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La figura de Gautier, hoy quizás demasiado olvidada, articuló el mundo de la cultura parisina durante las décadas centrales del siglo XIX. Este estudio corre a cargo de uno de los escritores que mejor lo conoció: Maxime du Camp
Thophile Gautier (2edition) par Maxime Du
Camp,...
Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France
http://gallica.bnf.frhttp://www.bnf.fr
Du Camp, Maxime (1822-1894). Thophile Gautier (2e dition) par Maxime Du Camp,.... 1895.
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LES GRANDS CRIVAINS FRANAIS
THOPHILEGALTIER-?
PARr
MAXIME DU CAMP
THOPHILE GAUTIER
VOLUMES DE LA COLLECTION DJ PARUS
VICTOR COUSIN, par M. Jules Simon, de l'Acadmie franaise.
MADAME DE SYIGNE, par M. Gaston Huissier, de l'Acadmie franaise.
MONTESQUIEU, par M. Allicn Sorel, de l'Institut.
CKOKGE SAND, par M. E. Ctiro, de l'Acadmie franaise.
TUUGOT, par M. Lon Stiy, dput, de l'Acadniie franaise.
TIIIERS, par M. P. de limusal, snateur, de l'Institut.
D'ALEMIIERT, par M. Joseph Bertrand, de l'Acadmie franaise, secrtaire
perptuel de l'Acadmie des sciences.
VAUVENARGUES, par M. Mnurirr. Paleolugue.
MADAME DE STAL, par M. Albert Sont, de l'Institut.
THOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Acadmie franaise.
HERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M. Annie Rnrine.
MADAME DE LA FAYETTE, par le comte dlloussomtlle, de l'Acadmie
franaise.
MIHABEAU, par M. Edmond Housse, de l'Acadmie franaise.
RUTEBEUF, par M. Clc'dat, professeur de Facult.
STENDHAL, par M. Edouard Uad.
ALFRED DE VIGNY, par M. Uourire Polcologue.
BOILEAU, par M. G. Lanson.
CHATEAL'URIAND, par M. de Leseure.
FNELON, par M. Paul Jana, de l'Institut.
SAINT-SIMON, par M. Gastun Boissier, de l'Acadmie franaise.
RABELAIS, par M. Eeiii Millet.
J.-J. ROUSSEAU, par M. Arthur Chuauel.
LESAGE, par M. Eugne Lintilhae.
DESCAHTES, par M. Alfred Fouille.
VICTOR HUGO, par M. LopoU lUbilleau.
ALFRED DE MUSSET, par M. Anide Barine.
JOSEPH DE MAISTRE, par M. George Cogordan.
FROISSART, par Mme Mary Dnrmestaer.
DIDEROT, par M. Joseph Keinath.
GUIZOT, par M..(. liarioux, de l'Institut.
MONTAIGNE, par M. Paul Slapfer.
Chaque volume, rtt'CC un portrait en liliografure (r
Coulommiers. Imp. Paci. IiRODARD. COJ-9'i.
THK01MI1LI-: (VACTIKK
LES GRANDS CRIVAINS FRANAIS
THEOPHILE GAUTIER1'Ali
MAXIME DU CAMP
DE L'ACADMIE FRANAISE
Etl tout quelque chose comme trois cents volumes, ce qui fait que tout lu monde
m'appelle paresseux et me demande quoije m'occupe.
et, rno quoi
(Thophile Gautieu.)
DEUXIEME EDITION
PARISLIBRAIRIE HACHETTE ET Gic
79, nouLEVAisn saint-germain, 79
1895
Uni; La de lra.jur.ajou et do lepimud o lcem:
THOPHILE GAUTIER
CHAPITRE 1
LA JEUNESSE
Thophile Gautier a t le type de ce que lesrdacteurs en catalogues de librairie nomment un
polygraphe. C'tait un crivain, au large sens du
mot; il n'a pas imit ces gens de lettres qui, parstrilit ou par got, se cantonnent dans une spcia-lit dont ils prennent tellement l'habitude, qu'il leurest impossible d'en sortir et qui se trouvent dpayssds qu'ils ne sont plus dans leur domaine ordinaire.Pour lui, le champ, le vaste champ de la littrature,n'eut pas de terrains inconnus. Plus et mieux que Pic.de la Mirandole, il aurait pu offrir le combat, tout
venant, pour discuter de orniti re scibili et quibusdemaius, car, au cours de son existence, il en a sans
cesse dissert, ]a plume la main. Lorsque l'on
regarde l'ensemble de son uvre, produit de qua-rante annes de travail, on reste surpris et respec-
6 THOPHILE GAUTIER.
tueux d'un si considrable labeur qui s'est tendu
sa.ns difficult sur des sujets dont la diversit est
prodigieuse et qu'ila traits toujours avec origina-
lit, souvent avec la supriorit d'un matre.
Dans le renouveau littraire dont Chateaubriand
fut le prcurseur, ThophileGautier marche au pre-
mier rang, brandissant sa bonne plumede Tolde,
comme l'on disait au temps des batailles roman-
tiques, ne cdant le pas personne, se jetant au
plus fort de la mle, faisant facede toutes parts
et redoublant d'audace sous les invectives dont la
nouvelle cole tait l'objet. Il est rest fidle aux
croyances de sa jeunesse; dans les derniresannes
de sa vie, annes lourdes et parfois pnibles, son
cur battait plus vite et son teint s'animait lorsqu'il
parlait de la premire reprsentationde Hernani et
des horions changs pendant que Ligier-Triboulet
dbitait les tirades du Roi s'amuse. Sa foi, j'entends
sa foi littraire, tait si profonde et si vivace, que
le long exercice du mtier ne l'a point affaiblie. Il
fut fervent jusqu' l'heure suprme, et si, avant de
fermer les yeux pour jamais, il s'est tourn vers le
monument que les crivains de sa gnration, potes
et prosateurs, ont dili la renaissance de l'art,il
a d tre rassur sur 1 avenir de son nom, en consta-
tant qu'il l'a inscrit sur une des pierres du couron-
nement.
Pour la postrit, la pyramide s'lve d'elle-mme.
Les oublis forment la base, invisible, presque dis-
parue dans les fondations; puis les mdiocres,les
LA JEUNESSE. -j
incomplets, ceux dont la volont fut plus nergiqueque le talent, les auteurs que la mode a quelque tempssoutenus sur ses ailes fragiles, les romanciers, les
historiens, que sais-je encore, les officiers de l'arme
littraire; enfin tout en haut, presque dans les cieux,le pote prenant la place qui lui tait due pendant savie et qu'on ne lui accorde qu'aprs sa mort. A com-
bien d'crivains de haute vole ne pourrait-on pas
appliquer l'pitaphe que Gombaud a rime pourMalherbe
L'Apollon de nos jours, Malherbe, ici repose;Il a vcu longtemps sans se louer du sort.En quel sicle? Passant, je n'en dis autre chose,II est mort pauvre. Et moi je vis comme il est mort.
Mille causes secondaires exercent une influence
souvent tyrannique sur l'opinion et repoussent les
crivains vivants loin du rang que leur assignait un
mrite suprieur. L'avenir seul, dgag des proc-
cupations du temps o ils jetaient leurs uvres
parmi les hommes, est assez indpendant pour leur
donner un numro d'ordre dans le panthon des
gloires de l'esprit humain. Rclames et dnigre-ments, chutes et succs, sifflets et bravos, l'avenir
n'en tient compte; tt ou tard, la rputation, avilie
ou exagre, prend un niveau dfinitif, d'elle-mme,sans que rien puisse le modifier. C'est lit le travail,
presque inconscient, coup sr dsintress, de la
postrit, qui dure plus ou moins longtemps, selon
le degr et l'intensit du talent. H me semble qu'a
8 THOPHILE GAUTIER.
l'tiage de la clbrit, le nom de Thophile Gautier
se maintiendra une bonne hauteur, le premier peut-
tre aprs celui de Musset, de Lamartine et de Victor
Hugo. En tous cas, les vers de Gautier partagent avec
ceux de Musset une qualit de premier ordre
seuls, de leur poque, ils ne sont point entachs
de rhtorique.
Pour peu que l'on ait eu quelque tendresse dans
les sentiments, on garde au fond du cur une sorte
de chapelle spulcrale o vivent encore ceux qui ne
sont plus et que l'on a aims. Tout embaums dans
les parfums du souvenir, ils apparaissent ds qu'onles voque, rpondent lorsqu'on les interroge et
semblent ressaisir rellement leur ancienne exis-
tence, pour la partager avec nous, tant leurs penses
se mlent aux ntres, tant ils excellent ressusciter
les choses passes que nous avions cru mortes. C'est
une apparition si l'on ferme les paupires, on s'ima-
gine les voir avec leurs gestes familiers, leur attitude,
leur dmarche; si l'on prte l'oreille, on croit les
en.tendre. Parmi ceux qui habitent ma ncropole
intrieure, si peuple, hlas! et o dorment tant
d'tres qui me furent chers, Thophile Gautier
est un de ceux que j'appelle le plus souvent pour
parler des temps couls et de nos amis communs
prs desquels il dort aujourd'hui.Plusieurs que j'ai connus et qui ont partag l'af-
fection que je lui avais voue, taient des hommes
et non des demi-dieux. J'ai vcu prs d'eux et je les
ai jugs en contemporain, car entre eux et moi le
LA JEUNESSE. t.
verre grossissant de la postrit ne s'tait point
interpos. Les dtails de leur existence personnellen'ont pas encore, pour moi du moins, t li-
mins par le temps; j'aperois l'uvre a travers
l'homme; l'une complte l'autre, celui-ci fait com-
prendre celle-l, et ce serait mentir la vrit quede les sparer. Il est impossible de juger un com-
pagnon de la vie, comme l'on peut juger un per-
sonnage mort depuis un ou cfeux sicles. 11 en est
des hommes ainsi que des paysages l'loignementles embellit, mais les dnature, car la distance les
noie de lumire, en adoucit les contours, en dissi-
mule les rugosits. Ceux qui ont vu, qui ont t
les associs des jours, les confidents, parfois mme
les confesseurs, ceux qui se souviennent n'entendent
pas sonner l'heure des apothoses; mais ils se doi-
vent d'tre sincres, par respect mme pour celui
dont ils parlent, qui souvent y gagne de revivre dans
sa ralit et avec des qualits que les admirateurs
quand mme n'ont point souponnes. Pour les
tmoins de l'existence de bien des crivains, ce
qu'il y a d'extraordinaire dans leur uvre, ce n'est
pas l'uvre elle-mme, c'est la difficult travers
laquelle ils l'ont accomplie; c'est que rien, ni la
gne, pour ne dire la pauvret, ni les tourments quiea rsultent, n'ont pu interrompre l'essor de leur
talent. C'est l cependant ce qu'il faut expliquer
pour faire comprendre ce qu'ils ont eu d'excep-tionnel; c'est l aussi ce qu'il faut dire afin de les
venger de la lgret ddaigneuse avec laquelle le
1U THOPHILE GAUTIER.
gros public ci mme la bonne compagnie les a
traits un garon de belles lettres et qui fait des
vers, nomm La Fontaine , disait ce cancanier de
Tallemant des Raux. C'est ainsi que l'on en parle
lorsqu'ils sont encore de ce monde,
(Ju'itte, aprl's un long examen,A leur dresser une statuePour l'honneur du genre humain.
Thophile Gautier sut promptement que l'on
considre la posie comme une sorte d'agrable
superftation, inutile en soi, bonne au plus divertir
quelques dsuvrs, suffisamment rcompense parle renom qu'elle fait natre, indigne, en somme, d'un
homme srieux et ne mritant que des encourage-ments striles. A cet gard, quelles que soient la
diversit d'origine et la divergence des principes,les gouvernements sont d'accord. Le S/cl/o d'Alfred
de Vigny a beau sortir de la vrit historique, il
n'en reste pas moins philosophiquement vrai. Tho-
phile Gautier en fit une exprience qui dura prs de
quarante ans, pendant lesquels il tourna la meule du
journalisme afin de ne pas manquer du pain quoti-dien. Ni la dynastie de Juillet, ni la seconde Rpu-
blique, ni le second Empire, ou cependant il comp-tait des amis, ne s'imaginrent qu'une place suffi-
semrnent rtribue une sincure, si l'on veut
tait due un crivain qui n'attendait que d'tre
libr d'une besogne infrieure pour tendre toute
l'envergure de ses ailes. Il avait acce.pt son sort
LA JEUNESSE. 11
avec une mansutude dont j'ai souvent t touch,
car, sans tre exigeant, il tait en droit d'estimer
qu'il valait mieux que l'existence qui lui fut inflige.Il tait n Tarbes le 31 aot 1811; c'est lui qui
le dit et l'on peut le croire cependant une piceofficielle que j'ai sous les yeux le vieillit d'un jour;sur le bulletin d'appel la conscription de la classe
militaire de 1832, il est dsign PIcrre-Jules-
Thophile Gautier, n Tarbes, le 30 aot 1811,
peintre, demeurant Paris, place Royale, n 8 .
C'est le hasard d'une position administrative occupe
par son pre qui le fit natre sur les bords de
l'Adour, dans la patrie de ce Barre qui, aprs avoir
t , l'Anacron de la guillotine , devint un des
correspondants secrets de Napolon 1er. Il n'y vcut
que pendant trois ans et vers 1814 on l'amena Paris,o il fut saisi par des accs de nostalgie dont il a
consign le souvenir dans des notes autobiogra-
phiques qui me servent de guide pour parler de son
enfance 2.
Quoique j'aie pass, dit-il, toute une vie Paris,
j'ai gard un fonds mridional. Rien n'est plusvrai. N aux pieds des Pyrnes, en frontire d'Es-
pagne, issu d'une famille originaire du comtat
Venaissin, fils et petit-fils de sujets du Pape en
Avignon , il eut toujours quelque chose d'exotique.
1. Le 13 aot 1890, on a inaugur Tarbes le buste deThophile Gautier.2. Cette autobiographie a t crite en 1867 et forme une
livraison des Sommits contemporaines, publication entreprisepar M. Auguste Marc.
12 THOPHILE GAUTIER.
11 avait beau aimer la France passionnment, il ysemblait dpays. 11 n'est pas jusqu' son teint mat,
sans nuance rose, qui n'et une apparence tran-
gre et ne convnt a quelque Abcncrage gar dans
notre civilisation. Son extrieur mme semblait ainsi
protester contre le milieu o il tait forc de vivre.
A le voir dans sa jeunesse aussi bien que dans
son ge mr, on sentait qu'il tait appel vers
les clarts et Ics nonchalances de l'Orient. 11 trou-
vait notre ciel terne et notre climat dtestable
au moindre souffle de vent, il grelottait. Elles sont
frquentes, dans son oeuvre, les invocations a la
chaleur et au soleil. Sous notre ciel souvent bru-
meux, dans la demi-obscurit froide de nos jour-nes d'hiver, il avait le mal du pays, le mal d'un
pays tide et lumineux.
Il n'prouva jamais ce que Chateaubriand appelle la dlectable mlancolie des souvenirs de la pre-
mire enfance , car ses annes, au dbut de la vie,
ne furent point heureuses. Il regrettait son lieu
natal, avec une persistance et une intensit rares
cet ge o gnralement les impressions n'ont qu'une
vivacit phmre. Il raconte qu'ayant entendu des
soldats parler le patois gascon, qui fut le premier
langage qu'il et bgay, il voulut les suivre, afin
de s'en aller avec eux vers la ville o il tait venu au
monde et dont la pense l'a toujours mu. Le sou-
venir des silhouettes de montagnes bleues qu'on
dcouvre au bout de chaque ruelle et des ruisseaux
d'eaux courantes qui, parmi les verdures, sillonnent
LA JEUNESSE. 13
la ville en tous sens, ne m'est jamais sorti de la tteet m'a souvent attendri aux heures songeuses. Il
avait cinquante-six ans lorsqu'il crivit les lignes
que je viens de citer.
Sa petite cervelle, la fois contemplative et ardcnlea savoir, commenait il se dfricher, lorsqu'on luilit quitter la maison paternelle pour le mettre au
collge. Grave imprudence un enfant qui avait tantsouffert d'tre loign du premier berceau, ne sup-porterait pas l'exil, hors du foyer o la famille pre-nait soin de lui, le dorlotait et n'avait que de l'in-
dulgence pour ses fantaisies. Thophile Gautier croit
qu'il avait huit ans lorsque les portes de la caserne
universitaire se refermrent sur lui; cet gard, sa
mmoire est en dfaut; il tait dans le courant de saonzime anne, ainsi que le dmontre un reu de
l'conome du collge Louis-le-Grand pour le quartdu premier trimestre de 1822. Le pauvre colierresta peu de temps prisonnier, assez cependantpour avoir reu une impression qui jamais ne s'estefface. Il eut en aversion la discipline destructivedes gaiets de l'enfance, la rgularit fastidieuse force d'tre monotone, la vie en commun odieuseaux natures dlicates, la camaraderie sans ten-
dresse, la grossiret des matres subalternes, les
praux sans verdure, les longs corridors, les dor-toirs o les lits sont trop nombreux, les rfectoiresdont l'odeur seule rassasie la faim, les punitionsabsurdes, les portes closes et l'aspect gnral quiest bien plus d'une maison de dtention que d'une
14 THOPHILE GAUTIER.
maison d'enseignement. Petit, chtif, de sant
malingre, rveur, sans got pour les jeux bruyants,effare, dsespr, il languissait dans cette atmos-
phre alourdie ou nul aliment n'tait offert ses
instincts, son esprit, son cur. On lui ensei-
gnait, il est vrai, que Cornu, est indclinable et queTonitru fait Tonilruiim au gnitif; c'tait une mince
compensation aux souffrances qu'il endurait, mais
qu'il taisait avec la timidit native dont il n'a jamais
pu se dgager compltement.Son pre, grce au ciel, tait un homme intelli-
gent, qui ne l'avait pas livr, comme tant d'autres,
1 internat des collges afin de se mnager quelquelibert d'allures. L'enfant fut retir de sa gele et
ramen au logis; il tait temps silencieux, affaibli,
indiffrent toute chose, il s'tiolait, dprim parle rgime moral l'aide duquel j'en demande
pardon a l'Universit on a plus atrophi de carac-
tres que l'on n'en a dvelopp. Quarante-cinq ans
aprs avoir quitt les bas bleus, le frac d'invalide,
la cravate de cotonnade blanche qui constituaient
alors l'uniforme des collgiens, Thophile Gautier a
crit Je fus saisi d'un dsespoir sans gal querien ne put vaincre. La brutalit et la turbulence de
mes petits compagnons de bagne me faisaient hor-
reur. Je mourais de froid, d'ennui et d'isolement
entre ces grands murs tristes, o, sous prtexte de
me briser il la vie de collge, un immonde chien de
cour s'tait fait mon bourreau. Je conus pour lui
une haine qui n'est pas teinte encore. Toutes les
LA JEUNESSE. 15
provisions que ma mre m'apportait restaient empi-les dans mes poches et y moisissaient. Quant la
nourriture du rfectoire, mon estomac ne pouvait la
supporter. J'tais l dedans comme une hirondelle
prise qui ne veut plus manger et meurt. On tait,du reste, trs content de mon travail et je promet-tais un brillant lve, si je vivais. Dieu soit lou,il a vcu, et l'oppos de tant d'coliers offertsen exemple leurs condisciples, il ne s'est pascontent d'avoir t un lve brillant.
Il fut alors externe au collge Charlemagne, c'est-
-dire qu'il y assistait aux classes, deux heures le
matin, deux heures dans l'aprs-midi; le reste du
temps il tait libre, vivait dans la famille, indispen-sable tout enfant, et faisait son travail scolaire,
apprenant ses leons, traduisant ses versions et ses
thmes, sous la direction de son pre, qui tait unbon humaniste. Thophile Gautier en profita, et en
profita si bien, que je l'ai vu chez moi, vers 1860,
faire, premire lecture, la traduction d'un fragmentde Tacite, qu'il accompagna d'un commentaire qu'etenvi plus d'un matre s langue latine doubl
d'un professeur d'histoire. En la maison paternelleil retrouva non seulement la tendresse et la libert
dont il avait besoin, les leons d'un matre compre-nant et dveloppant les aptitudes de son lve,ce qui est rare, mais il trouva des livres his-
toire, posie, romans, rcits de voyages et d'aven-
tures que dj il aimait avec passion. Il raconte
que, par suite d'un effort de volont et d'amour-
16 THOPHILE GAUTIER.
propre, il sut lire l'ge de cinq ans. Le premierlivre qui brisa pour lui le sceau mystrieux des
bibliothques fut Lydie de Gcrsin puis il lut
Robmson; il en devint comme fou; le mot est de lui; plus tard, Paul et Virginie me jetrent dans un
enivrement sans pareil, que ne me causrent, lorsque
je fus devenu grand, ni Shakespeare, ni Goethe, ni
lord Byron, ni Walter Scott, ni Chateaubriand, ni
Lamartine, ni mme Victor Hugo, que toute la jeu-nesse adorait cette poque. Aprs avoir not en
quel ge prcoce il se rendit matre de la lecture, il
ajoute Et depuis ce temps, je puis dire, comme
Apclles Nulla dies sine lincd. Cela est rigoureu-sement exact je ne crois pas qu'il ait jamais exist
un plus infatigable lecteur que Gautier.
Tout lui tait bon pour satisfaire ce got tyran-
nique qui semblait parfois dgnrer en manie; rien
ne le rebutait et l'on et dit que ses yeux myopes
pntraient au fond des phrases pour y dcouvrir
des richesses que seul il savait reconnatre. Je l'ai
vu s'acharner jusqu' la courbature sur le texte
sanscrit de Sal.ountala, s'efforant de dchiffrer,
de deviner la signification des signes d'un langage
qu'il ignorait. Il se plaisait aux romans les plus m-
diocres, comme aux livres des plus hautes concep-
tions'philosophiques, comme aux ouvrages de science
pure; il tait dvor du besoin d'apprendre et disait
Il n'est si pauvre conception, si dtestable galima-tias qui n'enseigne quelque chose dont on peut pro-fiter. II lisait les dictionnaires, les grammaires,
LA JEUNESSE. 17
2
les prospectus, les recettes de cuisine, les almanachsil estimait que Mathieu Laensberg est un primitif
remarquable par sa navet et que Carme a prouvqu'un matre-queux pouvait avoir de la hauteur
d'me, parce qu'il a crit Ce n'est qu'en tudiantVitruve que j'ai compris la grandeur de mon art. Ceci fut pour lui, pendant quelque temps, la plai-santerie favorite. A ceux qui lui parlaient peinture,sculpture ou posie, il rpondait tudie Vitruve,si tu veux comprendre la grandeur de ton art.
Presque tous ses interlocuteurs restaient la bouche
be, car bien peu avaient lu les uvres de celui
qui s'intitule l'lve et l'admirateur de l'illustreLa Guipire .
Cette soif de savoir, que jamais rien n'apaisa, eut
pour Thophile Gautier d'enviables consquences.Il tait dou d'une mmoire extraordinaire ce qu'ilavait vu ou entendu restait grav dans son sou-venir. Il ne mettait aucun ordre dans ses lecturesun livre lui tombait sous la main, il l'ouvrait parune sorte de mouvement machinal et ne l'abandon-nait qu' la dernire page. On pourrait croire quece ple-mle, sans slection ni discernement, pro-duisait quelque confusion dans sa cervelle nulle-ment. Il avait un des esprits les plus mthodiquesque j'aie rencontrs; tout s'y classait naturellement,par une sorte de pondration instinctive qui parfoiscontrastait avec le dvergondage de la parole; c'taitl une facult matresse qui, au cours de sa littra-ture force, lui a rendu d'inapprciables services.
18 THOPHILE GAUTIER.
Toutes les notions acquises se rangeaient, s'ti-
quetaient dans sa mmoire,comme les livres bien
catalogus d'une bibliothque.Il savait ou trouver
le renseignement dont il avait besoin,le document
prcis qu'il voulait vrifier,le mot rare qu'il dsi-
rait employer. Il n'avait qu' se consulterlui-mme.
Que de fois ses amis, indcis sur un point d'histoire,
de linguistique, de gographie,d'anatomie ou d'art,
se sont adresss lui et ont reu satisfaction imm-
diate On disait alors II n'y a qu' feuilleter Tho.
Je citerai un exemple de sa mmoire Le jouro
furent publis les deux premiers volumesde la
Lgende des sicles, je dnais en sa compagniedans
une maison tierce; nous tions lit plusieurs lettrs,
tous allis, de plus ou moins prs, la tribu roman-
tique, admirant Victor Hugoet comptant bien trou-
ver dans la nouvelle uvre un rgal des plus savou-
reux. Seul d'entre nous, Gautier la connaissait
compltement; il avait reu lesdeux tomes le matin
mme, et les avait lus au courant de la journe. Est-il
besoin de dire quel fut le sujet de la conversation?
On ne parla que du talent d'Hugo, quisemblait se
transfigurer et ajouter sa posie des formes plus
belles encore, plus imprvues et plus fortes,comme
si, saisissant des faits d'histoire moins rels quel-
gendaires, il avait plandans des rgions feriques
o jamais encore ses ailes ne l'avaient port.Gautier
nous dit Il faut passer aux preuves; je vaisvous
dire les Lions. Et, de cette voix blanche, sans
inflexion, monocorde pour ainsi dire, les yeux fixes,
LA JEUNESSE. 19
comme s'il lisait de loin dans un livre visible pour luiseul, il rcita les cent cinquante-huit vers de la pice,ne se reprenant pas une fois, n'hsitant jamais et nese trompant pas d'une syllabe. Nous tions tonnson lui dit Tu as donc appris cela par cur? il
riposta Non, je l'ai lu ce matin, en djeunant. Cette mmoire habilement entretenue par la
direction que son pre imprimait aux tudes sco-laires, une sorte d'assiduit passive qui le ren-dait attentif aux classes du collge, quelque dose
d'amour-propre, firent de Thophile Gautier unlve remarquable. Eut-il son nom inscrit sur les
palmars ? fut-il embrass et couronn par son
proviseur, aux sons de la musique, sur l'estradesolennelle des distributions de prix? Je n'en saisrien; il tait fort discret sur cette poque de sonexistence; il n'aimait point en jaser, car elle nelui avait laiss que des souvenirs maussades;toutes les fois que la conversation se portait surles annes de collge, il se htait de la rompre. Iia crit Ces annes, je ne voudrais pas les re-vivre. S'il eut des succs, de ces succs scolairesqui font natre tant d'espoir dans les curs pater-nels et qui n'ont jamais rien prsag de l'avenir, illes accepta avec indiffrence et n'en fut pas pluslier. Je doute mme qu'il ait compltement terminses humanits et je crois qu'il ddaigna d'obtenir le
diplme de bachelier s lettres, qui dut lui paratreun inutile parchemin certificat d'tudes, rien < e
plus; il n'en avait cure et se certifiait par lui-mn e,
20 THOPHILE GAUTIER.
car il avait acquis dj bien plus de notions pr-cieuses que ne lui en eussent enseignes ses pro-fesseurs. Il tait encore un simple colier qu'il avait
lu les vieux potes franais, fort ddaigns cette
poque o Malherbe et Boileau rgnaient en matres,et qu'il avait assez tudi Rabelais pour en pouvoir.rciter des chapitres entiers sans commettre d'erreur.
Sa curiosit d'enfant intelligent et de futur grandlettr l'avait mieux servi que les leons de la pda-
gogie universitaire.
Thophile Gautier n'tait plus un enfant chtif,
au teint olivtre que l'internement avait failli tuer;c'tait un jeune homme solide, bien en chair, dont le
got pour les exercices de corps avait singulirement
dvelopp la vigueur. Il excellait la natation, la
boxe, l'quitation, a la canne, et mme la savate;il en tirait quelque gloriole et ne refusait l'assaut
personne. Un jour, dans je ne sais plus quel jardin
public, il donna sur la tte de turc un coup de
poing qui marqua cinq cent vingt livres au dynamo-mtre. Bien souvent je l'ai entendu s'en vanter et
dire C'est l'action de ma vie dont je suis le plus
glorieux. Jusque dans un ge o gnralement on
ne s'essaye plus au rle d'hercule, il ne lui dplai-sait pas de dmontrer que sa force musculaire, tou-
jours considrable, n'avait point t appauvrie parles annes. Si son caractre calme et surtout bien-
veillant ne l'avait rendu pacifique, il et t redou-
table mais nul homme ne fut moins querelleurtoute dispute violente lui semblait un outrage la
LA JEUNESSE. 21
dignit humaine, car, philosophiquement, il consi-
drait la placidit comme une vertu.
C'est incidemment que Thophile Gautier se livra
aux lettres, ou, pour parler plus exactement, queles lettres s'emparrent de lui. Il tait n artiste,cela n'est pas douteux, artiste de la ciselure, de la
ligne et de la couleur. Quelque effort qu'il et fait
sur lui-mme ou qu'on lui et impos, il n'aurait
jamais pu rpudier les dons que la nature lui avait
prodigus, jamais il n'aurait russi se contraindre,
jamais il ne serait parvenu rduire au silence les
facults suprieures qui parlaient en lui. L'art le
rclamait. Dans toute carrire officielle ou bour-
geoise, il serait mort la peine, frapp d'impuis-
sance, gar dans le labyrinthe du moindre dtail
et dsempar. La peinture l'attirait; elle fut pourlui comme un premier amour, dont le souvenir ne
s'attidit jamais; pendant toute sa vie, il s'en proc-
cupa et bien souvent, dans ses heures de dcoura-
gement, il regretta de n'avoir pas obi sa premire
impulsion. Le pote de la Comdie de la mort et
des L'maux et Cames, l'crivain de Tra-los-Montes,
d'Italia, de Fortunio de la Morte amoureuse, d'oeuvres
dont le nom est dans toutes les mmoires, dbuta
par tre un rapin. Il entra dans l'atelier de Rioult,situ prs du collge Charlemagne, ce qui lui per-mettait d'aller peindre une anatomie, d'aprs le
modle vivant, en sortant d'couter une leon sur
l'harmonie prtablie de Leibnilz ou sur le mdia-
teur plastique de Cudworth.
22 THOPHILE GAUTIER.
Le frmissement mystrieux qui prcde les oura-
gans agitait dj les jeunes ttes de l'poque; la tem-
pte romantique n'allait pas tarder souffler de tous
les points de l'horizon; les arts, assoupis dans une
tradition puise, dormaient sur la foi d'un pass
qui n'avait plus de raison d'tre; on n'allait pastarder les rveiller, sans mnagement et mme
sans urbanit. Un vent de rvolte passait sur les
ateliers o les derniers disciples de l'cole ptrifiede David n'exeraient plus qu'une influence ddai-
gne. Tout en mlangeant le brun de Van Dyck avec
la terre de Sienne brle, on discutait littrature;on ne traitait pas encore Racine de polisson ,
mais on avait oubli la Chute des feuilles de Mille-
voye, les Ossianeries de Baour-Lormian et on les
remplaait, la grande joie des futurs chevaliers de
la palette, par la Chasse du Bwgrave
Daigne protger notre chasse,Chsse
De monseigneur Saint-Godefroy,Froid
ou par le Pas d'arntes du roi ,leau
Ci qu'on selle,Ecuyer,Mon fidleDestrier!
Ces vers, on ne les rcitait pas; on les hurlait.
Quelques enthousiastes y avaient adapt un air et
les chantaient en chur, ce qui parut un sacrilge.Un vangile nouveau avait t donn au peuple des
LA JEUNESSE. 23
artistes et des lettrs la prface de Cromwell avait
formul une thorie rvolutionnaire que l'on rvaitde mettre en pratique. L'heure n'allait pas tarder asonner o l'on serait dclar cagou et marmiteux
si l'on ne rugissait pas d'horreur au seul nom del'Institut.
C'est dans ce milieu bruyant, gnreux et hardi
que la vocation littraire fit signe Thophile Gau-tier laisse l tes pinceaux et suis-moi; l sa des-tine encore obscure s'claircit tout coup; un inci-
dent fit jaillir la lumire. Au collge Charlemagnc,Gautier s'tait li d'une amiti que rien n'a jamaisdistendue, avec Grard Labrunie, qui devait tre
Grard de Nerval. A cette poque c'est--direau dbut de l'anne 1830 Grard peu prsinconnu de la masse du public, tait clbre dans
un groupe de jeunes hommes que les choses de l'art t
avaient sduits; parmi ses camarades de classe, iltait illustre, car dix-sept ans, encore sur les
bancs de la rhtorique, il avait publi un volume de
posies, intitul les lgies nationales, qui n'avait
point pass inaperu; dix-huit ans, il donnait sa
traduction de Faust, propos de laquelle Goethe luicrivit Je ne me suis jamais mieux compris qu'envous lisant. II y avait de quoi faire tourner une si
jeune tte mais Grard tait dj dou de cette
modestie qu'il poussa parfois jusqu' l'humilit.
C'tait alors une nature charmante, un peu excen-
trique malgr son extrme douceur. On lui promet-tait toutes les couronnes que la renomme jette aux
24 THOPHILE GAUTIER.
grands potes; il ne pouvait, croyait-on, marcher
que vers la gloire; sa route devait passer sous des
arcs de triomphe et le conduire l'immortalit com-
ment elle le mena dans une des rues les plus sor-
dides de Paris pour y mourir d'une mort sinistre,
je l'ai dit ailleurs et je n'ai point le rpter ici
Ce fut Grard qui, fortuitement, ouvrit Thophile
Gautier les portes du temple bien des gensdisaient la caverne o trnait la jeune statue du
romantisme.
Le comit de lecture de la Comdie-Franaise avait
reu un drame en vers de Victor Hugo Hernani ou
l'honneur castillan. La vieille cole classique, ferre
sur les trois units, en avait frmi jusque dans ses
moelles. La nuit on avait entendu des voix plaintivessortir des urnes o reposent les cendres de Mar-
montel et de Campistron. Malgr ces prsages
funestes, malgr les prdictions des Calchas de la
tragdie, la pice tait en rptition on en racontait
mille extravagances; on disait C'est une orgie de
vers incohrents, et l'on ajoutait que Mlle Mars
arbitre du got tait malade de chagrin, qu'elle
voulait rendre son rle car elle ne pouvait se
rsoudre profaner son talent au milieu des normits
que l'auteur lui imposait. La vrit est tout autre
ce fut Victor Hugo qui, justement bless des pr-
tentions de l'actrice, lui dclara qu'il la remplacerait
1. Souvenirs littraires, t. II, ch. xx; les Illumines. Paris,Unchctt?, 2 vol. in-8, 1883.
LA JEUNESSE. 25
par une autre interprte, si elle avait encore l'incon-venance de modifier les expressions qu'elle n'ap-prouvait pas. Bien avant le jour de la premirereprsentation, on sentait un orage d'opposition se
former; des intentions hostiles ne prenaient pointla peine de se dissimuler; on savait, n'en pointdouter, que la cabale tait dcide livrer bataille.Des deux cts, on se prparait la lutte; les uns
aiguisaient le poignard d'Orcste, les autres four-bissaient leur bonne lame de Tolde; on invoquaitles filles de Jupiter et de Mnmosyne; on juraitpar saint Jacques de Compostelle et mme par les
corbignoles de madame la Vierge. Tout annonait
que l'affaire serait chaude; les simples curieux se
frottaient les mains et fredonnaient le finale duComte Ory
J'entends d'ici le bruit des armes,Le clairon vient de retentir.
Dans le clan romantique, on n'tait pas rassuron se mfiait de quelque stratagme et l'on redoutaitsurtout la dfection de la claque, en butte des ma-nuvres dloyales et des promesses qui sonnaientd'une voix mtallique. Les adversaires de la jeunecole comptaient, a cet gard, sur la force de l'ha-bitude comment ces braves chevaliers du lustre,forms ds longtemps aux pures doctrines de l'art
rvr, accoutums au ronron du vers tragique, auxcsures invariables, aux hmistiches couls dans unmoule uniforme, au casque, au glaive, la tunique et
26 THOPHILE GAUTIER.
au cothurne, ne se sentiraient-ils pas rvolts en
coutant des vers frappes une effigie nouvelle, des
enjambements invraisemblables, des mots que les
canons proscrivaient et en voyant des toques
plumes, des pourpoints de velours, des pes a co-
quille, des dagues damasquines, des bottes en cuir
fauve, tout l'attirail, en un mot, de ce que l'on nom-
mait alors la couleur locale et qui ne devait point
tarder dgnrer en bric--brac. Donc nulle scu-
rit dans la claque, dans ces bruyants fonctionnaires
dont le mtier est de soutenir quand mme les u-
vres thttrales dont le succs n'est point d'une gesta-tion facile. On rsolut de se passer du secours tropincertain de ces accoucheurs patents de Thalie
et de Melpomne on crai.gnait un avortement et
peut-tre un infanticide. Par qui les remplacer? O
trouver un groupe d'hommes jeunes, enthousiastes,
vaillants jusqu' l'imprudence, ddaigneux de i'ob-
stacle, fatigus du pass, ayant foi dans l'avenir, com-
prenant que leur sort tout entier pouvait dpendrede la victoire, dous de bons poumons et de poingssolides? Dans les ateliers. Les peintres, les sculp-teurs rpondirent l'appel avec empressement; les
architectes taient mous et arrirs; au portail de
Notre-Dame ils prfraient la colonnade de la Bourse,
rcemment construite; on voulut cependant les uti-
liser, mais on les mla aux autres artistes, qui furent
chargs de les surveiller et de les maintenir en
bon chemin, ft-ce coups de talon dans les che-
villes.
LA JEUNESSE. 277
Des racoleurs choisis avec discernement furent
expdis dans les ateliers. Comme les visiteurs des
grands bons cousins, c'est--dire des carbonari, ils
devaient dsigner les chefs d'escouade auxquels ils
confieraient, non pas la baguette de coudrier quidonnait accs dans les ventes secrtes, mais la carte
rouge timbre du mot espagnol Hierro (fer), quiouvrirait les portes de la Comdie-Franaise au soir
de la premire reprsentation, de la premire bataille
de Hcrnani. Grard de Nerval fut un des sergentsrecruteurs chargs de former le bataillon sacr quidevait vaincre ou mourir; l'atelier de Rioult, il
remit six cartes d'entre Thophile Gautier Tu
rponds de tes hommes? Par le crne dans lequel
Byron buvait l'abbaye de Newstead,j'en rponds
Se tournant vers ses camarades de palette, Gautier
dit N'est-ce pas, vous autres? On lui rponditd'une seule exclamation Mort aux perruques! ))
Fier de la mission de confiance qu'il venait de rece-
voir, ne rpudiant aucune responsabilit et voulant
donner son attitude une solennit digne des hautes
Jonctions qui lui taient dvolues, Thophile Gautier
se lit faire un gilet-un pourpoint- cramoisi qu'il
avait pris plaisir composer lui-mme . De ce gilet
rouge qui, en ralit, tait rose vif- inaugur au
son du cor de Hernani, il a t parl jadis; on en a
1. Je tiens l'anecdote de Pradier, qui l'a raconte devantmoi Victor Hugo, au mois de juillet 1851; Thophile Gau-tier tait prsent, ne l'a pas dmentie et s'est content dedire a Ah! c'tait le bon temps
DANIEL LESMES
28 THEOPHILE GAUTIER.
parl beaucoup, on en a parl longtemps, on en
parle encore. Un jour,je disais il Tho Tu as t
clbre trs jeune? II me rpondit avec cette sorte
d'indiffrence qui parfois donnait tant de saveur
ses plaisanteries Oui, trs jeune, cause de mon
gilet.
De cette premire reprsentation du premierdrame romantique en vers o Gautier, ses longscheveux rpandus sur les paules, flamboyait, la
poitrine couverte d'un satin clatant, je ne dirai
rien, car il l'a raconte lui-mme dans les moindres
dtails. Ce fut, bel et bien, une bataille, o l'on ne
mnagea ni les injures ni les gourmades. Une erreur
d'audition produisit une mle telle, que l'on faillit
baisser le rideau et congdier les combattants.
Lorsque Hernani dit Ruy Gomez qui vient de
livrer dona Sol au roi don Carlos
Vieillard stupide! il l'aimc.
une partie des spectateurs, au lieu de vieillard stu-
pide , entendit: vieil as de pique! Les classiques
1. Hernani (25 fvrier 1830) fut le dbut du drame roman-
tique en vers; une anne auparavant (10 fvrier 1829), Alexan-dre Dumas avait fait reprsenter le premier drame roman-
tique en prose Henri I et sa cour, qui fut reu la Comdic-
Francaise sous la dnomination singulire de tragdie
LA JEUNESSE. 29
indigns poussrent des cris d'horreur, les roman-
tiques, saisis d'admiration, exalts par la raret de
l'image, trpignaient de joie et aboyaient de bonheur.
Le tumulte fut lent s'apaiser, et je doute fort quel'on ait pu saisir quelque chose de la fin du troisime
acte.
Cette reprsentation qui, malgr les Odes et Bal-
lades, malgr Cromwell et sa prface, malgr les
Orientales, malgr le Dernier Jour d'un condamn,
marque le vritable dbut de la rvolution roman-
tique, laissa dans le cur de Thophile Gautier un
souvenir ineffaable; c'tait l'pisode de sa vie sur
lequel il revenait avec prdilection; dans son uvre,les allusions y sont frquentes. Il aimait raconter
la longue attente une attente qui dura huit heures
dans le thtre obscur, l'motion, la lutte dont
les deux camps ennemis s'attribuaient la victoire, les
discussions dgnrant parfois en voies de fait quise prolongeaient aprs le spectacle, la passion dont
on tait anim et l'exaspration qui emportait les
partis hors de toute mesure; exaspration qui pro-duisit des effets d'un comique inattendu une dpu-tation d'auteurs classiques, renomms alors, oublis
aujourd'hui, se rendit prs du roi et lui demanda
d'user de son autorit souveraine pour interdire les
reprsentations d'une telle monstruosit. On aurait.
cru entendre les objurgations de matre Pancrace,
du Mariage forc Tout est renvers aujourd'huiet le monde est tomb dans une corruption gnrale.Une licence pouvantable rgne partout; et les ma-
30 THOPHILE GAUTIER.
gistrats qui sont tablis pour maintenir l'ordre dans
cet Etat devraient mourir de honte en souffrant un
scandale aussi intolrable. Charles X couta, avec
sa politesse accoutume, les lamentations de ces
braves gens, et leur rpondit, non sans esprit En
pareille occurrence, je n'ai d'autre droit que celui de
ma place au parterre.
J'ai, du reste, entendu dire par un ancien trs haut
fonctionnaire de la Restauration que l'on n'tait
point fch aux Tuileries du tumulte suscit par la
pice nouvelle, qui dtournait l'opinion publique de
proccupations dj inquitantes. De l'opinion pu-
blique, Thophile Gautier ne se souciait gure il
tait Hernani, Victor Hugo; il s'tait donn d'un
lan irrsistible, tout entier, sans ide de retour; il
ne se reprit jamais, jusqu' la dernire heure il resta
dvou au dieu de sa jeunesse; lorsque la mort, si
cruellement empresse, lui arracha la plume des
mains, il crivait et laissa inachev un article inti-
tul Hernani. Les dernires lignes sont consacres
Mme de Girardin Ce soir-l, ce soir jamais
mmorable, elle applaudissait comme un simple rapinentr avant deux heures, avec un billet rouge, les
beauts choquantes, les traits de gnie rvoltants.
La phrase est interrompue par la grande faucheuse
dont l'oeuvre ne s'interrompt jamais.Cette soire a jamais mmorable est une date
importante dans la vie de Gautier c'est l'tape ini-
tiale d'o il est parti pour parcourir la longue route
de labeur qui n'eut point de halte, et sur laquelle il
LA JEUNESSE. 31
est tomb prmaturment, harass de fatigue, repude dceptions, pauvre la lin comme au dbut. Il ne
se doutait gure de l'ingrat destin qui l'attendait;nulle esprance alors ne lui tait interdite. Que de
fois, me parlant de ce temps pass, sur lequel j'aimais l'interroger, que de fois il m'a cit le vers
J'tais gant alors et haut de cent coudes,
et il ajoutait, avec une mlancolie qui dnonait biendes rves avorts Tout ce que je puis dire aujour-d'hui, c'est que petit bonhomme vit encore. Aprsla soire du 25 fvrier 1830, comprenant que l'on ne
peut servir deux divinits la fois, il quitta l'atelierde Rioult et prit la plume du pote la place de la
brosse du peintre. Il avait alors dix-neuf ans, s'in-
quitait peu du qu'en dira-ton, et rimait, car il avait cur de prendre rang dans l'arme romantique etd'tre un des porte-fanions du gnral en chef. La
malechance lui donna un premier avertissement quipassa inaperu. Son volume, une plaquette bro-che en rose et intitule Posies, fut mis en ventele 28 juillet 1830. Cela signifiait toute rvolution te
portera prjudice. Il eut il le constater plus tard, en1848 et en 1870.
Comme les Captiens, comme les Valois, les Bour-
bons voyaient leur dynastie s'teindre sur le trne,
par le rgne successif de trois frres. La dfaite dela France les avaient apports, la rvolution de Juilletles emporta; la branche ane est jamais dessche,
32 THOPHILE GAUTIER.
elle ne rejettera plus. Ces journes, si imprudemment
provoques, non seulement sans moyen d'attaque,
mais mme sans ressources de dfense, exercrent
une influence considrable sur les arts de l'poque.
Elles dlivrrent les esprits en les surexcitant, aid-
rent il briser la routine et rompirent brutalement la
porte que le romantisme, malgr les chaudes soires
de Hernani, n'avait fait qu'entr'ouvrir. Quelques
amants de la muse classique, guids par des matres
dont la jeunesse se dtournait, Brifaut, Arnault,
Parseval de Grandmaison, Baour-Lormian, de Jouy,
Viennet, restaient fermes leur poste, mais se bou-
chaient les oreilles et les yeux pour ne pas entendre,
pour ne point lire, ne comprenant rien aux tentatives
des crivains et des artistes, s'imaginant que tout
tait perdu parce que l'on cherchait d'autres formes
que celles qu'ils aimaient. Dans ce grand mouvement
de rnovation intellectuelle, ils ne voyaient qu'une
invasion de barbares par laquelle toute civilisation
allait tre broye.L'heure tait bonne pour Thophile Gautier d'en-
trer de plain-pied dans l'cole romantique. On et
dit que la rvolution de Juillet avait tremp le pays
dans un bain d'eau de Jouvence; tout le monde tait
jeune alors, Du croyait l'tre; nanmoinsil convenait
d'tre fatal et maudit, et on l'tait de bonne foi, en
repos de conscience, avec une conviction quin'em-
pchait pas de s'amuser. C'tait l'heuredes Jeune-
France Gautier les a turlupins de belle sorte; car,
malgr la sincrit de son romantisme,il n'a jamais
LA JEUNESSE. 33
3
t de ceux qui le ridicule chappe. J'lais bienenfant alors, mais je me souviens, passant sur les
boulevards, dans le jardin des Tuileries qui tait, cette poque, la promenade favorite des Parisiens,d'avoir aperu de jeunes hommes longs cheveux,portant toute leur barbe, -ce qui tait contraire auxbons usages coiffs de chapeaux pointus, serrsdans des redingotes larges revers, cachant leurs
pieds sous des pantalons l'lphant; je les regar-dais avec une surprise o se mlait quelque crainte,je disais Quels sont ces gens-l? On levait les
paules en me rpondant Ce sont des fous. Tho m'a dit souvent Notre rve tait de mettrela plante l'envers. Elle tourne toujours sur lemme axe, la pauvre plante, et, depuis ces jourslointains, elle en a vu bien d'autres!
Pendant les annes qui suivirent les journes de
Juillet, la vie de la jeunesse fut d'une violence extraor-
dinaire elle s'tait dilate tout coup aprs la com-
pression qu'elle avait subie pendant la Restauration.Cette effervescence eut quelque dure; l'invasionsubite du cholra en 1832 et l'effarement qui enrsulta la calmrent peine; pour la rduire et
l'apaiser presque compltement, il fallut l'attentat de
Fieschi, l'horreur qu'il inspira et les lois rpressivesque Thiers fit voter au mois de septembre 1835.
Jusque-l on ne sut se mnager; ce fut le beau tempsdes cavalcades du mardi gras, des bals des Varitset des descentes de la Courtille; on rivalisait d'en-
train, d'emportement et, disons-le, de sottise. -Il
34 THOPHILE GAUTIER.
s'agissait, disait Gautier,d'avoir de la truculence,
du paroxysme, d'tre moyen ge et de rosser les
soldats du guet. J'ai gard le souvenir d'un rcit
qui prouve quel degr de licence on tait parvenu
force de s'ingnier aux extravagances pour pater
le bourgeois un bal masqu du thtre des
Varits, d'Alton-She un pair de France fort
jeune, il est vrai, et Labattue, que l'on a toujours
confondu, que l'on confond encore avec lord Sey-
mour, amenrent une femme enveloppe d'un domino
noir. Place dans un quadrille dont les danseurs
avaient t choisis parmi les plus illustres tenants
de la Jeune-France, elle se dbarrassa tout coup
de son vtement et apparut dans le costume de notre
mre ve avant l'intervention de la feuille de figuier.
La crature eut du succs et on l'acclama. L'exhi-
bition parut excessive aux sergents de ville et aux
gardes municipaux; ils voulurent arrter la donzelle,
dont la chorgraphie seule tait un outrage la
moralit publique ils n'y parvinrent pas. Entou-
re, dfendue par une bande de jeunes gens qui
criaient Los aux dames! ils durent reculei-
(levant les coups de poings et les coups de pieds de
ces rudits de la boxe et du chausson. Pendant la
bagarre, on recouvrit la danseuse de son domino;
elle put s'esquiver, se perdre dans la foule et force
ne resta pas la loi. J'ai su les noms de la plupart
de ces protecteurs du sexe timide, je les ai en partie
oublis; outre ceux que je viens de citer, je ne
peux rappeler avec certitude que celui du peinlra
LA JEUNESSE. 35
Jadin, qui seul valait une compagnie d'archers
cossais . La plupart de ces nergumnes des plai-sirs sans frein sont devenus des personnages et ontfait bonne route dans la vie. La turbulence de la
vingtime anne n'implique rien de dfavorable pourl'avenir. L'ge se charge de tout, mme trop souvent
d'effacer le souvenir des peccadilles d'autrefois.
Mme de Lafayette crivait Mnage II en cote
cher pour devenir raisonnable, il en cote la jeu-nesse. Thophile Gautier fut jeune; il fut trs jeuneet mrite d'en tre lou.
L'habitude de la chastet endurcit le cur , a
dit saint Clment d'Alexandrie; Gautier n'avait
point le cur dur et ne manquait pas d'clectisme.
Dans son roman goguenard des Jeune-France,
crit alors qu'il avait vingt-deux ans, il a fait un
chapitre, Celle-ci et Celle-l, qui pourrait bien tre
un fragment de confession. Retiens ceci, dit-il, et
serre-le dans un des tiroirs de ton jugement, pourt'en servir l'occasion toute femme en vaut une
autre, pourvu qu'elle soit aussi jolie. Cela res-
semble une profession de foi. On en peut conclure
que l'amour de la forme dominait en lui et que
l'change des mes, si fort la mode dans les
romances du temps, ne lui semblait que d'une
importance secondaire. D'un grand nombre de let-
tres qui lui furent adresses et que j'ai feuilletes, il
rsulte qu'il ressemblait peu cet abb Dangeau, de
l'Acadmie franaise, qui renvoyait aux femmes qu'ilaimait leurs ptres dont l'orthographe tait dfec-
36 THOPHILE GAUTIER.
tueuse et qui rompait avec elles au troisime manque
de respect a la grammaire franaise. Ce qui rend les
correspondantes de Gautier excusables, c'est qu'il
eut toujours une certaine propension les choisir
parmi les trangres.Plaisirs tapageurs, comme il convenait l'poque,
amourettes de passage, ce n'taient l que des
divertissements sans consquence, des intermdes a
la vie intellectuelle qui suivait son cours et laquelle
Gautier apportait la curiosit encyclopdique dont
il avait t dou. Les artistes et les crivains, mls
ensemble, se compltaient; la plastique et la r-
flexion se fortifiaient l'une par l'autre. Il n'est ques-tion d'art, de philosophie, d'histoire, de posie qui
ne soit agite dans le Cnacle , c'est--dire dans
le groupe des jeunes gens partisans des ides nou-
velles et dont la hardiesse faisait clater les rglesadmises auxquelles ils refusaient de se soumettre.
Les discussions s'en allaient l'aventure, au grd'un mot prononc, au hasard d'une controverse
inopine. Je disais Tho De quoi s'occupait-ondans le Cnacle ? a il me rpondit De tout, mais
je ne sais gure ce que l'on disait, parce que tout
le monde parlait la fois. La violence du langagetait sans pareille et les historiettes de haulie c
graisse ne semblaient jamais dplaces Rabelais
n'tait-il pas l'excuse et l'exemple? On rvait d'in-
cendier l'Institut et de pendre quelques vieux poles
tragiques qui ne demandaient cependant qu'a mourir
en paix. On se moquait de la vieillesse dans la cham-
LA JEUNESSE. 37
bre de ces futurs capitaines de lettres qui parais-saient ignorer qu'ils vieilliraient eux-mmes et ne
pas se douter que caducit classique et caducit
romantique, c'est tout un. La jeunesse est excessive,ce qui est naturel tout son tre est en effervescence
et remu par mille aspirations confuses; elle est into-
lrante parce qu'elle est sans exprience et que les
points de comparaison lui manquent; elle est sans
pondration, parce qu'elle ne s'est pas heurte aux
obstacles de la vie; elle ne croit pas au temps et aux
modifications qu'il apporte avec lui insensible-
ment et si rapidement nanmoins parce qu'ellen'en a pas encore senti l'action permanente. Vaillance
et folie du jeune ge, cela se ressemble, et il n'en faut
point mdire, car c'est presque toujours un gage de
force pour les heures de la maturit.
De ceci doit-on conclure que les jeunes gens qui
composaient le Cnacle taient destins devenir
tous de grands hommes? Non certes; il y avait l des
rvasseurs illusionns sur eux-mmes, striles, dupesde la comdie qu'ilsjouaient, avorts et dont l'avenir
lumineux qu'ils se promettaient tomba naturellement
dans l'obscurit. A plus d'un l'on aurait pu appliquerle mot de Rivarol C'est un terrible avantage quede n'avoir jamais rien fait, mais il ne faut pas en
abuser. En somme, un seul d'entre eux s'est fait
un nom qui ne prira pas c'est Thophile Gautier.Grard de Nerval, par lequel il avait t devanc audbut de la vie, n'a jamais dpass une limite
moyenne assez restreinte, n'a point fait sa troue
38 THOPHILE GAUTIER.
dans la foule et a sombr de bonne heure. En
revanche, la plupart taient clbres dans le groupe,
pour ne dire dans la coterie, laquelleils apparte-
naient mais leur rputation n'a gure franchi le
cercle o ils vivaient. Ce fait tait commun alors, il
l'est encore aujourd'hui.Il semble que la recherche d'un pseudonyme ba-
roque ou la dcouverte d'un titre d'ouvrage extra-
vagant ait t une action enviable et glorieuse.
Jules Wabre qui s'en souvient? fut presque
illustre pour avoir fait annoncer, rien de plus,
un livre intitul de Incommodit des commodes;
Auguste Maquet, qui n'avait pas encore eu la bonne
fortune de rencontrer Alexandre Dumas, se faisait
appeler Augustus Mac Kat; Thophile Dondey
s'tait transform en Philothe O'Xeddy. Gautier
s'est souvenu de ces calembredaines lorsqu'il a
crit les Jeune-France Pendant six mois Daniel
Jovard fut en qute d'un pseudonyme; force de
chercher et de se creuser la cervelle, il en trouva
un. Le prnom tait en us, le nom bourr d'autant
de K, de doubles W et autres menues consonnes
romantiques qu'il fut possible d'en faire tenir en
huit syllabes. Cette manie dura longtemps et si
l'on cherchait bien, on dcouvrirait peut-tre qu'elle
n'a pas encore disparu.
Le grand homme du Cnacle, celui qui l'on pr-
disait toute gloire venir tu Marce/lus eris!
n'tait ni Jehan du Seigneur, ni Bouchardy qui fut
le Shakespeare du boulevard du Crime, ni Gautier
LA JEUNESSE. 39
qui fut un grand pote, c'tait Pierre pardon
c'tait Petrus Borel. On disait, sans rire Le pre
Hugo n'a qu' bien se tenir, il sera rduit en poudre
ds que Petrus dbutera! Petrus a dbut, et,sauf
ses amis, personne ne s'en est aperu. On tait, dans
l'cole romantique, tellement saisi par l'extrieur
des hommes et des choses, que Petrus Borel devait
ses grandeurs futures son teint brun, ses che-
veux noirs, son nez aquilin, son corps sec et
nerveux qui le faisaient pareil au type cr par
Victor Hugo pour le personnage de Hernani. Res-
sembler Jean d'Aragon, grand matre d'Avis, duc
de Sgorbe, marquis de Monroy et n'tre pasun
grand homme, que dis-je?le plus granddes hommes,
c'tait une hrsie que nul membre du Cnacle ne
pouvait concevoir. Trente ans aprs quele Cnacle
tait dispers, mort, ananti sauf dans le souvenir de
quelques fidles, Gautier me disait, en levantles
bras vers le ciel Et dire que j'ai cru Petrus!
Il ne fut pas le seul aussi quelle dconvenue lorsque
l'on vit paratre les Rhapsodies, Champavert etenfin
Madame Putiphar. Primitivement, il tait architecte
il n'eut point raison de dlaisser l'querre etl'encre
de chine pour la plume et l'encre de la petite vertu.
Ses dbuts n'ayant point tenu ce qu'ils n'avaient
jamais promis, il obtint d'aller vivreen Algrie,
sous-prfet ou quelque chose d'approchant.
Dans le Cnacle, on mprisait l'cole des beaux-
arts lves et professeurs taient conspus d'une
voix unanime; tre admis au salon tait peu re-
40 THOPHILE GAUTIEn.
commandable, obtenir le grand prix de Rome c'tait
tre marqu d'une tache indlbile; les tableaux de
Paul Delaroclie taient dignes, peine, de figureren guise de devant de chemine, et Cortot n'avait
jamais su mettre un bonhomme sur ses pieds.En sculpture, on prconisait Auguste Prault, qui,disait-on modelait des ides ; en deux mots,c'tait un fort bon garon, trs spirituel, auquel il
n'a jamais manqu que de savoir son mtier. En
peinture, Eugne Devria avait ressuscit et clipsPaul Vronse, ainsi que le prouvait alors et ne le
prouve plus aujourd'hui sa Naissance de Henri IV;
quant Louis Boulanger, qui tait un ami parti-culier de Victor Hugo, ce n'et pas t assez de Tin-
torct et d-e Titien pour lui prparer sa palette.Ceux-l taient les dieux de l'art nouveau dieux
phmres qui n'ont point mouill leurs lvres au
breuvage qui rend immortel.
Parmi les nophytes dont ils taient l'idole, jedois nommer Clestin Nanteuil, que j'ai ctoy jadis,
lorsque dj t'age l'avait touch et qui fut une desmes les plus charmantes que j'aie rencontres. Auxenvirons de 1830, lorsque l'on tait en pleine mle
romantique, c'tait un grand jeune homme blond,d'une exquise douceur malgr l'nergie de ses con-
victions, rvant, lui aussi, de renouveler la pein-ture, et si parfaitement moyengeux , qu'il a servide type Thophile Gautier pour le personnaged'Elias Wildmanstadius des Jeune-France C'et tun peintre, il ne le fut pas. Le item faut vivre
LA JEUNESSE. 41
s'imposait lui et il a t contraint d'parpillerde gaspiller son talent, que la pauvret, qui le
talonnait, ne lui laissajamais le loisir de concentrer.
Volontiers il et cherch les scnes historiques,l'assassinat du duc d'Orlans prs du logis Barbette,le meurtre sur le pont de Montereau, le combat des
Trente; il et reprsent avec amour la ruelle oValentin tombe en maudissant Marguerite et laCour des Miracles que Pierre Gringoire gayaitpar sa maladresse. Au lieu des tableaux qu'il entre-
voyait et qui eussent acquis, sous sa brosse, un
degr de sincrit respectable, il se dpensa danstoute sorte ' illustrations, faites au jour le jour, surla commande des diteurs et pour parer aux nces-sits de la vie matrielle.
Lorsqu'il avait pu amasser quelque argent, bienvite il se mettait devant son chevalet et peignaitde rares tableaux qui ne furent point exposssans succs au Salon. Ce n'tait qu'un leurre; ds
que la petite pargne tait puise, il fallait aban-donner la toile commence, sur laquelle on avait
peut-tre fond bie-n des esprances, reprendre la
pointe du graveur l'eau-forte, le crayon du litho-
graphe, la mine de plomb du dessinateur sur bois,faire des frontispices, des culs-de-lampe, des lettresornes et des vignettes pour les romances. A cemtier il s'puisa.
Vers la fin de sa vie, il fut nomm directeur del'cole de dessin Dijon; c'tait le repos assur,il se remit au travail et reprit le pinceau; mais il
1,2 THOPHILE GAUTIER.
tait trop tard et il s'aperut qu'il avait chang son
louis d'or contre la monnaie de billon. Toute rv-
rence garde, comme disent les paysans, je compa-
rerais volontiers Clestin Nanteuil Thophile Gau-
tier. La mme fatalit a pes sur leur existence;
celui-ci tait peintre, celui-l tait pote. L'un et
l'autre ont d consacrer le meilleur de leur temps
des besognes les illustrations, le feuilleton
qui les ont empchs de donner leurs uvres
toute l'ampleur que leur talent comportait. Malgr
les lancinements de la vocation, le temps et le
loisir ont manqu a tous deux Clestin Xan-
teuil pour ne faire que des tableaux; ThophileGautier pour ne parler qu'en vers. L'art y et
gagn et la France aussi mais le pain ne peut
attendre.
Dans l'intimit du Cnacle, on appelait Clestin
Nanteuil le capitaine; non pas qu'il et port la
douhle paulette d'or et le sabre d'ordonnance; fi
donc! entre initis on n'admettait que les lames
authentiques de Tolde, les cottes de mailles de
Milan, les poignards cisels par Bcnvcnuto Cellini;
mais toute autre arme on et prfr
jNotrc dague de famille;Une agate au pommeau brilleEt la lame est sans tui.
Donc nul service militaire a l'actif de Clestin Nan-
teuil son surnom nanmoins tait mrit et con-
statait la vaillance dploye sur les champs de
LA JEUNESSE. 43
bataille romantiques, lorsque, aux premires repr-
sentations de Victor Hugo, on faisait donner les
intrpides, les chevelus, les durs cuire , dont
l'intervention la fois opportune et violente avait
souvent dtermin la victoire. Ceux-l, dont rien
ne modrait l'enthousiasme, taient l'arme roman-
tique ce que fut la vieille garde aux armes de
Napolon Ier ils ne reculrent jamais.Ce batail-
lon sacr, c'tait Clestin Nanteuil qui le comman-
dait. Au mois de mars 1843, lorsque la Comdie-
Franaise allait reprsenter les Burgraves, Victor
Hugo se souvint du chef vigoureux quine s'tait
point mnag Hernani, au Roi s'amuse, Lucrce
Borgia, Marie Tudor, et il dpcha verslui deux de
ses disciples pour lui demander trois cents jeunes
gens auxquels serait confie la mission d'aiderau
succs du prochain drame. Clestin Nanteuilcouta
les messagers et rpondit Il n'y a plus de jeunes
gens. On insista; secouantla tte, triste comme
s'il et contempl la dfaite d'une arme jadis vic-
torieuse, il reprit Dites au matre qu'il n'ya
plus de jeunes gens. On ne put luiarracher une
autre parole. Les Burgraves furent jous;ce ne
fut pas une bataille, ce fut unedroute.
Dans le Cnacle, dans ce milieu la fois farouche
par la raideur des opinions et tendre parl'affection
qui unissait tous les membres,enivr d'amour de
l'art, immodr comme il sied aux heures de la pri-
mevre, mritant d'avoir pour devise le mot excel-
aior, dsintress surtout, sans aucune pense de
Vt THOPHILE GAUTIER.
lucre, mprisant le bien-tre, s'imaginnnt que l'on
]>eut vivre de posie, djeunant d'une ode et sou-
pant d'une ballade, dans ce milieu, Thophile Gau-
tier reut une empreinte ineffaable. Toute sa vie il
resta le compagnon mystique des premiers discipleset l'adorateur de Victor Hugo, rvlateur, aptre et
prophte. Les excentricits dont il avait t le
tmoin et bien souvent le hros, si folles qu'elles
taient, ne lui furent pas inutiles. Il semble qu'ellesse soient cristallises, pures en lui, pour devenir
cette originalit qui est une des qualits primor-diales de son talent et qui lui constitue une indivi-
dualit reconnaissable entre toutes.
Comme il a regrett ces heures du Cnacle dont
le souvenir l'a charm jusqu'au seuil de la vieillesse,
qu'il ne devait pas franchir! Il ne peut en parlersans tre mu; son attendrissement se mle une
pointe d'orgueil, lorsqu'il rappelle ces belles mi-
sres oit l'on se nourrissait de gloire et d'amour
et qu'il s'crie Fit-on jamais meilleure chre?
11 retrouve, un jour, une lettre qu'en 1857 luiavait adresse Bouchardy, celui que le Cnacle ap-pelait le maharadjah de Lahore; tout son cur en
est agit, car son ancien compagnon d'idal lui
dit Le plus beau de tous les rves, nous l'avonsfait les yeux ouverts et l'esprit plein de foi, d'en-
thousiasme et d'amour, A ces paroles, Gautier
tressaille, comme un vieux capitaine qui entend
sonner le clairon des combats, et il crit Vingt-sept annes dj sparent cette date de 1830. Le
LA JEUNESSE. 45
souvenir a la fracheur d'un souvenir d'hier; l'im-
pression d'enchantement subsiste toujours. De la
terre d'exil o l'on poursuit le voyage, gagnant la
gloire la sueur de son front, travers les ronces,les pierres et les chemins hrisss de chaussc-
trapes, on retourne avec un long regret des yeux
mlancoliques vers le paradis perdu. Une telle joiene devait sans doute pas durer. tre jeune, intelli-
gent, s'aimer, comprendre et communier sous toutesles espces de l'art, on ne pouvait concevoir une
plus belle manire de vivre, et tous ceux qui l'ont
pratique en ont gard un blouissement qui ne se
dissipe pas Une autre fois, faisant allusion la
mme poque, il crit Sainte-Beuve Oui, nous
avons cru, nous avons aim, nous avons admir;nous tions ivres du beau, nous avons eu la sublime
folie de l'art.
Non une telle joie ne devart pas durer le
Cnacle se dispersa; on quitta la grande route o
l'on marchait de conserve et chacun prit le sentier
que l'aptitude ou la ncessit ouvrait devant lui. On
resta uni par l'invisible lien de la foi commune, maison fut spar; sans que la troupe ft moralement
licencie, chaque soldat s'en alla vers son tapeparticulire, sachant bien qu'au premier appel on
se retrouverait autour du drapeau.Vers cette poque, c'est--dire en 1833, Tho-
phile Gautier alla s'installer, impasse du Doyenn,
'1. Histoire du romantisme, p. 86, 87.
46 THOPHILE GAUTIER.
dans une vieille maison o habitaient Camille Rogier,
Arsne Houssaye et Grard de Nerval.C'tait la
Thbade au milieu de Paris. L'achvement du
Louvre et la plantation du square ontfait dispa-
ratre les anciennes constructions qui subsistaient
encore et que le souvenir nereconstitue aujourd'hui
que difficilement. Grard deNerval a crit l'histoire
de l'existence que les quatre amis menaientensemble
et il l'a baptise la Bohme galante.
En 1836, Thophile Gautier entra au journalla
Presse, que l'on venait de fonder;il fut d'abord
charge de la critique d'art, puis peude temps aprs
de la critique dramatique. dit-ildans son
autobiographie, finit ma vie heureuse, indpendante
et primesautire. Le feuilleton venaitde le saisir
et ne devait plus le lcher.
CHAPITRE II
LE CRITIQUE
En 1836, Thophile Gautier avait vingt-cinq ans;ce n'tait plus un inconnu pour une certaine lite de
lecteurs, et il tait clbre dans le monde des artistes,dans celui des crivains et dans l'cole romantique,
qui voyait en lui un de ses plus illustres adeptes.Il n'tait pas rest oisif et son bagage littraire tait
dj srieux. L'insuccs de son volume de posies,si malencontreusement offert au public pendant queParis faisait des barricades en criant Vive la
Charte ne l'avait pas dcourag successive-
ment, il publia 1832, Alberlus 1833, les Jeune-
France; 1834, la premire partie des Grotesques;
1835, Mademoiselle de Maupin sans compter un
nombre apprciable d'articles sur tout sujet qui
parurent dans diffrents recueils priodiques.Ces articles, on en trouvera la nomenclature, avec
indication d'origine, date, citation, apprciation dans
le livre que le vicomte Spoelberch de Lovenjoul a
48 THOPHILE GAUTIER.
consacr l'uvre de Thophile Gautier. Avec une
patience de bndictin et une persvrance que sou-
tenait l'admiration, l'auteur a rassembl tous les vo-
lumes, tous les articles, toutes les feuilles parsesde l'norme labeur de Gautier; il n'a rien omis, rien,
pas mme les variantes, pas mme les errata. C'est
l'aclc l'acte mrit d'un dvot envers son idole.
Toute l'uvre de ce nonchalant, qui fut un des plusrudes ouvriers des lettres franaises, toute cette vaste
besogne o sa vie fut occupe, se droule et se d-
voile, jour par jour, heure par heure, pour ainsi
dire, depuis le moment o, sortant du collge,
Thophile Gautier saisit une plume pour la pre-mire fois, jusqu'au moment o elle chappe sa
main glace. Nul monument plus glorieux, construit
de matriaux irrcusables, ne pouvait tre lev
la mmoire du pote et du prosateur. A ceux qui
seraient tents de rpter la calomnie de la banalit
oisive Gautier est un paresseux , on peut r-
pondre dsormais par un dmenti irrductible, en
montrant les deux normes volumes o M. Spoel-
herch de Lovenjoul a condens le rsultat de ses
recherches, qui souvent nous serviront de guides
1. Histoire des uvres de Thophile Gautier, par le vicomte
Spoelbcrch de Lovenjoul. Paris, Charpentier 1887, 2 vol. in-8,'i'Jj et 602 papes, 2370 numros. J'ai relev, 1. 1, de la page 1 la page 94, le titre des diffrents journaux et keepsakeso Thophile Gautier a crit avant d'entrer a la Presse-, ilm'a paru intressant de reproduire cette nomenclature, .lnin'veillera aujourd'hui que bien peu de souvenirs le Gas-
tronome, le Mercure de France du XIXe sicle, le Cabinet de
lecture, l'Almanach des Muses: la France littraire, les Annales
LE CRITIQUE. 49
4
Le premier feuilleton que Gautier crivit dans la
Presse est du 22 aot 1836; les typographes le sign-rent Gauthier, avec cette parasite qui devait pour-suivre le pote pendant sa vie entire et lui arracher
parfois un sourire qui n'tait pas sans amertume.Pendant dix-neuf annes conscutives, il fut le pour-
voyeur attitr des articles d'art et de critique dra-
matique dans ce que l'on appelait alors le journald'mile de Girardin; il le quitta au mois d'avril 1855-
pour entrer au Moniteur universel.
Lorsque le Journal officiel fut cr pour remplacerle Moniteur universel, Thophile Gautier y passa et
y continua, jusqu' son heure suprme, cette tchenervante qui depuis longtemps lui tait devenue
insupportable. Il se vit condamn, durant un lapsde trente-six ans, rendre compte des pices jouessur les thtres de Paris et disserter sur les
tableaux, les statues encombrant les expositions
publiques; la mort seule le dlivra en vrit, c'est
excessif.
Dans le Stella d'Alfred de Vigny, le lord maire
dit Chatterton J'ai retenu ceci de Ben Jonsonet je vous le donne comme certain savoir que la plus
romantiques, le Voleur, le Diamant, le Slam, l'Amulette, leJournal des gens du monde, la France industrielle, la VieillePologne, l'Eglantine, le Monde dramatique, l'Abeille, le Rameaud'or, la Chronique de Paris, l'Aricl. D'aprs une tradition defamille, le dbut en prose de Thophile Gautier aurait eulieu dans le Gastronome, le 24 mars 1831, par un Repas audsert d'Egypte, article anonyme que M. Spoelberch de Loven-joul reproduit sous bnfice d'invent-nire.
50 THOPHILE GAUTIER.
belle Muse du monde ne peut suffire nourrir son
homme et qu'il faut avoir ces demoiselles pour ma-
tresse, mais jamais pour femme. Le pauvre Gautier
le sut; sa femme lgitime fut la critique mariagede raison qui lui apporta en dot le feuilleton dra-
matique. II en vcut, tout au moins il en subsista;
mais on peut affirmer que plus d'un pome en mourut,
faute d'avoir eu le temps de venir au monde. De ceci
il ne se consola jamais et se comparait volontiers
un cheval de course attel une charrette de moel-
lons. La charrette c'tait cette corve hebdomadaire
charge de vaudevilles, de pantalonnades, de turlu-
taines et de drames pais qu'il lui fallait accomplir,il heure fixe, sous peine de jener et de faire jenerles siens. Un jour, il me disait avec la mlancolie
souriante qui lui tait familire Je crois que jesuis l'hritier lgitime de Gautier-sans-avoir. Il m'a
lgu sa pauvret et sa mauvaise fortune. Comme
lui je n'ai ni fief ni aumnire pleine; comme lui j'ai
guid la croisade vers la terre sainte de la littrature
et comme lui je mourrai en route sans mme aper-
evoir de loin la Jrusalem de mes rves.
Son premier article fut consacr aux peinturesdcoratives qu'Eugne Delacroix venait de terminer
la Chambre des Dputs. Il continuait ainsi la cri-
tique d'art, en laquelle il passa matre, et o il
s'tait dj essay dans quelques journaux littraires
de ce temps-l. Il y acquit rapidement une notorit
considrable et dans le monde des artistes il eut une
autorit que souvent il fallut subir. Ds le Salon
I.E CRITIQUE. 51
de 1837, avec une vivacit qui dmontre la sincrit
de ses convictions, il attaqua l'art bourgeois, l'art pot-au-feu comme l'on disait alors, o Drolling,avec ses chaudrons bien tams, Mallebranche avec
ses effets de neige, Louis Ducis avec ses trouba-
dours, avaient trouv quelque renom. Voulant
frapper la tte, il s'en prit Paul Delaroche, djclbre et fort admir pour les Enfants d'Edouard
(1831), Richelieu sur le Rhne, Mazarin mourant,Cromwell (1832), Jane Grey (1834). A propos de
Charles ler insulte' par des soldats dans un corps de
garde, il le traita avec une svrit qui fut excessive.
Tout en reconnaissant que les sujets fort habilement
choisis par Paul Delaroche dterminaient son succs,bien plus que l'art avec lequel ils taient traits; tout
en admettant que l'aspiration ne s'lve pas au-dessus
de terre et que la simple reproduction d'un fait d'his-
toire ne constitue pas la peinture historique, on peutconvenir que les qualits, souvent froides, il est vrai,et parfois un peu ternes de l'artiste, mritaient d'tre
moins durement apprcies. La chaleur du combat
n'tait pas teinte, c'est l une excuse; on se gour-rnait encore au nom de l'cole romantique, repoussesans rserve par l'Acadmie des beaux-arts, et
qui ne faisait que bien difficilement sa troue aux
Salons annuels que l'on semblait vouloir lui fermer
de parti pris. Si la critique de Thophile Gautier a
dpass la mesure en cette circonstance, il est justede rappeler qu'il tait le champion d'une cause quel'on combattait outrance, que ses adversaires taient
52 THOPHILE GAUTIER.
non seulement nombreux, mais puissants, dans la
place, et que, malgr son agilit,sa vaillance et sa
force, il ne parvenait pas rendre coup pour coup.
Et puis ne pouvait-il pas dire,comme le pote Feuch-
tersleben J'ai toujours dtest la mdiocrit;c'est
pourquoi, au cours dema jeunesse, je me suis sou-
vent pris de haine pourla modration. A cette
poque, on assimilait volontiersPaul Delaroche
Casimir Delavigne. Sans tre irrespectueuxenvers
leur mmoire, on peut reconnatre qu'ils manquaient,
l'un et l'autre, de cette originalit et de cette exag-
ration voulues que le romantisme exigeait de ses
disciples. Plus tard, en 1858,deux ans aprs la
mort du peintre, Gautier fit amendehonorable
Autrefois, dit-il, nous avons assez rudement mal-
men Paul Delaroche. C'tait une poque o la
polmique d'art sefaisait fer moulu et toute
outrance
Les expositions de beaux-artsne se produisant
qu'une seule fois par an,c'tait le feuilleton drama-
tique, toujours aliment parl'incessante produc-
tion des thtres, qui allait tre la plus exigeante
occupation de ThophileGautier. Avant de la lui
confier, la Presse avait fait diverses tentatives qui
ne parurent pas heureuses. Voulantrenouveler ce
"enre de critique fortalourdi par les mthodes, pour
ainsi dire pdagogiques, que Geoffroy, Hoffmann,
1. Voir Th. Gautier, Portraits contemporains, 1 vol. in-16,
18S6, Charpentier, p. 291 et suiv.
LE CRITIQUE. 53
Duviquet avaient imposes, elle avait successive-ment appel Alexandre Dumas Frdric Soulic,Granier de Cassagnac; puis Grard de Nerval encollaboration avec Thophile Gautier; ils signaientG. G. pour parodier le J. J. de Jules Janin, quirestait seul charg du feuilleton du Journal des D-bats qu'il avait d'abord partag avec Lve-Vcmars,aprs la retraite de Duviquet. Grard de Nerval tait
d'esprit nomade et d'instincts vagabonds; il ne puts'astreindre une besogne qui comportait quelquergularit. Thophile Gautier, plus sdentaire, de-meura seul au rez-de-chausse du journal la Pi,esse
pour difier le public sur la valeur littraire de picesqui, le plus souvent, n'en avaient aucune.
Dans ce mtier c'en fut un pour lui, rien de
plus il dploya des qualits de premier ordre,et plusieurs de ses articles, qui sont de vritables
chefs-d'uvre, restent enfouis et comme perdus aumilieu de la copie hebdomadaire qu'il tait obligde produire. A cet gard, il ne se faisait aucune illu-sion et disait Le livre seul a de l'importance etde la dure; le journal disparat et s'oublie. Etienne
Bcquet a fait pendant quinze ans la critique auJournal des Dbats qui s'en doute aujourd'hui? maistout le monde a lu, tout le monde lira le Mouchoirbleu, une plaquette qui n'a pas vingt pages. Le feuil-leton est un arbuste qui perd ses feuilles tous les soirset qui ne porte jamais de fruits. On peut dire, sans
exagration, que pendant toute son existence de cri-
tique dramatique il a fait ses articles avec dcoura-
54 THOPHILE GAUTIER.
gement sinon avec dgot. Cela se comprend, il tait
l comme un rossignol en cage; toutes les fois qu'il
voulait prendre son vol pour aller chanter sous le
ciel libre, le feuilleton le retenait et le forait psal-
modier la complainte du cinquime acte ou l'pitha-
lame du jeune premier pousant la jeune premire.
Plus d'une fois et je ne l'en puis blmer il
s'est dcharg de cette besogne sur quelque ami
compatissant qui soulevait ses chanes de bon cur,
pour l'empcher d'en sentir le poids.S'il et t moins assujetti, s'il et choisi ses
sujets au lieu d'tre contraint de les subir, il et,
son uvre, pu ajouter des uvres considrables. Il
avait dj donn la preuve de ce que sa connais-
sance de l'histoire, son got pour notre vieille lit-
trature, son esprit perspicace, lui permettaient de
faire. Si, au lieu de bcler deux mille feuilletons,
Thophile Gautier, tout en coutant la Muse qu'il
adorait, avait eu le loisir d'crire une histoire de la
littrature franaise quel rgal pour les raffins,
quel trsor pour les savants, quelle bonne fortune
pour tout le monde! Par ce qu'il avait fait ds l'gede vingt-trois ans, on peut apprcier ce qu'il aurait
pu faire dans la maturit du savoir et de l'intelli-
gence.
Le 1er dcembre 1833, Thophile Gautier signa
avec Charles Malo, directeur de la France littraire,
un trait par lequel il s'engageait composer une
srie d'articles, sous le titre d Kihumatio/ts litt-
raires. Cette srie formera une tude complte des
LE CRITIQUE. 55
vieux potes franais. et scra compose de douze
articles. M. Charles Malo s'engage lui payer ces
douze articles, mesure que M. Gautier les lui
livrera, sur le pied de cinquante francs l'article .
Ces douze articles runis en deux volumes in-8,
formant ensemble six cent soixante dix-sept pages,
furent publis en 1844 sous le titre les Grotesques.
On voit qu'en ce temps d'art et de renouveaula
littrature tait peu remunratrice, ainsi que disent
les conomistes. Onze de ces articles parurent suc-
cessivement dans la France littraire au cours des
annes 1834 et 1835; le douzime et dernier Paul
Scarron fut insr dans la Revue des Deux Mondes
du 15 juillet 18441. Les Grotesques reprsentent le
dbut de Thophile Gautier dans la critique srieuse,
et ce titre ils ont une importance qu'il convient
de ne pas ddaigner. J'ai dit critique srieuse,et
je ne m'en ddis pas, car srieux ne signifie pas
ennuyeux; le savoir n'implique pas le pdantisme;
on peut tre ingnieux avec humour et graveavec
originalit. Je tiens ce livre pour excellent; jeviens
de le relire, pour la dixime fois peut-tre, avec
autant de plaisir et d'intrt que si jene le con-
naissais pas.
moins qu'il ne cherche dissimuler uneiro-
nie, le titre en est dplaisant on ne le comprend
gure; il ne rpond pas l'ouvrage qu'il indique.
Il se ressent trop des opinions littraires queles
1. Spoelberch de Lovcnjoul, toc. cit., numros 'J3 711.
56 THOPHILE GAUTIER.
critiques autoriss soutenaient encore au tempsde la jeunesse de Gautier, alors qu'il tait de mau-vaise compagnie de ne pas mettre au rancart les
potes antrieurs Malherbe, que Y Art potique deBoileau avait vilipends. Gautier a sans doute subil'influence des ides ambiantes, qui pourtant n'taient
pas les siennes. Si, malgr leur verve, Georges de
Scudry et Cyrano de Bergerac sont dsagrablespar leur attitude de matamores de plume et d'pe,si Chapelain est lourd et rocailleux, si GuillaumeColletet est fadasse, si Saint-Amant force trop lanote comique, Franois Villon, Thophile de Yiausont des potes avec lesquels l'histoire littrairedoit compter, et Scarron pousse parfois la scurri-lit jusqu' une vigueur de burlesque inconnue avant
lui; je ne vois que Scalion de Virbluneau et Pierrede Saint-Louis qui soient absolument grotesques et
dignes de l'pithte qui aurait d tre pargne auxautres. Le choix de ce titre tonne de la part de
Gautier, qui plus d'une fois a dit Il faut djbien du talent pour crire un livre mdiocre ou
peindre un mauvais tableau.
Au dbut de l'tude consacre Franois Villon,il ne dissimule cependant pas ses prfrences, touten semblant s'excuser d'y obir Ce n'est gure,dit-il, que dans le fumier que se trouvent les perles,tmoin Ennius. Pour moi, je prfrerais les perlesdu vieux Romain tout l'or de Virgile; il faut unbien gros tas d'or pour valoir une petite poigne de
perles. Je trouve un singulier plaisir dterrer un
LE CRITIQUE. 5?
beau vers dans un pote mconnu; il me semble q ;esa pauvre ombre doit tre console et se rjouir devoir sa pense enfin comprise; c'est une rhabilita-tion que je fais, c'est une justice que je rends; et siquelquefois mes loges pour quelques potes obscurspeuvent paratre exagrs certains de mes lecteurs,qu'ils se souviennent que je les loue pour tous ceuxqui les ont injuris outre mesure, et que les mprisimmrits provoquent et justifient les pangyriquesexcessifs. Les loges que Gautier distribue aucours de ses tudes sur les Grotesques, n'ont rienqui nous choque; ce qui prouve peut-tre que lespotes tudis par lui sont plus connus de nosjours qu'aux environs de 1834, o bruissait encorel'cho des applaudissements prodigus Mme Du-
fresnoy, Luce de Lancival et o Branger le
Tyrte moderne comme l'on disait passaitpour le plus grand pote qui et jamais honor unenation.
Ce qui frappe dans ce livre, c'est sa modration,qui parat presque extraordinaire lorsque l'on se
reporte ces annes de luttes o les romantiqueset les classiques s'injuriaient plume que veux-tu,en se prenant la perruque et la barbiche. Ondirait que Gautier est dj en possession d'une sortede srnit suprieure qui lui permet de s'abstrairedes passions transitoires pour mieux comprendreet signaler le beau, d'o qu'il vienne et l o il ledcouvre. Le style est net, d'une correction djirrprochable, sans rien d'alambiqu, comme celui
5S THOPHILE GAUTIER.
o Sainte-Beuve devait se complaire plus tard, sans
aucun de ces sous-entendus, de ces penses demi
exprimes dont les crivains, qui font oeuvre habi-
tuelle de critique, aiment envelopper et souvent
obscurcir leurs jugements. Pas un instant sa fran-
chise n'est en dfaut, il ne trompe personne, ni lui
ni les autres; il est absolument sincre, aussi bien
quand il se raille des balourdises du sieur de Vir-
bluneau, que lorsqu'il met en lumire les hautes
qualits de Thophile de Viau et qu' propos de la
Pucellc de Chapelain, il s'tonne qu'un tel sujet, si
complet et si prodigieux, n'ait produit que des uvres
d'une dplorable infriorit, ou une polissonnerie
indigne d'un auteur et d'une langue respectables.
Que de merveilles, dit-il, dans cette vie si courte
et si pleine; on croirait plutt lire une lgende qu'une
chronique. Il y a l dedans la matire d'un roman-
cero. Eh bien avec un si magnifique sujet, une
hrone vritable qui laisse de bien loin derrire
elle la Camille de Virgile, les Bradamante, les Mar-
phise, les Clorindc et toutes les belles guerrires
des popes italiennes, Chapelain n'a pu faire qu'une
lourde gazette rimc, ennuyeuse commela vie; Vol-
taire qu'une infme priape abominable comme
intention et d'une mdiocrit singulire, mme dans
ce misrable genre. Pauvre Jeanne d'Arc Les
Anglais t'ont fait brler seulementet ne t'ont pas
viole. Un mot est a retenir dans le passage que
je viens de citer, car il renferme un conseil,un con-
seil prcieux, que feront bien de mditerles futurs
LE CRITIQUE, 59
potes de Jeanne d'Arc il y a l dedans la matire
d'un romancero .
Cette tude sur des potes ddaigns et trop long-
temps laisss en oubli offre cette particularit qu'elleest faite d'une faon impersonnelle et avec une trs
sereine intelligence historique. Certes, ThophileGautier est de son temps, il n'a ni coup s