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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53. http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 1/52 Mathias Delcor Le mythe de la chute des anges et de l'origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans l'apocalyptique  juive. Histoire des traditions In: Revue de l'histoire des religions, tome 190 n°1, 1976. pp. 3-53. Résumé Une des explications de l'origine du mal dans le monde a été rattachée dans le judaïsme au mythe de la chute des anges. Cette étude essaie de démêler l'histoire des traditions souvent compliquées qui, du deuxième siècle av. J.-C. jusqu'au premier siècle de notre ère, se sont développées à partir de Genèse 6, 1-4. Aussi est-il étudié en premier lieu le sens qu'avait originairement ce passage dans la préhistoire du texte, puis quand il a été repris par le Yahwiste. Sont passées successivement en revue les exégèses qui en furent données au cours des siècles : interprétations targumiques, textes de Qumran, et surtout littérature apocalyptique. Dans le corpus hénochien, le livre des Veilleurs occupe une place centrale dans la formation du mythe de la chute des anges. La recherche porte plus spécialement sur l'origine de certaines traditions. On voit se manifester l'influence des mythes grecs, mais plus rarement on observe la résurgence des mythes cananéens. On constate, pour ce cas précis, la large ouverture des apocalypticiens aux mythologies étrangères et leur grande puissance d'assimilation à l'égard de ces dernières. Citer ce document / Cite this document : Delcor Mathias. Le mythe de la chute des anges et de l'origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans l'apocalyptique juive. Histoire des traditions. In: Revue de l'histoire des religions, tome 190 n°1, 1976. pp. 3-53. doi : 10.3406/rhr.1976.6254 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1976_num_190_1_6254

Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

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estudios henóquicos

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Mathias Delcor

Le mythe de la chute des anges et de l'origine des géants

comme explication du mal dans le monde, dans l'apocalyptique

 juive. Histoire des traditionsIn: Revue de l'histoire des religions, tome 190 n°1, 1976. pp. 3-53.

Résumé

Une des explications de l'origine du mal dans le monde a été rattachée dans le judaïsme au mythe de la chute des anges. Cette

étude essaie de démêler l'histoire des traditions souvent compliquées qui, du deuxième siècle av. J.-C. jusqu'au premier siècle

de notre ère, se sont développées à partir de Genèse 6, 1-4. Aussi est-il étudié en premier lieu le sens qu'avait originairement ce

passage dans la préhistoire du texte, puis quand il a été repris par le Yahwiste. Sont passées successivement en revue les

exégèses qui en furent données au cours des siècles : interprétations targumiques, textes de Qumran, et surtout littérature

apocalyptique. Dans le corpus hénochien, le livre des Veilleurs occupe une place centrale dans la formation du mythe de la chute

des anges. La recherche porte plus spécialement sur l'origine de certaines traditions. On voit se manifester l'influence des

mythes grecs, mais plus rarement on observe la résurgence des mythes cananéens. On constate, pour ce cas précis, la large

ouverture des apocalypticiens aux mythologies étrangères et leur grande puissance d'assimilation à l'égard de ces dernières.

Citer ce document / Cite this document :

Delcor Mathias. Le mythe de la chute des anges et de l'origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans

l'apocalyptique juive. Histoire des traditions. In: Revue de l'histoire des religions, tome 190 n°1, 1976. pp. 3-53.

doi : 10.3406/rhr.1976.6254

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Le

mythe de

la

chute des anges

et

de

l origine

des

géants

comme explication du mal dans le monde

dans

l apocalyptique juive

Histoire des traditions

Une des explications de

V origine du

mal

dans

le

monde a

été

rattachée dans le judaïsme au

mythe

de la chute des

anges. Cette

élude essaie de

démêler

Vhistoire des

traditions souvent

compli

quées ui, du deuxième siècle av. J.-C. jusqu'au premier

siècle

de

notre ère,

se sont

développées

à partir de Genèse 6, 1-4.

Aussi

est-il

étudié

en

premier

lieu le sens qu'avait originairement ce

passage

dans

la

préhistoire du

texte,

puis quand il a

été

repris

par le Yahwiste. Sont passées successivement

en revue

les exé

gèses qui

en

furent

données

au cours

des siècles : interprétations

targumiques,

textes

de

Qumran,

et

surtout

littérature

apocalypt

ique.ans

le

corpus

hénochien,

le

livre

des

Veilleurs occupe une

place centrale

dans la formation

du

mythe de la chute des

anges.

La

recherche porte

plus

spécialement sur Vorigine de certaines

traditions.

On

voit se

manifester V

influence des mythes grecs,

mais

plus rarement on observe la résurgence

des

mythes cana

néens. On constate, pour

ce

cas

précis,

la

large

ouverture des

apocalypticiens

aux mythologies

étrangères

et leur grande

puis

sance d'assimilation

à

l'égard

de

ces

dernières.

La

littérature

apocalyptique

a fait

une grande place au

mythe

de

la chute des

anges, qui a

été

l'une

des

explications

de l'origine du mal dans le

monde.

Nous voudrions essayer de

démêler l'histoire des traditions

souvent

compliquées qui,

au

cours des

deux derniers

siècles antérieurs

à

l'ère chrétienne et

au Ier

siècle

de notre

ère,

se

sont

développées à partir de

Gen.

6, 1-4, d'abord

dans les

interprétations

des

Targums,

ensuite dans la littérature apocalyptique proprement

dite, à

commencer par le

livre

des Veilleurs du Corpus hénochien.

REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

3/76

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4 REVUE DE L HISTOIRE DES

RELIGIONS

Pour mieux montrer les diverses phases de l'évolution de

ces

traditions,

il

importe de

déterminer

en premier lieu le

sens

qu'avait

originairement

Gen.

6, 1-4,

d'abord

dans

la

préhis

toire u texte,

puis

lors de sa reprise par le Yahviste. Si les

études exégétiques sur le fragment de la Genèse sont abon

dantes1,

celles

sur la littérature

apocalyptique

sont peu nomb

reuses et n'envisagent

pas

le problème dans

son

ensemble2.

I. — Le

fragment

mythologique de Genèse 6, 1-4

La Genèse

a

conservé un

fragment

assez énigmatique

situé en

tête

du

chapitre

6,

1-4,

où, sous

sa

forme

actuelle,

il

constitue

une

sorte de préambule à la constatation de

la

corruption croissante du genre humain

et

à

la décision divine

de tout exterminer sur la

terre

: hommes

et animaux

(6,

5-7).

Assez habituellement,

ce fragment est

attribué au Yahviste

en

raison de

son style

et de

sa phraséologie.

Mais Dexinger

a

proposé

récemment

de

rattacher le verset 3 relatif

à

la durée

de

vie

de

l'homme à

120 ans au Document

sacerdotal,

en

raison du lien de

cette

donnée

avec

les généalogies du cha-

1)

Bibliographie

:

citons

les travaux les plus

récents

: G.

E.

Closen,

Die

Silnde der Sáhne Colles

(Gen.

6,

1-4),

Rome, 1937

;

E.

G.

Kraeling,

The

signi

ficance and Origin oř Gen. 6, 1-4, JNES

6

(1947), pp. 193-208; J. Fischer,

Deutung

und literarische

Art

von Gen.

6, 1-4,

Banner

Biblische Beitràge

1

(Fest

schrift

Nôtscher),

Bonn, 1950, pp. 74-85 ; J. B. Bauer, Videntes filii Dei filias

hominum, Verbum Domini 31 (1953),

pp.

95-100.

E.

A. Speiser, YDWN,

Gen. 6, 3, dans Oriental and

Biblical

Studies. Collected writings of

E.

A. Speiser,

Philadelphia,

University of

Pennsylvania,

1967,

pp. 35-40 ; \V. Herrmann,

Die Gôttersôhne,

ZRGG

12 (1960),

pp.

242-251

;

P.

Humbert,

Démesure

et

chute dans l'Ancien Testament :

maqqel

shaqed,

Hommage

à Wilhelm Vischer,

Montpellier, 1960,

pp. 63-82 ;

Brevard S. Childs,

Myth and

Reality in

the

Old

Testament,

Londres, 1960,

pp.

50-58. Mais parmi tous ces

travaux

il faut citer

spécialement l'étude

importante

de Ferdinand Dexinger, Sturz der Gôtter

sôhne

oder

Engel

vor

der

Sinflut

?

Versuch

eines Neuverstàndnisses

von

Genesis

6,

2-4, unter

Berûcksichtigung der Religionsvergleichenden und Exegesegeschicht-

lichen

Méthode,

Wien, 1966,

et

J.

Scharbert,

Traditions- und

Redaktions-

geschichte von Gen. 6,

1-4,

Biblische

Zeitschrift 11

NF. (1967), pp. 66-78.

2) Adolphe Lods,

La chute

des anges.

Origine et portée

de

cette

spéculation,

Revue

d'histoire

et de philosophie religieuses 7 (1927),

pp.

295-315 ;

Leo

Jung,

Fallen

Angels in

Jewish, Christian and

Mohammedan Literature.

A

Study in

comparative

Folk-lore, JQR

N.S.

XV

(1924-1925), pp.

467-502

;

XVI,

pp.

45-88

;

pp. 171-205 ; pp. 287-336 ; Ch. Robert,

Les

fils

de

Dieu et les

filles des

hommes,

RB

4

(1895), pp. 340-373 ; pp.

525-552. L.

R.

Wickham,

The sons

of God

and

the daughters

of

men : Genesis VI, 2

in

early Christian exegesis, Oudtestamentische

Studiën 19 (1974),

pp.

135-147.

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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE

DES

ANGES О

pitre

5.

Le verset 4

est aussi rattaché

par

cet exégète au

Priesterkodex1. Selon Dexinger, seuls

les

versets 1

et

2 appar

tiendraient

au

Yahviste.

Quoi

qu'il

en soit

du bien-fondé

de

la distinction des sources,

ce fragment mythologique

ne cons

titue pas

une

conclusion

du chapitre 5 qui

d'ailleurs

appartient

à

P...

Bien

que

ce

chapitre

5

décrive une succession généalo-

logique d'hommes qu'il est convenu d'appeler les patriarches

antédiluviens dont la

vie

fut

exceptionnellement

longue et

féconde,

on

ne peut

pas dire

que

les

premiers

mots

du ch a

pitre 6 : « lorsque

les

hommes eurent commencé

à

être nom

breux

sur

la

face de

la

terre... »

constitue

nécessairement un

lien

avec

ce

qui

précède2.

Nous

avons

plutôt

affaire

à

un

début

absolu de récit. L'union des

beney

Elohim avec les filles des

hommes

n'eut

pas lieu tout au début de l'humanité

mais

lorsque

le genre

humain

eut

commencé à se

multiplier. Le

texte

biblique

présente ensuite

l'union de ces

beney

Elohim

comme

le résultat de

l'attrait

exercé sur

eux

par la beauté

du sexe féminin : « Ils virent

qu'elles

étaient belles... » (riT31î3,

6, 2). Nous n'avons

pas

l'intention

de

résoudre

ici les nombreux

problèmes

de

critique textuelle,

de

philologie et

d'exégèse

que

pose

ce

fragment

et

nous renvoyons aux commentaires et aux

études spéciales cités

plus

haut. Dans les perspectives de

cette étude,

il nous

importe plutôt d'identifier

les

acteurs de

cette union.

A) Qui sont les beney

Elohim

?

L'histoire

de l'exégèse révèle

que

les commentateurs

anciens et modernes

ont

été

divisés sur leur identité.

Pour les

uns,

il

s'agit

d'êtres divins

ou semi-divins,

les anges, pour les

autres, cette expression ne désigne que des hommes,

les des

cendants de Seth,

ou même des rois et des potentats3.

La

plus ancienne

interprétation

est

celle qui voit dans ces

1) F.

Dexinger, Sturz

der

Gôttersôhne oder

Engel vor der Sinflut

?, pp.

56-57.

2) Sur

tout

ceci, cf. S. R. Driver,

The

Book

of

Genesis.

3) On

trouvera le

résumé

de

ces diverses conceptions dans

F.

Dexinger,

op.

cit., pp.

125-130.

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6 REVUE DE L'HISTOIRE

DES

RELIGIONS

êtres des anges. La

LXX,

d'après certains manuscrits, traduit

de fait par

ayysXot тои

6sou alors que

d'autres manuscrits

rendent

littéralement beney

Elohim

par

uîol

тои беоЗ.

En

faveur de

l'identification avec

les êtres

angéliques, on invoque

d'ailleurs d'autres

passages

de

l'Ancien

Testament : Job 1,6;

2, 1 ;

38,

7 ;

Ps. 29,

1 ;

89,

7. D'après le livre de Job, les

beney

Elohim font

partie

de

la Cour divine, car ils viennent

se pré

senter

devant

Yahvé

comme

des serviteurs

devant

leur roi,

prêts à

exécuter ses ordres. Satan se

trouve

aussi en

compag

niees beney

Elohim

(Job 1, 6

et

2, 1). Ils sont présents

à

l'œuvre de la

Création

: ils manifestent

en chœur

leur jubi

lation

comme

les

étoiles

du

matin qui

sont

d'ailleurs

mises en

parallélisme synonymique avec les

beney

Elohim (Job 38, 7).

Dans le Ps. 29, 1,

les

beney

Elim

sont invités

à

rendre gloire

à

Yahvé et ils recouvrent apparemment la même réalité que

«

l'assemblée des saints

»

(qhl

qdshim)

du Ps.

89, 6.

Mais cette interprétation

de la LXX

est déjà,

semble-t-il,

une

réaction du traducteur grec contre le contenu mytholo

gique

u texte hébreu dont il

a

aperçu

les

relents polythéistes.

Nous sommes

donc,

semble-t-il, en

présence d'une tentative

de démythisation. Aussi

nous importe-t-il

d'essayer

de

saisir

plutôt le

sens exact

de beney

Elohim.

Le terme beney ne sert

pas

à

marquer

ici

la

filiation physique, biologique, mais

plutôt l'appartenance

à un

groupe. Les

beney Elohim sont

des

êtres appartenant au

monde divin

exactement

comme les

beney ha-adam

(1

Sam. 26, 19) font

partie

de l'espèce humaine

ou

comme les beney hannebVim

(1

Rois 20, 35) sont

des

personnes appartenant au monde des prophètes.

Il est

plus

difficile

de

dire

si

Elohim

est un

singulier ou

un

pluriel.

L'analogie

avec

les beney

Elim des

Ps.

29,

1

et

89, 7 qui

est

nettement

un pluriel indiquerait que Elohim est un pluriel, ce

qui

serait

l'explication la

plus

vraisemblable. Le

texte

hébreu

parle

donc

d'êtres divins, d'êtres appartenant au monde

des

dieux.

Cette

explication est par

ailleurs justifiée si

l'on

rapproche

l'expression

beney

Elohim ou

beney

Elim des bn

il

des textes

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LE

MYTHE DE

LA CHUTE

DES ANGES

7

ugaritiques qui désignent, semble-t-il, les dieux pris en corps1.

Dans

les textes

de Ras Shamra, l'expression bn

il

apparaît

souvent dans

la

locution

mphrt

bn

il,

dr bn

il

qui

sont parfois

en

parallélisme

synonymique2.

On

trouve

aussi phr bn ilmz

qu'on traduit assez

habituellement

« assemblée des dieux »

et

qui

est

d'ailleurs équivalent de mphrt

bn il

(2, 17, 34 ;

107,

3)4.

Ces

expressions n'impliquent pas nécessairement

une

session plénière des dieux

mais

seulement un rassemblement

de dieux.

Elles servent

à

exprimer

le

panthéon

ugaritien5.

A Byblos,

l'inscription phénicienne

de Yebimilk

parle

de

«

l'assemblée des saints

dieux de Byblos », mphrt 4 gbl

qdshm6.

Ailleurs,

une

inscription

phénicienne

de

Karatépé

porte

une

expression analogue

ûVk p

TT Vs7 « toute l assem

blée

es

fils

des Dieux

».

On

constate

donc

tantôt

la

présence,

tantôt

l'absence

de bn devant le

nom

divin

pour désigner les

êtres divins dans les inscriptions phéniciennes, alors

que les

textes

ugaritiques

beaucoup plus

anciens

que ces

inscriptions

emploient régulièrement

l'expression bn il

ou

bn

ilm au

singulier ou

au

pluriel.

Nous avons vu

que le mot ben

précé

dant

un nom

signifie en

hébreu

biblique

l'appartenance

à

une

classe d'êtres8. Il possède aussi le

même

sens en ugaritique9.

Ces simples

remarques

philologiques

nous conduisent à

faire

une

double

hypothèse :

1) II

faut sans doute supposer

que

dans l'Urtext de

la

Genèse

les beney Elohim étaient

non

pas

des

anges mais

des

dieux. Leur identification avec

les anges pourrait déjà être

le résultat de la reprise de cette expression dans le monde de

1)

Cf.

A.

Caquot,

M.

Sznycer,

A.

Herdner,

Textes

ugaritiques,

t.

1,

Mythes

et légendes,

Paris,

1974,

p. 55.

2) Richard E. Whithaker, A

Concordance of

the

Ugaritic

Literature, Paris,

Harvard University

Press, 1972.

3) 51, 3, 14 (C.

Gordon,

Ugaritic

Text Book).

4)

Ce sont

les

références

dans C.

Gordon,

Ugarilic

Text Book.

5)

Marvin H. Pope, El in the

Ugaritic

Texts, Leiden,

1955,

pp.

48-49.

6) H. Donner,

W.

Rôllig, Kanaanàische Inschriften,

Wiesbaden,

1962,

Bd

1, n° 4, 4.

7)

H. Donner-W.

Rôllig, op.

cit., n° 26, A

III,

19.

8) P. JotŤON, Grammaire de

Vhébreu biblique, Rome,

1947, 129 p.

9) Voir Gordon,

Ugaritic

Text Book,

sub verbo

bn

du glossaire.

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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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8 REVUE

DE

L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

pensée yahviste

avant d'être

l'attitude du traducteur grec

des

LXX

en présence

d'un texte

mythologique. En d'autres

termes,

pour

rendre

acceptable

au

monde monothéiste

israélite cette expression toute chargée

de

réalités

païennes,

il a fallu la démythiser.

2) II faut donc supposer qu'a

circulé

en Canaan un mythe

antérieur

au

Yahvisme — notons qu'il

s'agit

des

fils

d'EIohim

et non des

fils

de Yahvé — mythe qui

aurait raconté

l'union

des

dieux

avec des mortelles.

Or, à notre

connaissance, aucun

texte

mythologique provenant de Ras Shamra ne nous a livré

encore

de légendes se rapportant de

près

ou

de loin à

celle

de

la

Genèse. Westermann1 a voulu,

il

est vrai,

trouver

un

paral

lélisme

à

Gen. 6,

1-4

dans un

passage

du poème

ugaritique

de

la naissance des

dieux gracieux

et beaux

selon

le titre que

lui

donna jadis notre

maître

Ch.

Virolleaud2.

Le dieu El ren

contre sur le bord du rivage

deux

femmes qui vont puiser de

l'eau

et

remplissent sans doute l'office

cultuel

des hydrophores,

attesté par

ailleurs dans

les

cultes syriens et

même à Jéru

salem3. El veut posséder les deux femmes

mais il

se

trouve

frappé d'impuissance. Après avoir retrouvé sa

virilité

en

faisant rôtir

un

oiseau,

il

accomplit

son dessein. De cette

union

naissent

d'abord

deux dieux

:

Shahar

et Shalim, puis

les dieux gracieux

qui

ne

peuvent rassasier leur

voracité.

Mais le

parallélisme invoqué par Westermann ne paraît

pas s'imposer.

Outre

qu'il est lointain

comme

l'auteur lui-

même l'a pressenti

(« Es handelt

sich

nur um

eine

entfernte

Parallèle »), il

faut

souligner

de très notables différences.

Il

faudrait d'abord que

l'on soit assuré que les

deux

femmes

partenaires

de

El

soient des mortelles.

Or

rien

n'est

moins

sûr.

Au contraire tout laisse croire qu'il s'agit de déesses,

car

elles

1)

Claus

Westermann,

Erzàhlun^en von.

Schuld und

Strafe

in Genesis,

dans

Forschungen am alien Testament (Theologische Biicherei, 24),

MQnchen,

1964,

p. 55.

2)

Ch. Virolleaud,

La naissance

des

dieux

gracieux

et beaux,

Syria 14

(1933), pp. 128-151.

3)

I. Levy,

Cultes

et rites

syriens

dans

le

Talmud,

Revue des Etudes

juives

43 (1901), pp.

Í83-205

; M. Delcor,

Rites

pour l'obtention de l'eau à Jérusalem

et dans

le Proche-Orient, RHR, 1970,

pp.

117-132.

Page 8: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE DE

LA CHUTE DES ANGES 9

appellent El

« Papa »

avant

de

l'appeler

« Epoux » au

moment

de leur union

avec

la divinité1. De fait,

El

est à la

fois

le géni

teur

des

dieux

et

le

fécondateur

des

déesses,

ses

filles.

Enfin,

il

faut souligner

que des

dieux

et non des

géants sont le

pro

duit

de

cette union.

Rien de semblable au fragment de la Genèse

ne

se

trouve

non plus

dans Philon de Byblos. D'après

des traditions d'un

syncrétisme étrange et

de

mauvais

aloi rapportées par Eusèbe

de Césarée2,

il

a

raconté, il

est

vrai, la naissance des géants

qui

portent le nom de montagnes

se

trouvant dans son horizon

géographique :

le

Cassios,

le

Liban, l'Antiliban

et le

mystérieux

Brathy. Mais ces géants qui

dépassent

leurs

parents

en

taille

et

en puissance sont nés de

simples

mortels : Lumière,

Feu et

Flamme issus d'Aeon

et

de Protogonos, eux-mêmes des

mortels. «

II dit

ensuite que

de

la race d'Aeon et

de Protogonos

seraient nés encore

des

enfants mortels,

dont

les

noms

étaient

Lumière,

Feu et

Flamme (qxoç,

тсир,

<pXó£). Ceux-ci encore

eurent des

fils

qui

les dépassèrent

en

taille et

en puissance.

On donne leur nom aux montagnes

sur

lesquelles ils avaient

exercé leur pouvoir.

De sorte

que c'est d'eux que

prirent

leur

nom le Cassios

et

le Liban,

et

l'Antiliban

et

le Brathy »3.

Le

thème

de

l'union

des dieux

et

des mortelles

n'est

pour

tant

pas absent de

l'histoire des religions.

Cette

union

a

pour

but

d'expliquer la naissance

de

certains

êtres

exceptionnels,

soit

des philosophes,

soit

des

héros, soit

même

des

monstres

ou des démons.

Dans le monde assyro-babylonien, «

les démons

mauvais

sont

les

enfants

du

couple

Ciel-Terre ; ils

habitent les terrains

vagues, les

creux

de

la

terre,

les

espaces

déserts...

»4.

Mais

malgré les apparences, le

Ciel et

la Terre

ne

représentent pas

1)

Cf. Caquot,

Sznycer,

Herdner,

op.

cit., p.

357.

2) Eusèbe de Césarée,

Praeparatio Evangelica

I,

110,

9 (éd. Sirinelli-des

Places, dans Sources chrétiennes).

3) Trad.

Lagrange,

Etudes sur

les religions sémitiques,

Paris, 1905 (2e

éd.),

p. 415.

4)

R. С Thompson,

The

devils and Evil

Spirits of

Babylonia

I,

pp.

89,

103,

190, 192.

Page 9: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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10 REVUE

DE L'HISTOIRE

DES RELIGIONS

d'une part

un

dieu céleste et d'autre part une

femme

d'origine

terrestre. Ce

sont tous deux

des

divinités. Le

parallèle

est

donc peu

significatif

pour

le

passage

de

la

Genèse.

Dans

le

monde grec,

les hommes

exceptionnels étaient censés être le

fruit de

l'union

d'un dieu avec

une

mortelle.

C'est

vrai de

Platon qui, selon des traditions

rapportées par

Diogène Laërce,

est le fils d'Apollon. De son côté, Plutarque raconte

qu'Alexandre

le

Grand était

le fils de Zeus

qui,

sous la forme

d'un éclair,

aurait

pénétré dans le sein d'Olympias, sa

mère1.

Peu

importe la

manière

dont sont réalisées

ces

unions,

que

ce

soit sous la forme d'un souffle (èninvoux.) ou d'un

attouchement

(етгафу)),

comme

c'est

le

cas pour l'engendrement

d'Epaphos

d'après

Les

Suppliantes

d'Eschyle.

L'essentiel

est

que les

Grecs s'étaient

posé

le problème de l'origine des héros

et

des

grands

personnages

et

de

la manière dont ils avaient été

engendrés.

Le

texte

de la Genèse relève de la

même

mentalité :

il

a

pour

but

d'expliquer

l'origine

des

Géants. C'est

donc

un récit

étiologique,

un

récit qui

explique les causes2. Revenons

main

tenant

à

l'exégèse du

fragment

de la

Genèse. Nous avons

jusqu'ici laissé de côté

le verset 3

qui pose

bien des problèmes,

à

la fois du point de

vue

de la critique littéraire et du sens de

certains mots.

Nous avons

déjà signalé plus haut la

position

de

Dexinger qui rattache ce

verset

au

Document sacerdotal.

Quoi

qu'il

en soit

de cette hypothèse,

on constate

aisément

que

primitivement ce

verset

n'avait rien à

voir avec le texte

original, car il

interrompt

manifestement le récit. Après le

mariage

des

fils

d'Elohim —

car

c'est bien de mariage qu'il

s'agit

on

s'attend

à

l'annonce

de

la

naissance.

Or

nous

n'avons

rien de tel. Il y est question apparemment d'une puni

tion

nfligée par

Dieu

à l'homme qui n'est

que chair et

dont la

vie

sera seulement de 120 ans, ce qui

est peu

face

à

la longévité

des

1)

Cf.

E.

Fehrle, Die

Kultische Keuschheit

im

Altertum,

Giessen,

1910

(réimpr.

1966),

pp. 3-4

(textes

grecs rassemblés).

2)

Dans ce sens

cf.

Westermann,

Genesis (Biblischer Kommentar Ailes

Testament) ; J. Skinner, A

Critical

and Exegetical Commentary

on Genesis,

Edinburgh,

1910 ;

J.

Scharbert, art.

cit.,

p. 72.

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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE DE

LA CHUTE

DES ANGES

11

patriarches

antédiluviens

de Gen.

5.

Par

ailleurs, cette punition

de

l'homme est

bien

étrange

dans ce

contexte, car

il

n'est

pour

rien

dans

l'initiative

de

l'union

en

question.

Aussi

faut-il

admettre le caractère

secondaire de ce

verset1. Il proviendrait,

selon

Scharbert, de la main de celui qui lors d'une relecture,

a

changé la

nature

de l'ancien récit étiologique

pour

en

faire

un récit de la chute

(SiXndenfallerzàhlung).

Le fait

que

«

les

fils de dieux »

ne soient

pas punis,

mais seulement

les

hommes,

tiendrait,

nous dit Scharbert, à la

nature des premiers

qui sont

immortels2. Mais le

problème

nous paraît mal

posé, car s'il

n'y

a

pas,

de fait, allusion

à la punition

de fils de

dieux, c'est

parce

qu'il

n'y a

pas

trace

de

chute dans

notre récit.

En

effet,

on ne peut pas dire

qu'il

y a

transformation d'un

récit étio

logique en un récit de chute

en raison

de

l'insertion

du

verset

3.

On ne

se préoccupera que

plus tard

de ce dernier

problème,

dans la littérature

juive

non

biblique,

bien

que

déjà le livre

de Job fasse nettement allusion au

péché des anges

(Job 4, 18 ;

15, 15). Ce fait indiquerait que, de bonne heure,

certains

auteurs

bibliques ont considéré comme

une fornication cette

union des

fils

de dieux interprétés par

eux

comme étant des

anges.

C'est

pour

cela sans doute

que

l'auteur du

livre

de Job

met

ces

mots dans

la

bouche

d'Eliphaz : «

A

ses saints même,

il

(Dieu) ne se fie pas

et

le

Ciel

n'est pas pur à

ses

yeux »

(15, 15),

et ailleurs

: «

Voici

qu'il ne se fie pas

à

ses serviteurs

et

qu'il

découvre

de la folie dans ses anges » (4, 18). Le

terme

nVrm

que

l'on

traduit

ici

par « folie »

est un

hapax legomenon

que

certains exégètes essaient, soit

de ponctuer différemment

en

lisant rť?nn

« louange

», d'où

la

traduction

de

Ehrlich

:

«

II

ne

trouve

pas

de

louange

dans

ses

anges

»,

soit

même

de

corriger

en

п^ЭП.

Mais Dhorme

estime, à

bon

droit,

ces

corrections inutiles

puisque

la tradition hébraïque

est

ferme

sur l'étymologie de nVsn

rattachée

par Rashi

et

par Aben-

Ezra à la

racine

У?п «

être insensé, étrange », d'où

le mot

1) Westermann, Genesis, op.

cit.,

p. 495.

2)

Scharbert,

art.

cit., p.

73.

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12 REVUE

DE L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

ГлУ?1Л « folies

»,

terme spécial à

Qohélet1.

Quoi

qu'il

en soit,

il

reste

que

la folie découverte

par

Dieu

dans ses

anges fait

sans doute

allusion

sinon

à

leur révolte,

du moins

à

leur

faute,

ce qui

est

la

plus

ancienne référence

connue à

ce

fait.

B) Le

problème

des

Nephilim

On lit dans le verset 4 : -nmt dm олп ffwa рхз vn

пч1?эзп

...1КЭ 1 iw

p

Dhorme

traduit

ainsi

le texte

: « En

ces

jours-là,

il

y

avait

des

géants sur la terre

et même

après

cela, quand

les fils

d'Elohim venaient

vers

les filles des hommes »2. R. de Vaux

rend

le

texte

à peu près

de la même façon : « Les Nephilim

étaient sur

la terre

en

ces

jours-là

(et

aussi dans

la suite),

quand

les fils de Dieu s'unissaient aux filles

des hommes

de la

même

façon »3. Une première observation

s'impose

: la phrase

du verset 4

paraît

surchargée ; «

et même

après cela » semble

avoir été ajouté au texte

par un scribe

désireux d'indiquer la

persistance

des

géants

jusqu'à l'époque

historique4. La glose

est

d'ailleurs

ancienne

car elle existe

déjà

dans la

LXX. Cette

glose

aurait

été

inspirée

par

quelqu'un qui avait

présent

à

l'esprit le

passage

de

Nb. 13, 33 où il

est

question

de

Nephilim

qui sont

des géants.

Mais

si cette

explication est

correcte, la

question se pose

de

savoir

si elle n'affaiblit

pas un peu

la

théorie assez communément répandue

que le

fragment de la

Genèse

est

déjà originairement

un récit

purement étiologique

ayant

pour but d'expliquer l'origine

des

géants.

Cette

aporie

a

été

signalée

par Kraeling5. En tout

cas,

il

reste

que

les

Nephilim

sont mentionnés ailleurs dans

l'Ancien Testament,

ce

qui donne

un

support à

l'explication

étiologique.

En

Nb.

13,

13

ils apparaissent

comme

étant

les fils d'Enaq

si

l'on suit

le TM

qui

apparaît une glose

explicative, absente

d'ailleurs

1)

Cf.

P. Dhorme, Le livre

de

Job,

Paris, 1926.

2)

Dhorme, Bible de

la Pléiade.

3) Bible de Jérusalem.

4) C'est

l'explication retenue par exemple par

la

Bible

du

Centenaire.

5) E.

G.

Kraeling, The

significance

and origin

of

Gen. 6, 1-4,

JNES,

1947,

p. 195.

Page 12: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE MYTHE

DE

LA CHUTE DES ANGES 13

de la LXX dont la phrase

est

beaucoup plus

naturelle :

xal

sjcsl

ècopaxa^sv toùç Y^YaVT0C?

xat

^H-sv èvtomov aùxcov

wast.

àxpiSsç.

Et là

nous

avons

vu

les

géants

et

nous

étions

devant

eux comme

des sauterelles.

»)

Notons

en passant

que

le traducteur

grec

de la

LXX,

fidèle

à

lui-même, traduit comme en Gen. 6, 4 Nephilim par

«

géants ».

Il

en va d'ailleurs

de

même

de

Théodotion. Mais

Symmaque

traduit

le mot par

ol

fiicdoi « les

violents

», tandis

qu'Aquila (ol

екЬкточхгс)

rattache Nephilim

à

la racine npl

«

tomber

». Mais quoi qu'il en soit de

ces interprétations

tar

dives,

le problème

se

pose

de savoir

s'il ne faudrait

pas voir

originairement

un

nom

de

peuple

dans

les

Nephilim

du

livre

des

Nombres. Mais les

textes

bibliques

ne

favorisent pas

cette

explication, et,

jusqu'à présent, à

notre connaissance,

on

n'a

pas

rencontré

ce

nom

de

peuple

en

dehors

de

la

Bible. Exami

nons our cela

Nb. 13,

29. Au retour

de

Canaan,

les explo

rateurs

envoyés par

Moïse

lui font leur

rapport

: «

Nous

sommes allés,

disent-ils, dans

le

pays

tu nous as envoyés.

C'est vraiment un pays

coulent le lait

et

le miel. » Et

pour

bien prouver que leur mission

a

été accomplie,

ils lui

montrent

les fruits

qu'ils en

ont

rapportés. Mais il

y a pourtant

une ombre

au

tableau.

Le peuple qui habite

dans le pays d'où

ils revien

nent st puissant

et

leurs villes sont fortifiées

et

très

grandes.

On sent dans cette

incise

un sujet de crainte. En tout cas, ils

énumèrent tout

aussitôt les

peuples du pays d'où

ils revien

nent

vec

leurs

zones d'habitat respectives.

D'abord on

ment

ionne fEnaq sans

que

l'on

précise

la région qu'il

occupe

en

Canaan. Amaleq habite dans le Negeb, le Hittite, le Jébuséen

et

l'Amoréen vivent dans

la montagne1

tandis

que

le

Cana

néen est installé au bord de la mer

et le

long du

Jourdain.

Si

les Nephilim

avaient été un

nom de peuple, ils auraient dû,

semble-t-il, trouver place dans cette enumeration. Or ce

n'est

pas le

cas.

Il faut

donc

supposer jusqu'à

preuve du

contraire

que

Nephilim

doit

être

interprété

comme

un

nom

1)

Dt.

1,

7 parle de la

montagne

de

l'Amoréen.

Page 13: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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14

REVUE

DE

L'HISTOIRE DES RELIGIONS

commun.

Son etymologie — qui d'ailleurs ne nous

éclaire

guère sur son sens —

est

des

plus

discutées. Certains ont ratta

ché

e

nom

à

l'araméen

к*?ЭЗ

qui désigne l'astre

Orion

en

Job

9, 9 ;

38,

31 ; Isaïe 13, 10.

D'autres

le rapprochent du mot

hébreu *?S3 avec le sens d'avorton en Qohélet, 6, 3 ; Job 3, 16.

Les

Nephilim,

dans cette hypothèse, seraient

des

prématurés,

sens qui ne

convient guère

à

des

êtres

que

l'on a

identifiés

à

des

géants,

précisément

à

cause

de leur

taille et

de leur

vigueur

exceptionnelles. Le verbe accadien napàlu avec le sens de

«

détruire, mettre

sens dessus dessous »

a

été aussi invoqué.

Les

Nephilim

seraient alors

« les

destructeurs,

les casseurs »

d'après

Lagrange. Mais

assez

habituellement

les

Nephilim

ont

été expliqués

par

le

verbe

hébreu Ьвз

«

tomber

».

C'est

déjà la solution

adoptée

par la

version

d'Aquila « ceux

qui

tombent ».

Ce

sera aussi celle

des Targoumistes. Mais au

fond,

peu

importe le

sens véritable

du

mot

Nephilim, et,

dans les

perspectives

de

ces

recherches, il

est

plus intéressant

de savoir

celui qu'on lui a donné

dans

la tradition

juive.

A ce

propos, il

nous faut faire état

d'un

curieux

et difficile

passage

d'Ezéchiel

32, 27 d'après la version

des

LXX. Il

se

situe dans le chapitre

de la descente de

Pharaon

au

schéol,

puni

vraisemblablement

pour

sa

démesure,

son ubris,

comme

le roi de

Babel

en Isaïe 14, 12-14. Là il retrouve Assur et

sa

multitude (v. 22, 23), Elam et

sa

multitude (v. 24),

Edom

ses rois et ses princes (v. 29),

etc.

Les

Egyptiens se

coucheront,

«

litt. ils

se

sont

couchés »

avec

les

géants

tombés autrefois,

ceux qui

sont

descendus

dans l'Hadès

avec des

armes

de guerre

et qui ont placé leurs épées sous leurs

têtes

: xal exoipjOTjcrocv

[лета

yiyávTíov

tíov

7t:£7ttcoxÓtcov

an*

orfcovoç,

xaxe^Tjcrav

zlç,

aSou... Le traducteur grec a

compris que

les gibborim du

texte hébreu

étaient

des

géants,

tombés,

déchus autrefois

il lit

û^^a (àno auovoç) au lieu de Oïbivn, «

d'entre les

incirconcis » —

et

qui ont

été précipités dans

le schéol par

manière de punition.

C'est pour cela sans

doute

que

dans

le

texte

grec,

la

négation

présente dans

l'hébreu devant le verbe

« se coucher »

a été

supprimée, car

le pharaon devait être puni

Page 14: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE DES ANGES 15

avec

ces

géants

d'autrefois déchus et

précipités

dans l'Hadès.

En

effet,

alors que le texte hébreu

portait

:

«

ils

ne se cou

chèrent

pas

avec

les

gibborim

»,

la

LXX interprète

xal

xoi[X7)07]aav. Tout

porte

à croire

que le

traducteur grec a fait

ici plutôt office de targoumiste. Il a, semble-t-il, interprété le

texte hébreu

à

la lumière du mythe des Titans

orgueilleux

(mr£p6u(Aooç)

précipités

dans le Tartare chez

Hésiode1

qu'il

a

assimilés plus

ou

moins dans son

esprit aux

Nephilim de la

Genèse qu'il comprend au

sens

de « déchus ».

Si

nous suppo

sons ette influence du mythe grec sur le traducteur grec,

c'est que

dans

la Bible hébraïque nous n'avons

pas

la moindre

allusion à

la

punition

de

ces géants

aux

enfers

pas

plus

d ail

leurs

qu'à

celle des

anges en Gen. 6.

De

cette

influence du mythe grec sur le traducteur des

LXX, il

n'y

a

pas lieu de s'étonner outre mesure2. On remar

quera

que

la

LXX

traduit occasionnellement l'hébreu

repha'im

par

Titan

(2 Sam.

5, 18,

28).

En effet

dans

ces deux

passages il

est

question dans le

texte hébreu

de la

vallée

des

repha'im qui

est

traduit éiç ty;v xotXáSa tôv titocvcùv.

Ailleurs

repha'im

est

traduit par ytyavTsç (Jos. 12, 4 ; 13, 12; 2 Rois,

21, 11) et plus précisément

dans les

passages

des

Chroniques

parallèles à ceux

du

livre de

Samuel (I

Ghr. 11,

15 ;

14, 9,

13).

Dans le

livre de Judith, les fils

des Titans sont même

mis en

parallèle

avec

les

Géants (16, 6). Les traducteurs

grecs

connais

saient

onc

le mythe

de

la chute des

géants assimilés

aux

Titans3. Il

en va de

même dans le

second livre

des Oracles

Sibyllins

;

dans un

contexte

il y a trace de souvenirs

d'Hénoch,

le grand

ange Uriel

conduit au « jugement les

esprits

»,

litt.

les

formes

(xopcpàç,

«

des

Titans

et des

géants

et tous

ceux

que le déluge avait engloutis

» (II,

229 et

sq.)4.

Glasson

commente ainsi ce

passage

: « On semble clairement

identifier les

Titans avec

les « fils de

Dieu

» de

Gen.

6. »

1) Théogonie, 147.

2)

Sur le

problème des

influences

grecques sur

l'eschatologie juive, cf.

T. Francis Glassox, Greek Influence

in

Jewish

Eschatology, Londres, 1961.

3)

Cf.

Théogonie, 147

et

II. VIII, 481.

4) J.

Geffcken,

Die

Oracula

Sibyllina, Leipzig,

1902.

Page 15: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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16 REVUE DE L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

Revenons

maintenant

au sens du TM d'Ezéchiel

qui

diffère

totalement de

l'interprétation

de

la LXX. Les

Héros

tombés

ne

sont

pas descendus au

schéol pour

y

être

punis. Bien

au

contraire,

il s'agit de guerriers morts au combat qui sont

traités avec honneur dans le

schéol,

leur

bouclier

posé

sur

leurs pieds — nous

lisons

anm « leur

bouclier

» au lieu de

nrms? « leur iniquité » du TM — et l'épée placée sous leur

tête.

C'est

sans doute

pour cette raison que le Pharaon

et

les

siens

ne

reposeront

pas à

leurs côtés

: 13DW кУ)

О^ЭЗ D'HiaiTiK. Dans ces conditions,

nous

n'avons pas,

semble-t-il,

d'allusion aux Nephilim de la Genèse au

niveau

du

TM1

mais seulement

au niveau

de

la

LXX. De

fait,

les

gibborim désignent

en

hébreu des hommes

vaillants,

des

guerriers courageux,

des

héros

et

pas nécessairement

des géants

(I Rois

1, 8, 10

; II Rois

24, 16

;

Juges 5,

13). Le participe

hébreu

nophelim

ou le

participe

peil araméen

nephilim

désigne

« ceux

qui frappés

à mort,

tombent ou sont tombés

» sur le champ

de

bataille (Juges

5, 27 ;

I

Sam. 4, 10). Dans ces perspectives,

on

comprend

que

le pharaon

et

les

siens ne

descendent

pas

au schéol avec ces

preux car

il n'y

a

pas de

place pour lui

ni

pour

les Egyptiens à côté de

ces

héros

que

l'on veut honorer.

Le

texte

de Gen. 6, 4

ajoute une précision

sur l identif

ication es

Nephilim,

ce sont des gibborim, des hommes

renommés. Kraeling

a

présumé qu'un

éditeur

a

altéré le

texte

original

de l'auteur

:

il aurait différé, dit-il,

avec

l'auteur sur

l'identification

des

Nephilim

et des gibborim. Seuls les

gib

bor im

pour

cet éditeur, seraient le fruit d'une union des

fils

de Dieu avec

les filles

des hommes. C'est

pour

cela qu'il aurait

corrigé

le

texte

original

pour

nous

donner

le

texte actuel.

Dans

ces conditions, estime Kraeling,

les

Nephilim

restent

comme suspendus en

l'air2.

L'hypothèse de cette

exégèse est

très plausible,

car

la fin du verset relative aux gibborim

donne

bien

l'impression

d'une glose

explicative3.

1) T. Francis Glasson, op.

cit.,

p.

64.

2) Kraeling, art. cit., p. 203.

3) Voir

aussi Dexinger,

op.

cit., pp.

57-58.

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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE DE LA

CHUTE

DES ANGES 17

Résumons-nous.

Le

fragment de

Gen.

6 ne

contient encore

aucune allusion

à

la chute des

fils

de Dieu ou

à

leur

punition,

que

ce soit

dans

la

préhistoire

du

texte

ou

même après

sa

réutilisation

par

le yahviste. Il

ne

contient

pas

davantage la

moindre référence à la

révolte des

Nephilim ni à leur

chute.

Nous

sommes tout

au

plus

en présence

d'un

récit étiologique

ayant

pour

but

d'expliquer

l'origine

des Nephilim, des

géants,

qui d'après la glose explicative sont

aussi

des héros

fameux.

La

reprise de ce mythe, sans doute

d'origine cananéenne

par le yahviste se

ressent

de

ses

origines, à la

fois

par son

manque apparent de logique

et

par les

aspérités d'un texte

glosé.

Childs1

parle

avec

raison

des

inconsistances à l'intérieur

du texte et des

questions

restées sans réponse. A

ces

ques

tions, précisément, les apocalypticiens essaieront d'apporter

une réponse.

Dans

le cadre du

récit

du Déluge

auquel

elle

sert

pour

ainsi dire de

prologue,

cette histoire

a

pour

but de mont

rer que

la présence du mal dans le monde

a

pour

origine

une

rupture

d'équilibre dans

l'ordre divin pré-établi, celui des

relations

entre

le monde céleste et le

nôtre2.

IL

L'interprétation targumique

Nous

avons vu

que

l'étymologie de Nephilim reste mystér

ieuse. Mais cette difficulté n'a pas arrêté

pour

autant

les

targoumistes car

à ce mot

ont été

accrochées

des traditions

haggadiques

parfois

confuses et contradictoires.

On lit dans le Targum de Jérusalem (le Pseudo-Jonathan

ben

Uzziel) : «

Shamfrazai

et 'Azaël,

qui

tombèrent des

cieux

(*ratP

p V?S3 ]i3Ti) étaient sur la terre en

ces

jours-là ;

et

aussi,

après que

les

fils

des

grands

sont

allés

avec

les

filles

des

hommes,

ils les ont enfantés

et

ceux-là, c'est ceux qui sont

appelés des

géants

depuis l'origine du

monde, des

hommes de renom »

а^гат рэч

]naœ).

Ce

texte appelle plusieurs remarques :

1° L'incise

iratP p V?ď3 рачп

paraphrase

sans

aucun

doute

1)

Childs,

Myth and Reality in

the

Old

Testament,

Londres, 1960, p.

59.

2) Childs,

op.

cit., p. 58.

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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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18 REVUE

DE L'HISTOIRE

DES RELIGIONS

les

Nephilim du

texte

hébreu

compris comme

un participe

passé : «

les

tombés ».

La

présence de ces Nephilim

sur

la

terre

en

ces jours-là

est

expliquée

à

la fois

par

leur

origine (ils sont tombés

des

cieux)

et par

l'union

des

fils

des

grands

avec

les

filles des

hommes.

Par

là,

le Targoumiste veut expliquer, semble-t-il,

la

phrase hébraïque un

peu gauche : «

Les

Nephilim étaient

sur

la

terre en ce jour-là

et

aussi après

que

les fils

de Dieu

se

furent unis

aux

filles

des

hommes. »

3° Les

êtres

tombés des

cieux

portent des noms

; ils

s'appellent Shambazai et VKTS7 'Azael.

Or,

dans le

livre

éthiopien

d'IIénoch, Semiaza

(Se^eiaÇaç)

est

précisément

le

chef des anges

qui incite les

autres

anges à se choisir

des

femmes

parmi

les

enfants des hommes (6, 4). Dans le

texte

grec

d'Hénoch, 'Azael (Vkîï)

est

aussi le nom porté par l'un

des anges, exactement le dixième, dans la

liste

conservée

par

le Syncelle

(6, 7). La présence

de

ces deux noms

portés par

deux anges associés

dans le

livre

d'Hénoch

(I.

Hen.)

à la

révolte

angélique montre

que

le Targum de

Jérusalem

a raccroché

aux Nephilim de la Genèse le mythe de la chute des anges.

4° Parallèlement au mythe de la chute des

anges,

apparaît

dans

ce

targum une tradition relative

à l'origine des géants,

des

héros

renommés

(кй*?57йТ рЧЭ11*). Ils

ne

sont plus les fils

des «

fils

d'Elohim » comme dans le TM, ni

les

anges

comme

dans la LXX, mais des

« fils

des grands », c'est-à-dire des

« princes », des «

potentats

»

(кчл т

чэ)1.

Dans

le

Targum de

Jérusalem, le mythe

de

la chute des

anges semble

donc

avoir pris partiellement la place du mythe

de

l'origine

des

géants.

Le

Targumiste

au

départ

distingue,

semble-t-il,

les nephilim, des gibborim du TM d'où la

double

explication, l'une

relative

à la chute

des anges,

l'autre

relative

à

l'origine des géants. Mais

il

n'a pas

l'air

de se rendre compte

des contradictions manifestes de ses explications.

I) M. Ginsburger, Pseudo-Jonathan (Thar gum Jonathan, ben Usiël zum

Pentateuch) nach der Londoner Handsschrift (British Mus add

27031),

Berlin,

1903.

Page 18: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE MYTHE

DE

LA CHUTE

DES

ANGES 19

6° Pour ce qui est de

la

chute

des anges,

la présence de ce

mythe dans le

livre

des Veilleurs d'Hénoch, une

des

parties

les

plus anciennes

du

livre

d'Hénoch

éthiopien,

montre son

ancienneté. Nous y

reviendrons plus

loin. Notons cependant

que

le livre des

Veilleurs associe directement

à

la

chute

des

anges l'origine des géants (chap. VII, 2).

II faut

enfin remarquer

que

dans le Targum de

Jéru

salem, la chute

des

anges Shamhazai

et

'Azael, n'est pas expl

icitement

montrée comme une punition consécutive

à

une

faute,

à

une

révolte de ceux-ci contre Dieu.

Par

contre,

l'interprétation

du

Targum Néophyti demeure

proche du TM :

il

ne contient

rien

sur la chute des anges.

« En ces jours-là,

il

y

avait des géants

sur la terre

et

aussi

après

que les

fils des juges s'en furent

allés

vers

les

filles

des

enfants

des

hommes.

Ce sont des géants qui existèrent aux

origines du monde, des

géants

renommés »

(trad.

Le Déaut).

On peut faire

deux observations

principales

sur ce

targum :

1) Les Nephilim

sont

considérés comme des géants

(ma*)

en

accord

avec

la traduction

des

LXX. En effet, en araméen

gibbar,

gibbarď

signifie

héros,

géant

et

correspond

en

hébreu

à

gibbor1.

Il

est

digne de remarque

que

dans

les Targums

d'Onqélos

et

de

Jérusalem

de

Gen.

15,

20,

gibbarayyď sert à rendre

les

D^KST du texte hébreu.

De

même,

dans

le

Targum de Jéru

salem

pour Deut.

2, 10, les gibbarayyď traduisent

les

'Enaqim.

C'est

pour

cela

que la

traduction warriors de

McNamara

ne

me paraît pas

exacte2.

2) On

remarquera

aussi l'interprétation du Targum Neo-

phyti

pour

les

beney

Elohim du TM.

Le

Targumiste répugnant

sans doute à mêler

des créatures

angéliques à un péché sexuel,

a interprété

le texte hébreu non

par

des anges mais

« des fils

des

juges

» (кчлч1и чэ). Cette

interprétation

est

d'ailleurs

à

1) Cf. M.

Jastrow,

Dictionary of Talmud Babli... and Targumim.

2) Cf. A. Diez

Macho,

Néophyti I. Targum Palestinense, ms. de la Biblioteca

Vaticana, t.

I,

Genesis, Madrid-Barcelona,

1968.

Page 19: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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20

REVUE

DE

L'HISTOIRE

DES

RELIGIONS

rapprocher de

celle

des Targums

d'Onqélos1

et de Jérusalem

les

beney' Elohim sont interprétés comme étant «

les

fils

des

grands

», «

les

princes

»

(les

beney

rabrebayya')

et

aussi

de

la version

grecque de Symmaque oc utol t<ov SuvocaTsuóvTcov2.

L'interprétation

identifiant les

beney'Elohim

aux «

fils

des

juges »

est

ancienne puisqu'on possède

une

attestation remon

tant Rabbi Simon ben Jochai

(130-160

apr. J.-C.)3. Son

témoignage a d'autant plus d'importance qu'il prononce

une

malédiction

contre ceux

qui

traduisent par «

fils

de Dieu »,

c'est-à-dire, si nous comprenons bien, contre l'interprétation

angélique

qui

est

traditionnelle, ainsi que

nous

le verrons

dans

la littérature

apocalyptique.

Voici

la

traduction

de

son

opi

nion rapportée par Genesis

Rabbah

26

:

« R. Simeon Jochai

traduit beney ha'elohim par «

fils

de juges », parce qu'Elohim

signifie parfois aussi

juges et il

maudit

quiconque traduit

les

mots par « fils de

Dieu

». »

III. — La littérature apocalyptique

Avant

d'examiner

les

divers témoins

de

cette

littérature,

nous commencerons par

les textes

de Qumrân contenant les

plus anciens témoignages des conceptions étudiées ici.

Les

textes de Qumrân

Le

Document

de Damas

Un

passage

de ce

Document

est à citer dans son entier.

Dans

une

sorte de

méditation

sur

les

leçons

de

l'histoire,

l'auteur invite ses « enfants »

à

comprendre « les œuvres de

Dieu

» С?к

•'tPtfu) pour qu'ils

marchent

dans

toutes

ses

voies.

1) Sperber,

The

Bible in aramaic,

Leidon, 1959,

t. 1.

2) F.

Field,

Origenis

Hexaplorum

quae supersunt

sive Velerum

Interpretům

graecorum in

Mum

Vêtus

Testamentům

Fragmenta, Oxford, 1875

(réimpr. Hil-

desheim,

1964,

t.

1).

3)

H.

L. Strack, Einleitung in Talmud und

Midraš,

Míinchen,

1930,

pp. 128

et sq.

Page 20: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE

DE LA

CHUTE DES ANGES 21

A ce propos,

il introduit des

considérations

sur les anges et les

hommes qui ont péché aux

origines

à

cause

de l'obstination

de

leur cœur. « Beaucoup en

effet

errèrent

à cause

de cela et

des héros

puissants

trébuchèrent à cause

de cela

(Уп ЧТШ

03

1^юз)

dès

les

temps

anciens et

jusqu à

maintenant.

Parce qu'ils ont suivi l'obstination de

leur cœur, les

veilleurs

du

ciel

sont tombés

(V?B3 '•Tïï).

A

cause

de

cela,

ils furent

pris, ceux

qui n'observaient

pas les

commandements de Dieu

aussi bien que leurs

fils

dont la hauteur était

comme celle des

cèdres et dont le corps

(s'élevait)

comme

les

montagnes lors

qu'ils sont tombés (ibsa

o).

Toute chair qui

se

trouvait sur

la

terre

expira.

Ils

devinrent

comme

s'ils

n'avaient

jamais

existé

parce qu'ils avaient agi

à

leur

guise

et qu'ils n'avaient

pas gardé les commandements de

leur

Créateur, si bien

que

sa

colère s'enflamma contre

eux

»

(II,

16-21

)1.

Deux conceptions

essentielles se font

jour dans

ce passage

:

1° L'idée que

les

anges sont tombés,

au

sens d'une chute

morale

parce qu'ils

n'observaient

pas

les

commandements

de Dieu ;

2° L'idée aussi que les

fils des anges,

c'est-à-dire les

géants

dont la hauteur était comme

celle

des cèdres, ont chuté comme

les anges

pour

le

même

motif.

Cette dernière conception est assez exceptionnelle dans la

littérature

apocalyptique

et

semble

indiquer

l'influence des

mythes grecs. Pour ce

qui

concerne l'histoire de

la

tradition

relative

à

la

chute des anges

qui

nous occupe

ici,

nul doute

que

nous sommes en

présence

d'une

de ses

plus

anciennes

manifestations.

On note

d'une

part

la

chute

(nâphal)

des

veilleurs du

ciel,

et d'autre part

la

chute

(nâphal)

de leurs fils,

les

géants qui,

notons-le

bien, ne

sont pas qualifiés

nommément

de Nephilim

comme dans la péricope de la Genèse. Mais lorsque

l'auteur

parle de la chute des fils des anges

comparés

à des

cèdres

1) Chaim Babin, The Zadokite Documents, Oxford, 1954, pp. 8 et 9.

Page 21: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

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22

REVUE DE L'HISTOIRE

DES RELIGIONS

grâce

à

une

citation d'Amos 2, 9,

il

a incontestablement

en

mémoire les

Nephilim de

la

Genèse

dont il donne

évidemment

une etymologie.

U Apocryphe de la Genèse

Les Nephilim

sont, par contre,

mentionnés dans un autre

texte

de Qumrân. Dans

un passage mutilé

de l'Apocryphe de

la Genèse, ils sont associés aux veilleurs

et

aux saints, c'est-

à-dire aux anges,

dans

un contexte

des

plus étranges.

Lámech,

à la vue de l'extraordinaire beauté de son fils Noé, se demande

s'il

peut vraiment en revendiquer

la paternité,

ou si plutôt

sa

femme

n'a pas été mise enceinte par

les anges, veilleurs

ou

saints, ou même

par

les Nephilim : ...[)'»]l?''s:]ï?i purnj?

pi ]чт»

р

(II, l)1. Il faut se demander

le

sens à

donner

exactement

à Nephilim. Faut-il

entendre

qu'il s'agit

des

géants de

la Genèse ?

Ou faut-il

comprendre

simplement Nephilim

comme le participe passé du verbe ndphal = «

les

tombés »,

auquel

cas

il

s'agirait des anges déchus2. Etant donné

le contexte, j'opterais plutôt pour mettre

sur

le même

plan

«

les veilleurs

», «

les saints

»

et

«

les déchus

».

On

voit

combien

les

conceptions

sous-jacentes

à

ce

passage

de

l Apo

cryphe

de

la Genèse ressemblent étrangement aux légendes

grecques

relatives à la

naissance

des hommes illustres ou des

héros.

A)

Les

Anciennes

Apocalypses et

Josèphe

Le livre

des Jubilés

L'examen

des

traditions contenues

dans

l'Apocryphe

de

la Genèse nous

amène

tout naturellement

à passer

immédia-

1)

N. Avigad

et Yigael

Yadin, A Genesis

Apocryphon,

Jérusalem, 1956.

2) II faut noter par

deux

fois l'emploi

de

min

et,

en dernier lieu

du

lamed.

Fitzmyer observe que

le

lamed peut être une pure

variante

stylistique du min

mais qu'il peut

aussi

indiquer l'appartenance. Dans

ce

dernier cas il

faudrait

comprendre autrement le texte.

Lámech se demanderait

si son fils n'appar

tiendrait

pas au

monde

des anges déchus, hypothèse peu

vraisemblable

(cf.

J.

A. Fitzmyer, The Genesis Apocryphon

of

Qumrân

Cave

1. A

Commentary,

Rome,

1971, 2e éd., p. 81).

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE DES ANGES 23

tement au

livre des

Jubilés avec lequel les commentateurs

signalent

des

parentés1. En

effet,

la

présentation

de la chute

ou descente des anges sur

la

terre

est

particulièrement

digne

d'intérêt

dans

cet écrit ancien du Judaïsme remontant au

11e siècle

av.

J.-C. :

«

And

in the second week of the tenth

jubilee Mahalalel

took

unto him to wife Dinah, the daughter

of

Barâkî'êl, the

daughter of his

father's

brother, and

she

bare him

a

son

in

third

week

in the

sixth year,

and he

called his name Jared ;

for in

his days

the angels of the Lord descended

on

the earth,

those

who

are

named the Watchers, and they should instruct

the children

of

men,

and that they should do judgement and

uprightness

on the

earth » (IV,

15,

trad. Charles).

On peut observer :

1° Dans ce passage des Jubilés

les

anges descendent sur

la

terre pour instruire

les hommes ;

Le

nom

de

Jared

est évidemment rattaché à

la

racine

jjârad

« descendre »

et

ce

jeu

de

mots

n'étant

possible qu'en

hébreu donne à entendre

que

derrière

le

texte éthiopien,

il

y

a

un original hébraïque. C'est

même

un

des arguments

mis

en

avant par

les défenseurs d'un

écrit hébreu primitif2.

D'après le même livre des

Jubilés, les

anges ne

sont

pas les seuls

à

instruire

les

hommes.

A

Hénoch

aussi, cet écrit

attribue précisément

le

rôle d'instructeur

de l'humanité,

surtout en ce

qui

concerne

l'écriture, la connaissance et la

sagesse, les questions de calendrier

et

d'astronomie (IV, 17,

18).

En

plus

de son

rôle

d'instructeur, Hénoch

a

une

fonction

prophétique

consistant

à

annoncer

aux

générations

futures

ce qui leur arrivera jusqu au jour du Jugement. Il

a

été en

compagnie

des

anges

pendant

6 jubilés,

d'où

sa science des

choses terrestres

et

célestes (IV,

21).

Il met par écrit ce qu'il

1) Avigad-Yadin, op.

cit., pp.

18

et

sq. ; Fitzmyer, op. cit., p. 6.

2)

R. H. Charles, The Apocrypha and

Pseudepigrapha

of

the Old

Testament,

vol. 2, p. 4.

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24

REVUE

DE L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

a vu en vision

pour

servir de témoignage

(IV,

19). Hénoch

apparaît

donc à la

fois

comme

un

sage

et

comme

un prophète

mais

sa

fonction

diffère

essentiellement

de

celle

des

anges

sur

un

point important. Ces derniers sont

descendus sur

la

terre

pour y accomplir la justice

et l'équité.

Dans le

passage

cité

plus

haut

il

n'y a

aucune

allusion

à la chute

des

anges au sens d'une

punition.

La corruption

des

anges viendra

plus

tard, au 25e jubilé, durant

lequel

ils s unis

sent

ux

filles

des hommes desquelles naîtront des géants.

Enfin,

une

question se pose à

l'historien des doctrines :

d'où

le Livre des

jubilés

a-t-il tiré l'idée

des

anges

instructeurs

de

l'humanité

?

Les

mythes

grecs ont

été là

aussi

mis

à

contri

bution par

les

apocalypticiens

juifs.

Glasson

met en

parallèle

les

anges veilleurs

de

la littérature apocalyptique avec le

Titan Prométhee qui instruisit

les

anciens hommes dans

les

arts de la

construction,

la connaissance des saisons, le pouvoir

de la parole et même, semble-t-il,

l'art

de l'écriture (Eschyle,

Prométhee

enchaîné,

437-508) г.

Ce parallélisme est,

il

est vrai, assez éclairant

et

l'influence

de

la

pensée grecque

reste

possible,

surtout

quand

on constate

la

grande

puissance d'assimilation des apocalypticiens

à

l'égard

des doctrines

étrangères. Mais

il ne

faut pas perdre

de vue

que dans

la pensée juive

il

est connaturel à

des anges,

qui sont des êtres spirituels

et

intelligents, de

connaître

les

secrets divins concernant le

ciel

et

la terre

et

de

les

enseigner

aux

hommes2.

Le

Corpus

hénochien

Le

livre éthiopien

d'Hénoch

est

en réalité une collection

de 5 livres d'âge différent dont le commun dénominateur

est

le

patriarche

antédiluvien

Hénoch qui joue

le

rôle de médiateur

de révélations divines. Aussi a-t-on pu parler de Pentateuque

1) Cf.

Glasson,

op.

cit.,

p. 65.

2) D. S.

Russel, The

Method

and Message

of

Jewish

Apocalyptic, London,

1964, p. 242.

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LE

MYTHE DE

LA CHUTE DES

ANGES

25

hénochien. L'origine du mal dans le monde s'exprime dans

diverses parties de ce

Corpus

grâce au mythe de la chute des

anges qui semble avoir

été

fort

populaire.

Le livre des Veilleurs

Ce livre (chap.

I-XXXVI)

traite en

grande partie

du sort

des

anges veilleurs. Cet écrit

qui

a été disséqué par les critiques

en

plusieurs mains,

en particulier

par Charles1,

apparaît

à

la

suite des découvertes de

fragments araméens à Qumrân

comme une œuvre qui,

depuis

la

première moitié

du

11e

siècle

avant notre

ère, avait

« substantiellement la forme sous

laquelle

on

la connaît

à

travers les versions

grecque

et

éthiopienne »2.

Le titre qu'on peut

lui

donner, «

livre

des

veilleurs

», s'inspire

de

celui

que

lui

attribue le Syncelle : éx топ 7трсотои

[ЗфХьои

'Evíújc 7гер1 twv syp^yóptov

(VI,

1).

La corruption de l'humanité

est

expliquée par la chute des

veilleurs du

ciel

qui s'unissent aux

filles

des hommes

(VI,

1-8).

Le motif

de

cette union

est

précisé : l'appétit sexuel des

êtres

célestes (ils

les

désirèrent).

A

l'instigation

de

Semyaza leur

chef,

ils font

le

serment

de

se

choisir

des

femmes

parmi

les

humains et d'engendrer des

enfants ;

pour

mettre à exécution

leur projet, les

anges,

au

nombre

de

deux

cents,

descendirent

aux

jours

de Jared, sur

le mont

Hermon.

Ils

l'appelèrent

mont Hermon, est-il dit, parce que c'est

sur lui

qu'ils avaient

juré et s'étaient

engagés les

uns envers

les

autres avec ana-

thème.

On nous

donne ensuite une

liste

des

chefs de dizaines,

qui,

sous

sa

forme primitive, dut compter

vingt

noms

y

compris Semyaza placé

en

tête.

Mais, selon

qu'on

les

prend

dans

le

texte éthiopien

ou

dans

les

textes

grecs de

Gizeh

ou

de

Georges

le Syncelle3, les listes

diffèrent

quant aux

noms

des

anges,

à

leur nombre,

et

à

leur place.

Par

ailleurs, les

noms

1)

Cf.

R.

H.

Charles,

The

Book of Enoch or

I Enoch translated

from the

Editor's

Ethiopie

Text,

Oxford, 1912 p.

xlvii

et sq.

2)

Cf.

J. T. Milik,

Problèmes

de la littérature

hénochique à

la lumière des

fragments araméens de Qumrân, HTR 64 (1971), p. 345.

3)

Un

tableau

comparatif

de ces

listes

a été dressé par Charles,

op.

cit., p. 17.

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26 REVUE DE

L'HISTOIRE

DES

RELIGIONS

des veilleurs

sont souvent

corrompus et

c'est dans les

fra

gments araméens de Qumrân

qu'ils

auraient

conservé

leur

forme

originale1. Ce

résumé

du

récit de

la chute des

anges

suscite quelques

remarques.

:

1° Nous

avons

opté

pour

la traduction

donnée par

le Syn-

celle

:

ol

хатофсп/тес èv та£с Y^épouç 'IocpsS zlc, r/jv xopixpvjv

топ

'Epfjiovcslfx opouç,

littéralement

« qui sont descendus aux jours

de Yared, sur le sommet de la montagne de l'Hermon ».

Elle

s'accorde d'ailleurs

avec

la tradition étudiée

plus

haut

contenue

dans

Jub. 4, 15 (du moins en partie). La

version

éthiopienne : « ils descendirent sur le mont Ardis » est

une

mauvaise traduction basée sur la lecture

IapeSaç

pris comme

un

seul mot, ainsi que l'avait déjà reconnu

Dillmann2.

Le

texte hébreu

restitué par

Halévy serait

le

suivant3

:

pain

nn wn

Ъча

тт

-wa ytti

13

D

En effet,

il

faut noter, comme

l'a

observé

Charles, que

le

jeu

de

mots entre

yârad « descendre »

et

yared est seulement

pos

sible

en

hébreu, car le verbe

yârad

n'existe

pas en araméen.

2° La tradition relative au serment des anges sur le mont

Hermon

présente

les caractéristiques

d'un

récit étiologique

bâti

sur

une etymologie

populaire, également possible à

partir

d'un verbe hébreu ou araméen formé

sur herem, « anathème

».

L'auteur a sans doute

utilisé et réinterprété quelque tradition

cananéenne relative

à

l'Hermon

considéré

comme

montagne

des

dieux.

On ne

peut malheureusement citer dans la litt

érature

ougaritique

de

tradition

précise

permettant d'illustrer

le texte

hénochien.

On

a soutenu, il est

vrai, que la déesse

fAnat aurait

lié

le dragon sur

le sommet

du

mont

Liban, ce

qui

pourrait

indiquer

que cette

montagne est un lieu

1) Cf. J. T. Milik, Turfan

et

Qumrân. Livre des géants juif et manichéen,

dans

Festschrift

К. G.

Kuhn, Gôttingen, 1971,

p. 117.

2)

Cité par

Charles, op.

cit., p. 15.

3)

Journal

asiatique, 1867, pp.

356-357,

cité par R. H. Charles, op. cit., p.

15.

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LE MYTHE

DE

LA CHUTE DES ANGES 27

réside 'Anat1. Mais le

texte

mythologique

très

fragmentaire

publié

par Virolleaud2

est

loin d'être

sûr,

car

on

ne peut voir

«

les

hauteurs

du

Liban

»

dans

Imrym.lbt

[ ]

à

la

ligne

10.

Le

fait

que le mont Hermon ait

été

une

montagne

sainte peut

se

soutenir

déjà à partir de son

etymologie

présumée « lieu

consacré

»3, sur la

base

de la racine haram « être

consacré

», la

finale

p

étant analogue

à

celle

de рзэ*? «

le Liban ». D ail

leurs

nous savons

qu'il existait des

lieux de

culte

sur

son

sommet

et

sur

ses pentes. Celui

de

Baal

est

attesté

par le

toponyme Ba(al

Hermon

en Jg. 3, 3 ;

I

Ghr. 5, 23 ; de

même

Ba al

Gad

est

situé sous l'Hermon

dans

la

Biqe'ah

du Liban

d'après

Jos.

13, 5

;

11,

174.

Le

caractère sacré

de

l'Hermon

apparaît

dès la

deuxième

moitié du IIe

millénaire

av. J.-C.

Dans

les

traités conclus entre les rois hittites Subbiluliuma

et

Mursil

et

les rois

voisins d'Amurru, parmi

les dieux invo

qués comme témoins de

ces traités

figurent

Lablani

(le

Liban)

et Shariani qui

est

le nom

que

les Phéniciens donnaient à

l'Hermon5 (p4"ltp). Un autre traité

entre

le roi

hittite

et le

roi amoréen Aziru,

énumère

en plus des

mêmes

dieux

Bis-

haisha6. Dans le

même

ordre

d'idées,

on

doit

aussi

faire

observer que

d'après

Philon

de Byblos qui nous

rapporte

la

naissance des

géants,

ces

derniers,

qui,

il est vrai, ne sont pas

des dieux, portent des noms

de montagnes, le Cassios, le Liban,

l'Antiliban

et

le Brathy

(то

(ЗраОо)7. C'est sans doute en raison

des montagnes qu'ils habitaient et où ils étaient nés. Or

remarquons

que

le nom

Antilibanos,

création

de

l'époque

grecque,

n'est

autre que l'équivalent

de l'Hermon.

1) Cf. J. R. Clifford,

The

cosmic

Mountain in Canaan and the Old Testa

ment,

Cambridge,

Harvard

University Press,

1972,

p.

189.

2) Cf. Ch. Virolleaud, Textes cunéiformes alphabétiques des archives est,

ouest

et

centrales

(Palais Royal ďUgarit II),

Paris,

1957, p.

12.

3) Cf. F. M. Abel, Géographie de la

Palestine, t.

1, Paris, 1933, p. 347.

4) Abel, op. cit.,

t. II, pp.

258-259.

5)

Texte

cité par

O.

Eissfeldt, Der Gott des Tabor und seine Verbreitung,

dans Kleine

Schriften,

t. II, Tubingen,

1963,

p. 48.

6)

Cité par

Abel, op.

cit., t.

I,

p. 348.

7) Cf. Eusèbe de Césarée, Praeparatio

evangelica,

1,

10, 9

(édit. Sirinelli et

Des Places dans Sources

chrétiennes,

p. 191).

L'identification de ce

nom

de

mon

tagne fait

difficulté

:

Eissfeldt l'a identifiée auThabor,

art.

cit.,

p. 43,

tandis

que

pour

Albright (JBL 40, pp. 211-217), il s'agit

de

l'Amanus.

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28 REVUE DE L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

Mais Glermont-Ganneau a commenté

une

inscription

grecque découverte par

Warren

sur

l'Hermon

en

relation

précisément

avec

les

serments du

texte hénochien.

Elle

porte

:

хоста xéXsuCTtv 0sou ^sytcrrov

x(al)

àytou

ú(ol) Ó(jlvúovtsc,

èvxsuOsv

qu'on traduit par : «

Par

ordre du dieu

très

grand et

saint,

ceux qui prêtent serment (à

partir) d'ici.

»

Elle

se rap

porterait

sans doute à

quelque

rite

liturgique

processionnel

avec halte dans le

sanctuaire

se

dressant

sur le sommet de la

montagne

que

devaient

accomplir ceux qui venaient

prêter

serment à Zeus, le dieu très grand

et

saint1.

A. Lods avait

déjà

utilisé

cette

inscription grecque pour

éclairer

le

texte

héno

chien

d'après

la tradition

éthiopienne2.

Il

faut

d'ailleurs

observer que

la tradition rapportée par le Syncelle connaît

aussi

le serment et

l'anathème prononcés

par

les

anges

sur

le

mont

Hermon. Mais

il

explique comme

une

malédiction divine

la persistance, même en plein été, du froid, de la neige

et

du

givre sur ce

sommet.

Il

joue

donc

sur

les

mots

Hermon

et

herem3.

Les

écrivains syriens depuis

Ephrem

ne font

plus descendre

les

anges sur le mont Hermon

mais

bien les

fils

de Seth, le

troisième

fils

d'Adam. Ecœurés

des

crimes de Caïn

et

de sa

race, ils

se retirèrent sur

le mont

Hermon

pour y

mener

une

vie sainte

en jurant par

le sang d'Abel

de

ne

jamais

quitter

cette

montagne.

Mais

cent

d'entre eux

se

parjurèrent

en se

laissant provoquer par la

beauté des

filles

des

Caïnites

et

par

les

sons des instruments

de musique

inventés

par

ces derniers

et

ils

descendirent dans la plaine4. Sans

doute

ces traditions

relèvent, en partie du

moins,

du

courant

qui identifie les

beney

Elohim

aux

Séthites. Mais

les

écrivains

syriens

témoignent à

leur manière, malgré le transfert opéré

en

faveur

des Séthites,

1) Cf. Ch. Clermont-Ganneau, Le mont

Hermon

et son dieu d'après une

inscription

inédite,

dans Recueil

ď

Archéologie orientale, t. V, pp.

346

et sq.

2) A. Lods,

La

chute

des

anges..., art. cit., pp. 295-315. Cette inscription est

également connue d'ABEL, Géographie de

la

Palestine, t. 1, p. 348.

3) M. Black,

Apocalypsis Henoch graece

(Pseudepigrapha

Veleris

Tesla-

menli graece,

vol. Ill), Leiden, 1970,

p.

26.

4) A. Lods,

art.

cit.

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LE MYTHE DE LA CHUTE

DES

ANGES 29

de

légendes

concernant les

anges,

de

traditions persistantes

sur la sainteté du mont Hermon. La persistance dans le

livre

d'Hénoch

de

ces légendes

sur

l'union des

anges

liée

au

mont

Hermon,

l'allusion à

des serments prêtés par ces

derniers sur

cette

montagne,

pourraient être la survivance du hieros gamos

accompli en ce haut lieu par quelque dieu cananéen. Mais nous

proposons cette hypothèse avec la plus grande réserve

en

l'absence de document.

Au sommet de l'Hermon semble d'ailleurs s'être

livré

un

grand combat

à

la suite

duquel

les

anges

déchus

ont été sans

doute

précipités du haut

de

cette

montagne

sainte. En effet

Hénoch

13, 9,

voit

les

veilleurs assis

en

pleurs

à Abel-Maïn,

lieu situé entre

le Liban et

le Senir1 qui est

une autre dés

ignation

biblique

de l'Hermon (Deut. 3, 9 ;

Ez.

27, 5 ;

I

Ghr. 5, 23 ; Gant. 4, 8). Le

choix

d'Abel-Maïn comme lieu

de lamentation

des Veilleurs

n'est pas

tout

à fait

fortuit.

Il a

pour

origine

une etymologie

populaire

qui

explique ce

topo-

nyme

par la

racine hébraïque

'bl « se lamenter ». Nous tou

chons ici du doigt

comme pour

l'étymologie du

Hermon,

le

caractère

étiologique populaire

de ces

traditions

sur les

Veilleurs.

Excursus

I

:

Les

méfaits des

géants

Les

méfaits

des géants sont racontés dans le

livre

d'Hénoch

éthiopien, VII, 3-5. En raison

de

leur extraordinaire appétit,

ils

dévorèrent le

fruit

du

travail

des hommes

jusqu'à ce

que

ceux-ci

ne pussent

plus

les

nourrir2.

Ne trouvant

plus

de

nourriture

parmi

les

humains,

ils se

retournèrent

contre ceux-ci

pour

les

dévorer.

Finalement,

ils

s'entre-dévorèrent

et burent

leur sang. Les

commentateurs

d'Hénoch

n'ont

guère

recherché

les

sources

de ces

traditions

sur les méfaits

des géants. En effet

1) Nous optons pour

les

identifications topographiques de J. T. Milik, Le

Testament de

Levi

en araméen. Fragment de la grotte IV de Qumrân, RB, 1955,

p. 404. Elles sont également

acceptées

par Clifford, op.

cit.,

p. 188.

2) L'extraordinaire

appétit des géants est à comparer à celui des

« dieux

gracieux

»

après

leur naissance. Cf. Caquot,

Sznycer, IIerdner,

Textes

ouga-

riliques, t.

I, p. 377.

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30

REVUE

DE

L'HISTOIRE DES RELIGIONS

des

auteurs comme Beer1, Martin2

ou

Charles3 sont

muets

sur ce sujet comme

s'il

n'y

avait

pas de problèmes. Ce qui

frappe

surtout dans

les

méfaits

attribués

aux

géants,

c'est

leur

anthropophagie.

Il semble qu'il

faille

chercher du côté

de

la mythologie

grecque

pour

illustrer ce fait.

Les traditions

grecques

relatives aux mythes des géants sont

complexes

et

souvent

confuses. Car s'il

faut

distinguer

soigneusement les

mythes relatifs

aux Titans

de ceux concernant

les géants,

Typhée, les Aloades, les Cyclopes, ou les Hécatonchires,

comme l'a

proposé

justement Francis Vian4, il reste

que les

Grecs ont tendu

à

confondre sous

un même

vocable, celui de

géants,

toutes

les

figures

plus

ou

moins

monstrueuses

s'oppo-

sant

à

Zeus dans

leur

mythologie.

Dans

une

tradition conservée dans la Théogonie

d'Hésiode,

les Cyclopes

au cœur violent sont des

Titans, fils

d'Ouranos

et de Gê (vers 139).

Ils sont

précipités du haut

du Ciel par

Ouranos

et

ils

seront

délivrés par

Zeus

de leur

prison

souter

raine. Selon le récit d'Ulysse,

dans YOdyssée

d'Homère,

le

Cyclope Polyphème

est

un

anthropophage

puisqu'il dévore les

compagnons d'Ulysse :

«

Mais

sur mes

compagnons s'élançant,

mains ouvertes, il

en

prend deux ensemble,

et, comme petits

chiens

il

les rompt

contre terre :

leurs cervelles,

sur le sol,

l'arrosaient ; puis, membre

à

membre,

ayant

déchiqueté leurs

corps, il

en fait son souper

;

à

le

voir

dévorer, on eût

dit un

lion,

nourrisson des montagnes : entrailles,

viandes,

moelle,

os,

il

ne laisse rien

»5.

On peut

supposer

que

l'auteur du

livre

des Veilleurs

a

assi

milé

dans une

sorte

de syncrétisme

les géants bibliques,

les

Titans

d'Hésiode

et

le

Cyclope

d'Homère.

Ce

qui

était raconté

1) Cf.

G. Beer,

Das Buch Henoch, dans

E.

Kautzsch, Die Apokryphen und

Pseudepigraphen des Alien Testaments, Tubingen, 1900, t. II.

2)

F. Martin,

Le livre ďHénoch, Paris,

1906.

3)

R. II.

Charles,

The

Book of Enoch or I Enoch, Oxford, 1912.

4) F.

Vian, Le syncrétisme et l'évolution

de la Gigantomachie, dans

Les

syncrétismes

dans

les religions

grecque et romaine. Travaux du

Centre

d'Etudes

supérieures

spécialisé ďHist.

des Rel. de

Strasbourg, Paris,

1973,

pp. 25-41 ; et

La

Guerre des

Géants.

Le

mythe

avant Vépoque hellénistique, Paris, 1952,

pp.

1

et sq.

5) Odyssée, IX, 288 et

sq.,

trad. V. Bérard.

Page 30: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE DES ANGES 31

du seul cyclope Polyphème

aurait

été étendu

à

tous les

géants.

On notera

cependant

qu'à la

différence

des Gigantomachies

du

monde

grec, on

n'assiste pas

dans

le

livre

des

Veilleurs à

une bataille rangée

entre les géants

et

les êtres célestes. En

effet,

les

textes juifs nous parlent uniquement de l encha

înement

des mauvais anges (Hén. X, 12) mais non

de

celui des

géants. Ces

derniers,

soulignons-le, sont

condamnés à

s'entre-

dévorer, alors

que

dans Hésiode, Titans, Cyclopes

et

Héca-

tonchires s'entre-tuent seulement (Théogonie, 617 et

sq.).

Dans la tradition

juive,

s'il y

a eu

combat c'est

entre

le

parti

de

Dieu et

de

ses anges

qui lui sont

demeurés

fidèles

et celui

des

mauvais

anges

et

de

leur

chef.

Mais s'il n'y a

pas

de

gigan

tomachie au sens propre de ce terme dans les

textes

héno-

chiens,

nous avons

pourtant trace de la révolte des

Géants

dans

le Siracide

16, 7, en un

passage dont la tradition tex

tuelle, il

est vrai, ne semble pas

bien

assurée. Nous lisons

d'après le

texte hébreu

qui est ici

bien

conservé : к1? itPK

omiaia

ubiv

mian tnp 43oaV юм, que

l'on

peut traduire :

« II n'a pas pardonné aux antiques géants qui s'étaient révoltés

à cause de leur force. »

II s'agit, bien entendu,

de la

révolte

des géants

contre Dieu. Le livre de la

Sagesse

14, 6

parle

des géants

orgueilleux (mrspTjçxxvcov

yiyávrcov) et le

livre de

Baruch

3,

26 des géants

qui

n'avaient

pas

la vraie

science

et

qui ont péri à

cause

de leur

folie.

2° Le livre des Paraboles ďHénoch

Le

livre

des

Paraboles

d'Hénoch forme dans le Corpus

hénochien

une partie

bien

caractérisée (XXXVII-LXXI).

Il

comprend

trois

paraboles.

La

première

concerne

essentie

llemente sort

des pécheurs

menacés de châtiment au jour du

jugement et celui des justes

qui,

après leur mort, habiteront

au milieu des anges aux côtés du Messie

et

de l'Elu de Justice.

Hénoch est admis à

contempler

ce

séjour. La

deuxième

para

bole traite de la

transformation

du

ciel et

de

la

terre

dans les

temps

messianiques. Le

rôle

que jouera

le Fils de l'Homme,

être préexistant

à

la

création,

est

précisé

: il exercera des

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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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32

REVUE DE

L'HISTOIRE DES RELIGIONS

fonctions de

Juge à

l'ère eschatologique. La troisième parabole

concerne le bonheur des justes et le

sort

des élus.

Un

fait

ne

laisse

pas

de

susciter

l'étonnement.

Alors

que

diverses parties

du livre

d'Hénoch sont représentées

dans les

restes de

manuscrits

araméens de Qumrân,

on

n'a

pu repérer

jusqu'à

présent

rien qui

puisse correspondre

de quelque façon

au

livre

des Paraboles dans la masse innombrable de fragments

de la grotte IV

ou dans

ceux

des

dix autres grottes. On a

même

pu

écrire

que

« cet

indice négatif

mais

assez éloquent aux

termes du calcul des probabilités, en faveur de la date post-

qumrânienne de ce

livre

se

laissera

facilement

renforcer par

des

considérations d'ordre

littéraire

w1.

Quoi

qu'il

en soit

du

silence

troublant de

la documentation

qumrânienne

qu'il

faut

expliquer, le problème de datation reste entier

et il

ne nous

retiendra pas

ici.

Nous examinerons plutôt les

traditions

rela

tives aux anges

déchus

dans cet écrit.

En effet, le

livre

des Paraboles

comme

celui des Veilleurs

donne une assez grande place

au

mythe des anges révoltés.

Mais les

traditions

qu'il contient ne semblent pas présenter

toujours

une

grande cohérence

entre

elles ou avec celles rap

portées

dans

les

autres écrits

hénochiens.

Michaël et Raphaël s'étonnent

de

la sévérité du châtiment

infligé aux

mauvais

anges (LXVIII). Semyaza,

que

nous

connaissons déjà, figure en

tête

d'une

liste de 21

noms

de

ces

rebelles

(LXIX,

2). Nous

avons

dans le Corpus hénochien

5 listes de mauvais anges :

l'une

dans le texte éthiopien du

chapitre

VI,

la

deuxième

dans le

texte

grec

du

même

chapitre

conservé par le Syncelle, la troisième,

toujours

dans le

même

chapitre,

est

dans

le

texte

grec

de

Gizeh2,

la

quatrième, dans

l'Hénoch éthiopien

qui nous

occupe

ici (LXIX,

2). La

nquième

liste contient seulement cinq

noms

d'anges (LXIX, 3,

4-12). Il est déjà très difficile de faire concorder entre elles3

1) J. T. Milik,

Problèmes

de la

litt. hénochique, art.

cit.,

p.

333.

2) On

trouvera

facilement

les

listes

d'Hénoch grec dans M. Black,

Apoca-

lypsis

Henoch graece, op. cit.

3)

Pour Dillmann et

Charles,

les

listes du chapitre VI d'après

les

trois

traditions textuelles remonteraient à un seul et même original.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE DES ANGES 33

les

quatre premières listes qui nécessiteraient

à

elles seules

une étude approfondie portant

à

la fois

sur

la critique

textuelle

des

diverses traditions

et

sur

la

critique

des

sources qui

per

mettraient sans doute d'identifier les divers noms. Il

est

impossible

d'harmoniser ces

diverses

listes avec

celle

d'Hénoch

éthiopien (LXIX,

4-12), qui, répétons-le,

ne comporte

que

cinq noms que

l'on ne

trouve

pas

ailleurs. Il

faut donc

admettre que

l'on a

juxtaposé

ici deux

traditions

différentes

et même

discordantes

que

l'on

n'a

pas cherché à

harmoniser.

En effet, nous

lisons dans

cette

dernière liste

une tradition

qui

n'apparaît pas ailleurs dans le Corpus hénochien. « Le nom

du

premier

(ange)

est

Yeqon. C'est

lui

qui séduisit tous

les fils des anges

et

les fit descendre sur la terre

et il

les

séduisit

par les filles

des hommes

» (LXIX,

4, trad. Martin).

On

a

vu

dans

Yeqon selon certains manuscrits, Yequn, une

corruption de l'hébreu Yaqum, imparfait de Qûm. C'est

« celui

qui

se

dresse

en ennemi ». De fait, en

hébreu

biblique

le verbe

qûm

peut prendre le sens de se

révolter,

se

soulever,

par

exemple

dans Nb. XVI, 2 où

il

est

employé avec *»isV

et

dans 2 Rois 12, 21 où

imp*»

employé absolument

se

dit

précisément des serviteurs du

roi

Joas qui se

sont révoltés.

Or

nous

avons

vu

que

le rôle

de séducteur

des anges

est

attribué

ailleurs

à

Semyaza. Par ailleurs

l'expression « les fils

des anges

»

est

étrange

car

ce ne sont pas

les fils des

anges

qui

ont été

séduits

mais les

anges eux-mêmes ou

d'après

le TM,

les

beney

Elohim.

Aussi Charles suppose-t-il une corruption de

КТГ7К en

iPSKVn1, ce qui

n'est

pas impossible.

Le nom du

second

ange

dans la liste des cinq est

Asbeel.

On

a

reconnu

depuis longtemps

dans

la

transcription

éthiopienne, soit ^лт»

«

celui qui abandonne Dieu », soit même

*?X

awn «

la

pensée

de Dieu »2. Si

l'on

accepte

la

seconde

solution3,

1)

Cf.

R. H.

Charles,

The Book

of Henoch or I Enoch, Oxford, 1912,

p. 137.

2)

Cf. R.

H.

Charles,

The

Book of

Enoch..., p.

137.

3)

On

rencontre

dans

ГА.Т.

les

anthroponymes лч:г^п et л:-й'П que

l'on

rattache

avec hésitation au verbe зи*п « penser ». Cf. M. Noth, Die israelitischer

Personennamen im rahmen der gemeinsemitischen Namengebung, Stuttgart, 1928,

p. 189.

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34

REVUE

DE L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

elle aurait

pour avantage

de mettre en accord

le nom

de

cet

ange avec

les actions

qu'on

lui attribue : «

Celui-ci

donna

un

mauvais

conseil

aux

fils

des

anges

[saints],

il

les

entraîna

à

souiller

leur chair avec les

filles

des hommes »

(LXIX, 5). Il est évident

que le nom

de ce deuxième

ange

fait

double

emploi

avec le

précédent Yeqon, car tous

les deux sont

à

l'origine

de la chute

des

anges.

Une troisième tradition,

d'ailleurs, se

manifeste

dans le

livre

des Paraboles

d'Hénoch,

celle

qui parle des troupes

d'Azazel (LIV,

5). Hénoch voit

une

vallée profonde

un

feu flamblait :

«

mes yeux

virent

fabriquer leurs

instruments de supplice,

des

chaînes de

fer

qu'on

ne

pourrait

peser

» (LIV,

3).

L'ange

interrogé

par

Hénoch sur

les

destinataires de

ces

chaînes lui

répond

: «

Ces

chaînes

sont préparées pour

les

troupes

d'Azazel afin de les

prendre et

de les

jeter

dans

l'abîme

de

toute

damnation

et de

couvrir

leurs mâchoires

de pierres raboteuses

selon que

l'a

ordonné le Seigneur des esprits. Puis Michaël, Gabriel,

Raphaël et Phanuel

les

saisiront

en ce

grand

jour

et

les jette

ront ce jour-là dans

la fournaise ardente

afin

que le

Seigneur

des

esprits

les

châtie de son iniquité

car

ils se sont

faits les

serviteurs

de Satan

et ils

ont

entraîné

au péché ceux qui habi

tent

sur l'aride

» (LIV,

5-6,

trad. Martin).

Dans

le même

recueil,

le

rôle

des mauvais anges, lors

de

leur chute, est

bien précisé et il

est double

: d'une part

ils ont

révélé aux enfants

des

hommes ce qui

est

secret, d'autre part

ils leur ont appris à

commettre

le péché (LXIV, 2). Mais

ces

indications

ne sont pas nouvelles. L'idée

que

les anges sont

les

instructeurs de l'humanité

apparaît

déjà dans

les

Jubilés

(VI,

15),

comme nous

l'avons

vu

plus

haut.

Mais

le

livre

des

Veilleurs

devient plus

précis

: d'Azazel il

est dit

qu'

«

il

a

enseigné toute injustice sur la terre

et

dévoilé les secrets

éternels qui s'accomplissent dans

les cieux

» (IX, 6). Tout un

chapitre rappelle même tout

ce

qu'Azazel

a

enseigné aux

hommes :

les

instruments

de

guerre et les

objets de

luxe :

« la fabrication des épées

et

des armes, le bouclier

et

la

cuirasse

de

la

poitrine

et il

leur montra les métaux

et

l'art de

les

tra-

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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE

DES

ANGES 35

vailler, et

les

bracelets et

les

parures, et

l'art

de peindre le

tour des

yeux à l'antimoine

et

d'embellir les paupières

et les

pierres

les

plus belles

et

les

plus précieuses

»

(VIII,

1).

D'autres

noms

de

mauvais anges sont énumérés avec l'indication

pré

cise

de ce

que

chacun a

appris

à

l'humanité. Deux anges sont

préposés

à la

magie, Amizaras (qui serait une corruption

de

Semyaza)1

enseigna

les

enchanteurs

et

les coupeurs de racines.

Le texte

de

Gizeh et le

Syncelle

portent

ici

Semiazas.

Le nom

de l'ange

Armaros serait peut-être corrompu

à

partir

de

*Abaros dérivé

de

l'hébreu heber

au

sens

ď « incan

tation

», si l'on

suit

une

hypothèse avancée par

Charles

à

partir

du

grec

de

Gizeh

éuaiSucóv

Xuxýjpiov

«

la

rupture des

charmes ».

De fait,

comme

cet ange enseigna à

rompre

les

charmes, son nom s'accorderait avec

sa fonction.

Mais dans

le

texte

grec du

Syncelle,

Pharmaros

est le

nom de l'ange corre

spondant à

Armaros

de la

version

éthiopienne

et

du

texte

de

Gizeh.

Les attributions de Pharmaros sont

plus

étendues

que

celles de Armaros. En effet Pharmaros «

enseigna

l'emploi des

médicaments (cpapjxaxstac), les enchantements

(stoxioSîocç),

les

sagesses

(aoqnaç) et

la

rupture des charmes

»

(è7raot,Suv

Хит-rçpia)

(VIII,

3). Aussi,

à

partir

de

la version du Syncelle, pourrait-on

supposer

que

Pharmaros

est

une déformation

de

Pharmakos

« celui

qui

prépare les médicaments,

magicien, sorcier

». De

la

forme Pharmaros

il

est aisé

d'expliquer

la

corruption

du

texte

grec de Gizeh

et

de la version éthiopienne :

Armaros.

Quatre

autres anges, du nom

de

Baraqiel, Kokabiel, Tamiel

ou Sathiel (Gizeh), Azdariel

ou

Sériel (Gizeh) sont préposés à

l'enseignement de l'astronomie

ou

de l'astrologie (VIII, 3)2.

Excursus

II : L'origine d'Azazel

Azazel

apparaît

dans certaines traditions d'Hénoch comme

le

chef des

mauvais

anges.

Son nom

est

emprunté

très

vrai-

1) Cf. R. H. Charles,

The

Book

of

Henoch..., p.

19.

2) Za0i7)X

dans

le texte grec

de

Gizeh serait une corruption île И&ууцк

qui

lui-même correspondrait à Ezeqeel, la seule forme correcte donnée /»ar la version

éthiopienne

en VI,

6 (cf.

R. H.

Charles, op.

cit., p. 19).

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7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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36

REVUE DE

L'HISTOIRE

DES

RELIGIONS

semblablement à l'Ancien Testament

où il apparaît

unique

mentdans Lév. 16, 8,

10,

26 dans le contexte du rituel de

Kippur.

Le

texte,

plusieurs

fois

retravaillé combine deux

cérémonies différentes1 : il y

a

d'abord

un

rituel

lévitique

où le

grand

prêtre offre un

sacrifice pour le péché

de son

peuple et

pour

sa maison (XVI, 6). Il y

a

ensuite

l'offrande

faite par la

communauté consistant en

deux boucs

qui sont

tirés

au

sort,

l'un pour Yahvé,

l'autre

pour

VïXTS?

(XVI, 8). Le

bouc

réservé

à

Yahvé

est égorgé

et

de

son sang le grand-prêtre

asperge le kapporeth qui est derrière

le voile

du sanctuaire

(XVI, 15). Sur le bouc vivant, placé devant Yahvé,

Aaron

pose

ses

deux

mains

en

confessant tous

les

péchés

d'Israël

qui

sont placés

sur

la tête de l'animal, lequel

est

ensuite

conduit

par quelqu'un au

désert

(XVII,

8-10 ;

XVIII, 20-22). Il est

clair que le

bouc destiné à

Azazel

correspond au

bouc

destiné

à Yahvé

et que dans

le premier

cas

il

s'agit très vraisembla

blementu nom d'un être surnaturel qui

n'est

pas autrement

connu dans

l'Ancien Testament. Il se

pourrait même que, dans

la préhistoire

de la

tradition recueillie

par

l'auteur

sacrée,

il

s'agisse

d'un nom de dieu2 plus ou moins déformé

par

la

suite

et

qui

pour

cette raison

n'est

plus

déchiffrable. Sous sa forme

actuelle, 'гшу le nom de ce démon semble bien être

une

déformation intentionnelle

de Vktts;

« El

est

fort

»3 qui

originairement aurait

été un

véritable

nom

théophore

comme

les autres

noms

d'anges du

livre

d'Hénoch ou de Daniel, tels

Raphaël, Gabriel, Micaël.

Cette

déformation serait l'œuvre

des

Massorètes qui

auraient voulu

ainsi

ridiculiser

cet

ange

déchu. La LXX a

éliminé

le

nom

propre en

rendant

librement

le

mot

hébreu

:

ziç

ttjv

а7со7со(шту^

(v.

10),

zle,

aqjectv

(v. 26).

La Vulgate, caper emissarius, «

bouc

émissaire »,

et

Symmaque

1) Cf. R. de Vaux, Los sacrifices de

l'Ancien

Testament, Cahiers de la RB 1,

Paris,

1964,

p. 86.

2) II.

Haag,

Teufelsglaube, Tubingen, 1974, pp.

170-171,

envisage

également

l'hypothèse

d'un

nom de divinité.

3) C'est

aussi

la

forme que retient

M.

Schwab,

Vocabulaire de

Vangélologie

d'après les manuscrits hébreux

de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1897, p. 209.

Cet

auteur catalogue aussi un

autre

ange

du

nom

d'Azael,

«

rebelle

à Dieu

»,

qui

avec

Shamhazai,

se laisse

corrompre

sur

la terre.

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LE MYTHE

DE

LA CHUTE DES ANGES 37

tlç Tpáyov ácpiéfxsvov ont coupé sans doute le mot hébreu en

deux

Ьщ

TS7

«

le

bouc qui s'en

va

».

Le

Targum de Jérusalem

en

fait

un

nom

de

lieu

«

fort

et

difficile

»

"iœp гррп

ЧПК1.

Mais les versions

ne

peuvent être

suivies,

car, répétons-le,

le contexte postule un nom propre maintenu aussi par le

Targum Neophyti. Le

livre

d'Hénoch

a

fait

d'Azazel

le chef

des démons,

sans doute

parce

que

celui-ci

habitait au désert,

lieu de séjour habituel

des

êtres démoniaques

(Is.

XIII, 21 ;

XXXIV, 11-14 ; Tob. VIII, 3 ; Matth. XII,

43).

D'après

une

tradition rapportée par le

livre

des Veilleurs (X, 4-6), Azazel,

en tant que chef des démons,

est

puni.

C'est

Raphaël

qui est

chargé de l'enchaîner

et

de

le

jeter

dans

les

ténèbres

au

désert

de

Dudaël pour

y

être

recouvert de pierres en

attendant d'être

précipité dans un brasier2. Geiger3, il y

a plus

d'un siècle,

a

rapproché de

manière

ingénieuse

le lieu

de

Dudaël

de Beth

Hadudo* du Targum de Jérusalem

pour

Lév. XVI, 10-22 et de

la

Mishna (Yoma

6, 4-6, 8)5. C'est à cet endroit

que le

bouc

était conduit

le

jour de la fête de

Kippur pour

y être

précipité

sur les rochers

et y

mourir. Ce rapprochement a

été

retenu

par

les commentateurs

d'Hénoch, Charles et

Martin qui

ont

vu dans

Dudaël

la

déformation

du

nom

de lieu

indiqué plus

haut

dans

la tradition

textuelle

dans

le

Targum

et

la Mishna

est malheureusement mal

assurée6.

La mention dans Hénoch de ce toponyme comme lieu du

châtiment

d'Azazel indiquerait, semble-t-il,

que c'est aux

traditions

rituelles de la

fête

de

Yom Kippur

qu'aurait

été

emprunté

dans cet écrit le

nom

de ce

mauvais

ange.

1)

G.

R.

Driver,

Three

Technical

Terms

in

the

Pentateuch,

JSS

I,

1956,

pp.

97-98, opte

aussi

pour

le

sens « précipice

».

2) Dans le livre

des

Paraboles qui traite

de

l'enchaînement

des troupes

d'Azazel,

toute

référence toponymique

précise

a disparu

(LIV,

5-6).

3) Judische Zeitschrift, 1864-1865, p. 201.

4) L'édition

de

M. Ginsburger

porte

en

réalité

'Tin r'- les

deux

fois.

5) La Mishna porte Beth Нагого

avec les

variantes Hiddudo, Horon. Abel,

Géographie de la Palestine,

t. II,

p. 273, préfère la leçon Beth Harudun à Beth

Hadudu.

6) J.

T.

Milik, The Books

of

Enoch. Aramaic Fragments

of

Qumram

Cave

4,

Oxford,

1976

voit

dans Daddu'el « les deux

poitrines de

El »

la réplique de

l'accadien Máša

de

Gilgamesh, IX,

II,

9.

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38

REVUE

DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

3° Le livre des songes d'Hênoch éthiopien

L'auteur du

livre

des songes d'Hênoch

(LXXXIII-XC)

réinterprète à

l'aide de

symboles les

traditions relatives

à

la

chute des anges du

livre

des Veilleurs.

«

Et je

vis

encore de

mes

yeux

dans mon sommeil, je vis le

ciel

en haut,

et

voici :

une

étoile tomba du

ciel,

elle s'éleva et mangea et elle paissait

au

milieu

de ces

taureaux...

Et

je

vis

encore

en

vision, et je

regardai

le

ciel,

et

voici

: je

vis de nombreuses

étoiles

des

cendre

et

se jeter du haut du

ciel

auprès de

cette

première

étoile, et au

milieu

de ces veaux elles devinrent des taureaux,

et

avec

eux

elles

paissaient au

milieu

d'eux.

Et je

les regardai,

et je

vis,

et

voici

: tous sortirent leur membre sexuel,

comme

des

chevaux, et

se mirent à

monter

sur les

génisses des

tau

reaux et

toutes

conçurent, et elles

engendrèrent

des

éléphants,

des

chameaux et

des ânes,

et

tous les

taureaux

les craignirent

et

furent

effrayés ; et

ils

(les éléphants, les chameaux et les

ânes) se mirent à mordre de

leurs

dents

et

à

dévorer et

à

frapper de

leurs

cornes. Et ils se mirent à

dévorer les

taureaux.

Et voici :

tous

les enfants de

la

terre

commencèrent

à trembler

et

à

s'épouvanter

devant

eux

et

à

s'enfuir

»

(LXXXVI,

1-6,

trad. Martin). Commentons brièvement

ce

passage :

II est

clair

que

l'étoile tombée du

ciel

désigne le chef

des

anges

auquel

d'autres traditions donnent des noms.

De

même

les

autres

étoiles

symbolisent les

autres anges qui

suivent leur

chef

dans

leur

chute.

Mais le fait

que

les anges soient symbol

isés ar

des

étoiles demande

une

explication. On sait

que

certaines traditions

juives

expliquaient

les divers phéno

mènes

naturels par

l'action

propre

d'un

ange

:

il

y

avait

des

esprits attachés

au tonnerre, à

l'éclair,

à

la mer,

à

la

neige,

etc.

(Hénoch éthiopien LX, 11-24).

Dans

la même

ligne de

pensée,

on croyait que

les

astres étaient

guidés

par

les

anges. Si,

d'après

l'Hénoch éthiopien, c'est un seul ange du nom d'Uriel

qui a

été

préposé sur toutes les lumières du ciel (LXXV, 3),

selon

le deuxième Hénoch slave ou

livre

des Secrets

d'Hênoch,

les corps célestes étaient

gouvernés

par deux cents anges.

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LE

MYTHE DE LA

CHUTE DES ANGES 39

Hénoch

les

a contemplés au premier ciel

:

«

Et

ils

amenèrent

devant

ma

face les chefs maîtres des ordres des

étoiles, et

[ceux-ci]

me montrèrent

leurs

mouvements

et

leurs

déplace

ments

'un temps

à un

autre.

Et ils me montrèrent deux cents

anges

qui

régnent

sur les

étoiles et

sur les combinaisons

des

cieux »

(III)1.

Il est probable que le lien des étoiles

avec des

anges

dans

le monde juif est dû à l'influence

des

conceptions babylo

niennes

selon

lesquelles, dans l'écriture cunéiforme, le signe

déterminatif

des noms

de

dieux,

génies, démons, êtres surna

turels

était primitivement une étoile, si bien que le même

signe

pouvait

être lu

soit

Kakkabu

«

étoile

»,

soit

ilu

«

dieu

»

ou

«

être

divin ».

Le

signe * devient un

clou

horizontal croisant

un clou vertical

selon

les

règles simplificatrices de l'évolution

paléographique cunéiforme.

2° L'auteur du livre des Songes distingue trois catégories

d'enfants issus

de l'union

des anges et des

femmes symbolisées

par

des génisses

: les éléphants, les

chameaux et

les

ânes

(LXXXVI,

4 ; LXXXVII, 4 ; LXXXVHI, 2).

Or

ces

distinc

tions 'apparaissent

pas dans

le

livre

des Veilleurs

en

éthiopien,

mais

se

retrouvent

par contre

dans Г

Hénoch grec

VII,

1-2

et

dans Jubilés

VII,

21-22. D'après ce dernier

passage,

de l'union

des veilleurs avec

les femmes naquirent trois classes de

géants

:

« And

they

begat sons the Naphîdim and +

they

were all

unlike

-f, and

they

devoured one another : and the Giants

slew

the

Nâphil

and the

Nâphil slew

the Eljô, and the Eljô

mankind

and

one man another

»

(trad. Charles)2.

Dans le

texte

éthiopien, les Naphîdim sont

une déformat

ion

es

Nephilim

de

la

Genèse tandis

que

les

géants

corre

spondent aux gibborim et qu'Eljô

est

une corruption d Elioud.

De fait,

la

tradition contenue dans le livre

des

Jubilés concorde

avec celle transmise

par

le texte

grec ď Hénoch conservé par

1)

Cf. A. Vaillant,

Le Livre des secrets ď Hénoch. Texte slave et traduction

française (Textes

publiés

par l'Institut d'Etudes slaves, IV), Paris,

1952,

p. 7.

2)

Cf. R. H.

Charles,

The Apocrypha and Pseudepigrapha

of

the

Old

Testa

ment, t. II, p.

24,

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40

REVUE DE L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

le

Syncelle.

On

y

lit ceci :

«

Ils

(les

anges) engendrèrent

trois

races

(yévTj

xpia),

d'abord

de

grands

géants

(yiyavTsc) ; les

géants

engendrèrent

les

Nephilim

et

les Nephilim

engendrèrent

Elioud

»

(VII, 1-2)1.

Puisque dans Genèse

6, 4, on

trouve

trois

noms différents

pour désigner

les géants —

gibborim, Nephilim,

'anshey,

hashem

— Charles

a

supposé qu'Elioud correspond

à

la

tro

isième

désignation2.

Dans la LXX, ce

nom théophore,

sous

cette

forme Elioud n'apparaît

qu'une

seule fois en

I

Ghron. 12,

20 alors

que

le TM porte

'Elihu1.

C'est le nom dans ce

texte

d'un chef de

milliers

de Manassé

qui

s'est

joint à

David. Mais

ce

fait est

lui-même peu éclairant pour

expliquer

le

passage

du

livre

d'Hénoch en

question.

Faut-il penser plutôt

que

'anshey hashem «

les

hommes de renom » ont été compris

« les

hommes

du

Nom

», c'est-à-dire « les hommes de Dieu »,

expression qui aurait

été traduite dans le nom théophore

TirpVx « Glorieux de Dieu »,

litt.

« Gloire de El » ? Mais au

fond,

le mystère demeure sur l'origine d'Elioud en Hénoch VII, 1-2.

Outre le texte

de

la Genèse comme source

possible

des

trois

races

de géants dans les

traditions apocalyptiques, il

faut

rappeler également les conceptions mythologiques qui

avaient

cours

dans le monde grec depuis

Hésiode

; les Titans, les

Cyclopes,

les

Cent-bras ou

Hécatonchires sont les enfants

d'Ouranos et

de

(Théogonie

140-210).

Au ne siècle apr.

J.-C,

l'auteur qui

a

composé la

Biblio-

theca faussement attribuée

à

Apollodore d'Athènes

a

distingué

trois

groupes d'êtres gigantesques engendrés par

et

Ouranos

aux origines du monde ;

il s'agit

des Hécatonchires, des

Cyclopes

portant

les

noms

de

Kottos, Bryaros

et

Gyas,

et

des

Titans3.

Il n'est donc pas impossible

que cette

triple filiation

des géants

dans

les mythes grecs ait

été présente

à

l'esprit

de l'auteur

en

faisant

l'exégèse de Gen. 6 dans le sens indiqué

plus

haut.

1) On

trouvera

le

texte

dans M. Black, Apncalypsis Hennchi grnece (Pseude-

pigrapha

Veteris Teslamenti graece), Leiden, 1970, p. 22.

2) R. H. Charles,

The

Book

of

Henoch, Oxford,

1912,

p. 18.

3) Cf. F.

Vian, La

guerre des

Géants.

Le mythe..., op.

cit., p.

2.

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LE

MYTHE

DE

LA

CHUTE

DES

ANGES

41

Le

fragment

Noachique

Ce

qu'il

est

convenu

d'appeler

le

fragment

Noachique

comprend les chapitres 106-107 qui

sont

sans lien

réel avec

le

livre d'Hénoch. Ils ont appartenu

à

une

Apocalypse de Noé.

Le mythe de la chute des anges y est évoqué par Hénoch :

«

Je

t'ai

fait

connaître qu'au temps

de

Iared, mon

père,

il

en

est qui

ont transgressé du haut du

ciel

la

parole

du

Seigneur

et voici qu'ils ont commis le péché et transgressé la Loi :

ils se

sont unis

à

des femmes, avec elles ils ont commis le

péché, et

ils en ont épousé et ils ont

eu

des

enfants

» (106, 13-14, trad.

Martin). Il n'y

a

là rien que

nous ne connaissions déjà

dans les

diverses parties du

livre

d'Hénoch. Mais

l'auteur

du

fragment

noachique souligne particulièrement

l'aspect de

transgression

et

de

violation

de

la

parole

du Seigneur et

de

la

Loi,

sans

doute parce

qu'ils n'ont

pas

respecté l'ordre

établi par

Dieu

qui

faisait

des

créatures

angéliques des êtres

spirituels.

L'auteur insiste un

peu

plus

loin au verset 17,

apparem

ment

éplacé et qu'il faudrait situer

immédiatement

après

106,

14,

sur

le

fait

que

les

mauvais

anges

«

engendrent

des

géants

sur

la

terre,

non

de l'esprit,

mais

de

la chair

».

Il semble

réagir en cela contre

l'idée, qui

se fait jour dans le

Testament

de

Ruben 5, 6, d'une

conception

qui

aurait

été purement

spirituelle.

Nous

reviendrons plus

loin sur ce

passage du

Testament des Douze

Patriarches

particulièrement

éclairant

pour

comprendre

notre

texte.

Le

livre

des

Secrets

d'Hénoch

en

slave

ou

2e livre

d'Hénoch

Le

livre

des Secrets d'Hénoch

est conservé en slave,

c'est-

à-dire dans une

langue de

traduction ; l'original grec

n'est

connu qu'à travers la

version

slave

et

encore

cette

dernière

ne nous

renseigne-t-elle que

sur l'état

des

manuscrits grecs

vers le xe siècle. L'auteur de cet ouvrage

est

un Juif, bien qu'on

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42 REVUE DE L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

perçoive ici

ou

un certain

souffle évangélique1. Il a

été

écrit postérieurement à

la

fin de la période hasmonéenne qui

finit

en

63

av.

J.-G.

et

avant

la

ruine

de Jérusalem

en

70

apr.

J.-G. Le

thème

général du

livre

se rapproche de l'Hénoch

éthiopien.

Le patriarche

antédiluvien, la dernière année de sa

vie, est enlevé au ciel par

les

anges. Dans

une

première partie,

il

traverse

les sept

cieux qu'il

visite les uns après les autres.

Si

l'on

en

croit

A.

Vaillant,

l'auteur

du

2e

Hénoch adapterait

la littérature hénochienne

juive

à la

propagande chrétienne,

comme

l'ont fait les auteurs

chrétiens des

Oracles

Sibyllins

pour les

Oracles Sibyllins

d'origine juive.

Il

voit dans

le fait

que

les

Egrégores,

les

Veilleurs, qui

ont

péché

avec

les

filles

des

hommes,

sont réconciliés et placés au

5e

ciel

(chap.

VII),

la

marque d'une

théologie chrétienne plus miséricordieuse que

celle du

1er Hénoch

éthiopien pour

qui

les anges

déchus sont

enchaînés dans l'abîme2.

Le problème de l'origine chrétienne d'Hénoch

slave

mis

à

part, si Vaillant avait

raison sur

l'interprétation

du

ch a

pitre

VII,

nous

serions

en présence

d'une

réconciliation

des

Veilleurs.

Mais,

dans ce

chapitre, il

s'agit

précisément

d'une

catégorie de Veilleurs qui n'ont pas péché

et

qui

se

lamentent

sur

le

sort

de

leurs

frères qui,

eux, se

sont révoltés3.

A

l'éton-

nement d'Hénoch,

qui constate

la tristesse des Egrigori restés

au ciel

il

lui

est précisé :

« Ceux-ci sont

les Egrigori

qui se sont

séparés d'eux-mêmes, deux princes et deux cents marchent

à

leur suite, et

sont descendus sur

la terre, et

ont

déchiré [leur]

promesse sur le dos de la

montagne

de l'Hermon pour

se

souiller avec

les femmes

des hommes, et

s'étant

souillés, le

Seigneur

les

a

condamnés.

Et

ceux-ci pleurent

sur

leurs

frères

et

sur l'outrage qui

leur

a

été

fait

»4.

Hénoch

s'emploie à

encourager

les Veilleurs restés

fidèles en

leur

conseillant

de

reprendre le

service

liturgique

qu'ils avaient cessé au ciel.

1) A. Lods, Histoire de la littérature

hébraïque

et juive, Paris,

1950,

p. 937.

2)

Cf. A. Vaillant,

Le

livre

des

Secrets d'Hénoch,

op.

cit.,

p. x.

3) Dans ce sens, cf. J. Danielou,

Théologie

du judéo-christianisme, Paris,

1958,

p.

26.

4) Traduction A. Vaillant, op. cit., p. 19.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE

DES

ANGES 43

Les autres

frères, «

le

Seigneur

les

a condamnés

aller]

sous

la terre

jusqu'à

ce

que

finissent les cieux

et la terre. » D'après

le

chapitre IV, ces anges

condamnés

sont

enchaînés

et

gardés

au 2e

ciel

en attendant le jugement

définitif.

Il faut

donc

conclure

que

l'auteur du

livre

des Secrets

d'Hénoch

semble avoir

voulu concilier deux traditions

diffé

rentes,

l'une

faisant

état d'anges

coupables,

comme dans le

1er Hénoch

et

l'autre,

celle

de Daniel 4, 10, 14, où les Veil

leurs

ne

sont pas coupables.

Les Testaments des Douze Patriarches

La littérature testamentaire pseudépigraphique fait

très

rarement

allusion au mythe de la chute des anges. Il

est, à

notre connaissance,

uniquement

mentionné, deux fois

dans

les Testaments

des Douze Patriarches : le Testament

de

Ruben V, 6 et le Testament de Nephtali III,

5.

Dans le premier passage,

le

contexte est

nettement

paré-

nétique

;

Ruben

invite ses

enfants à

fuir la fornication

(7Topvsúxv).

Pour

cela,

ils doivent «

commander

à

leurs femmes

et

à

leurs

filles

de

ne

pas

orner

leur tête et leur

visage

dans

le

but de

tromper

les

cœurs (тсрос áTránqv

Stavoiaç), parce

que toute

femme qui use de tels artifices est

vouée

à

un

châtiment

éternel » (V,

5). Immédiatement après, l'auteur du Testament

de

Ruben introduit

le

passage

relatif

aux

Veilleurs,

les

Egré-

gores : «

C'est ainsi

qu'elles

séduisirent

les

Veilleurs

qui exis

taient avant le déluge. En effet, comme ceux-ci les voyaient

continuellement, ils les

convoitèrent et

conçurent

l'acte

dans

leur

esprit

;

ils

se

changèrent

en

hommes

{хетеа/тг^атьСогго)

et leur apparurent

quand

elles étaient en train

de coucher

avec leurs maris. Les

femmes convoitèrent

dans leur esprit

leurs

formes (èm6u(xou(jaiT^ Stavoio:

tyjç

cpavTocaiaç) et enfantèrent

des géants. Car les Veilleurs leur apparurent comme s'ils

touchaient les cieux

»

(V,

6-7).

C'est aussi dans un

développement parénétique

qu'appar

aissent

quelques

indications sur les Veilleurs dans le

Testa-

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44

REVUE

DE L'HISTOIRE DES

RELIGIONS

ment de

Nephtali.

Nephtali recommande

à

ses enfants de ne

pas

changer l'ordre

de

la nature,

comme l'ont fait les

sodo

mites

et

les

Veilleurs

:

«

De

la

même

façon

les

Veilleurs

chan

gèrent l'ordre de leur

nature

(èvvjXXa^av

rá£iv

cpuascoç ocûtwv)

et le Seigneur

les

maudit au Déluge ; c'est

à

cause

d'eux qu'il

rendit la

terre inhabitée

et

improductive. » Notons

tout

d'abord que d'après la tradition des

Testaments, les

ornements

dont les femmes se

parent pour

séduire les veilleurs étaient

déjà connus de ces

dernières,

alors

que

dans

Hénoch

VIII, 1,

c'est

Azazel qui

apprit

les arts

cosmétiques aux

femmes.

Par rapport aux écrits que

nous avons analysés

jusqu'à

présent,

nous avons,

sinon

de nouvelles précisions

sur

les

Veilleurs eux-mêmes,

du moins

des

indications précises sur

la manière dont ceux-ci,

qui étaient

des

êtres

spirituels,

ont

pu s'unir

à

des

femmes.

Pour

ce faire, les

anges, d'une part

ont changé leur nature,

d'autre part

les femmes ont

désiré

leurs

formes.

Sans

doute le terme qui est employé

pour

indi

quer ce changement n'est pas, de fait, le verbe [хгта^орсросо

comme par exemple en

Matt.

17,

2 mais (хгтаах^^ат^со

qui

signifie « transformer ». Ce dernier

terme

est employé dans

IV Macc.

9,

22 à propos de la description du martyre de l'aîné

des

frères

Macchabées, qui,

condamné à

être brûlé vif,

se

mua

en un être incorruptible.

Dans

le Testament

de

Ruben, il

s'agit

d'une

sorte de déguisement

des anges en

êtres

humains

qui rappelle curieusement les métamorphoses

des

dieux dans

la littérature

gréco-latine. On sait comment

Io, la

jeune fille

d'Argos,

fut aimée

du dieu suprême Zeus

et

comment celui-ci

la transforma en génisse

pour

la

soustraire

à

la

jalousie

de son

épouse

Héra.

On

sait aussi comment Zeus

prit

la

forme

d'un

taureau pour continuer

à approcher son

amante.

Ce thème

est

traité dans

Les

Suppliantes

d'Eschyle.

Il

est significatif

que l'acte

par lequel

est

engendré le

fils d'Io,

Epaphos,

n'est

pas

un

acte sexuel,

mais

est dû

au toucher et au souffle

de

Zeus (s£

£7гаф%

xai è7U7rvoiaç Aiôç,

17-19). Dès

le ve siècle,

le

dramaturge grec

avait donc le souci

de montrer que les

dieux agissent sans s'astreindre aux

servitudes des hommes.

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LE MYTHE DE LA CHUTE

DES

ANGES 45

C'est

des mêmes

conceptions

que

semblent être

tributaires les

Testaments

des

Douze

Patriarches.

Ils ne nous font pas

assister

non

plus à

un

grossier

accouplement

entre

les

Veil

leurs et

les femmes. Mais la conception

des

Géants s'est faite

de façon

toute

spirituelle.

Plutarque

qui

vivait

dans la deuxième moitié du Ier

siècle

et

au début du

11e siècle

de notre

ère

tient un langage un peu

différent dans

Les

vies parallèles des hommes

illustres

: « II

n'est pas

impossible,

dit-il,

que l'esprit

de

la divinité

(uvsufjia

0soîi) s'approche d'une

femme

et que

par sa vertu,

il

fasse

germer en elle

des principes

de

génération

»

(Numa Pompilius

IV,

4).

Plutarque,

en

s'exprimant ainsi

évoque

les

croyances

des

Egyptiens en rappelant

qu'il

y aurait

une impiété

à

croire

que

le corps humain

puisse

avoir de l'attrait

pour

la divinité.

Ici il

n'est

plus

question de la

métamorphose des

dieux

mais

simplement

de

l'intervention d'un dieu dans le sein d'une

femme

mortelle

en

agissant

par son « pneuma ».

Antiquités

judaïques

II est

significatif

que Josèphe,

fort

soucieux de

rendre

acceptable

la religion juive aux païens du monde gréco-

romain

entend des

anges ce

que

la Bible

hébraïque

dit

des

beney Elohim.

Mais qui étaient

pour

lui

les anges ?

Il

para

phrase

ainsi

la

péricope de

la Genèse :

« Car

beaucoup d'anges

de Dieu (ауу£^°ь Gsou) s'unirent avec des femmes et engen

drèrent

des

enfants orgueilleux

et

dédaigneux de

toute

vertu

à cause de

la confiance qu'ils avaient mise

en

leur force

; en

fait,

les actions

que

la tradition

leur

attribue ressemblent

aux

audacieux exploits

que

les Grecs racontent des Géants »

(ôfxoioc yàp

toTç

шго

ytyávTťov TSToXfAYJaOai. Xsvo^évoiç 69 "EXXtjvwv

xal oôtoi Spáaai TtapaStSovxat)

(Ant. jud. I,

3,

1).

Observons

d'abord

que

ce

passage

de Josèphe se trouve

à

la suite du

récit de

la perversion des descendants

de Seth «

qui

abandonn

èrentes lois de leurs pères par une vie de dépravation ».

Comme la tradition relative aux anges de Dieu

est reliée

à

ce

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46

REVUE

DE L'HISTOIRE

DES RELIGIONS

qui précède par yáp, cela semblerait indiquer

que

Josèphe

identifie

les

anges aux Séthites qui s'étaient attiré

l'inimitié

de

Dieu

(è'vôsv

èauxolç

tov

Gsov

è£s7ioXéfji,tocrav).

Mais

il

est

éga

lement

clair qu'il utilise le texte de la LXX qui

porte non

pas

«

les

fils de

Dieu » mais

«

les

anges de

Dieu

»

et qu'il

connaît

donc

le mythe de

l'union

des anges et de l'origine des géants1.

D'ailleurs Josèphe semble avoir été le premier auteur juif

à

appliquer aux Séthites le passage

de

Genèse 6

relatif

aux

anges.

Il

est

enfin remarquable qu'il n'hésite pas

à comparer

les

tra

dit ions

mythologiques

grecques

relatives aux géants avec

celles

concernant les Nephilim

ou

les

gibborim

de l'Ancien

Testament. Cela

montre

combien

certains

milieux

du

judaïsme

hellénistique

étaient portés

à

établir des parallèles

entre

les

mythes

grecs

et

la Bible. Nous avons déjà vu chez le

traduc

teur

es LXX,

à

propos des géants précipités dans le schéol

d'Ezéchiel

32,

27,

une

nette allusion aux mythes grecs

des

Titans précipités

dans

l'Hadès. Mais

la collusion

des traditions

bibliques

avec

les mythes

grecs

a dû

être sentie comme un

grave danger pour

la pureté

du

judaïsme dans certains milieux

juifs du monde

hellénistique.

C'est le cas de

Philon

le Juif

dans son

traité sur les

géants.

Voici

le commentaire qu'il

donne de Genèse 6 : Or les géants étaient sur la terre en ce

temps-là. «

Peut-être

quelqu'un

pense-t-il que

le Législateur

fait

allusion aux fables des poètes

sur les

géants, alors que la

fabulation

lui

est

tout

à fait

étrangère et qu'il entend marcher

sur les

traces

de la

Vérité

en soi...

Donc bien

loin de

proposer

une

fable sur les

géants il veut te

mettre

dans l'idée

que

les

hommes,

par

nature, appartiennent,

les uns à

la terre,

les

autres

au

ciel,

les

autres à

Dieu

»

58)2.

1)

La

position de

Rappaport (Aggada

und Exégèse, XXV) d'après

laquelle

Josèphe

n'aurait

pas connu le mythe de l'union des anges n'est pas tenable ;

cf. à

ce

sujet les observations

de Dexinger, op.

cit., p.

96.

2) Trad. A. Mosès,

Les

œuvres de Philon ď Alexandrie, publiées sous le patro

nage

de

l'Université

de

Lyon,

Paris, 1963,

p. 49.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE DES ANGES 47

B) Les Apocalypses tardives

La Vie

d'Adam

et d Eve

Ce

livre

conservé dans des recensions grecque, latine, slave,

arménienne, assez

divergentes

les unes des autres date du

Ier

siècle de notre

ère1.

Comme

on

peut s'y attendre

en

raison

même du contenu du livre,

cet écrit

juif

accorde

une grande

place

à

l'histoire du Paradis

Perdu

et

à

la chute d'Adam,

comme

d'autres écrits de la

même période

: l'Epître aux

Romains,

l'Apocalypse

de

Baruch, le IVe Esdras,

etc.

Cette

explication tend

à

se substituer

à

celle

de la chute des anges

pour

rendre

compte de l'origine du

mal

dans le monde.

Pourt

ant,

la

vie

d'Adam

et

d'Eve n'ignore pas

la

chute

des

anges

dont

ce livre donne

une

explication tout à fait

originale,

du

moins dans la

recension latine

(XII, 17). Satan

est amené à

dire

à

Adam les raisons de son hostilité

à

son égard. Si les

anges ont

été

chassés

des

cieux, c'est à

cause

d'Adam. En effet,

lors de

la

création de ce dernier,

Michel veut,

sur

l'ordre

de

Dieu,

forcer les autres anges

à

adorer Adam en tant qu'image

du

Seigneur, mais

Satan

s'y

refuse

parce

qu'Adam

lui

est

inférieur et plus jeune

que

lui

dans la Création. Les anges

suivent

Satan

dans

ce refus de rendre

l'adoration

au premier

homme. Satan

emprunte

partiellement

à

Isaïe

XIV,

13 (LXX)

les termes exprimant sa propre

rébellion

: « Si II (Dieu)

est

en

colère à

mon égard,

je

placerai mon

trône

au-dessus des

étoiles

des cieux

et je serai

comme

le Très-Haut.

»

On sait que

ce

texte

dont l'arrière-plan mythologique

est habituellement

reconnu par les exégètes

concerne

le roi de Babylone dans la

bouche

duquel

sont mises

les paroles

citées plus

haut

par

l'auteur

ď

Isaïe

142. Il n'a donc rien

à

voir primitivement avec

la rébellion des anges bien que

ce

texte leur ait été appliqué

1) Cf. С. С Torrey,

The Apocryphal

Literature. A brief Introduction, London,

1963,

p.

133

; A. Lods,

op.

cit., p.

925.

2) Cf. P. Grelot, Isaïe XIV, 12-15 et

son arrière-plan

mythologique, RHR

149

(1956), 18-48 ; R. J. Clifford,

op.

cit., Cambridge,

1972,

pp. 160-162 et

la

bibliographie dans Wildberger, Commentaire d'Isaïe,

dans le

Biblischer Kom-

mentar Allés Testament, p. 531.

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48 REVUE DE

L'HISTOIRE

DES RELIGIONS

par l'auteur de La

vie

d'Adam et Eve et

à

sa suite par certains

pères,

Tertullien,

Grégoire le

Grand,

etc.1.

A

la

suite de

la

rébellion de

Satan

et

de

ses

anges, ces

der

niers

sont chassés

de leur gloire.

Satan

explique finalement

que

c'est par

jalousie

du bonheur d'Adam qu'il séduisit Eve :

« Nous étions peines

quand

nous t'avons vu

dans

une

telle

joie et une telle volupté. Avec ruse j ai trompé ta

femme

et

j ai

agi

pour que

tu sois exclu, à

cause d'elle,

de

ta

joie

et

de

ta

volupté, comme j'avais

moi-même été chassé

de ma

gloire » (XVI). La

jalousie

de Satan

est

mentionnée déjà i

lleurs

dans

le

livre de

la Sagesse,

au

moins un siècle avant

La

vie

d'Adam

et

Eve

:

«

C'est

par l'envie

du

diable

que

la

mort est

venue

dans le monde » (2, 24).

La

vie

d'Adam

et

Eve a fait

une synthèse

ingénieuse

des

deux traditions qui circulaient de son

temps pour

expliquer

l'origine

du mal

dans le

monde

:

la chute d'Adam est

présentée

comme

une conséquence

de la chute

des

anges

qui

elle-même

a

pour

origine la création d'Adam. A notre connaissance,

c'est le seul écrit où

apparaît

un tel essai de synthèse.

Le

Nouveau Testament,

quant

à lui,

connaît les

deux expli

cations : la chute d'Adam

avec ses conséquences

sera exploitée

par Paul, tandis

que

l'épître de Jude

et

la

2e

épître de Pierre

font

écho aux

traditions

hénochiennes sur la chute des anges.

Dans l'épître de Jude 6,

les

anges sont enchaînés éternellement

parce

qu'ils

n'ont pas conservé leur pouvoir

(áp/Yjv) et qu'ils

ont

abandonné

leur

demeure.

Le pouvoir

des

anges est

d'être

précisément

les

Veilleurs du ciel, les membres de la Cour

céleste,

chargés des services de cette Cour et des relations

entre

le

Roi céleste

et

le

reste

du

monde.

La

propre

demeure

de

ces

anges était évidemment le ciel, la seule

qui

convenait

à

des êtres spirituels,

mais

ils l'ont

perdue

par leur faute.

La

2e

épître de Pierre (2, 4) connaît

aussi

la punition des

anges

qui

ont péché (áyysXcov áfxapT7)crávTcov) et

qui

n'ont

pas

été

épargnés par

Dieu.

1)

B. Childs,

Myth and Reality..., op.

cit.,

p.

72.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE DES ANGES 49

L'Apocalypse d'Abraham

Cet écrit conservé en slavon

ne doit

pas être

confondu avec

le Testament d'Abraham. Il

est

fait allusion tout

à

fait

inc

idemment à

la chute des anges, dans la

deuxième

partie du

livre

purement apocalyptique. Abraham reçoit de Dieu

l'ordre de

préparer un

sacrifice en

vue

de

recevoir une révé

lation concernant l'avenir (chap. IX). Une telle conception,

que

l'on

retrouve dans plusieurs apocalypses (IVe Esdras,

3, 14

; Apoc.

de

Baruch

4, 4)

semble bien prendre appui

sur

le

Targum

palestinien

et

plus

spécialement

le

Targum

Neo-

phyti

paraphrasant Genèse

15.

Sous la direction de l'ange

Jaoel,

Abraham, après un voyage de quarante jours, parvient

au

mont

Horeb

pour

y sacrifier.

Mais,

au

moment

du

sacrifice

des animaux

partagés,

Azazel,

qui a pris la forme

d'un oiseau

impur, tente de dissuader Abraham de réaliser son dessein.

Voici

en quels termes Jaoel invective Azazel : « Malheur

à

toi

Azazel, car

la

part d'Abraham

est dans

le ciel et

la tienne

est

sur la terre Parce

que

tu

l'as choisie et aimée

comme lieu de

séjour

de

ton

impureté,

c'est

pour

cela

que

le

Seigneur éternel

et

tout-puissant

t'a fait habiter sur la

terre

et par toi tout

esprit de

mensonge, et

par toi seront la colère

et

les

épreuves

pour des générations

d'hommes impies.

Car Dieu

éternel

et

tout-puissant

n'a pas

permis

que

les

corps des justes soient

dans ta

main... Eloigne-toi de cet homme

Tu

ne

peux pas

l'égarer,

parce

que

c'est un ennemi

pour

toi et

pour

ceux

qui

te

suivent

et aiment

tes volontés. Car,

voici, le

vêtement

céleste

que

tu

avais auparavant

a

été

mis de

côté pour lui,

et

la

nature mortelle

qui était la

sienne t'a été

attribuée »

(chap.

XIII).

Commentons brièvement ce passage :

1° L'Apocalypse d'Abraham

ne

décrit pas la chute des

anges

comme

le fait le

livre

des Veilleurs

mais

elle s'intéresse

plutôt aux conséquences de la chute d'Azazel.

Elle

s'attarde

par contre ailleurs

à décrire

le premier

couple

enlacé dans le

jardin

d'Eden sous un arbre qui

a

les apparences d'une vigne,

4

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50

REVUE

DE L'HISTOIRE

DES RELIGIONS

en

présence d'un serpent

monstrueux qui a tous les

attributs

extérieurs d'Azazel

(chap. XXIII). Dans cette

scène

le serpent

est

au fond

l'instrument

d'Azazel

qui a

incité

le

premier

couple

au péché.

2° Le séjour

d'Azazel est

la

terre

choisie par lui

comme

lieu

de son

impureté. Il

y a sans doute là

une allusion

à peine

voilée à la

fornication des mauvais

anges

avec les

filles

des

hommes.

3° Ce qui

est

nouveau

dans notre écrit, c'est l'idée qu Abra

ham

rendra

dans le ciel la

place d'Azazel

déchu.

Dans un

langage symbolique mais suffisamment

transparent,

Jaoel

révèle

que

le

vêtement céleste

abandonné

par

Azazel

sera

désormais celui d'Abraham.

Il

est

même précisé

qu'il y aura

un échange de la

nature même

des

deux personnages

: l'être

céleste

deviendra mortel.

4° Enfin

l'idée sous-jacente à ce

passage qui

a été

bien

dégagée par Box, le traducteur

et

le

commentateur

de l apo

calypse d'Abraham

et

surtout par Lods

est

que

le

nombre

des

élus

est

déterminé1. Le

nombre des places

destinées aux élus

dans

le ciel

est

limité : c'est

pour

cela que les

places

laissées

libres par la chute des anges

pourront

être occupées par

les

élus.

Le IIe Baruch ou Apocalypse syriaque de Baruch

La tradition relative

à la chute

des

anges

dans

l apoca

lypse e

Baruch

se caractérise, a-t-on écrit justement, par sa

sobriété

et

sa marque théologique2.

Elle

se

situe

dans

la

vision

du

nuage

et

des

eaux

noires.

Après

avoir indiqué

les

conséquences

funestes

de la

trans

gression d'Adam le premier homme,

avec

son

cortège

de maux,

mort,

deuil, douleur,

souffrance,

labeur,

l'auteur

introduit le

1)

Cf.

G. H. Box,

J. I.

Landsman, The Apocalypse

of

Abraham, Londres,

1918, p. 52,

et A.

Lods, Histoire de la

littérature...,

p. 949.

2) P. Bogaert, Apocalypse

de Baruch,

Introduction, Traduction

du

syriaque

et

Commentaires

(Sources

chrétiennes),

t. II, Paris,

1969,

p. 109.

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LE MYTHE DE LA CHUTE DES ANGES 51

thème

de la chute des anges. Chose

curieuse,

c'est

l'homme

« danger

pour lui-même

qui devint un

danger pour les

anges.

Ceux-ci,

au

moment

de

la Création,

jouissaient

de

la

liberté.

Certains descendirent et s'unirent avec

les femmes.

Ceux

qui

agirent ainsi furent alors

torturés

dans des

chaînes.

Le reste

de la multitude innombrable des anges s'abstint (du mal) »

(LVI,

10-14,

trad.

Bogaert). Ce

texte réclame

quelques

brèves

remarques :

Ce

sont

les

hommes

qui ont tenté les

anges et non plus

le contraire comme dans la tradition hénochienne du

livre

des

Veilleurs.

L'auteur

de

l'Apocalypse

de

Baruch

insiste

sur

la

liberté

des

anges.

Leur

chute n'était donc pas inéluctable. En effet,

seul un petit

nombre

d'anges

a

péché,

la grande masse étant

restée fidèle.

3° Les

mauvais

anges sont punis ;

sans

doute, pour

les

empêcher de nuire, ils

sont

condamnés à être enchaînés, sur

tout si

l'on

accepte avec Zimmermann la correction dans la

rétroversion

hébraïque

de ysr «

punir

» corrigé en *sr « lier

»,

la

confusion

des

deux

racines verbales étant

fort

plausible1.

Le thème

de

l'enchaînement des puissances mauvaises

semble avoir toute une

préhistoire.

On peut

déjà

le signaler,

semble-t-il,

à

Ugarit.

La déesse 'Anat muselle Tannin,

« le dragon de la

mer

»,

qui est

le serpent tortueux, le

monstre

à

sept

têtes2.

Ailleurs, dans

un

texte

mythologique

de

Ras

Shamra

malheureusement mutilé,

la même déesse

« attache

les deux

queues

de

Tannin »3.

* *

Au

terme de

cette étude, l'historien

des religions est

obligé

de

constater

deux

attitudes fort

différentes

à

l'égard des

1) Cf. F.

Zimmermann,

Textual

Observations

on

the

Apocalypse

of Baruch,

JTS,

t.

XL,

1939,

p. 153.

2) Cf. V, ABD, 37-39 et

U.

Cassuto, The goddess

Anath,

Jérusalem,

1971,

p.

93.

3) PRU,

t. II,

3, 7-10.

Page 51: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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52 REVUE

DE L'HISTOIRE

DES RELIGIONS

mythes, soit qu'il envisage le

fragment

mythologique de la

Genèse,

soit

qu'il

étudie la littérature

apocalyptique

qui s'est

développée

à

partir

de

ce

texte

biblique.

Les

auteurs de l'Ancien

Testament

se

sont trouvés

souvent

confrontés

à

la mythique surtout cananéenne et

ils

ont essayé de l'intégrer dans

des

concepts

acceptables à

un

croyant israélite.

L'auteur yahviste du

fragment

de Genèse 6,

sans

procéder à une démythisation

radicale,

puisqu'il n'a

pas

éliminé

l'expression

beney

Elohim, a sans doute déjà

inter

prété ces beney

Elohim comme

étant des

êtres

angéliques.

C'est ce

que

feront à sa suite la

LXX et la tradition apoca

lyptique.

L'attitude

du

yahviste a

été

en

effet

fort

réservée

à

l'égard du mythe cananéen qu'il

a

pour ainsi

dire

désintégré.

En

effet,

il

a

soumis

l'action

des

« fils

des

dieux » au jugement

direct de Yahvé,

et

Childs a

même voulu

voir,

dans le verset

3

qu'il veut lire après le

verset

4,

une

note polémique contre la

tradition mythique. L'essence du mythe était

d'affirmer que

l'esprit des

dieux

pouvait être transmis

sur

le

plan physique

et

qu'il

n'y avait

pas de

distinction qualitative

entre

le

divin

et

l'humain. Or cela est nié catégoriquement par l'auteur

biblique qui

affirme

que

cet esprit est la posssession de Yahvé

qui

peut le retirer

à l'homme

quand bon

lui

semble1. Cette

démythisation commencée par le yahviste, continuée par

le

traducteur grec de la LXX se poursuivra

dans

les Targums

et

surtout chez les rabbins où elle sera radicale.

Toute

autre

a

été

l'attitude des apocalypticiens

juifs

vis-à-vis

des mythes. Ce qui

les

caractérise,

c'est une

grande

ouverture aux mythologies étrangères, une grande puissance

d'assimilation

et,

finalement,

de récupération à l'égard

des

autres religions. Cette attitude aboutit

à

un

certain

syncré

tisme dont

on

a dit justement

que

c'était

une

des premières

manifestations du comparatisme

en histoire des religions2.

Les

apocalypticiens

rapprochent,

puis

assimilent

les

légendes

1)

B.

S.

Childs,

Myth and Reality in Ihe Old Testament, p. 57.

2) F.

Viax,

Le

syncrétisme et l'évolution de

la

gigantomachie, art.

cit.,

p.

25.

Page 52: Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53

7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.

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LE

MYTHE

DE LA CHUTE

DES

ANGES 53

entre

lesquelles des analogies

sont

perçues d'une façon

plus

ou moins

confuse

;

selon

les auteurs,

ces assimilations sont

plus

ou moins

partielles parce

que

plus

ou moins

conscientes.

Etant donné l'époque

à

laquelle s'est développée la littérature

apocalyptique,

à

partir du 11e siècle avant

J.-C, on ne

s éton

nera as

que

les mythes grecs sur les

Titans et

les Géants

aient

exercé

une

certaine

influence. On voit

déjà se

manifester

l'intrusion des

mythes grecs de bonne

heure

dans les

textes

de

Qumrân

et

aussi

dans la LXX. On

constate

plus rarement

la

résurgence de

certains

mythes

probablement

cananéens, par

exemple, dans les

traditions

relatives à la descente

des

anges

sur

le

mont Hermon

du

livre

des

Veilleurs

d'Hénoch.

Le développement des légendes relatives

à

la chute des

anges

et

à

l'origine des géants

à

partir de la Genèse dans l apo

calyptique juive illustre

donc,

de façon remarquable, deux

attitudes fort différentes du monde juif, deux

moments

diffé

rents de son histoire : d'une part la démythisation, de

l'autre

la remythisation. On sait

que

les rabbins

ont rejeté la litt

érature

apocalyptique pour bien des

motifs

que

nous

n'avons

pas à rappeler ici,

mais

on

peut

supposer sans

beaucoup de

chances de se

tromper que l'accueil

fait par les apocalypticiens

aux

mythologies

a

dû être un des

principaux

motifs de ce

rejet.

M.

Delcor.