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90 Femme Majuscule N° 6 N° 6 Femme Majuscule 91 Couple SENS L a scène se passe sur l’autoroute, entre Toulouse et Bordeaux. — « Chéri, tu ne prendrais pas un petit café ? — Non, non, ça va, j’en ai déjà pris un, c’est bon. L’ambiance se tend aussitôt dans la voiture. Je rumine : évidemment, si c’était lui qui avait envie d’un café, on se serait arrêtés de- puis longtemps ! Vingt kilomètres plus loin, j’explose : — « Tu n’es vraiment qu’un égoïste… Et si j’ai envie de prendre un café, moi ? — Ben… t’as qu’à le dire ! Un brin de mauvaise foi, certes, mais pas faux dans les termes… Une théorie qui nous rassure Mais le miroir grossissant du quotidien n’est pas le seul élément de ce succès. Si cette dichotomie hommes/femmes nous séduit tous, c’est parce qu’elle est très ras- surante. « La question de l’identité sexuée (qu’est-ce qui fait que je suis un homme, une femme ?) est une des questions les plus dé- routantes pour l’être humain. En nous four- nissant une réponse claire et précise, cette théorie apaise les deux sexes. Peut-être en- core plus aujourd’hui où les rôles sociaux ont tendance à effacer les différences », poursuit la psychanalyste Sophie Cadalen. Même constat chez Catherine Blanc, sexologue et psychanalyste : « En pensant nos différences comme génétiques et non comme le fruit d’une histoire sociale et personnelle, nous gommons toute notre complexité. D’ailleurs, comment se fait-il que nous tombions amou- Si le livre Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, de John Gray, s’est vendu à des milliers d’exemplaires et a été traduit un peu partout dans le monde, si la pièce de Paul Dewandre, inspirée du livre, a fait hurler de rire 850 000 spectateurs depuis qu’il l’a montée, il y a cinq ans, c’est parce que nous y reconnaissons notre couple. « Le succès planétaire de cette ap- proche tient au fait qu’elle tend un miroir grossissant aux hommes et aux femmes, dans lequel les deux ont plaisir à se contem- pler. La pièce est amusante, ce qui n’est pas une moindre qualité pour ce genre de thème. Et si cela fonctionne toujours, c’est aussi parce que le message est repris en boucle, comme un refrain populaire », souligne le sexologue Sylvain Mimoun, auteur de plu- sieurs livres sur la différences de sexes. Là où la théorie de Gray est astucieuse, c’est qu’il a bien compris ce qui nous sépare au quotidien : « L’auteur a su pointer l’enjeu de la relation de couple, qui est de faire avec la différence de l’autre. Ce qui est très juste, c’est que les achoppements viennent souvent de l’anecdotique : nous nous heurtons toujours sur des détails, plus rarement sur les grands sujets philosophiques. C’est sur le pain : on l’achète frais ou on finit celui de la veille ? On fait la vaisselle ce soir ou demain ? » note la psychanalyste Sophie Cadalen. Quand nos antagonismes sont observés par le petit bout de la lorgnette, nous sommes prêts à en rire ensemble. Toutes générations confondues… Ce qui surprend le plus quand on assiste au spectacle Mars et Vénus, c’est que des personnes de tous âges sont présentes. Les jeunes femmes ne sont pas les dernières à rire : « Peut-être ont-elles encore plus besoin que les plus âgées d’être rassurées sur leur féminité. Et puis elles peuvent avoir envie d’agir différemment de leur mère, qui s’est battue pour l’égalité, sans les différences, et ont divorcé. Elles estiment que si ce modèle n’a pas fonctionné, ce n’était peut être pas le bon », suggère Sophie Cadalen. Quant aux femmes majuscules, chez elles ,l’humour l’emporte bien souvent sur les réticences : « Franchement, avec l’âge, on a pris un cer- tain recul sur les travers de chacun dans le couple. On ne tombe plus dans les mêmes panneaux. Le spectacle vient juste nous rap- peler qu’on peut en rire de bon cœur, il ne reuse de celui-ci si les hommes fonctionnent tous de la même manière ? » Alors que nous nous battons depuis des années contre les clichés sur les sexes (cf. » égalité hommes- femmes : vers une nouvelle alliance », p. 22), il semblerait bien que nous soyons aujour- d’hui tentés de revenir en arrière… MARS & VÉNUS les clichés ont la vie dure Les caricatures sur les différences entre les hommes et les femmes se succèdent, mais aucune ne détrône le best-seller de John Gray, devenu une bible incontournable. Pourquoi un tel engouement ? Nos spécialistes décryptent le phénomène. Dessins Besse pour Femme Majuscule/Iconovox « Pour l’être humain, la question de l’identité sexuée est l’une des plus déroutantes qui soient... »

Mars & VénUs les clichés ont différences entre les hommes … · Si le livre Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, de John Gray, s’est vendu à des milliers d’exemplaires

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90 ✴ Femme Majuscule ✴ N° 6 N° 6 ✴ Femme Majuscule ✴ 91

Couple

sens

L a scène se passe sur l’autoroute, entre Toulouse et Bordeaux.— « Chéri, tu ne prendrais pas un petit café ?

— Non, non, ça va, j’en ai déjà pris un, c’est bon. L’ambiance se tend aussitôt dans la voiture. Je rumine : évidemment, si c’était lui qui avait envie d’un café, on se serait arrêtés de­puis longtemps ! Vingt kilomètres plus loin, j’explose :— « Tu n’es vraiment qu’un égoïste… Et si j’ai envie de prendre un café, moi ?— Ben… t’as qu’à le dire ! Un brin de mauvaise foi, certes, mais pas faux dans les termes… Une théorie qui nous rassure

Mais le miroir grossissant du quotidien n’est pas le seul élément de ce succès. Si cette dichotomie hommes/femmes nous séduit tous, c’est parce qu’elle est très ras­surante. « La question de l’identité sexuée (qu’est-ce qui fait que je suis un homme, une femme ?) est une des questions les plus dé-routantes pour l’être humain. En nous four-nissant une réponse claire et précise, cette théorie apaise les deux sexes. Peut-être en-core plus aujourd’hui où les rôles sociaux ont tendance à effacer les différences », poursuit la psychanalyste Sophie Cadalen. Même constat chez Catherine Blanc, sexologue et psychanalyste : « En pensant nos différences comme génétiques et non comme le fruit d’une histoire sociale et personnelle, nous gommons toute notre complexité. D’ailleurs, comment se fait-il que nous tombions amou-

Si le livre Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, de John Gray, s’est vendu à des milliers d’exemplaires et a été traduit un peu partout dans le monde, si la pièce de Paul Dewandre, inspirée du livre, a fait hurler de rire 850 000 spectateurs depuis qu’il l’a montée, il y a cinq ans, c’est parce que nous y reconnaissons notre couple. « Le succès planétaire de cette ap-proche tient au fait qu’elle tend un miroir grossissant aux hommes et aux femmes, dans lequel les deux ont plaisir à se contem-pler. La pièce est amusante, ce qui n’est pas une moindre qualité pour ce genre de thème. Et si cela fonctionne toujours, c’est aussi parce que le message est repris en boucle, comme un refrain populaire », souligne le sexologue Sylvain Mimoun, auteur de plu­sieurs livres sur la différences de sexes. Là où la théorie de Gray est astucieuse, c’est qu’il a bien compris ce qui nous sépare au quotidien : « L’auteur a su pointer l’enjeu de la relation de couple, qui est de faire avec la différence de l’autre. Ce qui est très juste, c’est que les achoppements viennent souvent de l’anecdotique : nous nous heurtons toujours sur des détails, plus rarement sur les grands sujets philosophiques. C’est sur le pain : on l’achète frais ou on finit celui de la veille ? On fait la vaisselle ce soir ou demain ? » note la psychanalyste Sophie Cadalen. Quand nos antagonismes sont observés par le petit bout de la lorgnette, nous sommes prêts à en rire ensemble.

Toutes générations confondues…Ce qui surprend le plus quand on assiste au spectacle Mars et Vénus, c’est que des personnes de tous âges sont présentes. Les jeunes femmes ne sont pas les dernières à rire : « Peut-être ont-elles encore plus besoin que les plus âgées d’être rassurées sur leur féminité. Et puis elles peuvent avoir envie d’agir différemment de leur mère, qui s’est battue pour l’égalité, sans les différences, et ont divorcé. Elles estiment que si ce modèle n’a pas fonctionné, ce n’était peut être pas le bon », suggère Sophie Cadalen. Quant aux femmes majuscules, chez elles ,l’humour l’emporte bien souvent sur les réticences : « Franchement, avec l’âge, on a pris un cer-tain recul sur les travers de chacun dans le couple. On ne tombe plus dans les mêmes panneaux. Le spectacle vient juste nous rap-peler qu’on peut en rire de bon cœur, il ne

reuse de celui-ci si les hommes fonctionnent tous de la même manière ? » Alors que nous nous battons depuis des années contre les clichés sur les sexes (cf. » égalité hommes-femmes : vers une nouvelle alliance », p. 22), il semblerait bien que nous soyons aujour­d’hui tentés de revenir en arrière…

Mars & VénUs

les clichés ont la vie dure

Les caricatures sur les différences entre les hommes

et les femmes se succèdent, mais aucune ne détrône

le best-seller de John Gray, devenu une bible

incontournable. Pourquoi un tel engouement ?

Nos spécialistes décryptent le phénomène.

Dessins Besse pour Femme Majuscule/Iconovox

« Pour l’être humain, la question de

l’identité sexuée est l’une des

plus déroutantes qui soient... »

Couple

sens

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s’agit pas de nier ces réalités mais de les com-prendre, et surtout de ne pas s’y cantonner. Reprenons votre exemple du couple en voiture : plutôt que de dire qu’elle a envie un café, la femme fera souvent une proposition à l’homme au lieu de dire “je”. Peut-être à cause de l’édu-cation traditionnelle, qui la pousse à s’effacer, et aussi à un comportement “maternel”. Mais ce n’est pas cette attitude qui définit sa fémi-nité. Idem pour le sens de l’orientation (voir encadré ci-contre). L’homme a besoin de faire la preuve de sa virilité, alors que la femme ac-cepte plus volontiers d’être “incomplète”, en manque, et donc d’avoir besoin des autres. Ces caractéristiques ne sont pas liées au genre mais à l’éducation, à deux mille ans d’histoire. Cependant, la richesse des humains n’est-elle pas d’aller au-delà de cette pente, d’explorer d’autres contrées, d’être créatifs ? » interroge Catherine Blanc. Nous pencher sur nos différences permet parfois faire bouger les lignes. Sylvain Mimoun en témoigne : « Dans mon cabinet, Mars et Vénus sont souvent convoqués et cela me sert de point de départ pour discuter des vraies difficultés. Un jour, un patient m’a dit : “Depuis que j’ai vu le spectacle, j’ai compris que ma femme n’était pas à mon service”... »Maintenant, nous le saurons, au lieu de sug­gérer : « Chéri, tu n’as pas envie d’un café ?... » nous demanderons : « Tu peux t’arrêter, s’il te plaît ? J’ai envie d’un café. » Simple, direct et nettement plus efficace !

Bernadette Costa-Prades

« Le défi le plus passionnant du

couple, c’est l’écoute de l’autre. Cela

suppose d’oublier ses préjugés, de se laisser

surprendre... »

sens

faut pas lui donner plus de poids qu’il n’en a », relativise Anne, 45 ans. Tant que ces clichés ne sont pas pris au pied de la lettre, il n’y a pas de pro­

blème, mais ce n’est pas toujours le cas. Si les hommes sont comme ci et les femmes comme ça, pourquoi changer d’un iota son comportement ?

au-delà des apparences… Il n’existe pas des femmes et des hommes, mais Marie, Lucile, Paul, Pierre… Autant de singularités qui ne peuvent être englobées dans ces stéréotypes, au risque de passer à côté de l’essentiel. « S’il se tait, est-ce que c’est parce que c’est un homme ou parce qu’il est timide ? Est-ce parce que mon propos le dérange ou qu’il n’a jamais pu en placer une dans son enfance ? En m’arrêtant à l’idée que son mutisme est constitutionnel du mascu-lin, j’évite de me poser la seule question qui vaille : Qui est-il, lui ? » poursuit Sophie Ca­dalen. La réalité est toujours plus subtile que nous le pensons : « Prenez l’exemple d’une femme qui parle sans cesse de ses pro-blèmes : ce n’est pas parce qu’elle est une pi-pelette qui ne sait pas tenir sa langue, mais

parce que l’avis de son mari lui importe. Même chose quand elle réclame des “je t’aime”. Ce n’est pas parce qu’elle est une em-merdeuse jamais satisfaite de son sort, même quand son homme lui offre des voyages et des cadeaux... C’est simplement une façon de lui demander : “Est-ce q<ue tu me vois, est-ce que tu me trouves belle ?” Elle offre à l’homme le pouvoir de la rassurer, et on peut donc dire qu'elle le valorise en retour. » sou­ligne encore Catherine Blanc.

Un mode d’emploi du coupleCe qui nous plaît aussi dans cette théorie, c’est qu’elle pourrait nous apporter un mode d’emploi pour être heureux en couple, et cela, nous en rêvons toutes. Au fond, pour nous entendre avec l’autre, il suffirait de le brosser dans le sens du poil pour obtenir ce que nous voulons… La liberté de créer un couple unique est une aventure autrement plus risquée : « Nous slalomons tous et toutes entre une liberté, toujours excitante mais effrayante, et une sécurité ennuyeuse, mais rassurante. En souscrivant à ces stéréotypes, nous voilà dégagées de l’enjeu de la rencontre. à mon avis, le défi le plus passionnant du couple, c’est l’écoute de l’autre. Cela suppose d'oublier ses préjugés, de se laisser surpren-dre, de sans cesse réajuster le tir. Oui, c’est plus compliqué, mais aussi tellement plus passionnant », conclut Sophie Cadalen.D’accord, a­t­on envie de répondre à nos spé­cialistes, mais pourquoi tant de couples se reconnaissent­ils dans ces portraits ? « Il ne

L’une aime …« Je sais que cela ne fait pas très intello, mais moi, je me retrouve dans toutes les situations... Par exemple, mon mari déteste demander son chemin, il préfère perdre une heure plutôt que de baisser la vitre ! à cause de cette impossibilité, nous nous perdons en ville, en montagne, sur les routes secondaires... Depuis que j’ai lu que c’était parce qu’il n’aimait pas être pris en défaut, je ne dis pas que ça ne m’énerve plus, mais je suis moins intolérante. Et puis heureusement, aujourd’hui, son GPS lui sauve la mise... » Anne-Laure, 47 ans, enseignante

... L’autre pas« J’avoue que je ne me reconnais pas du tout dans ces portraits. Chez nous, c’est mon mari qui adore cuisiner, c’est lui aussi qui s’occupe de la décoration intérieure, moi, je n’aime pas tellement ça. Ça lui plaît aussi de disserter des heures ; moi aussi, mais je suis plus encline à me retirer dans ma grotte, alors que lui est très sociable. En lisant le livre, je me demande si je n’ai pas épousé une femme qui s’appelle Bruno... » Marie, 57 ans, infirmière

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de faire ce spectacle ? En écoutant un jour la conférence de John Gray, je me suis dit : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! » Dans ma vie de couple avec Dorine, j’ai compris l’importance de ces petites attentions. Je ne suis pas comédien, c’est ce livre qui m’a donné envie de monter sur scène pour partager ma découverte.

Que répondez-vous à ceux qui trouvent que cette vision est réductrice ? Que je n’ai pas une grande théorie sur les femmes et les hommes ! Je sais qu’il y a actuellement de grands débats sur l’inné et l’acquis, le genre, mais moi, je regarde simplement comment ça se passe dans le couple. J’essaie de donner des clés pour mieux vivre ensemble, sans me préoccuper de savoir pourquoi, comment… Je préfère décrire les situations du quotidien dans lesquelles les couples se prennent les pieds dans le tapis et fournir le décodeur. C’est vrai qu’on me reproche souvent le côté caricatural : mais c’est le propre de la parodie que d’exagérer ! Et c’est bien parce que ces situations existent que c’est drôle.

Quel est votre « plus » par rapport aux livres de Gray ? L’humour. Il me semble qu’on touche mieux le public en le faisant rire. Vous savez, je ne suis pas connu, c’est le livre qui l’est, mon spectacle marche uniquement par le bouche à oreille. J’espère créer une certaine complicité dans le couple. De nombreux spectateurs viennent me dire : « Avant, mon conjoint m’agaçait quand il se comportait comme ça ; maintenant, nous en rions ensemble. » Pour moi, c’est gagné !

Le spectacle est à l’affiche jusqu’au 21 janvier au théâtre du Gymnase, puis en tournée dans toute la France. Pour tout renseignement, rendez vous sur le site marsetvenus.fr

IL y a CInQ ans, Paul DewanDre montaIt un sPECtaCLE à PartIr

Du LIVrE DE John Gray. IL aBorDE sa sIxIèmE saIson Et

sa mILLIèmE rEPrésEntatIon…

interview

« On touche mieux le public en

le faisant rire »