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Jules Verne MATHIAS SANDORF (1885) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

MATHIAS SANDORF - jv.gilead.org.iljv.gilead.org.il/ebooksgratuits/verne_mathias_sandorf.pdf · – 6 – I Le pigeon voyageur Trieste, la capitale de l’Illyrie, se divise en deux

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  • Jules Verne

    MATHIAS SANDORF

    (1885)

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  • Table des matires

    PREMIRE PARTIE.................................................................5

    I Le pigeon voyageur ....................................................................6

    II Le comte Mathias Sandorf......................................................27

    III La maison Toronthal ............................................................. 41

    IV Le billet chiffr ....................................................................... 61

    V Avant, pendant et aprs le jugement ......................................79

    VI Le donjon de Pisino .............................................................100

    VII Le torrent de la Foba ..........................................................117

    VIII La maison du pcheur Ferrato ..........................................141

    IX Derniers efforts dans une dernire lutte............................. 162

    DEUXIME PARTIE .............................................................171

    I Pescade et Matifou ................................................................. 172

    II Le lancement du trabacolo ................................................... 185

    III Le docteur Antkirtt ........................................................... 202

    IV La veuve dtienne Bathory.................................................222

    V Divers incidents.....................................................................241

    VI Les bouches de Cattaro........................................................265

    VII Complications.....................................................................285

    VIII Une rencontre dans le Stradone.......................................301

    TROISIME PARTIE............................................................ 314

    I Mditerrane .......................................................................... 315

    II Le pass et le prsent ............................................................329

    III Ce qui se passait Raguse.................................................. 348

    IV Sur les parages de Malte ......................................................367

    V Malte ..................................................................................... 384

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    VI Aux environs de Catane .......................................................407

    VII La Casa Inglese ...................................................................426

    QUATRIME PARTIE..........................................................447

    I Le prside de Ceuta ............................................................... 448

    II Une exprience du docteur...................................................466

    III Dix-sept fois.........................................................................491

    IV Le dernier enjeu ...................................................................506

    V Aux bons soins de Dieu .........................................................528

    VI Lapparition..........................................................................542

    CINQUIME PARTIE ..........................................................559

    I Poigne de main de Cap Matifou ...........................................560

    II La fte des Cigognes..............................................................578

    III La maison de Sdi Hazam....................................................595

    IV Antkirtta ..............................................................................611

    V Justice....................................................................................627

    propos de cette dition lectronique.................................635

  • 4

    ALEXANDRE DUMAS

    Je vous ddie ce livre en le ddiant aussi la mmoire du

    conteur de gnie que fut Alexandre Dumas, votre pre. Dans cet ouvrage, jai essay de faire de Mathias Sandorf le Monte-Cristo des VOYAGES EXTRAORDINAIRES. Je vous prie den accepter la ddicace comme un tmoignage de ma profonde amiti.

    JULES VERNE.

    RPONSE DE M. A. DUMAS

    23 juin 1885 Cher ami, Je suis trs touch de la bonne pense que vous avez eue de

    me ddier Mathias Sandorf, dont je vais commencer la lecture ds mon retour, vendredi ou samedi. Vous avez eu raison, dans votre ddicace, dassocier la mmoire du pre lamiti du fils. Personne net t plus charm que lauteur de Monte-Cristo, par la lecture de vos fantaisies lumineuses, originales, entra-nantes. Il y a entre vous et lui une parent littraire si vidente que, littrairement parlant, vous tes plus son fils que moi. Je vous aime depuis si longtemps, quil me va trs bien dtre votre frre.

    Je vous remercie de votre persvrante affection, et je vous

    assure une fois de plus et bien chaudement de la mienne.

    A. DUMAS.

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    PREMIRE PARTIE

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    I Le pigeon voyageur

    Trieste, la capitale de lIllyrie, se divise en deux villes trs

    dissemblables : une ville neuve et riche, Theresienstadt, correc-tement btie au bord de cette baie sur laquelle lhomme a conquis son sous-sol ; une ville vieille et pauvre irrgulirement construite, resserre entre le Corso, qui la spare de la premire, et les pentes de la colline du Karst, dont le sommet est couronn par une citadelle daspect pittoresque.

    Le port de Trieste est couvert par le mle de San-Carlo,

    prs duquel mouillent de prfrence les navires du commerce. L se forment volontiers, et, parfois, en nombre inquitant, des groupes de ces bohmes, sans feu ni lieu, dont les habits, panta-lons, gilets ou vestes, pourraient se passer de poches, car leurs propritaires nont jamais rien eu, et vraisemblablement nauront jamais rien y mettre.

    Cependant, ce jour-l, 18 mai 1867, peut-tre et-on re-

    marqu, au milieu de ces nomades, deux personnages un peu mieux vtus. Quils dussent jamais tre embarrasss de florins ou de kreutzers, ctait peu probable, moins que la chance ne tournt en leur faveur. Ils taient gens, il est vrai, tout faire pour lui imprimer un tour favorable.

    Lun sappelait Sarcany et se disait Tripolitain. Lautre, Si-

    cilien, se nommait Zirone. Tous deux, aprs lavoir parcouru pour la dixime fois, venaient de sarrter lextrmit du mle. De l, ils regardaient lhorizon de mer, louest du golfe de

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    Trieste, comme sil et d apparatre au large un navire qui por-tt leur fortune !

    Quelle heure est-il ? demanda Zirone, dans cette langue

    italienne, que son compagnon parlait aussi couramment que les autres idiomes de la Mditerrane.

    Sarcany ne rpondit pas. Eh ! suis-je assez sot ! scria le Sicilien. Nest-il pas

    lheure laquelle on a faim, quand on a oubli de djeuner ! Les lments autrichiens, italiens, slaves, sont tellement

    mlangs dans cette portion du royaume austro-hongrois, que la runion de ces deux personnages, bien quils fussent vi-demment trangers la ville, ntait point pour attirer lattention. Au surplus, si leurs poches devaient tre vides, per-sonne net pu le deviner, tant ils se pavanaient sous la cape brune qui leur tombait jusquaux bottes.

    Sarcany, le plus jeune des deux, de taille moyenne, mais

    bien proportionn, lgant de manires et dallures, avait vingt-cinq ans. Sarcany, rien de plus. Point de nom de baptme. Et, au fait, il navait point t baptis, tant trs probablement dorigine africaine, de la Tripolitaine ou de la Tunisie ; mais, bien que son teint ft bistr, ses traits corrects le rapprochaient plus du blanc que du ngre.

    Si jamais physionomie fut trompeuse, ctait bien celle de

    Sarcany. Il et fallu tre trs observateur pour dmler en cette figure rgulire, yeux noirs et beaux, nez fin, bouche bien dessi-ne quombrageait une lgre moustache, lastuce profonde de ce jeune homme. Nul il naurait pu dcouvrir sur sa face, presque impassible, ces stigmates du mpris, du dgot, quengendre un perptuel tat de rvolte contre la socit. Si les physionomistes prtendent, et ils ont raison en la plupart des

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    cas, que tout trompeur tmoigne contre lui-mme en dpit de son habilet, Sarcany et donn un dmenti formel cette pro-position. le voir, personne net pu souponner ce quil tait, ni ce quil avait t. Il ne provoquait pas cette irrsistible aver-sion quexcitent les fripons et les fourbes. Il nen tait que plus dangereux.

    Quelle avait d tre lenfance de Sarcany ? on lignorait.

    Sans doute, celle dun tre abandonn. Comment fut-il lev, et par qui ? Dans quel trou de la Tripolitaine nicha-t-il durant les annes du premier ge ? Quels soins lui permirent dchapper aux multiples causes de destruction sous ces climats terribles ? En vrit, personne ne let pu dire, pas mme lui, peut-tre, n au hasard, pouss au hasard, destin vivre au hasard ! Toutefois, pendant son adolescence, il navait pas t sans se donner ou plutt sans recevoir une certaine instruction prati-que, due probablement ce que sa vie stait dj passe cou-rir le monde, frquenter des gens de toutes sortes, imaginer expdients sur expdients, ne ft-ce que pour sassurer lexistence quotidienne. Cest ainsi et par suite de circonstances diverses, que, depuis quelques annes, il stait trouv en rela-tions avec une des plus riches maisons de Trieste, la maison du banquier Silas Toronthal, dont le nom doit tre intimement m-l toute cette histoire.

    Quant au compagnon de Sarcany, litalien Zirone, quon ne

    voie en lui que lun de ces hommes sans foi ni loi, aventurier toutes mains, la disposition du premier qui le payera bien ou du second qui le payera mieux, pour nimporte quelle besogne. Sicilien de naissance, g dune trentaine dannes, il et t aussi capable de donner de mauvais conseils que den accepter et surtout den assurer lexcution. O tait-il n ? peut-tre laurait-il dit, sil lavait su. En tout cas, il navouait pas volon-tiers o il demeurait, sil demeurait quelque part. Ctait en Si-cile que les hasards dune vie de bohme lavaient mis en rap-port avec Sarcany. Et ils allaient ainsi, travers le monde,

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    sessayant per fas et nefas faire une bonne fortune de leurs deux mauvaises. Toutefois, Zirone, grand gaillard barbu, trs brun de teint, trs noir de poil, et eu quelque peine dissimu-ler la fourberie native que dcelaient ses yeux toujours demi ferms et le balancement continu de sa tte. Seulement, cette astuce, il cherchait la cacher sous labondance de son bavar-dage. Il tait dailleurs plutt gai que triste, spanchant au moins autant que se contenait son jeune compagnon.

    Ce jour-l, cependant, Zirone ne parlait quavec une cer-

    taine modration. Visiblement, la question du dner linquitait. La veille, une dernire partie de jeu, dans un tripot de bas tage, o la fortune stait montre par trop martre, avait puis les ressources de Sarcany. Aussi tous deux ne savaient-ils que de-venir. Ils ne pouvaient compter que sur le hasard, et comme cette Providence des gueux ne se pressait pas de venir leur rencontre le long du mle de San-Carlo, ils rsolurent daller au-devant delle travers les rues de la nouvelle ville.

    L, sur les places, sur les quais, sur les promenades, en de-

    comme au-del du port, aux abords du grand canal perc travers Trieste, va, vient, se presse, se hte, se dmne dans la furie des affaires, une population de soixante-dix mille habi-tants dorigine italienne, dont la langue, qui est celle de Venise, se perd au milieu du concert cosmopolite de tous ces marins, commerants, employs, fonctionnaires, au langage fait dallemand, de franais, danglais et de slave.

    Toutefois, si cette nouvelle ville est riche, il ne faudrait pas

    en conclure que tous ceux qui frquentent ses rues soient de fortuns mortels. Non ! Les plus aiss, mme, nauraient pu ri-valiser avec ces ngociants anglais, armniens, grecs, juifs, qui tiennent le haut du pav, Trieste, et dont le somptueux train de maison serait digne de la capitale du royaume austro-hongrois. Mais, sans les compter, que de pauvres diables, errant du matin au soir, travers ces avenues commerantes, bordes

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    de hautes btisses, fermes comme des coffres-forts, o sentreposent les marchandises de toute nature quattire ce port franc, si heureusement plac au fond de lAdriatique ! Que de gens, qui nont point djeun, qui ne dneront peut-tre pas, attards sur les mles, o les navires de la plus puissante Soci-t maritime de lEurope, le Lloyd autrichien, dbarquent tant de richesses venues de tous les coins du monde ! Que de misra-bles enfin, comme il sen trouve par centaines Londres, Li-verpool, Marseille, au Havre, Anvers, Livourne, mls aux opulents armateurs dans le voisinage de ces arsenaux, dont lentre leur est interdite, sur la place de la Bourse, qui ne leur ouvrira jamais ses portes, au bas des premires marches de ce Tergesteum, o le Lloyd a install ses bureaux, ses salles de lec-ture, et dans lequel il vit en parfait accord avec la Chambre de commerce !

    Il est incontestable que, dans toutes les grandes villes mari-

    times de lancien et du nouveau monde, fourmille une classe de malheureux, spciaux ces grands centres. Do ils viennent, on ne sait. Do ils sont tombs, on lignore. O ils finiront, ils ne le savent pas. Parmi eux, le nombre des dclasss est considrable. Beaucoup dtrangers, dailleurs. Les chemins de fer et les navi-res marchands les y ont jets un peu comme des colis de rebut, et ils encombrent la voie publique, do la police essaye en vain de les chasser.

    Donc, Sarcany et Zirone, aprs un dernier regard jet tra-

    vers le golfe, jusquau phare lev la pointe de Sainte-Thrse, quittrent le mle, prirent entre le Teatro Communale et le square, arrivrent la Piazza Grande, o ils flnrent un quart dheure, auprs de la fontaine btie avec les pierres du Karst voisin, au pied de la statue de Charles VI.

    Tous deux revinrent alors vers la gauche. En vrit, Zirone

    dvisageait les passants, comme sil avait eu lirrsistible envie

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    de les dtrousser. Puis, ils tournrent lnorme carr du Terges-teum, prcisment lheure o finissait la Bourse.

    La voil vide comme la ntre ! crut devoir dire le Sici-

    lien, en riant sans avoir aucune envie de rire. Mais lindiffrent Sarcany neut pas mme lair dentendre

    la mauvaise plaisanterie de son compagnon, qui se dtirait les membres avec un billement de famlique.

    Alors ils traversrent la place triangulaire, sur laquelle se

    dresse la statue de bronze de lempereur Lopold Ier. Un coup de sifflet de Zirone, coup de sifflet de gamin musard, fit envoler tout un groupe de ces pigeons bleus qui roucoulent sous le por-tique de la vieille Bourse, comme les pigeons gristres, entre les Procuraties de la place de Saint-Marc, Venise. Non loin se d-veloppait le Corso, qui spare la nouvelle de lancienne Trieste.

    Une rue large, mais sans lgance, des magasins bien acha-

    lands, mais sans got, plutt le Rgent Street de Londres ou le Broadway de New-York, que le boulevard des Italiens de Paris. Grand nombre de passants, dailleurs. Un chiffre suffisant de voitures, allant de la Piazza Grande la Piazza della Legna, noms qui indiquent combien la ville se ressent de son origine italienne.

    Si Sarcany affectait dtre inaccessible toute tentation, Zi-

    rone ne passait pas devant les magasins sans y jeter ce regard envieux de ceux qui nont pas le moyen dy entrer. Il y aurait eu l, cependant, bien des choses leur convenance, principale-ment chez les marchands de comestibles, et dans les birre-ries , o la bire coule flots plus quen aucune autre ville du royaume austro-hongrois.

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    Il fait encore plus faim et plus soif dans ce Corso ! fit observer le Sicilien, dont la langue claqua, comme une cliquette de malandrin, entre ses lvres dessches.

    Observation laquelle Sarcany ne rpondit que par un

    haussement dpaules. Tous deux prirent alors la premire rue gauche, et, arri-

    vs sur les bords du canal, au point o le Ponto Rosso, pont tournant, le traverse, ils en remontrent ces quais auxquels peuvent accoster mme des navires dun fort tirant deau. L, ils devaient tre infiniment moins sollicits par lattraction des ta-lagistes. la hauteur de lglise SantAntonio, Sarcany prit brusquement sur la droite. Son compagnon le suivit, sans faire aucune observation. Puis, ils retraversrent le Corso, et les voil saventurant travers la vieille ville, dont les rues troites, im-praticables aux voitures quand elles grimpent les premires pentes du Karst, sont le plus souvent orientes de manire ne point se laisser prendre denfilade par le terrible vent de la bora, violente brise glace du nord-est. En cette vieille Trieste, Zirone et Sarcany, ces deux sans-le-sou, devaient se trouver plus chez eux quau milieu des riches quartiers de la nouvelle ville.

    Ctait, en effet, au fond dun htel modeste, non loin de

    lglise de Santa-Maria-Maggiore, quils logeaient depuis leur arrive dans la capitale de lIllyrie. Mais comme lhtelier, im-pay jusqualors, devenait pressant propos dune note qui grossissait de jour en jour, ils vitrent ce cap dangereux, tra-versrent la place et flnrent pendant quelques instants autour de lArco di Riccardo.

    En somme, dtudier ces restes de larchitecture romaine,

    cela ne pouvait leur suffire. Donc, puisque le hasard tardait visi-blement paratre au milieu de rues mal frquentes, lun sui-vant lautre, ils commencrent remonter les rudes sentiers, qui

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    conduisent presque au sommet du Karst, la terrasse de la ca-thdrale.

    Singulire ide de grimper l-haut ! murmura Zirone.

    en serrant sa cape la ceinture. Mais il nabandonna pas son jeune compagnon, et, den

    bas, on aurait pu les voir se hissant le long de ces escaliers im-proprement qualifis de rues, qui desservent les talus du Karst. Dix minutes aprs, plus altrs et plus affams quavant, ils at-teignaient la terrasse.

    Que de ce point lev la vue stende magnifiquement

    travers le golfe de Trieste jusqu la pleine mer, sur le port ani-m par le va-et-vient des bateaux de pche, lentre et la sortie des steamers et des navires de commerce, que le regard em-brasse la ville tout entire, ses faubourgs, les dernires maisons tages sur la colline, les villas parses sur les hauteurs, cela ntait plus pour merveiller ces deux aventuriers. Ils en avaient vu bien dautres, et, dailleurs, que de fois dj, ils taient venus promener en cet endroit leurs ennuis et leur misre ! Zirone, surtout, et mieux aim flner devant les riches boutiques du Corso. Enfin, puisque ctait le hasard et ses gnrosits fortui-tes quils taient venus chercher si haut, il fallait ly attendre sans trop dimpatience.

    Il y avait l, lextrmit de lescalier qui accde la ter-

    rasse, prs de la cathdrale byzantine de Saint-Just, un enclos, jadis un cimetire, devenu un muse dantiquits. Ce ne sont plus des tombeaux, mais des fragments de pierres funraires, couchs sous les basses branches de beaux arbres, stles romai-nes, cippes moyen ge, morceaux de triglyphes et de mtopes de diverses poques de la Renaissance, cubes vitrifis, o se voient encore des traces de cendres, le tout ple-mle dans lherbe.

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    La porte de lenclos tait ouverte. Sarcany neut que la peine de la pousser. Il entra, suivi de Zirone, qui se contenta de faire cette rflexion mlancolique :

    Si nous avions lintention den finir avec la vie, lendroit

    serait favorable ! Et si on te le proposait ? rpondit ironiquement Sarca-

    ny. Eh ! je refuserais, mon camarade ! Quon me donne seu-

    lement un jour heureux sur dix, je nen demande pas plus ! On te le donnera, et mieux ! Que tous les saints de lItalie tentendent, et Dieu sait

    quon les compte par centaines ! Viens toujours , rpondit Sarcany. Tous deux suivirent

    une alle demi-circulaire, entre une double range durnes, et vinrent sasseoir sur une grande rosace romane, tendue au ras du sol. Dabord, ils restrent silencieux, ce qui pouvait conve-nir Sarcany, mais ne convenait gure son compagnon. Aussi Zirone de dire bientt, aprs un ou deux billements mal touf-fs :

    Sang-Dieu ! il ne se presse pas de venir, ce hasard, sur le-

    quel nous avons la sottise de compter ! Sarcany ne rpondit pas. Aussi, reprit Zirone, quelle ide de venir le chercher jus-

    quau milieu de ces ruines ! Je crains bien que nous nayons fait fausse route, mon camarade ! Qui diable trouverait-il obliger au fond de ce vieux cimetire ? Les mes nont gure besoin de lui, quand elles ont quitt leur enveloppe mortelle ! Et lorsque

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    jen serai l, peu mimportera un dner en retard ou un souper qui ne viendra pas ! Allons-nous-en !

    Sarcany, plong dans ses rflexions, le regard perdu dans

    lespace, ne bougea pas. Zirone demeura quelques instants sans parler. Puis, sa lo-

    quacit habituelle lemportant : Sarcany, dit-il, sais-tu sous quelle forme jaimerais le

    voir apparatre, ce hasard, qui oublie aujourdhui de vieux clients comme nous ? Sous la forme de lun des garons de caisse de la maison Toronthal, qui arriverait ici, le portefeuille bourr de billets de banque, et qui nous confierait ledit porte-feuille de la part dudit banquier, avec mille excuses pour nous avoir fait attendre !

    coute-moi, Zirone, rpondit Sarcany, dont les sourcils

    se contractrent violemment. Pour la dernire fois, je te rpte quil ny a plus rien esprer de Silas Toronthal.

    En es-tu sr ? Oui ! tout le crdit que je pouvais avoir chez lui est main-

    tenant puis, et, mes dernires demandes, il a rpondu par un refus dfinitif.

    a, cest mal ! Trs mal, mais cela est ! Bon, si ton crdit est puis, reprit Zirone, cest que tu as

    eu du crdit ! Et sur quoi reposait-il ? Sur ce que tu avais mis plusieurs fois ton intelligence et ton zle au service de sa maison de banque pour certaines affaires dlicates ! Aussi, pendant les premiers mois de notre sjour Trieste, Toronthal ne sest-il

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    pas montr trop rcalcitrant sur la question de finance ! Mais il est impossible que tu ne le tiennes pas encore par quelque ct, et en le menaant

    Si cela tait faire, ce serait dj fait, rpondit Sarcany,

    qui haussa les paules, et tu nen serais pas courir aprs un dner ! Non, par Dieu ! je ne le tiens pas, ce Toronthal, mais cela peut venir, et ce jour-l, il me payera capital, intrts et intrts des intrts de ce quil me refuse aujourdhui ! Jimagine, dailleurs, que les affaires de sa maison sont maintenant quel-que peu embarrasses, et ses fonds compromis dans des entre-prises douteuses. Le contre-coup de plusieurs faillites en Alle-magne, Berlin, Munich, sest fait sentir jusqu Trieste, et, quoi quil ait pu dire, Silas Toronthal ma paru inquiet lors de ma dernire visite ! Laissons se troubler leau et quand elle sera trouble

    Soit, scria Zirone, mais, en attendant, nous navons que

    de leau boire ! Vois-tu, Sarcany, je pense quil faudrait tenter un dernier effort prs de Toronthal ! Il faudrait frapper encore une fois sa caisse et obtenir, tout au moins, la somme nces-saire pour retourner en Sicile, en passant par Malte

    Et que faire en Sicile ? a me regarde ! Je connais le pays, et je pourrais y rame-

    ner avec nous une bande de Maltais, hardis compagnons sans prjugs, dont on ferait quelque chose ! Eh ! mille diables ! sil ny a plus rien tenter ici, partons, et obligeons ce damn ban-quier nous payer nos frais de route ! Si peu que tu en saches sur son compte, cela doit suffire pour quil prfre te savoir par-tout ailleurs qu Trieste !

    Sarcany secoua la tte.

  • 17

    Voyons ! cela ne peut pas durer plus longtemps ! Nous sommes bout ! ajouta Zirone.

    Il stait lev, il frappait la terre du pied, comme il et fait

    dune martre, incapable de le nourrir. En ce moment, son re-gard fut attir par un oiseau qui voletait pniblement en dehors de lenclos. Ctait un pigeon, dont laile fatigue battait peine, et qui peu peu sabattait vers le sol. Zirone, sans se demander laquelle des cent soixante-dix-sept espces de pigeons, clas-ses maintenant dans la nomenclature ornithologique, apparte-nait ce volatile, ne vit quune chose : cest quil devait tre dune espce comestible. Aussi, aprs lavoir montr de la main son compagnon, le dvorait-il du regard.

    Loiseau tait visiblement bout de forces. Il venait de

    saccrocher aux saillies de la cathdrale, dont la faade est flan-que dune haute tour carre dorigine plus ancienne. Nen pou-vant plus, prt choir, il vint se poser dabord sur le toit dune petite niche, sous laquelle sabrite la statue de saint Just ; mais ses pattes affaiblies ne purent ly retenir, et il se laissa glisser jusquau chapiteau dune colonne antique, engage dans langle que fait la tour avec la faade du monument.

    Si Sarcany, toujours immobile et silencieux, ne soccupait

    gure suivre ce pigeon dans son vol, Zirone, lui, ne le perdait pas de vue. Loiseau venait du nord. Une longue course lavait rduit cet tat dpuisement. videmment son instinct le poussait vers un but plus loign. Aussi reprit-il son vol presque aussitt, en suivant une trajectoire courbe, qui lobligea faire une nouvelle halte, prcisment sur les basses branches de lun des arbres du vieux cimetire.

    Zirone rsolut alors de sen emparer, et, doucement, il se

    dirigea en rampant vers larbre. Bientt il eut atteint la base dun tronc noueux, par lequel il lui tait ais darriver jusqu la

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    fourche. L, il demeura, immobile, muet, dans lattitude dun chien, qui guette quelque gibier perch au-dessus de sa tte.

    Le pigeon, ne layant point aperu, voulut alors reprendre

    sa course ; mais ses forces le trahirent de nouveau, et, quel-ques pas de larbre, il retomba sur le sol.

    Se prcipiter dun bond, allonger le bras, saisir loiseau

    dans sa main, ce fut laffaire dune seconde pour le Silicien. Et, tout naturellement, il allait touffer le pauvre volatile, quand il se retint, poussa un cri de surprise, et revint en toute hte prs de Sarcany.

    Un pigeon voyageur ! dit-il. Eh bien, voil un voyageur qui aura fait l son dernier

    voyage ! rpondit Sarcany. Sans doute, reprit Zirone, et tant pis pour ceux auxquels

    est destin le billet attach sous son aile Un billet ? scria Sarcany. Attends, Zirone, attends ! Cela

    mrite un sursis ! Et il arrta la main de son compagnon, qui allait se refer-

    mer sur le cou de loiseau. Puis, prenant le sachet que venait de dtacher Zirone, il louvrit et en retira un billet crit en langue chiffre.

    Le billet ne contenait que dix-huit mots, disposs sur trois

    colonnes verticales, comme suit : ihnalz zaemen ruiopn arnuro trvree mtqssl odxhnp estlev eeuart aeeeil ennios noupvg

  • 19

    spesdr erssur ouitse eedgnc tedt artuee Du lieu de dpart et du lieu de destination de ce billet, rien.

    Quant ces dix-huit mots, composs chacun dun gal nombre de lettres, serait-il possible den comprendre le sens sans en connatre le chiffre ? Ctait peu probable, moins dtre un ha-bile dchiffreur, et encore fallait-il que le billet ne ft pas indchiffrable !

    Devant ce cryptogramme, qui ne lui apprenait rien, Sarca-

    ny, dabord trs dsappoint, demeura trs perplexe. Le billet contenait-il quelque avis important et, surtout, de nature com-promettante ? on pouvait, on devait le croire, rien quaux pr-cautions prises pour quil ne pt tre lu, sil tombait en dautres mains que celles du destinataire. Nemployer pour correspon-dre, ni la poste ni le fil tlgraphique, mais bien cet extraordi-naire instinct du pigeon voyageur, indiquait quil sagissait l dune affaire pour laquelle on voulait un secret absolu.

    Peut-tre, dit Sarcany, y a-t-il dans ces lignes un mystre

    qui ferait notre fortune ! Et alors, rpondit Zirone, ce pigeon serait le reprsentant

    du hasard, aprs lequel nous avons tant couru depuis ce matin ! Sang Dieu ! moi qui allais ltrangler ! Aprs tout, limportant, cest davoir le message, et rien nempchera de faire cuire le messager

    Ne te hte pas, Zirone, reprit Sarcany, qui sauva encore

    une fois la vie de loiseau. Peut-tre, grce ce pigeon, avons-nous le moyen de connatre quel est le destinataire du billet, la condition, toutefois, quil demeure Trieste ?

    Et aprs ? Cela ne te promettra pas de lire ce quil y a

    dans ce billet, Sarcany !

  • 20

    Non, Zirone. Ni de savoir do il vient ! Sans doute ! Mais, des deux correspondants, si je par-

    viens connatre lun, jimagine que cela pourra me servir connatre lautre ! Donc, au lieu de tuer cet oiseau, il faut, au contraire, lui rendre ses forces, afin quil puisse arriver desti-nation !

    Avec le billet ? demanda Zirone. Avec le billet, dont je vais prendre une copie exacte, et

    que je garderai jusquau moment o il conviendra den faire usage !

    Sarcany tira alors un carnet de sa poche, et, au crayon, il

    prit un fac-simil du billet. Sachant que dans la plupart des cryptogrammes, il ne faut rien ngliger de leur arrangement matriel, il eut soin de bien conserver lexacte disposition des mots lun par rapport lautre. Puis, cela fait, il remit le fac-simil dans son carnet, le billet dans le petit sachet, et le petit sachet sous laile du pigeon.

    Zirone le regardait, sans trop partager les esprances de

    fortune fondes sur cet incident. Et maintenant ? dit-il. Maintenant, rpondit Sarcany, occupe-toi de donner tes

    soins au messager. En ralit, le pigeon tait plus puis de faim que de fati-

    gue. Ses ailes intactes, sans lsion ni rupture, prouvaient que sa faiblesse momentane ntait due ni au grain de plomb dun

  • 21

    chasseur ni au coup de pierre de quelque gamin malfaisant. Il avait faim, il avait soif, surtout.

    Zirone chercha donc et trouva, fleur de sol, une demi-

    douzaine dinsectes, puis autant de graines, que loiseau mangea avec avidit ; enfin, il le dsaltra de cinq ou six gouttes deau, dont la dernire pluie avait laiss quelques larmes au fond dun dbris de poterie antique. Si bien quune demi-heure aprs avoir t pris, restaur, rchauff, le pigeon se retrouvait en parfait tat de reprendre son voyage interrompu.

    Sil doit aller loin encore, fit observer Sarcany, si sa desti-

    nation est au-del de Trieste, peu nous importe quil tombe en route, puisque nous laurons bientt perdu de vue, et quil nous sera impossible de le suivre. Si, au contraire, cest lune des maisons de Trieste quil est attendu et doit sarrter, les forces ne lui manqueront pas pour latteindre, car il na plus voler que pendant une ou deux minutes.

    Tu as parfaitement raison, rpondit le Sicilien. Mais

    pourrons-nous lapercevoir jusqu lendroit o il a lhabitude de se remiser, mme sil ne va pas plus loin que Trieste ?

    Nous ferons, du moins, tout ce quil faudra pour cela,

    rpliqua simplement Sarcany. Et voici ce quil fit : La cathdrale, compose de deux vieilles glises romanes,

    consacres, lune la Vierge, lautre Saint-Just, patron de Trieste, est contrebute dune haute tour, qui slve langle de cette faade, perce dune grande rosace, sous laquelle souvre la porte principale de ldifice. Cette tour domine le plateau de la colline du Karst, et la ville se dveloppe au-dessous comme une carte en relief. De ce point lev, on aperoit facilement tout le quadrill des toits de ses maisons, depuis les premires pentes

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    du talus jusquau littoral du golfe. Il ne serait donc pas impossi-ble de suivre le pigeon dans son vol, la condition de le lcher du sommet de cette tour, puis, sans doute, de reconnatre en quelle maison il irait chercher refuge, sil tait toutefois desti-nation de Trieste, et non de quelque autre cit de la Pninsule illyrienne.

    La tentative pouvait russir. Elle mritait au moins dtre

    essaye. Il ny avait plus qu remettre loiseau en libert. Sarcany et Zirone quittrent donc le vieux cimetire, tra-

    versrent la petite place trace devant lglise et se dirigrent vers la tour. Une des portes ogivales, prcisment celle qui se dcoupe sous le larmier antique, laplomb de la niche de Saint-Just tait ouverte. Tous deux la franchirent, et ils commenc-rent monter les rudes degrs de lescalier tournant, qui dessert ltage suprieur.

    Il leur fallut deux ou trois minutes pour arriver jusquau

    sommet, sous le toit mme qui coiffe ldifice, auquel manque une terrasse extrieure. Mais, cet tage, deux fentres, souvrant sur chaque face de la tour, permettent au regard de se porter successivement tous les points du double horizon de collines et de mer.

    Sarcany et Zirone vinrent se poster celle des fentres, qui

    donnait directement sur Trieste, dans la direction du nord-ouest.

    Quatre heures sonnaient alors lhorloge de ce chteau du

    seizime sicle, bti au couronnement du Karst, en arrire de la cathdrale. Il faisait grand jour encore. Au milieu dune atmos-phre trs pure, le soleil descendait lentement vers les eaux de lAdriatique, et la plupart des maisons de la ville recevaient normalement ses rayons sur leurs faades tournes du ct de la tour.

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    Les circonstances taient donc favorables. Sarcany prit le pigeon entre ses mains, il le rconforta g-

    nreusement dune dernire caresse et lui donna la vole. Loiseau battit des ailes, mais tout dabord descendit assez

    rapidement pour faire craindre quil ne termint par une chute brutale sa carrire de messager arien.

    De l, un vritable cri de dsappointement que le Sicilien,

    trs motionn, ne put retenir. Non ! il se relve ! dit Sarcany. Et, en effet, le pigeon venait de reprendre son quilibre sur

    la couche infrieure de lair ; puis, faisant un crochet, il se diri-gea obliquement vers le quartier nord-ouest de la ville.

    Sarcany et Zirone le suivaient des yeux. Dans le vol de cet oiseau, guid par un merveilleux instinct,

    il ny avait pas une hsitation. On sentait bien quil allait droit o il devait aller, l o il et t dj depuis une heure, sans cette halte force sous les arbres du vieux cimetire.

    Sarcany et son compagnon lobservaient avec une anxieuse

    attention. Ils se demandaient sil nallait pas dpasser les murs de la ville, ce qui et mis leurs projets nant.

    Il nen fut rien. Je le vois ! je le vois toujours ! scriait Zirone, dont la

    vue tait extrmement perante.

  • 24

    Ce quil faut surtout voir, rpondait Sarcany, cest lendroit o il va sarrter et en dterminer la situation exacte !

    Quelques minutes aprs son dpart, le pigeon sabattait sur

    une maison, dont le pignon aigu dominait les autres, au milieu dun massif darbres, en cette portion de la ville, situe du ct de lhpital et du jardin public. L, il disparut travers une lu-carne de mansarde, trs visible alors, et que surmontait une gi-rouette de fer ajoure, laquelle et t certainement de la main de Quentin Metsys, si Trieste se ft trouve en pays flamand.

    Lorientation gnrale tant fixe, il ne devait pas tre trs

    difficile, en se reprant sur cette girouette aisment reconnais-sable, de retrouver le pignon au fate duquel souvrait ladite lucarne, et, en fin de compte, la maison habite par le destina-taire du billet.

    Sarcany et Zirone redescendirent aussitt, et, aprs avoir

    dval les pentes du Karst, ils suivirent une srie de petites rues qui aboutissent la Piazza della Legna. L, ils durent sorienter, afin de rechercher le groupe des maisons, dont se compose le quartier est de la ville.

    Arrivs au confluent de deux grandes artres, la Corsa Sta-

    dion, qui conduit au jardin public, et lAcquedotto, belle avenue darbres, menant la grande brasserie de Boschetto, les deux aventuriers eurent quelque hsitation sur la direction vraie. Fal-lait-il prendre droite, fallait-il prendre gauche ? Instinctive-ment, ils choisirent la droite, avec lintention dobserver lune aprs lautre toutes les maisons de lavenue, au-dessus de la-quelle ils avaient remarqu que la girouette dominait quelques ttes de verdure.

    Ils allaient donc ainsi, passant linspection des divers pi-

    gnons et toits de lAcquedotto, sans avoir trouv ce quils cher-chaient, lorsquils arrivrent son extrmit.

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    La voil ! scria enfin Zirone. Et il montrait une girouette que le vent du large faisait

    grincer sur son montant de fer, au-dessus dune lucarne autour de laquelle voltigeaient prcisment quelques pigeons.

    Donc, pas derreur possible. Ctait bien l que loiseau

    voyageur tait venu se remiser. La maison, de modeste apparence, se perdait dans le pt,

    qui forme lamorce de lAcquedotto. Sarcany prit ses informations aux boutiques voisines et sut

    tout dabord ce quil voulait savoir. La maison, depuis bien des annes, appartenait et servait

    dhabitation au comte Ladislas Zathmar. Quest-ce que le comte Zathmar ? demanda Zirone, au-

    quel ce nom napprenait rien. Cest le comte Zathmar ! rpondit Sarcany. Mais peut-tre pourrions-nous interroger ? Plus tard, Zirone, ne prcipitons rien ! De la rflexion, du

    calme, et maintenant, notre auberge ! Oui ! Cest lheure de dner pour ceux qui ont le droit de

    se mettre table ! fit ironiquement observer Zirone. Si nous ne dnons pas aujourdhui, rpondit Sarcany, il

    est possible que nous dnions demain ! Chez qui ?

  • 26

    Qui sait, Zirone ? Peut-tre chez le comte Zathmar ! Tous deux, marchant dun pas modr, quoi bon se

    presser ? eurent bientt atteint leur modeste htel, encore trop riche pour eux, puisquils ny pouvaient payer leur gte. Quelle surprise leur tait rserve ! Une lettre venait darriver ladresse de Sarcany.

    Cette lettre contenait un billet de deux cents florins, avec

    ces mots, rien de plus : Voici le dernier argent que vous recevrez de moi. Il vous

    suffira pour retourner en Sicile. Partez, et que je nentende plus parler de vous.

    SILAS TORONTHAL.

    Vive Dieu ! scria Zirone, le banquier sest ravis pro-

    pos ! Dcidment, il ne faut jamais dsesprer de ces gens de finance !

    Cest mon avis ! rpondit Sarcany. Ainsi, cet argent va nous servir quitter Trieste ? Non ! y rester !

  • 27

    II Le comte Mathias Sandorf

    Les Hongrois, ce sont ces Magyars qui vinrent habiter le

    pays vers le neuvime sicle de lre chrtienne. Ils forment ac-tuellement le tiers de la population totale de la Hongrie, plus de cinq millions dmes. Quils soient dorigine espagnole, gyp-tienne ou tartare, quils descendent des Huns dAttila ou des Finnois du Nord, la question est controverse, peu importe ! Ce quil faut surtout observer, cest que ce ne sont point des Sla-ves, ce ne sont point des Allemands, et, vraisemblablement, ils rpugneraient le devenir.

    Aussi, ces Hongrois ont-ils gard leur religion, et se sont-ils

    montrs catholiques ardents depuis le onzime sicle, poque laquelle ils acceptrent la foi nouvelle. En outre, cest leur an-tique langue quils parlent encore, une langue mre, douce, harmonieuse, se prtant tout le charme de la posie, moins riche que lallemand, mais plus concise, plus nergique, une langue qui, du quatorzime au seizime sicle, remplaa le latin dans les lois et ordonnances, en attendant quelle devnt langue nationale.

    Ce fut le 21 janvier 1699 que le trait de Carlowitz assura la

    possession de la Hongrie et de la Transylvanie lAutriche. Vingt ans aprs, la pragmatique sanction dclarait solen-

    nellement que les tats de lAutriche-Hongrie seraient toujours indivisibles. dfaut de fils, la fille pourrait succder la cou-ronne, selon lordre de primogniture. Et cest grce ce nou-veau statut quen 1749, Marie-Thrse monta sur le trne de son

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    pre Charles VI, dernier rejeton de la ligne masculine de la mai-son dAutriche.

    Les Hongrois durent se courber sous la force ; mais cent

    cinquante ans plus tard, il sen rencontrait encore, de toutes conditions et de toutes classes, qui ne voulaient ni de la pragma-tique sanction ni du trait de Carlowitz.

    lpoque o commence ce rcit, il y avait un Magyar de

    haute naissance, dont la vie entire se rsumait en ces deux sen-timents : la haine de tout ce qui tait germain, lespoir de rendre son pays son autonomie dautrefois. Jeune encore, il avait connu Kossuth, et bien que sa naissance et son ducation dus-sent le sparer de lui sur dimportantes questions politiques, il navait pu quadmirer le grand cur de ce patriote.

    Le comte Mathias Sandorf habitait, dans lun des comitats

    de la Transylvanie du district de Fagaras, un vieux chteau dorigine fodale. Bti sur un des contreforts septentrionaux des Carpathes orientales, qui sparent la Transylvanie de la Vala-chie, ce chteau se dressait sur cette chane abrupte dans toute sa fiert sauvage, comme un de ces suprmes refuges o des conjurs peuvent tenir jusqu la dernire heure.

    Des mines voisines, riches en minerai de fer et de cuivre,

    soigneusement exploites, constituaient au propritaire du ch-teau dArtenak une fortune trs considrable. Ce domaine com-prenait une partie du district de Fagaras, dont la population ne slve pas moins de soixante-douze mille habitants. Ceux-ci, citadins et campagnards, ne se cachaient pas davoir pour le comte Sandorf un dvouement toute preuve, une reconnais-sance sans borne, en souvenir du bien quil faisait dans le pays. Aussi, ce chteau tait-il lobjet dune surveillance particulire, organise par la chancellerie de Hongrie Vienne, qui est enti-rement indpendante des autres ministres de lEmpire. On

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    connaissait en haut lieu les ides du matre dArtenak, et lon sen inquitait, si lon ninquitait pas sa personne.

    Mathias Sandorf avait alors trente-cinq ans. Ctait un

    homme dont la taille, qui dpassait un peu la moyenne, accusait une grande force musculaire. Sur de larges paules reposait sa tte dallure noble et fire. Sa figure, au teint chaud, un peu car-re, reproduisait le type magyar dans toute sa puret. La vivaci-t de ses mouvements, la nettet de sa parole, le regard de son il ferme et calme, lactive circulation de son sang, qui commu-niquait ses narines, aux plis de sa bouche, un frmissement lger, le sourire habituel de ses lvres, signe indniable de bon-t, un certain enjouement de propos et de gestes, tout cela indiquait une nature franche et gnreuse. On a remarqu quil existe de grandes analogies entre le caractre franais et le ca-ractre magyar. Le comte Sandorf en tait la preuve vivante.

    noter un des traits les plus saillants de ce caractre : le

    comte Sandorf, assez insoucieux de ce qui ne regardait que lui-mme, capable de faire, loccasion, bon march des torts qui natteignaient que lui, navait jamais pardonn, ne pardonnerait jamais une offense, dont ses amis auraient t victimes. Il avait au plus haut degr lesprit de justice, la haine de tout ce qui est perfidie. De l, une sorte dimplacabilit impersonnelle. Il ntait point de ceux qui laissent Dieu seul le soin de punir en ce monde.

    Il convient de dire ici que Mathias Sandorf avait reu une

    instruction trs srieuse. Au lieu de se confiner dans les loisirs que lui assurait sa fortune, il avait suivi ses gots, qui le por-taient vers les sciences physiques et les tudes mdicales. Il et t un mdecin de grand talent, si les ncessits de la vie leussent oblig soigner des malades. Il se contenta dtre un chimiste trs apprci des savants. Luniversit de Pesth, lAcadmie des sciences de Presbourg, lcole royale des Mines de Schemnitz, lcole normale de Temeswar, lavaient compt

  • 30

    tour tour parmi leurs plus assidus lves. Cette vie studieuse complta et solidifia ses qualits naturelles. Elle en fit un homme, dans la grande acception de ce mot. Aussi fut-il tenu pour tel par tous ceux qui le connurent, et plus particulire-ment, par ses professeurs, rests ses amis, dans les diverses co-les et universits du royaume.

    Autrefois, en ce chteau dArtenak, il y avait gaiet, bruit,

    mouvement. Sur cette pre croupe des Carpathes, les chasseurs transylvaniens se donnaient volontiers rendez-vous. Il se faisait de grandes et prilleuses battues, dans lesquelles le comte San-dorf cherchait un drivatif ses instincts de lutte quil ne pou-vait exercer sur le champ de la politique. Il se tenait lcart, observant de trs prs le cours des choses. Il ne semblait occup que de vivre, partag entre ses tudes et cette grande existence que lui permettait sa fortune. cette poque, la comtesse Rna Sandorf existait encore. Elle tait lme de ces runions au ch-teau dArtenak.

    Quinze mois avant le dbut de cette histoire, la mort lavait

    frappe, en pleine jeunesse, en pleine beaut, et il ne restait plus delle quune petite fille, qui maintenant, tait ge de deux ans.

    Le comte Sandorf fut cruellement atteint par ce coup. Il de-

    vait en rester jamais inconsolable. Le chteau devint silen-cieux, dsert. Depuis ce jour, sous lempire dune douleur pro-fonde, le matre y vcut comme dans un clotre. Toute sa vie se concentra sur son enfant, qui fut confie aux soins de Rosena Lendeck, femme de lintendant du comte. Cette excellente cra-ture, jeune encore, se dvoua toute entire lunique hritire des Sandorf, et ses soins furent pour elle ceux dune seconde mre.

    Pendant les premiers mois de son veuvage, Mathias San-

    dorf ne quitta pas le chteau dArtenak. Il se recueillit et vcut

  • 31

    dans les souvenirs du pass. Puis, lide de sa patrie, replace dans un tat dinfriorit en Europe, reprit le dessus.

    En effet, la guerre franco-italienne de 1859 avait port un

    coup terrible la puissance autrichienne. Ce coup venait dtre suivi, sept ans aprs, en 1866, dun

    coup plus terrible encore, celui de Sadowa. Ce ntait plus seu-lement lAutriche, prive de ses possessions italiennes, ctait lAutriche, vaincue des deux cts, subordonne lAllemagne, que la Hongrie se sentait rive. Les Hongrois, cest un senti-ment qui ne se raisonne pas, puisquil est dans le sang, furent humilis en leur orgueil. Pour eux, les victoires de Custozza et de Lissa navaient pu compenser la dfaite de Sadowa.

    Le comte Sandorf, pendant lanne qui suivit, avait soi-

    gneusement tudi le terrain politique et reconnu quun mou-vement sparatiste pourrait peut-tre russir.

    Le moment dagir tait donc venu. Le 3 mai de cette anne

    1867 aprs avoir embrass sa petite fille quil laissait aux bons soins de Rosena Lendeck, le comte Sandorf quittait le ch-teau dArtenak, partait pour Pesth, o il se mettait en rapport avec ses amis et partisans, prenait quelques dispositions prli-minaires ; puis, quelques jours plus tard, il venait attendre les vnements Trieste.

    L devait tre le centre principal de la conspiration. De l

    allaient rayonner tous les fils, runis dans la main du comte Sandorf. En cette ville, les chefs de la conspiration, moins sus-pects peut-tre, pourraient agir avec plus de scurit, surtout avec plus de libert pour mener bonne fin cette uvre de pa-triotisme.

    Trieste demeuraient deux des plus intimes amis de Ma-

    thias Sandorf. Anims du mme esprit, ils taient dcids le

  • 32

    suivre jusquau bout dans cette entreprise. Le comte Ladislas Zathmar et le professeur tienne Bathory taient Magyars, et de grande naissance. Tous les deux, dune dizaine dannes plus gs que Mathias Sandorf, se trouvaient peu prs sans for-tune. Lun tirait quelques minces revenus dun petit domaine, situ dans le comitat de Lipto, appartenant au cercle en de du Danube ; lautre professait les sciences physiques Trieste et ne vivait que du produit de ses leons.

    Ladislas Zathmar habitait la maison, rcemment reconnue

    dans lAcquedotto par Sarcany et Zirone, modeste demeure quil avait mise la disposition de Mathias Sandorf pendant tout le temps que celui-ci devait passer hors de son chteau dArtenak, cest--dire jusqu lissue du mouvement projet, quelle quelle ft. Un Hongrois, Borik, g de cinquante-cinq ans, reprsentait lui seul tout le personnel de la maison. Ctait un homme aussi dvou son matre que lintendant Lendeck ltait au sien.

    tienne Bathory occupait une non moins modeste demeure

    de la Corsia Stadion, peu prs dans le mme quartier que le comte Zathmar. Cest l que se concentrait toute sa vie entre sa femme et son fils Pierre, alors g de huit ans.

    tienne Bathory appartenait, quoique un degr loign,

    mais authentiquement, la ligne de ces princes magyars, qui, au seizime sicle, occuprent le trne de Transylvanie. La fa-mille stait divise et perdue en de nombreuses ramifications depuis cette poque, et lon et t tonn, sans doute, den re-trouver un des derniers descendants dans un simple professeur de lAcadmie de Presbourg. Quoi quil en ft, tienne Bathory tait un savant de premier ordre, de ceux qui vivent retirs, mais que leurs travaux rendent clbres. Inclusum labor illus-trat, cette devise du ver soie aurait pu tre la sienne. Un jour ses ides politiques, quil ne cachait point, dailleurs, lobligrent donner sa dmission, et cest alors, quil vint sinstaller

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    Trieste comme professeur libre, avec sa femme qui lavait cou-rageusement soutenu dans ces preuves.

    Ctait dans la demeure de Ladislas Zathmar que les trois

    amis se runissaient depuis larrive du comte Sandorf, bien que celui-ci et ostensiblement tenu occuper un appartement du Palazzo Modello, actuellement lhtel Delorme, sur la Piazza Grande. La police tait loin de souponner que cette maison de lAcquedotto ft le centre dune conspiration, qui comptait de nombreux partisans dans les principales villes du royaume.

    Ladislas Zathmar et tienne Bathory staient faits, sans

    hsiter, les plus dvous auxiliaires de Mathias Sandorf. Ils avaient reconnu, comme lui, que les circonstances se prtaient un mouvement, qui pouvait replacer la Hongrie au rang quelle ambitionnait en Europe. cela, ils risquaient leur vie, ils le sa-vaient, mais cela ntait pas pour les arrter. La maison de lAcquedotto devint donc le rendez-vous des principaux chefs de la conspiration. Nombre de partisans, mands des divers points du royaume, y vinrent prendre des mesures et recevoir des or-dres. Un service de pigeons voyageurs, porteurs de billets, ta-blissait une communication rapide et sre entre Trieste, les principales villes du pays hongrois et la Transylvanie, lorsquil sagissait dinstructions qui ne pouvaient tre confies ni la poste ni au tlgraphe. Bref, toutes les prcautions taient si bien prises, que les conspirateurs avaient pu jusqualors se met-tre labri du plus lger soupon.

    Dailleurs, on le sait, la correspondance ne se faisait quen

    langage chiffr, et par une mthode qui, si elle exigeait le secret, donnait du moins une scurit absolue.

    Trois jours aprs larrive du pigeon voyageur dont le billet

    avait t intercept par Sarcany, le 21 mai vers huit heures du soir, Ladislas Zathmar et tienne Bathory se trouvaient tous les deux dans le cabinet de travail, en attendant le retour de Ma-

  • 34

    thias Sandorf. Ses affaires personnelles avaient rcemment oblig le comte retourner en Transylvanie et jusqu son ch-teau dArtenak ; mais il avait pu profiter de ce voyage pour confrer avec ses amis de Klausenbourg, capitale de la province, et il devait revenir ce jour-mme, aprs leur avoir communiqu le contenu de cette dpche, dont Sarcany avait conserv le double.

    Depuis le dpart du comte Sandorf, dautres correspondan-

    ces avaient t changes entre Trieste et Bude, et plusieurs bil-lets chiffrs taient arrivs par pigeons. En ce moment mme, Ladislas Zathmar soccupait rtablir leur texte cryptogramma-tique en texte clair, au moyen de cet appareil qui est connu sous le nom de grille.

    En effet, ces dpches taient combines daprs une trs

    simple mthode, celle de la transposition des lettres. Dans ce systme, chaque lettre conserve sa valeur alphabtique, cest--dire quun b signifie b, quun o signifie o, etc. Mais les lettres sont successivement transposes, suivant les pleins ou les vides dune grille, qui, applique sur la dpche, ne laisse apparatre les lettres que dans lordre o il faut les lire, en cachant les au-tres.

    Ces grilles, dun si vieil usage, maintenant trs perfection-

    nes daprs le systme du colonel Fleissner, paraissent encore tre le meilleur procd et le plus sr, quand il sagit dobtenir un cryptogramme indchiffrable. Dans toutes les autres mtho-des par interversion, soit systmes base invariable ou sim-ple clef, dans lesquels chaque lettre de lalphabet est toujours reprsente par une mme lettre ou un mme signe, soit sys-tmes base variable ou double clef, dans lesquels on change dalphabet chaque lettre, la scurit nest pas complte. Cer-tains dchiffreurs exercs sont capables de faire des prodiges dans ce genre de recherches, en oprant, ou par un calcul de probabilits, ou par un travail de ttonnements. Rien quen se

  • 35

    basant sur les lettres que leur emploi plus frquent fait rpter un plus grand nombre de fois dans le cryptogramme, e dans les langues franaise, anglaise et allemande, o en espagnol, a en russe, e et i en italien, ils parviennent restituer aux lettres du texte cryptographi la signification quelles ont dans le texte clair. Aussi est-il peu de dpches, tablies daprs ces mtho-des, qui puissent rsister leurs sagaces dductions.

    Il semble donc que les grilles ou les dictionnaires chiffrs,

    cest--dire ceux dans lesquels certains mots usuels reprsen-tant des phrases toutes faites sont indiqus par des nombres, doivent donner les plus parfaites garanties dindchiffrabilit. Mais ces deux systmes ont un assez grave inconvnient : ils exigent un secret absolu, ou plutt lobligation o lon est de ne jamais laisser tomber entre des mains trangres les appareils ou livres qui servent les former. En effet, sans la grille ou le dictionnaire, si lon ne peut arriver lire ces dpches, tout le monde les lira, au contraire, si le dictionnaire ou la grille ont t drobs.

    Ctait donc au moyen dune grille, cest--dire un dcou-

    page en carton, trou de certaines places, que les correspon-dances du comte Sandorf et de ses partisans taient composes ; mais, par surcrot de prcautions, au cas mme o les grilles dont ses amis et lui se servaient eussent t perdues ou voles, il nen serait rsult aucun inconvnient, car, de part et dautre, toute dpche, ds quelle avait t lue, tait immdiatement dtruite. Donc, il ne devait jamais rester trace de ce complot, dans lequel les plus nobles seigneurs, les magnats de la Hon-grie, unis aux reprsentants de la bourgeoisie et du peuple, al-laient jouer leur tte.

    Prcisment, Ladislas Zathmar venait de brler les derni-

    res dpches, lorsque lon frappa discrtement la porte du ca-binet.

  • 36

    Ctait Borik, qui introduisait le comte Mathias Sandorf, venu pied de la gare voisine.

    Ladislas Zathmar alla aussitt lui : Votre voyage, Mathias ? demanda-t-il avec

    lempressement dun homme qui veut tre rassur tout dabord. Il a russi, Zathmar, rpondit le comte Sandorf. Je ne

    pouvais douter des sentiments de mes amis de la Transylvanie, et nous sommes assurs de leur concours.

    Tu leur as communiqu cette dpche qui nous est arri-

    ve de Pesth, il y a trois jours ? reprit tienne Bathory, dont lintimit avec le comte Sandorf allait jusquau tutoiement.

    Oui, tienne, rpondit Mathias Sandorf, oui, ils sont pr-

    venus. Eux aussi sont prts ! Ils se lveront au premier signal. En deux heures, nous serons matres de Bude et de Pesth, en une demi-journe des principaux comitats en de et au-del de la Theiss, en une journe de la Transylvanie et du gouvernement des Limites militaires. Et alors huit millions de Hongrois auront reconquis leur indpendance !

    Et la dite ? demanda Bathory. Nos partisans y sont en majorit, rpondit Mathias San-

    dorf. Ils formeront aussitt le nouveau gouvernement, qui prendra la direction des affaires. Tout ira rgulirement et faci-lement, puisque les comitats, en ce qui concerne leur adminis-tration, dpendent peine de la Couronne, et que leurs chefs ont la police eux.

    Mais le conseil de la Lieutenance du royaume que le pala-

    tin prside Bude reprit Ladislas Zathmar.

  • 37

    Le palatin et le conseil de Bude seront aussitt mis dans limpossibilit dagir

    Et dans limpossibilit de correspondre avec la chancelle-

    rie de Hongrie, Vienne ? Oui ! toutes nos mesures sont prises pour que la simulta-

    nit de nos mouvements en assure le succs. Le succs ! reprit tienne Bathory. Oui, le succs ! rpondit le comte Sandorf. Dans larme,

    tout ce qui est de notre sang, du sang hongrois, est nous et pour nous ! Quel est le descendant des anciens Magyars, dont le cur ne battrait pas la vue du drapeau des Rodolphe et des Corvin !

    Et Mathias Sandorf pronona ces mots avec laccent du

    plus noble patriotisme. Mais jusque-l, reprit-il, ne ngligeons rien pour carter

    tout soupon ! Soyons prudents, nous nen serons que plus forts ! Vous navez rien entendu dire de suspect Trieste ?

    Non, rpondit Ladislas Zathmar. On sy proccupe sur-

    tout des travaux que ltat fait excuter Pola, et pour lesquels la plus grande partie des ouvriers a t embauche.

    En effet, depuis une quinzaine dannes, le gouvernement

    autrichien, en prvision dune perte possible de la Vntie, perte qui sest ralise, avait eu lide de fonder Pola, lextrmit mridionale de la pninsule istrienne, dimmenses arsenaux et un port de guerre, pour commander tout ce fond de lAdriatique. Malgr les protestations de Trieste, dont ce projet diminuait limportance maritime, les travaux avaient t pour-suivis avec une fivreuse ardeur. Mathias Sandorf et ses amis

  • 38

    pouvaient donc penser que les Triestains seraient disposs les suivre, dans le cas o le mouvement sparatiste se propagerait jusqu eux.

    Quoi quil en ft, le secret de cette conspiration en faveur

    de lautonomie hongroise avait t bien gard. Rien naurait pu faire souponner la police que les principaux conjurs fussent alors runis dans cette modeste maison de lavenue dAcquedotto.

    Ainsi donc, pour la russite de cette entreprise, il semblait

    que tout et t prvu, et quil ny avait plus qu attendre le moment prcis pour agir. La correspondance chiffre, change entre Trieste et les principales villes de la Hongrie et de la Tran-sylvanie, allait devenir trs rare ou mme nulle, moins dvnements improbables. Les oiseaux voyageurs nauraient plus aucune dpche porter dsormais, puisque les dernires mesures avaient t arrtes. Aussi, par excs de prcaution, avait-on pris le parti de leur fermer le refuge de la maison de Ladislas Zathmar.

    Il faut ajouter, dautre part, que si largent est le nerf de la

    guerre, il est aussi celui des conspirations. Il importe quil ne manque pas aux conspirateurs, lheure du soulvement. En cette occasion, il ne devait pas leur faire dfaut.

    On le sait, si Ladislas Zathmar et tienne Bathory pou-

    vaient sacrifier leur existence pour lindpendance de leur pays, ils ne pouvaient lui sacrifier leur fortune, puisquils navaient que de trs faibles ressources personnelles. Mais le comte San-dorf tait immensment riche, et avec sa vie, il tait prt met-tre toute sa fortune en jeu pour les besoins de sa cause. Aussi, depuis quelques mois, par lentremise de son intendant Len-

  • 39

    deck, en empruntant sur ses terres, avait-il pu raliser une somme considrable, plus de deux millions de florins1.

    Mais il fallait que cette somme ft toujours tenue sa dis-

    position et quil pt la toucher dun jour lautre. Cest pourquoi elle avait t dpose, en son nom, dans une maison de banque de Trieste, dont lhonorabilit tait jusqualors sans conteste et la solidit toute preuve. Ctait cette maison Toronthal, de laquelle Sarcany et Zirone avaient prcisment parl pendant leur halte au cimetire de la haute ville.

    Or, cette circonstance toute fortuite allait avoir les plus

    graves consquences, ainsi quon le verra dans la suite de cette histoire.

    propos de cet argent, dont il fut un instant question au

    cours de leur dernier entretien, Mathias Sandorf dit au comte Zathmar et tienne Bathory que son intention tait de rendre trs prochainement visite au banquier Silas Toronthal, afin de le prvenir quil et tenir ses fonds sa disposition dans le plus bref dlai.

    En effet, les vnements devaient bientt engager le comte

    Sandorf donner le signal attendu de Trieste, dautant plus que, ce soir-l mme, il put croire que la maison de Ladislas Zathmar tait lobjet dune surveillance bien faite pour linquiter.

    Vers les huit heures, lorsque le comte Sandorf et tienne

    Bathory sortirent, lun pour regagner sa demeure de la Corsia Stadion, lautre pour retourner lhtel Delorme, ils crurent remarquer que deux hommes les piaient dans lombre, les sui-vaient quelque distance et manuvraient de manire ntre point vus.

    1 Environ 5 millions de francs.

  • 40

    Mathias Sandorf et son compagnon, voulant savoir quoi

    sen tenir, nhsitrent pas marcher sur ces personnages bon droit suspects ; mais ceux-ci les aperurent et disparurent au coin de lglise SantAntonio, lextrmit du grand canal, avant quil et t possible de les rejoindre.

  • 41

    III La maison Toronthal

    Trieste, la socit est presque nulle. Entre races diff-

    rentes comme entre castes diverses, on se voit peu. Les fonc-tionnaires autrichiens ont la prtention doccuper le premier rang, quelque degr de la hirarchie administrative quils ap-partiennent. Ce sont, en gnral, des hommes distingus, ins-truits, bienveillants ; mais leur traitement est maigre, infrieur leur situation, et ils ne peuvent lutter avec les ngociants ou gens de finance. Ceux-ci, puisque les rceptions sont rares dans les familles riches, et que les runions officielles font presque toujours dfaut, sont donc obligs de se rejeter sur le luxe ext-rieur, dans les rues de la ville, par la somptuosit de leurs quipages, au thtre, par lopulence des toilettes et la profu-sion des diamants que leurs femmes exhibent dans les loges du Teatro Communale ou de lArmonia.

    Entre toutes ces opulentes familles, on citait cette poque

    celle du banquier Silas Toronthal. Le chef de cette maison, dont le crdit stendait bien au-

    del du royaume austro-hongrois, tait alors g de trente-sept ans. Il occupait avec Mme Toronthal, plus jeune que lui de quelques annes, un htel de lavenue dAcquedotto.

    Silas Toronthal passait pour tre trs riche, et il devait

    ltre. De hardies et heureuses spculations de Bourse, un large courant daffaires avec la Socit du Lloyd autrichien et autres maisons considrables, dimportants emprunts dont lmission lui avait t confie, ne pouvaient avoir amen que beaucoup

  • 42

    dargent dans ses caisses. De l, un grand train de maison, qui le mettait trs en vidence.

    Cependant, ainsi que lavait dit Sarcany Zirone, il tait

    possible que les affaires de Silas Toronthal fussent alors quelque peu embarrasses, du moins momentanment. Quil et reu, sept ans avant, le contre-coup du trouble apport dans la Ban-que et la Bourse par la guerre franco-italienne, puis, plus r-cemment, par cette campagne que termina le dsastre de Sado-wa, que la baisse des fonds publics, celle poque, sur les prin-cipales places de lEurope et plus particulirement celles du royaume austro-hongrois, Vienne, Pesth, Trieste, leussent s-rieusement prouv, cela devait tre. Alors, sans doute, lobligation de rembourser les sommes, dposes chez lui en comptes courants, lui et cr de graves embarras. Mais il stait certainement relev aprs cette crise, et, si ce quavait dit Sarca-ny tait vrai, il fallait que de nouvelles spculations trop hasar-deuses eussent rcemment compromis la solidit de sa maison.

    Et, en effet, depuis quelques mois, Silas Toronthal, mora-

    lement du moins, avait beaucoup chang. Si matre quil ft de lui-mme, sa physionomie stait modifie son insu. Il ntait plus comme autrefois matre de lui. Des observateurs eussent remarqu quil nosait regarder les gens en face, ainsi quil avait lhabitude de le faire, mais plutt dun il oblique et demi ferm. Ces symptmes navaient pu chapper mme Mme Toronthal, femme maladive, sans grande nergie, absolu-ment soumise, dailleurs, aux volonts de son mari, et qui ne connaissait que trs superficiellement ses affaires.

    Or, si quelque coup funeste menaait sa maison de banque,

    il faut bien lavouer, Silas Toronthal ne devait pas sattendre bnficier de la sympathie publique. Quil et de nombreux clients dans la ville, dans le pays, soit, mais, en ralit, il y comptait peu damis. Le haut sentiment quil avait de sa posi-tion, sa vanit native, lair de supriorit quil prenait avec tous

  • 43

    et affectait en toutes choses, cela ntait pas fait pour attirer lui en dehors des relations daffaires. Dailleurs, les Triestains le tenaient pour un tranger, puisquil tait originaire de Raguse, cest--dire Dalmate de naissance. Aucuns liens de famille ne le rattachaient donc cette ville, dans laquelle il tait venu, il y a quelque quinze ans, jeter les fondements de sa fortune.

    Telle tait alors la situation de la maison Toronthal. Ce-

    pendant, bien que Sarcany et certains soupons cet gard, rien encore ne permettait de confirmer le bruit que les affaires du riche banquier fussent srieusement embarrasses. Son cr-dit navait reu aucune atteinte, ouvertement du moins. Aussi le comte Mathias Sandorf, aprs avoir ralis ses fonds, navait-il pas hsit lui confier une somme trs considrable, somme qui devait toujours tre tenue sa disposition, la condition den donner avis vingt-quatre heures davance.

    Peut-tre stonnera-t-on que des rapports quelconques

    eussent pu stablir entre cette maison de banque, note parmi les plus honorables, et un personnage tel que Sarcany. Il en tait ainsi, pourtant, et ces rapports remontaient deux ou trois ans dj.

    cette poque Silas Toronthal avait eu traiter des affaires

    assez importantes avec la rgence de Tripoli. Sarcany, sorte de courtier toutes mains, trs entendu dans les questions de chif-fres, parvint sentremettre dans ces oprations, lesquelles, il faut bien le dire, ne laissaient pas dtre dune nature assez sus-pecte. Il y avait eu l des questions inavouables de pots de vin, de commissions douteuses, de prlvements peu honntes, dans lesquelles le banquier de Trieste navait pas voulu paratre en personne. Ce fut en ces circonstances que Sarcany devint lagent de ces combinaisons vreuses, et rendit encore quelques autres services de ce genre Silas Toronthal. De l, une occasion toute naturelle de mettre un pied dans la maison de banque. Cest plutt la main quil convient de dire. Et, en effet, Sarcany, aprs

  • 44

    avoir quitt la Tripolitaine, ne cessa de pratiquer une sorte de chantage vis--vis du banquier de Trieste. Non pas que Silas Toronthal ft absolument sa merci. De ces oprations com-promettantes il ny avait aucune preuve matrielle. Mais la si-tuation dun banquier est dlicate. Rien quun mot peut lui faire bien du mal. Or, Sarcany en savait assez pour quil fallt comp-ter avec lui.

    Silas Toronthal compta donc. Il lui en cota mme des

    sommes assez importantes, qui furent lestement dissipes, plus particulirement dans les tripots, avec ce sans-gne dun aven-turier qui ne se proccupe pas de lavenir. Sarcany, aprs lavoir relanc jusqu Trieste, ne tarda pas devenir si importun, si exigeant, que le banquier finit par se lasser et lui ferma tout crdit. Sarcany menaa. Silas Toronthal tint bon. Et il eut raison en cela, puisque le matre chanteur dut enfin savouer que, faute de preuves directes, il tait dsarm ou peu prs.

    Voil pourquoi, depuis quelque temps, Sarcany et son hon-

    nte compagnon Zirone se trouvaient bout de ressources, nayant pas mme de quoi quitter la ville pour aller chercher fortune ailleurs. Mais on sait aussi que, dans le but de sen d-barrasser dfinitivement, Silas Toronthal venait de leur faire parvenir un dernier secours. Cette somme devait leur permettre dabandonner Trieste pour retourner en Sicile, o Zirone tait affili une association redoutable, qui exploitait les provinces de lest et du centre. Le banquier pouvait donc esprer quil ne reverrait jamais son courtier de la Tripolitaine, quil nentendrait mme plus parler de lui. En cela, il se trompait, comme en bien dautres choses.

    Ctait dans la soire du 18 mai que les deux cents florins,

    envoys par Silas Toronthal avec le petit mot qui accompagnait cet argent, avaient t adresss lhtel o demeuraient les deux aventuriers.

  • 45

    Six jours aprs, le 24 du mme mois, Sarcany se prsentait la maison de banque, il demandait parler Silas Toronthal, et telle fut son insistance que celui-ci dut consentir le recevoir.

    Le banquier tait dans son bureau, dont Sarcany referma

    soigneusement la porte, ds quil y eut t introduit. Vous encore ! scria tout dabord Silas Toronthal. Que

    venez-vous faire ici ? Je vous ai envoy, et pour la dernire fois, une somme qui doit vous suffire quitter Trieste ! Vous naurez plus jamais rien de moi, quoi que vous puissiez dire, quoi que vous puissiez faire ! Pourquoi ntes-vous pas parti ? Je vous prviens que je prendrai des mesures pour empcher vos obses-sions lavenir ! Que me voulez-vous ?

    Sarcany avait trs froidement reu cette borde laquelle il

    tait prpar. Son attitude ntait mme plus celle quil prenait dordinaire, insolente et provocante, pendant ses dernires visi-tes la maison du banquier.

    Non seulement il tait parfaitement matre de lui-mme,

    mais aussi trs srieux. Il venait dapprocher une chaise, sans quil et t invit sasseoir ; puis, il attendit que la mauvaise humeur du banquier se ft dpense en bruyantes rcrimina-tions, pour lui rpondre.

    Eh bien parlerez-vous ? reprit Silas Toronthal, qui,

    aprs quelques alles et venues dans son cabinet, venait de sasseoir son tour, mais sans parvenir se matriser.

    Jattends que vous soyez plus calme, rpondit tranquil-

    lement Sarcany, et jattendrai tout le temps quil faudra. Que je sois calme ou non, peu importe ! Pour la dernire

    fois, que me voulez-vous ?

  • 46

    Silas Toronthal, rpondit Sarcany, il sagit dune affaire que jai vous proposer.

    Je ne veux pas parler daffaires avec vous, ni ne veux en

    traiter aucune ! scria le banquier. Il ny a plus rien de commun entre vous et moi, et jentends que vous quittiez Trieste au-jourdhui mme, linstant, pour ny jamais revenir !

    Je compte quitter Trieste, rpondit Sarcany, mais je ne

    veux pas partir, avant de mtre acquitt envers votre maison ! Vous acquitter ? Vous ? En me remboursant ? En vous remboursant intrt, capital, sans compter une

    part dans les bnfices de Silas Toronthal haussa les paules cette proposition si

    inattendue, venant de Sarcany. Les sommes que je vous ai avances, reprit-il, sont pas-

    ses par profits et pertes ! Je vous tiens quitte, je ne vous r-clame rien et suis au-dessus de pareilles misres !

    Et sil me plat de ne pas rester votre dbiteur ! Et sil me plat de rester votre crancier ! Cela dit, Silas Toronthal et Sarcany se regardrent en face.

    Puis, Sarcany, haussant les paules son tour : Des phrases, tout cela, rien que des phrases ! reprit-il. Je

    vous le rpte, je viens vous proposer une trs srieuse affaire. Aussi vreuse que srieuse, sans doute ?

  • 47

    Eh ! ce ne serait pas la premire fois que vous auriez eu recours moi pour traiter

    Des mots, tout cela, rien que des mots ! rpondit le ban-

    quier, en envoyant une riposte linsolente observation de Sar-cany.

    coulez-moi, dit Sarcany, je serai bref. Et vous ferez bien. Si ce que jai vous proposer ne vous convient pas, nous

    nen parlerons plus, et je men irai ! Dici ou de Trieste ? Dici et de Trieste ! Ds demain ? Ds ce soir ! Parlez donc ! Voici ce dont il sagit, dit Sarcany. Mais, ajouta-t-il en se

    retournant, vous tes sr que personne ne peut nous entendre ? Vous tenez donc bien ce que notre entretien soit se-

    cret ? rpondit ironiquement le banquier. Oui, Silas Toronthal, car vous et moi nous allons tenir

    dans nos mains la vie de hauts personnages ! Vous, peut-tre ! Moi, non !

  • 48

    Jugez-en ! Je suis sur la piste dune conspiration. Quel est son but, je ne le sais encore. Mais, depuis la partie qui sest joue au milieu des plaines de la Lombardie, depuis laffaire de Sadowa, tout ce qui nest pas Autrichien peut avoir beau jeu contre lAutriche. Or, jai quelque raison de penser quun mou-vement se prpare, sans doute en faveur de la Hongrie, et dont nous pourrions profiter !

    Silas Toronthal, pour toute rponse, se contenta de rpon-

    dre dun ton railleur : Je nai rien tirer dune conspiration Si, peut-tre ! Et comment ? En la dnonant ! Voyons, expliquez-vous ! coutez donc , reprit Sarcany. Et il fit au banquier le r-

    cit de ce qui stait pass au vieux cimetire de Trieste, com-ment il avait pu semparer dun pigeon voyageur, la manire dont un billet chiffr il en avait gard le fac-simil, tait tomb entre ses mains, de quelle faon il avait reconnu la mai-son du destinataire de ce billet. Il ajouta que depuis cinq jours, Zirone et lui staient mis pier tout ce qui se passait, sinon lintrieur, du moins lextrieur de cette maison. Quelques personnes sy runissaient le soir, toujours les mmes, et ny entraient pas sans grandes prcautions. Dautres pigeons en taient partis, dautres y taient arrivs, les uns allant vers le nord, les autres en venant. La porte de cette demeure tait gar-de par un vieux domestique, qui ne louvrait pas volontiers et en surveillait soigneusement lapproche. Sarcany et son compa-gnon avaient mme d agir avec une certaine circonspection

  • 49

    pour ne pas veiller lattention de cet homme. Et encore crai-gnaient-ils davoir provoqu ses soupons depuis quelques jours.

    Silas Toronthal commenait couter plus attentivement

    le rcit que lui faisait Sarcany. Il se demandait ce quil pouvait y avoir de vrai dans tout cela, son ancien courtier tant sujet caution, et, en fin de compte, de quelle faon celui-ci entendait quil pt sintresser cette affaire pour en retirer un gain quel-conque.

    Lorsque le rcit eut t achev, lorsque Sarcany eut une

    dernire fois affirm quil sagissait l dune conspiration contre ltat, dont il serait avantageux dutiliser les secrets, le banquier se contenta de poser les questions suivantes :

    O est cette maison ? Au numro 89 de lavenue dAcquedotto. Et qui appartient-elle ? un seigneur hongrois. Comment se nomme ce seigneur ? Le comte Ladislas Zathmar. Et quelles sont les personnes qui le visitent ? Deux principalement, toutes deux dorigine hongroise. Lune est ? Un professeur de cette ville, qui sappelle tienne Batho-

    ry.

  • 50

    Et lautre ? Le comte Mathias Sandorf ! ce nom, Silas Toronthal fit un lger mouvement de sur-

    prise, qui nchappa point Sarcany. Quant ces trois noms quil venait de prononcer, il lui avait t facile de les connatre, en suivant tienne Bathory, lorsquil revenait sa maison de la Corsia Stadion, et le comte Sandorf, lorsquil rentrait lhtel Delorme.

    Vous le voyez, Silas Toronthal, reprit Sarcany, voil des

    noms que je nai pas hsit vous livrer. Vous reconnatrez donc que je ne cherche pas jouer au plus fin avec vous !

    Tout cela est bien vague ! rpondit le banquier, qui vou-

    lait videmment en savoir davantage avant de sengager. Vague ? dit Sarcany. Eh ! sans doute ! Vous navez pas mme un commence-

    ment de preuve matrielle ! Et ceci ? La copie du billet tait alors entre les mains de Silas Toron-

    thal. Le banquier lexaminait, non sans curiosit. Mais ces mots cryptographis ne pouvaient lui prsenter aucun sens, et rien ne prouvait quils eussent cette importance que Sarcany prtendait leur attribuer. Si cette affaire tait de nature lintresser, cela tenait, surtout, ce quelle se rapportait au comte Sandorf, son client, dont la situation vis--vis de lui ne laissait pas de linquiter, au cas o il exigerait un remboursement immdiat des fonds dposs dans sa maison.

  • 51

    Eh bien, dit-il enfin, mon opinion est que cest toujours de plus en plus vague !

    Rien ne me parat plus net, au contraire, rpondit Sarca-

    ny, que lattitude du banquier ne dmontait nullement. Avez-vous pu dchiffrer ce billet ? Non, Silas Toronthal, mais je saurai le dchiffrer, quand

    le temps en sera venu ! Et comment ? Jai t ml dj des affaires de ce genre, comme

    bien dautres, rpondit Sarcany, et je ne suis pas sans avoir eu entre les mains, bon nombre de dpches chiffres. Or, de lexamen approfondi de celle-ci, il rsulte pour moi que sa clef ne repose ni sur un nombre, ni sur un alphabet conventionnel, qui attribuerait chacune des lettres une autre signification que sa signification relle. Oui ! dans ce billet un s est un s, un p est un p, mais ces lettres ont t disposes dans un ordre, qui ne peut tre reconstitu quau moyen dune grille !

    On sait que Sarcany ne se trompait pas. Ctait le systme

    qui avait t employ pour cette correspondance. On sait aussi quelle nen tait que plus indchiffrable.

    Soit, dit le banquier, je ne le nie pas, vous pouvez avoir

    raison ; mais, sans la grille, il est impossible de lire le billet. videmment. Et comment vous procurerez-vous cette grille ? Je ne le sais pas encore, rpondit Sarcany, mais, soyez-en

    sr, je me la procurerai !

  • 52

    Vraiment ! Eh bien, votre place, Sarcany, je ne me don-

    nerais pas tant de peine ! Je me donnerai la peine quil faudra. quoi bon ? Je me contenterais daller dire la police de

    Trieste ce que je souponne, en lui portant ce billet. Je le dirai, Silas Toronthal, mais non sur de simples pr-

    somptions, rpondit froidement Sarcany. Ce que je veux, avant de parler, ce sont des preuves matrielles et, par consquent, indiscutables ! Jentends devenir matre de cette conspiration, oui ! matre absolu, pour en tirer tous les avantages que je vous offre de partager ! Eh ! qui sait mme, sil ne sera pas plus profi-table de se ranger du ct des conspirateurs, au lieu de prendre parti contre eux !

    Un tel langage ne pouvait tonner Silas Toronthal. Il savait

    de quoi Sarcany, intelligent et pervers, tait capable. Mais si cet homme nhsitait pas parler de la sorte devant le banquier de Trieste, cest quil savait, son tour, quon pouvait tout proposer Silas Toronthal, dont llastique conscience saccommodait de nimporte quelles affaires. Dailleurs, on ne saurait trop le rp-ter, Sarcany le connaissait de longue date, et il avait, en outre, des raisons de croire que la situation de la maison de banque tait embarrasse depuis quelque temps. Or, le secret de cette conspiration, surpris, livr, utilis, ne pouvait-il lui permettre de relever ses affaires ? Cest l-dessus que tablait Sarcany.

    De son ct, Silas Toronthal, en ce moment, cherchait

    jouer serr avec son ancien courtier de la Tripolitaine. Quil y et en germe quelque conspiration contre le gouvernement au-trichien, dont Sarcany avait dcouvert les auteurs, il ntait pas loign de ladmettre. Cette maison de Ladislas Zathmar, dans laquelle se tenaient de secrets conciliabules, cette correspon-

  • 53

    dance chiffre, la somme norme dpose chez lui par le comte Sandorf et qui devait toujours tre tenue sa disposition, tout cela commenait lui paratre fort suspect. Trs probablement, Sarcany avait vu juste en ces circonstances. Mais le banquier, dsireux den apprendre davantage, de connatre le fond de son jeu, ne voulait pas encore se rendre. Aussi, se contenta-t-il de rpondre dun air indiffrent :

    Et puis, lorsque vous serez parvenu dchiffrer ce billet,

    si vous y parvenez, vous verrez quil ne sagit que daffaires purement prives, sans aucune importance, et, par consquent, dont il ny aura aucun profit tirer pour vous ni pour moi !

    Non ! scria Sarcany, avec laccent de la plus profonde

    conviction, non ! Je suis sur les traces dune conspiration des plus graves, conduite par des hommes de haut rang, et jajoute, Silas Toronthal, que vous nen doutez pas plus que moi !

    Enfin, que me voulez-vous ? demanda le banquier,

    cette fois, trs nettement. Sarcany se leva et rpondit dune voix un peu plus basse,

    mais en regardant le banquier dans les yeux : Ce que je veux, et il insista sur ce mot, le voici : je

    veux avoir accs le plus tt possible dans la maison du comte Zathmar, sous un prtexte trouver, puis gagner sa confiance. Une fois dans la place, o personne ne me connat, je saurai bien memparer de la grille et dchiffrer cette dpche, dont je ferai usage pour le mieux de nos intrts !

    De nos intrts ? rpta Silas Toronthal. Pourquoi tenez-

    vous me mler cette affaire ? Parce quelle en vaut la peine, et que vous en retirerez un

    grand bnfice !

  • 54

    Eh ! que ne la faites-vous seul ? Non ! Jai besoin de votre concours ! Expliquez-vous donc enfin ! Pour arriver mon but, il me faut du temps, et pour at-

    tendre, il me faut de largent. Or, je nen ai plus ! Votre crdit chez moi est puis, vous le savez ! Soit ! Vous men ouvrirez un autre ! Et quy gagnerai-je ? Ceci : Des trois hommes que je vous ai nomms, deux

    sont sans fortune, le comte Zathmar et le professeur Bathory, mais le troisime est riche, extrmement. Les biens quil pos-sde en Transylvanie sont considrables. Or, vous nignorez pas que, sil est arrt comme conspirateur, et condamn, ses biens confisqus iront pour la plus grande part ceux qui auront d-couvert et dnonc la conspiration ! Vous et moi, Silas Toron-thal, nous partagerons !

    Sarcany se tut. Le banquier ne rpondait pas. Il rflchis-

    sait ce quon lui demandait comme entre de jeu. Dailleurs, ce ntait point un homme se compromettre personnellement dans une affaire de cette nature ; mais il sentait que son agent, lui, serait homme le faire pour tous les deux. Sil se dcidait prendre sa part de cette machination, il saurait bien le lier par un trait qui le mettrait sa merci, tout en lui permettant de rester dans lombre Il hsita, pourtant. Bon ! tout prendre, que risquait-il ? Il ne paratrait pas dans cette odieuse affaire, et il en recueillerait les bnfices, bnfices normes, qui pou-vaient rtablir la situation de sa maison de banque

  • 55

    Eh bien ? demanda Sarcany. Eh bien, non ! rpondit Silas Toronthal, effray surtout

    davoir un tel associ, ou, car le mot est plus juste, un tel com-plice.

    Vous refusez ? Oui ! Je refuse ! Au surplus, je ne crois pas au succs

    de vos combinaisons ! Prenez garde, Silas Toronthal, scria Sarcany dun ton

    menaant, sans se contraindre, cette fois. Prendre garde ! Et quoi, sil vous plat ? ce que je sais de certaines affaires Sortez, Sarcany ! rpondit Silas Toronthal. Je saurai bien vous forcer Sortez ! En ce moment, un lger coup fut frapp la porte du bu-

    reau. Pendant que Sarcany se rangeait vivement du ct de la fentre, la porte stait ouverte, et un huissier disait haute voix :

    Monsieur le comte Sandorf prie monsieur Toronthal de

    vouloir bien le recevoir. Puis il se retirait. Le comte Sandorf ? scria Sarcany.

  • 56

    Le banquier, dune part, ne put tre que fort contrari de

    voir Sarcany instruit de cette visite. De lautre, il pressentit que de grands embarras allaient rsulter pour lui de larrive si inat-tendue du comte.

    Eh ! que vient faire ici le comte Sandorf ? demanda Sar-

    cany dun ton assez ironique. Vous avez donc des relations avec les conspirateurs de la maison Zathmar ? En vrit, je me suis peut-tre adress un des leurs !

    Sortirez-vous, enfin ? Je ne sortirai pas, Silas Toronthal, et je saurai pourquoi

    le comte Sandorf se prsente votre maison de banque ! Ces mots prononcs, Sarcany se jeta dans un cabinet, atte-

    nant au bureau, dont la portire retomba aprs lui. Silas Toron-thal fut sur le point dappeler, afin de le faire expulser, mais il se ravisa :

    Non, murmura-t-il, mieux vaut, aprs tout, que Sarcany

    entende ce qui va se dire ici ! Le banquier sonna lhuissier et donna lordre dintroduire

    immdiatement le comte Sandorf. Mathias Sandorf entra dans le cabinet, rpondit froide-

    ment, ainsi que cela tait dans son caractre, aux empresse-ments de Silas Toronthal. Puis, il sassit dans un fauteuil que lhuissier venait de lui avancer.

    Monsieur le comte, dit le banquier, je ne mattendais pas

    votre visite, ne vous sachant pas Trieste ; mais la maison Toronthal est toujours honore de vous recevoir.

  • 57

    Monsieur, rpondit Mathias Sandorf, je ne suis que lun de vos moindres clients, et je ne fais point daffaires, vous le sa-vez. Cependant, jai toujours vous remercier davoir bien voulu prendre en dpt les quelques fonds que javais de disponibles en ce moment.

    Monsieur le comte, reprit Silas Toronthal, je vous rap-

    pelle que ces fonds sont en compte courant chez moi, et je vous prie de ne point oublier quils vous rapportent intrt.

    Je le sais, monsieur rpondit le comte Sandorf ; mais,

    je vous le rpte, ce nest point un placement que jai voulu faire dans votre maison, ce nest quun simple dpt.

    Soit, monsieur le comte, rpondit Silas Toronthal. Ce-

    pendant, largent est cher, en ce moment, et il ne serait que juste que le vtre ne restt pas improductif. Une crise financire me-nace de stendre sur le pays tout entier. La situation est trs difficile lintrieur. Les affaires sont paralyses. Quelques fail-lites de maisons importantes ont branl le crdit public, et dautres sont encore craindre

    Mais votre maison est solide, monsieur, dit Mathias San-

    dorf, et je sais, de bonne source, quelle na t que trs peu prouve par le contre-coup de ces faillites ?

    Oh ! trs peu, rpondit Silas Toronthal avec le plus grand

    calme. Le commerce de lAdriatique nous assure, dailleurs, un courant daffaires maritimes qui manque aux maisons de Pesth ou de Vienne, et nous navons t que trs lgrement touchs par la crise. Nous ne sommes donc pas plaindre, monsieur le comte, et nous ne nous plaignons pas.

    Je ne peux que vous en fliciter, monsieur, rpondit Ma-

    thias Sandorf. Toutefois, je vous demanderai si, propos de

  • 58

    cette crise, on na pas parl de quelques complications lintrieur ?

    Bien que le comte Sandorf et fait cette question sans para-

    tre y attacher la moindre importance, Silas Toronthal lobserva avec un peu plus dattention. Cela pouvait, en effet, se rapporter ce que venait de lui apprendre Sarcany.

    Je ne sais rien cet gard, rpondit le banquier, et je nai

    point entendu dire que le gouvernement autrichien et quelque apprhension ce sujet. Est-ce que vous, monsieur le comte, vous auriez raison de penser que quelque vnement prochain

    Aucunement, rpondit Mathias Sandorf ; mais, dans la

    haute banque, on est quelquefois inform de choses que le pu-blic ne connat que plus tard. Voil pourquoi je vous avais pos cette question, tout en laissant votre convenance dy rpondre ou non.

    Je nai rien entendu dire dans ce sens, rpliqua Silas To-

    ronthal, et, dailleurs, avec un client tel que vous, monsieur le comte, je ne me croirais pas le droit de me renfermer dans une discrtion, dont ses intrts pourraient avoir souffrir !

    Je vous en remercie, monsieur, rpondit le comte San-

    dorf, et je pense, comme vous, quil ny a rien craindre lintrieur ni lextrieur. Aussi vais-je bientt quitter Trieste pour retourner en Transylvanie, o mappellent des affaires ur-gentes.

    Ah ! vous partez, monsieur le comte ? demanda vivement

    Silas Toronthal. Oui dans une quinzaine de jours, au plus tard. Et vous reviendrez sans doute Trieste ?

  • 59

    Je ne le crois pas, monsieur, rpond