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Sociétés en mouvement Le sexe du militantisme / Souo la direction de Olivier Fillieule patricia Roux Ouvrage publié avec le soutien financier la Fondation du 450e anniversaire de l'Université de Lausanne 1- i , 1"> . ... L'} Chapitre ·13 / GENRE, RACE ET COLONIALITÉ EN AMÉRIQUE LATINE ET AUX CARA"iBES UNE ANALYSE DES MOUVEMENTS INDIGENES ET FÉMINISTES Sabine Masson « E:n Bolivie. ilõ annoncent Mn6 vergogne que le "Poncho" et la cravate ont gagné, une métaphore cen<1ée õynthéti<1er l'unité de la "Patrie" et le changement hiõtorique qui 6 'eõt produit. Maiõ le "Poncho" c'eõt "l'indigene", et la cravate c'eõt !e "Mon<1ieur". E:t La Patrie n'eõt ftª6 la Mere. maiõ le Pere, et ne repré<1ente paõ La <1ociété, r11;aiõ le pouvoir. » Maria Galindo, Mujeres Creando, février 2006. S ij'ai choisi cet extrait un peu provocateur en guise d'iritroduction, c'est parce qu'il me semble résumer les contradictions entre lutte indigene et lutte des femmes. L'élection d'Evo Morales en \ . Bolivie peut se liré comme la victoire historique de résistances cinq fois centenaires, comme une petite révolution dans le systeme mondial d'inégalités, comme le triomphe de la démocratie, ou alors ... comme la reproduction d'un systeme de pouvoir patriarcal. Ce contre-disco_urs rappelle non seulement les fondements antidémocratiques de l'État- nation, mais releve également l'invisibilisation des femmes dans le cadre d'une conception stéréotypée de «l'indigene ». C'est pourquoi Maria Galindo annonce plus loin sa « désobéissance culturelle » contre toute représentation essentialiste des cultures « originaires », une telle conceptionjustifiant des.pratiques politiques conservatrices à l'égarci. des femmes. Au-delà de son caractere polémique, cette réaction a le mérite de mettre en évidence que l'apparente diversification des acteurs politiques en Amérique latine et aux Caraibes ne va pas s-:Oms reproduire des logiques hégémoniques et des antagonismes sociaux, politiques et culturels. De nombreux observateurs ont diagnostiqué l'émergence de «nouveaux mouvements sociaux» dans la région, l ('\ . U .. c

MASSON, S - Genre, Race Et Colonialité

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Sociétés en mouvement

Le sexe du militantisme /

Souo la direction de Olivier Fillieule

patricia Roux

Ouvrage publié avec le soutien financier la Fondation du 450e anniversaire de l'Université de Lausanne

1- i , !~} 1"> . ~ ... L'}

Chapitre ·13 / GENRE, RACE ET COLONIALITÉ EN AMÉRIQUE LATINE

ET AUX CARA"iBES UNE ANALYSE DES MOUVEMENTS

INDIGENES ET FÉMINISTES

Sabine Masson

« E:n Bolivie. ilõ annoncent Mn6 vergogne que le "Poncho" et la cravate ont gagné, une métaphore cen<1ée õynthéti<1er l'unité

de la "Patrie" et le changement hiõtorique qui 6 'eõt produit. Maiõ le "Poncho" c'eõt "l'indigene", et la cravate c'eõt !e "Mon<1ieur".

E:t La Patrie n'eõt ftª6 la Mere. maiõ le Pere, et ne repré<1ente paõ La <1ociété, r11;aiõ le pouvoir. »

Maria Galindo, Mujeres Creando, février 2006.

S ij'ai choisi cet extrait un peu provocateur en guise d'iritroduction, c'est parce qu'il me semble résumer les contradictions entre lutte indigene et lutte des femmes. L'élection d'Evo Morales en

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Bolivie peut se liré comme la victoire historique de résistances cinq fois centenaires, comme une petite révolution dans le systeme mondial d'inégalités, comme le triomphe de la démocratie, ou alors ... comme la reproduction d'un systeme de pouvoir patriarcal. Ce contre-disco_urs rappelle non seulement les fondements antidémocratiques de l'État­nation, mais releve également l'invisibilisation des femmes dans le cadre d'une conception stéréotypée de « l'indigene ». C'est pourquoi Maria Galindo annonce plus loin sa « désobéissance culturelle » contre toute représentation essentialiste des cultures « originaires », une telle conceptionjustifiant des.pratiques politiques conservatrices à l'égarci. des femmes. Au-delà de son caractere polémique, cette réaction a le mérite de mettre en évidence que l'apparente diversification des acteurs politiques en Amérique latine et aux Caraibes ne va pas s-:Oms reproduire des logiques hégémoniques et des antagonismes sociaux, politiques et culturels. De nombreux observateurs ont diagnostiqué l'émergence de «nouveaux mouvements sociaux» dans la région,

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marquant l 'épuisement des organisations partisanes et des avant­gardes révolutionnaires qui luttent sur un front principal (la lutte des classes) et visent essentiellement la prise de pouvoir. À la place, une diversité d' espaces d'organisation de la « société civile » (coopératives, coordinations, réseaux, communautés, quartiers, assemblées, associa­tions) s'est affirmée en multipliant les fronts de luttes, notamment autour des droits des femmes et des peuples indigenes [Camacho, 1989; Wallerstein, 2003-2004; Zibechi, 2005-2006]. Néanmoins, ces nouveaux mouvements peuvent faillir, comme les « anciens », à leurs visées antisystémiques, par exemple en reproduisant le travers de la stratégie « en deux temps » [Wallerstein, 2003-2004, p. 80], qui consiste à laisser la transformation du monde pour « apres » (la prise de pouvoir), ou en se convertissant en organisations non gouvernementales (ONG), « auxiliaires du pouvoir » [Wallerstein, 2003-2004, p. 83]. En ce qui concerne les mouvements sans visée électorale, dire qu'ils expriment la « négation interne de toute forme de hiérarchie » [Zibechi, 2005-2006, p. 45] revient plutôt à nier l'existence des divisions sociale et sexuelle du travail militant. Sans vouloir minimiser l'impulsion de nouveaux sujets politiques, il me semble important de porter un regard non simplificateur sur ces derniers, dont l'analyse en reste trop souvent à leur caractere de nouveauté et de diversité. En prenant ici !'exemple des mouvements indigenes et des mouvements des femmes, souvent cités comme nouveaux mouvements sociaux,"je mettrai en évidence quelques-unes de leurs divisions internes et respectives. J'appliquerai à l'analyse de ces conflits une approche en termes d'articulation des rapports coloniaux, racistes, de genre et de classe. Mon propos visera à montrer qu'aucun de ces deux mouvements n'est homogene dans ses composantes : en Amérique latine, toutes les femmes ne sont pas métisses 1 et tous les indigenes ne sont pas des hommes 2 . Je dévelop­perai cette idée en montrant d'abord les éléments de division au sein du féminisme et des mouvements des femmes, puis au sein des mouve­ments indigenes, en me concentrant particulierement sur les conflits opposant diversité sociale-raciale d'un côté, et division sexuelle - de genre de l'autre.

1. La catégorie du/de la métisse (ou ladino/a) en Amérique [atine constitue une catégorie raciale dominante par rapport aux populations indigênes et afrodescendantes. 2. Je m 'inspire ici de la formule du livre édité par Gloria T. Hull, Patrícia Bel! Scott et Barbara Smith [1982]: All the Women Are White, All the Blacks Are Men, But Some of Us Are Brave.

Genre, race et cotonialité en Amérique latine et aux Caralbe6

Évolution du féminisme: démocratisation ou hégémonie?

En Amérique latine et aux Caraibes, deux termes qualifient les mou­vements luttant contre le sexisme et le patriarcat, pour l'égalité et les droits des femmes : le féminisme et le mouvement des femmes. Cette distinction n'est pas purement idéologique, elle reflete la complexité de l'acteur « femmes » sur ce continent, ainsi que les contradictions qui se sont exacerbées entre le féminisme entendu comme l 'utopie d 'une altérité radicale par rapport au patriarcat [Pisano, 2004], et le mouve­ment desfemmes entendu comme une politique de l'égalité visant leur intégration à tous les niveaux et dans tous les espaces de pouvoir [Lagarde, 1992; Lamas, 2002]. Líi distinction reflete également un processus historique de trânsformation du féminisme de la « deuxieme vague» : à partir de 197 5, le mouvement s'élargit, voire devient massif, se rapproche des secteurs populaires, des partis, de l'État, des ONG et des organismes internationaux d'aide au développement. Cette mutation historique émerge des contradictions de classe, de race et de genre traversant les mouvements sociaux latino-américains, ainsi que des antagonismes liés à la position géopolitique subalterne du sous­continent. Pour certaines, cette transformation constitue une diversifi­cation et une démocratisation du féminisme; pour d'autres, elle est la

.marque du contrôle étatique et de l'hégémonie néocoloniale sur les espaces féministes et l'ensemble des femmes. Je mettrai ici en évidence deux principaux éléments de conflits líés à ces rapports : la mise en cause d'une composante sociale du féminisme de la deuxieme vague qui est essentiellement métisse, urbaine et intellectuelle [González, 2001], et la critique de la contingence économique et (géo}politique [Gargallo, 2004] du féminisme latino-américain et des Carai:bes. Pour analyser ces positions divergentes, je me fonderai sur les rencontres féministes latino-américaines et des Carai:bes 3 et sur quelques aspects de l'histoire récente de ces mouvements à partir des cas mexicain et centro-américain.

3. Pour de plus amples développements, voir les articles d'Amalia Fischer et d'Elizabeth Álvarez dans le numéro de Nouvelles Questions fêministes sur les "Féminismes dissidents en Amérique /atine et aux Carafbes » [2005].

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Au Mexi que et en Amérique centrale: institutionnalisation et « ONGisation » du féminisme

Au Mexique, le mouvement féministe s'organise des 1970 sous la forme «de petits groupes de discussion, .d'ànalyse et de diffusion des idées féministes» [González, 2001, p. 82]. Cette premiere période est une époque de lutte dans la rue et se manifeste par des pratiques collec­tives comme la désobéissance civile et l'organisation en réseaux peu structurés [Bartra et al., 2000, p. 42]. Les principales revendications du mouvement politisent le « privé », exigent notamment le droit à l'avortement libre et gratuit et la pénalisation du viol, et luttent contre les diverses formes de violence. L'année 1975 4 marque la fin d'une étape pour le mouvement féministe mexfcain. À partir de ce moment, mais surtout dans les années 1980 et 1990, le mouvement se professionnalise, s'institutionnalise et se rapproche des femmes des. classes populaires, des partis et organisations de gauche. Si ce processus · assure une relative diffusion des idées féministes dans les secteurs populaires, il est aussi tres contesté au sein du mouvement féministe, car il implique l'ingérence de l'État, des institutions internationales, des organisations de la coopération internationale au développement, des partis et des organisations de gauche. Les divisions internes se ren­forcent, principalement entre la tendanc.e « institutionnelle » (femmes et féministes des ONG, de l'État et des partis de gauche) et la tendance « autonome » (féniinistes indépendantes radicalement antipatriarcales).

Dans le contexte centraméricain, de ma11;iere encare plus marquée qu'au Mexique, c'est essentiellement à travers les organismes de la coopération intemationale que le féminisme s'étend et se profession­nalise. Au départ, le courant autonome s'y trouve relativement faible par rapport aux mouvements de femmes liés aux partis et organisa­tions de gauche. Au Nicaragua et au Guatemala notamment, le geme passe souvent en deuxieme position face aux revendications ouvrieres, agraires et populaires [Casaús Arzú, 1999]. Au Honduras également, le mouvement féministe tendra à se« gauchiser », ce qui se traduit, au cours des années 1980, par une présence croissante de militantes des organi­sations et partis de gauche, et par la redéfinition de ses objectifs autour de la lutte des classes [Mendoza, 1996]. Dans les années 1990 et dans toute la région, l'institutionnalisation et la professionnalisation du fémi­nisme, ainsi que son rapprochement avec les partis de gauche, iront de pair avec la transformation des organisations féministes en ONG.

4. Date de la premiere Conférence des femmes sous l'égide de /'ONU (qui a eu lieu à Mexico) et du lancement de l'Année internationale des femmes.

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Les rencontres féministes latino-américaines et des Cara'ibes

Cette évolution n'est pas uniquement mexicaine et centraméricaine. À des rythmes différents et selon des modalités diverses, plusieurs pays latino-américains et des Caralbes vivront une forte transfor­mation du féminisme, dans le sens de son institutionnalisation, de son « ONGisation », mais aussi de sa diversification sociale et cultu­relle [Álvarez, 2005], se révélant dans l'émergence du mouvement lesbien, du mouvement des femmes afrodescendantes et de celui des femmes indigenes. Le climat au sein des rencontres féministes latino­américaines est un bon indicateur de l'ensemble de ces changements. Car si elles renforcent le mouvement féministe, elles sont aussi le lieu de conflits sur ses contenus et ses stratégies, en particulier sur la ques­tion des alliances avec les partis et les organisations de gauche, ainsi que sur le theme de l'institutionnalisation. La premiere rencontre, qui s'est tenue en Colombie en 1981, est généralement considérée comme le moment fort du féminisme autonome, mais des cette date, une ligne de division se dégage autour de la priorité entre luttes des classes et luttes des femmes [Saporta Stembach et al., 1992].

À la fin des années 1980, les divisions deviennent plus profondes, les conflits plus virulents, et le rapport de force au sein du mouvement change progressivement : les féministes autonomes se trouvent peu à peu en minorité face au Mouvement ample des femmes (MAM), un mouvement de type populaire qui rassemble des syndicats de femmes, des groupes de femmes des secteurs populaires, des ONG féministes et des femmes des partis et des organisations de gauche. Si le MAM reflete une certaine diversification du mouvement, il traduit aussi sa reconversion en un ;< féminisme assistantiel » [Bartra et al., 2000, p. 44] au sein des ONG et de l'État, dans le sens des nouvelles « stratégies de partenariat » des organismes internationaux vis-à-vis des· femmes [Falquet, 2003b]. Cette « nouvelle politique internationale des femmes >>

[Wichterich, 1999, p. 223] s'élabore dans le cadre des conférences de l'ONU et concentre son action de lobbying sur les organismes inter­nationaux de la mondialisation. Au milieu des années 1990, cette situation conduira à une fracture définitive au sein du mouvement féministe latino-américain et des Caralbes, entre « les femmes qui, à partir du féminisme, prétendent atteindre le pouvoir institutionnel, et les femmes féministes qui tentent de démonter ce pouvoir» [Pisano, 2001, p. 103]. Leurs objectifs sont radicalement opposés: les unes, prag­matiques, cherchent à colma ter les breches sociales en intégrant le geme

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aux agendas de l'ONU, de l'État et des partis ; les autres, utopistes, contestataires, radicales, visent un changement profond et répondent à « des nécessités et des objectifs propres en tant que mouvement »

[Manifeste du Mouvement des femmes féministes autonomes, dans Pisano, 2004, p. 73).

Diversification et démocratisation sociale et raciale du mouvement féministe

L'évolution des mouvements féministes latino-américains et des CaraYbes fait l'objet d'interprétations tres divergentes. Une premiere approche considere qu'elle va dans le sens d'une démocratisation et d'une diversi.fication du féminisme: d'une part, à travers le rappro­chement des secteurs populaires et la massification de la participation des femmes ; d'autre part, à travers la complexification du profil des actrices et l'affirmation de « nouveaux sujets », en particulier les lesbiennes, les femmes afrodescendantes et les femmes indigenes. D'apres Nancy Saporta Sternbach et al. [1992], cette évolution vient de la mise en cause, par des femmes indigenes, afrodescendantes et des classes populaires, de l'élitisme des premieres rencontres féministes latino-américaines. Dans cette approche, portée parles féministes dites de« l'égalité », l'ouverture vers la diversité (sexuelle, sociale et raciale) est conçue comme un moyen de dépasser le caractere identitaire et fermé des féministes de la premiere heure [Lainas, 2002). En outre, elle va de pair avec l'ouverture à l'égard de l'État, à travers la professionna­lisation et l'institutionnalisation du féminisme [Lagarde, 1992; León, 1999; Lamas, 2002]. L'interaction avec les espaces de pouvoir aurait permis un progres dans les politiques de développement, qui prennent dorénavant en compte les besoins des femmes, de même que dans les politiques sociales et les partis qui, dans une certaine mesure, ont remis en question leur prétendue neutralité de genre [León, 1999, p. 116]. L'intégration des revendications féministes dans la société et dans les espaces de pouvoir, l'acces à l'espace public et en particulier à l'État auraient généré la « diversification des identités de genre dans un sens démocratique » [Lagarde, 1992, p. 232], ainsi qu'une modification par­tielle, mais positive, du systeme de genre.

Féminisme vs politique de l'égalité. Ou la colonisation de la pensée féministe par le genre

Les féministes de la mouvance « autonome » prennent le contre-pied absolu de cette position. Pour elles, la dite « intégration de la diversité »

Genre, race et colonialité en Amérique !atine et aux Cara!beõ

est associée à une institutionnalisation du féminisme et marque 1' aban­don d'une critique radicale (non seulement du patriarcat, mais également du racisme et du capitalisme). Cette évolution dépolitise le projet fémi­niste en le réduisant à des objectifs gestionnaires dans un cadre prédéfini par l'ONU [Pisano, 2001; Curiel, 2002]. L'ONU prend désormais une place fondamentale, au détriment d'autres types d'action et d'autres niveaux de lutte (locaux, régionaux), et renforce les divisions internes (économiques et symboliques) [Cafias, 2001]. La «popularisation» du féminisme, son « ONGisation » et son institutionnalisation signifient en finde compte <de triomphe de la masculinité» [Pisano, 2001], c'est-à­dire une perte d'autonomie et de radicalité dans tous les domaines: face aux hommes, aux partis, à l'État, aux organismes internationaux.

Cette ingérence multiple est étroitement identifiée à l'usage du concept de genre, une notion perçue comme une forme de (( colonisation de la pensée féministe latino-américaine » [Gargallo, 2004]. Importée des États-Unis par le biais des agences intemationales d'aide au dévelop­pement, par l'ONU et par Ies ONG, la notion de genre contribuerait à la dépolitisation du féminisme et à la neutralisation de la critique antipatriarcale; elle réorienterait celle-ci vers une politique de l'équité, de la conciliation, du dialogue et de la négociation aussi bien avec les hommes qu'avec l'État et les institutions intemationales [Pisano, 2001, 2004]. Dans cette perspective, le concept de genre, en tant qu'outil de l'institutionnalisation du féminisme, se voit completement dénaturé dans ses contenus et ses significations. Le genre n'est plus appréhendé comme un systeme de pouvoir ou un rapport de domination, mais s'y substitue l'idée de deu.x genres ou d'identités genrées, ôtant ainsi au concept une grande partie de son potentiel subversif. Tout comme l'a souligné Joan Scott [1999] à propos du contexte nord-américain, Montenegro Ungo et Atenea Urania [2002] insistent sur le fait que ce probleme n'est pas intrinseque au concept de genre, mais qu'il est causé par un mauvais usage qui déforme la définition premiere du genre. Créé en tant que « catégorie pour la lutte féministe » [Ungo et Urania, 2002, p. 17], dans le but de « dénaturaliser » les rapports de domination entre hommes et femmes et de transformer radicalement la société, le genre dans le contexte latino-américain n'émane pas du féminisme, tout au contraire il l'évince et lui substitue une « perspective de genre » [Ungo et Urania, 2002, p. 23] intégrée dans les politiques de dévelop­pement. Le genre perd alors son contenu critique, se confond avec «la question des femmes » ou se réduit à des indicateurs isolés (sur la violence, la santé, l'éducation, etc.), détachés de l'analyse générale du systeme patriarcal.

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Aux croisements des oppressions: hommes/femmes, métisses/indigenes, Nord/Sud ...

Qu'y a-t-il au fondement de ces divergences? Dérivent-elles de réflexes idéologiques pouvant être dépassés par une perspective non binaire du féminisme [Fischer, 2005]? Plutôt que de parler de « non­binarité », j'aimerais proposer ici une analyse en termes d'intersections des rapports de domination (néo)coloniaux, racistes et sexistes. La contingence économique et géopolitique pesant s~r la région est une cause de tensions antagoniques. Par rapport aux femmes et féministes du « N ord », les femmes et féministes de cette région ont une condition de sujet subalterne [Klor de Alva, 1995]. Leur critique de l'institution­nalisation du féminisme latino-américain s'inscrit alors dans celle des rapports de dépendance économiques et géopolitiques, entendus comme des rapports de domination issus d'une relation coloniale et de l'expansion historique du capitalisme [Cardoso et Faletto, 1969]. Cependant, la condition de dépendance dans laquelle se trouvent les pays latino-américains interagit avec une dynamique interne propre à la nation. Or, cette derniere repose sur un processus historique ayant reproduit un colonialisme interne à l'égard des populations indigenes et afrodescendantes. La construction de l'identité nationale aux X!Xe et XX"' siedes s'est fondée sur une idéologie du métissage imposant l'assi­milation des cultures indigenes et afrodescendantes à la culture des élites créoles et métisses [Castellanos Guerrero et Sandoval Palacios, 1998; Guimarães, 2000; Larkin Nasdmiento}'2003; Gall, 2004]. L'idée de « mélange des races » est devenue le leitmotiv du libéralisme de l'époque, masquant derriere l'apparente démocratie raciale un idéal de suprématie blanche et d'identification culturelle à l'ancienne autorité espagnole. La « race métisse » s'érigea en nouveau centre, à partir duquel les peuples indigenes étaient exploités, leurs terres appropriées, leur culture et leur langue progressivement éliminées. C'est pourquoi, si les populations métisses sont des sujets subalternes, les populations indigenes, elles, ont constitué jusqu'à tres tard dans la modernité des sujets coloniaux. Les mouvements indigenes qui émergent dans les années 1980 et 1990 s'attaqueront précisément à cette fausse idée de citoyenneté nationale accaparée par les élites métisses. Les femmes indigenes, tres minoritairement représentées dans l'histoire du fémi­nisme, élaboreront de leur côté une réflexion nouvelle sur le sexisme, en y intégrant la critique du racisme colonial et de l'ethnocentrisme du féminisme métis.

Genre, race et colonialité en Amérique !atine et aux Carafbeõ

Les fortes divergences accompagnant l'évolution du féminisme doivent ainsi se comprendre sous l'angle de l'imbrication de rapports internes de colonialité 5 et de rapports géopolitiques de dépendance, plaçant les actrices des mouvements féministes, populaires et indi­genes dans des positions contradictoires. Ces contradictions expliquent notamment la faible articulati.on du féminisme avec l'antiracisme, et le rapport distant, voire conflictuel, des femmes indigenes au féminisme.

Mouvements indigenes face aux rapports coloniaux genrés

Au cours des années 1990, le nouvel acteur politique indigene latino-américain acquiert une forte visibilité. L'intérêt de ce mouve­ment est qu'il s'attaque justement à ce double rapport de domination impérialiste et de coloniallsme interne. D'un côt~, il transforme la rela­tion des peuples et communautés indigenes à l'Etat et met en crise les identités nationales fondées sur l'idéologie du. métissage. De l'autre, il constitue un moteur essentiel de résistances aux politiques de la mon­dialisation néolibérale, en particulier face à leur impact destructeur sur les terres, les ressources naturelles et les savoirs indigenes. J e décrirai dane l'affirmation progressive de ce nouveau sujet politique et donne­rai quelques éléments de són discours. Puis, je mettrai l'accent sur les conflits de genre qui le traversent et les contradictions entremêlées de rapports coloniaux et racistes genrés, rendant difficile l'élaboration d'un féminisme indigene. Enfin, je donnerai quelques pistes sur les positions de ce féminisme rural ou indigene en gestation, en me cen­trant sur son rapport au féminisme métis.

Un nouvel acteur politique contre le racisme colonial et le néolibéralisme

La catégorisation des mouvements indigenes en tant que « nouveau · mouvement » est à la fois juste et problématique, car si ce « nouvel acteur» impose son autonomie politique et sa reconnaissance institu­tionnelle à la fin des années 1980, c'est en continuité avec cinq cents

5. La notion de" colonialité », amenée notamment parle sociologue péruvíen Aníbal Quijano [2000, 2007], désigne pour la région latino-amérícaine et iies Cara'ibes un ensemble de dominations, matérielles et symboliques, découlant de la colonisation, qui ont catégorísé les peuples et les cultures originaires de cette région en termes de race et de dijférence coloniale, et placé les nations latino-américaines dans une position structurelle de dépendance géopolitique.

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ans de luttes et de résistances. Les diverses luttes et revendications indigenes qui se généralisent et se coordonnent sur le continent le font précisément autour de la remémoration historique des résistances à la colonisation et des soulevements contre les systemes coloniaux. Au-delà des références aux soulevements indigenes, ce passé-présent de rebellions se constitue en grande partie de formes de résistances « voilées » [De Vos, 1997] ayant assuré la reproduction de la vie et de la culture indigenes. Autrement dit, les populations indigenes, loin d'être des réminiscences du passé préhispanique, sont le produit de l'action de peuples qui ont su s'adapter aux changements pour sur­vivre. C'est clone à partir de ces actions de résistance sur la « longue durée » [Echeverría Andrade, 2002, p. 105], et de la présence diffuse du passé dans les gestes, les pensées, les paroles, les savoirs indigenes - qui met au défi les tentatives d'effacer la mémoire -, que les mouve­ments deviennent aujourd'hui publics.

La force du discours politique indigene va également dans le sens d'une réinvention de la citoyenneté concevant la justice sociale et la reconnaissance culturelle de façon non dichotomique. Les rythmes, les stratégies et les contenus politiques des mouvements indigenes latino­américains sont évidemment tres divers. Tous, par exemple, n'utilisent pas la notion d'« indigenes », mais plutôt les termes de « peuples origi­naires »ou de« nations (quechua, aymara, etc.)». Les diverses manieres de se définir comme sujets et de s'opposer aux catégorisations racistes imposées par l'État colonial, puis par l'État:::.nation, dépendent des modalités historiques du rapport entre les communautés indigenes et les instances de pouvoir. Au Mexique, par exemple, qui s'est constitué à partirdes années 1940 comme le centre de la politique indigéniste 6

continentale, l'émergence du sujet indigene comme acteur politique est le fruit d'une réappropriation des discours et pratiques institutionnelles paternalistes à l'égard des communautés et des organisations indi­genes. Les revendications indigenes s'élaborent ainsi dans le cadre de la défense de la souveraineté et de la citoyenneté nationales, voire de la « mexicanité » [Guttiérrez González, 2001, p. 522]. Au contraire, au

6. n s'agit de la po/itique o.fficielle d'acculturation des populations indigenes, d'abord de type assimilationniste, puis qui prend la forme d'un discours ethni­ciste et cultura/is te. Celui-ci s 'institutionnalise principalement pendant le gouvernement progressiste de Lázaro Cárdenas durant les années 1930, au . travers de la création du Département des affaires indigenes, de l'École natio­nale d'histoire et d'anthropologie et de la réalisation du premier Congres indigéniste interaméricain en 1940 a Pátzcuaro (Michoacán, Mexique), puis au travers de la constitution de l 'Institut national indigene (INI) dans les années 1950.

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Genre, race et colonialité en Amérique Latine et aux Cara!be6

Guatemala, certains mouvements indigenes considerent l'État-nation comme un État colonialiste et génocide, ayant non seulement imposé la nation ladina (métisse) au détriment de la nation maya, mais entre­tenu une haine raciale à l'égard de cette demiere [Bastos et Camus, 1993 ; Brett, 2004]. La revalorisation de l'identité maya s'apparente ainsi à un processus de décolonisation de l'État colonial raciste. Comme au Guatemala, les mouvement indigenes en Équateur rejettent toute identification avec la nation équatorienne, la considérant comme un simple appareil étatique « surdéterminé par son statut colonial» [Moreano, 1993, p. 135]. Cependant, leur revendication ne vise pas la constitution d'un État-nation séparé mais d'un État multinationnal. De plus, les organisations et les partis indigenes de ce pays se distinguent par l'avancée de leur intégration politique, juridique et électorale [Escárzaga et Guttiérrez, 2005].

Les situations des mouvements, et en particulier leur rapport à l'État et à l'identité nationale, sont dane complexes et multiples. Néanmoins, les mouvements indigenes comportent des traits communs : 1) ils éla­borent une critique antiraciste et anticoloniale de l'État-nation et de la citoyenneté dans le cadre d'une vision non séparatiste; 2) ils résistent à l' offensive néolibérale, et en particulier à ses effets destructeurs sur les terres et les cultures indigenes, offensive qui représente une forme de « recolonisation » des collectivités indigenes; 3) ils revendiquent

-l'auto-détermination de leur(s) peuple(s), culture(s) ou nation(s), à savoir la reconnaissance légale de l'autonomie territoriale, culturelle et poli­tique, ainsi que, dans ce cadre, leurs droits collectifs et leur condition de peuples autochtones (et non de minorités) [Gómez Nuiiez, 1999; Stavenhagen, 2005] 7

; 4) enfin, la plupart des mouvements indigenes acquierent leur souveraineté politique (par rapport à l'État, aux partis et aux organisations agraires) au cours des années 1980, période durant laquelle certains développent également une action institutionnelle internationale sous l'égide de l'ONU 8 . Leur force politique s'épanouit ensuite dans le cadre de la campagne intemationale « Cinq cents ans de résistance indigene, no ire et populaire », lancée contre les célébrations

7. Cette revendication s 'appuie fondamentalement sur la convention 169 de l'Organisation internationale du travai/ (OIT), qui garantit {depuis 1989) le droit des peuples autochtones a l'autonomie politique, culturelle et territoriale . 8. Dês 1982, notamment dans le cadre du groupe de travai/ permanent de l 'ONU sur les populations indigenes, qui s'est penché sur la proposition d'une Déclaration universelle des droits des peuples indigenes - proposition enjin adoptée en 2007.

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officielles de la Rencontre des deux mondes organisées par les États latino-américains et des Carai:bes en 1992.

En définitive, la reconnaissance institutionnelle d'une souveraineté territoriale indigene en Amérique latine s'inscrit à mon sens plus large­ment dans les processus historiques de décolonisation. Les mouvements indigenes en Amérique latine, comme d'autres .mouvements qui réac­tualisent aujourd'hui les enjeux des luttes de décolonisation, font réémerger un « imaginaire de l'émancipation coloniale » [Lorcerie 2007

9 . ' , p. 334] . Dans cet appel, la reconstruction des contours de la citoyenneté passe par la mise en demeure de 1'« Indigene » objectivé et l'affirmation d'un nouveau sujet politique indigene en tant que peuple ou nation.

Nation, race, genre et mouvement indigene

L'affirmation des peuples indigenes comme entités politiques et de droit se fait - comme celle de tout autre peuple ou nation - sur la base d'une conception genrée de l'identité du groupe. Comme l'ont ruis en évidence des analyses féministes dans d'autres contextes historiques de décolonisation [Alexander, 1997; Williams, 1998; Mohanty, 2003], les nouvelles nations ont parfois reproduit, voire renforcé, des normes et des pratiques sexistes et homophobes. Ne perdons pas de vue cepen­dant que ce fait répondait aussi à des normes et des pratiques coloniales et racistes ayant instrumentalisé le genre et l'hétérosexualité obli­gatoire pour imposer leur légitimité 10• Mise en évidence dans des contextes tres divers, l'instrumentalisation'.du genre apparaí't comme un élém.ent structurel de la construction des rapports racistes et colo­niaux. Toute réflexion sur le genre et la sexualité des peuples racisés et/ou colonisés devrait ainsi s'articuler avec l'analyse des discours racistes qui ont construit les modeles de famille et de sexualité comme déviants chez ces peuples [Williams, 1998]. Cette stigmatisation explique en partie le fait que les discours antiracistes et anticoloniaux actuels se fondent sur une surenchere des normes dominantes de genre et de sexualité.

Cette analyse s'applique aux mouvements indigenes en Amérique latine. Comme pour les populations afrodescendantes (en Amérique

9. Françoise Lorcerie se réfêre ici à l'Appel des indigenes de la République en France lancé en 2005. 1 O. Voir à propos du racisme colonial français et de l 'instrumentalisation du genre: « Sexisme et racisme: le cas français », Nouvelles Questions fémí­nistes, 25 (1), 2006.

Genre, race et colonialité en Amérique !atine et aux Cararbeõ

latine, aux Caraibes et aux États-Unis), la norme hétérosexuelle a fonc­tionné historiquement comme un instrument de la stigmatisation raciste des populations indigenes. Par exemple, les rapports de servitude agraire et la hiérarchie sociale-raciale dans les haciendas coloniales compor­tait une catégorisation en termes de sexualité : les péons indigenes étaient associés au féminin et à l 'impuissance sexuelle, les patrons créoles (puis métis) à la force virile, tandis que les contremaí:tres (fils « naturels » des patrons) utilisaient la violence sexuelle pour grimper les échelons de ce systeme d'exploitation et de pouvoir [Toledo Tello, 2004]. L'idéologie du métissage a également abondamment instrumen­talisé le genre et la sexualité (et le corps des femmes) : «la métisse » au Mexique et «la mulâtre » au Brésil incarnent le symbole national de la race indigene ou noire « blanchie », de la beauté « basanée », exotique et folklorique, et c'est à travers l'objectivation de leur corps et la violence sexuelle à leur égard que « naí:t » la nation latino-américaine [Ruíz, 2001 ; Larkin Nascimente, 2003]. Cette analyse historique nous permet de comprendre dans l'actualité certaines contradictions entre race et genre dans le mouvement indigene et notamment d'analyser les « résis­tances » des hommes (et des femmes ... ) indigenes au féminisme comme la conséquence de leur vécu au c<:Eur de rapports de genre racisés et de rapports de race genrés. Et cela d'autant plus que l'instrumentali­sation du genre se reproduit dans l'actualité du discours raciste anti­indigenes, notamment pour stigmatiser leurs « us et coutumes » comme le lieu d'une violence domestique et sexuelle plus grave et plus fré­quente que dans la société métisse 11

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«11 y a une généralisation terrible: si quelqu'un voit qu'un homme bat sa femme, il en déduit de maniere trop simple que les us et cou­tumes violent les droits des femmes. Je crois que c'est une vision tres discriminatoire de dire que tous les us et coutumes violent les droits humains. 11 y en a certainement qui les violent, tout comme il y a des lois qui violent des droits humains » [Francisco López, dans Ramos Gil, 2002, p. 67].

11. Un argument qui, au Mexi que, a contribué à justifier publiquement le rejet du projet de loi sur l'autonomie régionale des peuples indigenes. Ce projet de loi, présenté au Parlement au printemps 2001, apres une large mobilisation sociale animée par l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le Congres national indigêne (CNI), s'est traduit parle vote d'.une «foi indigene » que les organisations ont considérée comme une trahison, car elle ne reconnait les peuples indigenes ni comme entités politiques, ni dans leur droit au territoire, ce qui constitue une régression par rapport aux conventions internationales signées par le Mexique sur les droits des peuples autochtones.

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Dans le cadre de la construction des résistances indigenes, le patriar­cat racisé se manifeste notamment par la surenchere d'un modele de sexe/genre normatif, en particulier par la violence verbale sexiste et la violence domestique contre les femmes indigenes qui s'auto­organisent ou se rapprochent des groupes féministes métis. Si l'on prend !'exemple du Congres national indigene (CNI) au Mexique, l'un des principaux espaces organisationnels de ce mouvement dans ce pays, la revendication de genre s'y construit comme un « champ de dispute» [Ramos Gil, 2002, p. 84]. Cette dispute se déroule autour d'un double axe de contradictions: 1) la reconnaissance du sexisme comme un élément interne aux communautés et aux organisations indigenes, ou, au contraire, son rejet comme un aspect externe (occidental, métis, non indigene) ; 2) l'acceptation de l'autonomie des espaces organisa­tionnels des femmes indigenes ou, à l'inverse, le primat de la mixité politique. Lorsque les femmes indigenes défendent leurs droits et leurs espaces en termes de genre, elles se heurtent souvent à des résistances qui les placent dans une situation impossible, car leur lutte féministe et le sexisme sont associés au monde métis, alors que les organisations indigenes définissent leur culture sur un principe de complémentarité, d'unité et d'équité entre femmes et hommes. Une partie des femmes indigenes, plutôt que de mettre en valeur cet idéal de cosmovision indi­gene, cherchent à le « fairé devenir réalité » [López Mejía, 2005, p. 30]. Elles voient en effet dans la pratique toute upe série de limites à la réalisation de ce principe, comme la non-participation des femmes aux postes à responsabilité dans les organisations, la non-intégration des revendications de genre aux plateformes politiques, la reproduction de la division sexuelle du travail et la non-reconnaissance du probleme de la violence domestique [Rivera Zea, 2005; Tibán, 2005]. Certaines vont plus loin et affirment que le principe de complémentarité est une « image idéalisée des relations familiales » [Painemal Morales, 2005, p. 78], voire que « l'absence des femmes dans les postes de décision est justifiée par l'allusion aux formes culturelles du peuple indigene, qui ne sert qu'à occulter le machisme et les privileges auxquels les hommes ne veulent pas renoncer » [Rivera Zea, 2005, p. 45]. Cette situation a conduit une partie des femmes indigenes à créer leurs propres espaces et organisations au niveau national et international, notamment dans le cadre des rencontres et réseaux continentaux de femmes indigenes 12.

J 2. En particulier Enlace Continental, la structure permanente du lien entre les organisations de femmes indigenes du continent, qui a organisé quatre rencontres intemationales depuis son existence en 1993 (à Quito en 1995, à Mexico en 1997, à Panamá en 2000, à Lima en 2004).

Genre, race et colonialité en Amérique Latine et aux Carafbe&

Féminismes indigenes?

Si les femmes indigenes ont fait entendre leur voix au sein des mou­vements indigenes, toutes ne partagent pas la même vision critique des organisations et des communautés indigenes. 11 est intéressant d'observer, dans le cas du CNI cité plus haut, que la même double ligue de démarcation (le sexisme considéré comme un élément externe ou interne ; la stratégie unitaíre ou celle des espaces non mixtes) sépare les femmes indigenes entre elles. Dans leur grande majorité, elles ne se nomment pas féministes et interpretent plutôt les droits des femmes sur la base de leur culture indigene et d'un príncipe de loyauté avec les hommes de leur peuple. Leur rapport au féminisme est le plus souvent indirect, méfiant, parfois conflictuel. Ce qui n'empêche pas qu'une partie d'entre elles reconnaisse les alliances possíbles (ou exístantes) avec des féministes métisses [Sánchez Néstor, 2005b ; Tibán, 2005]. et qu'une partie plus grande encore se réapproprie des notions féministes devenues populaires (par exemple : genre, droits des femmes, égalité, équité, violence intrafamiliale, etc.), en les appliquant à leur contexte. Pour reprendre l'idée de Pilar Alberti Manzanares [1995], on peut décrire le rapport des femmes indigenes au féminisme sous la forme de deux principales visions: celle de « l'unité globale » d'une part, et celle de la « conscience de genre » de l'autre. La premiere constitue une « idéologie collectiviste » [Alberti Manzanares, 1995, p. 85] qui met Taccent sur le partage de valeurs culturelles communautaires et sur la lutte mixte entre femmes et hommes indigenes. Cette tendance consi­dere que le sexisme et le patriarcat sont le produit de la colonisation, qu'avant l'invasion espagnole les communautés organisaient leur vision du monde et leurs pratiques sociales de maniere égalitaire, et que la revendication actuelle de l'égalíté doit viser la quête de cette unité collective perdue et donc s'appliquer à partir de l'identité et de l'organisation communautaires. Souvent, cette vision s'accompagne d'une critique explicite de l'ethnocentrisme du « féminisme occidental »

- entendu comme le féminisme des femmes métisses, instruites et urbaines - parce qu'il divise les communautés en introduisant un príncipe de conflit entre femmes et hommes, parce qu'il reproduít des pratiques de domination entre femmes métísses et indígenes, ou encore parce qu'il ne prend pas en compte l'«intégralité » de la lutte des peuples índígenes (ressources, territoíres, identíté, etc.). Cette critique s'expríme de maniere particulierement virulente en Bolivie, aussi bien dans les organisatíons aymaras du Nord affirmant leur attachement au príncipe de complémentarité [Canaviri Mallcu, 2001], que dans les

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organisations paysannes-indigenes (quechuas) du Sud qui insistent sur l'unité des indigenes avec la lutte de leur peuple pour la souveraineté nationale, les ressources naturelles, et contre la.répression des cultiva­teurs de la feuille de coca [Domínguez, 2005] : «Naus ne sommes pas féministes, hommes et femmes naus luttons pour une seule cause: la terre et notre coca, défendre nous-mêmes la vie » [Zurita, 2005, p. 92].

La deuxieme tendance, minoritaire, que Pilar Alberti Manzanares [1995] définit comme celle de la« conscience de genre », s'inspire d'une conception féministe qui considere les femmes en tant que sujet social, élabore des revendications au niveau personnel, « privé » et public, arti­cule des droits individuels et collectifs et valorise la création de groupes constitués exclusivement de femmes. Bien qu'une tres petite propor­tion d'entre elles se définisse féministe, cette deuxiême tendance a néanmoins généré un ample mouvement intemational articulant la perspective de genre avec les questions de justice globale, d'auto-· détermination des peuples et de droits humains. Cette position peut se définir comme un féminisme indigêne ou rural : un féminisme «três différent du féminisme hégémonique des groupes urbains de culture occidentale métisse » [Olivera, 2005, p. 320]. En effet, même les plus radicales dans leurs critiques des organisations indigenes, le sont dans les limites de leur loyauté à leur appartenance raciale et culturelle, et le plus souvent construisent leur position politique non pas en « tant que féministes », mais sur la base d'une distance critique à l'égard des organisations féministes. Même celles qui reconnaissent ouvertement s'inspirer du féminisme, soit le font à titre illdividuel, soit continuent malgré tout de se sentir exclues des espaces féministes métis, ou sim­plement non légitimes d'y pénétrer, mal à l'aise face à la reproduction de pratiques verticales et d'un ethnocentrisme de type patemaliste [Sánchez Néstor, 2005b]. Comme le souligne Lourdes Tibán [2005] à propos du contexte équatorien, cette dynamique ne vient pas uni­quement des femmes métisses, mais également des femmes indigênes ayant intériorisé cette relation verticale et dont la participation tend à demeurer dépendante de l'impulsion des femmes métisses. Un fémi­nisme indigene est ainsi peut-être en gestation [Hernández Castillo, 2000], mais les femmes indigênes le construisent en inventant un vocabulaire nouveau : la « double discrimination » dans la dynamique sociopolitique indigene mapuche et dans le contexte national péruvien [Painemal Morales, 2005], la « triple exploitation » de classe, de race, de genre chez les indigenes zapatistes [Gutiérrez González, 2001], le « double regard » [Sánchez Néstor, 2005a] des intellectuelles indigenes

Genre, race et colonialité en Amérique latine et aux Caraíbe&

latino-américaines sur les luttes antiraciste et antisexiste. Ces positions mettent en avant le caractere indépendant et articulé de leur mouve­ment, une lutte qui les implique simultanément en tant que femmes et en tant que peuple :

« L'idée-moteur des organisations de femmes [indigenes] est celle de récupérer l'auto-estime, ainsi qu'une voix dans la prise de décision au sein des organisations mixtes, en accord avec nos príncipes de dualité et de complémentarité. Dans la mesure ou les femmes mapuche participeront davantage à la vie sociale et politique de nos peuples, naus pourrons faire valoir nos droits en tant que femmes et pourrons réaliser un exercice démocratique comme peuple mapu­che » [Painemal Morales, 2005, p. 83].

Conclusion: la diversité des féminismes

Le féminisme indigene latino-américain s'inscrit à mon sens dans d 'autres courants féministes dissidents : féminismes du « Tiers Monde», Black Feminisms, féminismes postcoloniaux, féminismes musulmans et bien d'autres discours de femmes issues de la colonisation, de l'escla­vage et des migrations forcées. Leurs critiques contribuent à faire éclater aussi bien l'universel des « femmes » que le particularisme de l'«Autre » (l'indigene) et reconstruisent un féminisme décolonisé à partir des croisements entre plusieurs oppressions. Dans le contexte latino­américain, les femmes indigenes luttent non seulement contre la « guerre de la faim » du monde globalisé [Domingo, 2005], mais éga­lement contre les rapports racistes à l'intérieur de la nation. C'est pourquoi elles remettent en question la citoyenneté fondée sur l'idéo­logie du métissage ou de la démocratie raciale, masquant le racisme anti-indigenes et l'ethnocentrisme métis qui les ont objectivées. Dans le même sens, elles mettent en cause l'absence de réflexion antiraciste articulée avec la pensée féministe et la faible présence des indigenes dans le féminisme de la deuxieme vague. Par ailleurs, comme je l'ai montré dans la premiere partie, les réactions des courants féministes autonomes à la « popularisation » du mouvement féministe ne peuvent se comprendre uniquement comme une résistance élitiste à la« diversi­fication » du mouvement, elles expriment aussi la position de sujets (femmes) subalternes qui s'opposent au contrôle de leur mouvement par les institutions internationales et par les organisations et partis de gauche. Enfin, la dispute autour du genre dans les mouvements

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indigenes, si elle exprime une identité racisée, n'en est pas moins patriarcale et génératrice de pratiques de violence à l'égard des femmes. Bref, chacune de ces positions a son origine dans I'intersection de rapports de geme, de race et de colonialité (tels qu'ils sont coconstruits dans cette région). Cette analyse voudrait montrer qu'aucune explica­tion essentialiste - « les indigenes sont sexistes/les féministes métisses sont racistes » - ne peut aider à la compréhension de ces conflits, mais qu'au contraire elle les renforce. À l'inverse, une conception dynamique en termes d'antagonismes croisés peut contribuer à la coordination des luttes féministes, antiracistes et anticapitalistes.