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Martyre talmudique et martyre chrétien! Si l'histoire juive conserve la mémoire d'innombrables martyrs, les textes qui leur sont consacrés demeurent assez rares. Nul recueil comparable aux Acta Sanctorum ou Vitae Sanctorum de la tradition chrétienne. L'esprit qui anime de tels récits, comme la forme littéraire qu'ils ont empruntée, s'opposent en effet, sur bien des points, à la tradi- tion du judaïsme. Il n'existe pas de Légende Dorée juive 2 . Il est à cet égard significatif que le terme même de "martyr"3 n'existe pas en hébreu. "Même s'il est vrai, souligne Jacob Katz4, que la notion chrétienne de martyre puise ses origines dans les sources juives, nul terme équivalent ne fut développé dans le judaïsme. Le terme harougué 1 Une première version de cet article a fait l'objet d'un exposé dans le cadre du groupe de recherche Mythe, Histoire et Psychanalyse. Les traductions de textes talmudiques données en appendice sont de l'auteur de l'article. 2 Les récits talmudiques étudiés ici ont fait l'objet d'élaborations midrashiques et poétiques ultérieures (voir ci-dessous). Mais le résultat ne saurait être comparé aux sommes constituées par la tradition chrétienne. Les martyrologes commémorant le souvenir des victimes de massacres, de l'Inquisition, et, plus récemment, du nazisme, se présentent seulement comme des listes de noms, sans autre précision. Dans les communautés, ces listes étaient lues lors de la fête de Tisha b'Av (destruction du Temple). Cf. The Jewish Encyclopedia, art. "Martyrology", vol. VIII, p. 355-356. 3 L'origine de ce terme a été longuement discutée. Cf. Dornseiff, "Der Martyr, Name und Bedeutung" : Archiu für Religionswissenschaft 22,1924, p.135-153; H. Delehaye, Sanctus. Essai sur le culte des saints dans l'antiquité, Subsidia Hagiographica 17, Bruxelles, 1927, p.95-108. Il s'est progressivement spécialiSé dans le sens de "témoin de la vérité du christianisme". Cf. H. Von Campenhausen, Die Idee des Martyriums in der alten Kirche, 1936, p. 55 sqq. ; T. W. Manson, "Martyrs and Martyrdom" : BJRL 39, 1956-1957, p.463-484. N. Brox, auquel W. Rordorff emprunte ses conclusions, a retracé en détail l'histoire de la recherche sur ce titre: Zeuge und Miirtyrer. Untersuchungen zur frühchristlichen Zeu- gnis-Terminologie, Studien zum Alten und Neuen Testamen 5, 1961. Sur cette question, voir aussi Th. Baumeister, Genèse et éuolution de la théologie du martyre dans l'Eglise ancienne (version française par R. Tolck), "Traditio Christiana 8", Berne, Peter Lang, 1991: introduction, p. XI-XXVI; bibliographie, p. XXVII-XXXVIII. 4 Exclusion et Tolérance. Chrétiens et juifs du Moyen Age à l'ère des Lumières, Lieu Commun/Histoire, 1987, n. 1, p. 124. 109

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Martyre talmudique et martyre chrétien!

Si l'histoire juive conserve la mémoire d'innombrables martyrs, les textes qui leur sont consacrés demeurent assez rares. Nul recueil comparable aux Acta Sanctorum ou Vitae Sanctorum de la tradition chrétienne. L'esprit qui anime de tels récits, comme la forme littéraire qu'ils ont empruntée, s'opposent en effet, sur bien des points, à la tradi­tion du judaïsme. Il n'existe pas de Légende Dorée juive2.

Il est à cet égard significatif que le terme même de "martyr"3 n'existe pas en hébreu. "Même s'il est vrai, souligne Jacob Katz4, que la notion chrétienne de martyre puise ses origines dans les sources juives, nul terme équivalent ne fut développé dans le judaïsme. Le terme harougué

1 Une première version de cet article a fait l'objet d'un exposé dans le cadre du groupe de recherche Mythe, Histoire et Psychanalyse. Les traductions de textes talmudiques données en appendice sont de l'auteur de l'article. 2 Les récits talmudiques étudiés ici ont fait l'objet d'élaborations midrashiques et poétiques ultérieures (voir ci-dessous). Mais le résultat ne saurait être comparé aux sommes constituées par la tradition chrétienne. Les martyrologes commémorant le souvenir des victimes de massacres, de l'Inquisition, et, plus récemment, du nazisme, se présentent seulement comme des listes de noms, sans autre précision. Dans les communautés, ces listes étaient lues lors de la fête de Tisha b'Av (destruction du Temple). Cf. The Jewish Encyclopedia, art. "Martyrology", vol. VIII, p. 355-356. 3 L'origine de ce terme a été longuement discutée. Cf. Dornseiff, "Der Martyr, Name und Bedeutung" : Archiu für Religionswissenschaft 22,1924, p.135-153; H. Delehaye, Sanctus. Essai sur le culte des saints dans l'antiquité, Subsidia Hagiographica 17, Bruxelles, 1927, p.95-108. Il s'est progressivement spécialiSé dans le sens de "témoin de la vérité du christianisme". Cf. H. Von Campenhausen, Die Idee des Martyriums in der alten Kirche, 1936, p. 55 sqq. ; T. W. Manson, "Martyrs and Martyrdom" : BJRL 39, 1956-1957, p.463-484. N. Brox, auquel W. Rordorff emprunte ses conclusions, a retracé en détail l'histoire de la recherche sur ce titre: Zeuge und Miirtyrer. Untersuchungen zur frühchristlichen Zeu­gnis-Terminologie, Studien zum Alten und Neuen Testamen 5, 1961. Sur cette question, voir aussi Th. Baumeister, Genèse et éuolution de la théologie du martyre dans l'Eglise ancienne (version française par R. Tolck), "Traditio Christiana 8", Berne, Peter Lang, 1991: introduction, p. XI-XXVI; bibliographie, p. XXVII-XXXVIII. 4 Exclusion et Tolérance. Chrétiens et juifs du Moyen Age à l'ère des Lumières, Lieu Commun/Histoire, 1987, n. 1, p. 124.

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Malkhout1 est employé dans la littérature talmudique, et le terme Kedoshim2 au Moyen-Age".

w. Rordorff, pour sa part, conclut en ces termes une étude consacrée aux martyrs chrétiens ; "Il est en effet vain de vouloir chercher un précur­seur du langage martyrologique chrétien dans l'Ancien Testament, ou dans le judaïsme tardif; là où nous trouvons, dans la Septante, des mots qui se rattachent à la racine Ilap-r-, l'idée du martyre n'est pas ex­primée ; et là où l'idée de la persécution et de la mise à mort des justes et des prophètes apparaît, les termes dérivés de la racine Ilap-r- sont absents. C'est donc une erreur de méthode que de recourir à ces exem­ples pour expliquer l'origine du titre de martyre chrétien"3.

Cette particularité lexicale et cette disproportion ne peuvent être attribuées au hasard. Elles traduisent, au contraire, par delà les simili­tudes de situations, des nuances remarquables - sinon des divergences profondes - dans l'approche d'une expérience ultime, donc particuliè­rement signifiante, du religieux.

Les trois récits tannaïtiques retenus ici (voir traduction annotée en annexe) sont les plus élaborés parmi ceux que le Talmud consacre aux victimes des persécutions romaines4. A ce titre, ils apparaissent comme tout à fait représentatifs. La comparaison avec des récits analogues, bibliques et midrashiques, ainsi qu'avec les textes chrétiens contempo­rains, met en évidence leur spécificité, et celle de la réflexion rabbinique à propos du martyre.

1 Récits bibliques du second livre des Maccabées Le second livre des Maccabées5 raconte deux épisodes célèbres de la

résistance à l'hellénisation séleucide; le martyre d'Eléazar6 ; celui des sept frères et de leur mère 7• Si ces récits reposent sur une tradition histo-

1 Litt. "victimes du Pouvoir [romain)", i. e. victimes des persécutions romaines consécu­tives à la révolte de Bar Ko'hba. Cf. M. Jastrow, Dictionary of the Talmud, p.365. L'expression consacrée pour désigner le martyre est Kiddoush haShem (Sanctification du Nom); ibid., p. 1355. Cf. aussi Encyclopaedia Judaica, vol. X, art. "Kiddush HaShem", col. 977-986 ; Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Paris, Cerf, 1993, p. 935-937. 2 Litt. "saints, consacrés". 3 W. Rordorff, "Martyre et témoignage; essai de réponse à une question difficile", in Liturgie, Foi et Vie des premiers chrétiens; Etudes Patristiques, Théologie Historique 75 (nouvelle édition revue et corrigée), Paris, Beauchesne, 1986, p. 383. 4 Sur ces persécutions, et le détail - très controversé - des pratiques interdites, voir, en particulier, L. W. Barnard, "Hadrian and Judaism" ; Journal of Religious History 5,1969, p.285-298; M. D. Herr, "Persecutions and Martyrdom in the Hadrian's Days"; Scripta Hierosolymitana 22, 1972, p. 85-125 ; M. Hadas-Lebel, Jérusalem contre Rome, Paris, Cerf, 1990, p. 160-182. 5 Non retenu dans le canon juif des Ecritures. 6 Il Macc. 6, 18-3l. 71I Macc. 7,1-42.

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rique solide, ils constituent, pour l'essentiel, une composition à caractère littéraire, où le cœur et l'esprit sont simultanément sollicités. La narra­tion est rigoureuse, mais le ton pathétique et souvent oratoire; toutes les ressources du style (périodes, antithèses, redondances, hyperboles, etc.) y sont mises en œuvre pour émouvoir autant qu'instruire. Si les tortures sont évoquées avec un réalisme extrême, elles s'accompagnent d'exhortations édifiantes, émaillées d'abstractions. Les personnages font preuve d'une noblesse et d'une dignité sans failles. Mais les commen­taires dont ils assortissent leur propre supplice sont exprimés avec grandiloquence, dans un style déclamatoire non dénué d'invraisem­blance. L'ensemble repose donc sur de puissants contrastes, où prédo­mine la dimension héroïque. Tout apparente ces récits au genre alors répandu dans la littérature hellénistique, de l'histoire pathétique. La tradition chrétienne - occidentale et orientale - reconnaîtra dans ces deux épisodes l'archétype de ses propres martyrs. Peut-être faut-il voir là un élément d'explication pour leur faible succès au sein dujudaïsme1.

II Récit midrashique : la ''Légende des Dix Martyrs" Parallèlement à la tradition talmudique s'est élaborée une "légende

des Dix MartyrS"2 devenue, à l'époque gaonique3, l'objet d'un midrash4

spécial; Midrash ~sara Harougué Malkhout ou Midrash Eleh Ezkerah 5.

Il en existe différentes recensions, qui comportent toutes des variantes, en particulier pour la liste des martyrs. Les sources dont procèdent ces :midrashim ne sont pas talmudiques. L'expression "les Dix Martyrs" n'est en effet jamais mentionnée dans les écrits tannaïtiques. On sait par ailleurs6 que les dix exécutions ici présentées comme simultanées-sans doute pour produire un plus grand effet - ont été, en réalité,

espacées dans le temps. Mais c'est surtout l'explication donnée pour le châtiment qui distingue ces textes des récits talmudiques: il viendrait

1 La même hypothèse peut être formulée à propos des martyres d'Isaïe (Cf. II Rois, 21, 1-18; Is. 6, 1-13 ; Hébr. 11,37), des sept jeunes gens dans la fournaise (Dan. 3, 1-31), de Daniel dans la fosse aux lions (ibid., 1, 6-2-29). Ces récits, à l'issue parfois miraculeuse, ne constituent que des prototypes. Ils figurent rarement dans la tradition des martyres juifs. La littérature chrétienne (Ascension d'Isaïe, Vision d'Isaïe, Justin, Tertullien), ainsi que son iconographie, leur accordent, en revanche, une place essentielle. 2 Cette légende rapporte le martyre de dix sages juifs du Ile siècle, victimes des persécu­tions d'Hadrien. Selon les manuscrits, le détail des listes varie, mais Rabbi Akiba, Rabbi 'Hananya et Rabbi Yehouda ben Baba y figurent toujours. 3 Chefs des académies babyloniennes (fin. VIe - milieu XIe s.). 4 Commentaire homilétique de la Bible. Dans le midrash aggadique, l'élément folklorique ou légendaire prédomine. 5 Die Geschichte von den Zehn Martyrer. Synoptische Edition mit Übersetzung und Einleitung : Gottfried, REEG, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), Tübingen, 1985. 6 AZ 17b, 18a ; Ber. 61b ; Sanh. 14a ; Lam. R. 2, 2 ; Provo R. 1, 13.

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racheter le péché commis lorsque Joseph fut vendu par ses frères. La conception théologique du rachat, par un innocent, d'une faute anté­rieure, est tout à fait contraire à la pensée rabbinique. En se fondant sur cette particularité, et sur certaines similitudes avec le Livre des Jubilés, S. Zeitlin! a émis pour ces récits l'hypothèse d'une origine apocalyptique, à travers laquelle s'expliqueraient certaines similitudes avec la théologie chrétienne. D'autres2 ont souligné les possibles influences de la littéra­ture des Heykhalot3, d'inspiration kabbalistique. Quelles qu'en soient les sources ou l'interprétation, ces textes demeurent essentiellement aggadiques, et la vérité historique qu'on leur a longtemps reconnue est en réalité souvent sacrifiée au profit de préoccupations poétiques4,

édifiantes ou mystiques.

III Récits médiévaux Le Moyen Age verra se constituer, essentiellement en Allemagne et à

l'issue des Croisades, une littérature hagiographique à caractère éthique et religieux5• Les matériaux, talmudiques ou contemporains, y sont adaptés aux canons médiévaux. Les personnages y sont idéalisés, par­fois totalement fictifs, et leur geste est souvent constituée en "cycles". Dans ces récits, comme dans les textes midrashiques, l'influence de la Kabbale se manifeste à travers le goût du miracle et du merveilleux.

Les textes pré- et post-tannaïtiques présentent donc un certain nom­bre de traits communs qui les inscrivent dans une même continuité litté­raire et religieuse. Elaborés par l'imagination populaire ou les ressources de l'art, ils se caractérisent par leur aspect légendaire et leur finalité polémique ou apologétique. Sur bien des points, les récits talmudiques se distinguent de cette tradition.

IV Les trois martyrs du Talmud Trois martyrs seulement sont nommés dans le Talmud: Rabbi

Akiba6, Rabbi 'Hananya ben Teradyon7, et Rabbi Yehouda ben BabaS.

1 "The Legend of the Ten Martyrs and its Apocalyptic Origins": JQR 36,1945-1946, p. 1-16. 2 Cf. édition citée, p.56··58. Voir aussi Encyclopaedia Judaica, articles '"l'en Martyrs", vol. XV, col. 1007-1008 et "Merkabah Mysticism", vol. XI, col. 13<37-1388. 3 Litt. "palais": cf. Encyclopaedia Judaica, art. "Kabbalah", vol. X, col. 500-506. 4 La liturgie de Yom Kippour comporte la lecture d'un poème intitulé Eleh Ezkerah qui décrit, dans un beau langage, l'histoire des Dix Martyrs. 5 Cf. Encyclopaedia Judaica, art. "Hagiography", vol. VII, col. 117. 6 Ber. 61b ; cf. aussi Tos. Sanh. II, 8 == Sanh. 12a; Yeb. l05b, 108b; TJ ibid. XI, 6, 12d; Peso 112a : 'Er. 21b. 7 AZ 18a ; cf. aussi Sifré (Deut. 307). 8 Sanh. 14a; cf. aussiAZ 8b.

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Le premier1, est une figure de proue du judaïsme rabbinique. Né à Lydda, vers 40, sans doute d'un père converti, il commence à étudier, avec son fùs, vers l'âge de quarante ans. Il devient, après trente années d'études, un maître renommé, et dirige l'académie de Bney Brak.. Il joue­ra un rôle essentiel dans l'établissement de la halakhah2, et des règles herméneutiques. Une légende rapporte3 que Moïse venait assister à son enseignement... Il soutint la révolte de Bar Kokhba, reconnu par lui comme le Messie, et mourut martyrisé, après plusieurs années d'empri­sonnement, pour avoir, malgré l'interdit, persisté à enseigner la Torah.

Rabbi 'Hananya ben Teradyon4, tanna du Ile siècle, fut responsable de la yeshiva5 de Sikhnin, en Galilée. Peu d'enseignements lui sont attribués. Il meurt, brûlé à petit feu, enserré dans un rouleau de la Torah, pour les mêmes raisons que Rabbi Akiba.

De Rabbi Yehouda ben BabaS, contemporain des précédents, on ne connaît que le martyre. Quelques halakhot7 lui sont attribuées. Il meurt, le corps transpercé de trois cents coups de lance pour avoir enfreint l'interdit romain concernant l'enseignement de la Torah.

V Trois récits anciens de martyres chrétiens Les trois textes chrétiens retenus par ailleurs rapportent les martyres

de Polycarpe8, celui de Félicité et Perpétue9, et les persécutions romaines qui eurent lieu à Lyon et Vienne, en 1771°. Ces trois textes, attestés à

1 Cf. The Jewish Encyclopedia, vol. I, p. 304-311 ; Encyclopaedia Judaica, vol. II, col. 488-492. 2 Ensemble des discussions, des décisions et des prescriptions ftxées par le Talmud. 3 Men. 29b. 4 Cf. The Jewish Encyclopedia, vol. VI, p. 209 ; Encyclopaedia Judaica, vol. VII, col. 1254-1255. 5 Ecole supérieure juive. 6 Cf. The Jewish Encyclopedia, vol. VII, p.340 ; Encyclopaedia Judaica, vol. X, col. 343-344. 7 Décisions juridiques et religieuses. 8 Evêque de Smyrne. La date de ce martyre (entre 156 et 167) est controversée. Le récit qui en rend compte, sous forme d'encyclique, est le plus ancien document hagiographique que nous possédions. Texte et traduction de P. Th. Camelot in Sources Chrétiennes, t. X (bis), 1951, p. 243-274 ; A. R. Bastiaensen (éd.), Atti e Passioni dei Martiri, A. Mondadori editore, Fondazione Lorenzo Valla, Vicenza, 1987, p.3-31 (texte critique d'A.P.Orban). Voir aussi Dictionnaire de Spiritualité, art. "Polycarpe de Smyrne", vol. XII, col. 1902-1908. Analyse de H. Delehaye in Les Passions des Martyrs et les genres littéraires (2e éd. revue et corrigée), Société des Bollandistes, 1966, p. 15-22. 9 La date généralement retenue est 203. Cf. A. R. Bastiaensen, op. cU., p.107-147; H. Leclerc, art. "Saintes Perpétue et Félicité" in Dictionnaire d'Archéologie et de Liturgie Chrétiennes, vol. XIV, col. 393-444. La traduction figure aux col. 411-420. Analyse de H. Delehaye, op. cit., p. 49-55. Ce récit est souvent attribué à Tertullien. 10 Le récit, sous forme épistolaire, est rapporté in Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, V, 1, 1-63 (texte et traduction de G. Bardy, Sources Chrétiennes, n° 41, 1955, p. 6-23); cf. aussi A. R. Bastiaensen, op. cit., p.59-95 (introduction, bibliographie, texte critique d'A. P. Or-

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date ancienne, sont représentatifs de la conception du martyre qui se développe, parallèlement à la tradition juive, dans les premiers siècles de l'histoire chrétienne.

VI Comparaison des récits chrétiens et talmudiques Les textes talmudiques et chrétiens diftèrent, tout d'abord, par leur

taille et leur organisation. Les premiers sont extrêmement brefs, et le récit des événements, réduit à l'essentiel, y prend souvent la forme laconique du compte rendu. Les éléments constitutifs (récit des faits, dialogues, citations, mashal) s'agencent selon une cohérence très elliptique qu'il appartient au lecteur de reconstituer!. Les martyres chrétiens sont, au contraire, longuement développés2, selon une structure narrative et un crescendo dramatique rigoureux. Encadrés par un prologue et une péroraison que justifie parfois la forme épistolaire, ils se présentent comme une solide composition où les influences littéraires sont évidentes, même s'il est parfois malaisé d'en évaluer la portée.

A ces différences de composition correspondent celles du style. L'écri­ture des trois récits talmudiques est celle qui caractérise la langue hébraïque et, plus précisément, la littérature tannaïtique. Les "phrases" sont lapidaires, souvent sans articulation apparente, et ne contiennent que l'indispensable. Toute précision considérée comme inutile en est exclue. Aucune caractérisation (adjectifs, images, etc.) ne vient colorer le récit de nuances morales, esthétiques, ou simplement descriptives. Tout - même l'instant suprême - y est présenté avec naturel, presque sans émotion, comme si cette émotion même était envisagée avec quelque méfiance ... Cette sobriété ne s'apparente pourtant pas à une stylisation qui confinerait à l'abstraction: les détails concrets, parfois même familiers (famille de Rabbi 'Hananya), les nombreux dialogues, le mashal à fonction pédagogique, les citations bibliques ou talmudiques, l'intervention de la voix divine, forment un ensemble vivant et varié qui restitue, sans artifice, le caractère fragmentaire et décousu de la réalité. Une volonté constante de s'en tenir aux actes et aux paroles3 dépouille

ban). Analyse de H. Delehaye, op. cU., p. 89-91. 1 Le texte talmudique n'est jamais univoque. Sur cette polysémie, cf. D. Banon, La Lecture infinie. Les voies de l'interprétation midrashique, Paris, Seuil, 1987; M. A. Ouaknin, Le Livre brûlé. Lire le Talmud, Lieu Commun, 1986; Lire aux éclats. Eloge de la caresse, Lieu Commun, 1989. 2 On a évoqué, pour ces récits, des interpolations et des retouches successives. Les variantes l'attestent, ainsi que certains ajouts déclarés (prologue, interrogatoire et conclusion du martyre de Félicité et Perpétue). Mais "l'authenticité" de ces textes n'est aucunement altérée par leur mise en forme. Cette élaboration manifeste au contraire, plus qu'une hypothétique première version, le sens que la tradition chrétienne accorde à ces récits. 3 Le même mot, davar, désigne en hébreu les "mots" et les "choses".

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ainsi le style de toute intention "poétique" qui privilégierait le sens au détriment des faits.

Les récits chrétiens empruntent à la rhétorique1 les effets susceptibles de contribuer à leur dramatisation, et de mettre en valeur leur dimension spirituelle. Le style de chaque partie correspond ainsi à sa teneur propre: périodes équilibrées, vocabulaire très général, fortes antithèses non dénuées d'emphase, parfois, pour l'exorde et la péro­raison; phrases plus nerveuses, lexique plus concret dans les parties narratives; vigueur et pathétique de l'expression pour les dialogues; langue plus imagée pour l'évocation des visions. Mais la principale caractéristique de l'ensemble est l'omniprésence du commentaire. TI encadre le récit, et ses unités constitutives; on le retrouve même, très fréquemment, dans le détail des énoncés. Les phrases sont ainsi composées d'une partie narrative ou descriptive, précédée ou suivie de considérations plus générales portant sur l'état d'esprit des personna­ges, ou la signification morale et spirituelle du détail rapporté. Si ces commentaires émanent parfois des protagonistes eux-mêmes (parties dialoguées), ils sont, pour l'essentiel, le fait du narrateur qui détermine ainsi, de l'extérieur, et définitivement, le sens et la portée des événe­ments retracés.

Ces différences de style et de composition ne s'expliquent pas seule­ment par le génie propre à chaque langue ou par le jeu des influences culturelles. Elles correspondent aussi, semble-t-il, à deux conceptions divergentes de la tradition dont le texte est porteur. Dans un cas, le sens est clos, et le respect qu'impose la lecture s'apparente à celui qu'on porte aux reliques ... Dans l'autre cas, ce sens reste à produire, et les "insuf­fisances" du texte, les interrogations qu'il suscite, sont autant de "sollici­tations"2 adressées au lecteur.

Le contenu de ces récits, et l'importance accordée à chaque élément offrent également des différences sensibles.

Dans les récits talmudiques, le procès et l'emprisonnement, quand ils sont mentionnés, ne le sont que très succinctement, de façon anonyme et très mécanique. Dans les récits chrétiens, ils donnent lieu à de vifs

1 Tendance accentuée dans les passions épiques: cf. H. Delehaye, op. cil., p.133 sqq. Le même auteur exclut, pour ces récits "tout soupçon de procédé littéraire" (p. 18), "tout effort de composition" (p. 50), et considère tout autre jugement comme "inspiré par l'esprit de système, l'inexpérience ou l'amour du paradoxe" (p. 90). Il est regrettable que des affirmations si péremptoires ne soient jamais assorties de la démonstration susceptible de leur donner plus de poids que les études qu'elles sanctionnent. L'authenticité d'un récit ne saurait, par ailleurs, se réduire à son historicité, et l'"absence d'artifice" est toujours une notion très relative: comparés aux passions épiques, ces premiers récits sont d'une indéniable simplicité; mais en regard des récits talmudiques, ils paraissent moins "naturels". Il n'est pas certain, enfm, que la "méditation" (p. 20) soit la meilleure méthode pour appréhender l'authenticité d'un texte. 2 Le mot est emprunté à D. Banon, op. cU., p. 235-245.

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échanges1, souvent assez longs, et parfois répétés, où s'exprime la ferme­té avec laquelle les condamnés accueillent menaces et supplications.

Le décor des supplices, dans les récits talmudiques, est réduit à l'essentiel, presque inexistant. Tout ce qui n'a pas une fonction pratique (prison, montagne, flamme) semble délibérément négligé. Les récits chrétiens, au contraire, rappellent constamment la dimension drama­tique du "combat", par des allusions répétées à son cadre (amphi­théâtre, arène)2.

La foule3 des spectateurs y joue un rôle ambigu: souvent actrice, elle incarne, par sa masse anonyme et bestiale, les forces du Mal, véritables adversaires dans la lutte engagée (cette foule contraste avec le groupe des suppliciés). Le récit talmudique a une dimension plus intime. Le drame y est intérieur. Les autorités romaines, purement contingentes et à peine signalées, sont reléguées dans un arrière-plan très impersonnel qui met en relief l'individualité des acteurs immédiats. Ces acteurs ne sont pas des forces, mais des personnes, et s'il y a "combat"4, c'est seule­ment dans le cadre circonscrit de la conscience, ou d'un groupe restreint, représentatif d'une communauté, dans lequel chacun conserve, à tout instant, sa spécificité.

La forme du supplice est tout juste indiquée dans les récits talmu­diques. Dans les textes chrétiens, on s'attarde longuement sur le détail des tortures5, dont la cruauté croissante accompagne et ponctue le pathétique du récit. Ces descriptions, qui exaltent le courage et la foi des martyrs, deviendront un véritable .Ô7tOç dans les panégyriques ulté­rieurs6.

Les visions7 enfin occupent dans les récits chrétiens une place prépondérante, peut-être même centrale, en particulier dans le martyre de Félicité et Perpétue. Elles ont souvent un caractère prémonitoire et apparaissent comme une manifestation de cette volonté divine qui transcende l'instant et lui donne son sens. Elles proclament, sous forme symbolique, la dimension spirituelle du combat qui s'engage. Elles sont aussi porteuses d'une assurance: celle de la récompense réservée au

1 Passio Polycarpi, 8 : 2-3; 9-11 ; Passio Perpetuae, 3 : 1-4 ; 5; 6: 1-5 ; 16 : 3. 2PassioPolycarpi, 12: 2 ; Maryres Lugdunenses, 1: 34, 38, 43, ,n,50, 51 ;Passio Perpetuae, 10 : 4 ; 18 : 1 ; 21 : 7. 3 Passio Polycarpi, 3 : 2 ; 8 : 3 ; 9 : 2 ; 12 : 2-3 ; 13 : 1 ; Martyres Dugdunenses, 1: 7, 15, 17, 30, 35,38,39,43,44,47,50,53,57-58,60 ;PassioPerpetuae, 6: 1; 10: 12; 17; 18: 9; 20: 2; 21: 2, 7. 4 Dans les martyres chrétiens, ce thème, justifié par le cadre, revient comme un leitmotiv: Passio Polycarpi, 18 : 1 ; 19 : 2 ; Martyres Lugdunenses, 1 : 6, 18. 36, 38, 40, 41, 43, 51, 53, 55; Passio Perpetuae, 7 : 9 ; 10 : 1 ; 16 : 1 ; 18 : 1, 3. 5 Passio Polycarpi, 2 : 2, 4; Martyres Lugdunenses, 1 : 7, 20-22, 27-28, 31, 38, 41, 44, 47, 51, 54, 56 ; Passio Perpetuae, 19 ; 20 ; 21. 6 Cf. H. Delehaye, op. cit., p. 156-163 et 197-207. 7 Passio Polycarpi, 5 : 2 (cf. 12 : 3) ; Passio Perpetuae, 4 ; 7 ; 9 ; 10 ; 11-13.

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martyr et à ses proches. Une seule vision figure dans les récits talmu­diques: au moment de mourir, Rabbi 'Hananya voit s'élever, dans les flammes, les lettres de la Torah. Une seule phrase, lapidaire, en restitue la teneur: "Le parchemin s'embrase, mais les lettres s'envolent".

L'introduction d'éléments surnaturels manifeste la sollicitude divine à l'égard du martyr. Dans les récits chrétiens, cette présence est discrète, mais permanente.

Elle se profile déjà dans certaines comparaisons. Polycarpe, au moment de mourir, paraissait "comme un bélier de choix, pris d'un grand troupeau pour le sacrifice" (14: 1), "comme un pain qui cuit, ou comme de l'or ou de l'argent" (15: 2). Les liens des martyrs de Lyon les enveloppent "d'une parure seyante, comme pour une mariée dans ses ornements frangés et brodés d'or" (1: 35). De telles images situent le martyre dans une perspective eucharistique l et mystique. On n'en trouve pas d'équivalent dans les récits talmudiques.

Ces éléments surnaturels conflnent parfois au merveilleux. Le corps calciné de Polycarpe dégage "un parfum pareil à une bouffée d'encens ou à quelque autre précieux aromate" (15: 2); la flamme l'entoure d'une voûte semblable à "la voile d'un vaisseau gonflée par le vent" (ibid.) ; son sang éteint le feu qui le consume (16: 1). Rien de semblable dans les récits talmudiques.

La fermeté du martyr, sa résistance exceptionnelle aux souffrances, proche parfois de l'insensibilité2, sont une autre manifestation de la présence divine. Ce thème apparaît fréquemment dans les martyres de Polycarpe et de Lyon. Mais il y est introduit avec réserve, car on sent bien qu'une totale immunité diminuerait la valeur morale du sacrifice (il sera, au contraire, abondamment développé dans les passions épiques3).

Les récits talmudiques ne lui accordent pas plus de place qu'à la description des tourments.

La présence divine n'est pas seulement indirecte. Une "voix du Ciel" se fait entendre lors du martyre de Polycarpe (9: 1); le Seigneur s'entretient avec ses compagnons (2: 3) ; bien plus, le Christ intervient comme acteur du drame. C'est lui qui souffre, lutte et triomphe dans l'arèné. Le supplicié se confond même parfois avec Celui qu'il confesse "comme s'il était lui-même le Christ" (Mart. Lugd., 1 : 30)5. Le diable est

1 Des critiques que H. Delehaye, op. cit., p.19-20, trouve "ingénieux" ont cru voir dans le martyre de Polycarpe un parallèle étroit avec la Passion du Christ. 2 Passio Polycarpi, 2: 2-3, 4; Martyres Lugdunenses, 1: 18-19, 22, 23, 24, 38, 51, 52, 56; Passio Perpetuae, 17 : 1 ; 20 : 8. 3 Cf. H. Delehaye, op. cit., p. 207-213. 4 Martyres Lugdunenses, 1 : 23. 5 Ce thème de l'imitation (lllIlTJcrtÇ, Iltlle'icr9at) du Christ ou de ses disciples est constant dans les martyres: PassioPolycarpi, 1 : 2; 6: 2; 8: 1 ; 14: 2; 17: 3; 19: 1; 22: 1; Martyres Lugdunenses, 1 : 6, 10,23, 29, 30, 35, 41, 42, 48 ; Passio Perpetuae, 15 : 6 ; 18 : 9. TI est sensible dans certaines analogies, comme dans les commentaires. H. Delehaye, Sanctus, p.105,

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aussi présent1. Le martyre s'inscrit donc également dans une perspective eschatologique. Dans les textes talmudiques, seule l'intervention de la Bath KaZ introduit un élément surnaturel. Elle est rapide, et postérieure (peut-être même ajoutée) au martyre lui-même dont la dimension humai­ne se trouve ainsi, jusqu'au bout, respectée.

Ces différences expliquent peut-être le fait que le culte des martyrs2,

déjà présent dans ces textes anciens3, et développé ultérieurement4, avec excès parfois, soit totalement absent des textes talmudiques, et plus généralement de la tradition juive. La vénération populaire dont les saints juifs ont été parfois entourés5 ne saurait en effet jamais se confon­dre avec un culte. Elle n'est par ailleurs jamais devenue, comme dans le christianisme, une institution. Le martyr juif n'est investi d'aucun pou­voir miraculeux; il ne joue pas non plus le rôle d'intercesseur6 auprès de Dieu. Son histoire s'achève avec sa mort dont la dimension à jamais personnelle est soulignée, dans les textes, par la réserve ou le silence qui lui succèdent.

Martyrs juifs et chrétiens considèrent leur supplice comme un "témoi­gnage". Ils font preuve d'une égale fermeté devant la souffrance et la mort, mais la signification donnée à leur expérience présente aussi quel­ques dissemblances.

Dans les récits chrétiens, le personnage du martyr occupe une place centrale. Présenté comme un "athlète"7 du Christ, un héros de la foi, il

rappelle que ce thème s'inspire sans doute de l'Apocalypse (3: 14), où Jésus est appelé 0 ~ap'tuc; 0 1tt(J'toç Kat liÂ,T]6tv6ç ainsi que de l'EpUre à Timothée (1, 6: 13) où il est désigné par l'expression' lT]aoû 3pla'toû TOÛ ~ap'tUP1laav'tOç im! nov'tlou nelÂ,Cl'tOU 't~v KaÂ,~v o~oÂ,oyiav. 1 Passio Polycarpi, 3 : 1 ; 17 : 1 ; Martyres Lugdunenses, 1 : 5, 6, 14, 16, 23, 25, 27, 42 ; Passio Perpetuae,3 : 3 ; 10 : 14 ; 20 : 1 ; 21 : 10. 2 Cf. H. Delehaye, Sanctus. Essai sur le culte des saints dans l'antiquité, Subsidia Hagiographica 17, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1927; Les origines du Culte des Martyrs, Subsidia Hagiographica 20 (2e éd. revue et corrigée), Bruxelles, Société des Bollandistes, 1933; W. Rordorff, "Aux origines du culte des martyrs", lrénihon 45, Chevetogne, 1972, p. 315-331 (l'article est reproduit dans le recueil: Liturgie, Foi et Vie des premiers chrétiens, aux p. 363-379); du même auteur, dans l'article "martyre" du Dictionnaire de Spiritualité, vol. X, col. 718-737, les col. 723-726, avec bibliographie. 3 Le témoignage le plus ancien figure dans le martyre de Polycarpe (18, 1-3). 4 Dès l'origine (Passio Polycarpi, 17, 2-3), les chrétiens sont alertés contre les dangers de ce culte. Saint Augustin les résumera en une brève fonnule: "Evocantur, sed non invocantur". 5 Cf. J. Jeremias, Heiligengrdber im Jesu Umwelt, 1958; Th. Klauser, Christlicher Mdrtyrerkult, heidnischer Herœnkult und spdtjüdische Heiligenverehrung. Neue Einsichten und neue Probleme, Kéiln-Opladen, 1960 (ouvrages analysés par W. Rordorff, op. cit., p. 373-375). 6 Martyres Lugdunenses. 1 : 45 ; Passio Perpetuae, 7: 2 s. ; 8: 4. Cf. W. Rordorff, op. cit., p. 377 et p. 405-418 : "La diaconie des martyrs selon Origène". 7 Autre leitmotiv de ces textes, associé au thème du "combat": Martyres Lugdunenses, 1: 17, 19, 36, 38, 42. La similitude est longuement développée par Tertullien, Adv. Mart., 3.

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cristallise sur lui les menaces du Pouvoir et la haine de la foule, la pitié de ses proches et leur admiration. Il affiche et affirme, pour la vie comme pour la mort, un semblable mépris1. Son sacrifice lui apparaît comme une délivrance2• Il l'aborde avec une joie3 parfois teintée de désir CtilC; J.lap·mpiac; Z1tt9uJ.lia)4. Ces sentiments lui procurent, dans les supplices, un "soulagement paradoxal"5 ; il est "rafraîchi" (Mart. Lugd., 1 ; 22). Son martyre est une grâce, une faveur spéciale que Dieu accorde à ses élus6. D'où la vénération accordée à son corps, les pouvoirs miraculeux ou charismatiques attribués à ses reliques.

Le martyr juif n'aborde pas le supplice dans les mêmes dispositions. Il n'a rien d'un héros, n'exprime nul soulagement de quitter l'existence, nul bonheur dans la souffrance. Son sort ne vient satisfaire aucune aspi­ration; il ne procède pas non plus d'une élection divine mais découle, simplement, d'une faute ou d'une incompatibilité entre les exigences de la Loi et celles de l'histoire. Il lui appartient donc d'affronter ou de fuir cette contradiction et cette responsabilité, mais sans exaltation. Et si sa mort a une valeur expiatoire, celle-ci ne vaut que pour lui. Rabbi Akiba, troublé par le verset biblique ordonnant d'aimer la Torah "de tout son être" voit dans le martyre l'accomplissement d'un sens plutôt que d'un désir. Jamais il ne présente son sacrifice comme un idéal à suivre. Ce sacrifice est unique. Il ne reproduit rien. Il peut servir d'exemple, mais jamais de modèle: "Vis par la Torah, mais ne meurs pas par elle" (Yoma, 85b).

VII Spécificité des récits talmudiques Les récits talmudiques ne se définissent pas seulement par ce qui les

distingue des textes chrétiens. Ils présentent aussi quelques traits caractéristiques de la pensée rabbinique et de sa conception du religieux.

Le plus significatif est la prédominance accordée à la Torah. Celle-ci est présente à tout instant: débat introducteur (sur le Shema, sur l'ido­lâtrie, sur l'ordination); citations bibliques; enseignements des sages; propos des personnages; raisons historiques ou personnelles de leur

1 Perpétue reste insensible aux supplications de son père, et, lorsque le procurateur Hilarianus lui demande: "As-tu un mari ?", le narrateur lui prête cette réponse: "Oui, mais aujourd'hui, je le méprise" (ce passage n'a pas l'autorité du récit autobiographique de la martyre). 2 Passio Polycarpi, 3 : 1 ; Martyres Lugdunenses, 1 : 55. 3 Passio Polycarpi, 8 : 3 ; 12 : 1 ; Martyres Lugdunenses, 1: 35, 55, 63; Passio Pepetuae, 6: 6 ; 13 : 7 ; 18, 1, 3. 4 Martyres Lugdunenses, 1 : 29. Contre le désir excessif du martyre - très sensible dans le montanisme - on note, dès les premiers textes, une certaine réserve. 5 L'expression est empruntée à W. Rordorff, op. cit., p. 352. Cf. Martyres Lugdunenses, 1: 19, 22, 24, 26, 28. 6 Passio Polycarpi, 14 : 2 ; 20 : 1 ; Martyres Lugdunenses, 1 : 6, 17; Passio Perpetuae, 21 : 11.

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supplice. En elle, et par les actes qu'elle détermine s'affirment les principes fondamentaux de la Révélation: Unité et Justice divines. Rabbi Akiba expire en prononçant le mot qui proclame, à lui seul, l'essentiel de ce message. La Torah est la préoccupation première de tous. Elle est "vitale" pour l'individu comme pour la communauté (mashal). A l'instant suprême, c'est sur elle que Rabbi 'Hananya détour­ne l'attention. Dans un moment comparablel c'est le martyr chrétien que glorifient les flammes ...

Autre caractéristique essentielle: l'importance de la Parole. Elle apparaît dès le débat introducteur, et insère le récit dans le cadre plus général d'une question halakhique. Elle se poursuit à travers les cita­tions, le mashal, les propos des acteurs. Elle prend, presque toujours, la forme dialoguée, et ce dialogue intervient à tous les niveaux: d'une citation à l'autre, entre les personnages, entre les anges et Dieu, le lecteur et le texte. Souvent interrogative, allusive ou allégorique, elle suscite "l'inquiétude"2 plus que les certitudes. Parole vivante, elle ne s'élabore, dans le temps, que par une confrontation renouvelée avec le devenir historique.

Cette nécessaire complémentarité entre l'étude et la pratique de la Torah, est constamment soulignée. Si le cadre spatial et temporel est à peine évoqué, il est néanmoins clairement rappelé. Les situations n'ont rien d'imaginaire et n'appartiennent pas à un autre univers que celui de la réalité historique et quotidienne. Les martyrs et leurs proches ont des attitudes, des propos et des réactions qui jamais ne les placent au­dessus de leurs semblables3• La "Sanctification du Nom Divin" apparaît ainsi comme l'application pratique et ultime d'un problème spécifique, une réponse concrète pour une interrogation qui, elle-même, procède de la réalité. L'alternance, la fusion parfois des paroles et des actes consacrent leur caractère indissociable. Les éléments halakhiques (juris­prudence) et aggadiques (récit) se complètent ici comme dans l'ensemble du Talmud. Une telle composition illustre le souci permanent de ne jamais distinguer l'étude de la Torah et son application, sa dimension éthique et spirituelle, historique et transcendante: "Toute étude reli­gieuse qui n'est pas accompagnée d'un travail est stérile, et conduit au péché" (Pirké Avot, 2, 2).

Ces récits expriment enfin - et selon un paradoxe qui n'est qu'appa­rent -l'attachement à l'existence, et son caractère sacré. Comme tout don divin, celle-ci doit être respectée et sanctifiée. L'étude et la pratique de la Torah supposent en effet que ceux auxquels elles sont confiées demeurent en vie. C'est le sens des remarques de Pappos ben Juda à

1 Passio Polycarpi, 15 : 1-2. 2 Le terme est emprunté à D. Banon, op. cit., p. 236. 3 Des compagnons de Polycarpe, on dit qu'ils n'étaient "plus des hommes, mais des anges" (2: 4).

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Akiba, et de Yossé ben Kisma à Rabbi 'Hananya. Elles ne procèdent pas d'une quelconque lâcheté, mais de la priorité accordée aux conditions nécessaires pour l'accomplissement de l'Alliance. C'est, de même, sans ostentation que Rabbi Yehouda affirme son attachement à la Torah: il pratique ses ordinations avec une discrétion qui tient compte de la réa­lité et préserve son entourage. S'il refuse de se soumettre au verdict de l'Histoire, il ne juge pas nécessaire de lui accorder, par la provocation l, une importance démesurée. Son martyre, comme celui de ses pairs, n'a aucun caractère polémique ou apologétique. Et si le bourreau de Rabbi 'Hananya se jette dans le feu, il n'accomplit ainsi qu'un geste individuel, déterminé par un échange personnel, et qui n'engage que lui2.

La grave question posée par l'incompatibilité entre les deux comman­dements que sont l'amour de la Torah et le respect de la vie a suscité bien des débats, dont le Talmud garde la tracé. Les conclusions, très diverses, attestent le souci de ne jamais encourager le martyr, et de ne l'abandonner ni à l'initiative individuelle ni à la pression du groupe. Elles prouvent aussi que ce sacrifice ne doit jamais être considéré comme un idéal ou un absolu, mais seulement, parfois, comme un devoir. Le mépris de ce monde n'est pas une vertu juive; la souffrance et la mort sont une réalité, jamais un modèle. E. Wiesel commente ainsi, après son maître Saül Liebermann, le martyre de Rabbi Akiba: "On n'utilise pas la mort, fût-ce à des fins sacrées. La mort d'un être humain n'appartient qu'à lui. [ ... ] La religion juive n'est pas une religion de souffrance. Le devoir de l'homme, créé à l'image de Dieu, est de vivre, car toute vie est sacrée"4.

Conclusion Martyres talmudiques et martyres chrétiens s'inscrivent donc dans

deux traditions parallèles entre lesquelles les différences l'emportent sur les similitudes. Le martyre chrétien trouve ses racines dans les modèles bibliques. Il s'inspire, pour la forme, de la culture grecque, et pour l'esprit, du Nouveau Testament. Les récits talmudiques sont tout à fait

1 La valeur de "témoignage" adressé aux païens est, en revanche, essentielle pour le martyr chrétien. Les autorités romaines, et la foule sont ainsi fréquemment, et parfois violem­ment, interpelées (Passio Polycarpi, 10-11; Martyres Lugdunenses, 1: 10, 31; Passio Perpetuae, 18: 8). Rien de tel dans les martyrs talmudiques. 2 On peut rapprocher de cet épisode la conversion du geôlier qui intervient dans le marty­re de Perpétue (16 : 4). 3 Pour l'analyse des références, cf. The Jewish Encyclopedia, art. "(restriction of) Martyrdom"; Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, art. "Qiddouch ha-Chem". Pendant les persécutions romaines, les sages réunis à Lydda ont tenté de formuler une loi du martyre tenant compte de ces deux impératifs. I.e débat sera repris, à toutes les époques, en fonction de la réalité historique propre à chacune d'entre elles. 4 Célébrations. Portraits et légendes, Paris, Seuil, 1994, p. 328.

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caractéristiques du génie propre à la langue hébraïque et à la pensée rabbinique. Ils se distinguent même, sur ces points, de certaines élabo­rations ultérieures à l'intérieur du judaïsme.

Ces récits talmudiques et chrétiens rendent compte d'une réalité simultanée, et sont, pour la rédaction, presque contemporains. Leur comparaison est donc pertinente. Elle met en évidence, à date ancienne, deux attitudes souvent distinctes à l'égard du martyre. Mais cette com­paraison ne présente pas seulement un intérêt historique. Elle illustre également deux conceptions assez éloignées, et souvent divergentes, du projet divin, et de la place que l'homme doit y occuper.

Philippe Bobichon

APPENDICE: LES TEXTES TALMUDIQUES MARTYRE DE RABBI AKIBAI Il est écrit Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu. 2 [Selon une baraïta3],

Rabbi Eliezer4 demandait: "S'il est dit de toute ton âme, pourquoi est-il ajouté de tout ton pouvoir? Et s'il est dit de tout ton pouvoir, pourquoi est-il écrit [aussi] de toute ton âme? [Explication traditionnelle]: L'expression de toute ton âme s'adresse à celui qui accorde plus de prix à sa vie qu'à ses richesses, [tandis que] de tout ton pouvoir s'adresse à celui qui accorde plus de prix à ses richesses qu'à sa vie. Selon Rabbi Akiba, de toute ton âme [signifie] : même s'Il te prend ton âme."

Enseignement de nos Sages [dans une baraïta]: Un jour, la puis­sance malfaisante [de Rome] promulgua un décret interdisant l'étude et la pratique de la Torah5. Or, Pappos ben Judah6 trouva Rabbi Akiba occupé à réunir de grandes assemblées, qui se consacraient à la Torah. "Akiba, lui dit-il, ne redoutes-tu pas la colère de Rome? - Ecoute, répondit Akiba, ce masha[7. Il s'apparente à la situation présenteS" :

Un renard se promenait au bord d'une rivière; il y vit des poissons qui filaient en tous sens.

"Que fuyez-vous ainsi? leur demanda-t-il.

1 L'un des plus célèbres Tannaïm (litt. "répétiteurs") de son temps (50-135). Il soutint la révolte de Bar Ko'hba. 2Deut. 6: 5. 3 Décision non retenue dans le recueil de lois que constitue la Mishna. 4 Eliezer ben Hyrcanos. Tanna contemporain d'Hadrien, qui établit son école à Lydda, après la destruction de Jérusalem. Rabbi Akiba comptait parmi ses disciples. 5 La Loi. La datation, les motifs et le détail des décrets d'Hadrien sont encore très discutés aujourd'hui. 6 Tanna contemporain de Rabbi Akiba Uer-Ile s.). 7 Parabole, allégorie, fable, etc., à portée morale ou doctrinale. S Formule consacrée servant à introduire le mashal.

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- Les filets que les hommes ont tendus pour nous prendre, répon­dirent-ils.

- Montez donc sur la berge! Nous y vivrons ensemble, comme mes ancêtres et les vôtres !

- Est-ce bien toi, répliquèrent-ils, qu'on nomme le plus sage des animaux? [Au vrai], Tu n'es qu'un fou! Si nous sommes effrayés dans notre lieu de vie, comment ne le serions-nous pas plus encore1 dans celui de notre mort ?"

Il en est de même pour nous, poursuivit Akiba. Nous nous consacrons à la Torah, car il est écrit Elle est ta vie, et le prolongement de tes jours2•

Si nous la négligions, notre sort deviendrait plus misérable [encore]3 !

Quelques jours plus tard, Rabbi Akiba était arrêté et jeté en prison. Il y fut rejoint par Pappos ben Judah, également arrêté.

"Qui t'a amené ici ?, lui demanda Rabbi Akiba. - Bienheureux Akiba, répondit ben Pappos : c'est pour la Torah que

tu te trouves ici. Je n'y suis, quant à moi, que pour des choses vaines !" Quand Rabbi Akiba fut conduit au supplice, c'était l'heure de réciter

le Shema4• Et tandis qu'on lui lacérait les chairs avec des brosses de fer, il "prenait sur lui le [joug du] Royaume des cieux"5.

"Maître, s'écrièrent ses disciples, c'est à ce point [qu'il faut aimer la Torah]? !

- Toute ma vie, répondit Akiba, j'ai été troublé par le verset: de toute ton âme ... Et je le comprenais ainsi: "même s'Il te prend ton âme", tout en me demandant s'il me serait un jour donné de le mettre en pra­tique. Comment n'accomplirais-je pas aujourd'hui ce que j'appelais ainsi de mes vœux !"

Lorsque RabbiAkiba expira, il s'attardait sur la prononciation de e'had6. Une Bath KoF se fit alors entendre, qui proclamait: "Bienheu-

1 L'expression utilisée ici kal va'homer (litt. "léger et grave"), introduit le raisonnement a fortiori. 2 Deut. 30: 20. 3 Même expression (kal va'homer) que précédemment. 4 Prière du matin et du soir, constituée de Deut. 6: 4-9 ; 11 : 13-21 et Nomb. 15: 37-41. 5 Autre expression utilisée pour la récitation du Shema (Ecoute, IsraëL). 6 [Dieu est) Un. Affirmation de l'unité et de l'unicité divines, par opposition au polythéisme romain. Formé sur la racine de e'had (un), le verbe leya'hed (proclamer l'unité divine) devint pratiquement le terme technique désignant le sacrifice de sa vie en témoignage de sa foi. Les dernières lettres de shema' (écoute) et de e'had (un) forment le mot 'Ed (témoin). D'après le Shulkhan Arukh (litt. "la Table dressée" : recueil fondamental de la Loi, rédigé par rabbi Joseph Caro, 1488-1575), en disant e'khad, il faut abréger la prononciation de la première lettre (aleph), allonger celle de la seconde Cheth), et prolonger celle de la troisième (daleth = 4) "assez longtemps pour pouvoir penser que le règne de Dieu s'étend aux quatre points cardinaux". 7 Litt. "fille de la Voix". Voix céleste ou divine qui révèle la volonté ou le jugement divins.

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reux, Rabbi Akiba, toi que l'âme a quitté sur ce mot ekhad 1" Les anges serviteurs s'étonnaient [cependant] devant le Saint-Bénit-soit-Il :

- Est-ce là la récompense qui convient à un tel amour de la Torah1 ? Celui-ci ne méritait-il pas de figurer parmi ceux dont il est dit Par Ta main, ô Eternel, sauve-moi de ces gens, de ces gens esclaves du monde2 ?

-Leur part est dans la vie3, répondit-Il. Une Bath Kol se fit entendre. Elle proclamait: "Bienheureux Akiba :

tu auras part au monde à venir 1"

Talmud de Babylone, Berakhot4 61 b.

MARTYRE DE RABBI 'HANANYA BEN TERADYON Lorsque rabbi 'Hananya ben Teradyon5 fut pris [par les autorités

romaines], on lui demanda: "Pourquoi t'es-tu consacré à l'étude de la Torah6 ?" Il répondit: "C'est ce que m'a ordonné le Seigneur mon Dieu".

Il fut aussitôt condamné à être brûlé, sa femme à être exécutée, et sa fille enfermée dans une maison close.

S'il fut condamné à être brûlé c'est [en réalité] pour avoir prononcé en entier le Nom [divinF. Comment avait-il pu commettre cette faute? N'avons-nous pas appris qu'il n'aura pas de part au monde à venir celui qui nie que la Torah vienne du Ciel, ou que les morts ressuscitent8 ? Abba Saul9 ajoute: celui qui prononce le Nom en entier. Rabbi 'Hananya commit cette faute en pratiquant Da Torah], ainsi qu'il nous a été

1 Le problème de la justification des voies de Dieu s'imposa aux autorités religieuses avec une acuité particulière au lendemain de la destruction du Temple. Dans une légende talmudique, Moïse monte au ciel et y voit rabbi Akiba qui expose admirablement la Torah. Il dit à Dieu: "Tu me l'as fait voir en train d'enseigner; montre-moi maintenant sa récompense." Il fut invité à se retourner, et vit alors la chair d'Akiba vendue au marché. "Souverain de l'Univers, dit-il à Dieu, voilà donc la sanction de sa grande activité de docteur?" Dieu lui répondit: "Tais-toi, telle a été ma pensée" (Men. 29 b). 2Ps. 17: 14. 3 Suite du verset. 4 "Bénédictions" : traité du Talmud consacré aux règlements relatifs à la liturgie. 5 Tanna de la troisième génération (110-135), qui résida à Si'hnin, en Galilée. 6 Les décrets d'Hadrien l'avaient interdit, sous peine de mort. 7 Le nom divin était prononcé en entier jusqu'à la destruction du premier Temple, en 586. A partir du Ille siècle, ce privilège fut réservé au Grand Prêtre, dans le Saint des Saints, et aux autres prêtres, le jour de l'Expiation, pour la bénédiction du peuple (Sota 7 : 6). 8 La doctrine de la résurrection des morts est considérée comme centrale dans le judaïsme rabbinique (Sanhédrin 10). Elle constitue l'un des points de divergence entre Pharisiens et Sadducéens. 9 Tanna de la troisième génération, contemporain de rabbi 'Hananya, et probablement disciple de rabbi Akiba. Ses opinions sont généralement citfes comme une addition à la Mishna, et l'on a même suggéré qu'il existait une Mishna d'Abba Saul, utilisée par Yehouda ha-Nassi.

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enseigné: Tu n'apprendras point à imiter les abominations de ces nations­là1. Mais on peut apprendre auprès d'elles afin de comprendre et d'ensei­gner. Pourquoi donc fut-il puni? Parce qu'il prononçait le Nom en public. Et sa femme fut punie avec lui pour ne pas l'en avoir empêché. On en déduisit [la halakhah2 suivante] : Tout homme qui a le pouvoir d'empê­cher [une faute], et ne l'exerce pas, est [également] passible de peine3.

Quant à sa fille, elle fut enfermée dans une maison close. Rabbi Yo'hanan4 raconte: Un jour, elle marchait devant des officiels romains, qui s'écrièrent: "Comme cette jeune fille a une belle démarche". Elle se mit alors à composer ... ce qui confirme les propos de rabbi Shim'on ben Lakish5 : Il Que signifie le verset l'iniquité de mes talons / adversairesG m'enveloppe7 ? [réponse] Les péchés qu'en ce monde l'homme foule du talon le cernent au jour dujugement".

Quand tous trois sortirent [du tribunal], ils proclamèrent leur soumission à la justice [divine]. Rabbi 'Hananya cita [ce verset] : Il est le rocher, ses œuvres sont parfaites [car toutes ses voies sont justes]8. Sa femme poursuivit: C'est un Dieu fidèle et sans iniquité, [il est juste et droit]9. Et sa fille: Tu es grand en conseil et puissant en action. Tu as les yeux ouverts sur toutes les voies [des enfants des hommes, pour rendre à chacun selon ses voies, selon le fruit de ses œuvres]1°. Rabbill dit: "Que ces justes étaient grands: tous les passages cités, qui exprimaient la soumission à la justice divine, leur revinrent à l'esprit au moment précis qui convenait à une telle déclaration."

Nos maîtres ont enseigné12 : Quand Yossé ben Kisma13 tomba malade, rabbi 'Hananya ben Teradyon lui rendit visite. "Mon frère, demanda ben Kisma, ignores-tu que c'est le Ciel qui a donné à cette

1 Deut. 18 : 9. 2 Décision juridique ou religieuse prise à l'issue d'un débat talmudique. 3 Sota 2: 5. 4 Rabbi Yo'hanan ben Nappa'ha. Amora palestinien (180-279), fondateur de l'école de Tibériade. Ses enseignements constituent une part essentielle du Talmud de Jérusalem. 5 Célèbre amora palestinien du IIIe siècle, appelé aussi Resh Lakish. Il fut élève et beau­frère de rabbi Yo'hanan, et exerça son activité à Tibériade. Les Amoraïm sont les continuateurs de la Mishna (compilée au Ile siècle par rabbi Yehouda ha-NassD, auteurs de la Guemara (achevée vers 400) qui en est le commentaire. Mishna et Guemara constituent, avec leurs commentaires ultérieurs, le Talmud. 6 Les deux lectures sont possibles. Le verset est pris ici dans son sens littéral. 7Ps.49:6. 8 Deut. 32 : 4. Cantique de Moïse, constitué de distiques dont la première partie seulement est citée ici. L'auditeur ou le lecteur, censé connaître la suite, doit prendre en compte tout le verset. 9 Ibid. lOJér. 32: 19. Ces versets sont intégrés dans le service funèbre. 11 Rabbi Yehouda ha-Nassi (Ile-IIIe s.), rédacteur de la Mishna. 12 Formule servant à introduire une baraïta (passage non retenu dans la Mishna). 13 Tanna de la troisième génération, rarement cité malgré son importance. Il représente la tendance réaliste du judaïsme de son époque.

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nation l le pouvoir de régner? Car bien que par elle Son pays ait été dévasté, Son Temple détruit, Ses justes massacrés, et les meilleurs condamnés à périr, elle n'est pas anéantie. Et pourtant j'ai appris que tu te consacrais à la Torah, réunissant des assemblées, un rouleau [de la Loi] sur ton sein! - Le Ciel aura pitié de moi, répondit 'Hananya. -Comment, répartit ben Kisma, je te dis des paroles de bon sens, et tu

réponds "Dieu aura pitié de moi" ! Je ne serais pas surpris qu'ils te brûlent, toi et le rouleau de la Torah! - Rabbi, demanda 'Hananya, que serai-je dans le monde à venir? - As-tu commis un acte [contraire à la Loi], demanda ben Kisma. - Un jour, répondit 'Hananya, j'ai utilisé par erreur de 1'argent de Pourim2 pour une aumône ordinaire, et je 1'ai distri­bué aux pauvres. - S'il en est ainsi, répondit ben Kisma, que ta part soit ma part, et que ton sort soit le mien !"

Quelques jours plus tard, raconte-t-on, rabbi Yossé ben Kisma mourait. Tous les officiels romains3 assistèrent à ses funérailles et 1'honorèrent d'un vibrant éloge.

Au retour, ils trouvèrent Rabbi 'Hananya occupé à étudier la Torah, parmi une grande assemblée, un rouleau de la Torah sur son sein. Ils s'emparèrent de lui, l'enveloppèrent dans le rouleau de la Torah, disposèrent autour de lui des fagots de branches vertes, et y mirent le feu. Puis ils apportèrent des éponges de laine, qu'ils trempèrent dans l'eau, et placèrent sur son cœur, pour retarder sa mort. Sa fille se lamentait: Père, faut-il que je te voie en cet état? Il répondit: Puissé-je être seul à brûler! Ce serait douloureux, mais puisque je brûle avec le rouleau de la Torah, celui qui accusera l'offense faite à la Torah accusera aussi celle qui m'est faite. Ses disciples lui dirent: Maître, que vois-tu? Il répondit: Le parchemin s'embrase, mais les lettres s'envolent! -Ouvre ta bouche, lui dirent-ils, pour que le feu y entre. Il répondit: Que Celui qui m'a donné [la vie] me la reprenne! Nul ne doit se frapper soi­même.

Le bourreau4 lui demanda: Rabbi, si j'attise la flamme et retire de ta poitrine les éponges de laine, feras-tu en sorte que j'entre dans la vie future? - Oui, répondit 'Hananya. - Jure-le moi! - Et le rabbi jura. Le bourreau attisa la flamme, retira les éponges de laine, et l'âme de rabbi 'Hananya put le quitter bientôt. Alors le bourreau se jeta dans le feu. Une Bath Kol5 proclama: "Rabbi 'Hananya et son bourreau auront

1 Rome. 2 Fête qui commémore la délivrance des juifs par Esther <Esther 9 : 9-28). A cette occasion, un don aux pauvres, distinct des aumônes ordinaires, doit être fait le jour même pour leur permettre de participer à la fête. 3 De Césarée, où il vécut et mourut (ou de Tibériade, selon d'autres sources). 4 En hébreu klitztoniri, emprunté au grec KOÀacrtllP ou, selon Jastrow, Dictionary of the Talmud, p. 1381, au latin questionarius. 5 Litt. "fille de la Voix" : voix céleste qui révèle la volonté ou le jugement divins.

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part au monde à venir." Entendant cela Rabbi pleura et dit: "Certains gagnent l'éternité en une heure seulement. Combien d'années pour d'autres !l"

Talmud de Babylone, Avoda Zara2 18a.

MARTYRE DE RABBI YEHOUDA BEN BABA Il est enseigné [dans une baraïtaJ : la semi'ha3 , et la semi'ha des

Sages4 est effectuée par trois [maîtres]. Que signifie semi 'ha, et que signi­fie semi'ha des Sages? Rabbi Yo'hanan5 dit : "De dernier terme] se réfère à l'ordination des Sages". Abbayé6 a demandé à rabbi Yossef7: "d'où déduit-on que trois [maîtres] sont nécessaires pour l'ordination des sages? Est-ce d'après le verset Il [Moïse] posa ses mains sur lui [Josuéj8 ? S'il en est ainsi, un seul [maître] devrait suffire! Et si tu dis "Moïse [à lui seul] tenait la place9 de soixante et onzeIO, alors soixante et onze est le nombre qui convient! C'est difficilell".

Rav A'ha12 fils de RavaI3 a demandé à Rav AshiI4 : "L'ordination est­elle effectivement réalisée par l'imposition des mains? - Non, [répondit­ill, c'est par le titre de Rabbi [qui est conféré en public], et grâce auquel

1 Son aphOrisme préféré (cf. Auoda Zara 10 b ; 17 a). 2 Traité du Talmud consacré à l'idolâtrie. 3 Imposition des mains sur la tête d'un sacrifice. Qui présente une offrande doit effectuer une semi'ha : peser fortement, avec ses mains, sur la tête de l'animal (entre ses cornes), avant qu'il soit égorgé. 4 Litt. "des Anciens". L'expression désigne l'ordination, qui confere le titre de rabbi. 5 Rabbi Yo'hanan ben Nappa'ha. Amora palestinien (180-279), fondateur de l'école de Tibériade. 6 Eminent amora babylonien de la quatrième génération (320-350). Il dirigea la yeshiua (école talmudique) de Pumbedita. 7 Rabbi Yossef ben 'Hiyya: maître du précédent, qui dirigea lui aussi l'académie de Pumbedita. 8 Deut. 27: 23. 9 Avait la même autorité. 10 Allusion au "Grand Sanhédrin" ou "Tribunal de soixante et onze juges". C'était l'ancienne Cour Suprême et la plus haute institution religieuse d'Israël. 11 Expression consacrée, dans la Guemara, pour signaler une difficulté non résolue. 12Amora babylonien de la sixième génération (375-425). 13 Célèbre amora babylonien, contemporain et ami d'Abbayé. Il dirigea l'académie de Ma'hoza. 14 Né l'année du décès de Rava, il devient le plus éminent amora babylonien de la sixième génération (375-425). Rédacteur du Talmud de Babylone, il dirigea pendant soixante ans la Yeshiva de Mata Me'hassya.

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on peut juger des cas de kenasot1. - Un homme seul ne peut-il pas procéder à l'ordination? - Rav Yehouda2 n'a-t-il pas dit au nom deS Ravi; Certes, cet homme est digne de souvenir, Rabbi Yehouda ben Baba est son nom5 ; sans lui, les lois du kenas auraient été oubliées. - Oubliées? ! - Elles auraient été enseignées, [donc pas oubliées]! - Oui, mais les jugements de kenasot auraient disparu en Israël6.

Un jour, en effet, la puissance malfaisante [de Rome] promulgua un décret de persécution religieuse ; toute personne ayant pratiqué ou reçu une ordination serait mise à mort; la cité ayant accueilli cette cérémonie serait détruite, et ses alentours dévastés.

Que fit rabbi Yehouda ben Baba? Il s'établit entre deux hautes montagnes [situées] entre deux importantes cités, et entre deux limites territoriales du shabbat7, entre Usha8 et Shefar'am9• Et il y effectua cinq ordinations de sages dont voici les noms; Rabbi Meïr10, Rabbi Yehoudall, Rabbi Shim'on12, Rabbi Yossi13, Rabbi Eliezer ben Shamou'a14. Rav Avayé15 ajoute: Rabbi Ne'hemya16 aussi.

1 Pénalités (amendes) infligées par la Torah, pour la réparation de divers dommages. 2 Désigne Rav Yehouda bar Ye'hezkel, amora babylonien de la deuxième génération (250-290). Fondateur de la yeshiva de Pumbedita, il est né, rapporte une tradition, le jour où mourut Rabbi Yehouda ha-Nassi rédacteur de la Mishna. 3 Enseignement rapporté par celui qui l'a entendu de la bouche même de son auteur. 4 Rav Aba bar Aïvo : illustre amora babylonien de la première génération. Fondateur de la grande yeshiva de Soura, il devient le chef spirituel incontesté de sa génération. Le fait qu'il ait connu les derniers Tannaïm lui confère une autorité égale à celle de ses anciens maîtres. 5 L'histoire de son martyre, qui suit ce débat, est invoquée comme argument en faveur de la thèse selon laquelle un homme seul peut conférer l'ordination. 6 Car plus personne n'aurait été habilité à les prononcer. 7 Distance maximum qu'un individu peut parcourir pendant shabbat, depuis son lieu de résidence. S'il se trouve dans une ville, cette distance est de deux mille coudées (environ un kilomètre) hors et autour de l'agglomération. S Importante cité de Galilée, où les survivants de la révolte de Bar Kokhba, et des persé­cutions qu'elle eut pour conséquence, se réunirent et rétablirent le Sanhédrin. 9 Cité proche de la précédente, où le Sanhédrin se déplaça peu après son rétablissement à Usha. 10 Tanna de la génération précédant la rédaction de la Mishna, élève de Rabbi Akiba, qui lui conféra l'ordination. Il est présenté dans le Talmud comme un descendant de Néron converti au judaïsme. Sa vie fut jalonnée de souffrances. 11 Rabbi Yehouda bar Ilaï. Elève de Rabbi Tarfon et de Rabbi Akiba. Après les persécu­tions, il joua un rôle déterminant dans le rétablissement du Sanhédrin à Usha. 12 Rabbi Shim'on bar Yo'haï. Elève de Rabbi Akiba. Il refusa de se résigner à la défaite de Bar Kokhba, et fut condamné à mort par les autorités romaines. Pour leur échapper, il se cacha dans une grotte, avec son fils Eléazar, pendant douze ans. La tradition lui attribue la paternité du Zohar, et fait de lui une figure centrale de la Cabbale. 13 Eminent Tanna de la génération qui précéda la rédaction de la mishna. Elève de Rabbi Akiba; il constitue, avec les trois condisciples précédemment mentionnés, l'élite talmudi­que de sa génération. 14 Appelé simplement Rabbi EliezerlEléazar dans la mishna. L'un des derniers élèves de Rabbi Akiba, souvent confondu, dans la littérature talmudique, avec Rabbi Eliezer ben

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Dès qu'ils furent découverts par leurs ennemis, Rabbi Yehouda ben Baba dit à ses disciples: "Mes enfants, sauvez-vous l - Qu'adviendra­t-il de toi?, lui demandèrent-ils. Il leur répondit: je serai devant eux comme une pierre [sans valeur] qu'on ne songe même pas à retourner".

On raconte que ses ennemis ne s'éloignèrent pas avant de l'avoir transpercé de trois cents coups de lance, le transformant en véritable tamis. D'autres, en réalité, se trouvaient avec lui, mais pour l'honorer, on ne les mentionne pas.

Talmud de Babylone, Sanhedrin 14a

Hyrcanos. Certains midrashim tardifs l'incluent dans la liste des "Dix Martyrs" victimes des persécutions d'Hadrien. 15 Eminent amora babylonien de la quatrième génération (320-350), qui dirigea l'académie de Pumbedita. 16 L'un des principaux disciples de Rabbi Akiba. Il joua un rôle actif dans le rétablisse­ment du Sanhédrin.

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