Maritain. Les Îles

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"Sur les îles passent le vent du large, et tu ne sais d’où il vient ni où il va. Et ces îles sont peu de choses, comme un peu de poussière sur l’eau – ecce insulae quasi pulvis exiguus (Is 40 15) – et cette faiblesse même et cette petitesse sont les moyens propres de l’esprit, et l’on peut croire qu’un temps se prépare où il sera moins demandé aux grandes montagnes de célébrer Dieu en montrant sa gloire qu’aux petites îles en accueillant ses douleurs. Les îles signifient encore la découverte et le voyage, et non pas l’évasion, mais la conquête. Elles évoquent aussi cette diaspora spirituelle, cette poussière de feu dispersée à travers le monde où l’on peut voir avec assez de probabilité une des formes futures de la chrétienté."

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    '.AINT MICHaLLCOLLEGEFRENCHSEMINAR

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  • Paru dans la collection LES ILES ;

    Henri Ghon : Promenades avec Mozart, avec 20 illustra-tions en hors-texte.

    A paratre :Louis Laloy : Miroir de la Chine.

  • 2-3

  • COURRIER DES ILES

    JACQUES MARITAIN

    LES ILES

    J. SUPERVIELLBM. E. CHEESMANETIENNE BORNE

    DESSINSDB

    JEAN HUGO

    DESCLE DE BROUWER & C% DITEURS76^^ RUE DES SAINTS-PRES, PARIS (VII)

  • APR 1 7 1934

  • LES ILES

  • LA collection des Iles fait suite au Roseaud'Or et sera conduite suivant le mme

    esprit. Qu'il nous soit permis de rappeler icil'essentiel de la dclaration publie dans lepremier numro de Chroniques du Roseaud'Or.

    Runir pour un tmoignage commundes crivains par ailleurs trs diffrents les

    uns des autres, voire opposs, rassemblscependant par un mme souci spirituel trssuprieur toute littrature, tel est le desseinde cette collection...

    Notre rencontre ayant sa raison dans unecertaine attitude de l'intelligence, dans unecertaine apprciation concordante de la qua-lit et de la valeur, il est clair que l'objet deces uvres et chroniques ne saurait se d-finir par aucun programme d'cole. Tout

  • 8 COURRIER DES ILES

    ce que nous pouvons dire, ce point de vue,c'est que les collaborateurs du Roseau d'Orvoudraient aider pour leur part cette uni-verselle r-invention de Tordre vritable quis'impose notre temps, en travaillant rendre l'intelligence une conception du monde con-forme ce qui est (de l l'importance donneaux essais critiques et philosophiques dans lasrie de nos volumes), et la posie sa vraieet libre nature. Avec cela nous pensons que

    la beaut ne se laisse circonscrire par aucuneforme particulire d'art ou de posie, que lerenouvellement est une des ncessits de l'art,

    et qu'au milieu de tant de contrefaons il

    importe souverainement de discerner, en quel-que rgion que ce soit, ce qui porte un signe de

    puret et d'authenticit. Le Roseau d'Or,nous ne saurions trop y insister, ne sera doncl'organe ni d'une cole littraire, ni d'une

    gnration littraire, son but tant seulementde dgager sans aucun parti-pris systmatiqueles valeurs authentiques. Cet esprit de libert

    lui-mme suppose videmment une sympathietrs large l'gard des recherches nouvelles.Dans les numros de chroniques en particu-lier, nous essayerons de joindre dans un mme

  • 8-9

  • LES ILES

    ensemble une extrme vart de formes re-prsentatives.

    Notre entreprise demande au public unecollaboration intelligente et, parfois, un peu

    ardue peut-tre, puisqu'il s'agit prcismentde faire tomber toutes sortes de cloisons arti-ficielles auxquelles nous sommes trop habi-

    tus, et de rconcilier des frres de lait

    qui depuis longtemps ne se connaissent plus.Cela oblige videmment Tesprit une pluslarge ouverture de compas.

    Si quelques-uns trouvent que nous som-mes insuffisamment conformes au sicle pr-sent, nous leur rpondrons que nous avonshorreur en effet des prjugs d'avant-garde comme de beaucoup d'idologies dites mo-dernes (et du reste dj archaques en ralit).

    Si d'autres trouvent que nous faisonstrop large place aux initiatives nouvelles, nous

    leur rpondrons que nous ne tenons en effetpour sacre et intangible de soi aucune for-mule purement humaine, et qu'il nous sembleen particulier qu'aucun mode d'expression, sidconcertant qu'il soit au premier abord, nedoit tre rejet a priori. Et nous leur demande-rons de relire le pome charg d'une si mou-

  • 10 COURRIER DES ILES

    vante sagesse o Apollinaire, jugeant la longue querelle de la tradition et de l'in-vention , annonait le temps de la Raisonardente :

    Vous dont la bouche est faite Vimage de celle de DieuBouche qui est Vordre mmeSoyez indulgents quand vous nous comparezA ceux qui furent la perfection de VordreNous qui qutons partout Vaventure

    Nous ne sommes pas vos ennemisNous voulons nous donner de vastes et d^tranges domainesOi le mystre en fleur s*offre qui veut le cueillirIl y a l des feux nouveaux des couleurs jamais vuesMille phantasmes impondrablesAuxquels il faut donner de la ralitNous voulons explorer la bont contre norme o tout se taitIl y a aussi le temps qu^on peut chasser ou faire revenirPiti pour nous qui combattons toujours aux frontiresDe Fillimit et de Pavenir...

    On peut dire sans prsomption, croyons-nous, que Teffort ainsi tent n'a pas t tout fait vain, et que certains rsultats notablesen sont rests lisibles dans la situation spiri-tuelle des lettres franaises. On est fond esprer, en particulier, que cette rconciliationde r ordre et de T aventure souhaitepar Apollinaire a fait quelques progrs, tel

  • LES ILES II

    point que ces deux vocables, dont chacun estdevenu odieux pris part, tant ils ont texploits par Tesprit de clan et de facilit,

    ne sont plus supportables que runis, Tuncorrigeant Tautre. Il semble aussi que la dis-

    sociation entre Tidalisme bourgeois et la

    spiritualit religieuse soit enfin chose reconnue,

    autrement dit qu'une erreur propre au XIX^

    sicle mais qui voulait s'implanter comme tra-ditionnelle soit dsormais surmonte ; et si untel changement est d avant tout de grandscrivains aujourd'hui disparus (et c'est Lon Bloy que nous pensons ici d'abord), iln'est pas tmraire de croire que la gnrationqui a suivi, en particulier les auteurs dont leRoseau d'Or a runi les noms, y a, pour sapart, utilement travaill aussi ^.

    La collaboration intelligente du public,

    I. De 1925 1928, crit M. Bernard Fay, la collection LeRoseau d'Or^ o se retrouvaient croyants, convertis et amis ducatholicisme, fut peut-tre le recueil le plus vivant et le plusintressant de France. Cocteau, Jacob, Claudel, Chesterton, yvoisinaient avec des trs jeunes ou des inconnus. Elle rvla aupublic franais plusieurs grands crivains... {Panorama de laLittrature franaise y nouvelle dition, Paris, 1929, p. 225.) Onlit de mme dans Die literarische Welt (24 juin 1932) : La col-lection catholique du Roseau d'Or mrite d'tre admire aussipar les non-catholiques comme un des plus beaux monumentsspirituels de notre temps.

  • 12 COURRIER DES ILES

    laquelle nous avions fait appel, ne nous acertes pas manqu. Elle a t d'autant plusmritoire que nous avons, il convient derajouter, combattu dans une heureuse soli-tude, sans Vappui d'aucun de ces groupes,d'aucune de ces camaraderies ou de ces coali-tions d'intrts qui se disputent avec unenergie biologique les fertiles marcages dumonde littraire, et sans l'appui non plus,dont nous avons tenu nous passer, dessolidarits confessionnelles. Le Roseau (TOrn'a certes pas t ignor des professionnels dela critique ni des revues qui se croient libresd'esprit, mais sauf pour un petit nombred'ouvrages en quelque sorte clbres de nais-sance et qui se sont imposs de force leurattention, ils ont rgulirement rpondu soneffort par un digne silence ^, laissant quelquefutur universitaire le soin de l'tudier selonles mthodes des embaumeurs ; et c'est endpit de ce boycottage innocent que cettecollection a obtenu auprs du public un succs

    I. Faut-il rappeler ici le mutisme significatif gard par lacritique sur un livre comme Le Voile de Vronique de Gertrudvon Le Fort, qui est sans aucun doute une des uvres les plusimportantes, les plus riches la fois d'humanit et de spiritualit,du roman contemporain ?

  • LES ILES 13

    imprvu, vrai dire trop de succs ds ledbut, car un succs rapide cre des malen-

    tendus, et, comme les moyens riches ,risque de gner le travail utile.

    Bien que ses directions spirituelles soienttrs nettement marques, lisait-on dans leprogramme du Roseau d'Or^ cette collectionn'est pas une collection confessionnelle. Chacunde ses collaborateurs y crit sous sa propre

    responsabilit. Malgr cet avertissement plu-sieurs ont cependant voulu y voir unecollection rserve une collaboration exclu-sivement catholique, voire une collection

  • 14 COURRIER DES ILES

    salit du catholicisme (motif inspir d'uncertain orgueil)*

    Une uvre temporelle, une publication lit-traire en particulier, est quelque chose d'in-

    finiment mince au regard de l'immensit devrit et de vie dsigne par un mot dont lesvaleurs sont avant tout surnaturelles, et qui

    drive du nom du Sauveur du genre humain.Si la sve en est chrtienne elle se connatra la saveur du fruit, et cela suffira. User d'untel nom comme de la raison sociale d'uneentreprise prissable, c'est s'exposer fairejuger le christianisme sur les dficiences pro-bables et les limitations certaines d'une activit

    qui est de soi d'ordre profane ou sociologi-

    que , non ecclsial ou sacr.

    Nous savons, d'autre part, que le catholi-

    cisme embrasse dans son universalit spiri-tuelle tout ce qui porte le vestige du Dieucrateur et sauveur ; car le Christ chef de

    l'glise est aussi le chef du genre humain, ettout ce qui est dit de vrai ou fait de bon enquelque lieu du monde, appartient d'une ma-nire ou d'une autre, invisiblement ou visible-

    ment, naturellement ou surnaturellement, son trsor mystique. Ds le II sicle, un saint

  • LES ILES 15

    Justin exposait cette doctrine avec toute la

    prcision dsirable.

    Ce n'est donc pas en vertu de quelque mo-deste clectisme, c'est en vertu de la conscience

    que tout est au Christ, et que dans les plis dela nappe de Pierre tous les animaux peuventse rassembler, c'est en vertu d'une ambitioncatholique absolue que nous nous refusons limiter notre accueil aux uvres des catholi-

    ques, et que nous avons la curiosit de toutes

    les formes de la beaut et de toutes celles dutravail des hommes, et que nous les aimons,je dis pour elles-mmes et pour Dieu sourcede toute amabilit, non par un arrire-desseinde proslytisme.Avec quelque malveillance d'un ct, de

    l'autre avec quelque indulgence, et afin d'ex-cuser notre got pour des recherches potiquesjuges indignes du sens commun, on a pensparfois que notre entreprise visait la con-version religieuse de la jeune littrature .Il est vrai que nous plaons la religion trsau-dessus de la littrature, et que celle-ci nousintressant en raison de l'me, non de lagrammaire, la libert qui provient de ce d-tachement nous rend plutt indiffrents aux

  • l6 COURRIER DES ILES

    biens sacrs acadmiques ou anti-acadmiques.Mais quant aux conversions nous savonsqu'elles sont Tuvre de Dieu, et autant nous

    prouvons de joie chaque fois qu'il lui platd'en oprer une, autant nous trouverions sau-

    grenue ride d'une collection littraire fondeen vue d'aider la toute-puissance produireses miracles.

    Et quant la jeune littrature , et toute littrature, il faudrait trop de navet

    vraiment pour esprer qu'elle puisse jamaistre comme telle rendue au service de Dieu.

    On l'a crit avec raison, ce n'est pas undes moindres succs du diable que de con-vaincre les artistes et les potes qu'il est leur

    collaborateur ncessaire, invitable, et le gar-

    dien de leur grandeur. Accordez-lui cela et

    bientt vous lui concderez que le christia-nisme n'est pas praticable . ^ Mais si c'estun mensonge de prtendre que ncessaire-ment, par la nature des choses, le dmoncollabore toute uvre d'art, en revanche ilest bien vrai qu'en fait, du' moins notre

    I. Rassa Maritain, Le Prince de ce mondet Paris, Descle DeBrouwer, 1932.

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    16-17

  • LES ILES 17

    poque, il y collabore le plus souvent, parceque le sang du Christ n'est pas reu, quiferait tout renatre. Nous savons que nouschassons sur les terres du Prince de ce mondeen cherchant Thonneur des choses divines surles frontires de Tart et de la posie, et qu'ilest naturel qu'il dfende violemment ses pro-prits de voleur ; toute russite dans cetordre sera donc partielle et prcaire et con-teste. Ce qui est coup sr un motif de plusde persvrer.

    En ralit nous concevions le Roseau d'Or^et nous concevons les IleSy plutt comme une

    tentative en quelque faon figurative et al-

    lgorique, et n'est-ce pas beaucoup dj pourune uvre humaine ? D'une faon gnraleil importe, croyons-nous, de faire entrevoir,

    comme par une allusion ou une anticipation,

    ce que pourrait tre un tat chrtien de la cul-

    ture, je dis de la culture actuelle prise en

    toutes ses valeurs, et de composer ainsi en

    quelque sorte une image sensible l'espritde l'accueil qu'une paix que le monde nedonne pas peut faire au travail contrastdes hommes. La terre est jonche de simili-tudes et de signes, de syllabes non encore

    Courrier des Iles 2

  • l8 COURRIER DES ILES

    intelligiblement assembles, de fragments dis-perss tombs des corbeilles de Dieu. L'amournous presse de les runir, de ramasser partout

    les miettes de la gloire divine. Une tellebesogne dpasse certes infiniment les prten-tions permises une simple collection d'oeuvreset de chroniques. Mais c'est de l'esprit quecette collection voudrait servir, et dont l'avenirconnatra peut-tre d'autres ralisations, que

    nous essayons ici de donner une ide.Peut-tre, si l'on consent se placer dans

    cette perspective, comprendra-t-on pourquoiles Ilesy comme auparavant le Roseau d'Or,

    loin de militer pour un programme littraireparticulier, se doivent d'tre attentives l'artde leur temps dans la varit mme des formesqu'il comporte de fait (aussi bien n'appartient-il qu' Dieu d'inventer des romanciers et despotes, et la qualit d'une uvre importe-t-elle plus que les principes d'une cole) ; oncomprendra peut-tre aussi pourquoi les IleSyloin d'opposer aux prils de la recherche la

    scurit de ce qui a dj fait ses preuves, sesentent tenues tout la fois d'aimer lasagesse et de ne pas bouder le risque ; loinde n'admettre leur sommaire que des noms

  • LES ILES 19

    orthodoxes, elles auraient plutt l'ambition

    d'accorder, par un choix suffisamment vigilant,et sans que jamais la vrit soit lse, lesvoix de ceux qui savent et de ceux qui n'ont

    pas encore trouv ; enfin on s'expliquera peut-tre pourquoi et en quel sens cette collectiond'inspiration catholique n'est pas une col-

    lection confessionnelle.

    Parce que le Roseau d'Or a eu son heure,qui a concid avec une phase significative et instable de l'histoire littraire de cesdernires annes, il convenait qu'il cesst deparatre quand les circonstances ne lui per-mettaient plus de garder tout entire l'quipe

    de collaborateurs avec laquelle il avait com-menc, et qui lui avait donn une physionomieparticulire. Ceux qui ont pris une autreroute savent que notre amiti pour eux resteentire, quoi que nous pensions de leurschemins.La collection des Ilesy qui fait suite au

    Roseau d'Ovy aura mme esprit, nous l'avonsdit, et physionomie diffrente. Nous ne pen-

  • 20 COURRIER DES ILES

    sons pas seulement ici la collaboration dequelques jeunes crivains, philosophes ouhistoriens, dont nous tenons les travaux enparticulire estime ; ni quelques erreurscommises au Roseau d^Or et que nous espronsne pas renouveler ; nous pensons aussi aux

    aspects nouveaux que des conditions nou-

    velles imposent aux mmes tches essentielles.Tout ce qui subsistait encore de littra-

    ture , et du triste narcissisme d^un mondeagonisant, dans les mouvements d'aprs-guerrequi se prtendaient les plus affranchis de lalittrature, achve de se dcomposer. Nous n'ensommes plus Tge o Tingnuit d'unSatie faisait luire un reflet d'enfance sur des

    vitres dj blafardes qui ne servaient pasencore aux critures de magie noire. L'opium,l'hrone, le suicide, le got du sang et del'obscnit, la mystique de la vaine grandeur,le choix dlibr de l'orgueil et du dsespoircomme paradis ^, dmasquent chez un certain

    I. Dans ce chef-d*uvre en quelques pages que Marcel Jou-handeau a publi sous le titre Veronicanay le Ciel, dit M. Godeau,est partag entre Dieu et moi et ce n'est que ce que Dieu appelleParadis qui est son Enfer et ce que Dieu appelle Enfer qui estmon Paradis, mon orgueil. (Nouv. Revue franaise, i' juillet1931.)

  • LES ILES 21

    nombre de nos contemporains une sorte denostalgie de Ttat des damns, comme si, ens'approchant de son terme, la dure prissabledevenait une disposition de plus en plus pro-

    chaine, une invitation prcise aux tats de

    rternit.

    Il y a plus de sant, certes, du ct desmilitants de la Rvolution, je parle du moinsde ceux qui ne sont pas, comme tant de nos

    terroristes en herbe, des rsidus amers de

    cette mme dcomposition bourgeoise dontnous venons de parler, ou des mondains bal-butiant Vive ma mort. Mais c'est une santanimale, Tesprit est mortifi par Tathisme,et par un matrialisme qui en se qualifiantde dialectique atteste que la contradiction

    dans les termes^ est la seule verroterie philo-sophique dont l'affirmation du primat de lamatire puisse parer sa nudit. gars par

    I. L'organisme se distingue en cela du mcanisme^ qu'enlui le tout prcde et dtermine les parties, alors que dans lemcanisme c'est l'inverse qui se produit. Mais il n'est pas in-hrent la pense matrialiste de concevoir quoi que ce soiten tant que tout, et si les marxistes le soutiennent, leur matria-lisme tant dialectique et non mcanique, ils affirment de ce faitune monstruosit logique, savoir l'union de la dialectique aumatrialisme (...) Le matrialisme dialectique n'est bon quepour la dmagogie, mais non pour la philosophie. N. Berdiaeff,Le Christianisme et la lutte des classes^ pp. 48-49.

  • 22 COURRIER DES ILES

    une idologie spcieuse qui leur fait chercherla libert en abdiquant les privilges de lapersonne et en se donnant un tout collectifcomme Tme sainte se donne son crateur,on ne voit pas seulement des curs sansforce morale, mais des curs faits pourThrosme, tournant contre soi leur gnrositmme, soumettre leur substance immortelle Tanti-dieu de la Production.

    Les hommes soucieux d'chapper au doubleesclavage athiste, communiste-commenantou bourgeois-finissant, ne sont pas rares sans

    doute. Mais trop souvent un tel souci restel'effet d'une sorte de rflexe sentimental. Sides jeunes gens a et l commencent enfin travailler dans le|sens qui convient, beaucoup,en revanche, presss par l'urgence tragiquedu moment, versent encore dans une sorte depragmatisme social o les valeurs propres del'esprit sont oublies. Comme si pourtant lasagesse qui ne sert point n'tait pas utile

    tout . On veut servir , et cela estlouable ; mais on oublie que la personnehumaine veut aussi tre servie dans ses int-rts ternels, et que sa fin est d'tre libre,

    non de servir (ubi spiritus ibi lbertas)^ et que

  • LES ILES 23

    le premier service d par elle est celui parlequel elle conquiert sa libert. Il est vraique les philosophes oublient trop souvent deleur ct que la sagesse n'est pas seulementspculative ; elle est pratique aussi, et rgle lavie humaine selon des rgles divines, et c'estainsi qu'elle est souverainement humaine.Chacun sait que les enfants de lumire ne

    sont pas toujours, ou pour mieux dire nesont jamais la hauteur de leur tche. Au-jourd'hui beaucoup de jeunes catholiques sontdirigs vers l'action extrieure sans qu'on

    leur dise quelles conditions elle est fconde.D'autres, encore moins soucieux de la sagesse,imaginant s'attacher mieux que l'glise l'ternel, s'attachent ce qui est mort dansle temps pass. Ainsi de tous cts sontgches des forces dont l'efficacit seraitgrande si elles prenaient plus haut leur pointd'appui, et avaient davantage conscience dela dignit des ralits invisibles.

    Nous avons rappel cet tat de choses, nonpour assigner les buts polmiques d'une col-lection dont l'objet principal n'est pas lapolmique, mais pour indiquer quel pointsont menaces les valeurs qu'elle souhaite

  • 24 COURRIER DS ILES

    contribuer maintenir. La tche est plusardue encore qu'il y a une dizaine d'annes,et tout en demeurant substantiellement lamme, elle comportera ainsi, comme nous ledisions plus haut, du fait de circonstancesnouvelles et plus dures, des aspects nouveaux.

    En ce qui concerne les ouvrages publis dansles Ilesy il est probable par exemple que lapart faite aux uvres d'imagination se trou-vera, au moins pour un temps, assez forte-ment rduite. En tout cas la physionomie dela collection, qui se dgagera d'elle-mme aubout d'un certain temps, sera certainementdiffrente de celle du Roseau d'Or.

    Le symbolisme des les est riche de plu-sieurs sens. Le navigateur se hte vers lesterres inconnues qui semblent surgir de lamer ; ainsi devons-nous tourner notre facevers l'avenir, et nous hter vers un mondenouveau surgissant de l'histoire. Les espritssont des les mtaphysiques, qui communiquentpar la lumire invisible comme les les par lamer ; chaque le est close en elle-mme comme

  • LES ILES 25

    une espce anglique, et de toutes parts pour-

    tant ouverte sur Tinfini : les les nous rap-

    pellent que tout en travaillant l'instaurationde nouvelles formes sociales consonantes au

    bien commun des hommes il nous faut treaussi dans les solitudes de Tintelligence et deTesprit, et maintenir la primaut des valeursde fruition intemporelle sur les valeurs d'uti-

    lit temporelle, la libert du spirituel Tgarddu social et de Tternel Tgard de Thumain.La posie languit de ses propres excs, la

    sagesse est en retard sur les angoisses de

    rpoque; si grandes que soient cependant lesncessits du moment prsent, il reste queles valeurs absolues sont les plus importantespour la vie humaine, prcisment parce qu'ellesne sont pas relatives cette vie, mais pluttla mesurent. C'est l'absolu de la justice etde l'amour que celle-ci veut tre proportionne.Pourquoi la raison exige-t-elle ( vrai diredepuis l'vangile) que la culture d'une poquene soit pas confisque par une classe et quel'usage de ses biens soit en quelque faon

    commun, sinon parce que la culture est avanttout capital de sagesse, de vertus intellec-

    tuelles et de vertus morales, et que le pre-

    8T. MICHAC

    CC V COLLEGE

  • 26 COURRIER DES ILES

    mier des biens communs de la multituden'est pas le trsor de la technique (mme poly-technique) mais celui des transcendantaux etdes perfections immanentes ? Un des malheursdu monde moderne est d'avoir oubli ceschoses en matrialisant et si Ton peut dire enprofanant la notion mme de culture, dans lemme temps que cette culture matridlisedevenait le privilge de ceux qui possdentles biens matriels.

    Il est des les Theureux climat, des ha-bitants desquelles la calme vie donnait auxpremiers voyageurs Tillusion de l'innocenceoriginelle. Sur les les passe le vent du large,et tu ne sais d'o il vient ni o il va. Et lesles sont peu de chose, comme un peu de pous-sire sur l'eau ecce insulae quasi pulvis exiguus^

    et cette faiblesse mme et cette petitessesont les moyens propres de l'esprit, et l'onpeut croire qu'un temps se prpare o il seramoins demand aux grandes montagnes declbrer Dieu en montrant sa gloire qu'auxpetites les en accueillant ses douleurs.

    Les les signifient encore la dcouverte et

    I. is., XL, 15.

  • LES ILES 27

    le voyage, et non pas Tvasion mais la con-qute. Elles voquent aussi cette diasporaspirituelle, cette poussire de feu disperse

    travers le monde o Ton peut voir avecassez de probabilit une des formes futures dela chrtient.

    C'est sans doute cause de toutes cessignifications, qui nous semblent convenir ridal dont, si limite que soit sa sphred'action, et si imparfaites ses ralisations, la

    prsente collection entend s'inspirer, que nousavons retenu pour elle le titre les Iles. Mais vrai dire la raison principale de notre choixest qu'il est beaucoup parl des les dansl'criture, et qu'elles ont offert avec les Magesdes prsents Jsus enfant^.

    Le Roseau d'Or se rclamait de l'Apo-calypse : Et celui qui me parlait tenaitune mesure, un roseau d'or pour mesurerla cit, ses portes et ses murs .^ Ce roseau

    signifiait pour nous que les choses de l'esprit

    ont une mesure qui n'est pas du monde. LesIles se rclament des Psaumes et d'Isae, etnous rappellent l'universalit de l'attente et

    1. Reges Tharsis et insulae munera pfferent. Ps. LXXI, 10,2, Apoc, XXI, 15.

  • 28 COURRIER DES ILES

    du message. Je viens pour rassembler toutesles nations et les langues... J'enverrai deleurs sauvs vers les nations de l'autre ctde la mer, en Afrique et en Lydie qui tirentde Tare, en Italie et en Grce et vers les leslointaines, vers ceux qui n'ont pas entenduparler de moi^... Et les les seront dans Pat-tente de sa loi^... Qu'ils publient sa louangedans les les !^... Glorifiez le Seigneur dansla doctrine ; dans les les de la mer le nomdu Dieu d'Isral^... Les les esprent enmoi^... Les les m'attendent et les vaisseauxde la mer viendront les premiers^... Et toutesles les des nations adoreront le vrai Dieu*^...Le Seigneur est roi, que la terre exulte, queles les nombreuses se rjouissent, que les ado-rateurs d'images soient confondus^... J'an-nonce des choses nouvelles, les chantez unchant nouveau^...

    Jacques Maritain,

    1. Is., LXVI, 19.2. Is., XLII, 4.3. Is., XLII, 12.

    4. Is., XXIV, 15 (Vulg.)5. Is., LI, 5.6. Is., LX, 9.7. Soph., II, II.8. Ps., XCVI3 I.9. Is., XLII, 10.

  • LE HORS-VENU

  • IL couchait seul dans de grands litsDe hautes herbes et d'orties

    Son corps nu toujours clairDans les dfils de la nuitPar un soleil encor violentQui venait d'un sicle passPar monts et par vaux de lumireA travers mille obscurits.Quand il avanait sur les routesIl ne se retournait jamais.C'tait l'affaire de son doubleToujours la bonne distanceEt qui lui servait d'cuyer.Quelquefois les astres hostilesPour savoir si c'tait bien euxLes prouvaient d'un cent de flchesPatiemment empoisonnes.Quand ils passaient^ mme les arbresEtaient pris de vivacit^Les troncs frissonnaient dans la fibre^

  • 32 COURRIER DES ILES

    Visiblement rflchissaient^Et ne parlons pas du feuillageToujours une feuille en tombaitMme au printemps quand elles tiennentEt sont dures de volont.Les insectes se dpchaientDans leur besogne quotidienneEt mme les plus minusculesPassaient^ tte entre les paules^

    Comme sHls se la reprochaient.La pierre prenait conscienceDe ses anciennes liberts ;Luiy savait ce qui se passaitDerrire VimmobilityEt devant la fragilit^Les jeunes filles le craignaient^Parfois des femmes rappelaientMais il n'en regardait aucuneDans sa cruelle chastet.Les murs excitaient son esprit^

    Il s^en loignait enrichi

    Par une gerbe de secretsVols au milieu de leur nuitEt que toujours il recelaitDans son cur sr:, son seul bagageAvec le cur de Vcuyer.Ses travaux de terrassement

  • 32-33

  • LE HORS-VENU 33

    Parmi les pierres de son meLe surprenaient-ils harassPrs de homes sans inscriptionTirant une langue sanglante

    Tel un chien aux poumons crevsQu'il regardait ses longues mainsComme un miroir de chair et d^osEt aussitt il repartait.Ses enjambes taient clbresMais seul il connaissait son nomQue voici : Plus grave que VhommeEt savant comme certains morts

    Qui n'ont jamais pu s^endormir.

    Courrier des Iles

  • LA CHAMBRE

  • tPUISQUE je ne sais rien de notre vieQue par ce peu d^herhage la fentre

    Ou par des oiseaux^ toujours inconnus^Que ce soit Vhirondelle ou Valouette^Retournons-en au milieu de ma nuit

    Ma plume y met de lointaines lumiresJ^ai ma Grande Ourse^ aussi ma Betelgeuse^Et ce quHl faut de ciel dciles moiSous le plafond de ma chambre suiveuseQuiy quand tout dorty marche seule mon pas.

  • LE SOUVENIR

  • QUAND nous tiendrons notre tte entre les mainsDans un geste pierreux^ gauchement im-

    mortel

    Non pas comme des saints comme de pauvreshommes

    Quand notre amour sera divis par nos ombresy

    Si jamais vous pensez moi fen serai srDans ma tte o ne soufflera qu'un vent obscurSurtout ne croyez pas de VindiffrenceSi je ne vous rponds qu'au moyen du silence.

  • SOLITUDE

  • HOMME gar dans les sicles et les sicles^Ne trouveras-tu jamais un contempo-

    rain?Et celui-l qui s^avance derrire de hauts cactusIl rCa pas Vge de ton sang dvalant de ses

    montagnes^

    Il ne connat pas les rivires o se trempe tonregard

    Et comment savoir le chiffre de sa tte receleuse}Ah! tu aurais tant aim les hommes de ton

    poqueEt tenir dans tes bras un enfant rieur de ce

    temps-l!Mais sur ce versant de VEspaceTous les visages fchappent comme Veau et le

    sable

    Tu ignores ce que connaissent mme les insectes^les gouttes d^eauy

    Ils trouvent incontinent qui parler ou murmurerMais dfaut d^un visage

  • 46 COURRIER DES ILES

    Les toiles comprennent ta langue

    Et (Tinstant en instant:, familires des distances^Elles secondent ta pense^ lui fournissent des

    paroles^

    Il suffit de prter Voreille lorsque se fermentles yeux.

    Oh! je saisy je sais bien que tu aurais prfrEtre compris par le jour que Von nomme aujour-

    d^hui

    A cause de sa franchise et de son air ressemblantEt par ceux-l qui se disent sur la Terre tes

    semblables

    Parce quHls n^ont pour s^exprimer du fond deleurs annes-lumire

    Que le scintillement d^un curObscur pour les autres hommes.

    Jules Supervielle.

  • UN TMOIGNAGE SUR GANDHI

  • ^48-49

  • C'est du Mahatma Gandhi, comme on Tappelle,que je veux vous parler aujourd'hui^.

    Plus de 25 ans ont pass depuis notre premirerencontre^ et en ce temps-l on l'appelait simplementM. Gandhi. C'est en 1906 que j'ai fait sa connaissance,en Angleterre. Il avait dj commenc en Afriquecette action en faveur de ses compatriotes, qu'ilpoursuit aux Indes aujourd'hui, et c'tait pourrapporter notre Gouvernement des lois promulguespar le Gouvernement du Transvaal qui agissait d'unefaon injuste envers ses compatriotes, qu'il faisaitce voyage en Angleterre. Il vint aussi chez mon prepour faire sa connaissance et donner des nouvellesde mon frre qui collaborait avec lui dans ce servicede la justice.

    Je n'ai pas de grands souvenirs de lui de ce temps-l, mais il est revenu encore une fois la tte d'ime

    I. Nous publions ici, comme un document direct utile notreinformation, le texte d'une confrence que Madame M. E. Chees-man, qui a vcu dans l'intimit de Gandhi, a bien voulu nouscommimiquer.

    Courrier des Iles .

  • 50 COURRIER DES ILES

    dputation en 1909. Je l'ai revu alors, et il m'a deman-d de l'aider comme secrtaire.

    Cette fois il a fait sur moi une impression profondeet il tait pour moi comme un pre spirituel et ilm'a traite comme une fille adoptive. Et moi, depuis

    ce temps, je l'appelle pre ou plutt Bapu

    le nom indien. J'tais ne Juive, mais j'tais trsmcontente de ma vie ; je ne faisais rien de srieux,ne pratiquais pas ma religion, car cela ne me donnait

    aucune satisfaction. Alors nous avons eu de grandesdiscussions et il tait pour moi une rvlation. Jen'ai jamais rencontr une me aussi spirituelle, aussisincre, aussi simple, aussi pure, et je dois vous dire

    que mme aujourd'hui c'est pour moi une meimique. Il m'a fait voir que nous sommes ici pour servir tous les hommes, que la charit est la plusimportante chose du monde. Il m'a parl de morti-fication, de contrle de soi-mme. Tous les joursnous nous sommes promens en parlant de toutessortes de choses sur la vie et la formation de noscaractres et il a veill en moi quelque chose qui,j'espre, durera toute ma vie.Quand il est parti, j'ai continu de travailler

    comme secrtaire au Comit fond en Angleterresous la prsidence de Lord Ampthill pour obtenirdes changements dans les lois qui opprimaient les

    Indiens en Afrique du Sud, et ce travail ne cessaqu'en 1914, lorsque la mthode Satyagraha (ou la force de l'me et la vrit au lieu de la force),que M. Gandhi a employe avec mille de ses compa-

  • UN TMOIGNAGE SUR GANDHI 5I

    triotes, fut victorieuse et que M. Gandhi eut obtenules amliorations exiges du Gouvernement en Afriquedu Sud.Pour moi, ce contact qui a tant vivifi mon me,

    eut ce rsultat que je suis devenue protestante.Pourtant, quand je lui fis part de cette nouvelle,il en fut chagrin disant qu'on ne devait pas changersa religion, et qu'il aurait mieux valu devenir unebonne juive. Je vous raconte cela pour vous donnerses ides sur la religion. Il faut pourtant dire qu'il

    n'tait pas contre le Christianisme, car il lisait

    l'vangile, avait une vnration profonde pour notreSeigneur Jsus-Christ, assimilait les paroles de notreSeigneur dans sa vie, surtout le Sermon sur la Mon-tagne, mais c'tait son ide fixe, et il l'a toujours,que nous devons rester dans la religion o noussonames ns.

    En 19 14, je suis alle au Transvaal pour une visite en mme tem.ps que l'Honorable G. K. Gokhale(fondateur de la Socit des Serviteurs de l'Inde Poona). Je voulais tudier sur place les conditionsdes Indiens pour les mieux connatre et ensuite pourtre en tat de mieux aider le Comit.En ce temps-l, M. Gandhi avait tabli deux

    Colonies, o les Indiens et mme quelques Anglaisdemeuraient ensemble dans une vie commune. L'unetait Natal, prs de Durban et s'appelait Phnixydu nom du village. On avait construit des maisons,chaque famille s'tait engage ne dpenser pas plusde 300 francs par mois. Ils taient tous vgtariens.

  • 52 COURRIER DES ILES

    C^tait l que le Journal Indian Opinion taitrdig, et aujourd'hui un des fils du Mahatma Gandhidemeure encore Phnix et il est le directeur dece Journal. L'autre Colonie tait prs de Johannes-burg, et s'appelait Tolstoy Ferme. Quelques famillesy demeuraient pendant la grande lutte contre leslois injustes.

    Ici tout le monde demeurait en communaut ;ils avaient simplement le logement et la nourriture.Ils ne mangeaient pas de viande, ni de poisson,ni d'ufs. Mme les Musulmans, qui il tait permisde manger de la viande, en ont fait le sacrifice pendantqu'ils taient Tolstoy Ferme. Tout le monde couchait terre avec seulement une couverture ; ils menaientune vie trs simple. On se levait de trs bonne heure.Tout le monde travaillait, soit dehors dans les champset les vergers ; soit comme charpentiers, soit faisant

    des sandales. De plus M. Gandhi donnait des leonsaux enfants tous les aprs-midi. On mangeait troisfois par jour, 5 heures et 11 heures du matin,et 5 heures du soir. Ce dernier repas consistait enpain et en lait ; le matin on avait du porridge et II heures des lgumes cuits. M. Gandhi, en cetemps-l, ne mangeait qu'une fois par jour, versmidi, des fruits et des noix et surtout des bananes.

    Aujourd'hui il se passe de bananes. Le soir les prirestaient dites en commun, et M. Gandhi lisait quelquespages, tantt d'im livre religieux, tantt d'un autre,

    soit des Parsis, soit des Hindous, soit du NouveauTestament, et on finissait toujours pendant que j'tais

  • UN TMOIGNAGE SUR GANDHI 53

    l avec un cantique chrtien. Celui qu'il aimait le

    plus est un cantique du Cardinal Newman (

  • 54 COURRIER DES ILES

    Pourtant j'ai suivi un peu ce qui se passait aux Indes cause de mon frre.

    Enfin Gandhi s'est dcid accepter l'invitationde notre Gouvernement de reprsenter ses compa-triotes la Confrence de la Table Ronde Londres.Le jour mme de son arrive, le 12 septembre dernier,j'avais le bonheur d'tre reue dans l'glise catho-lique. Je l'ai vu son arrive, prpare par mon frreet par les journaux un grand changement. Autrefoisil tait habill comme un Europen ; aujourd'huiil s'habille comme les plus pauvres de l'Inde, car ildit qu'il reprsente 50.000.000 de pauvres. Les jour-naux le reprsentaient comme trs laid, mais on nele trouve pas laid cause des yeux si tendres, si doux ;et Ton oublie ses vtements, etc., quand il vousregarde et vous parle.

    Quelques jours aprs, il m'a demand de l'aiderencore ime fois pour sa correspondance, et c'taitpour moi une joie, un honneur et un privilge.Aujourd'hui je ne suis pas entre dans l'intimit desa vie comme autrefois, parce qu'il tait toujoursentour de tant de monde, c'tait difficile de letrouver seul. Pourtant on avait des causeries de tempsen temps, mais pendant qu'il tait accessible toutle monde, il me semblait que son me tait plus hautque nous ; comme s'il demeurait dans un monde lui. Il avait acquis cette paix intrieure, cette com-

    munion avec Dieu que personne ne pouvait troubler.Aujourd'hui il est mme beaucoup plus simple danssa nourriture, il mange des fruits, des lgumes crus.

  • UN TMOIGNAGE SUR GANDHI 55

    rps, et une fois par jour un peu de lait de chvre ;et cette nourriture jointe sa vie de prire, luidonne une force extraordinaire ; car il se lve tousles jours 3 heures du matin et pendant tout letemps qu'il tait en Angleterre, il a travaill20 heures sur les 24, et quelquefois 21 heures.

    Autrefois je Tai trouv exceptionnel parmi leshommes ; aujourd'hui je le trouve un saint. Onl'appelle Mahatma , et dans notre Parlement j'aientendu quelqu'un demander la signification du mot Mahatma )>. M. Gandhi a rpondu : un hommebien ordinaire , mais quelqu'im prsent a dit : Mahatma veut dire : un homme sacr et il aajout : je crois que tout le monde accordera cetitre M. Gandhi , et on a applaudi.Le monde d'aujourd'hui ne le comprend pas dans

    sa simplicit de vie, son idal, ses doctrines de vrit,de non-violence et de charit. Il parle une languequi parat trange, inconnue ; mais pour nous. Catho-liques, c'est une langue trs bien connue, car ce sont

    les vrais principes de notre Seigneur Jsus-Christ :Si quelqu'im vous frappe sur la joue droite, pr-

    sentez-lui encore l'autre joue.Quand on vous attaque, n'attaquez pas votre

    tour, mais prsentez l'autre joue.Soyez pacifiques.

    Soyez humbles.Aimez-vous les uns les autres.Soyez prts tre mpriss du monde cause

    de la justice.

  • 56 COURRIER DES ILES

    Priez sans cesse.

    Souffrez jusqu' la mort pour la justice.N'ayez point de souci du lendemain.Pardonnez vos ennemis.Prenez soin des pauvres.

    Telle est la vie de l'homme qu'on appelle Mahatma ;telles sont les doctrines qu'il rpand partout. Etcomme je viens de dire, il parle une langue que lemonde ne comprend pas, ou plutt ne veut pascomprendre, car c'est une vie simple, c'est une vietroite, une vie de souffrance, la vie mme de laCroix.

    M. E. Cheesman.

    Au sujet des propos rapports par certains journalistes etd'aprs lesquels le mouvement d'indpendance dont Gandhi estle chef compromettrait, s'il venait russir, la libert des con-fessions chrtiennes. Madame M. E. Cheesman nous crit qu'ellea entendu Gandhi dmentir publiquement ces propos. Elle nouscommunique la note suivante, qui lui a t dicte par Gandhi : Naturellement se trouvent au programme du Congrs imedclaration des droits fondamentaux, qui doivent tre communs tous, et la garantie des droits civiques et religieux, de la culture,etc., des diffrentes minorits. Tous sont gaux devant la loi.Il n*y aura, pour qui que ce soit, auome incapacit politique,pour des raisons de race, de religion ou de couleur. On souhaiterait cependant une dclaration plus explicite con-

    cernant la libert des missions.

  • TRAVAIL HUMAINET ESPRIT CHRTIEN

    8T,

  • IL n'est pas sans signification, et pour le philosophe etpour le chrtien, qu'autour de nous le monde ouvriersemble mettre l'laboration d'une morale du travaille meilleur de son intelligence et de son cur. Autreest la mtaphysique marxiste des thoriciens, autrel'intuition de l'ouvrier dans la foule des travailleurs ;et celle-ci vaut mieux que celle-l. La revendication del'ouvrier s'apparat elle-mme, non pas comme unencessit conomique, mais comme une revendicationmorale, une revendication de justice. S'il ne veut pasque son labeur serve enrichir une classe de parasites,s'il rclame la proprit de son travail (et il entend parce mot et les instruments de production et la productionelle-mme), c'est que cette transformation sociale estexige ses yeux par des raisons morales dont l'ensembleconstitue ime vritable thique du travail.Mais si, rencontre du marxisme orthodoxe, l'ou-

    vrier se rclame implicitement d'une morale, cette moralen'est pas pour autant l'individualisme des Droits del'Homme ; il ne veut pas respecter tous les hommes niune narare humaine en soi, mais seulement le travailleur.Sa morale peut se traduire et s'expliciter aisment enquelques propositions : Le devoir n'est plus cette obliga-

  • 60 COURRIER DES ILES

    tion abstraite des philosophes, la conscience n'est pasune conscience idalement soUtaire qui serait elle-mmeson propre objet ; le devoir et la conscience sont dansla ncessit concrte de travailler, de pousser la tchedans laquelle s'unissent tous les hommes. Que seraientune raison et une volont, sans occupation extrieures'exerant et se reposant dans je ne sais quel jeu intrieur?La raison n'est rationnelle et la volont volontaire qu'la condition d'tre appliques une uvre concrte qui,tant donne la condition de l'humanit, ne peut treque la fabrication de l'utile. La vraie joie n'est pasdans cette jouissance vide des facults humaines,dans laquelle les civilisations de dcadence voient lasuprme valeur, mais dans leur exercice extrieur, dansleur rendement pratique. Car la joie, qui est autre choseque le plaisir, couronne l'effort et l'activit, lesquels nevont pas sans modifier un objet extrieur : la vraie joieest la rcompense d'un travail ; la vraie libert n'est pasnon plus dans la possession idale de l'me par elle-mme,mais dans l'acte concret du travail qui nous donne lesentiment que le machinisme rend plus exaltant de domi-ner une matire soumise. Ainsi le travail est la seuledignit humaine : l'homme est esprit prcisment parcequ'il ne ressemble pas aux oiseaux du ciel, qui ne smentni ne moissonnent, ni aux Us des champs, qui ne travaillentni ne filent. S'il travaille, c'est parce que le souci de sa vielui a t remis ; lui, c'est--dire, sa rflexion et salibert et non un instinct impersonnel. Le travail estaussi vm lien de fraternit. L'obligation o tout hommeest de travailler, la solidarit entre toutes les tches hu-maines, que l'conomie moderne a rendue aussi vasteque la terre, font l'union de tous les travailleurs et du

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 6l

    ct du sujet et du ct de Tobjet. Pour que la justicesoit, il suffirait que la dpendance o se trouve l'ouvrier l'gard de son travail ne soit pas exploite des finsgostes par la classe bourgeoise, que le travail soit enfinla proprit du travailleur.Une semblable morale semble heurter violemment la

    morale chrtienne. La valeur des valeurs n'est plus dansle dtachement du contemplatif, mais dans l'attachement,qu'une justice nouvelle saura rendre plus intime, del'homme son travail. La hbration et le salut ne sontplus dans une vasion dcidment impossible, mais dansune adhsion notre tche concrte, dans l'amour dutravail. Ainsi cette thique nouvelle qui par ailleurssemble un moyen d'chapper l'gosme individualiste,pre de l'conomie Ubrale et du capitaUsme, ne peutque s'opposer une religion qui prche le dtachementdu monde et l'attente du royaume de Dieu. Quelle amitiserait possible entre une morale qui invoque le lien quirelie chaque tre singuUer un Dieu transcendant aumonde et une morale qui se justifie par le lien de fraternitque le travail met entre les hommes?

    Nous ne proposerons pas de conciliation factice etrapide entre l'une et l'autre morale. Nous n'avons aucungot pour les facilits de l'clectisme. Nous avons seule-ment la certitude qu'il est possible d'intgrer unevision chrtienne du monde tout ce qu'il y a de solideet de vrai dans l'amour de l'ouvrier moderne pour sontravail et mme dans l'ide qu'il se fait de la nature dece travail et de la justice qui lui est due. Certitude per-sonnelle et subjective, qui n'aboutira peut-tre pas dansle prsent essai une solution dfinitive. Le problme

  • 62 COURRIER DES ILES

    que nous abordons est de ceux qui appellent pour trersolus sinon des principes nouveaux, du moins unerflexion neuve. Nous voudrions montrer seulement l'im-portance d'une question qui mrite d'occuper la pensedu philosophe et d'arrter l'amour du chrtien. Notreintention est de poser un problme, non d'apporter unesolution.

    Toute morale du travail suppose une mtaphysiquedu travail. La valeur d'une notion se ramne sa placedans une hirarchie de perfection croissante. Notre pre-mire tche sera donc, oubliant pour un instant le dbatdont nous sommes partis, de situer philosophiquementl'ide du travail.La mtaphysique nous apprend qu'il est deux sortes

    d'activits : les premires toutes intrieures l'esprit,qui trouvent leur repos dans un terme immanent au sujetmme de l'action, qui tracent comme une courbe acheve,ferme dans une pure intriorit. Comprendre, vouloir,se rjouir sont de telles activits, parce qu'elles atteignentleur fin dans une prsence immanente : verbe de l'intelli-gence et du cur, dlectation. Mouvements par analogieseulement parce qu'elles sont l'acte d'un sujet, comme lemouvement est l'acte d'un mobile. Activits proprementvitales et qui couronnent le sujet d'une perfection chaquefois nouvelle. Perfectiones operantis. L'activit laborieuse,

    si nous la considrons dans son essence abstraite, n'appar-tient pas cet ordre d'activits, et viendra naturellementse ranger dans une seconde catgorie. Le travail n'estpas volont proprement parler;, effort de soi sur soi ;il suppose la modification d'une matire extrieure ausujet ; il est dans le mouvement mme qui transforme

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 63

    cette matire, mouvement qui a son achvement endehors de lui dans une uvre fabrique. Activit qui estdans ce passage mme et qui trouve sa fin en mourant elle-mme : Motus imperfecti. Les activits de la pre-mire sorte sont dites immanentes; celles de la deuximesorte sont transitives. Ds lors le seul examen de l'idede travail nous obUge avouer que, si nous les considronsen tant que telles, les activits laborieuses ont une moindredignit spirituelle que les activits de connaissance etd'amour ^ Celles-ci apportent une perfection au sujetconnaissant et aimant ; celles-l sont ordonnes laperfection d'une uvre distincte et du sujet qui en estla source et de l'activit d'o elle a surgi. Perfectio operis.L'histoire de la civiUsation vient apporter notre analyseune preuve concrte : depuis la Renaissance le travaildes hommes a chang matriellement la face de la terre ;nous ne craindrons pas de dire qu'il l'a faite plus belle,manifestant par son prodigieux outillage l'emprise del'esprit sur la matire. Et par un paradoxe dont le philo-sophe sera seul ne pas s'tonner, l'humanit a rendules choses plus humaines, sans se rendre elle-mme plushumaine. Fait qui manifeste que la perfectio operis n'estpas la mme chose que la perfectio operantis^. Puisque

    1. Nous essayons de parler formellement , nous montreronsplus tard qu'une sorte d'amour s'ajoute normalement au travail amour qui n'est pas le travail, mais que l'homme ne connatraitpas, si le travail n'tait pas.

    2. Parce qu'ils ne savent pas s'lever l'intelligence de cettedistinction, les auteurs modernes mettent l'activit laborieuse la fois trop haut et trop bas. Trop haut parce que, identifianten vertu du prjug idahste, l'esprit avec une activit en gnral(dont ils ne disent ni ce qu'elle est ni ce qu'elle fait) ils sont tentsde le confondre avec l'activit laborieuse et productrice. Ainsi

  • 64 COURRIER DES ILES

    l'activit laborieuse est moyen ou instrument en vue dela perfection d'une uvre, elle est essentiellement utile l'gard de cette uvre et nous pouvons ds lors proposerla dfinition suivante du travail, dfinition toute provi-soire et sujette revision : le travail est une activit^rationnelle ou instinctive (le problme que pose cettealternative sera abord plus tard), qui de soi est transitiveet se trouve ordonne la modification d^une matireextrieure^ la perfection d'aune uvre ; activit qui a rangde moyen et dont la note essentielle se trouve tre Vutilit.Ainsi ce n'est pas le travail en tant que tel qui fait ladignit de l'homme. Celui-ci y est moyen et instrument

    Adriano Tilgher crit dans son livre Le Travail dans les murset dans les doctrines : Ce mouvement ascendant de l'ide de travailcommence avec la rvolution philosophique opre par EmmanuelKant. Kant est le premier concevoir la connaissance... commeune force synthtique et unificatrice, qui du chaos des donnessensibles extrait, en procdant selon les lois immanentes del'esprit, le cosmos, le monde ordonn de la nature. L'espritapparat comme une activit qui cre de son propre fond l'ordreet l'harmonie. Connatre, c'est faire, c'est agir, c'est produire...La philosophie moderne... travaille confondre toujours davantagel'ide particulire de travail dans l'ide gnrale de l'esprit conucomme activit productrice ; de l'autre elle cherche concevoirtoujours davantage l'activit synthtique et productrice de l'espritsur le modle de l'humble travail ouvrier (pp. 70 et 71). Tilghercroit avoir glorifi le travail parce qu'il aviht l'esprit, le mettantau rang de la plus ordinaire modification matrielle. Et cependantune semblable confusion met le travail trop bas. Elle conduira mconnatre que l'activit laborieuse, comme nous le verronsplus bas, doit avoir humainement un couronnement de connais-sance et d'amour qui fait qu'elle a sa fin hors d'elle-mme, et elleobligera ainsi l'ouvrier mettre sa joie dans le travail en tantque tel, dans la simple activit transitive, ce qui est lui imposerime fin proprement inhumaine. Maltraiter l'ordre des essencesdans l'intrt de la morale ne profite jamais la morale.

  • 64-65

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 65

    et il cherche moins son bien que ce qu'on peut appelerle bien de l'uvre. Ce qui est pour parler le langagede la philosophie moderne la pire des htronomics.Si donc l'ide de travail se prsente nous, environned'une atmosphre spirituelle, si elle a une telle puissancesur l'ouvrier moderne, elle le doit des finalits moralesqui lui sont surajoutes et qui vont maintenant se prsenter nous.

    Si nous considrons non plus le travail en lui-mme,mais le sujet concret qui travaille, nous verrons s'enrichirle contenu de notre ide de travail : il nous faudra ajouter la dfinition prcdente une convenance nouvelle quinous parat et normale et trs importante. Thoriquement,il semble qu'une activit est laborieuse ds qu'elle estutile une uvre, ds qu'elle a sa fin dans cette uvre(Finis operis). Et mme si cette uvre est elle-mmesans aucune utilit humaine, sans aucune finis operantisyil y aurait tout de mme travail. Cependant l'utilitappelle l'utilit. Si bien qu'un travail ordonn uneuvre inutile est insupportable la nature humaine.Ainsi le forat de Dostoevski oblig de transporterle matin des troncs d'arbre pour les remettre le soir leur place primitive connat un vritable enfer. Nouscomprendrons cette rpugnance si, au lieu d'analyserabstraitement l'activit laborieuse, nous pensons l'ou-vrier, l'univers concret form par l'uvre et le travail-leur. La fabrication pure et simple ne saurait tre le termenormal d'une activit pleinement humaine. L'uvre fa-brique doit exprimer l'homme, porter l'empreinte de laraison. Elle doit tre un bien, un bien humain. Dansle domaine du factibile^ cette empreinte rationnelle prendla forme d'une utiht soit pour l'ouvrier, soit, dans le cas

    Courrier des Iles S

  • 66 COURRIER DES ILES

    ordinaire, pour les autres hommes. Il est donc normalet naturel que le travail serve la satisfaction des besoinshumains.De l vient le caractre social du travail. Il y produit

    une uvre qui est un lien entre les hommes, et qui peuttre un principe de fraternit. Le travail est normalementun service et prend ainsi un caractre moral. Et dansnotre univers o les services rpondent aux servicesd'un coin de la plante l'autre, le travail y gagne unegrandeur qu'il n'avait pas encore connue dans l'histoire.L'humanit actuelle est comme un seul homme et quitravaille. Le travail se trouve donc dfini par une doubleutilit : utilit naturelle et prochaine d'une activit quiest moyen pour une fin et qui ne prend toute sa valeurque s'il s'y ajoute l'utilit lointaine et humaine de l'uvre.

    Que cette double utilit soit la note caractristiquedu travail, nous allons le vrifier en le confrontant avecles activits qui lui sont parentes, le jeu et l'art.Le travail, parce qu'il s'impose une uvre faire,

    se soumet aux exigences et aux lois propres d'une matireprexistante. C'est le champ qui impose au laboureurla loi du sillon. Le jeu est une activit qui ne se soumetqu'aux rgles qu'elle s'est prescrites par Ubre convention.Ce sont les exigences de l'uvre qui font l'accord destravailleurs, tout en imposant la division des tches ;ce sont les lois Ubrement poses dans un pacte initialqui font l'accord des joueurs. L'unit des premiers estobjective et vient de l'extrieur ; l'union des autres esttoute subjective. De plus le travail n'est pas sa fin lui-mme : il ne demande qu' disparatre devant l'uvrefaite. Le geste du semeur peut avoir sa beaut et sa signi-

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 67

    fication, en tant que geste, dans le regard du pote.Pour le semeur, ce qui importe, ce n'est pas ce geste,

    mais son acte, qui est tout autre, suspendu une finrelle : l'ensemencement du champ ; son geste s'oublielui-mme devant cette fin. Ce que le travailleur appelleson travail, c'est l'uvre, l'ouvrage, comme il dit. Et

    il a raison de ne pas s'intresser son geste, son activitspare de la fin qui lui est impose. Le jeu, au contraire,suppose que le joueur s'intresse directement sonactivit. Le travailleur ne fait pas attention lui, mais son uvre. Abngation naturelle sans laquelle il n'yaurait pas de travail, et qui explique que le travailleurne se donne pas volontiers en spectacle. Magnifiquepudeur qui ne veut pas qu'un intrt soit attach desgestes qui par eux-mmes ne sont rien. Effacement quiappelle l'effacement. Le jeu ignore cette discrtion etnaturelle et morale, parce qu'il est occup de lui-mmeet non proccup d'une fin extrieure ; il est naturelle-ment thtral, parce qu'il se prend lui-mme pour fi.net se dploie sans aucun souci d'utilit ; il se satisfait

    de lui-mme et se suffit lui-mme. Je joue pour jouer ;je ne travaille pas pour le plaisir de travailler ^ mais pourfaire une uvre distincte de mon travail et destine lui survivre. Tout jeu est un systme de gestes bienlis, et non pas une action proprement dite, subordonne une fin relle. La danse, parce qu'elle est une sorte demouvement pur, est un bon exemple de jeu.

    L'art apparat d'abord comme jeu et travail mls.Tout comme l'activit ouvrire, l'activit de l'artiste est

    I. Beaucoup croient le contraire ; imagination ou dviation,nous le montrerons.

  • 68 COURRIER DES ILES

    ordonne au bien d'une uvre relle, en laquelle elletrouve sa fin et qui lui survit. En ce sens l'artiste esttoujours artisan. La soumission l'objet est la loi detoutes les sortes d'arts, beaux-arts comme arts serviles ^.

    Le peintre, le sculpteur, le musicien sont des manuels,dans le plein sens du mot ; leur art ne va pas sans l'usaged'une technique. L'acte de peindre ou de tailler la pierreest subordonn la perfection d'une uvre relle (tableauou statue). Il possde cette sorte d'utilit par laquellenous avons dfini l'ide abstraite du travail. Et cependantl'art est travail et autre chose que le travail. Sans doutel'uvre d'art n'est pas le fruit de la parfaite spontanitde l'artiste, elle prexiste en quelque sorte cette activitsous forme d'objet (et c'est l'erreur de beaucoup demodernes d'imaginer que la beaut est cre alors qu'elleest seulement manifeste) ; mais outre que l'art n'est pasimitation des choses relles, il y a entre l'artiste et sonuvre une telle parent et si spirituelle que celui-ci ale sentiment d'obir lui-mme quand il obit aux nces-

    I. Nous ne donnons ce mot aucun sens pjoratif. Notreanalyse manquerait son but si elle ne manifestait pas la grandeurdu travail manuel. Les paens ont distingu avec raison les idesde contemplation et d'activit servile (c'est--dire mise auservice d'une uvre extrieure). Leur erreur a t de pousserime distinction conceptuelle exacte jusqu' une sparation rellemoralement abominable et de faire deux races d'hommes, lesuns destins par la nature l'esclavage du travail, les autresvous la libert de la contemplation. Du moins faisaient-ilsle mme sort au travail artistique et au travail servile (et ils avaientvu juste en cela). Plutarque dit qu'aucun jeune homme bien nn'aurait voulu tre un Phidias ou un Polyclte. Nous voulonsdire l'inverse qu'il y a une dignit commune et au travail servileet au travail artistique. L'exemple de' l'antiquit montre qu'onne peut rabaisser le travail manuel sans avilir du mme coupla cration artistique.

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 69

    sites de l'uvre. Nous aurons nous demander pourquoiau contraire le travail parat si tranger notre cur.Et cette sorte de libert est analogue celle de l'activitjoueuse qui est elle-mme sa loi. Le jeu tait inutileparce qu'il n'tait qu'une apparence d'action. L'uvredans laquelle l'art s'achve est relle : opus dans le sensplein du mot. Et cependant glorieusement inutile. Quandbien mme elle ne satisferait aucun besoin humain,quand bien mme l'artiste serait seul au monde en facede Dieu, l'uvre d'art garderait toute sa valeur spirituelle.Aussi si l'ouvrier est social, l'artiste est solitaire. Lui etson uvre forment un univers clos sans aucune sorted'change avec les autres univers humains. Aucun tra-vailleur ne peut se passer des autres travailleurs. En droit,tout au moins, l'artiste est indpendant des autres artistes.N'y aurait-il qu'un seul artiste au monde, nous saurionsce que c'est que l'art. Aussi l'artiste a-t-il le sentimentde se suffire lui-mme, autre sorte de Hbert analogue la hbert du jeu. L'art serait donc un travail rel quiaurait l'apparence d'un jeu moins qu'il ne soit defaon minente et travail et jeu et qu'il ne rassemble en luiles perfections de l'un et de l'autre. Il est srieux et relcomme un travail. Mais il est un travail Ubr, dbarrassde ses conditions hmitatives, un travail directementchoisi et aim, immdiatement joyeux : l'activit artistiquereste une action transitive, mais qui essaierait de se fairepasser pour une action immanente ; le terme dans lequelelle se repose, l'uvre d'art, a quelque chose d'immobileet d'immuable, de pacifique et d'achev qui fait que laperfection d'une uvre d'art est, parmi les perfectionsdes choses, celle qui ressemble le plus la perfectiond'un esprit.

  • 70 COURRIER DES ILES

    Le travail vient donc au-dessous de l'art, mais au-dessusdu jeu, si nous classons ces activits par ordre de per-fection intellectuelle. Mais une classification inspirede considrations pratiques et morales, prenant les chosesdu point de vue du sujet et non plus de l'objet, mettraitdans une mme catgorie le jeu et l'art pour les opposerl'un et l'autre au travail. Celui-ci est li au besoin d'user

    des choses pour faire notre vie plus humaine ou simple-ment humaine, ceux-l sont lis au besoin de nousexprimer au dehors soit seulement dans notre activit,soit dans une uvre. Et cette distinction est lgitime,parce qu'elle nous aide comprendre la diffrence denature qui est entre l'art et le travail et qui empcheratoujours le second de se confondre avec le premier.Les philosophies modernes du travail, nous pensons

    surtout aux thories socialistes, n'ont pas toujours suviter une semblable confusion. Elles veulent que le

    travail soit dans son essence un art auquel est venu

    se surajouter accidentellement une fin conomique^. Si

    I. Telle est la thse d'Henri de Man. Andr Philip la rsumeavec force et clart dans son livre Henri de Man et la crise doctri-nale du socialisme, L'tre humain cherche se mettre en valeurdans et par son travail. La condition psychologique la plus impor-tante de l'origine du travail^ c'est le dsir imprieux qu'prouvel'me humaine de se projeter sur le plan du monde extrieur etd'animer des objets. La civilisation des peuples primitifs ainsi quela psychologie de l'enfance prouvent que ce n'est pas la connais-sance du rle pratique du labeur utilitaire qui a incit l'homme l'effort. Au contraire, l'impulsion au travail semble ne s'tredveloppe que graduellement et ujtrieurement, comme unemodification au libre jeu de la cration artistique^ en dirigeantcelle-ci vers un but conomique. Le travail humain a donc crl'agrable avant l'utile ; il a donn aux hommes de la beaut

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 7I

    les principes que nous avons poss sont vrais, Tinstinctd'user des choses matrielles est aussi naturel et aussi

    primitif que le besoin de s'exprimer par elles ; et celui-lne saurait tre ramen celui-ci que par une dialectiquearbitraire. Les modernes ont coutume d'identifier htive-ment les activits qui ont les objets les plus divers sousprtexte de manifester l'unit de l'esprit humain (ce quifinit par rendre insolubles tous les problmes). Ainsile travail sera une varit du jeu. Or^ dans ce cas parti-culier^ il se trouve que l'effort laborieux n'est pas aimimmdiatement par l'homme^ et parat une loi imposedu dehors par la socit. Il semble qu'un homme qui netravaillerait pas n'en serait pas moins homme. Ainsise forme l'ide que le travail est un accident (dans le sensmoderne du mot). La ncessit de l'effort laborieuxserait la consquence d'une situation anormale faite l'espce humaine, l'effet d'une sorte de maldiction co-nomique. Au contraire, le jeu et l'art paraissent la foisaiss et naturels (les modernes auxquels nous pensonsfont l'art tellement libre qu'ils ne le distinguent plus

    du jeu). Le dbat n'est pas purement spculatif. Si letravail, tel que les hommes le vivent et le subissentdans les conditions actuelles du monde, est une sortede dchance, la rdemption de cette chute sera dansune transfiguration du travail qui fera de tout labeurun art et un jeu. A cette condition seulement l'ouvriertrouvera le bonheur dans sa tche. Joie de s'exprimerau dehors rserve actuellement aux seuls artistes et

    que tous connatront dans la cit de demain.

    et de la joie avant de leur donner des valeurs conomiques (pp. 8687) .

  • 72 COURRIER DES ILES

    Cette notion d'un travail qui serait une activit contrenature se retrouve chez certains chrtiens qui com-prennent mal la parole qui fut dite Adam : Tugagneras ton pain la sueur de ton front , et font dela ncessit du labeur en gnral une punition et unemaldiction divines. Mais la diffrence des socialistes,ils pensent que le travail pnible durera autant que lesconsquences du pch originel et, par pit envers laProvidence, ils s'interdisent de poser la question socialedans les termes mmes o la pose Henri de Man : Comment l'tre humain peut-il trouver le bonheur nonseulement par le travail mais encore dans le travail? Comme s'il tait sacrilge de prtendre sparer la peineet le travail que les desseins providentiels ont voulu unirindissolublement tant qu'il y aura des fils d'Adam. Etpour eux aussi ide souvent implicite mais logiquementcontenue dans leur philosophie spontane la seuleactivit pleinement humaine devrait tre une activitartistique ou joueuse. A l'inverse des uns et des autres,nous estimons que le travail, tel que nous l'avons dfini,est une activit pleinement naturelle et distincte paressence du jeu et de l'art. L'obligation et la ncessitde travailler ne sont donc la consquence ni de conditionsconomiques infernales, ni d'une maldiction divine, quiimposeraient l'homme des conditions de vie infra-humaines. Nous n'aurons cependant justifi notre thseque lorsque nous aurons dgag la signification exactede cette peine au travail, que plusieurs interprtent enjugeant anormale l'activit laborieuse. Peine certes in-dniable. Mais il convient de prparer la solution duproblme en nous demandant d'abord si le travailn'admet pas une joie et quelle sorte de joie.

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    Un principe gnral commande tout le dbat : toutetendance naturelle qui se dploie normalement secouronne d'une dlectation qui lui est propre. L'ana-

    lyse d'Aristote est sans reproche : tout sujet dont unepuissance passe l'acte se rjouit. Dans la mesureo le travail rpondrait au besoin naturel l'hommed'user des choses, en vue de son bien propre ou du biencommun de la cit ou de l'humanit, il ne peut que s'ac-compagner d'une dlectation. Nous avons employ dessein le mot dont le sens est le plus gnral et quiembrasse la fois le plaisir et la joie. Et cette dlectationsera d'autant plus vive que le travail rpondra mieux la nature de l'ouvrier. Aussi nous ne nous tonneronspas de lire dans l'criture que Dieu a donn l'hommele premier jardin ut operaretur illum et que S. Thomas ^

    entende operari au sens prcis de travailler. Mmedans l'tat d'innocence, l'homme tait agriculteur, mais,rserve capitale et qui tranche plus qu' moiti la question,son travail n'tait pas pnible 2. Il faudrait donc distinguerla peine au travail qui ne serait pas normale du travailqui serait parfaitement normal et entrerait dans la naturede l'homme. largissons cette perspective : Parce queDieu a voulu que la nature ft fconde non seulementpour l'homme, mais aussi par l'homme, il a voulu dumme coup que l'homme ft ouvrier. Dignit mta-physique qui donne l'humble activit musculaire ladignit d'une cause seconde et la fait collaborer au

    1. Commentaire sur les Sentences II, i7> 3 art. 2.2. ... in statu innocentiae non fuisset agricultura laboriosa,

    sicut est in statu peccati, sed delectabilis ex consideratione divinaeProvidentiae et naturalis virtutis... (ibid.)

  • 74 COURRIER DES ILES

    dveloppement de la cration. L'activit laborieuse (nousne disons pas la peine au travail) fait donc partie de ladot naturelle de l'homme sortant des mains de sonCrateur : elle fut alors que le pch originel n'tait pasencore. Elle manifeste l'unit profonde de l'homme etde la nature, la communaut de leur destin^. Gardons-nous donc de dire htivement que le travail est unepunition, une humiliation inflige l'homme. Il est,comme la proprit, l'expression du domaine quel'homme possde par dlgation divine sur ie reste deschoses cres. Le pch origin:! n'a pas atteint ce droitqu'a l'homme d'user des choses et de les transformer,et le travail garde ainsi une magnifique significationreligieuse. Nous sommes donc amens affirmer quenous connaissons par la raison et par la foi la bont dutravail. L'me qui connat Dieu aura donc ici des raisonsnouvelles et puissantes de se rjouir de son travail quirpond un plan indivisiblement divin et naturel, unevocation. L'homme devrait donc trouver dans le travailune joie qui serait la preuve sensible qu'il est fait pour

    les choses et que les choses sont faites pour lui.

    Cette joie, dans l'humanit prsente, l'ouvrier s'il nela trouve pas dans l'exercice mme du travail, devraitau moins la rencontrer au terme de son travail et ce travail

    I. On rencontre dans Proudhon (De la justice dans la Rvolu-tion et dans l'glise, tome II, p. 436) une ide parente de celle-ci,mais qui ne prendrait tout son sens que dans la perspectived'une Providence. Le travail, dit-il, est une communion de l'hommeavec la nature. Le travail ou gnration industrielle est l'extensionet la perptuation de l'tre par son action sur la nature... l'hommea aussi un amour pour la nature et s'unit elle et de cette unionfconde sort une gnration d'un nouvel ordre.

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    en est la prparation et la condition ncessaires, de tellesorte que concrtement envisage elle peut tre appelejoie au travail. Elle est la conscience qu'a le sujet d'avoiratteint par son activit laborieuse une fin qui est jugebonne, d'avoir par elle fait sa vie plus pleine et plus riche,d'avoir cr de l'utilit dont d'autres hommes profiteront.Ce repos dans la fin atteinte d'o nat une joie si pureet si saturante, saint Thomas le nomme vacatio. Libra-tion de l'homme, parce que son dsir est combl. Acteparfaitement immanent et qui suppose que le travail aatteint le terme qui le dpasse, fait une uvre utilequi est connue, reconnue et aime comme un bien.L'ouvrier se rjouit d'avoir impos la forme de la raison une matire, d'avoir fait les choses son image et sa ressemblance, de leur avoir ajout une utilit humaine.Cette joie natrait donc d'une rflexion sur l'uvre faite.

    Ici se montre la diffrence profonde, spcifique entrele travail humain et l'activit animale. Sans doute l'abeil eet le castor font une uvre utile une communaut ;mais ils cdent un instinct et leur activit se droulecomme le jeu d'une fonction organique normale, laquelle est li sans doute un tat de plaisir, de bien-trephysique : dlectation sensible et non pas joie. L'activitlaborieuse de l'homme lui mrite, lorsqu'elle a atteintsa fin^ une joie qui n'est pas d'ordre sensible. A la diff-rence de l'animal et parce qu'il est un tre intelligent,l'homme peut juger que son uvre est bonne et s'unir elle dans un acte d'amour, d'o natra la joie au travail joie qui est lie non pas directement et immdiatement l'activit laborieuse, mais de faon indirecte et mdiateet cependant normale. Joie de rflexion. Car suivantle principe de saint Thomas Intellectus magis refiectitur

  • 76 COURRIER DES ILES

    supra actum suum quam sensus ^ nous avons le droitd'affirmer que la joie qui doit s'attacher au travail le plusmanuel est une joie d'ordre intellectuel.La nature de cette joie manifeste mieux la distinction

    que nous avons propose entre travail, jeu et art. La joiedu jeu est infrieure celle du travail. Pas seulementparce qu'elle est ordinairement sensible, mais parce qu'ellen'apporte pas l'homme le got de ce repos dans une fin,qui est l'une de ses plus hautes perfections. Un plaisiren mouvement, et non pas cette joie en repos qu'Aristotevoulait mettre en dehors du temps. Sans doute, la vacatioet la jouissance d'une fin atteinte se prsentent dans l'artcomme dans le travail ; mais elle a ici quelque chosede plus triomphant, de plus achev. Et surtout la joiede la cration artistique est immdiate, spontane, directe.Toute joie vient d'un bien connu et aim ; et la joie estplus profonde lorsque le bien est plus parfait, la connais-sance plus intime et l'union plus troite. Lorsque l'artisteoublie qu'il est en mme temps homme, l'uvre qu'il acre est pour lui comme une fin dernire et absolue,un bien parfait. L'utilit au contraire est toujours relativeet indfiniment perfectible. Elle est un bien infrieur.L'union de l'uvre l'ouvrier ne peut tre plus troiteque dans le cas de l'art : l'uvre est quelque chose del'artiste ; sans lui, elle ne serait pas ; entre eux un Hende gnration spirituelle fait de l'artiste le dmiurged'une cration en miniature, et l'artiste inversement sereconnat dans l'uvre mieux qu'il ne se connat en regar-dant en lui-mme. Tout se passe comme si l'uvrerpondait l'amour dont elle est l'objet. Au contraire,le travailleur a le sentiment qu'il est remplaable, qu'unautre aurait pu faire le mme ouvrage. En outre, ce n'est

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    plus l'uvre qui ressemble immdiatement l'ouvrier,c'est l'ouvrier qui doit s'assimiler l'uvre, se mettre

    au niveau de son travail, patiemment, laborieusement.Enfin la connaissance de la valeur de l'uvre est plusspontane chez l'artiste que chez le travailleur ordinaire.Il suffit cette fois d'une intuition qui rconcihe intelli-gence et sensibilit. Le beau est vu et compris la foissans discours ni raisonnement. Au contraire, pour qu'unouvrier, surtout l'ouvrier de l'usine moderne, ait lacertitude que son uvre est utile, il faut un raisonne-

    ment parfois difficile faire, lorsque le produit du travailn'appartient pas l'ouvrier, plus difficile par exemplechez l'ouvrier proprement dit que chez le paysan.

    Nous reconnaissons en outre toutes les Umitations quela joie de l'ouvrier rencontre dans la nature de sontravail. Limitations qui vont dans les conditions concrtesde l'humanit jusqu' une peine positive. Cette peinenous apparat sous trois aspects diffrents. D'abord unepeine normale lie tout eflFort qui rencontre une rsis-tance, efifort que la rptition et la monotonie peuventrendre terriblement lassant. Cette peine He l'exercicede l'activit laborieuse n'exclut pas la joie dont nousvenons de parler et peut coexister avec elle. Mais cettepeine normale est aggrave par une peine anormalepar rapport l'tat de nature intgre. Le pch originela alourdi la volont humaine, et nous sentons peser surnotre effort les vulnera peccati. Dans le travail, l'hommeest forc de s'oublier, de se donner une uvre ext-rieure, de mettre son centre pour ainsi dire en dehorset en avant de lui, d'accepter une loi trangre. Et ceteflFort est odieux l'homme parce qu'il va en sens inversedu pch originel par lequel l'homme s'est repli sur

  • 78 COURRIER DES ILES

    lui-mme, s'est isol, s'est prfr. Si donc le travailparat faire violence la nature humaine, c'est que cettenature a dj subi la violence du pch originel. Le travailnous fait remonter une pente. En ce sens, il apparat,si nous pouvons hasarder ce mot, comme une sorte derdemption naturelle, ou plutt il offre aux hommesune possibilit privilgie de rdemption. L'adorationdu Christ ouvrier prendrait dans ces perspectives un sensmagnifique. Tout travailleur peut accepter d'tre associau travail du Christ ; et il sera alors guri et lev parune grce qui se trouvera l'intrieur mme de son travail.Ainsi par une sorte de convenance providentielle, letravail est prdestin tre pour chaque homme uninstrument de son salut. A cette peine anormale parrapport l'tat de nature intgre, mais normale dansl'humanit prsente, s'ajoute dans le monde capitalisteune peine franchement anormale. Les conditions cono-miques modernes rendent impossible ou difficile la joieintellectuelle dont nous parlions. L'ouvrier voit de moinsen moins l'utilit humaine de ce qu'il fait. Son travaildevient une marchandise qu'il vend, dont le prix estsoumis aux fluctuations du march conomique. Le pro-duit de son travail ne lui appartient pas et se trouveservir essentiellement l'enrichissement du capitalisteet accidentellement la satisfaction des besoins humains.La production se trouve si mal rgle qu'ici elle surabondeet dpasse les besoins, et que l des millions d'tresn'ont mme pas le ncessaire. Le travail se trouve doncpriv de sa finaUt naturelle et subordonn l'argent,soumis des conditions exactenient inhumaines. D'oune peine anormale aggrave encore par la mauvaisedistribution des tches, mal que pourraient viter une

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    pdagogie plus soucieuse des aptitudes manuelles et uneorganisation plus rationnelle de la cit. Et il se trouveque la socit moderne t:^t quipe de telle sorte qu'ellepourrait diminuer la peine ou plutt accrotre la joieau travail. Le machinisme qui a t si souvent vilipendau nom d'un idalisme naf diminue rellement la peinehumaine ; et cela suffirait pour que nous reconnaissionssa valeur spirituelle quand bien mme il n'exprimeraitpas une emprise de l'homme sur la matire qui est bonneen elle-mme. Par lui^ non seulement la peine devraittre adoucie^ mais la joie multiplie. Joie que devraitrendre plus exultante la solidarit des hommes dans untravail qui leur devient de plus en plus commun. Joiequi pourrait tre, qui devrait tre l'exprience d'unefraternit.

    Ainsi le travail nous apporte la fois joie et peine ;contradiction apparente, mais qui manifeste bien la rellecomplexit de sa nature. La joie seule habiterait en noussi le travail n'tait que le libre exercice d'une activitpersonnelle, indpendant de toute matire mesurable.Et si le travailleur tait seulement un instrument, unmoyen, durement soumis aux exigences de l'uvre, ilne pourrait ressentir que peine. Parce qu'elles ne saventpas tenir la fois les deux bouts de la chane, la plupartdes philosophies du travail ne peuvent conduire l'explica-tion jusqu' la fin et nous laissent dans l'obscurit.

    Il en est du travail intellectuel comme du travailmanuel. On pourrait tre tent de voir dans le premiercette libre activit qui ne donnerait que de la joie, et quid'ailleurs du mme coup cesserait de mriter, aux yeuxdu travailleur manuel qui connat la peine et la sueur,le nom mme de travail. En un sens il est bien vrai que

  • 80 COURRIER DES ILES

    le travail manuel l'ouvrier ne s'y trompe pas estplus pleinement et plus parfaitement travail, sans aucunesorte d'quivoque. Il est premier. Mais dans la mesureo ses caractristiques se retrouvent dans le travailintellectuel, celui-ci est proprement travail. Et noussavons bien qu'il n'y a pas de travail intellectuel sanseffort musculaire, sans fatigue : c'est un labeur. L'meest la forme d'un corps ; l'effort intellectuel pur n'existepas chez l'homme. D'autre part, sans aller trs loin dansl'analyse, il suflBt de remarquer que tout discursus ,tout mouvement de pense s'accompagne d'un langage,parole extrieure, parle ou crite, qui est un vritableobjet extrieur au travailleur. Le travail intellectuel n'estpas une rverie, il se traduit par une uvre concrte,et qui est livre aux hommes pour qu'ils la jugent :l'appareil invent par le physicien, l'article du critique,le sermon du prdicateur, la simple conversation de celuiqui cherche et veut mettre sa pense l'preuve, sontautant de signes que notre rflexion ne se suffit pas elle-mme et ne joue pas pour nous seuls. Dans tousles cas, il s'agit d'un vritable opusy essentiellementcommunicable et toujours perfectible d'un labeurdont l'utilit comporte les deux degrs que nous avonsdistingus (utilit du geste qui contribue raliser l'uvre,utilit de l'uvre elle-mme pour le bien des hommes) et qui est jug en fonction de cette utilit. Toutcomme l'activit manuelle, l'activit intellectuelle ne se

    dploie pas dans le vide, elle doit compter avec lesrsistances d'un objet. Il reste seulement que la vie del'esprit trouve son couronnement dans la contemplation ;et si c'est bien par un travail difficile et exigeant quel'esprit s'y prpare, l'acte mme de la contemplation

  • 80-81

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 8l

    n'est plus un travail. Mais Terreur serait de confondrela contemplation, qui est le terme, avec l'activit ordi-naire de l'esprit, qui lui prpare les voies au prix delongs efforts.

    Il semble donc que tout travail, celui de l'esprit commecelui des mains, doive tre la fois pour nous sourcede peine et source de joie. Mais ce paradoxe, en seconfirmant, rend de plus en plus ncessaire l'appel uneide du travail qui puisse en rendre compte, et qui nousgarde de tout dsquilibre dans ce mlange de sentiments.Une juste ide du travail dissiperait les illusions de l'in-tellectuel qui croit ne trouver que joie dans son travail,parce qu'il prend pour un labeur les jeux de son esprit.Elle dissiperait aussi le cauchemar de l'ouvrier accablpar sa peine, et qui le travail n'apporte que souffrance,parce que les conditions de vie qui le dominent luimasquent la valeur relle de son uvre. L'ouvrier nesaurait se passer d'une ide sur son travail, et c'est dansla mesure o il se reprsentera comme un bien humainl'uvre laquelle il se donne qu'il aura, sinon du plaisir,du moins du cur et de la joie l'ouvrage. Il ne sauraitdonc se passer d'une philosophie naturelle du travail.Par malheur, notre civilisation capitaliste respecte si peules finaUts naturelles que l'ouvrier qui subit l'organisationprsente du travail devrait pratiquer un vritable hrosmepour possder, non pas mme une philosophie du travailparfaitement correcte, mais cette philosophie sans laquelletout atelier devient un bagne. L'ouvrier sait que sontravail est li celui de tous les autres ouvriers sur la

    Courrier des Ues 6

  • 82 COURRIER DES ILES

    terre, et que le problme de l'utilit de l'uvre devraitse poser en termes d'univers et d'humanit en gnral.Mais ce sentiment qui pourrait tre le lien d'une fraternithumaine lgitime reste l'tat d'idal vide, car l'activitconomique universelle n'est pas rationnellement orga-nise et ce travail qui devrait tourner l'utilit de tousaboutit en fin de compte la misre et la ruine d'ungrand nombre. Comment donc l'ouvrier pourrait-il penserque son travail est utile, dans le sens plein, concret ethumain de ce mot?Dans un monde o rgne un tel dsordre conomique,

    il tait invitable que l'ide du travail subt de nombreusesdviations. La vritable fin du travail se trouvant oublie,on y substitue des fins artificielles. C'est ainsi que pourbeaucoup de travailleurs, qui ne voient plus l'utilitrelle de l'effort qu'ils fournissent et qui le rsultatde leur travail chappe compltement, ce travail n'a plusd'autre sens que le gain quotidien qu'il apporte. Etcertes gagner sa vie est une ncessit premire ; ce n'estpoint cependant le seul but du travail, et nous croyonsque si tel individu peut avoir sa subsistance assure dequelque autre faon le travail demeure pour lui uneobligation et conserve un sens. D'ailleurs les hommesne se contentent pas d'assigner pour fin principale autravail la vie gagner, et souvent c'est le gain tout court

    qui les attire, l'appt de l'argent. Une fin de concupiscenceprend ainsi la place z la fin normale du travail, et laconcupiscence est aussi flagrante chez celui qui fait dutravail, par la concurrence, un instrument de lutte etde domination que chez celui qui cherche seulementla fortune.

    Mais l'erreur la plus complte de notre civilisation est

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    moins d'avoir dtourn le travail de son vrai but que d'trearrive liminer tout but extrieur et ne plus donnerau travail d'autre fin que lui-mme. Dviation bien plusdangereuse que la prcdente, et qui au lieu de donnerau problme une solution fausse ou incomplte en vient supprimer le problme. Ne subordonnant le travail aucune autre valeur, elle en fait la valeur absolue :l'activit en tant que telle se sufiit elle-mme ; ainsile cur avide de richesses finit par jouir moins desbiens matriels dans leur ralit que de l'acte mme dela possession. Ici c'est une vritable mystique de l'activitqui agit, exaltation qui se traduit sur le plan conomiquepar un vertige de production toujours accrue ; et ce qu'onglorifie dans la production, ce n'est pas le produit^ lersultat, mais l'acte de produire. Cette activit pure n'apas d'autre progrs possible que de se multiplier indfini-ment : triomphe de la quantit, c'est--dire de la matire,qui dvore rapidement le travail dont on a ainsi forcla nature pour en faire une sorte de jeu. Une telle activitse condamne retourner au nant, non sans avoir broynombre des tres qu'elle aurait d servir.

    Cette folie de la production est peut-tre le vice le plusprofond de l'conomie capitaliste ; elle dcourage vitequiconque y rflchit, et, dans le monde que domineune telle conception, il ne manque pas d'hommes quirefusent de se laisser tromper par ce vertige et qui veulentrestituer au travail une finalit dont il ne saurait se passer.Seulement cette finalit qu'il faut retrouver tout prixpeut tre mal dfinie, et beaucoup se trompent en lafaisant trop exclusive. Dans la hte que nous avonsd'chapper au cercle infernal de la production toujoursplus rapide, sans but et sans me, nous risquons d'adhrer

  • 84 COURRIER DES ILES

    trop vite une philosophie du travail plus humaine,mais incomplte encore et insuffisante. Ainsi font ceuxqui mettent tout le prix du travail dans l'uvre extrieurequ'il accompUt ; il y a comme une joie esthtique contempler l'uvre humaine qui a transform un dserten cultures et bti des usines l o s'parpillaient descabanes. Voir sortir chaque minute une voiture dechez Ford est un spectacle qui ne manque pas de grandeur.Mais n'oublions pas l'insuffisance radicale de ce rsultatpris en lui-mme. Il reste savoir si l'uvre accompliea une utilit humaine. Le plus magnifique ouvrage d'art,si aucune route ne doit le franchir, est vain. Le plustonnant rendement d'une usine d'automobiles n'a plusaucun sens le jour o manque la clientle. Il est beaude croire la valeur d'une grande uvre matrielle,mais l'uvre elle-mme demande tre subordonneau bien de l'humanit. Si l'on mconnat cette chellede valeurs, on risque, par une confusion facile, de revenir l'admiration de l'activit humaine, du geste, en croyantadmirer encore l'uvre matrielle raUse. Cette mystiquede l'uvre, sduisante d'abord comme une porte ouverte l'vasion, pourrait bien nous ramener sur place. Etnous ne sommes pas trs srs que le Plan quinquennalnous loigne beaucoup du vertige amricain.

    D'autres croiront s'vader plus srement par la voiecontraire. Ils refuseront de voir dans le travail autre chosequ'une discipline morale, un moyen de purification per-sonnelle. Une uvre matrielle ne saurait mesurer lavaleur de notre travail ; quant vouloir transformer parnotre industrie la face de la terre^ ce n'est que chimreou tout au moins vanit. Il nous est demand seulementd'obir un prcepte de morale individuelle, et nous

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 85

    ne trouverons de joe que dans la conscience de notrefidlit. De tels propos ont naturellement d'autant plusde succs que la mauvaise organisation de notre mondenous dissimule mieux l'utilit concrte de notre travail ;il faut faire effort pour retrouver le sens, si subtilement

    envelopp, de Tactivit de chacun ; il est plus facilede dcider en esprit de rsignation qu'elle n'a de sens

    qu'en vue de notre progrs intrieur. Et cette positionde repli nous tente d'autant plus qu'elle parat plus sre.Il y avait du danger trop croire en une uvre tangiblequi pouvait alourdir ou nous faire dvier. Mais quiviendra troubler le travailleur une fois dsintress deson uvre, et ne songeant plus qu' se purifier lui-mme, l'abri du monde mauvais qui l'entoure? Seulementnous avons nous demander si un homme a le droitde ngUger ce point le problme de l'utilit de sontravail pour ses frres. Il est bien vrai que l'un des bien-

    faits du travail est de nous arracher l'oisivet et de nousaffranchir ainsi de nombreuses tentations ; cela ne veutpas dire que toute besogne, utile ou inutile, nous suffira

    pour satisfaire au prcepte. Une morale du travail quin'y verrait que pure ascse ne serait pas pleinement

    humaine. Il ne nous est pas demand d'inventer n'importequelle occupation vaine ou stupide pour mettre en fuite

    tout prix les dmons de l'oisivet, comme Pnlopeen recommenant sa tapisserie dcourageait les prten-

    dants importuns. Si nous comprenons l'unit du mondeet ce que nous devons nos frres, il nous faut terminer

    nos tapisseries, autrement dit vouloir que notre ouvrage

    soit utile et nous refuser cette abdication qui nous

    ferait mconnatre toute la valeur sociale, humaine, dutravail. Ce n'est pas une des moindres victoires du monde

  • 86 COURRIER DES ILES

    capitaliste que d'avoir dcourag des mes au point deles acculer cette solution hroque et de leur fairechercher le remde un isolement apparent du travailleurdans une volontaire et dfinitive solitude morale.Spontanment l'ouvrier ne veut pas de ces fausses

    solutions. Il prfre quelquefois s'endormir dans unesorte d'euthanasie, d'inconscience, satisfait seulementque la machine diminue sa peine ; mais le plus souventil cherchera pour son travail et un autre climat spirituelet une autre organisation. La morale et l'conomie queson intuition ttonnante s'essaie difier sont moinsfoncirement drgles et perverties que la morale etl'conomie spontanes du capitalisme. Il se refuse, commele lui suggrent certains capitaines d'industrie, donnerun sens sa vie hors de son travail. Le spectacle deschantiers et des usines le conduit penser que la vocationde l'humanit est de travailler une uvre commune,relle, extrieure, objective. Le souci du bien et de laperfection de cette uvre est une preuve, peut-tre laseule preuve^que l'homme se donne de sa bonne volont.Plus aisment que le capitaliste l'ouvrier voit dans l'utilithumaine la finaUt essentielle du travail. Sans doute sile travail n'tait pour lui que cela, l'organisation nouvellequi le librerait risquerait de vivre d'un orgueil de l'uvrequi n'accorderait pas de valeur aux mes vivantes destravailleurs. Mais le fait de la conscience de classeatteste en outre que le monde ouvrier ne peut prendrele travail comme un geste isol et qu'il y voit un vritablelien d'amiti. Si cette conscience de classe existait seule,elle ne s'exprimerait que par une 'fiert du travailleur,indiffrent au rsultat et l'utilit de l'uvre. Mais lesouci de cette uvre et le sens de l'amiti qui doit rgner

  • TRAVAIL HUMAIN ET ESPRIT CHRTIEN 87

    entre les travailleurs viennent se corriger l'un l'autre pour

    donner une philosophie du travail qui n'est pas sansanalogie avec celle que nous avons essay de dvelopper^.

    Le devoir du chrtien est de dbarrasser une telleintuition de la mtaphysique marxiste et des haines socialesqui la cachent elle-mme elle-mme. S'il l'accueilleainsi, ce n'est pas parce qu'elle a un certain accent,

    mais parce qu'au moins en un point prcis, elle a touchle vrai. Quand il entend dire