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Matérialiser une archéologie du numérique dans une interface web Contributions du cinéma et de l’architecture de l’information Loup Cellard, École normale supérieure de Lyon, 2013-2015. Mémoire présenté en vue de l’obtention du Master Architecture de l’information, sous la direction d’Everardo Reyes-Garcia, maître de conférences en information-communication à l’Université Paris 13. 1

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Matérialiser une archéologie du numérique dans une interface web

Contributions du cinéma et de l’architecture de l’information

Loup Cellard, École normale supérieure de Lyon, 2013-2015.

Mémoire présenté en vue de l’obtention du Master Architecture de l’information, sous la direction d’Everardo Reyes-Garcia, maître de conférences en

information-communication à l’Université Paris 13.

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Résumé Le présent mémoire vise à étudier et proposer des moyens graphiques et numériques pour matérialiser une archéologie du numérique dans une interface web. La démarche de l’archéologie du numérique consiste à enquêter sur ce qui a précédé et généré la création des techniques et de la culture numérique. Le but du mémoire est de concevoir des outils d’analyses et de matérialisations pour le chercheur en humanités et humanités numériques. Grâce aux techniques et méthodes du cinéma et du design d’information scientifique, il s’agit de trouver des moyens inédits pour représenter des généalogies médiatiques, depuis la modernité jusqu’au numérique contemporain. Comment sortir de la fixité du codex pour utiliser pleinement les potentialités des interfaces web dans les récits historiques ? Pour répondre à cet enjeu, une démarche de conception centrée-utilisateur a été engagée afin de comprendre les motivations, les freins et les attentes du public de l’archéologie des médias (le champ de recherche qui étudie les rapports entre les médias pré-numériques et les médias contemporains). Trois outils d’analyses alternatifs à la matérialisation classique de l’archéologie des médias - le texte savant - ont été conçus : la trajectoire (une suite de vignettes projetant une généalogie), le panorama (une collection de généalogies) et la création d’une table de montage dans une interface web (création de généalogies grâce au montage audiovisuel). Grâce aux méthodes du design d’expérience utilisateur (UX design) et de l’architecture de l’information, une plateforme présentant ces formes a été prototypée, elle comprend également des espaces de découverte des ressources, de contextualisation et de narration. La série de films Histoire(s) du Cinéma de Jean-Luc Godard (1988-1998) a été choisie comme corpus et point d’ancrage de l’investigation dans l’archéologie des médias et du numérique. Mots Clés : archéologie du savoir, archéologie des médias, archéologie du numérique, architecture de l’information, design d’information, design d’interaction, UX design, Jean-Luc Godard, Histoire(s) du Cinéma.

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Remerciements Je remercie chaleureusement Everardo Reyes-Garcia pour m'avoir guidé tout au long de ce mémoire, ainsi que Laëtitia Pot, Robin de Mourat et Anthony Masure pour leurs retours d’expériences et leurs précieux conseils. Mes remerciements s’adressent également à l’équipe pédagogique du master Architecture de l’Information pour son encadrement et son suivi. Conseils pour la lecture de ce mémoire Pour un aperçu général du mémoire, il est conseillé de consulter les annexes 1 et 2 (page 52, 53) qui retracent l’ensemble du projet : les enjeux de recherche, les axes de travail développés, la méthodologie de conception et les recherches liées à l’architecture de l’information. Certains passages du mémoire sont en gras, ce qui indique qu’ils sont importants pour la bonne compréhension du sujet. Ce changement de style permet au lecteur d’avoir une lecture transversale du document. Le prototype de plateforme qui accompagne ce mémoire est visible à l’adresse suivante : http://www.loupcellard.com/memoire/plateforme/home.html Le prototype de table de montage est visible à l’adresse suivante : http://www.loupcellard.com/memoire/proto/synesthesie.html Il est conseillé de visionner ces prototypes sur le navigateur Google Chrome du fait d’une meilleure compatibilité entre le logiciel Axure utilisé pour créer la plateforme, la librairie Popcorn.js utlisée pour la conception du prototype et le navigateur Chrome. Il est joint à ce mémoire un dossier Matériaux Complémentaires, contenant le questionnaire des entretiens avec les utilisateurs, le cahier de design pattern réalisé pendant la conception et la proposition de thèse sur l’archéologie de la transparence développée d’après les résultats du mémoire.

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TABLE DES MATIÈRES

I) Introduction A) Problématique de recherche B) Enjeux de recherche

II) Contextualisation et mise au point A) Pourquoi matérialiser une archéologie du numérique dans une plateforme web ? B) Quels défis scientifiques pour cette entreprise ?

III) État de l’art A) Projets d’archéologie des médias et humanités numériques B) Les Histoire(s) du Cinéma : une archéologie du cinéma

IV) Méthodologie de recherche : l’archéologie du savoir et des médias A) Rassembler des éléments dispersés dans la longue histoire des médias B) Matérialiser des généalogies C) Créer l’architecture d’une archéologie et scénariser les relations entre généalogies

V) Construction d’une plateforme d’analyse et de médiation A) Étude B) Conception : contribution du vocabulaire et des techniques du cinéma à l’architecture de l’information d’une plateforme d’archéologie du numérique

1) Transfert des procédures et de la méthodologie de travail du cinéma 2) Utilisation du vocabulaire et des métaphores cinématographiques 3) Utilisation des techniques du montage pour la comparaison de médias

C) Prototypage de l’ensemble de la plateforme 1) Wireframes et tests utilisateurs 2) Graphisme et isomorphisme de l’interface 

D) Développement de la table de montage. 1) Objectif scientifique de la table de montage 2) Les trois utilisations de la table de montage

VI) Résultats, retours réflexifs et futurs développements A) Principaux résultats du mémoire B) Place et rôle de l’architecture de l’information dans la production des recherches de l’archéologie des médias et des humanités numériques C) Limites du mémoire et pistes d’améliorations

Bibliographie Annexe 1 - Enjeux de recherches>Axes de travail>Formalisations Annexe 2 - Méthodologie de conception Annexe 3 - Schéma fonctionnel de la plateforme

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I) Introduction

A) Problématique de recherche : De quelle manière les méthodes et techniques de l'architecture de l'information peuvent-elles aider à retracer des généalogies intellectuelles, artistiques et techniques depuis les œuvres de la modernité, les Histoire(s) du Cinéma, jusqu’au numérique ?  

B) Enjeux de recherche : ● rendre visible, partageable et manipulable une archéologie du numérique en

utilisant le design d’information, l’architecture de l’information, l’UX design ainsi que les méthodes et techniques du cinéma.

● développer une méthodologie au croisement de l’art et du design, des sciences et des technologies pour expérimenter un travail d’archéologie du numérique.

● explorer des analogies entre les arts et médias pré-numériques, les Histoire(s) du cinéma et le numérique contemporain.

II) Contextualisation et mise au point En analysant précisément les généalogies historiques qui constituent le numérique, il est possible de se rendre compte des ruptures comme des choix stratégiques effectués par les auteurs, artistes ou ingénieurs qui ont contribué à bâtir notre quotidien numérique. Ainsi, ce projet d’archéologie du numérique doit s’entendre comme une histoire du présent (de quoi le numérique est-il fait ?) et une tentative de trouver de nouvelles pistes de travail pour la création numérique contemporaine (y-a-t-il d’autres manières de concevoir et d’innover?). Par un retour sur le passé, il s’agit d’éclairer le présent, et dans ce retour entre la vision de l’actuel dans un événement ancien et la vision de l’archaïque dans le présent, de nouvelles pistes de travail inaperçues pour la conception numérique vont émerger. De par leurs caractéristiques, des concepts, des œuvres ou des médias oubliés, peuvent être de nouveaux guides pour la création.

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L'archéologie des médias est le coeur de mon entreprise : rendre visible les interrelations entre les médias pré-numériques et contemporains en utilisant les méthodes du design d’information et de l'architecture de l'information. L'archéologie des médias devrait nous permettre par interstices d’arriver à une archéologie du numérique, c’est-à-dire retracer comment le numérique a évolué et modifié la culture et comment les médias pré-numériques ont préparé le numérique. Comme nous le verrons dans l’explication de la méthodologie, cette archéologie va dresser un ensemble de cartographies thématiques - que nous appellerons aussi généalogies - sur différents aspects du numérique qui traversent l’histoire esthétique et intellectuelle du XXe siècle. L’originalité du projet réside dans le choix de réaliser une archéologie croisée du numérique à partir de l’histoire de l’art et du design, des sciences et des techniques. Les exemples qui composent cette archéologie peuvent être tant des œuvres d’art que des technologies numériques, des concepts philosophiques comme des fragments de médias. L’autre originalité s’illustre par le choix du mode de traitement et de diffusion de la recherche : création d’une plateforme web pour l’analyse et la présentation de projet d’archéologie des médias, inscrivant ainsi le projet dans le champ des humanités numériques (l’utilisation des technologies numériques dans les arts, lettres ou sciences humaines et sociales). La construction d’une telle plateforme est complexe car, pour être utile à un chercheur et pour être appréhendable par un usager, elle doit être conçue avec un ensemble de compétences hétérogènes que l’architecture de l’information est capable de rassembler et de faire coïncider : sciences de l’information et documentation numérique, design d’expérience utilisateur (Ux design), design d’information scientifique et design graphique, protocoles, standards et langages de programmation pour le web. Très peu d’analyses relevant de l’archéologie des médias utilisent les technologies numériques pour représenter des généalogies. Toutes restent fixées sur les canons de l’analyse savante textuelle. Les technologies numériques me permettraient de projeter et donc de rendre visible des analogies et dissonances médiatiques qui restent bien souvent à l’état de description dans un texte. Ces descriptions de médias sont difficilement appréhendables sans qu’une image ou un son nous fassent voir ou entendre ce qui fait la spécificité de ce média par rapport à un autre. L’écrit n’est pas suffisant pour mener à bien complètement le travail de comparaisons des médias par le chercheur. À l’inverse, le cinéma a développé des techniques de montage très efficaces pour la comparaison. Ainsi, ce projet de mémoire tentera alors d’élaborer des formes de matérialisations numériques de généalogies basées sur le montage pour réaliser une archéologie des médias et du numérique.

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A) Pourquoi matérialiser une archéologie du numérique dans une plateforme web ?

Une critique est souvent adressée à l'encontre du champ émergeant des humanités numériques : celle d’utiliser les technologies numériques sans recul et sans discours critique. Pour Alan Liu, professeur d’anglais à l’Université de Californie de Santa Barbara (UCSB) et militant pour une entente entre humanistes et concepteurs numériques, ce débat distingue les humanités numériques des autres champs de la critique des médias :   “Especially by contrast with “new media studies,” whose provocateur artists, net critics, tactical media theorists, hacktivists, and so on, blend post-1960s media theory, poststructuralist theory, and political critique into “net critique” and other kinds of digital cultural criticism, the digital humanities are noticeably missing in action on the cultural-critical scene.”(Liu, 2012). Pour Liu, le grand challenge auquel sont confrontées les humanités numériques est précisément celui-ci : retrouver un discours critique afin d’être pleinement reconnu dans les humanités. Ainsi, on peut espérer que le mot de “numérique” dans “humanités numériques“ disparaitra lorsque l’ensemble de la communauté de la recherche aura compris et intégré l’intérêt des méthodes et outils numériques. Comme Alan Liu le préconise, grâce à l’architecture de l’information, j’entends faire un pont entre deux champs de recherches qui bien souvent ne se rencontrent pas, l’archéologie des médias et du numérique et les humanités numériques : “My recommendation for the digital humanities is two-fold: First, while continuing to concentrate on research and development in its core areas (e.g., text encoding, text analysis, pattern discovery, the creation of digital archives and resources), digital humanists should enter into fuller dialogue with the adjacent fields of new media studies and media archaeology so as to extend reflection on core instrumental technologies in cultural and historical directions.”(Liu, 2012) Ce débat entre vision critique et nouvelles méthodes numériques, s’inscrit dans un débat plus large, d’une crise de confiance dans les humanités qui peinent de plus en plus à faire entendre leurs voix. Par la création de plateformes web et l’utilisation des méthodes numériques, les humanités pourraient alors renouer avec leurs publics de savants comme de béotiens :   “As digital humanists simultaneously evolve institutional identities for themselves tied to the mainstream humanities and explore new technologies, they become ideally

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positioned to create, adapt, and disseminate new methods for communicating between the humanities and the public.” (Liu, 2012)

 Mon mémoire tente de matérialiser à l’intérieur d’une interface, ce que peut être le travail d’un chercheur en archéologie des médias. Matérialiser signifie donner une réalité sensible à des processus de travail souvent invisibles ou absents des formats de publications scientifiques. Les processus à matérialiser sont la comparaison, la mise en rapport, le montage et la création de filiations entre des formes ou des auteurs. La plateforme aura donc à la fois valeur de présentation des résultats de recherche et de prototype pour la création de nouveaux outils d’analyse. Ainsi, mes thèses seront communiquées par la forme même des interfaces et pas seulement par un texte. Le travail de conception de prototypes a alors la même valeur que le développement d’une pensée critique : “Certain prototypes are understood to do rhetorically what a theoretical discourse does by presenting a thesis [...] Digital artifacts like tools could then be considered as “telescopes for the mind” that show us something in a new light.” (Ramsay & Rockwell, 2012)

B) Quels défis scientifiques pour cette entreprise ? Michel Foucault a défini le discours comme étant “constitué par un ensemble de séquences de signes, en tant qu’elles sont des énoncés, c’est-à-dire en tant qu’on peut leur assigner des modalités d’existence particulière.” (Foucault, 1969). Même si la définition de Foucault du discours inclus tous types de signes, sa méthode archéologique a été conçue spécifiquement pour l’analyse des discours oraux et écrits. Mon projet est d’adapter l’archéologie du savoir (voir présentation détaillée de cette méthode dans la partie méthodologie) pour des éléments qui ne sont pas forcément des discours textuels (contrairement à ce que faisait Foucault). Transformer la méthode de l’archéologie pour des éléments visuels et technologiques doit donc passer par certains agencements conceptuels, des abandons de méthodes et des reformulations. Foucault donne une esquisse de ce travail à la fin de l’Archéologie du Savoir. Pour lui, il s’agirait de se demander “si l’espace, la distance, la profondeur, la couleur, la lumière, les proportions, les volumes, les contours n’ont pas été, à l’époque envisagée, nommés, énoncés, conceptualisés dans une pratique discursive…” (Foucault, 1969). Cette transposition suppose aussi qu’une réflexion approfondie ait été faite sur les modalités de médiation de chaque média, technique, science ou art et comment chacun de ces éléments communique son propre discours. De par son envergure, cette réflexion n’a pas été engagée dans ce présent mémoire mais elle pourra se faire à la

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lueur des résultats de l’Enquête sur les modes d'existence de Bruno Latour (à paraître en 2016). Pour Bruno Latour, les domaines du social et de la médiation appartiennent autant aux êtres vivants qu’aux êtres non-vivants comme les images ou les techniques. En annexe n°1 (page 52) est consultable un schéma représentant l’interconnection entre les enjeux de recherches, les axes de travaux qui les suivent et la recherche de formes de matérialisations/solution ergonomique dans ce projet. Parmi les différents enjeux de recherches possibles, j’ai décidé dans ce mémoire d’en priviliégier deux : la création d’interfaces d’exploration de données comme outil pour la recherche en humanités numériques, et la question de la matérialisation des résultats de recherches (visualisation scientifique et architecture de l’information d’une plateforme).

III) État de l’art

A) Projets d’archéologie des médias et humanités numériques. Plusieurs laboratoires dans le monde développent des projets qui nous intéressent tant sur les méthodes innovantes développées que sur les thématiques abordées. On peut citer le Literary Lab à Stanford (Californie, USA) qui développe des méthodes quantitatives et computationnelles pour l’analyse du roman, l’évolution de l’énonciation des genres ou du style à travers les âges. Franco Moretti, qui dirige ce laboratoire, est connu pour avoir renouvelé les méthodes d’analyses avec la création de la notion de distant reading (développé dans son livre éponyme publié chez Verso Books en 2013). Le distant reading est l’analyse qualitative d’un corpus à distance grâce à l’exploration dans des visualisations de données. Moretti parle également de la “forme en tant que force” des écrits littéraires, les visualisations permettant de rendre la forme d’un écrit visible et d’en dessiner sa force : la singularité qui va permettre sa dissémination. Cette expression pourra être réévaluée dans nos recherches sur des formes de visualisation pour l’archéologie des médias et du numérique. Moretti a développé cette idée de ”forme en tant que force” dans son livre Graphs, Maps, Trees: Abstract Models for Literary History (Verso Books, 2007). Dirigé par Lev Manovich, le laboratoire Software Studies Initiative à CUNY (City University of New York) a conçu de nombreuses méthodes computationnelles pour l’analyse culturelle que l’on appelle Cultural analytics, Computational Art History ou encore les Software Studies centrées sur l’étude des images produites sur des applications, plateformes ou réseaux sociaux. Lev Manovich et ses collaborateurs ont

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créé de nombreuses formes de visualisation de données pour l’analyse des patterns, genres et styles visuels qui nous intéresseront lors de notre recherche. Dans le champ des sciences sociales, le laboratoire Digital Methods Initiative dirigé par Richard Rogers à l’Université d'Amsterdam développe de nombreux outils pour la cartographie du web et l’analyse des réseaux sociaux. Les travaux de ce laboratoire sont pertinents pour l’archéologie du numérique car ils développent des méthodes pour capturer l’essence et analyser des objets natifs du numérique comme les hyperliens, sites web, tags, ou les résultats de moteurs de recherche. Une inspiration pour mon mémoire est le projet EAT Datascape produit en 2012 par le Médialab de Sciences-Po Paris. Il s’agit d’une exploration sur le mouvement artistique Experiments in Art and Technology basé sur l’interdisciplinarité entre artistes, chercheurs et ingénieurs. Le concept de “datascape” ou littéralement “paysage de données” se traduit par la possibilité de naviguer à travers une multitude de données : photographies d’œuvres, cartes géographiques des collaborations, timelines de descriptions des collaborations et expositions, graphe analysant le réseau des collaborations. Ainsi chaque type de données donne un aspect du sujet et répond aux attentes de différents internautes.   

Figure 2 : page d’accueil du projet EAT Datascape, Sciences-Po Médialab, 2012.

Pour les deux principaux concepteurs d’EAT Datascape, Christophe Leclercq (historien de l’art) et Paul Girard (ingénieur), à partir d’une première exploration dans les archives d’EAT, le processus de travail a démarré par la création d’un modèle de données. Le modèle de données est la structure qui a permis de représenter, sauvegarder, manipuler et enrichir les archives d’EAT dans une base de données. Après plusieurs itérations entre l’historien de l’art et l’ingénieur, ils ont décidé que le modèle de données renseignerait quatre items - Actors, Activities, Phases, Places - et

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leurs relations mutuelles : Actor_Actor (relations entre deux acteurs), Actor_Place (l’appartenance d’un acteur à un lieu) et Activity_Activity (la relation entre deux activités). L’archive elle-même est renseignée par deux items : l’item Source qui décrit l’archive bibliographiquement, et Annotation qui permet au chercheur d’extraire de l’archive des éléments à coder dans la base. Six glossaires ont permis au chercheur de tagger l’ensemble des items. La base de données a été construite d’après ce modèle de données avec l’application web DJANGO qui permet d’éditer une base MySQL. Une fois réalisée, cette base a permis de générer des visualisations. Ensuite, un mouvement inverse permet à partir de l’exploration dans les visualisations de remonter dans la chaine de traitement pour affiner, corriger la base ou vérifier des informations sur l’archive initiale. Comme l’explique les concepteurs, au centre de ce travail est placé le chercheur :  “By being both data provider and data explorer, the researcher is situated at the center of a virtuous cycle: provide data to explore, explore to check the data. Alternatively cartographer and explorer, the researcher surveys the corpus using the datascape as a map (reference tool through the corpus), as a notebook of his exploration (writing new data discovered in the archive), and as a field (finding data patterns in the data visualizations).” (Leclercq & Girard, 2011) Ce projet est intéressant pour notre entreprise puisque les réponses aux questions de recherches sont réellement obtenues grâce à l’exploration et à la manipulation de données. En l'occurrence pour EAT Datascape, la question est de savoir de quelle nature peut-être la collaboration entre un ingénieur et un artiste. Le projet Culture Graphy du designer Kim Albrecht portant sur la culture du même au cinéma est aussi particulièrement pertinent. Il permet de cerner sous forme de visualisations de données quels films sont cités à l’intérieur d’un film majeur de l’histoire du cinéma, et quels films le citeront par la suite. Exemple avec le film Star Wars (George Lucas, 1977) ci-dessous.

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Figure 3 : visualisation des films citants Star Wars (les points rouges au dessus du point central Star Wars)

et les films que Star wars cite (en bleu sous le point Star Wars). Les axes verticaux et horizontaux sont des axes temporels (années).

Cette visualisation permet donc de visualiser des reprises et citations à travers l’histoire du cinéma. Ainsi Culture Graphy matérialise dans des représentations visuelles le concept d’image dialectique comme “constellation” issu de Walter Benjamin et repris par Godard : le mélange entre une image du passé (la référence) et une image du présent qui crée une troisième image mentale dans l’esprit du spectateur, ou comme le dit Benjamin : “ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation.” (Benjamin, 1939). Cette troisième image n’est pas visible dans les visualisations car elle reste individuelle et unique pour chacun. Ce principe d’image dialectique sera mis en œuvre par Godard par le montage de plusieurs images grâce à de la transparence visuelle. Culture Graphy comme Godard, projettent des généalogies à l’œuvre à l’intérieur du cinéma.

B) Les Histoire(s) du Cinéma : une archéologie du cinéma. Les Histoire(s) du Cinéma de Jean-Luc Godard (1988-1998) sont avant tout utilisées comme corpus et fil rouge pour les expérimentations de formalisations de généalogie. Cette série de films constitue un point d’ancrage intéressant puisque l’ambition de Jean-Luc Godard était de développer une nouvelle manière de faire du cinéma. Il inventera donc des formes qui rentrent en résonance avec les médias numériques contemporains.

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Pour Godard, réaliser une archéologie du cinéma est un prolongement de son premier métier : critique de cinéma. Les moyens sont les mêmes - comparer par le montage littéraire ou audiovisuel des séquences de films - mais l’ambition est plus importante avec les Histoire(s) du Cinéma puisqu’il s’agissait de faire une critique historique par le visuel et le sonore. Dans une conférence donnée à la cinémathèque de Lausanne en 1977 et intitulée “Les cinémathèques et l’histoire du cinéma” Godard explique longuement la conception de son travail historique : “les films, à mon opinion, ne sont guère encore vus, depuis que pour moi “voir” signifie d’avoir la possibilité de comparer. [...] Je vais le dire très simplement : il n’y a pas de réelle histoire du cinéma parce qu’il n’y a qu’un seul écran, et pas deux.” Cette idée de la comparaison par juxtaposition d’images et de sons nous intéresse particulièrement parce qu’elle semble être une méthode efficiente pour réaliser un travail d’archéologie du cinéma et donc d’archéologie des médias et du numérique. C’est cette même méthode qui sera mise en œuvre dans la création d’outils. Le livre d’entretiens Archéologie du cinéma et mémoire du siècle (Éditions Farrago, 2000) entre Jean-Luc Godard et l’historien du Cinéma Youssef Ishaghpour est particulièrement intéressant car il contient nombre de remarques de Godard sur son rapport à la méthode archéologique et à la mémoire. Youssef Ishaghpour réalise dans ce livre une typologie du montage des Histoire(s) du Cinéma. On y distingue deux directions :

● la fixation de complémentarité entre des images et sons : “connexions”, “résonances”, “palimpseste”, “cristaux de temps”, “écho”, “éclat”,

● la création de conflictualité entre des images et sons : “interférences”, “contrepoints”, “inversion”, “réfraction”.

L’écran de cinéma étant déjà une interface, ce vocabulaire nous intéresse puisqu’il donne des directions pour l’association d’éléments dans une interface numérique en vue de créer des sens de lecture et de navigation. Michael Witt et son livre Jean-Luc Godard. Cinema Historian (Indiana University Press, 2013) s’attarde longuement sur la posture de Jean-Luc Godard comme un nouveau type d’historien - un historien utilisant la matière des films pour rendre visible l’Histoire - et sur le rapport du cinéaste à l’histoire du cinéma. Pour Michael Witt, la figure de Jean-Luc Godard se plongeant dans le puits sans fonds de l’histoire de l’art pour ramener des images est à rapprocher de la figure d’Orphée descendant en enfer pour aller chercher sa femme Eurydice. Pour expliciter sa démarche historique, Godard utilisera notamment les films de Jean Cocteau Orphée (1950) et Le Testament d’Orphée (1959) dans les Histoire(s) du Cinéma. Si, pour Godard, le passé (du cinéma) est un enfer, projeter une archéologie du cinéma revient alors à ressusciter ce passé ; et Godard de citer à de nombreuses reprises, cette phrase attribuée à Saint-Paul : “l’Image viendra au temps de la Résurrection”.

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Loin de ce jeu de métaphores, ce retour dans le passé a été possible par un travail très concret de Godard : la constitution d’une vaste collection de films et de photographies. Le travail qu’il a réalisé devra nous inspirer pour la construction d’une base de données de ressources pour réaliser une archéologie du numérique, comme l’explique Michael Witt : “Asked following completion of the series how he had set about preparing for it, Godard replied that he had done two simple things : first, he had started recordings lots of material from television and buying and classifying commercial videotapes; second, he had opened a dozen or so files - one per episode, and a series of subfolders devoted to topics such as men, women, couples, children, and war - in which to collate and categorize still images, such as photographs, pages from books and magazines, and book covers.” (Witt, 2013) Aucune étude poussée et explicite n’a été réalisée sur les relations entre Histoire(s) du Cinéma et la culture numérique contemporaine. Dans son chapitre consacré à la composition numérique d’image (The language of New Media, MIT Press 2001), Manovich fait également le rapprochement entre Foucault et Godard pour leur conception d’une histoire non linéaire : l’archéologie. Ce mémoire serait le début d’un questionnement personnel sur les relations entre l’histoire de l’image en mouvement (à travers Godard notamment) et la culture numérique.

IV) Méthodologie de recherche : l’archéologie du savoir et des médias Ma méthode de travail s’appuie sur une démarche en deux temps : grâce à l’architecture de l’information, l’UX design, le design d’information et les technologies web, je vais concevoir des outils d’analyses et de représentations de généalogies. Ensuite, l’utilisation de ces outils me permettra d’apporter un éclairage sur l’histoire du numérique. Les Histoire(s) du Cinéma sera ma matière et mon point d’ancrage dans cette entreprise.

A) Rassembler des éléments dispersés dans la longue histoire des médias Le travail doit consister à repérer la régularité de certaines pratiques du discours sur un sujet précis, un thème, une technique, une science...Une fois cette collection

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d’éléments épars collectés, les éléments devront être regroupés selon des règles strictes. Les règles de regroupements des objets sont les suivantes : style et constante dans l’énonciation, même système de concepts permanent et cohérent, rassemblement suivant l’identité et la persistance des thèmes (Foucault, 1969). L’analyse des règles rendra compte de la “formation des concepts” c’est-à-dire la formation et dispersion des concepts à travers les discours hétérogènes. Enfin, chaque concept influencera la formation de stratégies à l’intérieur même du discours, c’est-à-dire des thèmes et théories que des auteurs vont promouvoir afin de garder une position de pouvoir dans la sphère du discours. Voici les principes directeurs de l’archéologie que je mettrai en application :

● accepter l’hétérogénéité des discours et remettre à plat la hiérarchie entre discours savant et profane,

● sortir de l’unité du livre et de l’œuvre, ne pas avoir peur d’utiliser des fragments,

● abandonner l’idée d’une recherche de l’origine, c’est un lieu insaisissable, ● utiliser trois principes directeurs dans la collecte des éléments qui composeront

mon archéologie : rareté (et non pas la masse des analogies), singularité (et exceptions), valeur de circulation des éléments (les règles qui font qu’un élément sera beaucoup ou peu partagé),

● utiliser trois principes directeurs dans la comparaison des éléments entre eux : rémanence (les objets circulent entre techniques, pratiques, institutions et rapports sociaux), additivité (complémentarité ou annulation des objets), récurrence (le rapport entre les antécédents et les nouvelles possibilités).

Quelques années après avoir théorisé l’archéologie du savoir, Foucault reviendra sur cette technique avec un concept opératoire : celui de généalogie qu’il développe dans son article “Nietzsche, la généalogie, l’histoire” dans l’ouvrage Hommage à Jean Hyppolite, publié auxPresses Universitaires de France en 1971. Il définit la généalogie comme l’essence d’une chose construite par des “figures étrangères”, le disparate, le dispersé. De Nietzsche, Foucault déduit deux travaux du généalogiste :

● saisir la provenance des évènements : “commencements innombrables qui laissent ce soupçon de couleur, cette marque presque effacée qui ne saurait tromper un oeil un peu historique […] les accidents, les infimes déviations - ou au contraire les retournements complets - les erreurs, les fautes d’appréciation, les mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour nous…” (Foucault, 1971).

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● saisir l’émergence, le point de surgissement des évènements : “le jeu hasardeux des dominations “, autrement dit l’interstice, le lieu de la lutte entre plusieurs forces à la surface des choses, les alternatives, les choix stratégiques des penseurs.

L’archéologie des médias est l’autre filiation dans laquelle je souhaite inscrire mon projet. L’archéologie des médias est un courant hétérogène fait de théoriciens issus de l’histoire des médias, des techniques ou de l’art. Jussi Parikka, chef de file du mouvement définit la méthode de la manière suivante “media archaeology is introduced as a way to investigate the new media cultures through insights from past new media, often with an emphasis on the forgotten, the quirky, the non-obvious apparatuses, practices and inventions […] media archaeology sees media cultures as sedimented and layered, a fold of time and materiality where the past might suddenly discovered anew, and the new technologies grow obsolete increasingly fast.” (Parikka, 2012). Certains auteurs mélangent bien sûr les approches mais les principaux thèmes développés par l’archéologie des médias sont :

● la modernité artistique et ses relations avec les médias naissant à cette époque (photographie, cinéma) depuis Le déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet en 1863, jusqu’aux premiers happenings de John Cage au Black Mountain College en 1952.

● la matérialité des médias numériques. Depuis une trentaine d’années, nombre de théoriciens s’intéressent à la matérialité des médias sous l’angle des mathématiques et de la physique qui produisent ces médias.

● la remédiation est un thème très courant dans le champ de l’archéologie des médias. Il s’agit du processus de transfert des médias pré-numériques vers le numérique. Ce champ d’étude est issu du livre éponyme de Jay David Bolter and Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, MIT Press, 1999.

● le cinéma comme précurseur des médias numériques. L’ambition est d’analyser comment les techniques et cultures visuelles pré-cinématiques ont amené ou préparé notre environnement quotidien, celui de l’information ubiquitaire.

● l’archéologie de la sensation médiatique. Une attention particulière est portée sur les modalités historiques, politiques et sociales de construction de nos sens.

Dans le présent projet, j’utiliserai l’archéologie des médias grâce à la remédiation (le transfert) des méthodes et techniques du cinéma vers la conception d’outils d’analyse inscrits dans des interfaces avec les méthodes et techniques de l'architecture de l'information. Le cinéma est aussi entendu comme un art précurseur des médias numériques, et des éléments de celui-ci seront à comparer

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avec des éléments du numérique. La modernité artistique est la période que je tente de mettre en relation avec l’ère numérique contemporaine dans le sens où la première période a préparé la seconde.

B) Matérialiser des généalogies Comme le dit Jussi Parikka, l’archéologie des médias produit davantage des cartographies que des histoires. Pour faire le lien avec Foucault, on pourrait dire qu’elle produit des cartes généalogiques. Dans L’archéologie du Savoir Foucault aborde les représentations d’arbre de connaissances et explique qu’elles pourraient être un moyen de représenter les généalogies. Il déplacera légèrement l’image d’arbre de connaissances vers la métaphore du “buisson” renversé, c’est-à-dire d’un réseau hiérarchique ou d’un arbre de dérivation. Ces formes de représentations seront questionnées lors de la phase de conception. Dans Les "vues" de l'esprit, une introduction à l'anthropologie des sciences et des techniques (Revue Réseaux n°144, Juin 1985), Bruno Latour décrit ce qui constitue les sept travaux du chercheur dans sa relation aux documents et aux images scientifiques, je reprendrai à mon compte ces étapes :

● mobiliser les tracés : toutes traces, mesures ou statistiques qui constituent la matière de travail du chercheur doivent être mobiles et partageables,

● fixer immuablement les formes : fixer dans un tracé, une image, une base de données, écrire “le livre de la nature”,

● aplatir : réduire en une image, en un panorama, pour dominer du regard, ● varier l'échelle : aller du micro au macro, réduire et comparer pour convaincre, ● recombiner et superposer les traces : produire différentes cartes combinables

et superposables, ainsi des objets à priori “sans rapport” se trouvent brusquement “mis en rapport”,

● incorporer l'inscription dans un texte : le texte comme développement de l’image, on a besoin du texte pour expliciter et convaincre,

● fusionner avec les mathématiques : les images rentrent dans l’espace de la géométrie, c’est-à-dire des mathématiques. On doit alors utiliser les mathématiques pour construire les règles de ces images, puis vient la sémiotique et le design d’information.

Si les sept travaux sont remplis, il y a ce que Bruno Latour appelle une “cascade d’inscriptions” (Latour, 1985) : chaque nouvelle image donne une plus-value au chercheur puisqu'elle est mobilisable, combinable et apte à être comparée avec d’autres. En fin de parcours, les images nous permettent de capitaliser toutes ces plus-values et de partager nos recherches avec des tiers.

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Siegfried Zielinski, chercheur du courant de l’archéologie des médias explique combien il est difficile de constituer une archéologie des médias uniquement de manière textuelle. Pour lui, il faut arriver à construire des “coupes” dans le temps et les inscrire dans des objets qui vont révéler des généalogies médiatiques. Il appelle ces objets des “bult constructs” c’est-à-dire des interfaces, machines, programmes, services ou réseaux, ainsi que toutes formes d’expressions : films, sites web, installations… Mon entreprise est donc de trouver des formes à ces “coupes” dans le temps long des médias grâce au design d’information et à l’architecture de l’information : sous quelle forme lier des éléments médiatiques hétérogènes ? Serait-t-il nécessaire de revoir la représentation chronologique classique ? Comment permettre à un usager de manipuler des médias et de construire des généalogies ?

C) Créer l’architecture d’une archéologie et scénariser les relations entre généalogies. Outre trouver une forme à des généalogies, les différents outils de l’architecture de l’information vont permettre de créer la forme globale de la plateforme qui les contiendra et de scénariser les relations de navigation entre ces généalogies. Dans son livre Inventing the medium (MIT Press, 2012), Janet Murray, professeur de Média et Communication au Georgia Institute of Technology (Atlanta, USA) détaille les quatres affordances caractéristiques du numérique : le caractère procédural, participatif, encyclopédique et spatial du numérique. Le terme “affordance” provient de la psychologie de James J. Gibson et en particulier de son article “The Theory of Affordances” (1977). Si pour Gibson, le concept désigne l’ensemble des potentialités d’utilisation d’un environnement, dans le cadre de l’interaction homme-machine, le terme a été repris par Don Norman dans son livre The Design of Everyday Things (1988) pour désigner plus précisemment la capacité d’un objet à suggérer ses propres fonctions. Dans la nouvelle édition de The Design of Everyday Things en 2013, Don Norman reprend son analyse pour désigner, conformement à Gibson, les “affordances” comme les interactions possibles avec un objet. Don Norman définit également les “signifiants” comme les référents visuels ou non-visuels qui vont communiquer les potentiels d’utilisations de l’objet à un usager. Janet Murray reprend les analyses de Gibson et Norman pour insister sur le fait que l’environnement numérique a une large gamme de potentiels d’interactions avec les usagers. Pour Murray, la tâche du designer est de maximiser ces affordances/potentialités par la création d’interfaces, de dispositifs ou de processus numérique qui vont chacun rendre tangible une ou plusieurs des affordances.

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La position de Janet Murray est intéressante car elle insiste sur le fait que la conception d’interfaces est une pratique culturelle dont les humanités doivent se saisir. Cette démarche est pertinente dans notre cas précis de conception d’une plateforme dans les humanités numériques. Nous détaillerons ci-dessous ce programme de conception grâce aux quatre affordances et son adaptation à la conception d’une plateforme d’archéologie des médias.

1) Respecter les procédures du numérique (affordance procédurale) La plateforme accessible dans un navigateur est avant tout un système technique qui respecte des standards et des protocoles c’est-à-dire les protocoles de l’architecture du web et les standards du W3C. La ressource dans le site web n’est jamais visible par l’usager, il s’agit de concevoir sa représentation, c’est-à-dire une interface graphique. À la suite de Roy Fielding, architecte de la spécification HTTP et des serveurs Apache, sur le web, nous ne faisons que “manipuler des ombres” (Fielding, 2000), les ombres étant les représentations de la ressource. L’affordance procédurale est donc la capacité de l’interface à suivre ces procédures, protocoles et standards.

2) Concevoir la participation de l’usager (affordance participative) “The designer must therefore script both sides so that the actions of humans and machines are meaningful to one another” tel est le mot d’ordre de Janet Murray dans Inventing the medium (MIT Press, 2012). Ce script impose de créer un début, un milieu et une fin dans le sens de navigation, tout en permettant des sens de lectures alternatifs, des lectures en parallèle ou alternées. Mon idée est de créer une évolution en crescendo dans la forme des généalogies : d’un récit localisé sur un sujet ou domaine précis, à sa mise en perspective globale et à sa manipulation/comparaison avec d’autres médias, jusqu’à l’élaboration d’un récit sur la généalogie. De par sa forme autant que par le sens de ses contenus, l’architecture de l’information de la plateforme doit avoir la capacité de raconter un récit global sur l’archéologie des médias. Il doit être clair que chaque forme de généalogie contribue à ce récit global. La maximisation de l’affordance participative passera par l’utilisation des méthodes du design d’expérience utilisateur (Ux design) : une étude sur les motivations et usages numériques du public de l’archéologie des médias, une conception en prototypage, des tests utilisateurs sur les prototypes et un design participatif où les participants aux entretiens peuvent proposer des fonctionnalités inattendues et singulières.

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L’enjeu de fond est d’arriver à engager intellectuellement les usagers par une communication pas seulement textuelle, mais aussi grâce aux formes visuelles des généalogies et aux idées que peut transmettre l’architecture de l’information globale du projet.

3) Trouver les formes d’un nouvel encyclopédisme (affordance encyclopédique) L’affordance encyclopédique se réfère à la création d’un savoir totalisé, à sa structuration et ses fonctionnalités de recherche. Le travail consiste à :

● définir la grandeur de la collection de ressources de notre archéologie, ● gérer la granularité et la cohérence des types de contenus, ● définir des moyens de recherche qui minimisent la confusion et maximisent la

compréhension, ● créer ses propres taxonomies et tags, bien qualifier les éléments avec des labels

appropriés. L’affordance encylopédique va définir les modalités de “trouvabilité” des contenus.

4) Spatialiser les contenus, scénariser des chemins de navigations (affordance spatiale) Sur ce point, notre attention devra alors se porter sur les composantes suivantes de l’architecture de l’information :

● trouver des métaphores visuelles propre à notre projet, ● jouer avec les échelles d’une archéologie, segmenter et rationaliser l’étendue

des généalogies, ● jouer avec les contrastes et les régularités, scénariser suivant l’axe horizontal,

vertical et la profondeur.  À mon sens, deux affordances supplémentaires sont susceptibles d’être adjointes aux quatre précédentes. L’affordance visuelle ou formaliste, c’est-à-dire les choix du graphisme et de la typographie qui vont transmettre une tonalité au projet et le lier à un référent culturel. De plus, le design graphique devra servir et soutenir le design d’interaction. Une affordance générative est également visible dans le sens où une interface web impose une participation et une génération d’idées, de pistes d’interprétations ou d’images mentales chez l’usager. Il est laissé au choix du concepteur de savoir si la plateforme permettra à l’usager de générer et matérialiser ses interprétations, idées ou images directement dans l’interface ou si cette fonctionnalité sera absente. Ces nouvelles affordances nous conduisent à nous

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interroger sur les utilisateurs potentiels de cette plateforme et sur ses principales fonctionnalités.  

V) Construction d’une plateforme d’analyse et de médiation. Afin de donner formes à des généalogies, cinq différentes pistes d’expérimentations ont été explorées :

● créer un modèle de données qui structurerait les ressources de notre archéologie dans une base de données permettrait en amont de créer des relations entre les ressources : enrichissement bibliographique, codage des relations dans une base MySQL, taxonomies partagées…(voir le schéma fonctionnel de la plateforme, annexe N°3, p54),

● trouver une forme à la représentation d’une généalogie précise, ● rassembler et comparer différentes généalogies et fixer ce regroupement

comparé dans une forme, ● créer un outil d’exploration de données audiovisuelles, d’écriture de

découvertes dans ces données et de matérialisation des découvertes, ● développer une plateforme qui inscrivent les trois précédents types de

formalisations dans une interface web. Pour un aperçu général de ma démarche de conception et des méthodes employées, consulter le schéma en annexe 2 (page 53). 

A) Étude Cette partie retrace la méthode de recherche utilisée afin de comprendre les pratiques numériques des usagers, leurs besoins, motivations et frustrations quant à la consultation d’une plateforme sur l’archéologie du numérique. La méthode consiste en une série d’entretiens semi-structurés avec des utilisateurs.

A.1 Modalités de l’enquête : procédures et contenus. Au vu de la problématique de recherche, deux groupes de profils ont préalablement été identifiés comme étant un public susceptible d’être intéressé par une plateforme sur l’archéologie du numérique :

● les étudiants, doctorants ou chercheurs confirmés dans le champ de l’information, des médias ou de l’art, ou autres professionnels de la recherche

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universitaire intéressés par les problématiques de mémoire, d’archive ou d’archéologie des médias ou du numérique.

● les praticiens dans le champ de l’information, des médias ou de l’art : journaliste, producteur de médias, designer, artiste, commissaire d’exposition, curateur…

Il s’agit de créer les conditions d’une lecture performative des généalogies : permettre à des chercheurs de capitaliser des idées, de les cartographier et de formuler des hypothèses à partir de ces cartographies de généalogies. La conception de ces formes de généalogies et la construction de la plateforme est avant tout destinée à des chercheurs en humanités et humanités numériques (à commencer par moi-même). L’engagement dans une thèse me permettrait d’approfondir les pistes de recherches engagées ici. Ce travail doit passer par la création de “diagramme performatif” au sens où l’entend Johanna Drucker, chercheuse en esthétique à UCLA impliquée dans la création d’instrument pour la production de savoirs : “diagram distinct from image because it have generative possibility [...] it’s not an image for an argument but the foundations for an argument” (Diagrammatic Form and Performative Materiality, Conférence au Center for Disruptive Media, juin 2014, Coventry, UK). La spatialisation et la disposition graphique produisent de la sémantique, ainsi cette méthode nous permettrait de problématiser des généalogies. Pour Johanna Drucker, la réception est une production et cette production est performative, créatrice d’idées, d’interprétations, voir d’arguments. Mais nous devons avoir conscience que la réception d’un diagramme est toujours l’objet d’un rapport négocié entre l’usager et le concepteur et que le processus d’interprétation/réappropriation par l’usager n’a rien de mécanique. Mon objectif n’est pas de fixer un sens dans un diagramme mais au contraire de créer des formes suffisamment lisibles et malléables/combinables pour permettre la génération de différents arguments auprès de différents publics. Les entretiens réalisés ont d’abord consisté à cerner les pratiques de recherches d’informations scientifiques : quels services utiliser? Quelles fréquences de consultation ? Quelle bonne porte d’entrée dans une plateforme en humanités numériques ? Ces informations contextuelles permettent de cerner le niveau et la fréquence des pratiques numériques des usagers potentiels. Ensuite, une démarche a consisté à classer et hiérarchiser les objectifs scientifiques que devait remplir ma plateforme, puis à y associer des fonctionnalités pertinentes. Les participants ont été questionnés sur les différentes composantes d’une bonne architecture de l’information : navigation et fonctionnalités de recherche, contextualisation et découverte d’un site, modalités de la consultation et manipulation des contenus, approfondissement d’un sujet scientifique et

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consultation de ressources externes, investissement et contribution des usagers, choix dans l’orientation de l’interface graphique. Le protocole d'entretien était le suivant : après une rapide introduction aux problématiques et enjeux du mémoire, chaque réponse du participant faisait l’objet d’une discussion afin de préciser ses motivations profondes, mieux cerner son profil et récolter des pistes de travail non envisagées. Le questionnaire proposé aux interviewés est consultable dans le dossier Matériaux Complémentaires.

A.2 Participants En accord avec les personas précédemment citées, quatre entretiens ont été réalisés avec des concepteurs/chercheurs dans le champ de l’art et du numérique :

● Lætitia Pot, étudiante dans le master Architecture de l’information et impliquée dans une recherche autour de la mémoire audiovisuelle dans le numérique et la gestion/manipulation d’archives.

● Robin de Mourat, designer et doctorant en esthétique à Rennes II, sous la direction de Nicolas Thély, sa thèse porte sur la place du design dans les humanités numériques. Le projet EME - Enquêtes sur les modes d'existences - du Médialab de Sciences-Po correspond au premier terrain de sa recherche.

● Anthony Masure, docteur en esthétique, sa thèse soutenue sous la direction du philosophe Pierre-Damien Huyghe porte sur les manières d’envisager le design des programmes numériques.

● Everardo Reyes-Garcia, directeur de ce mémoire, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à Paris XIII, ses recherches portent sur la visualisation de données culturelles (Cultural analytics), la sémiotique et l’étude des logiciels et programmes (Software Studies).

Si l'ensemble des participants ont des pratiques numériques expertes et intenses, aux sensibilités et positions différentes dans la recherche universitaire, leurs motivations quant à l’archéologie du numérique et à leurs relations aux plateformes d’humanités numériques demeurent hétérogènes.

A.3 Résultats des entretiens Le premier résultat important des entretiens a été la hiérarchisation des objectifs en objectifs principaux et objectifs secondaires. Sur cet aspect, les avis des personnes interviewées convergent : la capacité de l’interface à nous donner des outils de comparaison/manipulation de ressources l’a emporté sur la compréhension de la

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spécificité des Histoire(s) du Cinéma de Godard. Ainsi, il m’a été possible de classer les objectifs par ordre d’importance comme présenté ci-dessous. Objectifs principaux auxquels doit répondre la plateforme :

● Gérer l'alternance entre le visionnage des matériaux (données, contenus) initiaux et des matériaux transformés. Jouer avec les échelles des contenus.

● Pouvoir comparer/manipuler des fragments d'œuvre hétérogènes (textes, images fixes et animées, sons).

● Démontrer une plus-value intellectuelle par rapport aux projets déjà existants d'annotation vidéo / bancs de montage en ligne (Lignes de Temps, Anvil, etc...)

● Comprendre la valeur esthétique et intellectuelle de la série des Histoire(s) du Cinéma au regard de l’histoire des médias et du numérique (JLG comme précurseur des nouveaux médias).

● Découvrir les Histoire(s) du Cinéma de JLG et ses spécificités. ● Faire la démonstration de la démarche de projet sur le site dédié à cette

recherche. Objectifs secondaires :

● Permettre l'analyse d'autres matériaux audiovisuels que ceux qui vont être analysés. Cet objectif rentre en conflit avec la démarche qui consiste à créer des formes très spécifiques au corpus et enjeux du mémoire. La création d’un outil réutilisable devra s’envisager dans un deuxième temps, lorsque les formes de ce projet auront été évaluées et testées.

● Éclairer les analyses avec des textes d’auteurs de référence. Cet objectif est facultatif, il concerne la création de fonctionnalités d'approfondissement des contenus.

Sur les thèmes à aborder par l’archéologie du numérique, les personnes interviewées ont également déclaré être plus intéressées par (1) l’histoire et l’impact d’une technique/technologie, (2) l’histoire d’un concept et (3) d’une forme artistique que par l’histoire et l’influence d’un théoricien ou d’un artiste. Ces résultats montrent que Jean-Luc Godard et ses Histoire(s) du Cinéma doivent être envisagés comme un moment, un passage dans l’évolution de notre culture vers le numérique. La série de films est un corpus au travers duquel on peut décrire des processus techniques et leurs rapports avec le numérique, ainsi que des concepts et motifs visuels présents à différentes époques et moments du XXème siècle. Outre le travail sur les objectifs, la même hiérarchisation a été réalisée sur le choix des fonctionnalités. Voici ci-dessous les résultats classés par ordre d’importance.

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Fonctionnalités importantes : ● Avoir une interface en totale cohérence avec le projet et dont la forme soit

spécifique à ses objectifs, ● Développer une interface graphique agréable et pertinente (choix

typographique et gamme chromatique). ● Avoir accès à des fonctionnalités de recherche avancées (paramètres, facettage,

…). ● Pouvoir consulter, télécharger et réutiliser les données brutes du projet. ● Contextualiser le propos, expliquer la démarche du projet.

Fonctionnalités secondaires :

● Pouvoir télécharger et réutiliser le code source du projet. Il s’agit d’une fonctionnalité qui sera réalisée si les fonctionnalités importantes sont préalablement remplies.

● Commenter/contribuer aux contenus. Les participants aux entretiens n’ont pas exprimé un désir profond sur ce type de fonctionnalité.

● Pouvoir accéder aux contenus n'importe où, depuis n’importe quel terminal. Si la consultation sur mobile et tablette peut être une porte d’entrée, la consultation d’une plateforme d’humanités numériques nécessite la projection “plein écran” sur un ordinateur.

 Les entretiens ont également permis de révéler des problématiques à développer pour l’appréciation d’une bonne architecture de l’information. Par exemple, dans la conception d’une architecture de l’information, une tension s’établit entre la tentative de trouver une forme originale à une interface (une métaphore très spécifique aux objectifs scientifiques) et l’application de conventions connues et acceptées. C’est la question de l’acceptation de la nouveauté et du gain d’apprentissage qu’elle demande. À été aussi abordée, l’importance de la page d’accueil : la contextualisation du projet et les appels vers le reste du site qui vont être cruciaux dans la fidélisation d’un usager. Plusieurs participants ont aussi insisté sur l’idée de développer plusieurs entrées dans les contenus et ce avec plusieurs types de médiums qui permettent de satisfaire l’hétérogène sensibilité de différents publics.

A.4 Formaliser des fonctions dans des interfaces : recherche de métaphores visuelles et de solutions ergonomiques. À cette étape du projet, l’enjeu de l’architecture de l’information va être de donner une forme aux fonctionnalités reprennant ainsi une des formules fameuses du design : “la forme suit toujours la fonction” de l’architecte Charles Louis Sullivan (dans son article "The Tall Office Building Artistically Considered”, Lippincott's Magazine, mars

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1896) Ainsi, la tâche de l’architecte de l’information dans ce type de travail est non seulement de trouver des formes de matérialisation mais aussi d’envisager la scénarisation et les modalités de “trouvabilité” des contenus et les moyens de navigation adéquats.

A.4.1 La recherche de métaphores visuelles Alan Kay, concepteur des premières interfaces graphiques au Xerox Parc (Palo Alto, USA) a insisté sur l’importance et le rôle des images, symboles et métaphores matérialisées dans une interface pour “internaliser le média”, le faire sien et l’utiliser de façon optimale (voir "User Interface: A Personal View" dans le livre de Brenda Laurel, The Art of Human-Computer Interface Design, Addison-Wesley Professional, 1990). C’est par exemple l’idée du pointeur de la souris qui a pour forme un doigt que l’on pointe comme pour désigner un objet, une métaphore plaquée, simple et usuelle. De la même manière, Jean-Luc Godard utilise des métaphores pour faire passer des idées ou pour émouvoir. Cette méthode est au coeur de son processus de montage. Dans son livre Le spectateur émancipé (La Fabrique, 2008) le philosophe Jacques Rancière exprime la volonté de Godard de faire jouer “la fraternité des métaphores” contre “le commerce des histoires”, ce commerce désignant pour Godard le cinéma américain et la publicité. Comme explicité dans le schéma de l’annexe 1 (page 53), à chaque enjeu de recherche correspond un axe de travail potentiellement matérialisable par plusieurs métaphores.  Pour la globalité de la plateforme, nous avons besoin d’une métaphore qui accepte l’hétérogénéité des contenus et puisqu’il est question de mettre en interface une archéologie, cette métaphore doit prendre la forme d’un espace de cristallisation et de spatialisation temporelle : une friche, une archive, un entrepôt, une salle de cinéma. Comme bien souvent, il s’agit d’établir un transfert d’un élément physique et tangible vers la conception d’interface. L’enjeu est celui d’une réutilisation des traces et ressources qui constituent le corpus de notre archéologie : « La réappropriation va consister à transformer cette logique du stockage en écriture mémorielle. [...] c’est donc la conversion de certains espaces en friches numériques qu’il faudrait peut-être encourager. Zones franches où les traces seraient accessibles mais désactivées par l'usage, ces friches réintroduiraient dans le réseau l’épaisseur temporelle nécessaire aux sédimentations de la mémoire que nous reconnaissons presque spontanément dans notre usage des traces non numériques. » (Merzeau, 2013). Cette idée de friche/fresque a par exemple été formalisée par la designer Nolwenn Maudet pour son carnet de recherche Mnemosyne, voir image ci-dessous.

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Figure 4 : Nolwenn Maudet, interface de Mnemosyne, Version 0.0.1.

Afin de rendre visible notre corpus, il faudra mettre à disposition une collection de ressources documentées et consultables. Dans le cadre d’une archéologie, il serait possible de représenter la chose sous forme d’une liste déroulante. Ce type de formalisation a été tenté par exemple dans le projet d’archéologie des technologies du cinéma documentaire, Moments of Innovation crée par les laboratoires MIT Open Doc Lab et IDFA Doc Lab.

Figure 4 : interface d’une page de Moments of Innovation, MIT Open Doc Lab

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Si la métaphore de l’accordéon est intéressante car elle permet une découverte pas à pas des contenus (voir l’ensemble des items avant de lire leurs descriptions) la formalisation sous forme de liste ne permet pas de problématiser les contenus, ni de les retrouver après consultation. Comme nous le verrons dans l’explicitation des wireframes, il est alors plus opportun de représenter cette collection sous la forme d’une grille de ressources actionnables par des filtres, à la manière d’un portfolio de projets.  La liste accepte son aspect rudimentaire sans encore s’autoriser à matérialiser l’interconnexion entre les items qui la contiennent. D’autres formes du listage comme le dessin de la trajectoire ou la cascade tout en étant plus orientée sur une projection temporelle et spatiale, mettent en forme un semblant de corrélations. Pour communiquer, il faut faire rentrer la liste dans le domaine de l’image, outil de reliance indispensable : «le médiateur obligé est un langage visuel, un protocole de description des couches et azimuts, un ensemble de conventions de couleurs et de tracés.» (Latour, 1985)  Ces images scientifiques joueront le rôle de formes pour l’analyse et pourront se déployer suivant différents axes que sont l’horizontalité (trajectoire chronologique ou non chronologique, trajectoire, panorama), la verticalité (arbre de connaissance), la profondeur de champ, la superposition (superposition dans la profondeur, montage audiovisuel). Comme tout chercheur face à une image scientifique, celle-ci lui permet de dominer du regard son objet d’étude, de le fixer pour un temps avant d’aller le transformer en thèse ou argument, ou avant d’aller rectifier une erreur qu’il aura découverte par la manipulation.

A.4.2 La recherche de solution ergonomique : création d’un cahier de design pattern.

Figure 5 : Extrait du cahier de design pattern.

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Dans le contexte de cette étude d’une archéologie des médias et du numérique, la recherche de solutions ergonomiques innovantes doit passer par l’utilisation de “stratégies de recompositions” entre formes anciennes et récentes, donc une stratégie de remédiation. Afin de trouver des formes particulières de formalisation de ces métaphores, une recherche ergonomique a été engagée sur une quinzaine de sites web ayant pour objet un thème proche de nos problématiques de conception :

● projets d’archéologie des médias comme EAT Datascape du Médialab de Sciences-Po, Moments of Innovations du MIT Open Doc Lab, la collection d’icônes et de gifs Internet Archeology dirigée par l’artiste Ryder Ripps.

● projets de visualisations de médias comme Vidéo Vortex et Montage Interdit de l’artiste Robert M. Ochshorn, Culture Graphy du designer Kim Albrecht, Cinemetrics du designer Frederic Brodbeck, Selficity le projet de visualisation de photos instagram de Lev Manovich, LastHistory visualisation de l’historique d’écoute d’un utilisateur de Last.fm.

● projets d’archives numériques comme Screen Dreams de Robert M. Ochshorn, publication augmentée autour de la mémoire collective audiovisuelle aux États-Unis : Technologies of History par Steve Anderson.

Chacun de ces sites a été analysés, les solutions ergonomiques intéressantes ont été classées dans un tableau avec selon leurs domaines (ex : navigation, identité visuelle, interface de lecture...) leurs fonctionnalités (ex : menu, page d’accueil, icônes, présentation de vidéo...) et l’objectif auquel elles répondent (ex : guider, accompagner dans la découverte du sujet, explorer, raconter l’archéologie...). Chaque fonctionnalité a été décrite avec ses atouts et ses faiblesses et ses possibilités d’adaptation à nos objectifs de recherches spécifiques. Grâce à ce travail, un cahier de design pattern a pu être réalisé, constituant ainsi une ressource non négligeable pour la réalisation des wireframes (voir le cahier de design pattern dans le dossier Matériaux Complémentaires). Avoir comme ressources différentes alternatives pour la formalisation d’une fonctionnalité permet de faire des choix réfléchis entre l’utilisation d’une forme standard, les transferts de fonctionnalité entre domaines et la création de formes originales. Ce travail est aussi à envisager sur le long terme comme une bibliothèque de “solutions” à réutiliser sur d'autres projets.

A.4.3 Benchmark sur les outils vidéos. Afin d’évaluer l’intérêt et les demandes liés au développement d’un nouvel outil vidéo, plusieurs logiciels ont été testés afin de cerner l’état de l’art dans ce domaine :

● Lignes de Temps (IRI, Centre Pompidou) et Advene (LIRIS, CNRS) sont des outils d'annotations par ajout de commentaires. L’objectif est de matérialiser graphiquement dans une timeline la structure d'un film, la création de partitions/pistes par film est de permettre de rejouer des séquences. Ces outils

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sont obsolètes car ils ne sont plus développés depuis de nombreuses années et ne supportent plus les derniers codecs vidéos.

● Anvil (Michael Kipp) et Rekall (Clarisse Bardiot) sont des logiciels d’annotations pour l’analyse du langage et des gestes à l’écran. Anvil a été pensé plus spécifiquement pour la communauté des linguistes. Proche de Lignes de Temps ou Advene, il a cependant la particularité de permettre des calculs statistiques simples et de visualiser ses calculs sous forme d'histogrammes (comparaison entre deux pistes et corrélation entre le langage et les gestes). Rekall a été conçu pour les metteurs en scène ou régisseurs de théâtre et se focalise sur la documentation de la scénographie de spectacles (son, lumière, emplacements et déplacements des décors, jeux des comédiens). Le logiciel est utilisable bien qu’il ne dispose pas encore de documentation technique, ce qui rend son utilisation difficile.

● Cinemetrics (Yuri Tsivian) est un logiciel d'analyse statistique de films permettant de calculer le nombres de plans d’un film et la durée moyenne de chaque plan. L’outil est utilisable, une base de données en ligne y est adjointe afin de partager ses données.

Tous ces outils se basent sur l’idée d’une documentation de l’audiovisuel par l’écrit. S’ils se positionnent avant tout comme des outils d’annotation, ce n’est qu’une fois la manipulation des données réalisée qu’il est possible de formuler des pistes d’analyses. Aucun ne permet de comparer des séquences deux à deux dans la même interface utilisateur, et cette focalisation sur un ”rendu” textuel de l’analyse limite et appauvrie les pistes d’analyses par le visuel. Lorsque l’on décrit un élément visuel, le langage est toujours en deçà ou au dessus de l’image et du son, il explique, contextualise et approfondit mais ne permet pas de “voir et entendre” les relations entre médias. À l’inverse, mon idée serait de concevoir un outil qui désynchronise un média, sépare le son, l’image, et par exemple le texte dit par un personnage à l’écran pour pouvoir resynchroniser des éléments avec d’autres éléments hétérogènes provenant d’autres films. Aucun des outils cités plus haut ne permet le visionnage de médias hétérogènes dans une même interface. Tous sont basés sur le principe de la documentation et annotation d’un seul média. Mon ambition sera alors la création d’une table de montage permettant la comparaison et la manipulation de l’image et du son de fragments d’œuvres éclairant les Histoire(s) du Cinéma de Jean-Luc Godard et créant par ce montage une généalogie médiatique. Loin de la création d’un outil complet qui prétendrait supplanter les précédents, cette table de montage permettra seulement de lier des références médiatiques entre elles, de les mettre à l’épreuve du montage et de la projection audiovisuelle, afin de constituer par ce montage des généalogies médiatiques en mouvement.

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B) Conception : contribution du vocabulaire et des techniques du cinéma à l’architecture de l’information d’une plateforme d’archéologie du numérique. Afin de trouver une forme pertinente à la plateforme de présentation de mes recherches, une démarche centrale de la conception a consisté à utiliser le langage et les moyens du cinéma pour les adapter à mon projet spécifique d’archéologie des médias et du numérique. Ainsi l’architecture de l’information se positionne comme la méthode pouvant relier des domaines a priori hétérogènes comme le cinéma et le numérique, et pouvant donner une forme navigable à cette liaison dans le cadre d’une archéologie des médias. Ce dispositif de transfert est visible dans le prototype fonctionnel sur plusieurs points centraux de l’architecture de l’information, les tableaux ci-dessous représentent les transferts entre cinéma et archéologie des médias par l’architecture de l’information, et la formalisation de ces transferts dans les wireframes. Tout en découvrant ce processus de transfert et l’explication de chaque fonctionnalité vous pouvez consulter le prototype fonctionnel à l’adresse suivante : http://www.loupcellard.com/memoire/plateforme/home.html Il est conseillé de visionner le prototype avec la navigateur Google Chrome du fait d’une meilleure comptabilité entre le logiciel Axure Pro 7 utilisé pour réaliser le prototype et Google Chrome. Le prototype a été réalisé avec le logiciel Axure Pro 7. Les pictogrammes de la page d'accueil proviennent du site web flaticon. Le panorama est visualisable grâce à l'outil to.be. La typographie utilisée est Fedra Sans, créée en 2001 par le dessinateur de caratères Peter Bil'ak. Différentes sections de la plateforme sont commentées, pour lire le commentaire il vous suffit de cliquer sur l’icône suivante à

droite de chaque section commentée :

1) Transfert des procédures et de la méthodologie de travail du cinéma.

1.1 Le menu

Figure 6 : Le menu de la plateforme.

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Éléments de l’architecture de

l’information

Éléments du cinéma Explication du transfert vers la conception de

l’interface

Guidage : ordonnancement des items du menu et définition de leurs usages.

Le chutier du monteur comme espace d’échantillonage, de classement et de documentation. La séquence d’un film comme fragment temporel, la table de montage comme espace de comparaison.

L'arborescence suit le cheminement de la construction d’un film depuis le rassemblement d’images (le chutier est une collection), le tracé de ses images dans des séquences (page trajectoires), la mise en forme de ses séquences dans un espace global (le panorama comme film) et le montage entre plusieurs médias (utilisation de la table de montage). Les pages “Narrations” et “Contextualisation” sont dédiées à l’interprétation et à l’approfondissement du sujet (les histoires à raconter).

2) Utilisation du vocabulaire et des métaphores cinématographiques.

2.1 Page Projection : présentation de l’ensemble des formes de visualisation : les trajectoires, le panorama et la table de montage.

Figure 7 : le premier écran de la page projection avec le fil d'Ariane qui amène aux différentes formes de projection (trajectoire, panorama, table de montage).

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Éléments de l’architecture de

l’information

Éléments du cinéma Explication du transfert vers la conception de

l’interface

Guidage : lisibilité du vocabulaire des items et dénominations des éléments de navigation. Utiliser des termes usuels et non techniques, création d’un “match between the system and the real world” (Nielsen, 1990). L’”incitation” à l’exploration (Bastien et Scapin, 1993).

La projection cinématographique comme espace de monstration/visualisation.

Du projecteur vers l’écran (cinéma), de la ressource vers l’interface (architecture de l’information). La projection comme déroulement ponctué d’étapes et de mise en espace de ces étapes. Dans le cadre d’une archéologie chaque projection est aussi un pari sur l’avenir du numérique (de la prospective).

 

2.2 Page Narrations : raconter les “Projections”.

Figure 8 : l’appel vers la page “Narrations” depuis la page d’accueil. NB : les narrations devant se trouver dans la page “Narrations” ne sont pas encore rédigées, la page est donc vide, la capture de l’appel en page

d’accueil en montre le principe.

Éléments de l’architecture de

l’information

Éléments du cinéma Explication du transfert vers la conception de

l’interface

Guidage : lisibilité du vocabulaire des items et dénomination des éléments de navigation. Utiliser des termes usuels et non techniques, création d’un “match between the system and the real world” (Nielsen, 1990). L’”incitation” à l’exploration (Bastien et Scapin, 1993).

La narration comme technique d’explicitation, de mise en perspective et d’analyse critique.

Chaque projection nécessite d’être racontée dans une histoire (comme en littérature ou au cinéma). La projection est une généalogie à révéler. Il s’agit d’“incorporer l'inscription dans un texte” (Latour, 1985).

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2.3 Formes de la généalogie : la trajectoire comme spatialisation d’une généalogie, la mise en espace d’un motif ou d’une idée à travers une série.

Figure n°9 : la trajectoire n°1 sur le thème de la correspondance entre vue et ouïe dans les environnements

médiatiques.

Éléments de l’architecture de

l’information

Éléments du cinéma Explication du transfert vers la conception de

l’interface

Présentation des travaux : inscription de généalogies dans des formes visuelles et numériques. Design graphique.

La trajectoire d’un motif ou d’un personnage dans une histoire, la trajectoire d’un point de vue ou d’un point de fuite dans l’espace d’un écran.

La trajectoire est une séquence qui évolue soit dans le temps (chronologie) soit dans des directions sémantiques (formation d’une idée) ou dans des domaines (éclatement d’un motif dans un ou plusieurs domaines). Comme dans une séquence cinématographique, la trajectoire matérialise du temps dans un espace visuel et navigable étant donné le caractère numérique de la formalisation. C’est aussi l’idée de créer des “regards

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signés” (Stiegler, 2009) sur 1

l’archéologie des médias comme la trajectoire d’un point de vue.

Pour un chercheur en humanités, la création de trajectoires est à envisager après qu’il ait rassemblé sa collection de références ou son corpus de travail. Il a devant lui une masse hétérogène d’éléments dans laquelle il doit trouver des directions d’analyses. La trajectoire peut donc être une forme de matérialisation pour regrouper des éléments en série, représenter une chronologie ou un cheminement d’idées et ainsi étendre une généalogie qu’il va ensuite analyser. Par la juxtaposition, des éléments à priori sans rapport commencent à créer des rapport inédits. Le regroupement des items de la trajectoire peut être guidé de différentes manières :

● un concept, une technique ou un motif que l’on va retrouver dans plusieurs éléments hétérogènes de par leurs provenances ou de par leurs temporalités.

● des éléments différents qui ont tous des règles de fonctionnement ou de création analogues.

● des concepts, techniques ou motifs qui se retrouvent toujours au même emplacement théorique ou institutionnel mais dans des domaines dispersés.

● des concepts, techniques ou motifs qui sont subordonnés ou complémentaires les uns aux autres.

 Les trajectoires sont toujours des regards qui se dirigent dans une direction afin de révéler “la provenance” ou “l’émergence” (Foucault, 1971) d’un élément, ce sont donc des points de vue qui créent deux types d’effets :

● trouver de la complémentarité dans des éléments hétérogènes, ici la trajectoire prendra la forme de la connexion, de la résonance, de l’écho ou du palimpseste.

● trouver de la conflictualité à l’intérieur d’un concept éparpillé, d’une science, d’un art ou d’une technique. Dans ce sens, les items de la trajectoire seront associés par effet de contrepoint, d’interférence ou d’inversion.

Dans son essai sur la collection, Walter Benjamin affirme que les objets ont un destin comme des êtres vivants, le travail du collectionneur serait donc l’organisation des trajectoires de vie des objets de la collection : “L’époque, le paysage, l’artisanat, le propriétaire dont provient ledit exemplaire, tout cela se rassemble aux yeux du vrai collectionneur en chacune de ses possessions, pour composer une encyclopédie magique dont la quintessence n’est autre que le destin de son objet.” (Benjamin, 1931) Comme collectionneur, l’archéologue des médias doit donc être sensible aux lieux et traces du passage des objets étudiés, c’est à lui de retrouver le sens de cette trajectoire mal déterminé ou invisible, à lui de matérialiser un mouvement. Comme le dit Paul Virilio : « le design a une légitimité à s’occuper de territoire à condition de faire entrer

1 Le concept de “regards signés” dérive du concept d’”écoutes signées” développé entre 2003 et 2006 lorsque Bernard Stiegler était directeur de l’Ircam. L’idée est de matérialiser des visions et écoutes subjectives de médias audiovisuels, de les formaliser dans des interfaces numériques pour les partager. 

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la notion de trajet et pas seulement la signalétique. [...] Quelque part, la notion de territoire réfère au continuum, à l’espace-temps, donc au trajet. Il me semble qu’il y a là un terrain extraordinaire pour le designer, le terrain de la trajectographie. La question du mouvement et de son accélération amène la nécessité du passage de la géographie à la trajectographie.» (Virilio, 2009) Il nous est donc possible d’envisager une typologie des mouvements de lecture d’une généalogie :

● sur un axe horizontal, représenter une chronologie ou un chemin de complémentarité entre des éléments dispersés.

● commencer par lire la généalogie par son milieu, comme édicté par Foucault la recherche de l’origine d’un concept est illusoire. Deleuze disait aussi : « ce qui compte dans un chemin, c’est toujours le milieu, pas le début ni la fin. On est toujours au milieu du chemin, au milieu de quelque chose» (Deleuze, 1996). C’est donc ici que la trajectoire doit être pensée comme un devenir, une projection vers le futur d’une forme, l’ouverture d’un champ des possibles pour la création contemporaine.

● dans la profondeur, toujours légèrement superposer les items de la trajectoire pour permettre des allers-retours rapides entre deux items.

Ainsi, la signification de la trajectoire trouvera son sens dans l'ordonnancement des éléments, la trajectoire est bel et bien un montage : "Pour mériter la qualification de “montage“, un objet néomédiatique devrait satisfaire deux conditions : la juxtaposition de ses éléments devrait obéir à un système particulier et jouer un rôle essentiel dans la manière dont se constituent sa signification ainsi que ses effets affectifs et esthétiques." (Manovich, 2001)

2.4 Forme de la généalogie : le panorama de la notion de transparence dans les arts et le numérique.  

Figure n°10 : le panorama sur le désir de transparence dans le numérique.

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Éléments de l’architecture de

l’information

Éléments du cinéma Explication du transfert vers la conception de

l’interface

Présentation des travaux : inscription de généalogies dans des formes visuelles et numériques. Design graphique.

Le panorama comme ancêtre du cinéma : fresque en trompe l’oeil et vaste tableau circulaire placé autour d'une rotonde. Le spectateur voit les objets représentés comme si, placé sur une hauteur, il découvrait tout l'horizon environnant. Il désigne aussi un plan panoramique pris en faisant pivoter la caméra sur son axe.

Le panorama comme espace de projection en aplat (projeter le territoire sur une carte) qui permet de dominer et de parcourir un sujet.

Suivant la trajectoire, le panorama archéologique est une forme permettant de rassembler et de comparer des généalogies (comme plusieurs trajectoires par exemple). Le panorama puise sa forme dans l’histoire des images scientifiques, l’histoire du design et du cinéma, il est un mélange entre :

● l’arbre de connaissance principalement utile pour représenter à la fois la multiplicité (les branches et feuilles) et l'unité (le tronc), et retranscrire des descendances ou ascendances, des liaisons logiques ou thématiques. Il est souvent orienté de bas en haut mais sa forme hiérarchique (un seul tronc, un seul point de départ) doit être dépassée dans le cadre d’une archéologie des médias et du numérique.

● l’arbre de dérivation qui nous permet à partir d’un élément donné d’envisager ses possibilités, ses applications, variantes ou descendances. Dans L’archéologie du savoir, Foucault précise que “l’archéologie peut ainsi - et c’est là un de ses thèmes principaux - constituer l’arbre de dérivation d’un discours” (Foucault, 1969). De notre entreprise, il faudra toujours imaginer un arbre de dérivation avec plusieurs nœuds de départs.

● l’image panoramique de cinéma pour sa capacité à englober un espace sur un axe horizontal, permettant ainsi de donner à une synthèse un point de vue depuis lequel elle est navigable.

● les formes architecturales de la coupole ou du géorama : des sphères ou dômes concaves, utilisés comme métaphore pour leur ouverture vers l’extérieur : une généalogie est toujours en construction, elle déborde toujours vers un ailleurs. Leurs capacités de totalisation de l’espace sont transposées pour nous dans l’ambition de faire la synthèse des formes d’une notion ou d’un motif artistique. 

Le panorama doit être lu de bas en haut, soit :

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● depuis les lieux de provenances des discours, domaines du savoir, les sujets parlants (ingénieurs, artistes...) et les formes de description (techniques d’écritures, moyens de reproductions...)

● vers l’identification des différentes formes de notre objet d’étude, dans notre cas, les différentes formes de la transparence,

● jusqu’aux stratégies/théories qui découlent des formes de la transparence.

Le panorama est une première tentative de donner une forme à ce que Foucault appelait l’archive : “[le] système général de la formation et de la transformation des énoncés” (Foucault, 1969).  

3) Utilisation des techniques du montage pour la comparaison de médias (montage spatial, montage par association, montage dialectique).

3.1 Création d’un outil d‘analyse : la table de montage pour la comparaison par synchronisation et désynchronisation de médias visuels et sonores.

Figure n°11 : la table de montage sur le thème de l’éducation sensorielle en temps de transition médiatique.

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Éléments de l’architecture de

l’information

Éléments du cinéma Explication du transfert vers la conception de

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Présentation des travaux et création d’un outil d‘analyse : inscription de généalogies dans des formes visuelles et numériques. Design graphique.

L’outil table de montage comme espace de découverte audiovisuelle, d’écriture et de présentation de généalogies.

Le transfert est direct puisqu’il s’agit de faire du montage soit en direct par manipulation du son et de l’image, soit a postériori en écrivant la suite des séquences visuelles et sonores et le niveau sonore de chaque source en javascript. L’analyse et la matérialisation des généalogies se font comme au cinéma : par la création de relation entre l’image et le son et les effets qui en émanent.

La table de montage développée utilise les mêmes méthodes que celles engagées par Godard pour la réalisation des Histoire(s)s du Cinéma :

● revoir, reproduire et reprojeter des médias, du cinéma vers la vidéo (pour Godard), et du cinéma vers les interfaces numériques (pour notre cas particulier). Comme le relate Michael Witt : “Godard’s point of departure for the series was the idea of an audiovisual history based on the principle of reprojection or reproduction : “The history of cinema appears to be easy to do, since it is after all made up of images; cinema appears to be the only medium where all one has to do is re-project these images so that one can see what has happened. In “normal” history, one can’t project, because it’s not projectable; one has to codify in one form or another, write, make manuscripts; whereas here it would seem that all one has to do is reproduce“”(Witt, 2013).

● comparer par le montage : utiliser le rapprochement entre deux ou plusieurs images comme méthode d’analyse visuelle. Relier les époques pour réaliser une critique “à la fois archaïque et rafraichissante” (Daney, 1992) et par cette critique tenter d’écrire une généalogie.

En 1978, Godard donne une série de conférences à la Cinémathèque de Montréal. Il projette chaque matin un de ses films, puis l’après-midi, différents extraits d’autres films en rapport avec le film du matin. Son ambition est de réaliser des projections/comparaisons comme il avait pu en voir dans les années 1950 : les projections d’Henri Langlois à la Cinémathèque Française. Le dispositif technique à Montréal ne lui pas permit de projeter plusieurs films en même temps, mais dix ans plus tard, grâce à un mélangeur vidéo, il lui est alors possible de mélanger plusieurs sources et de comparer des films à l’intérieur même de l’espace de l’écran. Cette série de conférences est donc considérée comme un prélude aux Histoire(s) du Cinéma. La table de montage que je propose reprend et prolonge cette ambition de Godard.

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L’idée de Godard que j’ai reprise est qu’il faut sortir du texte pour réaliser une archéologie. L’image et le son sont beaucoup plus partageables et ouvrent de plus importantes pistes d’interprétation qu’on ne pourrait le penser : “little by little, forms of communication gave precedence to text; and if cinema - especially silent cinema - was so popular at a given moment, it’s because people saw, and there was montage and the association of ideas. There was no need to say “I’ve seen that”; one understood by seeing.” (Godard, 1978)

3.2 Méthode d’analyse : le montage parallèle.

Éléments de l’architecture de

l’information

Éléments du cinéma Explication du transfert vers la conception de

l’interface

Présentation des travaux et création d’un outil d‘analyse : productions d’analyses par manipulation de médias.

Proche de la métaphore, Le montage parallèle consiste à lier des séquences aux analogies formelles, sonores ou sémantiques, sans simultanéité temporelle. C’est un type de montage utilisé par exemple par Jean-Luc Godard (Histoires du Cinéma, 1988-1998) et Chris Marker (Sans Soleil, 1983). Il forme un espace de comparaison, de liaison et de sédimentation mémorielle. Il peut prendre la forme d’un montage “collage” ou montage par “association” qui par l’addition d’images établit des rapports non-déterminés.

La méthode du montage parallèle est reprise de façon statique dans les trajectoires (juxtaposition d’analogies ou de dissonances) et de façon dynamique dans la table de montage synesthésique qui permet de synchroniser ou désynchroniser une bande son ou un film.

 

    

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3.3 Méthode d’analyse : le montage alterné.

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Éléments du cinéma Explication du transfert vers la conception de

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Présentation des travaux et création d’un outil d‘analyse : productions d’analyses par manipulation de médias.

Le montage alterné fait se succéder des séries d'images qui ont une liaison de simultanéité temporelle entre elles. “Dans One plus one (Jean-Luc Godard, 1968), les quatre séries distantes dans l'espace (La répétition des Rolling Stones, les Black Panthers qui fusillent des femmes blanches [...] Iain Quarrier qui lit Mein Kampf [...] Eve Democracy qui peint des slogans) ont lieu au même moment et rendent compte du climat pré-révolutionnaire.” (Lacuve, 2010)

La technique du montage alterné est utilisé en l’état dans la table de montage synesthésique lorsque dans une même séquence la bande son de McLuhan est montée en alternance avec La Société du Spectacle de Debord, il y a une simultanéité temporelle des deux théoriciens : tous deux évoquent les mêmes idées à la même période (fin des années 60/début des années 70) dans des contextes et lieux différents.

C)Prototypage de l’ensemble de la plateforme.

1) Wireframes et tests utilisateurs Pour découvrir la relation entre les objectifs de la plateforme, le choix des fonctionnalités, leurs formalisations dans une interface et le prototype de la plateforme, consultez l’annexe N°2, page 53. Les premiers wireframes réalisés avec Axure ont été mis en ligne à l’adresse suivante : http://www.loupcellard.com/export/index.html La plateforme finale est consultable à l’adresse suivante : http://www.loupcellard.com/memoire/plateforme/home.html

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Il est conseillé de visionner les wireframes avec le navigateur Google Chrome du fait d’une meilleure comptabilité entre le logiciel Axure. Le schéma fonctionnel en annexe 3 représente la structure de la plateforme, à mi chemin entre le framework (architecture technique) et le workflow (étapes de travail). Cette démarche comprend la création d’un modèle de données, sa structuration dans une base de données, la génération de généalogies d’après les données de cette base et l’explicitation des généalogies dans des formats de publication. L’exploration dans les généalogies permettrait de revenir enrichir la base de données avec de nouvelles données, métadonnées, ou relations. Les wireframes ont été testées par les mêmes participants aux entretiens en phase de prè-conception. Durant ces entretiens, les personnes ont librement navigué sur le site tout en étant questionnées sur les problèmes d’interfaces rencontrés. De nombreuses pistes d’améliorations ont émergé, elles sont précisées sur le schéma de l’annexe N°2, page 53.

2) Graphisme et isomorphisme de l’interface. De manière à rester proche et pertinent de notre objet d’étude, les choix graphiques ont été guidés par l’idée d’isomorphisme, l’interface doit faire résoner et informer le contenu qui y est présenté. Pour Eagen et Ngwenyama, chercheurs en design d’information à la Ryerson University de Toronto, ce principe d’isomorphisme est une attitude de design que devrait adopter l’architecture de l’information. Ils l’expliquent de la manière suivante : “[a] form that resonates with meaning adds to uniqueness of experience and the non-verbal understanding. Content should be reflected in the morphology”(Eagen and Ngwenyama, 2006). Ainsi les choix graphiques sont réalisés en relation avec les formes visuelles de l’archéologie du savoir et du cinéma.

2.1 Choix de la typographie La typographie choisie pour la réalisation de la plateforme est la famille de caractères Fedra Sans, dessinée en 2001 par Peter Bil’ak, typographe tchécoslovaque. À l’origine cette typographie a été commandée à Peter Bil’ak par le studio Ruedi Baur Integral pour la nouvelle identité de la compagnie d’assurance allemande Bayerische Rück. Fedra Sans appartient à la famille de caractères des “sans serif” (que l’on appelle aussi “linéale” ou “grotesque”), qui définit les typographies sans empattement (les petites extensions qui forment la terminaison des caractères). Les typographies “sans serif” sont nées dans les années 1920 à l’École Allemande du Bauhaus, dans un désir de rendre plus lisible les typographies et d’orienter la création de typographies vers davantage de fonctionnalisme : loin d’un pur esthétisme la forme d’une typographie doit répondre à une fonction. Comme l’explique Peter Bil’ak sur son site web, Fedra Sans a été conçue spécialement pour permettre son utilisation sur papier comme sur écran :

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Figure 12 : commentaire de Peter Bil’ak sur la typographie Fedra Sans

Cette flexibilité entre référence à l’écriture manuscrite et lecture à l’écran sied bien au présent projet d’archéologie du numérique qui se situe entre la référence au modernisme (celui du Bauhaus et la naissance des médias de masse) et au contemporain (le numérique et ses interfaces de lecture/écriture).

2.2 Gamme chromatique

Figure 13 : gamme de couleurs utilisée pour la conception du prototype fonctionnel. Ce projet étant marqué par la référence au cinéma, tant dans les contenus que dans l’utilisation de ses techniques, le fond noir de l’interface symbolise l’écran noir et opaque propre à l’obscurité d’une salle de cinéma. Proches des couleurs pures (non altérées par une autre couleur) utilisées par Jean-Luc Godard dans les Histoire(s) du Cinéma, trois couleurs pour les textes de l’interface ont été choisies. Le bleu et le jaune sont des couleurs primaires aux teintes pures créant ainsi un “contraste maximum” (Itten, 1961). Le violet et le gris viennent atténuer ce fort contraste. L’effet des petites touches de couleurs saturées des textes sur le grand fond noir de l’interface crée un contraste de “quantité” puissant qui attire et fixe l’oeil. (Itten, 1961).

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D) Développement de la table de montage.

Figure n°11 : la table de montage synesthésique sur le thème de l’éducation sensorielle en temps de transition médiatique.

1) Objectif scientifique de la table de montage Il s’agit de comparer, créer et matérialiser des résonances et dissonances entre différentes œuvres des arts visuels et de rendre visible des généalogies sous la forme d’un montage audiovisuel. La table de montage doit être envisagée comme elle l’est pour le cinéma : une étape d’écriture avant la projection.

2) Les trois utilisations de la table de montage :

● la table de montage comme espace d’exploration et de découverte de données audiovisuelles : un outil flexible et modulaire qui permet le montage en temps réel,

● la table de montage comme table d’écriture des découvertes de l’exploration : la création de liaison entre le son, l’image et le texte,

● la table de montage comme table de matérialisation et de présentation des découvertes : il est possible d’écrire des partitions thématiques (comme le montage présenté ici) et de jouer des séquences avec cette table. Sur ce dernier point, la matérialisation des découvertes pourrait être prolongée sous la forme d’une vidéo scénarisée.

La table de montage permet de mélanger en temps réel une source vidéo et une source sonore. L'ensemble de la table de montage est introduit par un texte expliquant ses

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enjeux scientifiques. Un montage d’une durée de sept minutes est lisible au lancement de la bande son. Un texte synchronisé à la bande son permet de contextualiser et expliciter les contenus. Le scénario du montage est lisible à la suite de la table de montage. Cette table de montage a été développée en HTML et CSS, avec l’aide de la librairie Popcorn.js qui permet de manipuler et de créer des relations entre des médias dans une interface web. Le code du prototype est commenté et téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.dropbox.com/sh/uyz6m1nehk10etj/AACt7SLj5CnSjE_-FxsBD61qa?dl=0

VI) Résultats, retours réflexifs et futurs développements.

A) Principaux résultats du mémoire. Après analyse des prototypes, l’utilisation de l’architecture de l’information pour la construction d’une plateforme d’humanités numériques a permis de :

● structurer et organiser des ressources pour l’archéologie des médias (création d’une collection et de taxonomies), ainsi que de spatialiser et hiérarchiser ses ressources (définition et ordonnancement des pages, modalités de navigation),

● fournir des outils d’analyse, de comparaison et de matérialisation aux chercheurs : conception des généalogies/diagrammes performatifs, et de la table de montage,

● créer des ponts entre différentes disciplines : utilisation des méthodes du cinéma pour l’archéologie des médias et création de ce transfert grâce à l'architecture de l’information.

Trois méthodes ont été créées pour retracer des généalogies intellectuelles, artistiques et techniques :

● étaler une généalogie sur un axe temporel, ou sur un axe sémantique (les trajectoires),

● enquêter sur une notion du numérique (panorama archéologique sur la transparence),

● adapter la méthode de Godard pour retracer des généalogies médiatiques grâce au montage audiovisuel. Le texte savant n’est pas le seul moyen pour raconter des généalogies. Il s’agit de pouvoir visualiser et manipuler réellement des

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données dans une interface web (développement de la table de montage synesthésique).

Avec ce travail, nous avons exploré une nouvelle méthode au croisement des sciences, du design, des technologies et de l’art pour tenter de réaliser une archéologie du numérique :

● la recherche doit être guidée par les méthodes de l’archéologie du savoir et des médias qui définissent des objectifs, des enjeux de recherches, un cadre théorique et historique (contribution de la science).

● la conception guidée par l’architecture de l’information et l’UX Design garantit les conditions d’utilisabilité de ces outils d'analyse ou de ces formes de rendus. La création de diagrammes performatifs montre que le design d’information a une grande valeur pour la création d’images scientifiques (contribution du design).

● les technologies du web doivent nous permettre de créer des outils précis, simples et appropriables sans avoir recours à un logiciel externe (souvent onéreux) dont on ne maitrîse ni les fonctions, ni les effets (contribution de la technique).

● seules les techniques artistiques du montage permettent de rendre visible aussi clairement des analogies ou des dissonances entre des œuvres (contribution de l’art).

B) Place et rôle de l’architecture de l’information dans la production des recherches de l’archéologie des médias et des humanités numériques. Dans le cadre de la conception d’interfaces en humanités numériques, il ressort du mémoire que l’architecture de l’information est plus un ensemble d’attitudes et d’attentions qu’un métier identifié. Je reprends ici, la formule originale de László Moholy-Nagy, designer et professeur au Bauhaus : “Le design : une attitude, pas une profession” (Moholy-Nagy, 1947). Ses attitudes et attentions peuvent être soit distribuées dans les compétences de différentes personnes qui développent un projet d’humanités numériques (chercheurs, designers, développeurs, informaticiens...), soit chez le concepteur principal que l’on nommera architecte de l’information. Aidé du référentiel de compétences en architecture de l’information, il nous est possible de lister les attitudes et attentions de l’architecture de l’information :

● concevoir avec l’usager : piloter la conception à partir de l’expérience utilisateur, comprendre les motivations/attentes/freins des usagers, intégrer l’activité de l’utilisateur en fonction des critères définis dans des entretiens,

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concevoir des tests utilisateurs. L’architecte de l’information est donc un designer d’expériences (UX designer) et pas seulement un designer d’interactions.

● trouver un équilibre entre des objectifs de recherches, des ressources techniques, des compétences de design et un agenda : savoir faire dialoguer et coopérer les métiers connexes, surveiller les standards, les normes et les règlementations, faire des comparaisons (benchmarks) sur les méthodes et outils numériques. L’architecte de l’information est un chef de projet.

● hiérarchiser, distribuer les informations : savoir structurer l’information, les données et les ressources documentaires, définir la structure du dispositif, réaliser une arborescence du contenu et des fonctionnalités, choisir les libellés cohérents pour les outils de navigation. L’architecte de l’information est un documentaliste.

● trouver des formes pertinentes pour la création d’outils c’est-à-dire la matérialisation de fonctions dans des interfaces numériques : être attentif à l’éditorialisation des contenus (charge de travail, concision, homogénéité, connotation), création de formes en adéquation avec des objectifs de recherche scientifique, révéler le contenu d’une interface grâce à la typographie et aux couleurs. L’architecte de l’information est aussi designer graphique.

● créer des prototypes : réaliser des prototypes fonctionnels et générer des pages Web statiques et dynamiques, ainsi qu’intégrer des contenus multimédias. L’architecte de l’information maitrise les langages de programmation.

Dans le cadre des humanités numériques, l’objectif est également la création de nouveaux formats de publications scientifiques qui donnent aux chercheurs des outils d’analyses partageables et des formes de rendus appropriables par différents publics. Il s’agit de concevoir et proposer d’autres formes que le livre et le PDF pour aller vers plus de souplesse, de malléabilité et de délinéarisation dans son expérience de lecture/écriture scientifique.

C) Limites du mémoire et pistes d’améliorations. La possibilité d’interroger davantage de personnes sur leur intérêt pour les thèmes de l’archéologie du savoir et des médias permettrait d’ouvrir d’autres pistes de travail envers des publics hétérogènes (notamment à l’international). Les sujets d’analyses de l’archéologie des médias étant divers (une technique, une forme artistique, un concept...) d’autres formes de généalogies seraient à inventer pour chaque type d’investigation. Suivant cette phrase de Foucault, “la généalogie, c’est l’histoire comme carnaval concerté” (Foucault, 1971) c’est-à-dire l’actualisation des formes et identités

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réapparues, une quatrième forme de la généalogie pourrait être conçue. Outre les trois formes de généalogies proposées dans ce mémoire (la trajectoire, le panorama, la table de montage), cette forme rendrait plus clair la présence de l’ancien dans le nouveau, l’idée que des fragments du passé s’actualisent dans des formes contemporaines, que cela soit des œuvres, des techniques ou des discours. L’investigation dans les Histoire(s) du Cinéma a permis de se rendre compte que dans cette série de films, les images sont loin de n’être que des illustrations. Elles deviennent des acteurs autonomes qui, de par leurs caractéristiques formelles ou de par le sens de leurs contenus “prennent position” (Didi-Huberman, 2009) dans les Histoire(s) ou dans l’Histoire. Dans le livret d’introduction d’un de ses coffret DVD, Godard parle aussi de “la vie personnelle des images” (Godard, 2006) dotées d’un mode d’existence à part (Latour, 2012) avec ses formes de vérités et ses modalités de communication à travers les âges. Mais alors, comment les images deviennent-elles des êtres sociaux ? Quelles sont leurs modalités de médiatisation ? Ce mémoire aura permis de soulever ce questionnement et d’ouvrir un nouveau champ de recherche pour les humanités et humanités numériques.

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