taux de mortalité épouvantables relevés dans les populations jusqu’au XXe siècle : les femmes mouraient en couche, les hommes à la guerre, dans un accident de travail ou dans une bagarre. Un enfant sur deux n’était pas élevé par ses parents bio-logiques parce qu’ils étaient morts. Le mot « bonheur » n’est apparu

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Extrait de la publication

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La soif de bonheur – Préface

qu’avec la Révolution française. « Avant, on passait sur Terre entre deux vallées de larmes », creusées par les fautes d’Adam et Ève qu’il nous revenait de réparer.

Il serait impossible de parler du bonheur sans évoquer la question de l’amour. Bien sûr, il n’est pas essentiel de vivre en couple pour être heureux, mais la vie à deux contribue au bonheur de différentes façons. Et si on est seul et malheureux, et que l’on souhaite rencon-trer une personne, il vaudrait beaucoup mieux, estime Rose-Marie Charest, commencer par résoudre son malaise intérieur. Cela sera plus profitable parce que « c’est injuste, mais réel, les gens heureux sont plus attirants que les gens malheureux. Avant d’aller chez le coiffeur et de perdre vingt kilos, commençons par être heureux. » J’aime bien cette remarque. Et vous en apprendrez sans doute beaucoup sur l’importance souvent très « positive » du stress dans nos vies grâce au témoignage de Sonia Lupien, grande spécialiste de la question. D’ailleurs, elle nous éclaire sur les différences entre les hommes et les femmes dans leur réponse au stress, et sur le rôle de l’amitié quand vient le temps de diminuer les tensions.

Un peu comme l’amour, le bien-être au travail constitue l’un des élé-ments essentiels du niveau de bonheur d’une personne. À cet égard, ce livre soulève des questions importantes et apporte des points de vue éclairants. Il met en évidence les révolutions qu’il reste à faire pour atteindre un mieux-être collectif et individuel dans les milieux de tra-vail. « Le travail tel qu’il a été inventé au XIXe siècle est une relique qui ne nous convient plus, écrit Theodore Zeldin. Le bureau et l’or-dinateur sont devenus des prisons dont on veut sortir. » Passer huit heures, dix heures par jour, pendant quarante ans, au travail, ce n’est pas rien, et « il faut qu’on trouve le moyen d’associer le mot bonheur à ces heures-là, sinon où est le bonheur ? » lance Serge Marquis, médecin spécialiste en santé au travail. Il faut réinventer le travail parce qu’il y a « trop d’insatisfaction, trop de gens qui en deviennent malades ». Le problème central, dit-il, c’est la perte de sens.

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Extrait de la publication

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La soif de bonheur – Préface

Le docteur Marquis cite l’exemple des infirmières qui, prises dans le tourbillon des tâches à accomplir, n’ont plus la possibilité de tenir une main pendant quelques minutes. Pour elles, « c’est absurde, ça n’a pas de sens », elles deviennent malheureuses, tout simplement. Le pro-blème du sens se pose également pour les gens de tous métiers qui ont l’impression de devoir bâcler le travail parce que tout va trop vite. Ils produisent des objets qui sont mal fabriqués à leurs yeux. S’ensuit une perte de fierté et d’estime de soi, ce qui contribue à les rendre malheureux. Pierre-Marc Tremblay, le président des chaînes de res-taurants Pacini et Commensal, affirme que contribuer au bonheur et à l’épanouissement de ses employés, en leur permettant d’être fiers d’eux-mêmes, constitue l’une de ses grandes priorités. Et les résul-tats lui donnent raison : dans ses entreprises, le taux de roulement des employés est le plus faible de l’industrie. « Des employés heureux et des clients heureux, ça rend le patron heureux, et c’est beaucoup plus important que tout le reste », affirme-t-il.

Au fait, si la possibilité d’être heureux n’existait pas, cela vaudrait-il la peine de vivre ? Chantal Petitclerc, qui aurait eu toutes les excuses du monde pour passer sa vie à se plaindre, a préféré aller au bout d’elle-même et devenir la remarquable championne paralympique que l’on sait. Elle aime dire qu’il ne faut pas gaspiller la vie qu’on a à être malheureux. « Le temps qu’on passe à être heureux, à rendre les autres heureux, à laisser les autres nous rendre heureux, c’est jamais du temps perdu. » Merci à vous aussi, madame Petitclerc.

Bien d’autres réalités, nécessaires au bonheur, sont abordées dans ce livre, par exemple : l’art, la poésie, l’inattendu, l’émerveillement ou encore le pardon et la gratitude. À cet égard, je tiens à exprimer ici toute ma reconnaissance à Eugénie Francœur, ma précieuse amie et collègue, qui a réalisé trois des entrevues qui figurent dans cet ouvrage : celles avec Christian Bobin, Alexandre Jardin et Theodore Zeldin. Mes remer-ciements vont aussi à Yvon Métras, le patient éditeur de Bayard Canada Livres, qui a colligé les témoignages que l’on trouve dans ces pages.

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La soif de bonheur – Préface

Enfin et surtout, j’aimerais exprimer ma gratitude à toutes les per‑sonnes qui ont généreusement accepté de nous donner de leur temps et qui, grâce à leur témoignage, ont partagé avec nous leur immense sagesse. Je tiens particulièrement à souligner l’affabilité, la modes‑tie et la très grande gentillesse de toutes les personnes que vous lirez dans cet ouvrage et qu’Eugénie et moi avons eu le privilège de rencontrer. Le romancier Alexandre Jardin nous vient tout de suite en tête, de même que l’écrivain Christian Bobin qui nous a accueillis le plus aimablement du monde dans sa vieille bergerie réaménagée, en Saône‑et‑Loire. Son témoignage fut avant tout, et c’est ce qu’il faut entendre en le lisant, une belle conversation remplie de joie, de poésie, de fraternité et de bonheur. Ce qui me rappelle ces paroles de Christophe André, psychiatre et auteur de nombreux ouvrages sur la question, « ce qui rend un être humain heureux, c’est être avec des gens qu’il aime, être dans un endroit apaisé où il n’y a ni tensions ni violence, être en rapport harmonieux avec la nature, enfin toutes ces choses qui sont vraiment universelles ».

Mario Proulx

Pour accéder aux émissions intégrales, à de l’information additionnelle sur ce présent ouvrage, pour faire part de vos commentaires ou de votre expérience ou encore pour entendre des entrevues complémentaires, ainsi que la conférence présentée dans le cadre des Belles Soirées à l’Université de Montréal, visitez le blogue à : radio-canada.ca/bonheur

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Extrait de la publication

Le bonheur, c’est prendre conscience du bien-être, prendre

conscience de ce qui va bien

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Extrait de la publication

Christophe André

Né en 1956, à Montpellier, Christophe André exerce à l’hôpital Sainte-Anne de Paris, dans le service hospitalo-universitaire de Santé mentale et de thérapeutique. Il est spécialisé dans la prise en charge des troubles anxieux et dépressifs et, tout particulièrement, dans la prévention des rechutes. Il est l’un des chefs de file des thérapies comportementales et cognitives en France, et a été l’un des premiers à préconiser l’usage de la méditation en psychothérapie.

Chargé d’enseignement à l’Université Paris Ouest, il est l’auteur de plusieurs livres de psychologie destinés au grand public. Citons en parti-culier : Méditer  jour après  jour, 25  leçons de pleine conscience (Paris, L’Iconoclaste, 2011) ; Les  états  d’âme,  Un  apprentissage  de  la  sérénité (Paris, Odile Jacob, 2009) ; De  l’art  du  bonheur  (Paris, L’Iconoclaste, 2006); Imparfaits, libres et heureux, Pratiques de l’estime de soi (Paris, Odile Jacob, 2006) ; Vivre heureux, Psychologie du bonheur (Paris, Odile Jacob, 2003).

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Christophe André

Du point de vue du psychiatre, comment peut-on décrire le bonheur ?

Les psychiatres sont plus souvent confrontés à l’absence du bonheur. Lorsque les patients viennent nous voir, c’est en général parce qu’ils ne sont pas heureux. Ils nous demandent de les aider à sortir du malheur. Donc, a priori, nous n’aurions pas forcément à nous inté-resser au bonheur, sauf que, évidemment, les deux phénomènes du bonheur et du malheur ont à voir ensemble. Les patients ont besoin que nous les aidions à être moins malheureux ou à ne plus l’être du tout, mais forcément, à un moment donné, on s’intéressera à leur capacité de bonheur.

D’abord, parce qu’il ne suffit pas de ne plus être malheureux pour que la vie soit belle, contrairement à ce que disent certains. Un écri-vain que j’aime beaucoup, qui s’appelle Jules Renard, écrivait : « Le bonheur, c’est le silence du malheur. » C’est une belle phrase, mais je pense qu’elle est fausse, malgré toute l’intelligence de Jules Renard par ailleurs. Le bonheur, c’est autre chose que le silence du malheur. Le silence du malheur est déjà pas mal : c’est la tranquillité, la non-douleur, et c’est une bonne base. Mais le bonheur, c’est encore autre chose, qui se construit, qui se recherche, qui va et vient, et que, jus-tement, nous amenons nos patients à approcher. On me demande souvent : « Mais pourquoi vous vous intéressez au bonheur puisque vous êtes psychiatre ? Votre boulot, c’est de guérir le malheur. » Je m’y intéresse, évidemment, d’abord parce que le bonheur m’intéresse per-sonnellement, en tant qu’être humain, mais aussi parce que, en tant que médecin, je suis convaincu, et nous avons aujourd’hui beaucoup

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La soif de bonheur – Christophe André

d’études qui vont dans le sens de cette conviction, que le bonheur est bon pour la santé. Et j’aime bien tout ce qui est bon pour la santé de mes patients !

Est-ce qu’on arrive à démontrer scientifiquement que le bonheur est bon pour la santé ?

Voltaire disait : « J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé. » Aujourd’hui, on a pas mal de travaux qui permettent d’aller dans ce sens et qui nous permettent de dire que le bonheur est bon pour la santé. Certains travaux montrent, par exemple, qu’après avoir été exposé à des stress, des petits stress de la vie quotidienne, si on regarde des films agréables ou drôles, notre rythme cardiaque revient beaucoup plus vite à la normale que si on regarde des films tristes ou qui n’ont pas de sens particulier. Ce sont des effets à court terme et plusieurs études montrent comment les émotions positives ont un rôle réparateur et cicatrisant sur le stress. C’est très intéressant parce qu’en général, lorsque nous sommes stressés, nous n’allons pas spon-tanément vers ce qui est positif, vers ce qui est agréable. Nous tentons plutôt de résoudre le problème du stress en cherchant une solution à ce qui nous stresse, et nous en rajoutons une deuxième couche. C’est la deuxième flèche dont parlent les philosophes bouddhistes. La pre-mière flèche, c’est le problème, la deuxième, c’est la manière dont on s’y prend, mal en général, pour le régler, par exemple, en ruminant le problème. Nous avons donc des études qui montrent l’effet réparateur des émotions positives et nous rappellent à quel point nous avons tort de ne pas les utiliser plus souvent.

Nous avons aussi d’autres études sur le long terme, faites non seule-ment par les psychiatres, mais aussi par les cardiologues, qui montrent que le fait de ressentir régulièrement des émotions plutôt positives et plutôt agréables a un effet protecteur sur l’immunité et le système cardiaque, un effet qui semble faciliter, toutes choses étant égales par ailleurs, la longévité. Il y a une étude très célèbre sur des religieuses

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La soif de bonheur – Christophe André

d’Amérique du Nord qui s’appelle la Nun Study et que beaucoup de gens connaissent en psychologie sociale. Dans cette population de bon-nes sœurs qui avaient écrit une petite lettre pour entrer au couvent, à l’âge de vingt ans, on découvre que celles qui avaient écrit les lettres les plus positives, les plus parcourues d’émotions positives, étaient celles qui avaient vécu le plus longtemps. L’accumulation de travaux comme ceux-là commence tout de même à nous faire dresser l’oreille, n’est-ce pas ? C’est ce qu’on appelle la psychologie positive, la psychologie qui s’intéresse à ce qui va bien. Et, même s’il y a d’autres preuves à ajouter, il y en a un nombre suffisant pour que l’on commence à prendre ces histoires au sérieux.

Et d’un point de vue personnel, est-ce que vous avez une définition du bonheur, une définition qui n’est peut-être pas celle du psychiatre ?

Ma définition personnelle du bonheur correspond à celle que j’ai, en tant que psychiatre, celle que j’explique à mes patients. Ce que je dis à mes patients, et ce que je crois aussi pour moi, c’est que le bonheur est du bien-être avec de la conscience. Le bien-être, nous en ressentons tous régulièrement, comme les animaux : les lézards, les cochons, les papillons, les vaches, les dindons et les humains. Tout le monde ressent du bien-être, et ce sont les moments où on a le ventre plein, on a mangé de bonnes choses, on est en sécurité, on a des rapports sexuels, on est avec des congénères de notre espèce avec qui il n’y a pas de conflits, on est dans de beaux endroits, il fait chaud, bref. Voilà ce qu’est le bien-être. C’est déjà bien de ressentir le bien-être. Mais ce n’est pas encore du bonheur parce que si je me contente d’être dans ces situations de bien-être avec mon corps, mais que dans ma tête je ne suis pas là, si dans ma tête je suis en train de me faire des soucis, de surveiller, d’anticiper, de planifier, je ne suis pas dans le bonheur. Le bonheur, c’est de pouvoir se dire dans ces moments, dans ces instants de bien-être : « Là, tu es bien. Là, tu as de la chance. Il se passe un truc à la fois banal et exceptionnel, c’est que tu n’as besoin de rien de plus. Tu es bien comme tu es. » Et à ces moments

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Extrait de la publication

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La soif de bonheur – Christophe André

où nous prenons conscience du bien-être, de petits moments de bien-être ou de grands moments de bien-être ou de choses excep-tionnelles, nous transformons ce simple bien-être en bonheur. Nous transcendons ce sentiment animal de bien-être en cette émotion, cet état d’âme très humain qu’est le bonheur. Il y a à la fois ce que je ressens dans l’instant présent, et la conscience que je suis en train de le ressentir. Pour répondre à cette question sur la définition du bonheur, je dirais que pour moi, c’est du bien-être dont je prends conscience. Cela le rend beaucoup plus fort, beaucoup plus puissant, sans doute, et bien plus actif sur mon équilibre personnel, sur ma santé. Si je stocke un souvenir de bien-être comme un souvenir de bonheur, il me fera beaucoup plus de bien que si j’ai traversé ce bien-être sans y prêter conscience, évidemment. Ce souvenir me servira de ressource pour l’avenir.

Mais cette conscience qui me permet de prendre conscience du bon-heur est la même qui me fera aussi prendre conscience de sa fragilité, de sa fugacité. Dans le même temps où je me dis : « Ah, qu’est-ce que t’es bien là ! C’est génial, quand même, d’être un humain, d’être là », il est rare que ne surgisse pas, dans la seconde d’après : « Oui, mais est-ce que cela va durer ? Est-ce que cela sera toujours comme cela ? » Bien sûr que non. Et c’est là où on est obligé, lorsque l’on travaille sur le bonheur, lorsque l’on réfléchit sur le sujet, d’intégrer la notion de dimension tragique, qui est présente dans le bonheur, mais qui n’est pas un obstacle au fait de le ressentir. Ce n’est qu’un petit rappel à l’ordre sur ce qu’est réellement le bonheur : quelque chose de fugace, de fragile, qui va et qui vient, que nous ne maîtrisons pas à 100 %, mais dont nous pouvons faciliter l’éclosion.

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La soif de bonheur – Christophe André

Le bonheur n’est donc pas continu, c’est plutôt des états de grâce et des moments ?

Oui, le bonheur ne peut pas s’imaginer dans la continuité, comme une sorte de félicité permanente. Cela existe peut-être au paradis, mais en tout cas, pas pour les bonheurs terrestres. Nous sommes condamnés à être des « intermittents du bonheur ». Et le fait que nous l’acceptions ou non joue un rôle fondamental dans notre rapport au bonheur.

Certaines personnes ne supportent pas l’idée de bonheur parce qu’elles la trouvent justement trop labile, trop insuffisante par rapport au besoin qu’elles en auraient. Nous aspirons tous, évidemment, à être heureux tout le temps. Mais nous voyons bien que cela ne se passe pas comme cela, et alors, certains sont déçus. Ce sont les pessimistes, par exemple. Dès que quelque chose commence à bien se passer, ils ne veulent pas commencer à se réjouir parce qu’ils savent que l’événement heureux va s’arrêter. On leur dit : « Regarde comme il fait beau, aujourd’hui. » Et ils répondent : « Oui, mais ça ne durera pas, il pleuvra. » Et ils ont raison évidemment, ils ont toujours raison, les pessimistes ! Quand on prédit que les choses ne dureront pas, on a toujours raison puisque rien ne dure. Ils ont raison en tant que devins concernant l’avenir plus ou moins lointain, et ils ont tort en tant qu’êtres humains. Ce n’est pas parce que quelque chose va finir que je ne dois pas en profiter. Quand je regarde le soleil se coucher, je sais bien que cela va finir, mais c’est un bonheur immense. Et pourtant cela va finir. Alors, vous me direz : « Je sais que cela va recommencer demain. » Mais même si je savais que c’était le dernier coucher de soleil, il me serait possible d’être quand même intensément heureux. Peut-être que ce serait justement ce cou-cher de soleil-là qui me rendrait à la fois le plus heureux (et peut-être le plus malheureux en même temps).

C’est quelque chose de passionnant que l’on trouve aussi dans les recherches scientifiques sur le sentiment de bonheur. On s’aperçoit que le fait de vivre quelque chose, peut-être pour la dernière fois – parce qu’on ne le sait pas évidemment, on ne sait jamais si c’est la

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Extrait de la publication

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dernière fois ou non –, n’altère pas forcément le sentiment de bonheur, ne nous empêche pas d’être heureux. Par contre, cette conscience com-plexifie le sentiment de bonheur, lui donne davantage d’importance, de poids. Il y a une étude que j’aime bien, qui était très simple : on avait demandé à des étudiants de dernière année d’université de tenir un petit carnet sur les événements qui leur arrivaient pendant deux ou trois mois. Deux ou trois fois par semaine, ils devaient noter ce qui s’était passé d’agréable et d’heureux dans leur vie. Avant de leur demander de faire ces relevés, on les avait séparés en deux groupes comparables. Au premier groupe, on avait dit : « C’est votre dernière année d’université, c’est sans doute l’année de votre vie où vous êtes le plus heureux parce qu’après, vous allez entrer dans la vie active et c’est en général moins drôle. Donc, profitez-en bien. » À l’autre groupe, on avait dit : « Ah là là ! Vous êtes des jeunes adultes, vous entrez bientôt dans la vie active, vous avez l’avenir devant vous, plein de bonheurs vous attendent… » On s’est demandé si le fait de leur avoir fait prendre conscience, soit que ces bonheurs étaient peut-être limités, soit qu’ils étaient illimités, avait un impact. On a constaté que, paradoxalement, ceux à qui on avait dit : « C’est peut-être votre dernière année de très grand bonheur » s’étaient sentis plus heureux, en observant les petits détails de leur vie quotidienne, que les autres qui avaient l’impression d’avoir un capital illimité. Tout simplement parce que cela les avait rendus davantage conscients de la chance et du côté génial qu’il y avait, finalement, d’avoir cette vie d’étudiants. Au lieu de leur gâcher le bon-heur, cette conscience l’avait densifié.

Nous sommes donc, grâce à notre conscience, capables d’aller, au-delà du simple bien-être, vers le bonheur. Et nous sommes obligés de com-prendre que ce bonheur n’est pas un truc rose bonbon, de toujours positif. C’est quelque chose de complexe, de grave, de tragique, mais pour autant, de fantastique.

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Et d’intime. Chacun vit son bonheur différemment ou le trouve différemment, non ?

Cette question de savoir si les bonheurs de chacun sont différents ou non est compliquée à trancher. À mon avis, nos bonheurs se res-semblent beaucoup. Ce qui rend un être humain heureux est quand même assez universel : être avec des gens qu’il aime, être dans un endroit apaisé, où il n’y a pas de tensions, où il n’y a pas de violence, être en rapport harmonieux avec la nature, enfin, toutes ces choses sont vraiment universelles. Après, je dirais que si les sources de bon-heur sont universelles, il y a peut-être des façons de le savourer qui sont différentes selon les personnes. Certaines savourent leur bonheur de manière un peu exubérante, un peu expansive. D’autres ont besoin de se mettre en retrait, d’être seules, d’avoir de la tranquillité, de la sérénité pour se sentir heureuses. D’autres ne sont heureuses que dans le mouvement, les cris, l’action. Mais grosso modo, il y a quand même beaucoup plus de similitudes qu’on ne le croit.

Oui, il y a une sorte d’unité, de toute façon, dans le genre humain, malgré la diversité. Voir son enfant heureux rend tout le monde heureux…

Absolument, oui. Je ne sais pas si c’est une envie ou une conviction, fi nalement, que nous sommes tous radicalement différents… On en a besoin, évidemment, dans nos sociétés parce qu’on insiste sur le respect de chaque individu, des valeurs de chacun… Mais en réalité, quand on entre un peu dans le secret des âmes humaines, comme nous pou-vons le faire, nous autres, les psychiatres, les psychothérapeutes, les psychologues, on voit qu’il y a quand même beaucoup de choses qui nous rapprochent les uns des autres. Plus je vieillis, plus je deviens un vieil humain, un vieux thérapeute, et plus je me sens proche de tout le monde, après avoir passé ma jeunesse à vouloir me faire croire que j’étais quelqu’un d’unique, hors du commun.

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Et d’immortel en plus! Le fait d’être mortel est-il un frein au bonheur ou faut-il s’en servir comme d’un levier ?

Notre caractère mortel, évidemment, est un formidable obstacle à passer pour le bonheur. C’est Woody Allen qui disait : « Depuis que l’homme sait qu’il est mortel, il a du mal à être tout à fait décontracté. » Et c’est vrai que c’est le gros enjeu. C’est intéressant parce que d’abord, on voit très bien que c’est encore une histoire de conscience. Vraiment, le bon-heur est une affaire de conscience et c’est notre conscience réflexive, le fait de pouvoir réfléchir sur nous-mêmes, qui fait que nous nous savons mortels. Les animaux sont mortels, mais le seul qui sait qu’il va mou-rir, évidemment, c’est l’être humain. Cela lui complique un peu la vie. Pour certains, cette conscience désamorce un peu l’intérêt du bonheur. Ils disent : « Bof, de toute façon, puisqu’on va tous mourir, à quoi bon ? Ça ne changera rien qu’on soit puissant ou misérable. Dans un siècle, on est tous six pieds sous terre. » Pour d’autres, au contraire, cette conscience valorise encore l’idée de bonheur. Ils disent : « Mais c’est bien parce qu’on va mourir que ça serait trop bête, en plus, de passer sa vie à gémir, à trembler, à souffrir, plutôt qu’en faisant de son mieux pour que cette vie, dont on connaît la fin, soit dense, riche, intéressante, sereine. »

Cette question des rapports du bonheur et de la mort a été, évidem-ment, largement abordée par les chercheurs, les philosophes, les écrivains. L’écrivain Paul Claudel disait : « Le bonheur n’est pas le but, mais le moyen de la vie. » Ce que voulait dire Claudel, c’est que nous ne vivons pas pour être heureux ou pas seulement pour poursuivre le bonheur, cela va bien au-delà. Nous vivons, nous pouvons vivre parce que le bonheur existe. Et sans l’idée de bonheur, sans les sentiments et les bouffées régulières que nous apporte le bonheur, la vie serait tout simplement insupportable, si nous n’étions pas capables, par moments au moins, de nous sentir heureux.

C’est le drame, par exemple, des patients déprimés. Lorsque vous souffrez de maladie dépressive, vous avez une anesthésie totale de vos capacités à vous sentir heureux. Les patients dépressifs souffrent

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d’anhédonie, l’incapacité de ressentir du plaisir. Ce symptôme d’an-hédonie est très dangereux parce que peu à peu, si plus rien ne me fait plaisir, voir mes enfants ne me fait pas plaisir, voir le ciel et les nuages ne me fait pas plaisir, travailler, évidemment, ne me fait pas plaisir, j’en conclus : « Pourquoi me fatiguer à vivre puisque rien ne me fait plaisir et que, par contre, il y a plein de choses compliquées dans la vie ? »

Donc, la phrase de Claudel : « Le bonheur n’est pas le but, mais le moyen de la vie », nous rappelle à quel point la capacité à ressentir du bonheur est un carburant pour pouvoir avancer régulièrement dans cette voie, assez souvent compliquée et remplie d’obstacles, qu’est notre existence.

Beaucoup de gens sont cyniques devant cette question du bonheur et ils s’en prennent, notamment, à cette option américaine qu’est la pensée positive. Je ne parle pas de la psychologie positive, mais de la tendance à tout positiver. Ce n’est pas ce qu’il faut faire nécessairement pour être heureux ou bien c’est efficace temporairement ?

Oui, tout positiver ne marche pas parce qu’il y a des moments dans notre vie où il ne s’agit pas d’être heureux, il s’agit de survivre. Quand on est confronté à un deuil, on ne peut pas positiver le deuil. Il faut d’abord s’efforcer de ne pas avoir envie de se supprimer soi-même, s’occuper des gens qui nous entourent, etc. Bien sûr qu’on ne peut pas tout positiver. On positive quand on peut, mais la vision du bonheur, la vision juste, c’est plutôt de se dire qu’il y a des moments dans notre vie pour être heureux et d’autres pour nous bagarrer, pour faire face, pour nous réparer, et donc on fait ce qu’on peut, dans le bon timing, autant que possible.

Après, évidemment, arrive la question du grand débat sur la dicta-ture du bonheur, n’est-ce pas ? Est-ce que nous autres, Occidentaux mo dernes, nous ne sommes pas en train de nous mettre trop de pres-sion sur la nécessité d’être heureux ? Moi, je suis content que ce débat

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existe. C’est une bonne chose que les idées soient discutées, critiquées, analysées, contestées. C’est bien qu’il y ait des débats, et je pense que c’est quand même plutôt un progrès et une chance que nous puissions nous poser cette question du bonheur. Si nous ne pouvions pas nous la poser, ce serait mauvais signe. Signe que nos vies sont tellement dures que nous n’avons même pas le temps de réfléchir à notre bonheur, tellement nous sommes en permanence dans la survie, instant après instant. Pour moi, l’idée que le bonheur puisse concerner le plus grand nombre de personnes est un progrès.

Dans l’histoire du bonheur, très résumée et très simplifiée – puisque, vous le savez, nous en parlons depuis deux mille ans –, c’est l’Anti quité, avec les philosophes grecs, qui a abordé la question. Ils ont montré que le bonheur était vraiment quelque chose de majeur, d’important pour la vie d’un humain. Ils ont ouvert la voie, mais pour moi, le moment le plus important, c’est le XVIIIe siècle. C’est le siècle des révolutions américaine et française, et ces deux grandes révolutions ont changé le monde. Elles ont toutes les deux insisté sur l’idée de bonheur et sur la démocratisation du bonheur, sur le fait que tous les humains avaient le droit de rechercher le bonheur, et pas seulement les privilégiés. Auparavant, seuls les privilégiés avaient droit au bonheur : les lettrés qui pouvaient lire la philosophie, les nobles qui n’avaient pas à tra-vailler, etc. Le reste, le petit peuple devait travailler, survivre, payer les beaux châteaux… On ne leur demandait pas leur avis. Ce moment de bascule, de démocratisation du bonheur est, à mes yeux, très impor-tant. Et c’est d’ailleurs bizarrement, mais c’est logique, de ce moment que datent les premières critiques sur le bonheur. Pas tant sur le concept de bonheur, mais sur sa popularisation, sa simplification, ce que l’on appelle la vulgarisation. Il est normal de discuter du bonheur, mais attention quand même à ce qu’il n’y ait pas aussi une forme de snobisme ou d’élitisme derrière tout cela. Il faut que ce débat existe, que chacun prenne position et donne son avis.

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Il y a eu ensuite le XIXe siècle, avec les romantiques qui ont fait du spleen, de la nostalgie et de la peine, un objectif. Cela me paraît plutôt de l’antibonheur…

Oui, le XIXe siècle français a un peu ringardisé l’idée de bonheur. Beaucoup d’auteurs, des gens comme Flaubert, par exemple, disaient : « Ah, pour être heureux, il y a trois conditions : il faut être bête, égoïste et en bonne santé. » On a vu cette espèce d’amalgame comme quoi le bonheur serait un signe de naïveté ou de manque de lucidité. Il fallait avoir les sourcils froncés, le front contracté, le regard sombre. C’était signe d’intelligence. Évidemment, c’est plus compliqué que cela, on peut être heureux et parfaitement opérationnel, intelligent. Il n’y a pas que des imbéciles heureux, comme on dit ! Il y a aussi des imbéciles malheureux et des heureux intelligents. Nous naviguons tous, les uns et les autres, dans l’un ou l’autre de ces états, tout au long de notre vie.

Il y a beaucoup d’obstacles au bonheur, notamment le pessimisme. Mais il y a des maladies de société, que vous appelez, vous, « la maladie matérialiste », par exemple, qui nous détourne du bonheur. Qu’est-ce que cette maladie et comment agit-elle en nous et autour de nous ?

Ah, la maladie matérialiste ! C’est ma façon, en tout cas, d’appeler notre fonctionnement actuel qui valorise l’accès au bonheur par l’achat et la possession de biens ou de services. Au fond, c’est cette espèce de contamination de nos esprits qui nous donne le sentiment qu’on ne rendra jamais nos enfants plus heureux qu’en les invitant une journée entière à Disneyland. Et que ce sera beaucoup mieux que si on allait faire du vélo et du cerf-volant avec eux, avec un petit sandwich. Je n’ai rien contre Disneyland, et j’y ai amené mes filles régulièrement, mais je pense qu’il représente le risque auquel nous sommes exposés : une sorte de marchandisation du bonheur, puisque la publicité fonctionne de cette façon, d’ailleurs. La publicité tend à nous faire associer la pos-session de telle voiture à un confort et une sécurité accrus pour notre

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famille – on les rendra donc plus heureux –, le fait d’avoir tel meuble ou tel vêtement au moyen d’être davantage apprécié par nos amis, donc d’être plus heureux. J’aimerais beaucoup que les gens réfléchis-sent davantage à ce qui les rend heureux plutôt qu’à leur travail, et sur le fait que lorsqu’ils éprouvent tout à coup un besoin de bonheur, ils sortent leur carte de crédit ou leur chéquier pour acheter un truc qui devrait leur faire du bien.

C’est en ce sens que je pense que notre société a quand même intérêt à bien penser son bonheur, plutôt qu’à laisser ces choses-là être pen-sées par les marchands, les publicitaires et les gens qui ont des choses à nous vendre. Ce sont souvent des gens très intelligents, qui savent exactement comment manipuler nos besoins. Parce qu’on le sait main-tenant, il y a des travaux qui sont faits là-dessus : plus une personne ou une société est matérialiste et moins le niveau de bonheur est élevé. Il y a un rapport inverse entre le degré de matérialisme, c’est-à-dire l’importance que l’on attache à la possession, au statut social, au pou-voir, etc., et le degré de bonheur. Donc matérialisme et bonheur ne font pas très bon ménage.

Cela pollue l’âme, en fait ?

Oui, le matérialisme pollue notre âme d’une certaine façon et, surtout, brouille notre lucidité par rapport à ce dont nous avons besoin. Le gros problème de la publicité, par exemple, c’est qu’elle cible nos besoins fondamentaux en matière de bonheur, le lien à la nature, la sécurité, le lien social, tous ces petits plaisirs du quotidien, et qu’elle tend à les associer à un objet, à un achat, à une démarche payante. Nous sommes un peu paumés là-dedans. D’autant plus paumés que nous consa-crons l’essentiel de nos énergies à travailler, à gagner de l’argent pour faire bouillir la marmite. Il faut le faire, bien sûr, mais du coup, nous abandonnons la réflexion sur le bonheur à d’autres, qui ont des trucs à nous vendre.

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Je ne sais pas si vous avez réfléchi à la question, mais elle me vient à l’esprit en vous écoutant parler de la publicité ; l’information, qui est toujours ou presque négative, dans 90 % des cas : malheurs, accidents, désastres… a-t-elle des effets sur l’esprit en général, sur l’humeur des gens ?

La question de la surdose d’informations a été étudiée, effectivement. Je ne sais pas si elle empêche d’être heureux, mais en tout cas, elle aug-mente le niveau d’anxiété. Ce qui est clair, c’est qu’être exposé très régulièrement à des informations qui sont toujours des informations négatives – puisque le principe même des informations, c’est d’attirer notre attention sur ce qui ne va pas – affecte notre cerveau. C’est un peu inévitable, d’ailleurs, puisque notre cerveau est conçu pour réagir beau-coup plus vivement à ce qui est dangereux, à ce qui met notre survie en danger, qu’à ce qui est heureux ou agréable.

Le problème que pose ce déluge d’informations négatives et, surtout, le fait de s’y exposer régulièrement – parce que là encore, on a le choix : on peut, à certains moments, couper la radio, ne pas aller sans arrêt vérifier sur Internet une fois qu’on a eu les infos, attendre tranquillement un jour ou deux avant qu’il y en ait des nouvelles, etc. –, c’est qu’il augmente notre stress. On sait très bien que les informations tournent en boucle, mais on y retourne. Et le fait d’être exposé trop souvent aux informa-tions négatives augmente notre inquiétude parce que nous nous sentons impuissants : ce n’est pas tant le fait de savoir qu’il y a des choses qui ne vont pas autour de nous, que le fait d’être confrontés à cela sans pouvoir agir. Si je vois quelqu’un qui tombe devant moi et qui saigne, mais que je peux l’aider, le relever, le secourir, c’est moins traumatisant que de le voir sur une vidéo. Quelqu’un tombe, saigne et puis continue de saigner sur le trottoir, sans que je puisse intervenir. Cette distance entre la souffrance et mes capacités d’intervenir sur la souffrance, qui est artificielle, évi-demment, du fait de l’essence même des médias, est nouvelle dans notre évolution d’êtres humains et pose problème. Elle peut, effectivement, me donner ce sentiment que ce monde est épouvantable et n’est fait que

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de violence et de souffrance. Alors qu’il y a quand même aussi, dans ce même monde, des humains qui aident, qui secourent les autres, mais c’est moins spectaculaire pour l’information. Cela ne fait pas d’aussi belles images. Voilà ce que je perds de vue en me surexposant aux infos.

Dans vos livres1, vous parlez de la solution de la pleine conscience, la méditation notamment, pour favoriser un peu le développement du bien-être, du bonheur intérieur. Qu’est-ce que vous proposez exactement ?

Nous utilisons de plus en plus, effectivement, les techniques de médi-tation dites « de pleine conscience », d’abord pour aider nos patients, mais ces techniques peuvent aider tout le monde, en réalité. En gros, la pleine conscience consiste à poser son esprit dans l’instant présent : comment suis-je en train de respirer ? Qu’est-ce que je ressens dans mon corps ? Quels sont les sons qui m’entourent, les pensées, les émotions qui circulent en moi ? Il s’agit donc de poser régulièrement mon esprit dans l’instant présent, à partir d’une variété d’exercices et d’une pratique régulière, pour m’apprendre à voir un peu plus clair en moi, à voir un peu plus clair dans les rapports que j’entretiens avec mon environne-ment. Ce que m’apporte la pleine conscience, notamment, c’est de voir comment, parfois, je m’évade dans des anticipations, des ruminations, des inquiétudes, des soucis qui me décrochent de la réalité, qui m’entraî-nent dans des tourments parfois un peu absurdes ou excessifs. J’ai beau en avoir conscience, je ne peux pas m’empêcher d’aller dans ce sens-là.

On a découvert que les personnes qui pratiquaient régulièrement la méditation de pleine conscience se faisaient moins piéger par leurs ruminations. Elles arrivaient à mieux voir comment leur esprit entrait dans des inquiétudes ou des coups de désespoir. On s’est aperçu aussi

1. Voir, de Christophe André : Vivre heureux. Psychologie du bonheur, Paris, Odile Jacob, 2003 ; Impar-faits, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2006 ; De l’art du bonheur, Paris, L’Iconoclaste, 2006 ; Les États d’âme. Un apprentissage de la sérénité, Paris, Odile Jacob, 2009 ; Méditer jour après jour. 25 leçons de pleine conscience, Paris, L’Iconoclaste, 2011.

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que ces personnes étaient davantage capables de savourer les petits bonheurs du quotidien. C’est toujours notre définition du bonheur : prendre conscience du bien-être, prendre conscience de ce qui va bien. Si je pratique régulièrement la pleine conscience, en allant à mon tra-vail ou en allant d’un rendez-vous à un autre, au lieu de téléphoner, de réfléchir, de regarder des SMS, je serai davantage capable de sentir que l’air est frais, que le ciel est beau et que mon corps marche bien, des petites choses comme celles-là qui vont contribuer à mon bonheur.

Un autre avantage de la pleine conscience, c’est qu’elle peut m’aider à me décrocher de mes conditionnements, notamment les condi-tionnements liés aux émotions, par exemple toujours me mettre en colère pour les mêmes choses, ce qui est un peu absurde, ou toujours m’inquiéter pour les mêmes choses. Elle peut aussi m’aider à voir les conditionnements venus de l’extérieur : l’envie d’acheter quelque chose, l’envie de faire quelque chose dont je n’ai pas forcément besoin, la nécessité de lire, forcément avant de m’endormir, toutes ces revues sur ma table de chevet alors que je ferais mieux, tout simplement, de dormir et de me dire : « Bien oui, il y a des choses que tu ne pourras pas lire dans ta vie, et alors ? »

La pleine conscience augmente certainement ma lucidité et ma liberté par rapport à ce que nous appelons, dans notre jargon, « des pilotes automatiques », ces espèces d’automatismes qui me poussent à aller vers des choses qui ne sont pas forcément dans mon intérêt.

Il y a, dans notre société, beaucoup d’individualisme, d’égoïsme.Ce n’est pas très bon pour le bonheur. On est plus heureux dans la relation, je crois, en général ?

On est beaucoup plus heureux dans la relation, et je crois même qu’on ne peut pas être heureux, durablement en tout cas, hors de toute forme de relation. C’est l’écrivain allemand Goethe qui disait : « Pour moi, le plus grand supplice serait d’être seul en paradis », c’est-à-dire être au

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paradis, sans personne avec qui échanger, jouer, m’amuser. Être seul au paradis, c’est l’enfer ! Effectivement, on ne peut pas être heureux si on n’est pas en relation avec les autres.

Ces rapports entre le bonheur et le lien social, le bonheur et l’égo-ïsme, ont été très explorés, vous l’imaginez bien. À un moment donné, on pensait que le bonheur rendait égoïste, que si j’étais trop heureux, j’allais me désengager socialement, politiquement, relationnellement. Comme si j’allais rester sur mon petit « ça me suffit », sans plus m’oc-cuper des autres. En réalité, c’est l’inverse. Tous les travaux montrent que, pour une personnalité donnée, plus vous augmentez son niveau de bien-être subjectif – c’est le nom scientifique du bonheur –, plus la personne est heureuse, plus elle aura tendance à aider les autres s’ils en ont besoin, à aller vers les autres. Et inversement, quand on est mal-heureux, on a plutôt tendance à se replier sur sa souffrance.

Donc, la grande question que posent nos sociétés actuelles, qui sont des sociétés très narcissiques et plutôt égoïstes, ce n’est pas tant la nature même du bonheur – bien sûr, on continue d’avoir besoin de bonheur, même dans ces sociétés-là –, que celle des sortes de bonheurs vers lesquels elles nous poussent à nous diriger. Et effectivement, s’il n’y a que des bonheurs trop autocentrés dans ma vie – je m’achète mon petit truc, je me prends mon petit moment, etc. –, je me sentirai vite profondément malheureux. Parce qu’il me manque l’ingrédient principal qui est le partage avec les autres, ces allers-retours incessants avec les autres, le fait de redonner un peu de bonheur aux autres, de chercher à les rendre plus heureux ou à apaiser leur malheur, le fait d’aller chercher des petits bonheurs auprès d’eux. Si on reste dans des mouvements de trop grand égoïsme, de trop grand nombrilisme, on est à peu près sûr qu’on se sentira de moins en moins heureux à terme, même si dans l’immédiat, cela peut soulager aussi de se mettre un peu à l’écart et de s’occuper de soi. Mais cela ne peut pas être une politique de vie entière.

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On dit, parfois, que le bonheur, c’est l’amour. Y a-t-il un lien direct ?

Il y a des liens très forts entre le bonheur et l’amour, mais on ne peut pas dire cela non plus. Parce que l’amour pose les mêmes problèmes que le bonheur. Qu’est-ce que c’est exactement ? Ce sont quand même les liens qui nous rendent heureux. Et on sait qu’ils sont très vastes : il y a bien sûr l’amour romantique avec une personne avec qui on a envie de passer notre vie ou, au moins, de rester à ses côtés. Il y a l’amour des parents pour leurs enfants, qui est peut-être le modèle le plus pur d’amour pour beaucoup d’entre nous, à la fois pour les philosophes et pour les chercheurs en neuroscience. C’est sans doute le modèle le plus intense et le plus pur d’amour inconditionnel et totalement altruiste. Il y a l’amour sous toutes ses formes : l’affection que je res-sens pour mes amis, la bienveillance que j’éprouve pour des proches, la capacité de compassion que je peux ressentir pour des humains que je ne connais pas. Tout cela me rend heureux, clairement. Le fait de ressentir de l’amour pour les autres, de faire du bien aux autres aussi, d’accomplir des actes d’amour et non seulement de l’éprouver, aug-mente mon bien-être. Ce n’est sans doute pas un hasard : l’humain est un animal social. Sans les autres, nous ne pourrions pas exister. Donc, nous avons en mémoire, très profondément, ce besoin absolu de liens avec les autres, de liens qui soient des liens d’amour et d’harmonie et non des liens de conflits et de dominance.

J’aurais une dernière question : j’ai terminé, hier, Vivre heureux2, et je me rends compte qu’être heureux, c’est beaucoup de travail. C’est le contraire de la passivité, en fait. Il faut y mettre des efforts pour être heureux.

C’est sans doute la seule mauvaise nouvelle, finalement ! Le bonheur est comme le jardinage. Si on veut un beau jardin, on ne peut pas se contenter de s’asseoir et de regarder pousser les herbes. Ce serait

2. Christophe André, Vivre heureux. Psychologie du bonheur, Paris, Odile Jacob, 2003.

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beau aussi, d’une certaine façon, mais je ne pourrais pas récolter mes fraises, mes poireaux. J’aurais une sorte de jungle tout à fait sym-pathique et intéressante, mais… Non, le bonheur, c’est comme le jardinage, en ce sens qu’il faut y travailler, y travailler régulièrement. C’est ce qui me permettra d’obtenir, régulièrement aussi, des récoltes ou de belles choses. Parfois, les récoltes seront décevantes, parfois elles seront surprenantes. Ce que le bonheur a aussi de commun avec le jardinage, c’est que chercher le bonheur, travailler à son bonheur, est déjà agréable en soi. Jardiner est une occupation agréable, même si on ne récolte rien dans l’immédiat. Cela nous détend, nous occupe l’esprit, nous connecte à quelque chose de fondamental, d’apaisant. Et chercher le bonheur en prenant davantage conscience des petits instants de la vie de tous les jours, en attachant davantage d’impor-tance aux liens qui me relient aux autres, c’est déjà quelque chose de tout à fait agréable en soi. C’est déjà un petit bout de bonheur. Je crois que c’est Jules Renard qui disait : « Le bonheur, c’est de le chercher. » Et quand on l’a trouvé, parfois, on peut être déçu un peu, mais ce n’est pas grave, on va en chercher un autre et puis encore un autre. Toute notre vie est faite de ces petites quêtes du bonheur, parfois gratifiantes, parfois surprenantes, parfois décevantes, mais toujours intéressantes.

Et les petits bonheurs font partie du grand bonheur aussi, non ?

Oui, les poètes ont su bien avant nous, les thérapeutes et les cher-cheurs, que ces petits bonheurs du quotidien avaient une importance considérable. Les chercheurs l’ont démontré, aujourd’hui, avec tous les travaux qui témoignent du fait que ce qui compose chez un indi-vidu le sentiment que sa vie est heureuse, c’est la répétition de tout petits bonheurs réguliers. Il vaut mieux plusieurs petits bonheurs dans une journée qu’une énorme joie dans la semaine ou dans le mois. Et c’est la trame de ces petits bonheurs quotidiens qui tisse, finalement, ce sentiment d’une vie heureuse.

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C’est peut-être pour cela qu’il faut travailler à créer ces petits bonheurs ?

Il faut y travailler, et ce travail consiste principalement à ouvrir sa conscience, à ouvrir les yeux sur tous les gisements de bonheur invi-sible que l’on piétine ou à côté desquels on passe. Nous faisons un exercice avec nos patients qui s’appelle « Démocratie et douche chaude », qui consiste à leur faire prendre conscience de cela. On leur dit : « Finalement, nos bonheurs, on ne s’en aperçoit que quand ils nous sont retirés et quand ils ont disparu. » Comme dans le vers du poète Raymond Radiguet : « Bonheur, je ne t’ai reconnu qu’au bruit que tu fis en partant. » Et c’est trop tard, il est parti. Nous avons comme cela beaucoup de choses dans nos vies : par exemple, la douche chaude. C’est rare, le matin, quand on prend sa douche chaude, que l’on se dise : « J’ai vraiment du bol d’être un humain, d’appartenir à une espèce qui a inventé les tuyaux, les chauffe-eau, les robinets, les savons qui sentent bon, etc. Quel bonheur d’être là ! » On se le dit de temps en temps, mais pas tous les matins. Par contre, si un matin je n’ai plus ma douche chaude, il n’y a plus d’eau ou elle est glacée, alors là je me dirai : « Merde ! » Je sentirai que ce bonheur a disparu et il reviendra très fort le jour où, après les réparations, je pourrai de nouveau prendre une douche chaude.

C’est pareil pour la démocratie. Il est rare qu’on se réveille le matin en se disant : « J’ai de la chance de vivre dans un pays démocratique », comme vous ou moi, que ce soit au Canada, au Québec ou en France. Nous vivons dans des démocraties et c’est une chance incroyable ! J’ai de la chance de vivre en démocratie ! J’ai de la chance de ne pas avoir peur d’une police politique qui pourrait débouler chez moi à trois heures du matin, sans que je sache pourquoi. J’ai de la chance de pouvoir rire lors des émissions où les humoristes se fichent de la tête des ministres ! J’ai de la chance de pouvoir critiquer les gens au gou-vernement ! J’ai de la chance de pouvoir voter ! Toutes ces chances sont extraordinaires ! Mais est-ce que j’en prends assez conscience ?

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La soif de bonheur – Christophe André

Est-ce que le geste de voter me rend heureux ? Je me dis : « T’as du bol, toi ! Il y a quelques siècles, cela n’existait pas. Il y a quelques décennies même, cela n’existait pas pour les femmes. Il y a plein de pays où les gens ne peuvent pas faire ça ! » Donc, ces exercices, « Démocratie et douche chaude », nous les faisons faire à nos patients, en leur deman-dant d’ouvrir les yeux sur toutes ces sources de bonheur invisible auxquelles nous nous sommes habitués.

Parce que l’un des gros problèmes du bonheur au quotidien, c’est ce que l’on nomme « l’habituation hédonique », cette incroyable rapidité avec laquelle on s’habitue à ce qui va bien. À le tenir pour acquis et donc à l’oublier, à ne plus en être conscient, ce qui fait qu’il cesse de devenir une source de bonheur. Mais le gisement est là : c’est comme l’énergie solaire. L’énergie est là : il faut seulement avoir des capteurs et il faut que notre conscience soit un capteur de bonheur.

Est-ce à dire qu’il faut du malheur pour apprécier le bonheur ?

Ça, c’est le grand débat ! Beaucoup de philosophes pensent qu’il faut que, de temps en temps, une certaine dose de malheur, si j’ose m’ex-primer ainsi, nous touche, pour que nous fassions ce recalibrage. Pour que nous ouvrions les yeux sur la chance qui, globalement, et pour la plupart d’entre nous, est la nôtre d’être vivants, d’être conscients, d’habiter dans tel pays, à telle époque. Je ne sais pas, d’ailleurs, si c’est le fait de rencontrer soi-même le malheur ou de prendre conscience que le malheur existe. Cela devrait pouvoir nous suffire aussi, de savoir que la maladie, la mort, la misère, l’injustice existent et le fait de pou-voir les côtoyer d’assez près, malheureusement, doit nous ouvrir les yeux. Mais il est évident aussi que chacune et chacun d’entre nous seront frappés par l’adversité, le malheur et qu’à ce moment-là, oui, cela nous ouvrira les yeux. C’est quelque chose qui peut nous aider à accorder plus de prix à cette vie qui est la nôtre. Les personnes qui sont atteintes de maladies graves le ressentent bien. Lorsqu’on a une maladie grave, on comprend tout à coup des choses qu’on n’avait pas

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comprises avant. On le savait, avant d’être malade, que ce qui était important dans la vie, c’était les gens qu’on aime, nos enfants, le lien avec la nature, toutes ces choses dont on a parlé depuis le début. Mais on n’avait pas conscience à quel point c’était important. La maladie nous en fait prendre conscience. Ce sont des choses que l’on savait, mais que l’on négligeait. Encore et toujours, prendre conscience !

Est-ce que vous croyez que le bonheur est accessible à tout le monde, à tous les types de personnalité ? Dans l’un de vos livres, vous parlez des hypersensibles et d’autres types de personnalité. Tous sont-ils égaux devant le bonheur ?

Non, il y a de grandes inégalités en matière de bonheur, comme il y en a dans tous les domaines. L’espèce humaine véhicule quand même un nombre énorme d’inégalités : il y a des gens grands et des petits, des gens qui ont des fragilités par rapport à telle maladie, d’autres qui ne l’ont pas. Par rapport à l’aptitude au bonheur, c’est un peu la même chose, c’est-à-dire en fonction de notre passé et des expérien-ces que l’on a vécues, peut-être un peu aussi en fonction de notre génétique, en tout cas, en fonction de tous ces éléments. On arrive à l’âge adulte avec des dispositions ou des difficultés, face au bonheur, très différentes les uns par rapport aux autres. Il y en a qui ont vrai-ment beaucoup de facilité parce qu’ils avaient des parents qui étaient eux-mêmes heureux, qui leur ont montré en direct ce que c’était que se réjouir des petits bonheurs de la vie quotidienne. Et parce qu’ils n’ont pas subi de grandes adversités dans leur vie personnelle, ils arrivent à l’âge adulte avec un savoir-faire en matière d’extraction du bonheur de leur quotidien qui est déjà très opérationnel.

Pour d’autres, c’est plus compliqué parce qu’ils ont eu des soucis, ils ont eu des souffrances, des carences liées au fait que leurs parents n’étaient pas très doués pour leur montrer en quoi consistait le bonheur. Pour ceux-là, le travail commence à l’âge adulte, et il leur faudra faire ce boulot. Mais ma conviction, en tout cas, et les résultats

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des recherches qui ont été conduites – une part importante de ce que l’on appelle les « méta-analyses », ces grandes études qui regroupent d’autres études –, montrent qu’à peu près 40 % de notre capacité à nous sentir heureux repose sur les efforts que l’on peut faire ou les démarches que l’on entreprend. C’est une part très importante. Mais les inégalités existent, on ne peut pas nier ce phénomène.

Quand même, il n’est jamais trop tard. Peu importe l’âge, on a droit au bonheur et on peut y travailler ?

Oui, la capacité à se rendre plus heureux tranquillement, à atteindre plus souvent des états de bonheur, à en prendre plus souvent conscience, cette capacité est en nous. C’est à nous de l’éveiller, de la travailler. C’est peut-être ce que le philosophe Albert Camus voulait dire lorsqu’il écrivait, dans Le mythe de Sisyphe : « Ce n’est plus d’être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d’être conscient. » Notre conscience est ainsi la meilleure voie d’accès au bonheur…

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Table des matières

Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Entrevues

Christophe André . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Frédérique Bedos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Robert Béliveau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Christian Bobin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

Louise Brissette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

Pascal Bruckner . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113

Rose-Marie Charest . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133

Boris Cyrulnik . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155

Albert Jacquard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183

Alexandre Jardin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

Sonia Lupien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

Serge Marquis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251

Chantal Petitclerc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279

Pierre-Marc Tremblay . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295

Theodore Zeldin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313

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Pour accéder aux émissions intégrales, à de l’information additionnelle sur ce présent ouvrage, pour faire part de vos commentaires ou de votre expérience ou encore pour entendre des entrevues complémentaires, ainsi que la conférence présentée dans le cadre des Belles Soirées à l’Université de Montréal, visitez le blogue à : radio-canada.ca/bonheur

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Extrait de la publication

LA SOIF DE BONHEUR

Mario Proulxavec

Christophe ANDRÉ

Frédérique BEDOS

Robert BÉLIVEAU

Christian BOBIN

Louise BRISSETTE

Pascal BRUCKNER

Rose-Marie CHAREST

Boris CYRULNIK

Albert JACQUARD

Alexandre JARDIN

Sonia LUPIEN

Serge MARQUIS

Chantal PETITCLERC

Pierre-Marc TREMBLAY

Theodore ZELDIN

Qu’est-ce qui compte le plus : rechercher à tout prix le bonheur ou simplement vivre le plus intensément possible ? Et si la possibilité d’être heureux n’existait pas, quelles seraient les aspirations que nous devrions cultiver : la liberté, le plaisir, lagaieté, la passion ? C’est à ces questions, entre autres, que Mario PROULX, en collaboration avec Eugénie FRANCŒUR, a tenté de répondre dans cette grande enquête qu’il a menée sur deux continents.

Médecins, philosophes, journalistes, auteurs, scientifiques, psychiatres et artistes réfléchissent et témoignent sur des sujets aussi variés que l’engagement, la famille, l’individualisme, l’amour, la globalisation, l’influence des médias sociaux et les relations au travail. Bien d’autres réalités, nécessaires au bonheur, sont aussi abordées dans ce livre, par exemple : l’art, la poésie, l’inattendu, l’émerveillement, ou encore le pardon et la gratitude.

Ce livre s’adresse à nous tous qui éprouvons au quotidien des joies et des peines, et qui, en tant que membre de la société, vivons notre lot de succès et de revers. Ces quinze entrevues nous invitent à nous ouvrir au monde et aux autres, tout en cultivant notre part de bonheur.

Avec les collaborations de Christophe ANDRÉ, Frédérique BEDOS, Robert BÉLIVEAU, Christian BOBIN, Louise BRISSETTE, Pascal BRUCKNER, Rose-Marie CHAREST, Boris CYRULNIK, Albert JACQUARD, Alexandre JARDIN, Sonia LUPIEN, Serge MARQUIS, Chantal PETITCLERC, Pierre-Marc TREMBLAY et Theodore ZELDIN.

Mario Proulx est journaliste, animateur et interviewer. Depuis plusieurs années, il réalise des documentaires à la radio de Radio-Canada. Il œuvre depuis plus de trente-cinq ans sur la scène des arts et de la communication. Ses qualités humaines et professionnelles en font un observateur privilégié de la culture contemporaine. Il a dirigé la publication des collectifs La planète des hommes (Bayard Canada, 2005), Vivre autrement (Bayard Canada, 2008), Vivre jusqu’au bout (Bayard Canada, 2010) et Une enfance pour la vie (Bayard Canada, 2011).

Eugénie Francœur est journaliste indépendante et consultante en santé intégrée. Elle a entre autres travaillé pour la Société Radio-Canada et la CBC. En plus de la poursuite de ses propres projets, dont un documentaire sur les sectes dans le monde, elle a réalisé certaines entrevues de cet ouvrage.

Pour accéder aux émissions intégrales et trouver du contenu supplémentaire, visitez le blogue radio-canada.ca/bonheur.

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