Upload
bivi-vasquez
View
1
Download
0
Embed Size (px)
DESCRIPTION
estudios henóquicos
Citation preview
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 1/52
Mathias Delcor
Le mythe de la chute des anges et de l'origine des géants
comme explication du mal dans le monde, dans l'apocalyptique
juive. Histoire des traditionsIn: Revue de l'histoire des religions, tome 190 n°1, 1976. pp. 3-53.
Résumé
Une des explications de l'origine du mal dans le monde a été rattachée dans le judaïsme au mythe de la chute des anges. Cette
étude essaie de démêler l'histoire des traditions souvent compliquées qui, du deuxième siècle av. J.-C. jusqu'au premier siècle
de notre ère, se sont développées à partir de Genèse 6, 1-4. Aussi est-il étudié en premier lieu le sens qu'avait originairement ce
passage dans la préhistoire du texte, puis quand il a été repris par le Yahwiste. Sont passées successivement en revue les
exégèses qui en furent données au cours des siècles : interprétations targumiques, textes de Qumran, et surtout littérature
apocalyptique. Dans le corpus hénochien, le livre des Veilleurs occupe une place centrale dans la formation du mythe de la chute
des anges. La recherche porte plus spécialement sur l'origine de certaines traditions. On voit se manifester l'influence des
mythes grecs, mais plus rarement on observe la résurgence des mythes cananéens. On constate, pour ce cas précis, la large
ouverture des apocalypticiens aux mythologies étrangères et leur grande puissance d'assimilation à l'égard de ces dernières.
Citer ce document / Cite this document :
Delcor Mathias. Le mythe de la chute des anges et de l'origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans
l'apocalyptique juive. Histoire des traditions. In: Revue de l'histoire des religions, tome 190 n°1, 1976. pp. 3-53.
doi : 10.3406/rhr.1976.6254
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1976_num_190_1_6254
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 2/52
Le
mythe de
la
chute des anges
et
de
l origine
des
géants
comme explication du mal dans le monde
dans
l apocalyptique juive
Histoire des traditions
Une des explications de
V origine du
mal
dans
le
monde a
été
rattachée dans le judaïsme au
mythe
de la chute des
anges. Cette
élude essaie de
démêler
Vhistoire des
traditions souvent
compli
quées ui, du deuxième siècle av. J.-C. jusqu'au premier
siècle
de
notre ère,
se sont
développées
à partir de Genèse 6, 1-4.
Aussi
est-il
étudié
en
premier
lieu le sens qu'avait originairement ce
passage
dans
la
préhistoire du
texte,
puis quand il a
été
repris
par le Yahwiste. Sont passées successivement
en revue
les exé
gèses qui
en
furent
données
au cours
des siècles : interprétations
targumiques,
textes
de
Qumran,
et
surtout
littérature
apocalypt
ique.ans
le
corpus
hénochien,
le
livre
des
Veilleurs occupe une
place centrale
dans la formation
du
mythe de la chute des
anges.
La
recherche porte
plus
spécialement sur Vorigine de certaines
traditions.
On
voit se
manifester V
influence des mythes grecs,
mais
plus rarement on observe la résurgence
des
mythes cana
néens. On constate, pour
ce
cas
précis,
la
large
ouverture des
apocalypticiens
aux mythologies
étrangères
et leur grande
puis
sance d'assimilation
à
l'égard
de
ces
dernières.
La
littérature
apocalyptique
a fait
une grande place au
mythe
de
la chute des
anges, qui a
été
l'une
des
explications
de l'origine du mal dans le
monde.
Nous voudrions essayer de
démêler l'histoire des traditions
souvent
compliquées qui,
au
cours des
deux derniers
siècles antérieurs
à
l'ère chrétienne et
au Ier
siècle
de notre
ère,
se
sont
développées à partir de
Gen.
6, 1-4, d'abord
dans les
interprétations
des
Targums,
ensuite dans la littérature apocalyptique proprement
dite, à
commencer par le
livre
des Veilleurs du Corpus hénochien.
REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
3/76
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 3/52
4 REVUE DE L HISTOIRE DES
RELIGIONS
Pour mieux montrer les diverses phases de l'évolution de
ces
traditions,
il
importe de
déterminer
en premier lieu le
sens
qu'avait
originairement
Gen.
6, 1-4,
d'abord
dans
la
préhis
toire u texte,
puis
lors de sa reprise par le Yahviste. Si les
études exégétiques sur le fragment de la Genèse sont abon
dantes1,
celles
sur la littérature
apocalyptique
sont peu nomb
reuses et n'envisagent
pas
le problème dans
son
ensemble2.
I. — Le
fragment
mythologique de Genèse 6, 1-4
La Genèse
a
conservé un
fragment
assez énigmatique
situé en
tête
du
chapitre
6,
1-4,
où, sous
sa
forme
actuelle,
il
constitue
une
sorte de préambule à la constatation de
la
corruption croissante du genre humain
et
à
la décision divine
de tout exterminer sur la
terre
: hommes
et animaux
(6,
5-7).
Assez habituellement,
ce fragment est
attribué au Yahviste
en
raison de
son style
et de
sa phraséologie.
Mais Dexinger
a
proposé
récemment
de
rattacher le verset 3 relatif
à
la durée
de
vie
de
l'homme à
120 ans au Document
sacerdotal,
en
raison du lien de
cette
donnée
avec
les généalogies du cha-
1)
Bibliographie
:
citons
les travaux les plus
récents
: G.
E.
Closen,
Die
Silnde der Sáhne Colles
(Gen.
6,
1-4),
Rome, 1937
;
E.
G.
Kraeling,
The
signi
ficance and Origin oř Gen. 6, 1-4, JNES
6
(1947), pp. 193-208; J. Fischer,
Deutung
und literarische
Art
von Gen.
6, 1-4,
Banner
Biblische Beitràge
1
(Fest
schrift
Nôtscher),
Bonn, 1950, pp. 74-85 ; J. B. Bauer, Videntes filii Dei filias
hominum, Verbum Domini 31 (1953),
pp.
95-100.
E.
A. Speiser, YDWN,
Gen. 6, 3, dans Oriental and
Biblical
Studies. Collected writings of
E.
A. Speiser,
Philadelphia,
University of
Pennsylvania,
1967,
pp. 35-40 ; \V. Herrmann,
Die Gôttersôhne,
ZRGG
12 (1960),
pp.
242-251
;
P.
Humbert,
Démesure
et
chute dans l'Ancien Testament :
maqqel
shaqed,
Hommage
à Wilhelm Vischer,
Montpellier, 1960,
pp. 63-82 ;
Brevard S. Childs,
Myth and
Reality in
the
Old
Testament,
Londres, 1960,
pp.
50-58. Mais parmi tous ces
travaux
il faut citer
spécialement l'étude
importante
de Ferdinand Dexinger, Sturz der Gôtter
sôhne
oder
Engel
vor
der
Sinflut
?
Versuch
eines Neuverstàndnisses
von
Genesis
6,
2-4, unter
Berûcksichtigung der Religionsvergleichenden und Exegesegeschicht-
lichen
Méthode,
Wien, 1966,
et
J.
Scharbert,
Traditions- und
Redaktions-
geschichte von Gen. 6,
1-4,
Biblische
Zeitschrift 11
NF. (1967), pp. 66-78.
2) Adolphe Lods,
La chute
des anges.
Origine et portée
de
cette
spéculation,
Revue
d'histoire
et de philosophie religieuses 7 (1927),
pp.
295-315 ;
Leo
Jung,
Fallen
Angels in
Jewish, Christian and
Mohammedan Literature.
A
Study in
comparative
Folk-lore, JQR
N.S.
XV
(1924-1925), pp.
467-502
;
XVI,
pp.
45-88
;
pp. 171-205 ; pp. 287-336 ; Ch. Robert,
Les
fils
de
Dieu et les
filles des
hommes,
RB
4
(1895), pp. 340-373 ; pp.
525-552. L.
R.
Wickham,
The sons
of God
and
the daughters
of
men : Genesis VI, 2
in
early Christian exegesis, Oudtestamentische
Studiën 19 (1974),
pp.
135-147.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 4/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE
DES
ANGES О
pitre
5.
Le verset 4
est aussi rattaché
par
cet exégète au
Priesterkodex1. Selon Dexinger, seuls
les
versets 1
et
2 appar
tiendraient
au
Yahviste.
Quoi
qu'il
en soit
du bien-fondé
de
la distinction des sources,
ce fragment mythologique
ne cons
titue pas
une
conclusion
du chapitre 5 qui
d'ailleurs
appartient
à
P...
Bien
que
ce
chapitre
5
décrive une succession généalo-
logique d'hommes qu'il est convenu d'appeler les patriarches
antédiluviens dont la
vie
fut
exceptionnellement
longue et
féconde,
on
ne peut
pas dire
que
les
premiers
mots
du ch a
pitre 6 : « lorsque
les
hommes eurent commencé
à
être nom
breux
sur
la
face de
la
terre... »
constitue
nécessairement un
lien
avec
ce
qui
précède2.
Nous
avons
plutôt
affaire
à
un
début
absolu de récit. L'union des
beney
Elohim avec les filles des
hommes
n'eut
pas lieu tout au début de l'humanité
mais
lorsque
le genre
humain
eut
commencé à se
multiplier. Le
texte
biblique
présente ensuite
l'union de ces
beney
Elohim
comme
le résultat de
l'attrait
exercé sur
eux
par la beauté
du sexe féminin : « Ils virent
qu'elles
étaient belles... » (riT31î3,
6, 2). Nous n'avons
pas
l'intention
de
résoudre
ici les nombreux
problèmes
de
critique textuelle,
de
philologie et
d'exégèse
que
pose
ce
fragment
et
nous renvoyons aux commentaires et aux
études spéciales cités
plus
haut. Dans les perspectives de
cette étude,
il nous
importe plutôt d'identifier
les
acteurs de
cette union.
A) Qui sont les beney
Elohim
?
L'histoire
de l'exégèse révèle
que
les commentateurs
anciens et modernes
ont
été
divisés sur leur identité.
Pour les
uns,
il
s'agit
d'êtres divins
ou semi-divins,
les anges, pour les
autres, cette expression ne désigne que des hommes,
les des
cendants de Seth,
ou même des rois et des potentats3.
La
plus ancienne
interprétation
est
celle qui voit dans ces
1) F.
Dexinger, Sturz
der
Gôttersôhne oder
Engel vor der Sinflut
?, pp.
56-57.
2) Sur
tout
ceci, cf. S. R. Driver,
The
Book
of
Genesis.
3) On
trouvera le
résumé
de
ces diverses conceptions dans
F.
Dexinger,
op.
cit., pp.
125-130.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 5/52
6 REVUE DE L'HISTOIRE
DES
RELIGIONS
êtres des anges. La
LXX,
d'après certains manuscrits, traduit
de fait par
ayysXot тои
6sou alors que
d'autres manuscrits
rendent
littéralement beney
Elohim
par
uîol
тои беоЗ.
En
faveur de
l'identification avec
les êtres
angéliques, on invoque
d'ailleurs d'autres
passages
de
l'Ancien
Testament : Job 1,6;
2, 1 ;
38,
7 ;
Ps. 29,
1 ;
89,
7. D'après le livre de Job, les
beney
Elohim font
partie
de
la Cour divine, car ils viennent
se pré
senter
devant
Yahvé
comme
des serviteurs
devant
leur roi,
prêts à
exécuter ses ordres. Satan se
trouve
aussi en
compag
niees beney
Elohim
(Job 1, 6
et
2, 1). Ils sont présents
à
l'œuvre de la
Création
: ils manifestent
en chœur
leur jubi
lation
comme
les
étoiles
du
matin qui
sont
d'ailleurs
mises en
parallélisme synonymique avec les
beney
Elohim (Job 38, 7).
Dans le Ps. 29, 1,
les
beney
Elim
sont invités
à
rendre gloire
à
Yahvé et ils recouvrent apparemment la même réalité que
«
l'assemblée des saints
»
(qhl
qdshim)
du Ps.
89, 6.
Mais cette interprétation
de la LXX
est déjà,
semble-t-il,
une
réaction du traducteur grec contre le contenu mytholo
gique
u texte hébreu dont il
a
aperçu
les
relents polythéistes.
Nous sommes
donc,
semble-t-il, en
présence d'une tentative
de démythisation. Aussi
nous importe-t-il
d'essayer
de
saisir
plutôt le
sens exact
de beney
Elohim.
Le terme beney ne sert
pas
à
marquer
ici
la
filiation physique, biologique, mais
plutôt l'appartenance
à un
groupe. Les
beney Elohim sont
des
êtres appartenant au
monde divin
exactement
comme les
beney ha-adam
(1
Sam. 26, 19) font
partie
de l'espèce humaine
ou
comme les beney hannebVim
(1
Rois 20, 35) sont
des
personnes appartenant au monde des prophètes.
Il est
plus
difficile
de
dire
si
Elohim
est un
singulier ou
un
pluriel.
L'analogie
avec
les beney
Elim des
Ps.
29,
1
et
89, 7 qui
est
nettement
un pluriel indiquerait que Elohim est un pluriel, ce
qui
serait
l'explication la
plus
vraisemblable. Le
texte
hébreu
parle
donc
d'êtres divins, d'êtres appartenant au monde
des
dieux.
Cette
explication est par
ailleurs justifiée si
l'on
rapproche
l'expression
beney
Elohim ou
beney
Elim des bn
il
des textes
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 6/52
LE
MYTHE DE
LA CHUTE
DES ANGES
7
ugaritiques qui désignent, semble-t-il, les dieux pris en corps1.
Dans
les textes
de Ras Shamra, l'expression bn
il
apparaît
souvent dans
la
locution
mphrt
bn
il,
dr bn
il
qui
sont parfois
en
parallélisme
synonymique2.
On
trouve
aussi phr bn ilmz
qu'on traduit assez
habituellement
« assemblée des dieux »
et
qui
est
d'ailleurs équivalent de mphrt
bn il
(2, 17, 34 ;
107,
3)4.
Ces
expressions n'impliquent pas nécessairement
une
session plénière des dieux
mais
seulement un rassemblement
de dieux.
Elles servent
à
exprimer
le
panthéon
ugaritien5.
A Byblos,
l'inscription phénicienne
de Yebimilk
parle
de
«
l'assemblée des saints
dieux de Byblos », mphrt 4 gbl
qdshm6.
Ailleurs,
une
inscription
phénicienne
de
Karatépé
porte
une
expression analogue
ûVk p
TT Vs7 « toute l assem
blée
es
fils
des Dieux
».
On
constate
donc
tantôt
la
présence,
tantôt
l'absence
de bn devant le
nom
divin
pour désigner les
êtres divins dans les inscriptions phéniciennes, alors
que les
textes
ugaritiques
beaucoup plus
anciens
que ces
inscriptions
emploient régulièrement
l'expression bn il
ou
bn
ilm au
singulier ou
au
pluriel.
Nous avons vu
que le mot ben
précé
dant
un nom
signifie en
hébreu
biblique
l'appartenance
à
une
classe d'êtres8. Il possède aussi le
même
sens en ugaritique9.
Ces simples
remarques
philologiques
nous conduisent à
faire
une
double
hypothèse :
1) II
faut sans doute supposer
que
dans l'Urtext de
la
Genèse
les beney Elohim étaient
non
pas
des
anges mais
des
dieux. Leur identification avec
les anges pourrait déjà être
le résultat de la reprise de cette expression dans le monde de
1)
Cf.
A.
Caquot,
M.
Sznycer,
A.
Herdner,
Textes
ugaritiques,
t.
1,
Mythes
et légendes,
Paris,
1974,
p. 55.
2) Richard E. Whithaker, A
Concordance of
the
Ugaritic
Literature, Paris,
Harvard University
Press, 1972.
3) 51, 3, 14 (C.
Gordon,
Ugaritic
Text Book).
4)
Ce sont
les
références
dans C.
Gordon,
Ugarilic
Text Book.
5)
Marvin H. Pope, El in the
Ugaritic
Texts, Leiden,
1955,
pp.
48-49.
6) H. Donner,
W.
Rôllig, Kanaanàische Inschriften,
Wiesbaden,
1962,
Bd
1, n° 4, 4.
7)
H. Donner-W.
Rôllig, op.
cit., n° 26, A
III,
19.
8) P. JotŤON, Grammaire de
Vhébreu biblique, Rome,
1947, 129 p.
9) Voir Gordon,
Ugaritic
Text Book,
sub verbo
bn
du glossaire.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 7/52
8 REVUE
DE
L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
pensée yahviste
avant d'être
l'attitude du traducteur grec
des
LXX
en présence
d'un texte
mythologique. En d'autres
termes,
pour
rendre
acceptable
au
monde monothéiste
israélite cette expression toute chargée
de
réalités
païennes,
il a fallu la démythiser.
2) II faut donc supposer qu'a
circulé
en Canaan un mythe
antérieur
au
Yahvisme — notons qu'il
s'agit
des
fils
d'EIohim
et non des
fils
de Yahvé — mythe qui
aurait raconté
l'union
des
dieux
avec des mortelles.
Or, à notre
connaissance, aucun
texte
mythologique provenant de Ras Shamra ne nous a livré
encore
de légendes se rapportant de
près
ou
de loin à
celle
de
la
Genèse. Westermann1 a voulu,
il
est vrai,
trouver
un
paral
lélisme
à
Gen. 6,
1-4
dans un
passage
du poème
ugaritique
de
la naissance des
dieux gracieux
et beaux
selon
le titre que
lui
donna jadis notre
maître
Ch.
Virolleaud2.
Le dieu El ren
contre sur le bord du rivage
deux
femmes qui vont puiser de
l'eau
et
remplissent sans doute l'office
cultuel
des hydrophores,
attesté par
ailleurs dans
les
cultes syriens et
même à Jéru
salem3. El veut posséder les deux femmes
mais il
se
trouve
frappé d'impuissance. Après avoir retrouvé sa
virilité
en
faisant rôtir
un
oiseau,
il
accomplit
son dessein. De cette
union
naissent
d'abord
deux dieux
:
Shahar
et Shalim, puis
les dieux gracieux
qui
ne
peuvent rassasier leur
voracité.
Mais le
parallélisme invoqué par Westermann ne paraît
pas s'imposer.
Outre
qu'il est lointain
comme
l'auteur lui-
même l'a pressenti
(« Es handelt
sich
nur um
eine
entfernte
Parallèle »), il
faut
souligner
de très notables différences.
Il
faudrait d'abord que
l'on soit assuré que les
deux
femmes
partenaires
de
El
soient des mortelles.
Or
rien
n'est
moins
sûr.
Au contraire tout laisse croire qu'il s'agit de déesses,
car
elles
1)
Claus
Westermann,
Erzàhlun^en von.
Schuld und
Strafe
in Genesis,
dans
Forschungen am alien Testament (Theologische Biicherei, 24),
MQnchen,
1964,
p. 55.
2)
Ch. Virolleaud,
La naissance
des
dieux
gracieux
et beaux,
Syria 14
(1933), pp. 128-151.
3)
I. Levy,
Cultes
et rites
syriens
dans
le
Talmud,
Revue des Etudes
juives
43 (1901), pp.
Í83-205
; M. Delcor,
Rites
pour l'obtention de l'eau à Jérusalem
et dans
le Proche-Orient, RHR, 1970,
pp.
117-132.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 8/52
LE
MYTHE DE
LA CHUTE DES ANGES 9
appellent El
« Papa »
avant
de
l'appeler
« Epoux » au
moment
de leur union
avec
la divinité1. De fait,
El
est à la
fois
le géni
teur
des
dieux
et
le
fécondateur
des
déesses,
ses
filles.
Enfin,
il
faut souligner
que des
dieux
et non des
géants sont le
pro
duit
de
cette union.
Rien de semblable au fragment de la Genèse
ne
se
trouve
non plus
dans Philon de Byblos. D'après
des traditions d'un
syncrétisme étrange et
de
mauvais
aloi rapportées par Eusèbe
de Césarée2,
il
a
raconté, il
est
vrai, la naissance des géants
qui
portent le nom de montagnes
se
trouvant dans son horizon
géographique :
le
Cassios,
le
Liban, l'Antiliban
et le
mystérieux
Brathy. Mais ces géants qui
dépassent
leurs
parents
en
taille
et
en puissance sont nés de
simples
mortels : Lumière,
Feu et
Flamme issus d'Aeon
et
de Protogonos, eux-mêmes des
mortels. «
II dit
ensuite que
de
la race d'Aeon et
de Protogonos
seraient nés encore
des
enfants mortels,
dont
les
noms
étaient
Lumière,
Feu et
Flamme (qxoç,
тсир,
<pXó£). Ceux-ci encore
eurent des
fils
qui
les dépassèrent
en
taille et
en puissance.
On donne leur nom aux montagnes
sur
lesquelles ils avaient
exercé leur pouvoir.
De sorte
que c'est d'eux que
prirent
leur
nom le Cassios
et
le Liban,
et
l'Antiliban
et
le Brathy »3.
Le
thème
de
l'union
des dieux
et
des mortelles
n'est
pour
tant
pas absent de
l'histoire des religions.
Cette
union
a
pour
but
d'expliquer la naissance
de
certains
êtres
exceptionnels,
soit
des philosophes,
soit
des
héros, soit
même
des
monstres
ou des démons.
Dans le monde assyro-babylonien, «
les démons
mauvais
sont
les
enfants
du
couple
Ciel-Terre ; ils
habitent les terrains
vagues, les
creux
de
la
terre,
les
espaces
déserts...
»4.
Mais
malgré les apparences, le
Ciel et
la Terre
ne
représentent pas
1)
Cf. Caquot,
Sznycer,
Herdner,
op.
cit., p.
357.
2) Eusèbe de Césarée,
Praeparatio Evangelica
I,
110,
9 (éd. Sirinelli-des
Places, dans Sources chrétiennes).
3) Trad.
Lagrange,
Etudes sur
les religions sémitiques,
Paris, 1905 (2e
éd.),
p. 415.
4)
R. С Thompson,
The
devils and Evil
Spirits of
Babylonia
I,
pp.
89,
103,
190, 192.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 9/52
10 REVUE
DE L'HISTOIRE
DES RELIGIONS
d'une part
un
dieu céleste et d'autre part une
femme
d'origine
terrestre. Ce
sont tous deux
des
divinités. Le
parallèle
est
donc peu
significatif
pour
le
passage
de
la
Genèse.
Dans
le
monde grec,
les hommes
exceptionnels étaient censés être le
fruit de
l'union
d'un dieu avec
une
mortelle.
C'est
vrai de
Platon qui, selon des traditions
rapportées par
Diogène Laërce,
est le fils d'Apollon. De son côté, Plutarque raconte
qu'Alexandre
le
Grand était
le fils de Zeus
qui,
sous la forme
d'un éclair,
aurait
pénétré dans le sein d'Olympias, sa
mère1.
Peu
importe la
manière
dont sont réalisées
ces
unions,
que
ce
soit sous la forme d'un souffle (èninvoux.) ou d'un
attouchement
(етгафу)),
comme
c'est
le
cas pour l'engendrement
d'Epaphos
d'après
Les
Suppliantes
d'Eschyle.
L'essentiel
est
que les
Grecs s'étaient
posé
le problème de l'origine des héros
et
des
grands
personnages
et
de
la manière dont ils avaient été
engendrés.
Le
texte
de la Genèse relève de la
même
mentalité :
il
a
pour
but
d'expliquer
l'origine
des
Géants. C'est
donc
un récit
étiologique,
un
récit qui
explique les causes2. Revenons
main
tenant
à
l'exégèse du
fragment
de la
Genèse. Nous avons
jusqu'ici laissé de côté
le verset 3
qui pose
bien des problèmes,
à
la fois du point de
vue
de la critique littéraire et du sens de
certains mots.
Nous avons
déjà signalé plus haut la
position
de
Dexinger qui rattache ce
verset
au
Document sacerdotal.
Quoi
qu'il
en soit
de cette hypothèse,
on constate
aisément
que
primitivement ce
verset
n'avait rien à
voir avec le texte
original, car il
interrompt
manifestement le récit. Après le
mariage
des
fils
d'Elohim —
car
c'est bien de mariage qu'il
s'agit
—
on
s'attend
à
l'annonce
de
la
naissance.
Or
nous
n'avons
rien de tel. Il y est question apparemment d'une puni
tion
nfligée par
Dieu
à l'homme qui n'est
que chair et
dont la
vie
sera seulement de 120 ans, ce qui
est peu
face
à
la longévité
des
1)
Cf.
E.
Fehrle, Die
Kultische Keuschheit
im
Altertum,
Giessen,
1910
(réimpr.
1966),
pp. 3-4
(textes
grecs rassemblés).
2)
Dans ce sens
cf.
Westermann,
Genesis (Biblischer Kommentar Ailes
Testament) ; J. Skinner, A
Critical
and Exegetical Commentary
on Genesis,
Edinburgh,
1910 ;
J.
Scharbert, art.
cit.,
p. 72.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 10/52
LE
MYTHE DE
LA CHUTE
DES ANGES
11
patriarches
antédiluviens
de Gen.
5.
Par
ailleurs, cette punition
de
l'homme est
bien
étrange
dans ce
contexte, car
il
n'est
pour
rien
dans
l'initiative
de
l'union
en
question.
Aussi
faut-il
admettre le caractère
secondaire de ce
verset1. Il proviendrait,
selon
Scharbert, de la main de celui qui lors d'une relecture,
a
changé la
nature
de l'ancien récit étiologique
pour
en
faire
un récit de la chute
(SiXndenfallerzàhlung).
Le fait
que
«
les
fils de dieux »
ne soient
pas punis,
mais seulement
les
hommes,
tiendrait,
nous dit Scharbert, à la
nature des premiers
qui sont
immortels2. Mais le
problème
nous paraît mal
posé, car s'il
n'y
a
pas,
de fait, allusion
à la punition
de fils de
dieux, c'est
parce
qu'il
n'y a
pas
trace
de
chute dans
notre récit.
En
effet,
on ne peut pas dire
qu'il
y a
transformation d'un
récit étio
logique en un récit de chute
en raison
de
l'insertion
du
verset
3.
On ne
se préoccupera que
plus tard
de ce dernier
problème,
dans la littérature
juive
non
biblique,
bien
que
déjà le livre
de Job fasse nettement allusion au
péché des anges
(Job 4, 18 ;
15, 15). Ce fait indiquerait que, de bonne heure,
certains
auteurs
bibliques ont considéré comme
une fornication cette
union des
fils
de dieux interprétés par
eux
comme étant des
anges.
C'est
pour
cela sans doute
que
l'auteur du
livre
de Job
met
ces
mots dans
la
bouche
d'Eliphaz : «
A
ses saints même,
il
(Dieu) ne se fie pas
et
le
Ciel
n'est pas pur à
ses
yeux »
(15, 15),
et ailleurs
: «
Voici
qu'il ne se fie pas
à
ses serviteurs
et
qu'il
découvre
de la folie dans ses anges » (4, 18). Le
terme
nVrm
que
l'on
traduit
ici
par « folie »
est un
hapax legomenon
que
certains exégètes essaient, soit
de ponctuer différemment
en
lisant rť?nn
« louange
», d'où
la
traduction
de
Ehrlich
:
«
II
ne
trouve
pas
de
louange
dans
ses
anges
»,
soit
même
de
corriger
en
п^ЭП.
Mais Dhorme
estime, à
bon
droit,
ces
corrections inutiles
puisque
la tradition hébraïque
est
ferme
sur l'étymologie de nVsn
rattachée
par Rashi
et
par Aben-
Ezra à la
racine
У?п «
être insensé, étrange », d'où
le mot
1) Westermann, Genesis, op.
cit.,
p. 495.
2)
Scharbert,
art.
cit., p.
73.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 11/52
12 REVUE
DE L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
ГлУ?1Л « folies
»,
terme spécial à
Qohélet1.
Quoi
qu'il
en soit,
il
reste
que
la folie découverte
par
Dieu
dans ses
anges fait
sans doute
allusion
sinon
à
leur révolte,
du moins
à
leur
faute,
ce qui
est
la
plus
ancienne référence
connue à
ce
fait.
B) Le
problème
des
Nephilim
On lit dans le verset 4 : -nmt dm олп ffwa рхз vn
пч1?эзп
...1КЭ 1 iw
p
Dhorme
traduit
ainsi
le texte
: « En
ces
jours-là,
il
y
avait
des
géants sur la terre
et même
après
cela, quand
les fils
d'Elohim venaient
vers
les filles des hommes »2. R. de Vaux
rend
le
texte
à peu près
de la même façon : « Les Nephilim
étaient sur
la terre
en
ces
jours-là
(et
aussi dans
la suite),
quand
les fils de Dieu s'unissaient aux filles
des hommes
de la
même
façon »3. Une première observation
s'impose
: la phrase
du verset 4
paraît
surchargée ; «
et même
après cela » semble
avoir été ajouté au texte
par un scribe
désireux d'indiquer la
persistance
des
géants
jusqu'à l'époque
historique4. La glose
est
d'ailleurs
ancienne
car elle existe
déjà
dans la
LXX. Cette
glose
aurait
été
inspirée
par
quelqu'un qui avait
présent
à
l'esprit le
passage
de
Nb. 13, 33 où il
est
question
de
Nephilim
qui sont
des géants.
Mais
si cette
explication est
correcte, la
question se pose
de
savoir
si elle n'affaiblit
pas un peu
la
théorie assez communément répandue
que le
fragment de la
Genèse
est
déjà originairement
un récit
purement étiologique
ayant
pour but d'expliquer l'origine
des
géants.
Cette
aporie
a
été
signalée
par Kraeling5. En tout
cas,
il
reste
que
les
Nephilim
sont mentionnés ailleurs dans
l'Ancien Testament,
ce
qui donne
un
support à
l'explication
étiologique.
En
Nb.
13,
13
ils apparaissent
comme
étant
les fils d'Enaq
si
l'on suit
le TM
qui
apparaît une glose
explicative, absente
d'ailleurs
1)
Cf.
P. Dhorme, Le livre
de
Job,
Paris, 1926.
2)
Dhorme, Bible de
la Pléiade.
3) Bible de Jérusalem.
4) C'est
l'explication retenue par exemple par
la
Bible
du
Centenaire.
5) E.
G.
Kraeling, The
significance
and origin
of
Gen. 6, 1-4,
JNES,
1947,
p. 195.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 12/52
LE MYTHE
DE
LA CHUTE DES ANGES 13
de la LXX dont la phrase
est
beaucoup plus
naturelle :
xal
sjcsl
ècopaxa^sv toùç Y^YaVT0C?
xat
^H-sv èvtomov aùxcov
wast.
àxpiSsç.
(«
Et là
nous
avons
vu
les
géants
et
nous
étions
devant
eux comme
des sauterelles.
»)
Notons
en passant
que
le traducteur
grec
de la
LXX,
fidèle
à
lui-même, traduit comme en Gen. 6, 4 Nephilim par
«
géants ».
Il
en va d'ailleurs
de
même
de
Théodotion. Mais
Symmaque
traduit
le mot par
ol
fiicdoi « les
violents
», tandis
qu'Aquila (ol
екЬкточхгс)
rattache Nephilim
à
la racine npl
«
tomber
». Mais quoi qu'il en soit de
ces interprétations
tar
dives,
le problème
se
pose
de savoir
s'il ne faudrait
pas voir
originairement
un
nom
de
peuple
dans
les
Nephilim
du
livre
des
Nombres. Mais les
textes
bibliques
ne
favorisent pas
cette
explication, et,
jusqu'à présent, à
notre connaissance,
on
n'a
pas
rencontré
ce
nom
de
peuple
en
dehors
de
la
Bible. Exami
nons our cela
Nb. 13,
29. Au retour
de
Canaan,
les explo
rateurs
envoyés par
Moïse
lui font leur
rapport
: «
Nous
sommes allés,
disent-ils, dans
le
pays
où
tu nous as envoyés.
C'est vraiment un pays
où
coulent le lait
et
le miel. » Et
pour
bien prouver que leur mission
a
été accomplie,
ils lui
montrent
les fruits
qu'ils en
ont
rapportés. Mais il
y a pourtant
une ombre
au
tableau.
Le peuple qui habite
dans le pays d'où
ils revien
nent st puissant
et
leurs villes sont fortifiées
et
très
grandes.
On sent dans cette
incise
un sujet de crainte. En tout cas, ils
énumèrent tout
aussitôt les
peuples du pays d'où
ils revien
nent
vec
leurs
zones d'habitat respectives.
D'abord on
ment
ionne fEnaq sans
que
l'on
précise
la région qu'il
occupe
en
Canaan. Amaleq habite dans le Negeb, le Hittite, le Jébuséen
et
l'Amoréen vivent dans
la montagne1
tandis
que
le
Cana
néen est installé au bord de la mer
et le
long du
Jourdain.
Si
les Nephilim
avaient été un
nom de peuple, ils auraient dû,
semble-t-il, trouver place dans cette enumeration. Or ce
n'est
pas le
cas.
Il faut
donc
supposer jusqu'à
preuve du
contraire
que
Nephilim
doit
être
interprété
comme
un
nom
1)
Dt.
1,
7 parle de la
montagne
de
l'Amoréen.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 13/52
14
REVUE
DE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
commun.
Son etymologie — qui d'ailleurs ne nous
éclaire
guère sur son sens —
est
des
plus
discutées. Certains ont ratta
ché
e
nom
à
l'araméen
к*?ЭЗ
qui désigne l'astre
Orion
en
Job
9, 9 ;
38,
31 ; Isaïe 13, 10.
D'autres
le rapprochent du mot
hébreu *?S3 avec le sens d'avorton en Qohélet, 6, 3 ; Job 3, 16.
Les
Nephilim,
dans cette hypothèse, seraient
des
prématurés,
sens qui ne
convient guère
à
des
êtres
que
l'on a
identifiés
à
des
géants,
précisément
à
cause
de leur
taille et
de leur
vigueur
exceptionnelles. Le verbe accadien napàlu avec le sens de
«
détruire, mettre
sens dessus dessous »
a
été aussi invoqué.
Les
Nephilim
seraient alors
« les
destructeurs,
les casseurs »
d'après
Lagrange. Mais
assez
habituellement
les
Nephilim
ont
été expliqués
par
le
verbe
hébreu Ьвз
«
tomber
».
C'est
déjà la solution
adoptée
par la
version
d'Aquila « ceux
qui
tombent ».
Ce
sera aussi celle
des Targoumistes. Mais au
fond,
peu
importe le
sens véritable
du
mot
Nephilim, et,
dans les
perspectives
de
ces
recherches, il
est
plus intéressant
de savoir
celui qu'on lui a donné
dans
la tradition
juive.
A ce
propos, il
nous faut faire état
d'un
curieux
et difficile
passage
d'Ezéchiel
32, 27 d'après la version
des
LXX. Il
se
situe dans le chapitre
de la descente de
Pharaon
au
schéol,
puni
vraisemblablement
pour
sa
démesure,
son ubris,
comme
le roi de
Babel
en Isaïe 14, 12-14. Là il retrouve Assur et
sa
multitude (v. 22, 23), Elam et
sa
multitude (v. 24),
Edom
ses rois et ses princes (v. 29),
etc.
Les
Egyptiens se
coucheront,
«
litt. ils
se
sont
couchés »
avec
les
géants
tombés autrefois,
ceux qui
sont
descendus
dans l'Hadès
avec des
armes
de guerre
et qui ont placé leurs épées sous leurs
têtes
: xal exoipjOTjcrocv
[лета
yiyávTíov
tíov
7t:£7ttcoxÓtcov
an*
orfcovoç,
oî
xaxe^Tjcrav
zlç,
aSou... Le traducteur grec a
compris que
les gibborim du
texte hébreu
étaient
des
géants,
tombés,
déchus autrefois
—
il lit
û^^a (àno auovoç) au lieu de Oïbivn, «
d'entre les
incirconcis » —
et
qui ont
été précipités dans
le schéol par
manière de punition.
C'est pour cela sans
doute
que
dans
le
texte
grec,
la
négation
présente dans
l'hébreu devant le verbe
« se coucher »
a été
supprimée, car
le pharaon devait être puni
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 14/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE DES ANGES 15
avec
ces
géants
d'autrefois déchus et
précipités
dans l'Hadès.
En
effet,
alors que le texte hébreu
portait
:
«
ils
ne se cou
chèrent
pas
avec
les
gibborim
»,
la
LXX interprète
xal
xoi[X7)07]aav. Tout
porte
à croire
que le
traducteur grec a fait
ici plutôt office de targoumiste. Il a, semble-t-il, interprété le
texte hébreu
à
la lumière du mythe des Titans
orgueilleux
(mr£p6u(Aooç)
précipités
dans le Tartare chez
Hésiode1
qu'il
a
assimilés plus
ou
moins dans son
esprit aux
Nephilim de la
Genèse qu'il comprend au
sens
de « déchus ».
Si
nous suppo
sons ette influence du mythe grec sur le traducteur grec,
c'est que
dans
la Bible hébraïque nous n'avons
pas
la moindre
allusion à
la
punition
de
ces géants
aux
enfers
pas
plus
d ail
leurs
qu'à
celle des
anges en Gen. 6.
De
cette
influence du mythe grec sur le traducteur des
LXX, il
n'y
a
pas lieu de s'étonner outre mesure2. On remar
quera
que
la
LXX
traduit occasionnellement l'hébreu
repha'im
par
Titan
(2 Sam.
5, 18,
28).
En effet
dans
ces deux
passages il
est
question dans le
texte hébreu
de la
vallée
des
repha'im qui
est
traduit éiç ty;v xotXáSa tôv titocvcùv.
Ailleurs
repha'im
est
traduit par ytyavTsç (Jos. 12, 4 ; 13, 12; 2 Rois,
21, 11) et plus précisément
dans les
passages
des
Chroniques
parallèles à ceux
du
livre de
Samuel (I
Ghr. 11,
15 ;
14, 9,
13).
Dans le
livre de Judith, les fils
des Titans sont même
mis en
parallèle
avec
les
Géants (16, 6). Les traducteurs
grecs
connais
saient
onc
le mythe
de
la chute des
géants assimilés
aux
Titans3. Il
en va de
même dans le
second livre
des Oracles
Sibyllins
;
dans un
contexte
où
il y a trace de souvenirs
d'Hénoch,
le grand
ange Uriel
conduit au « jugement les
esprits
»,
litt.
les
formes
(xopcpàç,
«
des
Titans
et des
géants
et tous
ceux
que le déluge avait engloutis
» (II,
229 et
sq.)4.
Glasson
commente ainsi ce
passage
: « On semble clairement
identifier les
Titans avec
les « fils de
Dieu
» de
Gen.
6. »
1) Théogonie, 147.
2)
Sur le
problème des
influences
grecques sur
l'eschatologie juive, cf.
T. Francis Glassox, Greek Influence
in
Jewish
Eschatology, Londres, 1961.
3)
Cf.
Théogonie, 147
et
II. VIII, 481.
4) J.
Geffcken,
Die
Oracula
Sibyllina, Leipzig,
1902.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 15/52
16 REVUE DE L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
Revenons
maintenant
au sens du TM d'Ezéchiel
qui
diffère
totalement de
l'interprétation
de
la LXX. Les
Héros
tombés
ne
sont
pas descendus au
schéol pour
y
être
punis. Bien
au
contraire,
il s'agit de guerriers morts au combat qui sont
traités avec honneur dans le
schéol,
leur
bouclier
posé
sur
leurs pieds — nous
lisons
anm « leur
bouclier
» au lieu de
nrms? « leur iniquité » du TM — et l'épée placée sous leur
tête.
C'est
sans doute
pour cette raison que le Pharaon
et
les
siens
ne
reposeront
pas à
leurs côtés
: 13DW кУ)
О^ЭЗ D'HiaiTiK. Dans ces conditions,
nous
n'avons pas,
semble-t-il,
d'allusion aux Nephilim de la Genèse au
niveau
du
TM1
mais seulement
au niveau
de
la
LXX. De
fait,
les
gibborim désignent
en
hébreu des hommes
vaillants,
des
guerriers courageux,
des
héros
et
pas nécessairement
des géants
(I Rois
1, 8, 10
; II Rois
24, 16
;
Juges 5,
13). Le participe
hébreu
nophelim
ou le
participe
peil araméen
nephilim
désigne
« ceux
qui frappés
à mort,
tombent ou sont tombés
» sur le champ
de
bataille (Juges
5, 27 ;
I
Sam. 4, 10). Dans ces perspectives,
on
comprend
que
le pharaon
et
les
siens ne
descendent
pas
au schéol avec ces
preux car
il n'y
a
pas de
place pour lui
ni
pour
les Egyptiens à côté de
ces
héros
que
l'on veut honorer.
Le
texte
de Gen. 6, 4
ajoute une précision
sur l identif
ication es
Nephilim,
ce sont des gibborim, des hommes
renommés. Kraeling
a
présumé qu'un
éditeur
a
altéré le
texte
original
de l'auteur
:
il aurait différé, dit-il,
avec
l'auteur sur
l'identification
des
Nephilim
et des gibborim. Seuls les
gib
bor im
pour
cet éditeur, seraient le fruit d'une union des
fils
de Dieu avec
les filles
des hommes. C'est
pour
cela qu'il aurait
corrigé
le
texte
original
pour
nous
donner
le
texte actuel.
Dans
ces conditions, estime Kraeling,
les
Nephilim
restent
comme suspendus en
l'air2.
L'hypothèse de cette
exégèse est
très plausible,
car
la fin du verset relative aux gibborim
donne
bien
l'impression
d'une glose
explicative3.
1) T. Francis Glasson, op.
cit.,
p.
64.
2) Kraeling, art. cit., p. 203.
3) Voir
aussi Dexinger,
op.
cit., pp.
57-58.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 16/52
LE
MYTHE DE LA
CHUTE
DES ANGES 17
Résumons-nous.
Le
fragment de
Gen.
6 ne
contient encore
aucune allusion
à
la chute des
fils
de Dieu ou
à
leur
punition,
que
ce soit
dans
la
préhistoire
du
texte
ou
même après
sa
réutilisation
par
le yahviste. Il
ne
contient
pas
davantage la
moindre référence à la
révolte des
Nephilim ni à leur
chute.
Nous
sommes tout
au
plus
en présence
d'un
récit étiologique
ayant
pour
but
d'expliquer
l'origine
des Nephilim, des
géants,
qui d'après la glose explicative sont
aussi
des héros
fameux.
La
reprise de ce mythe, sans doute
d'origine cananéenne
par le yahviste se
ressent
de
ses
origines, à la
fois
par son
manque apparent de logique
et
par les
aspérités d'un texte
glosé.
Childs1
parle
avec
raison
des
inconsistances à l'intérieur
du texte et des
questions
restées sans réponse. A
ces
ques
tions, précisément, les apocalypticiens essaieront d'apporter
une réponse.
Dans
le cadre du
récit
du Déluge
auquel
elle
sert
pour
ainsi dire de
prologue,
cette histoire
a
pour
but de mont
rer que
la présence du mal dans le monde
a
pour
origine
une
rupture
d'équilibre dans
l'ordre divin pré-établi, celui des
relations
entre
le monde céleste et le
nôtre2.
IL
—
L'interprétation targumique
Nous
avons vu
que
l'étymologie de Nephilim reste mystér
ieuse. Mais cette difficulté n'a pas arrêté
pour
autant
les
targoumistes car
à ce mot
ont été
accrochées
des traditions
haggadiques
parfois
confuses et contradictoires.
On lit dans le Targum de Jérusalem (le Pseudo-Jonathan
ben
Uzziel) : «
Shamfrazai
et 'Azaël,
qui
tombèrent des
cieux
(*ratP
p V?S3 ]i3Ti) étaient sur la terre en
ces
jours-là ;
et
aussi,
après que
les
fils
des
grands
sont
allés
avec
les
filles
des
hommes,
ils les ont enfantés
et
ceux-là, c'est ceux qui sont
appelés des
géants
depuis l'origine du
monde, des
hommes de renom »
а^гат рэч
]naœ).
Ce
texte appelle plusieurs remarques :
1° L'incise
iratP p V?ď3 рачп
paraphrase
sans
aucun
doute
1)
Childs,
Myth and Reality in
the
Old
Testament,
Londres, 1960, p.
59.
2) Childs,
op.
cit., p. 58.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 17/52
18 REVUE
DE L'HISTOIRE
DES RELIGIONS
les
Nephilim du
texte
hébreu
compris comme
un participe
passé : «
les
tombés ».
2°
La
présence de ces Nephilim
sur
la
terre
en
ces jours-là
est
expliquée
à
la fois
par
leur
origine (ils sont tombés
des
cieux)
et par
l'union
des
fils
des
grands
avec
les
filles des
hommes.
Par
là,
le Targoumiste veut expliquer, semble-t-il,
la
phrase hébraïque un
peu gauche : «
Les
Nephilim étaient
sur
la
terre en ce jour-là
et
aussi après
que
les fils
de Dieu
se
furent unis
aux
filles
des
hommes. »
3° Les
êtres
tombés des
cieux
portent des noms
; ils
s'appellent Shambazai et VKTS7 'Azael.
Or,
dans le
livre
éthiopien
d'IIénoch, Semiaza
(Se^eiaÇaç)
est
précisément
le
chef des anges
qui incite les
autres
anges à se choisir
des
femmes
parmi
les
enfants des hommes (6, 4). Dans le
texte
grec
d'Hénoch, 'Azael (Vkîï)
est
aussi le nom porté par l'un
des anges, exactement le dixième, dans la
liste
conservée
par
le Syncelle
(6, 7). La présence
de
ces deux noms
portés par
deux anges associés
dans le
livre
d'Hénoch
(I.
Hen.)
à la
révolte
angélique montre
que
le Targum de
Jérusalem
a raccroché
aux Nephilim de la Genèse le mythe de la chute des anges.
4° Parallèlement au mythe de la chute des
anges,
apparaît
dans
ce
targum une tradition relative
à l'origine des géants,
des
héros
renommés
(кй*?57йТ рЧЭ11*). Ils
ne
sont plus les fils
des «
fils
d'Elohim » comme dans le TM, ni
les
anges
comme
dans la LXX, mais des
« fils
des grands », c'est-à-dire des
« princes », des «
potentats
»
(кчл т
чэ)1.
5°
Dans
le
Targum de
Jérusalem, le mythe
de
la chute des
anges semble
donc
avoir pris partiellement la place du mythe
de
l'origine
des
géants.
Le
Targumiste
au
départ
distingue,
semble-t-il,
les nephilim, des gibborim du TM d'où la
double
explication, l'une
relative
à la chute
des anges,
l'autre
relative
à
l'origine des géants. Mais
il
n'a pas
l'air
de se rendre compte
des contradictions manifestes de ses explications.
I) M. Ginsburger, Pseudo-Jonathan (Thar gum Jonathan, ben Usiël zum
Pentateuch) nach der Londoner Handsschrift (British Mus add
27031),
Berlin,
1903.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 18/52
LE MYTHE
DE
LA CHUTE
DES
ANGES 19
6° Pour ce qui est de
la
chute
des anges,
la présence de ce
mythe dans le
livre
des Veilleurs d'Hénoch, une
des
parties
les
plus anciennes
du
livre
d'Hénoch
éthiopien,
montre son
ancienneté. Nous y
reviendrons plus
loin. Notons cependant
que
le livre des
Veilleurs associe directement
à
la
chute
des
anges l'origine des géants (chap. VII, 2).
7°
II faut
enfin remarquer
que
dans le Targum de
Jéru
salem, la chute
des
anges Shamhazai
et
'Azael, n'est pas expl
icitement
montrée comme une punition consécutive
à
une
faute,
à
une
révolte de ceux-ci contre Dieu.
Par
contre,
l'interprétation
du
Targum Néophyti demeure
proche du TM :
il
ne contient
rien
sur la chute des anges.
« En ces jours-là,
il
y
avait des géants
sur la terre
et
aussi
après
que les
fils des juges s'en furent
allés
vers
les
filles
des
enfants
des
hommes.
Ce sont des géants qui existèrent aux
origines du monde, des
géants
renommés »
(trad.
Le Déaut).
On peut faire
deux observations
principales
sur ce
targum :
1) Les Nephilim
sont
considérés comme des géants
(ma*)
en
accord
avec
la traduction
des
LXX. En effet, en araméen
gibbar,
gibbarď
signifie
héros,
géant
et
correspond
en
hébreu
à
gibbor1.
Il
est
digne de remarque
que
dans
les Targums
d'Onqélos
et
de
Jérusalem
de
Gen.
15,
20,
gibbarayyď sert à rendre
les
D^KST du texte hébreu.
De
même,
dans
le
Targum de Jéru
salem
pour Deut.
2, 10, les gibbarayyď traduisent
les
'Enaqim.
C'est
pour
cela
que la
traduction warriors de
McNamara
ne
me paraît pas
exacte2.
2) On
remarquera
aussi l'interprétation du Targum Neo-
phyti
pour
les
beney
Elohim du TM.
Le
Targumiste répugnant
sans doute à mêler
des créatures
angéliques à un péché sexuel,
a interprété
le texte hébreu non
par
des anges mais
« des fils
des
juges
» (кчлч1и чэ). Cette
interprétation
est
d'ailleurs
à
1) Cf. M.
Jastrow,
Dictionary of Talmud Babli... and Targumim.
2) Cf. A. Diez
Macho,
Néophyti I. Targum Palestinense, ms. de la Biblioteca
Vaticana, t.
I,
Genesis, Madrid-Barcelona,
1968.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 19/52
20
REVUE
DE
L'HISTOIRE
DES
RELIGIONS
rapprocher de
celle
des Targums
d'Onqélos1
et de Jérusalem
où
les
beney' Elohim sont interprétés comme étant «
les
fils
des
grands
», «
les
princes
»
(les
beney
rabrebayya')
et
aussi
de
la version
grecque de Symmaque oc utol t<ov SuvocaTsuóvTcov2.
L'interprétation
identifiant les
beney'Elohim
aux «
fils
des
juges »
est
ancienne puisqu'on possède
une
attestation remon
tant Rabbi Simon ben Jochai
(130-160
apr. J.-C.)3. Son
témoignage a d'autant plus d'importance qu'il prononce
une
malédiction
contre ceux
qui
traduisent par «
fils
de Dieu »,
c'est-à-dire, si nous comprenons bien, contre l'interprétation
angélique
qui
est
traditionnelle, ainsi que
nous
le verrons
dans
la littérature
apocalyptique.
Voici
la
traduction
de
son
opi
nion rapportée par Genesis
Rabbah
26
:
« R. Simeon Jochai
traduit beney ha'elohim par «
fils
de juges », parce qu'Elohim
signifie parfois aussi
juges et il
maudit
quiconque traduit
les
mots par « fils de
Dieu
». »
III. — La littérature apocalyptique
Avant
d'examiner
les
divers témoins
de
cette
littérature,
nous commencerons par
les textes
de Qumrân contenant les
plus anciens témoignages des conceptions étudiées ici.
Les
textes de Qumrân
Le
Document
de Damas
Un
passage
de ce
Document
est à citer dans son entier.
Dans
une
sorte de
méditation
sur
les
leçons
de
l'histoire,
l'auteur invite ses « enfants »
à
comprendre « les œuvres de
Dieu
» С?к
•'tPtfu) pour qu'ils
marchent
dans
toutes
ses
voies.
1) Sperber,
The
Bible in aramaic,
Leidon, 1959,
t. 1.
2) F.
Field,
Origenis
Hexaplorum
quae supersunt
sive Velerum
Interpretům
graecorum in
Mum
Vêtus
Testamentům
Fragmenta, Oxford, 1875
(réimpr. Hil-
desheim,
1964,
t.
1).
3)
H.
L. Strack, Einleitung in Talmud und
Midraš,
Míinchen,
1930,
pp. 128
et sq.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 20/52
LE
MYTHE
DE LA
CHUTE DES ANGES 21
A ce propos,
il introduit des
considérations
sur les anges et les
hommes qui ont péché aux
origines
à
cause
de l'obstination
de
leur cœur. « Beaucoup en
effet
errèrent
à cause
de cela et
des héros
puissants
trébuchèrent à cause
de cela
(Уп ЧТШ
03
1^юз)
dès
les
temps
anciens et
jusqu à
maintenant.
Parce qu'ils ont suivi l'obstination de
leur cœur, les
veilleurs
du
ciel
sont tombés
(V?B3 '•Tïï).
A
cause
de
cela,
ils furent
pris, ceux
qui n'observaient
pas les
commandements de Dieu
aussi bien que leurs
fils
dont la hauteur était
comme celle des
cèdres et dont le corps
(s'élevait)
comme
les
montagnes lors
qu'ils sont tombés (ibsa
o).
Toute chair qui
se
trouvait sur
la
terre
expira.
Ils
devinrent
comme
s'ils
n'avaient
jamais
existé
parce qu'ils avaient agi
à
leur
guise
et qu'ils n'avaient
pas gardé les commandements de
leur
Créateur, si bien
que
sa
colère s'enflamma contre
eux
»
(II,
16-21
)1.
Deux conceptions
essentielles se font
jour dans
ce passage
:
1° L'idée que
les
anges sont tombés,
au
sens d'une chute
morale
parce qu'ils
n'observaient
pas
les
commandements
de Dieu ;
2° L'idée aussi que les
fils des anges,
c'est-à-dire les
géants
dont la hauteur était comme
celle
des cèdres, ont chuté comme
les anges
pour
le
même
motif.
Cette dernière conception est assez exceptionnelle dans la
littérature
apocalyptique
et
semble
indiquer
l'influence des
mythes grecs. Pour ce
qui
concerne l'histoire de
la
tradition
relative
à
la
chute des anges
qui
nous occupe
ici,
nul doute
que
nous sommes en
présence
d'une
de ses
plus
anciennes
manifestations.
On note
d'une
part
la
chute
(nâphal)
des
veilleurs du
ciel,
et d'autre part
la
chute
(nâphal)
de leurs fils,
les
géants qui,
notons-le
bien, ne
sont pas qualifiés
nommément
de Nephilim
comme dans la péricope de la Genèse. Mais lorsque
l'auteur
parle de la chute des fils des anges
comparés
à des
cèdres
1) Chaim Babin, The Zadokite Documents, Oxford, 1954, pp. 8 et 9.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 21/52
22
REVUE DE L'HISTOIRE
DES RELIGIONS
grâce
à
une
citation d'Amos 2, 9,
il
a incontestablement
en
mémoire les
Nephilim de
la
Genèse
dont il donne
évidemment
une etymologie.
U Apocryphe de la Genèse
Les Nephilim
sont, par contre,
mentionnés dans un autre
texte
de Qumrân. Dans
un passage mutilé
de l'Apocryphe de
la Genèse, ils sont associés aux veilleurs
et
aux saints, c'est-
à-dire aux anges,
dans
un contexte
des
plus étranges.
Lámech,
à la vue de l'extraordinaire beauté de son fils Noé, se demande
s'il
peut vraiment en revendiquer
la paternité,
ou si plutôt
sa
femme
n'a pas été mise enceinte par
les anges, veilleurs
ou
saints, ou même
par
les Nephilim : ...[)'»]l?''s:]ï?i purnj?
pi ]чт»
р
(II, l)1. Il faut se demander
le
sens à
donner
exactement
à Nephilim. Faut-il
entendre
qu'il s'agit
des
géants de
la Genèse ?
Ou faut-il
comprendre
simplement Nephilim
comme le participe passé du verbe ndphal = «
les
tombés »,
auquel
cas
il
s'agirait des anges déchus2. Etant donné
le contexte, j'opterais plutôt pour mettre
sur
le même
plan
«
les veilleurs
», «
les saints
»
et
«
les déchus
».
On
voit
combien
les
conceptions
sous-jacentes
à
ce
passage
de
l Apo
cryphe
de
la Genèse ressemblent étrangement aux légendes
grecques
relatives à la
naissance
des hommes illustres ou des
héros.
A)
Les
Anciennes
Apocalypses et
Josèphe
Le livre
des Jubilés
L'examen
des
traditions contenues
dans
l'Apocryphe
de
la Genèse nous
amène
tout naturellement
à passer
immédia-
1)
N. Avigad
et Yigael
Yadin, A Genesis
Apocryphon,
Jérusalem, 1956.
2) II faut noter par
deux
fois l'emploi
de
min
et,
en dernier lieu
du
lamed.
Fitzmyer observe que
le
lamed peut être une pure
variante
stylistique du min
mais qu'il peut
aussi
indiquer l'appartenance. Dans
ce
dernier cas il
faudrait
comprendre autrement le texte.
Lámech se demanderait
si son fils n'appar
tiendrait
pas au
monde
des anges déchus, hypothèse peu
vraisemblable
(cf.
J.
A. Fitzmyer, The Genesis Apocryphon
of
Qumrân
Cave
1. A
Commentary,
Rome,
1971, 2e éd., p. 81).
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 22/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE DES ANGES 23
tement au
livre des
Jubilés avec lequel les commentateurs
signalent
des
parentés1. En
effet,
la
présentation
de la chute
ou descente des anges sur
la
terre
est
particulièrement
digne
d'intérêt
dans
cet écrit ancien du Judaïsme remontant au
11e siècle
av.
J.-C. :
«
And
in the second week of the tenth
jubilee Mahalalel
took
unto him to wife Dinah, the daughter
of
Barâkî'êl, the
daughter of his
father's
brother, and
she
bare him
a
son
in
third
week
in the
sixth year,
and he
called his name Jared ;
for in
his days
the angels of the Lord descended
on
the earth,
those
who
are
named the Watchers, and they should instruct
the children
of
men,
and that they should do judgement and
uprightness
on the
earth » (IV,
15,
trad. Charles).
On peut observer :
1° Dans ce passage des Jubilés
les
anges descendent sur
la
terre pour instruire
les hommes ;
2°
Le
nom
de
Jared
est évidemment rattaché à
la
racine
jjârad
« descendre »
et
ce
jeu
de
mots
n'étant
possible qu'en
hébreu donne à entendre
que
derrière
le
texte éthiopien,
il
y
a
un original hébraïque. C'est
même
un
des arguments
mis
en
avant par
les défenseurs d'un
écrit hébreu primitif2.
3°
D'après le même livre des
Jubilés, les
anges ne
sont
pas les seuls
à
instruire
les
hommes.
A
Hénoch
aussi, cet écrit
attribue précisément
le
rôle d'instructeur
de l'humanité,
surtout en ce
qui
concerne
l'écriture, la connaissance et la
sagesse, les questions de calendrier
et
d'astronomie (IV, 17,
18).
En
plus
de son
rôle
d'instructeur, Hénoch
a
une
fonction
prophétique
consistant
à
annoncer
aux
générations
futures
ce qui leur arrivera jusqu au jour du Jugement. Il
a
été en
compagnie
des
anges
pendant
6 jubilés,
d'où
sa science des
choses terrestres
et
célestes (IV,
21).
Il met par écrit ce qu'il
1) Avigad-Yadin, op.
cit., pp.
18
et
sq. ; Fitzmyer, op. cit., p. 6.
2)
R. H. Charles, The Apocrypha and
Pseudepigrapha
of
the Old
Testament,
vol. 2, p. 4.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 23/52
24
REVUE
DE L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
a vu en vision
pour
servir de témoignage
(IV,
19). Hénoch
apparaît
donc à la
fois
comme
un
sage
et
comme
un prophète
mais
sa
fonction
diffère
essentiellement
de
celle
des
anges
sur
un
point important. Ces derniers sont
descendus sur
la
terre
pour y accomplir la justice
et l'équité.
4°
Dans le
passage
cité
plus
haut
il
n'y a
aucune
allusion
à la chute
des
anges au sens d'une
punition.
La corruption
des
anges viendra
plus
tard, au 25e jubilé, durant
lequel
ils s unis
sent
ux
filles
des hommes desquelles naîtront des géants.
5°
Enfin,
une
question se pose à
l'historien des doctrines :
d'où
le Livre des
jubilés
a-t-il tiré l'idée
des
anges
instructeurs
de
l'humanité
?
Les
mythes
grecs ont
été là
aussi
mis
à
contri
bution par
les
apocalypticiens
juifs.
Glasson
met en
parallèle
les
anges veilleurs
de
la littérature apocalyptique avec le
Titan Prométhee qui instruisit
les
anciens hommes dans
les
arts de la
construction,
la connaissance des saisons, le pouvoir
de la parole et même, semble-t-il,
l'art
de l'écriture (Eschyle,
Prométhee
enchaîné,
437-508) г.
Ce parallélisme est,
il
est vrai, assez éclairant
et
l'influence
de
la
pensée grecque
reste
possible,
surtout
quand
on constate
la
grande
puissance d'assimilation des apocalypticiens
à
l'égard
des doctrines
étrangères. Mais
il ne
faut pas perdre
de vue
que dans
la pensée juive
il
est connaturel à
des anges,
qui sont des êtres spirituels
et
intelligents, de
connaître
les
secrets divins concernant le
ciel
et
la terre
et
de
les
enseigner
aux
hommes2.
Le
Corpus
hénochien
Le
livre éthiopien
d'Hénoch
est
en réalité une collection
de 5 livres d'âge différent dont le commun dénominateur
est
le
patriarche
antédiluvien
Hénoch qui joue
le
rôle de médiateur
de révélations divines. Aussi a-t-on pu parler de Pentateuque
1) Cf.
Glasson,
op.
cit.,
p. 65.
2) D. S.
Russel, The
Method
and Message
of
Jewish
Apocalyptic, London,
1964, p. 242.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 24/52
LE
MYTHE DE
LA CHUTE DES
ANGES
25
hénochien. L'origine du mal dans le monde s'exprime dans
diverses parties de ce
Corpus
grâce au mythe de la chute des
anges qui semble avoir
été
fort
populaire.
1°
Le livre des Veilleurs
Ce livre (chap.
I-XXXVI)
traite en
grande partie
du sort
des
anges veilleurs. Cet écrit
qui
a été disséqué par les critiques
en
plusieurs mains,
en particulier
par Charles1,
apparaît
à
la
suite des découvertes de
fragments araméens à Qumrân
comme une œuvre qui,
depuis
la
première moitié
du
11e
siècle
avant notre
ère, avait
« substantiellement la forme sous
laquelle
on
la connaît
à
travers les versions
grecque
et
éthiopienne »2.
Le titre qu'on peut
lui
donner, «
livre
des
veilleurs
», s'inspire
de
celui
que
lui
attribue le Syncelle : éx топ 7трсотои
[ЗфХьои
'Evíújc 7гер1 twv syp^yóptov
(VI,
1).
La corruption de l'humanité
est
expliquée par la chute des
veilleurs du
ciel
qui s'unissent aux
filles
des hommes
(VI,
1-8).
Le motif
de
cette union
est
précisé : l'appétit sexuel des
êtres
célestes (ils
les
désirèrent).
A
l'instigation
de
Semyaza leur
chef,
ils font
le
serment
de
se
choisir
des
femmes
parmi
les
humains et d'engendrer des
enfants ;
pour
mettre à exécution
leur projet, les
anges,
au
nombre
de
deux
cents,
descendirent
aux
jours
de Jared, sur
le mont
Hermon.
Ils
l'appelèrent
mont Hermon, est-il dit, parce que c'est
sur lui
qu'ils avaient
juré et s'étaient
engagés les
uns envers
les
autres avec ana-
thème.
On nous
donne ensuite une
liste
des
chefs de dizaines,
qui,
sous
sa
forme primitive, dut compter
vingt
noms
y
compris Semyaza placé
en
tête.
Mais, selon
qu'on
les
prend
dans
le
texte éthiopien
ou
dans
les
textes
grecs de
Gizeh
ou
de
Georges
le Syncelle3, les listes
diffèrent
quant aux
noms
des
anges,
à
leur nombre,
et
à
leur place.
Par
ailleurs, les
noms
1)
Cf.
R.
H.
Charles,
The
Book of Enoch or
I Enoch translated
from the
Editor's
Ethiopie
Text,
Oxford, 1912 p.
xlvii
et sq.
2)
Cf.
J. T. Milik,
Problèmes
de la littérature
hénochique à
la lumière des
fragments araméens de Qumrân, HTR 64 (1971), p. 345.
3)
Un
tableau
comparatif
de ces
listes
a été dressé par Charles,
op.
cit., p. 17.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 25/52
26 REVUE DE
L'HISTOIRE
DES
RELIGIONS
des veilleurs
sont souvent
corrompus et
c'est dans les
fra
gments araméens de Qumrân
qu'ils
auraient
conservé
leur
forme
originale1. Ce
résumé
du
récit de
la chute des
anges
suscite quelques
remarques.
:
1° Nous
avons
opté
pour
la traduction
donnée par
le Syn-
celle
:
ol
хатофсп/тес èv та£с Y^épouç 'IocpsS zlc, r/jv xopixpvjv
топ
'Epfjiovcslfx opouç,
littéralement
« qui sont descendus aux jours
de Yared, sur le sommet de la montagne de l'Hermon ».
Elle
s'accorde d'ailleurs
avec
la tradition étudiée
plus
haut
contenue
dans
Jub. 4, 15 (du moins en partie). La
version
éthiopienne : « ils descendirent sur le mont Ardis » est
une
mauvaise traduction basée sur la lecture
IapeSaç
pris comme
un
seul mot, ainsi que l'avait déjà reconnu
Dillmann2.
Le
texte hébreu
restitué par
Halévy serait
le
suivant3
:
pain
nn wn
Ъча
тт
-wa ytti
13
D
En effet,
il
faut noter, comme
l'a
observé
Charles, que
le
jeu
de
mots entre
yârad « descendre »
et
yared est seulement
pos
sible
en
hébreu, car le verbe
yârad
n'existe
pas en araméen.
2° La tradition relative au serment des anges sur le mont
Hermon
présente
les caractéristiques
d'un
récit étiologique
bâti
sur
une etymologie
populaire, également possible à
partir
d'un verbe hébreu ou araméen formé
sur herem, « anathème
».
L'auteur a sans doute
utilisé et réinterprété quelque tradition
cananéenne relative
à
l'Hermon
considéré
comme
montagne
des
dieux.
On ne
peut malheureusement citer dans la litt
érature
ougaritique
de
tradition
précise
permettant d'illustrer
le texte
hénochien.
On
a soutenu, il est
vrai, que la déesse
fAnat aurait
lié
le dragon sur
le sommet
du
mont
Liban, ce
qui
pourrait
indiquer
que cette
montagne est un lieu
où
1) Cf. J. T. Milik, Turfan
et
Qumrân. Livre des géants juif et manichéen,
dans
Festschrift
К. G.
Kuhn, Gôttingen, 1971,
p. 117.
2)
Cité par
Charles, op.
cit., p. 15.
3)
Journal
asiatique, 1867, pp.
356-357,
cité par R. H. Charles, op. cit., p.
15.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 26/52
LE MYTHE
DE
LA CHUTE DES ANGES 27
réside 'Anat1. Mais le
texte
mythologique
très
fragmentaire
publié
par Virolleaud2
est
loin d'être
sûr,
car
on
ne peut voir
«
les
hauteurs
du
Liban
»
dans
Imrym.lbt
[ ]
à
la
ligne
10.
Le
fait
que le mont Hermon ait
été
une
montagne
sainte peut
se
soutenir
déjà à partir de son
etymologie
présumée « lieu
consacré
»3, sur la
base
de la racine haram « être
consacré
», la
finale
p
étant analogue
à
celle
de рзэ*? «
le Liban ». D ail
leurs
nous savons
qu'il existait des
lieux de
culte
sur
son
sommet
et
sur
ses pentes. Celui
de
Baal
est
attesté
par le
toponyme Ba(al
Hermon
en Jg. 3, 3 ;
I
Ghr. 5, 23 ; de
même
Ba al
Gad
est
situé sous l'Hermon
dans
la
Biqe'ah
du Liban
d'après
Jos.
13, 5
;
11,
174.
Le
caractère sacré
de
l'Hermon
apparaît
dès la
deuxième
moitié du IIe
millénaire
av. J.-C.
Dans
les
traités conclus entre les rois hittites Subbiluliuma
et
Mursil
et
les rois
voisins d'Amurru, parmi
les dieux invo
qués comme témoins de
ces traités
figurent
Lablani
(le
Liban)
et Shariani qui
est
le nom
que
les Phéniciens donnaient à
l'Hermon5 (p4"ltp). Un autre traité
entre
le roi
hittite
et le
roi amoréen Aziru,
énumère
en plus des
mêmes
dieux
Bis-
haisha6. Dans le
même
ordre
d'idées,
on
doit
aussi
faire
observer que
d'après
Philon
de Byblos qui nous
rapporte
la
naissance des
géants,
ces
derniers,
qui,
il est vrai, ne sont pas
des dieux, portent des noms
de montagnes, le Cassios, le Liban,
l'Antiliban
et
le Brathy
(то
(ЗраОо)7. C'est sans doute en raison
des montagnes qu'ils habitaient et où ils étaient nés. Or
remarquons
que
le nom
Antilibanos,
création
de
l'époque
grecque,
n'est
autre que l'équivalent
de l'Hermon.
1) Cf. J. R. Clifford,
The
cosmic
Mountain in Canaan and the Old Testa
ment,
Cambridge,
Harvard
University Press,
1972,
p.
189.
2) Cf. Ch. Virolleaud, Textes cunéiformes alphabétiques des archives est,
ouest
et
centrales
(Palais Royal ďUgarit II),
Paris,
1957, p.
12.
3) Cf. F. M. Abel, Géographie de la
Palestine, t.
1, Paris, 1933, p. 347.
4) Abel, op. cit.,
t. II, pp.
258-259.
5)
Texte
cité par
O.
Eissfeldt, Der Gott des Tabor und seine Verbreitung,
dans Kleine
Schriften,
t. II, Tubingen,
1963,
p. 48.
6)
Cité par
Abel, op.
cit., t.
I,
p. 348.
7) Cf. Eusèbe de Césarée, Praeparatio
evangelica,
1,
10, 9
(édit. Sirinelli et
Des Places dans Sources
chrétiennes,
p. 191).
L'identification de ce
nom
de
mon
tagne fait
difficulté
:
Eissfeldt l'a identifiée auThabor,
art.
cit.,
p. 43,
tandis
que
pour
Albright (JBL 40, pp. 211-217), il s'agit
de
l'Amanus.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 27/52
28 REVUE DE L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
Mais Glermont-Ganneau a commenté
une
inscription
grecque découverte par
Warren
sur
l'Hermon
en
relation
précisément
avec
les
serments du
texte hénochien.
Elle
porte
:
хоста xéXsuCTtv 0sou ^sytcrrov
x(al)
àytou
ú(ol) Ó(jlvúovtsc,
èvxsuOsv
qu'on traduit par : «
Par
ordre du dieu
très
grand et
saint,
ceux qui prêtent serment (à
partir) d'ici.
»
Elle
se rap
porterait
sans doute à
quelque
rite
liturgique
processionnel
avec halte dans le
sanctuaire
se
dressant
sur le sommet de la
montagne
que
devaient
accomplir ceux qui venaient
prêter
serment à Zeus, le dieu très grand
et
saint1.
A. Lods avait
déjà
utilisé
cette
inscription grecque pour
éclairer
le
texte
héno
chien
d'après
la tradition
éthiopienne2.
Il
faut
d'ailleurs
observer que
la tradition rapportée par le Syncelle connaît
aussi
le serment et
l'anathème prononcés
par
les
anges
sur
le
mont
Hermon. Mais
il
explique comme
une
malédiction divine
la persistance, même en plein été, du froid, de la neige
et
du
givre sur ce
sommet.
Il
joue
donc
sur
les
mots
Hermon
et
herem3.
Les
écrivains syriens depuis
Ephrem
ne font
plus descendre
les
anges sur le mont Hermon
mais
bien les
fils
de Seth, le
troisième
fils
d'Adam. Ecœurés
des
crimes de Caïn
et
de sa
race, ils
se retirèrent sur
le mont
Hermon
pour y
mener
une
vie sainte
en jurant par
le sang d'Abel
de
ne
jamais
quitter
cette
montagne.
Mais
cent
d'entre eux
se
parjurèrent
en se
laissant provoquer par la
beauté des
filles
des
Caïnites
et
par
les
sons des instruments
de musique
inventés
par
ces derniers
et
ils
descendirent dans la plaine4. Sans
doute
ces traditions
relèvent, en partie du
moins,
du
courant
qui identifie les
beney
Elohim
aux
Séthites. Mais
les
écrivains
syriens
témoignent à
leur manière, malgré le transfert opéré
en
faveur
des Séthites,
1) Cf. Ch. Clermont-Ganneau, Le mont
Hermon
et son dieu d'après une
inscription
inédite,
dans Recueil
ď
Archéologie orientale, t. V, pp.
346
et sq.
2) A. Lods,
La
chute
des
anges..., art. cit., pp. 295-315. Cette inscription est
également connue d'ABEL, Géographie de
la
Palestine, t. 1, p. 348.
3) M. Black,
Apocalypsis Henoch graece
(Pseudepigrapha
Veleris
Tesla-
menli graece,
vol. Ill), Leiden, 1970,
p.
26.
4) A. Lods,
art.
cit.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 28/52
LE MYTHE DE LA CHUTE
DES
ANGES 29
de
légendes
concernant les
anges,
de
traditions persistantes
sur la sainteté du mont Hermon. La persistance dans le
livre
d'Hénoch
de
ces légendes
sur
l'union des
anges
liée
au
mont
Hermon,
l'allusion à
des serments prêtés par ces
derniers sur
cette
montagne,
pourraient être la survivance du hieros gamos
accompli en ce haut lieu par quelque dieu cananéen. Mais nous
proposons cette hypothèse avec la plus grande réserve
en
l'absence de document.
Au sommet de l'Hermon semble d'ailleurs s'être
livré
un
grand combat
à
la suite
duquel
les
anges
déchus
ont été sans
doute
précipités du haut
de
cette
montagne
sainte. En effet
Hénoch
13, 9,
voit
les
veilleurs assis
en
pleurs
à Abel-Maïn,
lieu situé entre
le Liban et
le Senir1 qui est
une autre dés
ignation
biblique
de l'Hermon (Deut. 3, 9 ;
Ez.
27, 5 ;
I
Ghr. 5, 23 ; Gant. 4, 8). Le
choix
d'Abel-Maïn comme lieu
de lamentation
des Veilleurs
n'est pas
tout
à fait
fortuit.
Il a
pour
origine
une etymologie
populaire
qui
explique ce
topo-
nyme
par la
racine hébraïque
'bl « se lamenter ». Nous tou
chons ici du doigt
comme pour
l'étymologie du
Hermon,
le
caractère
étiologique populaire
de ces
traditions
sur les
Veilleurs.
Excursus
I
:
Les
méfaits des
géants
Les
méfaits
des géants sont racontés dans le
livre
d'Hénoch
éthiopien, VII, 3-5. En raison
de
leur extraordinaire appétit,
ils
dévorèrent le
fruit
du
travail
des hommes
jusqu'à ce
que
ceux-ci
ne pussent
plus
les
nourrir2.
Ne trouvant
plus
de
nourriture
parmi
les
humains,
ils se
retournèrent
contre ceux-ci
pour
les
dévorer.
Finalement,
ils
s'entre-dévorèrent
et burent
leur sang. Les
commentateurs
d'Hénoch
n'ont
guère
recherché
les
sources
de ces
traditions
sur les méfaits
des géants. En effet
1) Nous optons pour
les
identifications topographiques de J. T. Milik, Le
Testament de
Levi
en araméen. Fragment de la grotte IV de Qumrân, RB, 1955,
p. 404. Elles sont également
acceptées
par Clifford, op.
cit.,
p. 188.
2) L'extraordinaire
appétit des géants est à comparer à celui des
« dieux
gracieux
»
après
leur naissance. Cf. Caquot,
Sznycer, IIerdner,
Textes
ouga-
riliques, t.
I, p. 377.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 29/52
30
REVUE
DE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
des
auteurs comme Beer1, Martin2
ou
Charles3 sont
muets
sur ce sujet comme
s'il
n'y
avait
pas de problèmes. Ce qui
frappe
surtout dans
les
méfaits
attribués
aux
géants,
c'est
leur
anthropophagie.
Il semble qu'il
faille
chercher du côté
de
la mythologie
grecque
pour
illustrer ce fait.
Les traditions
grecques
relatives aux mythes des géants sont
complexes
et
souvent
confuses. Car s'il
faut
distinguer
soigneusement les
mythes relatifs
aux Titans
de ceux concernant
les géants,
Typhée, les Aloades, les Cyclopes, ou les Hécatonchires,
comme l'a
proposé
justement Francis Vian4, il reste
que les
Grecs ont tendu
à
confondre sous
un même
vocable, celui de
géants,
toutes
les
figures
plus
ou
moins
monstrueuses
s'oppo-
sant
à
Zeus dans
leur
mythologie.
Dans
une
tradition conservée dans la Théogonie
d'Hésiode,
les Cyclopes
au cœur violent sont des
Titans, fils
d'Ouranos
et de Gê (vers 139).
Ils sont
précipités du haut
du Ciel par
Ouranos
et
ils
seront
délivrés par
Zeus
de leur
prison
souter
raine. Selon le récit d'Ulysse,
dans YOdyssée
d'Homère,
le
Cyclope Polyphème
est
un
anthropophage
puisqu'il dévore les
compagnons d'Ulysse :
«
Mais
sur mes
compagnons s'élançant,
mains ouvertes, il
en
prend deux ensemble,
et, comme petits
chiens
il
les rompt
contre terre :
leurs cervelles,
sur le sol,
l'arrosaient ; puis, membre
à
membre,
ayant
déchiqueté leurs
corps, il
en fait son souper
;
à
le
voir
dévorer, on eût
dit un
lion,
nourrisson des montagnes : entrailles,
viandes,
moelle,
os,
il
ne laisse rien
»5.
On peut
supposer
que
l'auteur du
livre
des Veilleurs
a
assi
milé
dans une
sorte
de syncrétisme
les géants bibliques,
les
Titans
d'Hésiode
et
le
Cyclope
d'Homère.
Ce
qui
était raconté
1) Cf.
G. Beer,
Das Buch Henoch, dans
E.
Kautzsch, Die Apokryphen und
Pseudepigraphen des Alien Testaments, Tubingen, 1900, t. II.
2)
F. Martin,
Le livre ďHénoch, Paris,
1906.
3)
R. II.
Charles,
The
Book of Enoch or I Enoch, Oxford, 1912.
4) F.
Vian, Le syncrétisme et l'évolution
de la Gigantomachie, dans
Les
syncrétismes
dans
les religions
grecque et romaine. Travaux du
Centre
d'Etudes
supérieures
spécialisé ďHist.
des Rel. de
Strasbourg, Paris,
1973,
pp. 25-41 ; et
La
Guerre des
Géants.
Le
mythe
avant Vépoque hellénistique, Paris, 1952,
pp.
1
et sq.
5) Odyssée, IX, 288 et
sq.,
trad. V. Bérard.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 30/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE DES ANGES 31
du seul cyclope Polyphème
aurait
été étendu
à
tous les
géants.
On notera
cependant
qu'à la
différence
des Gigantomachies
du
monde
grec, on
n'assiste pas
dans
le
livre
des
Veilleurs à
une bataille rangée
entre les géants
et
les êtres célestes. En
effet,
les
textes juifs nous parlent uniquement de l encha
înement
des mauvais anges (Hén. X, 12) mais non
de
celui des
géants. Ces
derniers,
soulignons-le, sont
condamnés à
s'entre-
dévorer, alors
que
dans Hésiode, Titans, Cyclopes
et
Héca-
tonchires s'entre-tuent seulement (Théogonie, 617 et
sq.).
Dans la tradition
juive,
s'il y
a eu
combat c'est
entre
le
parti
de
Dieu et
de
ses anges
qui lui sont
demeurés
fidèles
et celui
des
mauvais
anges
et
de
leur
chef.
Mais s'il n'y a
pas
de
gigan
tomachie au sens propre de ce terme dans les
textes
héno-
chiens,
nous avons
pourtant trace de la révolte des
Géants
dans
le Siracide
16, 7, en un
passage dont la tradition tex
tuelle, il
est vrai, ne semble pas
bien
assurée. Nous lisons
d'après le
texte hébreu
qui est ici
bien
conservé : к1? itPK
omiaia
ubiv
mian tnp 43oaV юм, que
l'on
peut traduire :
« II n'a pas pardonné aux antiques géants qui s'étaient révoltés
à cause de leur force. »
II s'agit, bien entendu,
de la
révolte
des géants
contre Dieu. Le livre de la
Sagesse
14, 6
parle
des géants
orgueilleux (mrspTjçxxvcov
yiyávrcov) et le
livre de
Baruch
3,
26 des géants
qui
n'avaient
pas
la vraie
science
et
qui ont péri à
cause
de leur
folie.
2° Le livre des Paraboles ďHénoch
Le
livre
des
Paraboles
d'Hénoch forme dans le Corpus
hénochien
une partie
bien
caractérisée (XXXVII-LXXI).
Il
comprend
trois
paraboles.
La
première
concerne
essentie
llemente sort
des pécheurs
menacés de châtiment au jour du
jugement et celui des justes
qui,
après leur mort, habiteront
au milieu des anges aux côtés du Messie
et
de l'Elu de Justice.
Hénoch est admis à
contempler
ce
séjour. La
deuxième
para
bole traite de la
transformation
du
ciel et
de
la
terre
dans les
temps
messianiques. Le
rôle
que jouera
le Fils de l'Homme,
être préexistant
à
la
création,
est
précisé
: il exercera des
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 31/52
32
REVUE DE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
fonctions de
Juge à
l'ère eschatologique. La troisième parabole
concerne le bonheur des justes et le
sort
des élus.
Un
fait
ne
laisse
pas
de
susciter
l'étonnement.
Alors
que
diverses parties
du livre
d'Hénoch sont représentées
dans les
restes de
manuscrits
araméens de Qumrân,
on
n'a
pu repérer
jusqu'à
présent
rien qui
puisse correspondre
de quelque façon
au
livre
des Paraboles dans la masse innombrable de fragments
de la grotte IV
ou dans
ceux
des
dix autres grottes. On a
même
pu
écrire
que
« cet
indice négatif
mais
assez éloquent aux
termes du calcul des probabilités, en faveur de la date post-
qumrânienne de ce
livre
se
laissera
facilement
renforcer par
des
considérations d'ordre
littéraire
w1.
Quoi
qu'il
en soit
du
silence
troublant de
la documentation
qumrânienne
qu'il
faut
expliquer, le problème de datation reste entier
et il
ne nous
retiendra pas
ici.
Nous examinerons plutôt les
traditions
rela
tives aux anges
déchus
dans cet écrit.
En effet, le
livre
des Paraboles
comme
celui des Veilleurs
donne une assez grande place
au
mythe des anges révoltés.
Mais les
traditions
qu'il contient ne semblent pas présenter
toujours
une
grande cohérence
entre
elles ou avec celles rap
portées
dans
les
autres écrits
hénochiens.
Michaël et Raphaël s'étonnent
de
la sévérité du châtiment
infligé aux
mauvais
anges (LXVIII). Semyaza,
que
nous
connaissons déjà, figure en
tête
d'une
liste de 21
noms
de
ces
rebelles
(LXIX,
2). Nous
avons
dans le Corpus hénochien
5 listes de mauvais anges :
l'une
dans le texte éthiopien du
chapitre
VI,
la
deuxième
dans le
texte
grec
du
même
chapitre
conservé par le Syncelle, la troisième,
toujours
dans le
même
chapitre,
est
dans
le
texte
grec
de
Gizeh2,
la
quatrième, dans
l'Hénoch éthiopien
qui nous
occupe
ici (LXIX,
2). La
nquième
liste contient seulement cinq
noms
d'anges (LXIX, 3,
4-12). Il est déjà très difficile de faire concorder entre elles3
1) J. T. Milik,
Problèmes
de la
litt. hénochique, art.
cit.,
p.
333.
2) On
trouvera
facilement
les
listes
d'Hénoch grec dans M. Black,
Apoca-
lypsis
Henoch graece, op. cit.
3)
Pour Dillmann et
Charles,
les
listes du chapitre VI d'après
les
trois
traditions textuelles remonteraient à un seul et même original.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 32/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE DES ANGES 33
les
quatre premières listes qui nécessiteraient
à
elles seules
une étude approfondie portant
à
la fois
sur
la critique
textuelle
des
diverses traditions
et
sur
la
critique
des
sources qui
per
mettraient sans doute d'identifier les divers noms. Il
est
impossible
d'harmoniser ces
diverses
listes avec
celle
d'Hénoch
éthiopien (LXIX,
4-12), qui, répétons-le,
ne comporte
que
cinq noms que
l'on ne
trouve
pas
ailleurs. Il
faut donc
admettre que
l'on a
juxtaposé
ici deux
traditions
différentes
et même
discordantes
que
l'on
n'a
pas cherché à
harmoniser.
En effet, nous
lisons dans
cette
dernière liste
une tradition
qui
n'apparaît pas ailleurs dans le Corpus hénochien. « Le nom
du
premier
(ange)
est
Yeqon. C'est
lui
qui séduisit tous
les fils des anges
et
les fit descendre sur la terre
et il
les
séduisit
par les filles
des hommes
» (LXIX,
4, trad. Martin).
On
a
vu
dans
Yeqon selon certains manuscrits, Yequn, une
corruption de l'hébreu Yaqum, imparfait de Qûm. C'est
« celui
qui
se
dresse
en ennemi ». De fait, en
hébreu
biblique
le verbe
qûm
peut prendre le sens de se
révolter,
se
soulever,
par
exemple
dans Nb. XVI, 2 où
il
est
employé avec *»isV
et
dans 2 Rois 12, 21 où
imp*»
employé absolument
se
dit
précisément des serviteurs du
roi
Joas qui se
sont révoltés.
Or
nous
avons
vu
que
le rôle
de séducteur
des anges
est
attribué
ailleurs
à
Semyaza. Par ailleurs
l'expression « les fils
des anges
»
est
étrange
car
ce ne sont pas
les fils des
anges
qui
ont été
séduits
mais les
anges eux-mêmes ou
d'après
le TM,
les
beney
Elohim.
Aussi Charles suppose-t-il une corruption de
КТГ7К en
iPSKVn1, ce qui
n'est
pas impossible.
Le nom du
second
ange
dans la liste des cinq est
Asbeel.
On
a
reconnu
depuis longtemps
dans
la
transcription
éthiopienne, soit ^лт»
«
celui qui abandonne Dieu », soit même
*?X
awn «
la
pensée
de Dieu »2. Si
l'on
accepte
la
seconde
solution3,
1)
Cf.
R. H.
Charles,
The Book
of Henoch or I Enoch, Oxford, 1912,
p. 137.
2)
Cf. R.
H.
Charles,
The
Book of
Enoch..., p.
137.
3)
On
rencontre
dans
ГА.Т.
les
anthroponymes лч:г^п et л:-й'П que
l'on
rattache
avec hésitation au verbe зи*п « penser ». Cf. M. Noth, Die israelitischer
Personennamen im rahmen der gemeinsemitischen Namengebung, Stuttgart, 1928,
p. 189.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 33/52
34
REVUE
DE L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
elle aurait
pour avantage
de mettre en accord
le nom
de
cet
ange avec
les actions
qu'on
lui attribue : «
Celui-ci
donna
un
mauvais
conseil
aux
fils
des
anges
[saints],
il
les
entraîna
à
souiller
leur chair avec les
filles
des hommes »
(LXIX, 5). Il est évident
que le nom
de ce deuxième
ange
fait
double
emploi
avec le
précédent Yeqon, car tous
les deux sont
à
l'origine
de la chute
des
anges.
Une troisième tradition,
d'ailleurs, se
manifeste
dans le
livre
des Paraboles
d'Hénoch,
celle
qui parle des troupes
d'Azazel (LIV,
5). Hénoch voit
une
vallée profonde
où
un
feu flamblait :
«
Là
mes yeux
virent
fabriquer leurs
instruments de supplice,
des
chaînes de
fer
qu'on
ne
pourrait
peser
» (LIV,
3).
L'ange
interrogé
par
Hénoch sur
les
destinataires de
ces
chaînes lui
répond
: «
Ces
chaînes
sont préparées pour
les
troupes
d'Azazel afin de les
prendre et
de les
jeter
dans
l'abîme
de
toute
damnation
et de
couvrir
leurs mâchoires
de pierres raboteuses
selon que
l'a
ordonné le Seigneur des esprits. Puis Michaël, Gabriel,
Raphaël et Phanuel
les
saisiront
en ce
grand
jour
et
les jette
ront ce jour-là dans
la fournaise ardente
afin
que le
Seigneur
des
esprits
les
châtie de son iniquité
car
ils se sont
faits les
serviteurs
de Satan
et ils
ont
entraîné
au péché ceux qui habi
tent
sur l'aride
» (LIV,
5-6,
trad. Martin).
Dans
le même
recueil,
le
rôle
des mauvais anges, lors
de
leur chute, est
bien précisé et il
est double
: d'une part
ils ont
révélé aux enfants
des
hommes ce qui
est
secret, d'autre part
ils leur ont appris à
commettre
le péché (LXIV, 2). Mais
ces
indications
ne sont pas nouvelles. L'idée
que
les anges sont
les
instructeurs de l'humanité
apparaît
déjà dans
les
Jubilés
(VI,
15),
comme nous
l'avons
vu
plus
haut.
Mais
le
livre
des
Veilleurs
devient plus
précis
: d'Azazel il
est dit
qu'
«
il
a
enseigné toute injustice sur la terre
et
dévoilé les secrets
éternels qui s'accomplissent dans
les cieux
» (IX, 6). Tout un
chapitre rappelle même tout
ce
qu'Azazel
a
enseigné aux
hommes :
les
instruments
de
guerre et les
objets de
luxe :
« la fabrication des épées
et
des armes, le bouclier
et
la
cuirasse
de
la
poitrine
et il
leur montra les métaux
et
l'art de
les
tra-
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 34/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE
DES
ANGES 35
vailler, et
les
bracelets et
les
parures, et
l'art
de peindre le
tour des
yeux à l'antimoine
et
d'embellir les paupières
et les
pierres
les
plus belles
et
les
plus précieuses
»
(VIII,
1).
D'autres
noms
de
mauvais anges sont énumérés avec l'indication
pré
cise
de ce
que
chacun a
appris
à
l'humanité. Deux anges sont
préposés
à la
magie, Amizaras (qui serait une corruption
de
Semyaza)1
enseigna
les
enchanteurs
et
les coupeurs de racines.
Le texte
de
Gizeh et le
Syncelle
portent
ici
Semiazas.
Le nom
de l'ange
Armaros serait peut-être corrompu
à
partir
de
*Abaros dérivé
de
l'hébreu heber
au
sens
ď « incan
tation
», si l'on
suit
une
hypothèse avancée par
Charles
à
partir
du
grec
de
Gizeh
éuaiSucóv
Xuxýjpiov
«
la
rupture des
charmes ».
De fait,
comme
cet ange enseigna à
rompre
les
charmes, son nom s'accorderait avec
sa fonction.
Mais dans
le
texte
grec du
Syncelle,
Pharmaros
est le
nom de l'ange corre
spondant à
Armaros
de la
version
éthiopienne
et
du
texte
de
Gizeh.
Les attributions de Pharmaros sont
plus
étendues
que
celles de Armaros. En effet Pharmaros «
enseigna
l'emploi des
médicaments (cpapjxaxstac), les enchantements
(stoxioSîocç),
les
sagesses
(aoqnaç) et
la
rupture des charmes
»
(è7raot,Suv
Хит-rçpia)
(VIII,
3). Aussi,
à
partir
de
la version du Syncelle, pourrait-on
supposer
que
Pharmaros
est
une déformation
de
Pharmakos
« celui
qui
prépare les médicaments,
magicien, sorcier
». De
la
forme Pharmaros
il
est aisé
d'expliquer
la
corruption
du
texte
grec de Gizeh
et
de la version éthiopienne :
Armaros.
Quatre
autres anges, du nom
de
Baraqiel, Kokabiel, Tamiel
ou Sathiel (Gizeh), Azdariel
ou
Sériel (Gizeh) sont préposés à
l'enseignement de l'astronomie
ou
de l'astrologie (VIII, 3)2.
Excursus
II : L'origine d'Azazel
Azazel
apparaît
dans certaines traditions d'Hénoch comme
le
chef des
mauvais
anges.
Son nom
est
emprunté
très
vrai-
1) Cf. R. H. Charles,
The
Book
of
Henoch..., p.
19.
2) Za0i7)X
dans
le texte grec
de
Gizeh serait une corruption île И&ууцк
qui
lui-même correspondrait à Ezeqeel, la seule forme correcte donnée /»ar la version
éthiopienne
en VI,
6 (cf.
R. H.
Charles, op.
cit., p. 19).
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 35/52
36
REVUE DE
L'HISTOIRE
DES
RELIGIONS
semblablement à l'Ancien Testament
où il apparaît
unique
mentdans Lév. 16, 8,
10,
26 dans le contexte du rituel de
Kippur.
Le
texte,
plusieurs
fois
retravaillé combine deux
cérémonies différentes1 : il y
a
d'abord
un
rituel
lévitique
où le
grand
prêtre offre un
sacrifice pour le péché
de son
peuple et
pour
sa maison (XVI, 6). Il y
a
ensuite
l'offrande
faite par la
communauté consistant en
deux boucs
qui sont
tirés
au
sort,
l'un pour Yahvé,
l'autre
pour
VïXTS?
(XVI, 8). Le
bouc
réservé
à
Yahvé
est égorgé
et
de
son sang le grand-prêtre
asperge le kapporeth qui est derrière
le voile
du sanctuaire
(XVI, 15). Sur le bouc vivant, placé devant Yahvé,
Aaron
pose
ses
deux
mains
en
confessant tous
les
péchés
d'Israël
qui
sont placés
sur
la tête de l'animal, lequel
est
ensuite
conduit
par quelqu'un au
désert
(XVII,
8-10 ;
XVIII, 20-22). Il est
clair que le
bouc destiné à
Azazel
correspond au
bouc
destiné
à Yahvé
et que dans
le premier
cas
il
s'agit très vraisembla
blementu nom d'un être surnaturel qui
n'est
pas autrement
connu dans
l'Ancien Testament. Il se
pourrait même que, dans
la préhistoire
de la
tradition recueillie
par
l'auteur
sacrée,
il
s'agisse
d'un nom de dieu2 plus ou moins déformé
par
la
suite
et
qui
pour
cette raison
n'est
plus
déchiffrable. Sous sa forme
actuelle, 'гшу le nom de ce démon semble bien être
une
déformation intentionnelle
de Vktts;
« El
est
fort
»3 qui
originairement aurait
été un
véritable
nom
théophore
comme
les autres
noms
d'anges du
livre
d'Hénoch ou de Daniel, tels
Raphaël, Gabriel, Micaël.
Cette
déformation serait l'œuvre
des
Massorètes qui
auraient voulu
ainsi
ridiculiser
cet
ange
déchu. La LXX a
éliminé
le
nom
propre en
rendant
librement
le
mot
hébreu
:
ziç
ttjv
а7со7со(шту^
(v.
10),
zle,
aqjectv
(v. 26).
La Vulgate, caper emissarius, «
bouc
émissaire »,
et
Symmaque
1) Cf. R. de Vaux, Los sacrifices de
l'Ancien
Testament, Cahiers de la RB 1,
Paris,
1964,
p. 86.
2) II.
Haag,
Teufelsglaube, Tubingen, 1974, pp.
170-171,
envisage
également
l'hypothèse
d'un
nom de divinité.
3) C'est
aussi
la
forme que retient
M.
Schwab,
Vocabulaire de
Vangélologie
d'après les manuscrits hébreux
de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1897, p. 209.
Cet
auteur catalogue aussi un
autre
ange
du
nom
d'Azael,
«
rebelle
à Dieu
»,
qui
avec
Shamhazai,
se laisse
corrompre
sur
la terre.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 36/52
LE MYTHE
DE
LA CHUTE DES ANGES 37
tlç Tpáyov ácpiéfxsvov ont coupé sans doute le mot hébreu en
deux
Ьщ
TS7
«
le
bouc qui s'en
va
».
Le
Targum de Jérusalem
en
fait
un
nom
de
lieu
«
fort
et
difficile
»
"iœp гррп
ЧПК1.
Mais les versions
ne
peuvent être
suivies,
car, répétons-le,
le contexte postule un nom propre maintenu aussi par le
Targum Neophyti. Le
livre
d'Hénoch
a
fait
d'Azazel
le chef
des démons,
sans doute
parce
que
celui-ci
habitait au désert,
lieu de séjour habituel
des
êtres démoniaques
(Is.
XIII, 21 ;
XXXIV, 11-14 ; Tob. VIII, 3 ; Matth. XII,
43).
D'après
une
tradition rapportée par le
livre
des Veilleurs (X, 4-6), Azazel,
en tant que chef des démons,
est
puni.
C'est
Raphaël
qui est
chargé de l'enchaîner
et
de
le
jeter
dans
les
ténèbres
au
désert
de
Dudaël pour
y
être
recouvert de pierres en
attendant d'être
précipité dans un brasier2. Geiger3, il y
a plus
d'un siècle,
a
rapproché de
manière
ingénieuse
le lieu
de
Dudaël
de Beth
Hadudo* du Targum de Jérusalem
pour
Lév. XVI, 10-22 et de
la
Mishna (Yoma
6, 4-6, 8)5. C'est à cet endroit
que le
bouc
était conduit
le
jour de la fête de
Kippur pour
y être
précipité
sur les rochers
et y
mourir. Ce rapprochement a
été
retenu
par
les commentateurs
d'Hénoch, Charles et
Martin qui
ont
vu dans
Dudaël
la
déformation
du
nom
de lieu
indiqué plus
haut
dans
la tradition
textuelle
dans
le
Targum
et
la Mishna
est malheureusement mal
assurée6.
La mention dans Hénoch de ce toponyme comme lieu du
châtiment
d'Azazel indiquerait, semble-t-il,
que c'est aux
traditions
rituelles de la
fête
de
Yom Kippur
qu'aurait
été
emprunté
dans cet écrit le
nom
de ce
mauvais
ange.
1)
G.
R.
Driver,
Three
Technical
Terms
in
the
Pentateuch,
JSS
I,
1956,
pp.
97-98, opte
aussi
pour
le
sens « précipice
».
2) Dans le livre
des
Paraboles qui traite
de
l'enchaînement
des troupes
d'Azazel,
toute
référence toponymique
précise
a disparu
(LIV,
5-6).
3) Judische Zeitschrift, 1864-1865, p. 201.
4) L'édition
de
M. Ginsburger
porte
en
réalité
'Tin r'- les
deux
fois.
5) La Mishna porte Beth Нагого
avec les
variantes Hiddudo, Horon. Abel,
Géographie de la Palestine,
t. II,
p. 273, préfère la leçon Beth Harudun à Beth
Hadudu.
6) J.
T.
Milik, The Books
of
Enoch. Aramaic Fragments
of
Qumram
Cave
4,
Oxford,
1976
voit
dans Daddu'el « les deux
poitrines de
El »
la réplique de
l'accadien Máša
de
Gilgamesh, IX,
II,
9.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 37/52
38
REVUE
DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
3° Le livre des songes d'Hênoch éthiopien
L'auteur du
livre
des songes d'Hênoch
(LXXXIII-XC)
réinterprète à
l'aide de
symboles les
traditions relatives
à
la
chute des anges du
livre
des Veilleurs.
«
Et je
vis
encore de
mes
yeux
dans mon sommeil, je vis le
ciel
en haut,
et
voici :
une
étoile tomba du
ciel,
elle s'éleva et mangea et elle paissait
au
milieu
de ces
taureaux...
Et
je
vis
encore
en
vision, et je
regardai
le
ciel,
et
voici
: je
vis de nombreuses
étoiles
des
cendre
et
se jeter du haut du
ciel
auprès de
cette
première
étoile, et au
milieu
de ces veaux elles devinrent des taureaux,
et
avec
eux
elles
paissaient au
milieu
d'eux.
Et je
les regardai,
et je
vis,
et
voici
: tous sortirent leur membre sexuel,
comme
des
chevaux, et
se mirent à
monter
sur les
génisses des
tau
reaux et
toutes
conçurent, et elles
engendrèrent
des
éléphants,
des
chameaux et
des ânes,
et
tous les
taureaux
les craignirent
et
furent
effrayés ; et
ils
(les éléphants, les chameaux et les
ânes) se mirent à mordre de
leurs
dents
et
à
dévorer et
à
frapper de
leurs
cornes. Et ils se mirent à
dévorer les
taureaux.
Et voici :
tous
les enfants de
la
terre
commencèrent
à trembler
et
à
s'épouvanter
devant
eux
et
à
s'enfuir
»
(LXXXVI,
1-6,
trad. Martin). Commentons brièvement
ce
passage :
1°
II est
clair
que
l'étoile tombée du
ciel
désigne le chef
des
anges
auquel
d'autres traditions donnent des noms.
De
même
les
autres
étoiles
symbolisent les
autres anges qui
suivent leur
chef
dans
leur
chute.
Mais le fait
que
les anges soient symbol
isés ar
des
étoiles demande
une
explication. On sait
que
certaines traditions
juives
expliquaient
les divers phéno
mènes
naturels par
l'action
propre
d'un
ange
:
il
y
avait
des
esprits attachés
au tonnerre, à
l'éclair,
à
la mer,
à
la
neige,
etc.
(Hénoch éthiopien LX, 11-24).
Dans
la même
ligne de
pensée,
on croyait que
les
astres étaient
guidés
par
les
anges. Si,
d'après
l'Hénoch éthiopien, c'est un seul ange du nom d'Uriel
qui a
été
préposé sur toutes les lumières du ciel (LXXV, 3),
selon
le deuxième Hénoch slave ou
livre
des Secrets
d'Hênoch,
les corps célestes étaient
gouvernés
par deux cents anges.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 38/52
LE
MYTHE DE LA
CHUTE DES ANGES 39
Hénoch
les
a contemplés au premier ciel
:
«
Et
ils
amenèrent
devant
ma
face les chefs maîtres des ordres des
étoiles, et
[ceux-ci]
me montrèrent
leurs
mouvements
et
leurs
déplace
ments
'un temps
à un
autre.
Et ils me montrèrent deux cents
anges
qui
régnent
sur les
étoiles et
sur les combinaisons
des
cieux »
(III)1.
Il est probable que le lien des étoiles
avec des
anges
dans
le monde juif est dû à l'influence
des
conceptions babylo
niennes
selon
lesquelles, dans l'écriture cunéiforme, le signe
déterminatif
des noms
de
dieux,
génies, démons, êtres surna
turels
était primitivement une étoile, si bien que le même
signe
pouvait
être lu
soit
Kakkabu
«
étoile
»,
soit
ilu
«
dieu
»
ou
«
être
divin ».
Le
signe * devient un
clou
horizontal croisant
un clou vertical
selon
les
règles simplificatrices de l'évolution
paléographique cunéiforme.
2° L'auteur du livre des Songes distingue trois catégories
d'enfants issus
de l'union
des anges et des
femmes symbolisées
par
des génisses
: les éléphants, les
chameaux et
les
ânes
(LXXXVI,
4 ; LXXXVII, 4 ; LXXXVHI, 2).
Or
ces
distinc
tions 'apparaissent
pas dans
le
livre
des Veilleurs
en
éthiopien,
mais
se
retrouvent
par contre
dans Г
Hénoch grec
VII,
1-2
et
dans Jubilés
VII,
21-22. D'après ce dernier
passage,
de l'union
des veilleurs avec
les femmes naquirent trois classes de
géants
:
« And
they
begat sons the Naphîdim and +
they
were all
unlike
-f, and
they
devoured one another : and the Giants
slew
the
Nâphil
and the
Nâphil slew
the Eljô, and the Eljô
mankind
and
one man another
»
(trad. Charles)2.
Dans le
texte
éthiopien, les Naphîdim sont
une déformat
ion
es
Nephilim
de
la
Genèse tandis
que
les
géants
corre
spondent aux gibborim et qu'Eljô
est
une corruption d Elioud.
De fait,
la
tradition contenue dans le livre
des
Jubilés concorde
avec celle transmise
par
le texte
grec ď Hénoch conservé par
1)
Cf. A. Vaillant,
Le Livre des secrets ď Hénoch. Texte slave et traduction
française (Textes
publiés
par l'Institut d'Etudes slaves, IV), Paris,
1952,
p. 7.
2)
Cf. R. H.
Charles,
The Apocrypha and Pseudepigrapha
of
the
Old
Testa
ment, t. II, p.
24,
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 39/52
40
REVUE DE L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
le
Syncelle.
On
y
lit ceci :
«
Ils
(les
anges) engendrèrent
trois
races
(yévTj
xpia),
d'abord
de
grands
géants
(yiyavTsc) ; les
géants
engendrèrent
les
Nephilim
et
les Nephilim
engendrèrent
Elioud
»
(VII, 1-2)1.
Puisque dans Genèse
6, 4, on
trouve
trois
noms différents
pour désigner
les géants —
gibborim, Nephilim,
'anshey,
hashem
— Charles
a
supposé qu'Elioud correspond
à
la
tro
isième
désignation2.
Dans la LXX, ce
nom théophore,
sous
cette
forme Elioud n'apparaît
qu'une
seule fois en
I
Ghron. 12,
20 alors
que
le TM porte
'Elihu1.
C'est le nom dans ce
texte
d'un chef de
milliers
de Manassé
qui
s'est
joint à
David. Mais
ce
fait est
lui-même peu éclairant pour
expliquer
le
passage
du
livre
d'Hénoch en
question.
Faut-il penser plutôt
que
'anshey hashem «
les
hommes de renom » ont été compris
« les
hommes
du
Nom
», c'est-à-dire « les hommes de Dieu »,
expression qui aurait
été traduite dans le nom théophore
TirpVx « Glorieux de Dieu »,
litt.
« Gloire de El » ? Mais au
fond,
le mystère demeure sur l'origine d'Elioud en Hénoch VII, 1-2.
Outre le texte
de
la Genèse comme source
possible
des
trois
races
de géants dans les
traditions apocalyptiques, il
faut
rappeler également les conceptions mythologiques qui
avaient
cours
dans le monde grec depuis
Hésiode
; les Titans, les
Cyclopes,
les
Cent-bras ou
Hécatonchires sont les enfants
d'Ouranos et
de
Gê
(Théogonie
140-210).
Au ne siècle apr.
J.-C,
l'auteur qui
a
composé la
Biblio-
theca faussement attribuée
à
Apollodore d'Athènes
a
distingué
trois
groupes d'êtres gigantesques engendrés par
Gê
et
Ouranos
aux origines du monde ;
il s'agit
des Hécatonchires, des
Cyclopes
portant
les
noms
de
Kottos, Bryaros
et
Gyas,
et
des
Titans3.
Il n'est donc pas impossible
que cette
triple filiation
des géants
dans
les mythes grecs ait
été présente
à
l'esprit
de l'auteur
en
faisant
l'exégèse de Gen. 6 dans le sens indiqué
plus
haut.
1) On
trouvera
le
texte
dans M. Black, Apncalypsis Hennchi grnece (Pseude-
pigrapha
Veteris Teslamenti graece), Leiden, 1970, p. 22.
2) R. H. Charles,
The
Book
of
Henoch, Oxford,
1912,
p. 18.
3) Cf. F.
Vian, La
guerre des
Géants.
Le mythe..., op.
cit., p.
2.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 40/52
LE
MYTHE
DE
LA
CHUTE
DES
ANGES
41
4°
Le
fragment
Noachique
Ce
qu'il
est
convenu
d'appeler
le
fragment
Noachique
comprend les chapitres 106-107 qui
sont
sans lien
réel avec
le
livre d'Hénoch. Ils ont appartenu
à
une
Apocalypse de Noé.
Le mythe de la chute des anges y est évoqué par Hénoch :
«
Je
t'ai
fait
connaître qu'au temps
de
Iared, mon
père,
il
en
est qui
ont transgressé du haut du
ciel
la
parole
du
Seigneur
et voici qu'ils ont commis le péché et transgressé la Loi :
ils se
sont unis
à
des femmes, avec elles ils ont commis le
péché, et
ils en ont épousé et ils ont
eu
des
enfants
» (106, 13-14, trad.
Martin). Il n'y
a
là rien que
nous ne connaissions déjà
dans les
diverses parties du
livre
d'Hénoch. Mais
l'auteur
du
fragment
noachique souligne particulièrement
l'aspect de
transgression
et
de
violation
de
la
parole
du Seigneur et
de
la
Loi,
sans
doute parce
qu'ils n'ont
pas
respecté l'ordre
établi par
Dieu
qui
faisait
des
créatures
angéliques des êtres
spirituels.
L'auteur insiste un
peu
plus
loin au verset 17,
apparem
ment
éplacé et qu'il faudrait situer
immédiatement
après
106,
14,
sur
le
fait
que
les
mauvais
anges
«
engendrent
des
géants
sur
la
terre,
non
de l'esprit,
mais
de
la chair
».
Il semble
réagir en cela contre
l'idée, qui
se fait jour dans le
Testament
de
Ruben 5, 6, d'une
conception
qui
aurait
été purement
spirituelle.
Nous
reviendrons plus
loin sur ce
passage du
Testament des Douze
Patriarches
particulièrement
éclairant
pour
comprendre
notre
texte.
Le
livre
des
Secrets
d'Hénoch
en
slave
ou
2e livre
d'Hénoch
Le
livre
des Secrets d'Hénoch
est conservé en slave,
c'est-
à-dire dans une
langue de
traduction ; l'original grec
n'est
connu qu'à travers la
version
slave
et
encore
cette
dernière
ne nous
renseigne-t-elle que
sur l'état
des
manuscrits grecs
vers le xe siècle. L'auteur de cet ouvrage
est
un Juif, bien qu'on
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 41/52
42 REVUE DE L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
perçoive ici
ou
là
un certain
souffle évangélique1. Il a
été
écrit postérieurement à
la
fin de la période hasmonéenne qui
finit
en
63
av.
J.-G.
et
avant
la
ruine
de Jérusalem
en
70
apr.
J.-G. Le
thème
général du
livre
se rapproche de l'Hénoch
éthiopien.
Le patriarche
antédiluvien, la dernière année de sa
vie, est enlevé au ciel par
les
anges. Dans
une
première partie,
il
traverse
les sept
cieux qu'il
visite les uns après les autres.
Si
l'on
en
croit
A.
Vaillant,
l'auteur
du
2e
Hénoch adapterait
la littérature hénochienne
juive
à la
propagande chrétienne,
comme
l'ont fait les auteurs
chrétiens des
Oracles
Sibyllins
pour les
Oracles Sibyllins
d'origine juive.
Il
voit dans
le fait
que
les
Egrégores,
les
Veilleurs, qui
ont
péché
avec
les
filles
des
hommes,
sont réconciliés et placés au
5e
ciel
(chap.
VII),
la
marque d'une
théologie chrétienne plus miséricordieuse que
celle du
1er Hénoch
éthiopien pour
qui
les anges
déchus sont
enchaînés dans l'abîme2.
Le problème de l'origine chrétienne d'Hénoch
slave
mis
à
part, si Vaillant avait
raison sur
l'interprétation
du
ch a
pitre
VII,
nous
serions
en présence
d'une
réconciliation
des
Veilleurs.
Mais,
dans ce
chapitre, il
s'agit
précisément
d'une
catégorie de Veilleurs qui n'ont pas péché
et
qui
se
lamentent
sur
le
sort
de
leurs
frères qui,
eux, se
sont révoltés3.
A
l'éton-
nement d'Hénoch,
qui constate
la tristesse des Egrigori restés
au ciel
il
lui
est précisé :
« Ceux-ci sont
les Egrigori
qui se sont
séparés d'eux-mêmes, deux princes et deux cents marchent
à
leur suite, et
sont descendus sur
la terre, et
ont
déchiré [leur]
promesse sur le dos de la
montagne
de l'Hermon pour
se
souiller avec
les femmes
des hommes, et
s'étant
souillés, le
Seigneur
les
a
condamnés.
Et
ceux-ci pleurent
sur
leurs
frères
et
sur l'outrage qui
leur
a
été
fait
»4.
Hénoch
s'emploie à
encourager
les Veilleurs restés
fidèles en
leur
conseillant
de
reprendre le
service
liturgique
qu'ils avaient cessé au ciel.
1) A. Lods, Histoire de la littérature
hébraïque
et juive, Paris,
1950,
p. 937.
2)
Cf. A. Vaillant,
Le
livre
des
Secrets d'Hénoch,
op.
cit.,
p. x.
3) Dans ce sens, cf. J. Danielou,
Théologie
du judéo-christianisme, Paris,
1958,
p.
26.
4) Traduction A. Vaillant, op. cit., p. 19.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 42/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE
DES
ANGES 43
Les autres
frères, «
le
Seigneur
les
a condamnés
[à
aller]
sous
la terre
jusqu'à
ce
que
finissent les cieux
et la terre. » D'après
le
chapitre IV, ces anges
condamnés
sont
enchaînés
et
gardés
au 2e
ciel
en attendant le jugement
définitif.
Il faut
donc
conclure
que
l'auteur du
livre
des Secrets
d'Hénoch
semble avoir
voulu concilier deux traditions
diffé
rentes,
l'une
faisant
état d'anges
coupables,
comme dans le
1er Hénoch
et
l'autre,
celle
de Daniel 4, 10, 14, où les Veil
leurs
ne
sont pas coupables.
Les Testaments des Douze Patriarches
La littérature testamentaire pseudépigraphique fait
très
rarement
allusion au mythe de la chute des anges. Il
est, à
notre connaissance,
uniquement
mentionné, deux fois
dans
les Testaments
des Douze Patriarches : le Testament
de
Ruben V, 6 et le Testament de Nephtali III,
5.
Dans le premier passage,
le
contexte est
nettement
paré-
nétique
;
Ruben
invite ses
enfants à
fuir la fornication
(7Topvsúxv).
Pour
cela,
ils doivent «
commander
à
leurs femmes
et
à
leurs
filles
de
ne
pas
orner
leur tête et leur
visage
dans
le
but de
tromper
les
cœurs (тсрос áTránqv
Stavoiaç), parce
que toute
femme qui use de tels artifices est
vouée
à
un
châtiment
éternel » (V,
5). Immédiatement après, l'auteur du Testament
de
Ruben introduit
le
passage
relatif
aux
Veilleurs,
les
Egré-
gores : «
C'est ainsi
qu'elles
séduisirent
les
Veilleurs
qui exis
taient avant le déluge. En effet, comme ceux-ci les voyaient
continuellement, ils les
convoitèrent et
conçurent
l'acte
dans
leur
esprit
;
ils
se
changèrent
en
hommes
{хетеа/тг^атьСогго)
et leur apparurent
quand
elles étaient en train
de coucher
avec leurs maris. Les
femmes convoitèrent
dans leur esprit
leurs
formes (èm6u(xou(jaiT^ Stavoio:
tyjç
cpavTocaiaç) et enfantèrent
des géants. Car les Veilleurs leur apparurent comme s'ils
touchaient les cieux
»
(V,
6-7).
C'est aussi dans un
développement parénétique
qu'appar
aissent
quelques
indications sur les Veilleurs dans le
Testa-
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 43/52
44
REVUE
DE L'HISTOIRE DES
RELIGIONS
ment de
Nephtali.
Nephtali recommande
à
ses enfants de ne
pas
changer l'ordre
de
la nature,
comme l'ont fait les
sodo
mites
et
les
Veilleurs
:
«
De
la
même
façon
les
Veilleurs
chan
gèrent l'ordre de leur
nature
(èvvjXXa^av
rá£iv
cpuascoç ocûtwv)
et le Seigneur
les
maudit au Déluge ; c'est
à
cause
d'eux qu'il
rendit la
terre inhabitée
et
improductive. » Notons
tout
d'abord que d'après la tradition des
Testaments, les
ornements
dont les femmes se
parent pour
séduire les veilleurs étaient
déjà connus de ces
dernières,
alors
que
dans
Hénoch
VIII, 1,
c'est
Azazel qui
apprit
les arts
cosmétiques aux
femmes.
Par rapport aux écrits que
nous avons analysés
jusqu'à
présent,
nous avons,
sinon
de nouvelles précisions
sur
les
Veilleurs eux-mêmes,
du moins
des
indications précises sur
la manière dont ceux-ci,
qui étaient
des
êtres
spirituels,
ont
pu s'unir
à
des
femmes.
Pour
ce faire, les
anges, d'une part
ont changé leur nature,
d'autre part
les femmes ont
désiré
leurs
formes.
Sans
doute le terme qui est employé
pour
indi
quer ce changement n'est pas, de fait, le verbe [хгта^орсросо
comme par exemple en
Matt.
17,
2 mais (хгтаах^^ат^со
qui
signifie « transformer ». Ce dernier
terme
est employé dans
IV Macc.
9,
22 à propos de la description du martyre de l'aîné
des
frères
Macchabées, qui,
condamné à
être brûlé vif,
se
mua
en un être incorruptible.
Dans
le Testament
de
Ruben, il
s'agit
d'une
sorte de déguisement
des anges en
êtres
humains
qui rappelle curieusement les métamorphoses
des
dieux dans
la littérature
gréco-latine. On sait comment
Io, la
jeune fille
d'Argos,
fut aimée
du dieu suprême Zeus
et
comment celui-ci
la transforma en génisse
pour
la
soustraire
à
la
jalousie
de son
épouse
Héra.
On
sait aussi comment Zeus
prit
la
forme
d'un
taureau pour continuer
à approcher son
amante.
Ce thème
est
traité dans
Les
Suppliantes
d'Eschyle.
Il
est significatif
que l'acte
par lequel
est
engendré le
fils d'Io,
Epaphos,
n'est
pas
un
acte sexuel,
mais
est dû
au toucher et au souffle
de
Zeus (s£
£7гаф%
xai è7U7rvoiaç Aiôç,
17-19). Dès
le ve siècle,
le
dramaturge grec
avait donc le souci
de montrer que les
dieux agissent sans s'astreindre aux
servitudes des hommes.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 44/52
LE MYTHE DE LA CHUTE
DES
ANGES 45
C'est
des mêmes
conceptions
que
semblent être
tributaires les
Testaments
des
Douze
Patriarches.
Ils ne nous font pas
assister
non
plus à
un
grossier
accouplement
entre
les
Veil
leurs et
les femmes. Mais la conception
des
Géants s'est faite
de façon
toute
spirituelle.
Plutarque
qui
vivait
dans la deuxième moitié du Ier
siècle
et
au début du
11e siècle
de notre
ère
tient un langage un peu
différent dans
Les
vies parallèles des hommes
illustres
: « II
n'est pas
impossible,
dit-il,
que l'esprit
de
la divinité
(uvsufjia
0soîi) s'approche d'une
femme
et que
par sa vertu,
il
fasse
germer en elle
des principes
de
génération
»
(Numa Pompilius
IV,
4).
Plutarque,
en
s'exprimant ainsi
évoque
les
croyances
des
Egyptiens en rappelant
qu'il
y aurait
une impiété
à
croire
que
le corps humain
puisse
avoir de l'attrait
pour
la divinité.
Ici il
n'est
plus
question de la
métamorphose des
dieux
mais
simplement
de
l'intervention d'un dieu dans le sein d'une
femme
mortelle
en
agissant
par son « pneuma ».
Antiquités
judaïques
II est
significatif
que Josèphe,
fort
soucieux de
rendre
acceptable
la religion juive aux païens du monde gréco-
romain
entend des
anges ce
que
la Bible
hébraïque
dit
des
beney Elohim.
Mais qui étaient
pour
lui
les anges ?
Il
para
phrase
ainsi
la
péricope de
la Genèse :
« Car
beaucoup d'anges
de Dieu (ауу£^°ь Gsou) s'unirent avec des femmes et engen
drèrent
des
enfants orgueilleux
et
dédaigneux de
toute
vertu
à cause de
la confiance qu'ils avaient mise
en
leur force
; en
fait,
les actions
que
la tradition
leur
attribue ressemblent
aux
audacieux exploits
que
les Grecs racontent des Géants »
(ôfxoioc yàp
toTç
шго
ytyávTťov TSToXfAYJaOai. Xsvo^évoiç 69 "EXXtjvwv
xal oôtoi Spáaai TtapaStSovxat)
(Ant. jud. I,
3,
1).
Observons
d'abord
que
ce
passage
de Josèphe se trouve
à
la suite du
récit de
la perversion des descendants
de Seth «
qui
abandonn
èrentes lois de leurs pères par une vie de dépravation ».
Comme la tradition relative aux anges de Dieu
est reliée
à
ce
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 45/52
46
REVUE
DE L'HISTOIRE
DES RELIGIONS
qui précède par yáp, cela semblerait indiquer
que
Josèphe
identifie
les
anges aux Séthites qui s'étaient attiré
l'inimitié
de
Dieu
(è'vôsv
èauxolç
tov
Gsov
è£s7ioXéfji,tocrav).
Mais
il
est
éga
lement
clair qu'il utilise le texte de la LXX qui
porte non
pas
«
les
fils de
Dieu » mais
«
les
anges de
Dieu
»
et qu'il
connaît
donc
le mythe de
l'union
des anges et de l'origine des géants1.
D'ailleurs Josèphe semble avoir été le premier auteur juif
à
appliquer aux Séthites le passage
de
Genèse 6
relatif
aux
anges.
Il
est
enfin remarquable qu'il n'hésite pas
à comparer
les
tra
dit ions
mythologiques
grecques
relatives aux géants avec
celles
concernant les Nephilim
ou
les
gibborim
de l'Ancien
Testament. Cela
montre
combien
certains
milieux
du
judaïsme
hellénistique
étaient portés
à
établir des parallèles
entre
les
mythes
grecs
et
la Bible. Nous avons déjà vu chez le
traduc
teur
es LXX,
à
propos des géants précipités dans le schéol
d'Ezéchiel
32,
27,
une
nette allusion aux mythes grecs
des
Titans précipités
dans
l'Hadès. Mais
la collusion
des traditions
bibliques
avec
les mythes
grecs
a dû
être sentie comme un
grave danger pour
la pureté
du
judaïsme dans certains milieux
juifs du monde
hellénistique.
C'est le cas de
Philon
le Juif
dans son
traité sur les
géants.
Voici
le commentaire qu'il
donne de Genèse 6 : Or les géants étaient sur la terre en ce
temps-là. «
Peut-être
quelqu'un
pense-t-il que
le Législateur
fait
allusion aux fables des poètes
sur les
géants, alors que la
fabulation
lui
est
tout
à fait
étrangère et qu'il entend marcher
sur les
traces
de la
Vérité
en soi...
Donc bien
loin de
proposer
une
fable sur les
géants il veut te
mettre
dans l'idée
que
les
hommes,
par
nature, appartiennent,
les uns à
la terre,
les
autres
au
ciel,
les
autres à
Dieu
»
(§
58)2.
1)
La
position de
Rappaport (Aggada
und Exégèse, XXV) d'après
laquelle
Josèphe
n'aurait
pas connu le mythe de l'union des anges n'est pas tenable ;
cf. à
ce
sujet les observations
de Dexinger, op.
cit., p.
96.
2) Trad. A. Mosès,
Les
œuvres de Philon ď Alexandrie, publiées sous le patro
nage
de
l'Université
de
Lyon,
Paris, 1963,
p. 49.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 46/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE DES ANGES 47
B) Les Apocalypses tardives
La Vie
d'Adam
et d Eve
Ce
livre
conservé dans des recensions grecque, latine, slave,
arménienne, assez
divergentes
les unes des autres date du
Ier
siècle de notre
ère1.
Comme
on
peut s'y attendre
en
raison
même du contenu du livre,
cet écrit
juif
accorde
une grande
place
à
l'histoire du Paradis
Perdu
et
à
la chute d'Adam,
comme
d'autres écrits de la
même période
: l'Epître aux
Romains,
l'Apocalypse
de
Baruch, le IVe Esdras,
etc.
Cette
explication tend
à
se substituer
à
celle
de la chute des anges
pour
rendre
compte de l'origine du
mal
dans le monde.
Pourt
ant,
la
vie
d'Adam
et
d'Eve n'ignore pas
la
chute
des
anges
dont
ce livre donne
une
explication tout à fait
originale,
du
moins dans la
recension latine
(XII, 17). Satan
est amené à
dire
à
Adam les raisons de son hostilité
à
son égard. Si les
anges ont
été
chassés
des
cieux, c'est à
cause
d'Adam. En effet,
lors de
la
création de ce dernier,
Michel veut,
sur
l'ordre
de
Dieu,
forcer les autres anges
à
adorer Adam en tant qu'image
du
Seigneur, mais
Satan
s'y
refuse
parce
qu'Adam
lui
est
inférieur et plus jeune
que
lui
dans la Création. Les anges
suivent
Satan
dans
ce refus de rendre
l'adoration
au premier
homme. Satan
emprunte
partiellement
à
Isaïe
XIV,
13 (LXX)
les termes exprimant sa propre
rébellion
: « Si II (Dieu)
est
en
colère à
mon égard,
je
placerai mon
trône
au-dessus des
étoiles
des cieux
et je serai
comme
le Très-Haut.
»
On sait que
ce
texte
dont l'arrière-plan mythologique
est habituellement
reconnu par les exégètes
concerne
le roi de Babylone dans la
bouche
duquel
sont mises
les paroles
citées plus
haut
par
l'auteur
ď
Isaïe
142. Il n'a donc rien
à
voir primitivement avec
la rébellion des anges bien que
ce
texte leur ait été appliqué
1) Cf. С. С Torrey,
The Apocryphal
Literature. A brief Introduction, London,
1963,
p.
133
; A. Lods,
op.
cit., p.
925.
2) Cf. P. Grelot, Isaïe XIV, 12-15 et
son arrière-plan
mythologique, RHR
149
(1956), 18-48 ; R. J. Clifford,
op.
cit., Cambridge,
1972,
pp. 160-162 et
la
bibliographie dans Wildberger, Commentaire d'Isaïe,
dans le
Biblischer Kom-
mentar Allés Testament, p. 531.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 47/52
48 REVUE DE
L'HISTOIRE
DES RELIGIONS
par l'auteur de La
vie
d'Adam et Eve et
à
sa suite par certains
pères,
Tertullien,
Grégoire le
Grand,
etc.1.
A
la
suite de
la
rébellion de
Satan
et
de
ses
anges, ces
der
niers
sont chassés
de leur gloire.
Satan
explique finalement
que
c'est par
jalousie
du bonheur d'Adam qu'il séduisit Eve :
« Nous étions peines
quand
nous t'avons vu
dans
une
telle
joie et une telle volupté. Avec ruse j ai trompé ta
femme
et
j ai
agi
pour que
tu sois exclu, à
cause d'elle,
de
ta
joie
et
de
ta
volupté, comme j'avais
moi-même été chassé
de ma
gloire » (XVI). La
jalousie
de Satan
est
mentionnée déjà i
lleurs
dans
le
livre de
la Sagesse,
au
moins un siècle avant
La
vie
d'Adam
et
Eve
:
«
C'est
par l'envie
du
diable
que
la
mort est
venue
dans le monde » (2, 24).
La
vie
d'Adam
et
Eve a fait
une synthèse
ingénieuse
des
deux traditions qui circulaient de son
temps pour
expliquer
l'origine
du mal
dans le
monde
:
la chute d'Adam est
présentée
comme
une conséquence
de la chute
des
anges
qui
elle-même
a
pour
origine la création d'Adam. A notre connaissance,
c'est le seul écrit où
apparaît
un tel essai de synthèse.
Le
Nouveau Testament,
quant
à lui,
connaît les
deux expli
cations : la chute d'Adam
avec ses conséquences
sera exploitée
par Paul, tandis
que
l'épître de Jude
et
la
2e
épître de Pierre
font
écho aux
traditions
hénochiennes sur la chute des anges.
Dans l'épître de Jude 6,
les
anges sont enchaînés éternellement
parce
qu'ils
n'ont pas conservé leur pouvoir
(áp/Yjv) et qu'ils
ont
abandonné
leur
demeure.
Le pouvoir
des
anges est
d'être
précisément
les
Veilleurs du ciel, les membres de la Cour
céleste,
chargés des services de cette Cour et des relations
entre
le
Roi céleste
et
le
reste
du
monde.
La
propre
demeure
de
ces
anges était évidemment le ciel, la seule
qui
convenait
à
des êtres spirituels,
mais
ils l'ont
perdue
par leur faute.
La
2e
épître de Pierre (2, 4) connaît
aussi
la punition des
anges
qui
ont péché (áyysXcov áfxapT7)crávTcov) et
qui
n'ont
pas
été
épargnés par
Dieu.
1)
B. Childs,
Myth and Reality..., op.
cit.,
p.
72.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 48/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE DES ANGES 49
L'Apocalypse d'Abraham
Cet écrit conservé en slavon
ne doit
pas être
confondu avec
le Testament d'Abraham. Il
est
fait allusion tout
à
fait
inc
idemment à
la chute des anges, dans la
deuxième
partie du
livre
purement apocalyptique. Abraham reçoit de Dieu
l'ordre de
préparer un
sacrifice en
vue
de
recevoir une révé
lation concernant l'avenir (chap. IX). Une telle conception,
que
l'on
retrouve dans plusieurs apocalypses (IVe Esdras,
3, 14
; Apoc.
de
Baruch
4, 4)
semble bien prendre appui
sur
le
Targum
palestinien
et
plus
spécialement
le
Targum
Neo-
phyti
paraphrasant Genèse
15.
Sous la direction de l'ange
Jaoel,
Abraham, après un voyage de quarante jours, parvient
au
mont
Horeb
pour
y sacrifier.
Mais,
au
moment
du
sacrifice
des animaux
partagés,
Azazel,
qui a pris la forme
d'un oiseau
impur, tente de dissuader Abraham de réaliser son dessein.
Voici
en quels termes Jaoel invective Azazel : « Malheur
à
toi
Azazel, car
la
part d'Abraham
est dans
le ciel et
la tienne
est
sur la terre Parce
que
tu
l'as choisie et aimée
comme lieu de
séjour
de
ton
impureté,
c'est
pour
cela
que
le
Seigneur éternel
et
tout-puissant
t'a fait habiter sur la
terre
et par toi tout
esprit de
mensonge, et
par toi seront la colère
et
les
épreuves
pour des générations
d'hommes impies.
Car Dieu
éternel
et
tout-puissant
n'a pas
permis
que
les
corps des justes soient
dans ta
main... Eloigne-toi de cet homme
Tu
ne
peux pas
l'égarer,
parce
que
c'est un ennemi
pour
toi et
pour
ceux
qui
te
suivent
et aiment
tes volontés. Car,
voici, le
vêtement
céleste
que
tu
avais auparavant
a
été
mis de
côté pour lui,
et
la
nature mortelle
qui était la
sienne t'a été
attribuée »
(chap.
XIII).
Commentons brièvement ce passage :
1° L'Apocalypse d'Abraham
ne
décrit pas la chute des
anges
comme
le fait le
livre
des Veilleurs
mais
elle s'intéresse
plutôt aux conséquences de la chute d'Azazel.
Elle
s'attarde
par contre ailleurs
à décrire
le premier
couple
enlacé dans le
jardin
d'Eden sous un arbre qui
a
les apparences d'une vigne,
4
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 49/52
50
REVUE
DE L'HISTOIRE
DES RELIGIONS
en
présence d'un serpent
monstrueux qui a tous les
attributs
extérieurs d'Azazel
(chap. XXIII). Dans cette
scène
le serpent
est
au fond
l'instrument
d'Azazel
qui a
incité
le
premier
couple
au péché.
2° Le séjour
d'Azazel est
la
terre
choisie par lui
comme
lieu
de son
impureté. Il
y a sans doute là
une allusion
à peine
voilée à la
fornication des mauvais
anges
avec les
filles
des
hommes.
3° Ce qui
est
nouveau
dans notre écrit, c'est l'idée qu Abra
ham
rendra
dans le ciel la
place d'Azazel
déchu.
Dans un
langage symbolique mais suffisamment
transparent,
Jaoel
révèle
que
le
vêtement céleste
abandonné
par
Azazel
sera
désormais celui d'Abraham.
Il
est
même précisé
qu'il y aura
un échange de la
nature même
des
deux personnages
: l'être
céleste
deviendra mortel.
4° Enfin
l'idée sous-jacente à ce
passage qui
a été
bien
dégagée par Box, le traducteur
et
le
commentateur
de l apo
calypse d'Abraham
et
surtout par Lods
est
que
le
nombre
des
élus
est
déterminé1. Le
nombre des places
destinées aux élus
dans
le ciel
est
limité : c'est
pour
cela que les
places
laissées
libres par la chute des anges
pourront
être occupées par
les
élus.
Le IIe Baruch ou Apocalypse syriaque de Baruch
La tradition relative
à la chute
des
anges
dans
l apoca
lypse e
Baruch
se caractérise, a-t-on écrit justement, par sa
sobriété
et
sa marque théologique2.
Elle
se
situe
dans
la
vision
du
nuage
et
des
eaux
noires.
Après
avoir indiqué
les
conséquences
funestes
de la
trans
gression d'Adam le premier homme,
avec
son
cortège
de maux,
mort,
deuil, douleur,
souffrance,
labeur,
l'auteur
introduit le
1)
Cf.
G. H. Box,
J. I.
Landsman, The Apocalypse
of
Abraham, Londres,
1918, p. 52,
et A.
Lods, Histoire de la
littérature...,
p. 949.
2) P. Bogaert, Apocalypse
de Baruch,
Introduction, Traduction
du
syriaque
et
Commentaires
(Sources
chrétiennes),
t. II, Paris,
1969,
p. 109.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 50/52
LE MYTHE DE LA CHUTE DES ANGES 51
thème
de la chute des anges. Chose
curieuse,
c'est
l'homme
« danger
pour lui-même
qui devint un
danger pour les
anges.
Ceux-ci,
au
moment
de
la Création,
jouissaient
de
la
liberté.
Certains descendirent et s'unirent avec
les femmes.
Ceux
qui
agirent ainsi furent alors
torturés
dans des
chaînes.
Le reste
de la multitude innombrable des anges s'abstint (du mal) »
(LVI,
10-14,
trad.
Bogaert). Ce
texte réclame
quelques
brèves
remarques :
1°
Ce
sont
les
hommes
qui ont tenté les
anges et non plus
le contraire comme dans la tradition hénochienne du
livre
des
Veilleurs.
2°
L'auteur
de
l'Apocalypse
de
Baruch
insiste
sur
la
liberté
des
anges.
Leur
chute n'était donc pas inéluctable. En effet,
seul un petit
nombre
d'anges
a
péché,
la grande masse étant
restée fidèle.
3° Les
mauvais
anges sont punis ;
sans
doute, pour
les
empêcher de nuire, ils
sont
condamnés à être enchaînés, sur
tout si
l'on
accepte avec Zimmermann la correction dans la
rétroversion
hébraïque
de ysr «
punir
» corrigé en *sr « lier
»,
la
confusion
des
deux
racines verbales étant
fort
plausible1.
Le thème
de
l'enchaînement des puissances mauvaises
semble avoir toute une
préhistoire.
On peut
déjà
le signaler,
semble-t-il,
à
Ugarit.
La déesse 'Anat muselle Tannin,
« le dragon de la
mer
»,
qui est
le serpent tortueux, le
monstre
à
sept
têtes2.
Ailleurs, dans
un
texte
mythologique
de
Ras
Shamra
malheureusement mutilé,
la même déesse
« attache
les deux
queues
de
Tannin »3.
* *
Au
terme de
cette étude, l'historien
des religions est
obligé
de
constater
deux
attitudes fort
différentes
à
l'égard des
1) Cf. F.
Zimmermann,
Textual
Observations
on
the
Apocalypse
of Baruch,
JTS,
t.
XL,
1939,
p. 153.
2) Cf. V, ABD, 37-39 et
U.
Cassuto, The goddess
Anath,
Jérusalem,
1971,
p.
93.
3) PRU,
t. II,
3, 7-10.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 51/52
52 REVUE
DE L'HISTOIRE
DES RELIGIONS
mythes, soit qu'il envisage le
fragment
mythologique de la
Genèse,
soit
qu'il
étudie la littérature
apocalyptique
qui s'est
développée
à
partir
de
ce
texte
biblique.
1°
Les
auteurs de l'Ancien
Testament
se
sont trouvés
souvent
confrontés
à
la mythique surtout cananéenne et
ils
ont essayé de l'intégrer dans
des
concepts
acceptables à
un
croyant israélite.
L'auteur yahviste du
fragment
de Genèse 6,
sans
procéder à une démythisation
radicale,
puisqu'il n'a
pas
éliminé
l'expression
beney
Elohim, a sans doute déjà
inter
prété ces beney
Elohim comme
étant des
êtres
angéliques.
C'est ce
que
feront à sa suite la
LXX et la tradition apoca
lyptique.
L'attitude
du
yahviste a
été
en
effet
fort
réservée
à
l'égard du mythe cananéen qu'il
a
pour ainsi
dire
désintégré.
En
effet,
il
a
soumis
l'action
des
« fils
des
dieux » au jugement
direct de Yahvé,
et
Childs a
même voulu
voir,
dans le verset
3
qu'il veut lire après le
verset
4,
une
note polémique contre la
tradition mythique. L'essence du mythe était
d'affirmer que
l'esprit des
dieux
pouvait être transmis
sur
le
plan physique
et
qu'il
n'y avait
pas de
distinction qualitative
entre
le
divin
et
l'humain. Or cela est nié catégoriquement par l'auteur
biblique qui
affirme
que
cet esprit est la posssession de Yahvé
qui
peut le retirer
à l'homme
quand bon
lui
semble1. Cette
démythisation commencée par le yahviste, continuée par
le
traducteur grec de la LXX se poursuivra
dans
les Targums
et
surtout chez les rabbins où elle sera radicale.
2°
Toute
autre
a
été
l'attitude des apocalypticiens
juifs
vis-à-vis
des mythes. Ce qui
les
caractérise,
c'est une
grande
ouverture aux mythologies étrangères, une grande puissance
d'assimilation
et,
finalement,
de récupération à l'égard
des
autres religions. Cette attitude aboutit
à
un
certain
syncré
tisme dont
on
a dit justement
que
c'était
une
des premières
manifestations du comparatisme
en histoire des religions2.
Les
apocalypticiens
rapprochent,
puis
assimilent
les
légendes
1)
B.
S.
Childs,
Myth and Reality in Ihe Old Testament, p. 57.
2) F.
Viax,
Le
syncrétisme et l'évolution de
la
gigantomachie, art.
cit.,
p.
25.
7/21/2019 Mathias Delcor (1976). «Le Mythe de La Chute Des Anges Et de l'Origine Des Géants». RHR 190, 3-53.
http://slidepdf.com/reader/full/mathias-delcor-1976-le-mythe-de-la-chute-des-anges-et-de-lorigine 52/52
LE
MYTHE
DE LA CHUTE
DES
ANGES 53
entre
lesquelles des analogies
sont
perçues d'une façon
plus
ou moins
confuse
;
selon
les auteurs,
ces assimilations sont
plus
ou moins
partielles parce
que
plus
ou moins
conscientes.
Etant donné l'époque
à
laquelle s'est développée la littérature
apocalyptique,
à
partir du 11e siècle avant
J.-C, on ne
s éton
nera as
que
les mythes grecs sur les
Titans et
les Géants
aient
exercé
une
certaine
influence. On voit
déjà se
manifester
l'intrusion des
mythes grecs de bonne
heure
dans les
textes
de
Qumrân
et
aussi
dans la LXX. On
constate
plus rarement
la
résurgence de
certains
mythes
probablement
cananéens, par
exemple, dans les
traditions
relatives à la descente
des
anges
sur
le
mont Hermon
du
livre
des
Veilleurs
d'Hénoch.
Le développement des légendes relatives
à
la chute des
anges
et
à
l'origine des géants
à
partir de la Genèse dans l apo
calyptique juive illustre
donc,
de façon remarquable, deux
attitudes fort différentes du monde juif, deux
moments
diffé
rents de son histoire : d'une part la démythisation, de
l'autre
la remythisation. On sait
que
les rabbins
ont rejeté la litt
érature
apocalyptique pour bien des
motifs
que
nous
n'avons
pas à rappeler ici,
mais
on
peut
supposer sans
beaucoup de
chances de se
tromper que l'accueil
fait par les apocalypticiens
aux
mythologies
a
dû être un des
principaux
motifs de ce
rejet.
M.
Delcor.