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Mémoire d’hommes précédé de Les Matins bleus Jean-François Dubois

Matins bleus suivi de Mémoire d'hommes

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« Un éclat d'obus qui vint te cueillir, te chercher, se perdre là où tu te trouvais. Marchant courbé dans un boyau, ou la tête rentrée dans les épaules en faction à un créneau de guetteur, ou assis dans la fausse sécurité d'un abri en train de boire du jus, de lire ou d'écrire une lettre, d'attendre que ça finisse… de dormir. Ou même, de la façon la plus vulgaire, aux feuillées, car la mort partout se moque de la posture dans laquelle elle saisit le vif. Un éclat d'obus. Peut-être pas plus gros qu'un grain de maïs et qui fait un trou net dans la tempe, d'où le sang jaillit avec de la cervelle. » (extrait)

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Mémoire d’hommesprécédé de

Les Matins bleus

Jean-François Dubois

Les Matins bleus sont ceux qui succédèrent à ladisparition de la mère de l’auteur. Celui-ci, enremontant le temps et la généalogie familiale,signe un livre de mémoire intense.

« Les seuls récits, fictifs ou non, qui metouchent vraiment sont ceux qui rapportent latotalité d’une existence. C’est ce que j’ai essayé defaire, avec les éléments dont je pouvais disposer,pour deux oncles de ma mère et deux cousins demon père, tous tués à la guerre de 14-18. »

C’est la mémoire de ces hommes qu’il célèbre etnous livre aujourd’hui dans un texte où le récit etl’évocation se relaient sans relâche.

Jean-François Dubois est né en 1950 àChâteaubriant. Il vit aujourd’hui à Blain (Loire-Atlantique). Il a publié plusieurs livres de poésie etde textes en prose, notamment Limonaires (PleinChant, 1986), Les Unes et quelques autres (PleinChant, 1989), Jamais bien loin (Le dé bleu, 1994),Corbeaux délicieux (Wigwam, 2001) et Il y a toujoursun chien qui court sur une plage (L’escarbille, 2005). M

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Éditions Apogée – Diffusion PUFISBN 978-2-84398-301-615 € TTC en France Éd

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Collection « Piqué d’étoiles »dirigée par Jacques Josse et François Rannou

© Éditions Apogée, 2008ISBN 978-284398-301-6

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Tu t’es en allée à l’aube, et durant la dizaine de jours de la mi-janvier qui ont suivi les matins étaient bleus. Du même bleu, profond et grave, qui s’extrayait de la nuit pour s’éclaircir peu à peu en une vingtaine de minutes.

Quelque part une lumière clignotait. Un lampadaire devant lequel le vent agitait des branches. Comme une lueur de vie ou une idée en train de naître ou de mourir elle aussi. Avec le jour elle disparaissait comme si elle n’avait jamais été.

Mais en attendant, c’était cette heure terrible et belle dans le bleu dur de l’aube. L’heure des exécutions, des assauts, des nais-sances, l’heure des basses œuvres et des ultimes recours, de la grâce accordée ou rejetée. L’heure autrefois où les allumeurs de réverbères achevaient leur office comme en rallumant le jour.

Toi dans le cercueil tourné vers l’autel. Moi à ton côté, mais comme si tes pieds appuyaient contre ma poitrine… Je veux croire que tu aurais aimé la cérémonie telle qu’elle s’est dérou-lée dans la chapelle de l’établissement. Les chants et les lectures choisis la veille avec l’aumônier. Ce passage de Job parlant du Jugement que j’ai lu en contenant mes larmes. Cela faisait des années que je n’avais plus participé à un service religieux, prié, chanté, tracé le signe de la croix, ni communié. Je l’ai fait pour toi, en lieu de toi. Tu m’aurais demandé de prier à ton chevet dans ces dernières semaines, je l’aurais fait, j’aurais eu cette faiblesse humaine, je n’aurais pas eu l’intransigeance de Stephen Dedalus

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en face de sa mère mourante. Le reste maintenant, la suite ne regardent que moi.

Dans le peu de temps qui a précédé la mise en bière, quand je me penchais pour baiser son front dur et glacé, ce que je humais à la racine des cheveux, c’était un parfum composite de savon Cadum, de Petrole Hahn et d’eau de Cologne qui concentrait encore le souvenir de la vivante qu’elle avait été. Non, ce n’était pas le goût de terre et de mort qui fait suffoquer de nostalgie et de désespoir François Seurel tandis qu’il transporte, serré contre lui, le cadavre d’Yvonne de Galais éperdument aimée.

Des années que je la retournais, que je la repoussais dans ma tête, avec cette manie des citations, cette manie de la vie par procuration littéraire, comme une formule de conjuration muette, en me promettant de ne pas l’écrire, de ne pas la prononcer pour mon compte, la fameuse phrase de Meursault qui ouvre le roman : « Aujourd’hui, maman est morte. » Et puis ce fut vrai, ce fut aujourd’hui, la voix de l’infirmière au téléphone disant l’indici-ble. Il y avait un quart d’heure que c’était arrivé… Je ne sais pas combien d’autres quarts d’heure se sont additionnés avant que je le note sur mon carnet. Il était impossible de ne pas l’écrire, de ne pas inscrire cela quelque part au moment où tu étais effacée du texte de ma vie. Ce fut l’affaire de quelques mots, à peine quelques lignes en haut d’une page. Et ce qui restait sur la page, je l’ai laissé à jamais en blanc avant de reprendre, après trois jours, en haut de la suivante.

Tu n’as pas vécu le 29 février de ton année de naissance ni celui de celle-ci. Entre les deux, quatre-vingt-quinze ans se sont quand même écoulés, ce qui fait bien des jours d’existence et un certain nombre d’années bissextiles. Tu es née un samedi à midi, on fêtait sainte Lucile, en ce mois d’octobre les jours diminuaient encore d’une heure quarante-sept. Les illustrations d’un calen-drier des Postes et Télégraphes d’alors représentent des gens de la bonne société se livrant à des jeux de plage : des jeunes filles

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font la course aux œufs ; des jeunes femmes aux yeux bandés, tenues en laisse par des hommes en canotier, essaient de passer entre des alignements de bouteilles de champagne… Clémen-ceau réprimait les mouvements sociaux, faisait donner la troupe à Draveil, à Villeneuve-Saint-Georges, à Narbonne ; tandis que l’Autriche-Hongrie annexait la Bosnie-Herzégovine au mépris de la Serbie. Tu es morte un mercredi de janvier, fête de sainte Nina, à 8 h 15, alors que la lumière recommençait de gagner du terrain chaque jour. Je n’ai pas de calendrier illustré de cette année-ci, mais maintenant le spectacle social, le décervelage ludique s’éta-lent sur les écrans de télévision. La vie, l’Histoire continuent pour nous, et nous ne savons pas où nous allons.

Tu es debout près de lui, rayonnante, les deux mains enser-rant son poignet. Pression légère de ton sein, de ton bras contre son bras. Chapeau de ville à large bord, tailleur blanc à manches courtes, dentelles ornant le décolleté et les manchettes des gants de filoselle. Peut-être la toilette dont il aimait si volontiers raconter l’anecdote de la première fois où tu lui apparus avec. Lui rentrant à pied du travail et apercevant une jeune femme qui s’avance sur l’autre trottoir ; en appréciant – peut-être avec un rien de culpa-bilité – l’élégance et les charmes, pour finir par reconnaître son épouse, toi qui venais à sa rencontre.

Une photographie un peu antérieure vous représente posant au même endroit, au milieu de l’allée dallée du jardin du 10, rue Tour-Notre-Dame. C’est le matin de votre nuit de noces, vous êtes en robe de chambre, les corps rapprochés dans une intimité plus troublante.

Je suis retourné quelques jours à Boulogne-sur-Mer à la fin de cet été. Ai pris quelques photos avec personnages en creux, reproduisant scrupuleusement l’angle de vue et la distance d’anciennes photos. Les deux que j’avais faites en 1981, après la mort de papa, où tu posais dans la rue du Cloître, puis sur les remparts. Et celle plus lointaine, l’été 38, où vous vous teniez sur le seuil du 31 de la rue de Bertinghen.

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Les seuls récits, fictifs ou non, qui me touchent vraiment sont ceux qui rapportent la totalité d’une existence, entre « Né le… à… » et « Mort le… à… ». C’est ce que j’ai essayé de faire, avec les éléments dont je pouvais disposer, pour deux oncles de ma mère et deux cousins de mon père, tués tous les quatre à la guerre de 14-18. Sur l’Internet on trouve un site du ministère de la Défense qui recense, entre autres, les fiches signalétiques des soldats « morts pour la France » durant le premier conflit mondial : plus d’un million trois cent mille. Il s’intitule « Mémoire des hommes ». Ici, la mémoire de quatre d’entre eux.

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Pour mes parents.

Pour mes tantes Maria Dubois, Hélène et Marie Deniaud. Et leurs maris, mes oncles Édouard Géneau, Albert Monnier et Georges Billon, bien qu’ils n’apparaissent pas dans ce qui suit.

In memoriam.

« Si je m’étais engagé dans ce travail, c’est que je refusais que les gens et les choses disparaissent sans laisser de trace. »

Patrick Modiano, Chien de Printemps.

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Julien Lethu

Ma mère avait à peine six ans quand son oncle Julien partit à la guerre et il est probable qu’elle ne le vit pas partir. Dans les souvenirs qu’elle a laissés par écrit, elle fait allusion à lui en ces termes : « Je le revois avec sa grande houppelande. Il était très gentil avec nous, il nous disait de dire notre prière pour tous les soldats au combat et les autres, et il nous embrassait. »

En réalité, il n’eut sans doute pas l’occasion de passer au pays embrasser ses petites nièces, et bien plutôt était-il déjà au front quand on leur demanda de prier pour lui et les autres soldats. La scène à la houppelande a dû se placer six mois auparavant, au moment où Julien, répondant à la vocation religieuse, quitta son village natal pour gagner l’Angleterre. Le jour où sa propre mère, qui ne s’inclinait devant personne, s’agenouilla devant lui pour recevoir sa bénédiction.

Le 1er février 1914, il entrait comme frère « coadjuteur » au noviciat jésuite de Cantorbéry, et c’est là que vint le chercher le décret de mobilisation du 1er août suivant. Il fut un des 655 frères ou prêtres de son ordre qui regagnèrent alors la France pour accomplir leur devoir civique, un des 163 qui y perdirent la vie durant les hostilités.

Nous ne sommes que de passage ici-bas, et ce qui nous a été prêté en naissant, il faudra finir par le rendre. Ce doit être ainsi que de bonne heure Julien, né le 13 juillet 1889, a perçu qu’il ne

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s’appartenait pas tout à fait. Déjà, on lui avait redonné le prénom d’un frère mort en bas âge neuf ans avant sa naissance, comme à charge d’accomplir le destin et les promesses de ce prédécesseur.

Le village de la Clardais, où ses parents avaient leur ferme, tourne le dos de ses maisons aux marais de Vilaine et, au sud, regarde vers les petites hauteurs boisées ondulant entre Avessac et Saint-Nicolas-de-Redon. De l’autre côté des marais, sur le versant nord de la Vilaine, ce sont des pentes plus douces qui montent progressivement vers Sainte-Marie. Un de ces paysages des provinces de l’Ouest où l’atmosphère s’imprègne d’une sorte de mysticisme au quotidien, où les travaux et les jours mêmes semblent balisés par les clochers et les calvaires de la tradition chrétienne.

Les Lethu, moins que d’autres, n’échappent à cette osmose spirituelle. Chez eux, on n’hésite pas à s’approprier le souve-nir d’un grand-oncle de la grand-mère paternelle, qui fut prêtre réfractaire durant la Révolution ; à montrer la grange où il disait la messe, le chêne creux où il se cachait. On se plaît aussi à attribuer l’origine du patronyme familial à un Breton finistérien qui serait venu chouanner ici à la même époque avant d’y faire souche.

À cette nouvelle charnière de deux siècles, alors que se perpétue autrement la lutte entre forces conservatrices et répu-blicaines, c’est une famille qui se reconnaît dans les valeurs de la religion et de l’ordre établi, dans le culte de la Vierge et des saints, comme dans le respect du labeur et de la hiérarchie sociale. Où le mendiant de passage trouve le gîte et le souper, en parta-geant le pain et la prière commune. Où aussi bien, les veilles des mariages des enfants, le curé et ses vicaires, le maire, le notaire, la directrice de l’école libre et tous les notables bien-pensants des environs sont invités à dîner sur des nappes blanches.

Julien aime et respecte ses parents.Son père, Joseph, homme de tradition et de devoir, sait accep-

ter les responsabilités découlant de ses convictions religieuses : membre du comité de gestion de l’école privée de filles et du conseil de fabrique, c’est à ce dernier titre qu’il assiste en 1906, aux côtés du curé, à l’inventaire des biens de l’église paroissiale, pour lequel les autorités, en plus des gendarmes, ont fait appel à

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la troupe et à deux pelotons de cavalerie. Au reste, aussi bon que pieux, il est si brave homme qu’il n’y a rien de plus à en dire.

Pour Jeanne, la mère, c’est une autre affaire…Dans tous les environs, on ne l’appelle pas autrement que la

Morla. Le cri de la gardienne de vaches lançant son chien pour ramener la bête qui s’écarte : « Mords-la ! » On a dû trouver que c’était un surnom qui la dépeignait bien au total.

Orpheline de mère à deux ans, illettrée, elle n’a sans doute pas connu une enfance très choyée. Puis le mariage tôt venu, les enfants (onze échelonnés entre 1873 et 1893 : Julien est le neuvième) dont les soins s’ajoutent à ceux du ménage et de la ferme. Mais comme on dit, pas de fumée sans feu : l’autorita-risme et l’intransigeance, combinés à la rigidité morale et au souci de la respectabilité, ont dû trouver dans sa nature profonde un terrain favorable.

Certains des enfants, devenus adultes, en feront l’expérience plus ou moins traumatisante. C’est Joseph, son aîné, un peu trop adonné à la bouteille, dans laquelle elle verse un jour à son insu du pétrole, pour lui en faire passer le goût. C’est Marie, ma grand-mère, qu’elle contraint le matin de ses noces à emmener au lavoir le linge de table du dîner offert la veille aux notabilités, et qui se rebiffant pour aller l’étendre reçoit une gifle magistrale (elle a vingt-six ans) dont elle garde la marque toute la journée.

C’est encore Françoise, la troisième fille, qui à chaque nouveau prétendant qu’elle s’épuise à présenter à sa mère s’attire la même réponse : « Je ne t’ai pas bercée pour celui-là ! »

La Morla garde jalousement son troupeau, ramène sans excès de douceur les ouailles égarées ou les fuyardes.

Mais comme tout despote, elle a aussi ses favoris, plus dociles ou plus proches de son cœur. Ainsi Jeanne, sa première fille, dont la délicatesse ou la mollesse devant les travaux pénibles trouve bizarrement grâce à ses yeux. Ainsi Emmanuel, le petit dernier, un moment destiné à la prêtrise et qui transmettra plus tard de l’atmosphère familiale des images d’églogue chrétienne.

Ainsi, sans doute à cause de ses propres prédispositions reli-gieuses, Julien lui-même…

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