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Méance documentaire dans Les mots et les choses à partir du cas « Bopp » H Guillaume Faculté de Philosophie et Lettres, Université Libre de Bruxelles, P3 2013–2014

Mé˙ance documentaire dans Les mots et les chosesstudent.ulb.ac.be/~ghayot/pdf/philb300.pdf · Introduction La démarche de l’archéologie foucaldienne dans Les mots et les choses

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Mé�ance documentaire dans Les mots et les chosesà partir du cas « Bopp »

Hayot Guillaume

Faculté de Philosophie et Lettres,

Université Libre de Bruxelles,

Phil3

2013–2014

Introduction

La démarche de l’archéologie foucaldienne dans Les mots et les choses repose sur un

traitement rigoureux de l’archive. Foucault construit sa description des socles épisté-

miques sur cette base. Notre atttention avait été attirée par des lacunes concernant les

archives mobilisées dans la « �ction historique »1

dramatisant le passage de la Gram-maire générale à la Grammaire comparée dans la section « Bopp » du chapitre Travail,vie, langage 2

, du nom du linguiste et philologue du xixe

siècle chez qui Foucault en

trouve la trace. Ces lacunes relèvent de la relative pauvreté des références faites à Bopp

dans la section dont il est l’objet, du recours principal de Foucault à des commentaires

sur cet auteur, et en�n de l’importation de savoirs qu’il ne peut extraire des archives qu’il

mentionne. Dans ce travail, nous nous donnons pour projet d’examiner les implications

de ces lacunes dans l’économie foucaldienne de l’archive.

Une rapide comparaison quantitative des citations faites des auteurs principaux du

chapitre Travail, vie, langage nous révèle que Ricardo est cité dix fois dans la section de

dix pages portant son nom3. Cuvier, dans la section éponyme

4, est quant à lui cité 22

fois en 17 pages. Bopp, par contre, n’est référencé que quatre fois.

A�n de cerner ces lacunes, nous envisageons le contexte épistémique de l’ouvrage

et de la pensée de Foucault. Par contexte épistémique, nous entendons l’horizon in-

tellectuel foucaldien et son ancrage historique : tout ce qui relève des conditions et du

mode de production de la connaissance de son époque, mais aussi ses propres pratiques

de lecture et d’écriture.

Dans notre recherche, nous nous appuyons principalement sur l’ouvrage considéré

de Foucault, Les mots et les choses, livre dans lequel Foucault entreprend l’analyse

de la régularité des fractures entre les di�érents « socles épistémiques » — longues pé-

riodes historiques dont l’auteur entend en partie montrer la cohérence interne — ayant

traversé ce qu’il dé�nit comme étant les sciences humaines (la biologie, l’économie et

la linguistique). Nous nous basons également sur la signi�cation que Foucault donne

de l’archéologie dans L’archéologie du savoir 5, l’ouvrage qui lui fait suite. Nous trouvons

dans le second la réappropriation par l’auteur des limites et des ouvertures que le pre-

1. « Je ne suis pas véritablement historien. Et je ne suis pas romancier. Je pratique une sorte de �ction

historique. » Michel Foucault, « Foucault étudie la raison d’État : Entretien avec Michael Dillon », in TheThree Penny Review 1 (hiver-printemps 1980), pp. 4–5, repris dans Michel Foucault, Dits et écrits, sous

la dir. de Daniel Defert et François Ewald, avec la coll. de Jacques Lagrange, 2 vol., Quarto, Paris :

Gallimard, 2011, vol. 2, texte no

280.

2. Michel Foucault, Les mots et les choses : Une archéologie des sciences humaines, Tel, Paris : Gallimard,

1990 (1966), pp. 292-307.

3. Ibid., pp. 265-275.

4. Ibid., pp. 275-292.

5. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Bibliothèque des sciences humaines, Paris : Gallimard,

1969.

1

mier a suscité. Nous ajoutons à cela quelques publications rassemblées dans les volumes

de Dits et écrits 6, lorsque leur propos recoupe, dramatise ou illustre les questions qui

traversent notre lecture.

A�n d’étudier plus avant le texte foucaldien, nous mobilisons également les dossiers

préparatoires de Les mots et les choses mis à disposition par le projet La Bibliothèquefoucaldienne, sous la responsabilité scienti�que de Philippe Artières et de Jean-Claude

Zancarini. Celle-ci est accessible en ligne7. Nous y retrouvons les numérisations des

�ches de lecture écrites par Foucault, vestiges du chantier qu’il a entrepris pour la ré-

daction de Les mots et les choses. Nous ferons le relevé minutieux des �ches qui concerne

la section « Bopp ».

A�n d’éto�er cette lecture et traiter le plus �nement de ladite section, nous ajoutons

à notre bibliographie leCahier de l’Herne 8consacré à Foucault, parce que s’y retrouvent

quelques articles portant sur les archives foucaldiennes. Par exemple, nous ne pouvons

pas faire l’impasse sur un article de Pascal Michon9

traitant également de la place de

Bopp dans le texte de Foucault ; bien que développant une problématique di�érente

de la nôtre, cet article apporte une critique des sources bienvenue devant l’abondance

— mais aussi parfois l’indigence, nous le verrons — de références au sein du texte.

L’intérêt d’une telle lecture est d’interroger les « e�ets de savoir »10

qu’entraîne la

connaissance du travail préparatoire foucaldien, reconstituant le �l liant la consulta-

tion des ouvrages, le prélèvement de citations et la restitution textuelle — « l’ordre de

la recherche »11

. Elle nous permet, par ce retour aux archives de l’auteur, d’étudier les

conditions matérielles d’écriture de Les mots et la choses, le contexte épistémique de son

apparition, la pratique intellectuelle et l’érudition de son auteur au moment où il rédige

ladite section.

6. Idem, Dits et écrits, op. cit.7. À l’adresse http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/.

8. Frédéric Gros et al., éds., Cahier Foucault, Cahiers de L’Herne 95, Paris : L’Herne, 2011.

9. Pascal Michon, « L’hypothèse structurale », in Cahier Foucault, sous la dir. de Frédéric Gros et al.,Cahiers de L’Herne 95, Paris : L’Herne, 2011, chap. L’atelier Foucault, pp. 116–121.

10. Voir la section très justement titrée « D’une dé�cience documentaire comme e�et de savoir », dans

ibid., p. 118, où il écrit : « Ainsi, la défaillance extraordinaire des notes de lecture foucaldiennes sur cette

période ne traduit-elle pas tant, à mon sens, un laisser-aller scienti�que qu’elle ne révèle le sol même

— pour reprendre une métaphore qui lui est chère — à partir duquel Foucault lit l’histoire des savoirs

occidentaux. Elle est un e�et de son propre savoir. »

11. Mathieu Potte-Bonnevile, cité dans Luca Paltrinieri, « L’“Analyse des richesses” dans Les Motset les choses », in Cahier Foucault, sous la dir. de Frédéric Gros et al., Cahiers de L’Herne 95, Paris : L’Herne,

2011, chap. L’atelier Foucault, pp. 122–129, soulignant la di�érence avec « l’ordre d’exposition ».

2

1 Économie des archives

L’observation de départ de notre recherche porte sur l’économie des archives que

nous pouvons déceler dans l’exigence méthodologique de l’archéologie chez Foucault :

elle apparaît fondamentale, voire critique, dans l’écriture foucaldienne. Par économie des

archives, nous entendons l’administration des sources et des ressources documentaires ou

monumentales reprises dans l’analyse de l’auteur, ressources accumulées puis mobilisées

a�n d’étançonner son travail. A�n de comprendre la valeur des archives mobilisées dans

les écrits de Foucault, et plus précisément dans la valeur des archives présentes dans la

section « Bopp » de Les mots et les choses, nous pouvons reprendre les notions d’archive

et d’archéologie chez Foucault lui-même.

« J’appellerai archive non pas la totalité des textes qui ont été conservés par

une civilisation, ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais

le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des

énoncés, leur rémanence et leur e�acement, leur existence paradoxale d’événements

et de choses. Analyser les faits de discours dans l’élément général de l’archive, c’est

les considérer non point comme documents [. . .], mais comme monuments ; c’est [. . .]

faire ce que l’on pourrait appeler, selon les droits ludiques de l’étymologie, quelque

chose comme une archéologie. »12

« La mise au jour, jamais achevée, jamais intégralement acquise de l’archive,

forme l’horizon général auquel appartiennent la description des formations discur-

sives, l’analyse des positivités, le repérage du champ énonciatif. [. . .] L’archéologie

décrit les discours comme des pratiques spéci�ées dans l’élément de l’archive. »13

L’archive est une masse discursive dont Foucault entend rendre compte des règles

d’apparition, de condition et de disparition. La conception qu’il en a est double : il s’agit

à la fois des règles qui déterminent cette apparition, etc., dans une culture — son événe-mentialité — et celles qui déterminent son existence matérielle — sa chosalité. Par cette

conjonction dé�nitoire d’événements et de choses, Foucault fait de l’archive la chair

de l’archéologie. L’archéologie foucaldienne est l’analyse des monuments collectés par

l’auteur, mis en sens et en relation, dont il s’agit de faire la description intrinsèque14

.

En d’autres termes, l’archéologie est un doublet conceptuel incluant à la fois la re-

cherche de l’archè — le commencement ou le principe —, des conditions de possibilité

12. Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », in Cahierspour l’analyse 9 (été 1968) : Généalogie des sciences, pp. 9–40, repris dans idem, Dits et écrits, op. cit., vol. 1,

texte no

35.

13. Idem, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 173.

14. Ibid., pp. 14-15.

3

épistémiques des objets de la connaissance, et celle de l’archive — l’enregistrement cultu-

rel de ces objets de la connaissance.

C’est sur base d’une telle dé�nition que nous comprenons que l’économie des ar-

chives, telle que dé�nie plus haut, est une exigence méthodologique, sinon dé�nitoire

elle aussi de l’archéologie foucaldienne. Cette exigence méthodologique est fondamen-

tale au sens où, pour révéler les règles d’énonciation d’une période donnée, dans une

culture donnée, il est impératif que Foucault se prémunisse de tout savoir extrinsèque à

cette même période.

Notre entreprise ne cherche pas à « formaliser » ou à « interpréter » le texte foucal-

dien. Même si « interpréter et formaliser sont [. . .] les deux grandes formes d’analyses

de notre âge »15

, il serait impropre de l’y soumettre, lui qui « [a] essayé de faire surgir

la spéci�cité d’une méthode qui ne serait ni formalisatrice ni interprétative »16

. Ainsi

posons-nous le choix de procéder à quelque chose comme une archéologie des exigences

méthodologiques à l’œuvre dans l’écriture foucaldienne. Cela signi�e nous imposer une

exigence symétrique à celle que Foucault s’impose, celle de ne pas sortir de son discours

ni des conditions de possibilité de ce dernier.

Suite aux reproches qui lui ont été adressés, Foucault lui-même admet que « [. . .]

dans LesMots et les Choses, l’absence de balisageméthodologique [peut] nous laisser croire

à des analyses en termes de totalité culturelle »17

.

Ce n’est pas sur ce terrain que nous souhaitons nous placer : notre travail ne vise pas

à l’enfermer dans un « balisage méthodologique » qu’il refuse — celui du structuralisme

en l’espèce — mais nous opérons plutôt un retour à quelque chose comme une exigence,une modalité intrinsèque au rapport de Foucault aux sources archéologiques. C’est cela

que nous nommons « exigence métholodologique », même si elle ne correspond pas à ce

que ses opposants pouvaient entendre par là.

Une exigence méthodologique nous apparaît en e�et bien présente dans le texte fou-

caldien, se traduisant par une abondance d’exemples, de citations et d’extraits que nous

retrouvons à la fois dans ses notes préparatoires et dans son ouvrage. D’abord prélevés

de documents, agglomérés en archives, puis intégrés au discours, ils sont le corps de la

�ction monumentale que Foucault dessine et qu’il s’agit pour nous de démêler.

En vue d’une consistance des propos avancés concernant des socles épistémiques dis-

tincts de celui d’où il s’exprime, il est nécessaire à Foucault d’ancrer son discours dans

les œuvres des contemporains à ces socles, d’entamer sa rupture d’avec eux. Ainsi, son

apparente érudition nous laisse penser à une précautionneuse exigence, puisque l’ab-

sence d’ancrage archivistique relèverait de l’a�abulation archéologique, n’o�rant aucun

15. Idem, Les mots et les choses, op. cit., p. 313.

16. Idem, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 183.

17. Ibid., p. 27, nous soulignons « balisage méthodologique ».

4

sol sur lequel ériger le texte.

Foucault part de détails qu’il multiplie, d’archives qu’il mobilise pour la dépiction

des évolutions, des ruptures et des soubresauts de la culture occidentale. C’est ainsi qu’il

peut « essayer de dé�nir cet espace blanc d’où [il] parle »18

, donner du corps à sa �c-tion. La rigueur dans la mobilisation des archives est présentée comme la base du tra-

vail archéologique. Dès lors, tout manquement peut induire une suspicion quant au bon

fonctionnement de l’économie des archives sur laquelle repose la �ction foucaldienne.

Or, nous l’avons dit, la partie « Bopp » révèle une pauvreté référentielle intrigante. En

examinant l’ouvrage dans sa totalité, nous avons relevé d’autres lacunes dans le travail

archivistique, que nous pouvons répartir selon deux catégories.

En premier lieu, le recours à la littérature secondaire nous semble problématique.

Nous n’entendons pas par là que Foucault, pour respecter les modalités de la recherche

archéologique, devrait s’abstenir de tout recours à des ouvrages introductifs concernant

les sujets de son étude : la littérature secondaire o�re d’excellentes balises de recherche

que nous ne pouvons ignorer. Or, en vertu de la proximité nécessitée par la recherche

archéologique au centre de laquelle se trouve l’archive, le recours à la littérature secon-

daire ne doit en aucun cas être en la base. En ce sens, si nous trouvons un argument qui

ne serait fondé que sur un commentaire, reprenant exactement un exemple, une allu-

sion, une référence, sans la recouper et l’agrémenter par un retour à l’archive initiale,

nous serions en droit de mettre en doute la pertinence d’une telle �gure mobilisée par

l’auteur.

Cependant, les exigences de l’archéologie foucaldienne nous permettent également

de ne pas condamner dé�nitivement et totalement l’utilisation d’une littérature secon-

daire. Les commentateurs sont de fait également les témoins directs d’une épistémè et,

pour peu qu’elle soit la même que celle de l’auteur étudié, leur travail constitue lui-même

une archive que l’archéologue peut mobiliser dans sa �ction historique. Ainsi, si le com-

mentateur est lui aussi soumis aux mêmes conditions de possibilité de l’énoncé — strict

objet de la recherche foucaldienne dans Les mots et les choses —, nous pouvons en droit

considérer son apport à la compréhension du premier auteur comme légitime et rece-

vable eu égard aux exigences méthodologiques de l’archéologie.

Pour donner un exemple, trois �ches préparatoires dans La Bibliothèque foucaldienneprennent pour objet les Œuvres complètes de Ricardo a�n d’illustrer la section qui porte

son nom19

. Toutefois, Foucault en remplit aussi une concernant l’Histoire des doctrines

18. Ibid., p. 27.

19. David Ricardo, Œuvres complètes, sous la dir. d’Alcide Fonteyraud, trad. par Francisco Solano

Constâncio et Alcide Fonteyraud, avec des annot. de Jean-Baptiste Say, avec une préf. de Maurice

Block, Collection des principaux économistes, Paris : Guillaumin, 1882, pp. 2, 3, 5, 12, 17, 24, cité dans

Foucault, Les mots et les choses, op. cit., pp. 265-275.

5

économiques de Gide et Rist20

, ne les citant pourtant jamais dans Les mots et les choses.Un examen de la �che concernant cet ouvrage révèle qu’ils seraient la source première

de la compréhension de la théorie de la valeur de Ricardo telle que reprise par Fou-

cault, ce qui ne pose cependant pas de problème outre mesure. Nous pouvons en e�et

considérer ceux-ci servent d’appui à la connaissance que Foucault a des débuts de l’éco-

nomie moderne, connaissance validée par les notes préparatoires concernant les Œuvrescomplètes de Ricardo lui-même.

En second lieu, certaines parties révèlent une pauvreté criante en matière de mention

d’archives, indépendamment issues d’une littérature primaire ou secondaire. Ce man-

quement, plus que celui développé au point précédent, implique un coût argumentatif

élevé. En e�et, cette pauvreté signale une nécessaire importation de connaissances ex-

trinsèques au sujet donné pour donner même le plus mince contenu au dictum foucal-

dien. Pour dépeindre l’arrière-plan culturel sur lequel s’édi�ent les discours, en drama-

tiser les ruptures, les mutations et en souligner la radicalité — aussi « énigmatique »

puisse-t-elle être21

—, il nous paraît fondamental de n’inclure en aucun cas des savoirs

extrinsèques aux socles épistémiques étudiés selon l’archéologie, c’est à dire d’en aucun

cas s’éloigner des archives.

Par exemple, Rask et Tooke, pourtant cités quelques fois dans la section, sont com-

plètement absents de La Bibliothèque foucaldienne : aucun ouvrage d’eux n’est men-

tionné, et aucune �che ne les mentionne. La critique de l’érudition, par recours aux notes

préparatoires, permet de pointer une absence de précaution méthodologique, un manque

de retour aux monuments archivés eux-même dans le travail �ctionnel.

20. Charles Gide et Charles Rist, Histoire des doctrines économiques : depuis les physiocrates jusqu’à nosjours, 5

eéd., Paris : Sirey, 1926, repris dans Michel Foucault, « La valeur chez Ricardo », in La Bibliothèque

foucaldienne (Centre Michel Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert,

url : http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref1797 (visité le 25/07/2014).

21. Idem, Les mots et les choses, op. cit., p. 113.

6

2 Exégèse bibliographique et archivistique

« Ce décalage du mot, cette sorte de saut en arrière hors des fonctions représen-

tatives, a été certainement vers la �n du xviie

siècle un des événements importants

de la culture occidentale. Un de ceux aussi qui est passé le plus inaperçu. [. . .] En re-

vanche, l’isolement des langues indo-européennes, la constitution d’une grammaire

comparée, l’étude des �exions, la formulation des lois d’alternance vocalique et de

mutation consonantique — bref toute l’œuvre philologique de Grimm, de Schlegel,

de Rask et de Bopp demeure dans les marges de notre conscience historique, comme

si elle avait seulement fondé une discipline un peu latérale et ésotérique — comme

si, en fait, ce n’était pas tout le mode d’être du langage (et du nôtre) qui s’était

modi�é à travers eux. »22

Dans la partie « Bopp » sur laquelle nous nous penchons, Foucault fait apparaître

la manière dont Bopp, Schlegel, et Grimm23

ont mené à la « constitution de l’histori-

cité dans l’ordre de la grammaire »24

, ceci parallèlement à Jussieu, Lamarck et Cuvier

dont Foucault a montré qu’ils ont mené à la constitution l’historicité de la science du vi-

vant25

. Avec eux, le mot n’est pas moins représentation qu’à l’âge classique — où celui-ci

n’existait que par sa valeur représentative « et le pouvoir d’analyse, de redoublement, de

composition et de mise en ordre [. . .] des choses représentées »26

— mais par analogie à

la constitution de l’historicité de la science du vivant, le mot est rapporté à un ensemble

organisé et à une fonction. Le pouvoir de représentation du mot, s’il ne disparaît pas

pour autant, n’est plus constitutif de celui-ci. Comprendre : pour Foucault, c’est l’orga-

nisation grammaticale, la totalité grammaticale de la langue qui est fondamentalement

première, qui « détermine et assure sa cohérence propre »27

.

Nous apprenons aussi que, allant dans le sens de l’illustration, Schlegel a mis en

rapport l’anatomie comparée et la « structure interne des langues ou la grammaire com-

parée »28

. « Schlegel le savait bien : la constitution de l’historicité dans l’ordre de la

grammaire s’est faite selon le même modèle que dans la science du vivant. »29

22. Ibid., pp. 293-294.

23. Nous omettons volontairement Rask duquel il n’est fait mention d’aucune œuvre, et pour lequel

La Bibliothèque foucaldienne ne dispose d’aucune �che préparatoire ainsi qu’il a été vu dans la section

précédente.

24. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 292.

25. Ibid., p. 292.

26. Ibid., p. 293.

27. Ibid., p. 293.

28. « Mais le point décisif qui éclairera tout, c’est la structure interne des langues ou la grammaire

comparée, laquelle nous donnera des solutions toutes nouvelles sur la généalogie des langues, de la même

manière que l’anatomie comparée a répandu un grand jour sur l’histoire naturelle. » Frédéric Schlegel,

Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, trad. de l’allemand par Adolphe Mazure, Paris : Parent-

Desbarres, 1837, p. 35, cité dans Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 292.

29. Idem, Les mots et les choses, op. cit., p. 292.

7

Dans cette partie apparaissent de manière criante les manquements que nous avons

exposés ci-précédemment. Alors que Foucault n’a de cesse de décrire une certaine

transformation du langage, s’appuyant sur les trois auteurs dans sa description du chan-

gement de socle épistémique, nous ne pouvons lui donner, à cet instant du texte si l’on

suit l’ordre d’exposition, ni de source ni d’explication, seulement des témoins directs

énonçant la même chose : la régularité de la rupture, qui est isomorphe aux deux objets

que Foucault inspecte — la vie et le langage constitués en objets de la connaissance. Fou-

cault nous saisit par son érudition, dessinant une foule d’e�ets et de caractères comme

ceux vus succinctement ci-dessus, mais il prodigue peu de raisons ou d’ancrages archéo-

logiques si l’on suit l’ordre d’exposition de la section.

Cette section nous donne donc l’aperçu d’une fuite de sources avec le renfort des

notes bibliographiques qui la parsèment. Nous les partageons ci-dessous par auteur cité

et par ordre d’apparition. Si nous omettons les références uniques à un auteur ou l’autre,

c’est a�n de clari�er notre exposé. Après agrégation des références bibliographiques

sous le nom de leur auteur, nous analyserons chaque groupe de références au moyen des

ressources archivistiques dont nous disposons.

Deux dossiers préparatoires à Les Mots et les Choses concernent le langage : le dos-

sier « Grammaire » qui est composé de 240 �ches préparatoires30

— 151 selon l’article de

Michon31

, 230 selon l’article de Philippe Artières et Jean-François Bert32

—, et le dos-

sier « Philosophie du langage » qui est composé de 151 �ches33

— 229 selon l’article de

Michon, 151 selon l’article d’Artières et Bert —, soit 391 feuillets dont ceux à propos

de Schlegel, de Grimm et de Bopp.

Nous basant sur le travail critique de La Bibliothèque foucaldienne, nous étudierons

la répartition de �ches manuscrites dévolues à chacun des trois auteurs et analyserons,

quand il en est besoin, le contenu de celles-ci a�n de les situer par rapport à l’ouvrage

�nal.

Cependant, alors que les observations suivantes prennent pour objet les notes de

bas de page ayant un contenu bibliographique, un passage dans le �l du texte reprend

presque toutes les œuvres citées par après.

« Quatre segments théoriques nous en signalent la constitution au début du

xixe

siècle — à l’époque de l’essai de Schlegel sur la Langue et la philosophie des

Indiens (1808), de la Deutsche Grammatik de Grimm (1818) et du livre de Bopp sur

30. La Bibliothèque foucaldienne indique 480 images numérisées pour 240 �ches préparatoires.

31. Michon, « L’hypothèse structurale », op. cit., p. 116.

32. Philippe Artières et Jean-François Bert, « Enquêter sur le travail », in Cahier Foucault, sous la dir.

de Frédéric Gros et al., Cahiers de L’Herne 95, Paris : L’Herne, 2011, chap. L’atelier Foucault, p. 115.

33. La Bibliothèque foucaldienne indique 302 images numérisées mais pas le nombre de �ches prépa-

ratoires, le travail bibliographique étant marqué comme encore en cours. Suivant la logique du dossier

précédent, nous aurions 151 �ches préparatoires, nombre que Michon attribue au dossier « Grammaire ».

8

le Système de conjugaison du sanskrit (1816). »34

Nous pouvons relever que Foucault s’est avant tout documenté avec les traductions

françaises du xixe

siècle des textes repris, à l’exception de la Deutsche Grammatik de

Grimm.

Notons par ailleurs que Foucault apporte au lecteur les précisions archéologiques

dont nous déplorions l’indigence auparavant. Voici dressées les bornes — une forme de

balisage non pas méthodologique mais archéologique — de la recherche foucaldienne sur

la philologie, bornes attendues pour la compréhension de l’exposé qui suit. Nous-même

envisagerons les trois auteurs cités dans le même ordre : Schlegel, Grimm, puis en�n

Bopp.

2.1 Friedrich Schlegel

Puisque Frédéric Schlegel — francisation du nom de Friedrich Schlegel, que l’on

retrouve dans la traduction utilisée par Foucault35

— est le premier auteur cité, nous

commençons également par lui. A�n de garder notre analyse la plus claire possible, nous

reprenons ci-dessous un tableau des notes bibliographiques, classées par page d’appari-

tion, renvoyant à cet auteur.

p. 292 Fr. Schlegel, La Langue et la philosophie des Indiens (trad. française, Paris,

1837), p. 35.

p. 296 Fr. Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens (trad. française,

Paris, 1837), p. 57.

p. 296 Id., idib., p. 56.

p. 296 Id., idib., p. 47.

p. 304 Fr. Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, p. 11.

p. 305 Fr. Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, p. 12.

Le problème posé par les références au texte de Schlegel est mineur : tout ce que

nous pouvons constater est un manque d’uniformisation du titre de la seule œuvre citée

— parce qu’en dépit d’une di�érence minime entre la première et la seconde référence,

il n’est bien fait mention que d’un seul texte.

Comme nous l’avons vu par notre analyse bibliographique ci-dessus, Schlegel est

cité aux pages 292, 296, 304 et 305. De plus, ce ne sont pas moins de sept �ches qui

sont consacrées à son seul Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, placées dans

l’intercalaire « Les Mots » du dossier « Grammaire ».

34. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., pp. 294-295.

35. Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, op. cit.

9

D’une première �che concernant « les deux classes de langues d’après leur struc-

ture intérieure »36

, Foucault reprend une première note concernant l’« assemblage

d’atomes » et l’« agrégation mécanique opérée par un rapprochement extérieur »37

tels

qu’ils dé�nissent une langue par ses unités atomiques, et une deuxième citation selon

laquelle « chaque racine est véritablement une sorte de germe vivant ; les rapports étant

indiqués par une modi�cation intérieure et un libre champ étant donnée au développe-

ment du mot, ce mot peut s’étendre d’une manière illimitée »38

.

D’une deuxième �che concernant « la nature des �exions »39

, Foucault cite une troi-

sième note à propos du sanskrit dont « la structure est tout à fait organique, se rami�ant

pour ainsi dire à l’aide des �exions, des modi�cations intérieures et d’entrelacements

variés du radical »40

, ce qui amène le compte à la moitié des citations faites de Schle-

gel. Cette note souligne une fois encore l’isomorphisme entre le discours sur le vivant

et celui sur le langage, jouant de la métaphore organique — le vocabulaire du premier —

pour décrire la constitution épistémique du second.

D’une dernière �che que nous analysons, la dernière à contenir une citation directe

de Schlegel41

concernant la « linguistique et [l’]anatomie comparée »42

, Foucault ex-

trait la citation avec laquelle il commence la section « Bopp ».

« Mais le point décisif qui éclairera tout, c’est la structure interne des langues ou

la grammaire comparée, laquelle nous donnera des solutions toutes nouvelles sur

la généalogie des langues, de la même manière que l’anatomie comparée a répandu

un grand jour sur l’histoire naturelle. »43

En dépit d’une érudition que nous ne nierons pas concernant l’étude du sanskrit,

validée par un ensemble de notes à l’œuvre de Schlegel, l’idée mère se dégageant des

�ches préparatoires de Foucault nous semble se résumer à une utilisation de l’auteur en

36. Michel Foucault, « Les 2 classes de langues d’après leur structure intérieure », in La Bibliothèquefoucaldienne (Centre Michel Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert,

url : http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref190 (visité le 25/07/2014).

37. Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, op. cit., p. 57, cité dans Foucault, Les motset les choses, op. cit., p. 296.

38. Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, op. cit., p. 56, cité dans Foucault, Les motset les choses, op. cit., p. 296.

39. Michel Foucault, « La nature des �exions », in La Bibliothèque foucaldienne (Centre Michel Foucault

2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url : http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/ead.

html?c=FRENS_00002_ref194 (visité le 25/07/2014).

40. Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, op. cit., p. 47, cité dans Foucault, Les motset les choses, op. cit., p. 296.

41. La Bibliothèque foucaldienne fait par mégarde état d’une citation de Bopp à cet endroit.

42. Michel Foucault, « Linguistique et anatomie comparée », in La Bibliothèque foucaldienne (Centre

Michel Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url : http : / / lbf -

ehess.ens-lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref266 (visité le 25/07/2014).

43. Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, op. cit., p. 35, cité dans Foucault, Les motset les choses, op. cit., p. 292.

10

vue de con�rmer la régularité des ruptures dans la �ction historique qu’il établit : nous

sommes passé de la Grammaire générale à la Grammaire comparée comme de l’histoire

naturelle à l’histoire du vivant.

2.2 Jacob Grimm

Vient ensuite Jacob Grimm dans l’ordre des auteurs majeurs repris dans la section

« Bopp ». Nous dressons un tableau similaire à celui ci-dessus, tableau des renvois bi-

bliographiques à son œuvre, par ordre d’apparition de ceux-ci, etc.

p. 299 J. Grimm, Deutsche Grammatik (2e

éd., 1822), t. I, p. 5. Ces analyse ne se

trouvent pas dans la première édition (1818).

p. 299 Id., idib., p. 5.

p. 300 J. Grimm, L’Origine du langage (trad. française, Paris, 1859), p. 7.

p. 301 J. Grimm, L’Origine du langage, p. 37. Cf. aussi Deutsche Grammatik, p. 588.

p. 301 J. Grimm, L’Origine du langage, p. 41.

p. 302 J. Grimm, L’Origine du langage, p. 39.

p. 303 J. Grimm, L’Origine des langues, p. 50.

Si le titre de la traduction française de 1859 que Foucault mentionne est non pas

L’Origine du langage, ni L’Origine des langues, maisDe l’origine du langage 44, comme pré-

cédemment nous pouvons le plus charitablement soulever un manque d’uniformisation

bibliographique sans en imputer la responsabilité à l’auteur ou à l’éditeur. Nous n’avons

pas retrouvé dans les �ches préparatoires consacrées à Grimm d’explication concernant

l’incohérence de ces renvois : toutes celles que nous avons parcourues font état d’une

lecture de L’Origine du langage, la mention de L’Origine des langues reste en ce sens

incompréhensible.

Grimm est cité page 299 pour sa Deutsche Grammatik et aux pages 300, 301, 302

et 303 pour De l’origine du langage. Ce sont cinq �ches que nous retrouvons dans LaBibliothèque foucaldienne. Deux �ches référant la linguistique à une science naturelle —

ou plutôt la comparant à l’« histoire naturelle », si l’on retourne au texte de Grimm45

sont dans le dossier « Philosophie du langage » alors que les trois autres se retrouvent

dans le dossier « Grammaire », intercalaire « Les Mots ».

44. Jacob Grimm, De l’origine du langage, trad. de l’allemand par Fernand de Wegmann, Paris : Albert

Franck, 1859.

45. « On a souvent, et avec raison, comparé la linguistique à l’histoire naturelle. » idem, De l’origine dulangage, op. cit., pp. 7-8, cité dans Michel Foucault, « Linguistique et science naturelle », in La Bibliothèquefoucaldienne (Centre Michel Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert,

url : http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref1899b (visité le 25/07/2014).

11

Parmi celles-ci, deux se réfèrent elles aussi à De l’origine du langage. La première

concerne « l’état primitif des langues »46

d’où Foucault extrait que « le verbe et les

pronoms personnels semblent être les véritables leviers du langage »47

. De la seconde,

concernant la « scienti�cité de la linguistique »48

, il assène que « là, comme ailleurs, c’est

“l’anatomie” qui �xe le destin »49

.

Reste une �che sur la Deutsche Grammatik. Foucault base son argumentation sur

la deuxième édition en langue originale de l’ouvrage50

, parce que « ces analyses ne se

trouvent pas dans la première édition »51

. Notons que c’est là l’un des seuls ouvrages en

langue originale et qui ne soit pas une traduction duXIXesiècle. Le contenu de cette �che,

selon laquelle « les changements vocaliques ne sont pas arbitraires »52

, est repris par

l’auteur a�n d’exposer qu’au xixe

siècle commence un nouvelle conception du langage

comme un ensemble sonore, changement d’analyse qui s’est « [fait] dans trois directions

[. . .] [Suit une description des modi�cations morphologiques du langage.] »53

, ensemble

de changements et de maintiens qui « n’est jamais arbitraire »54

.

Cependant, une �che supplémentaire dénote avec la proximité archivistique de l’au-

teur avec Grimm : il en est une qui résume « l’œuvre de Grimm »55

en l’opposant à celle

de Bopp, que nous verrons ensuite. Ce simple feuillet, remplit seulement au recto, est

une �che préparatoire concernant l’introduction de la Grammaire comparée de Bopp56

,

écrite par Michel Bréal — qui si important qu’il apparaîtra par la suite, n’est pourtant

jamais cité de tout le livre.

46. Michel Foucault, « L’état primitif des langues », in La Bibliothèque foucaldienne (Centre Michel

Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url : http://lbf-ehess.ens-

lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref226 (visité le 25/07/2014).

47. Grimm, De l’origine du langage, op. cit., p. 39, cité dans Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 302,

bien que La Bibliothèque foucaldienne mentionne p. 301.

48. Michel Foucault, « Scienti�cité de la linguistique », in La Bibliothèque foucaldienne (Centre Michel

Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url : http://lbf-ehess.ens-

lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref282 (visité le 25/07/2014).

49. « [. . .] l’étude de l’anatomie du langage. » Grimm, De l’origine du langage, op. cit., p. 7, cité dans

Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 300, c’est « anatomie » que cite Foucault.

50. Jacob Grimm, Deutsche Grammatik, 2e

éd., vol. 1, Göttingen : Dieterich, 1822.

51. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 299, note.

52. Michel Foucault, « Les changements vocaliques ne sont pas arbitraires », in La Bibliothèque foucal-dienne (Centre Michel Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url :

http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref286 (visité le 25/07/2014).

53. Grimm, Deutsche Grammatik, op. cit., p. 5, repris dans Foucault, « Les changements vocaliques ne

sont pas arbitraires », op. cit.54. Grimm, Deutsche Grammatik, op. cit., p. 5, cité dans Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 299.

55. Michel Foucault, « L’œuvre de Grimm », in La Bibliothèque foucaldienne (Centre Michel Foucault

2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url : http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/ead.

html?c=FRENS_00002_ref278 (visité le 25/07/2014).

56. François Bopp, Grammaire comparée des langues indo-européennes : comprenant le sanscrit, le zend,l’arménien, le grec, le latin, le lithuanien, l’ancien slave, le gothique et l’allemand, avec la coll. de Francis

Meunier, trad. de l’allemand et introd. par Michel Bréal, vol. 1, Paris : Imprimerie Impériale, 1866, pp. I-

LXVII.

12

« Si M. Bopp a frayé la route en tout ce qui touche à l’explication des �exions,

Jacob Grimm est le vrai créateur des études relatives aux modi�cations des sons. »57

C’est ainsi que resurgit la problématique mentionnée précédemment concernant l’uti-

lisation des sources secondaires, qui n’en sera que plus claire avec l’analyse des réfé-

rences bibliographiques liées à l’auteur suivant. Aussi se dessine plus clairement l’ordre

de la recherche de la section « Bopp » ici à l’étude.

Schlegel, mobilisé comme permettant de montrer la rupture de la Grammaire com-parée avec la Grammaire générale en vertu d’une rupture analogue à celle qui a détaché

la science du vivant de l’histoire naturelle, donne à Grimm, second personnage de la

�ction archéologique, la « table » sur laquelle poser ses études des modi�cations mor-

phologiques des sons dans le processus originaire des langues. Il s’agirait de la même

rupture traversant horizontalement tous les champs de la connaissance dont localement

celle concernant la « langue » ou la « vie » par là instituées comme nouveaux objets de

la connaissance.

De fait, l’utilisation de la « morphologie » atteste encore une fois, par le vocabu-

laire et l’imagerie qu’il convoque, de la régularité des fractures entre champs de savoir

distincts, signi�cativement réunis sous la condition de possibilité d’un socle épistémolo-

gique commun. Cependant, à en croire Bréal qui commente Bopp, c’est bien à ce dernier

qu’il faut donner le crédit de l’origine du mouvement, d’avoir o�ert la condition d’une

telle rupture dans l’ordre de la Grammaire — d’où son nom au titre de la section.

2.3 Franz Bopp

Dernier à paraître dans les notes de bas de page de la section qui lui est dédiée,

François Bopp — francisation du nom de Franz Bopp — est aussi l’auteur le moins cité

des trois auteurs que nous avons gardés pour les besoins de notre recherche — eux-

mêmes les plus cités de la section. Nous reprenons pour une dernière fois un tableau

similaire à ceux ci-dessus, reprenant un même classement des renvois bibliographiques

présent dans Les mots et les choses, suivant leur ordre d’apparition, etc.

p. 297 Bopp, Ueber das Konjugationsystem des Sanskritsprache, p. 147.

p. 300 Bopp, Grammaire comparée (trad. française, 1866), p. 1, note.

p. 301 Bopp, Ueber das Konjugationsystem des Sanskritsprache.

p. 302 Bopp, loc. cit., p. 147, sq.

57. Idem, Grammaire comparée des langues indo-européennes, op. cit., p. XXXV, cité dans Foucault,

« L’œuvre de Grimm », op. cit.

13

Nous pouvons distinguer les références à Bopp en deux ensembles disjoints : en pre-

mier le groupement des pages 147 et 148 de Ueber das Konjugationsystem des Sanskrit-sprache, en second la note en page 1 de la traduction de la Grammaire comparée. Nous

omettons volontairement de cette répartition la référence à l’entièreté de Ueber das Kon-jugationsystem des Sanskritsprache, nous y reviendrons.

Nous pouvons déjà remarquer la relative pauvreté du nombre de références biblio-

graphiques pour Bopp dans la section qui lui est dévolue alors que comparativement,

nous l’avons déjà mentionné, Cuvier, par exemple, fait l’objet de 22 appels bibliogra-

phies dans la section qui porte son nom.

Ce n’est pas le dernier élément contrariant des appels faits à Bopp. Alors que tous

les renvois font état d’une lecture de la version originale publiée en 181658

, Foucault

détourne la référence en évoquant « [le] livre de Bopp sur le Système de conjugaison dusanskrit (1816) »

59quand il l’évoque pour la première fois. L’emploi de cette traduction

crée un décalage de traitement des œuvres en langue originale, puisque mention est faite

de « la Deutsche Grammatik de Grimm (1818) », dont le titre n’est pas traduit.

De plus, le titre original — Über das Conjugationsystem der Sanskritsprache — est

repris par Foucault avec trois di�érences notables que nous relevons ci-dessous.

D’abord, la préposition « Über » devient « Ueber » selon l’orthographe non standard

concernant le Umlaut. La translittération normale du Umlaut se fait en ajoutant un « e »

derrière la voyelle dépourvue de la marque diacritique. Cette typographie est utilisée

dans quelques vieux textes datant d’avant l’introduction de la presse typographique60

,

mais aussi, en ce qui nous concerne, quand des limitations techniques empêchent l’uti-

lisation du Umlaut. Ces limitations techniques sont par exemple lorsque les presses ty-

pographiques n’intègrent pas les diacritiques, c’est-à-dire des presses qui ne sont pas

dévolues à l’impression des langues germaniques mais latines.

Ensuite, « Conjugationsystem » devient « Konjugationsystem » en dépit de la gra-

phie originale ; il semblerait que l’usage ait permis l’utilisation des deux orthographes

sans qu’il soit pour nous possible de discriminer l’une pour l’autre. En recherchant dans

les documents de l’époque, nous trouvons « Konjugationsystem » dans les actes du cin-

quième Congrès international des orientalistes61

publiés en 1881, mais « Conjugations-ystem » dans le Dictionnaire universel des contemporains réédité en 1870

62. Considérant

58. Franz Bopp, Über das Conjugationssystem der Sanskritsprache in Vergleichung mit jenem der griechi-schen, lateinischen, persischen und germanischen Sprache, Frankfurt am Main : Andrea, 1816.

59. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 295.

60. Pour rappel : procédé mis au point en Europe par Johannes Gensfleisch, dit Gutenberg, en 1450

soit plus de trois siècles auparavant.

61. Verhandlungen des fünften Internationalen Orientalisten-Congresses, vol. 1, Berlin, p. 25.

62. Gustave Vapereau, Dictionnaire universel des contemporains : contenant toutes les personnes notablesde la France et des pays étrangers, 4

eéd., Paris : Hachette, 1870 (1858), p. 238.

14

que l’usage de « Konjugation » prévaut dorénavant en allemand, nous pouvons accorder

à l’auteur la germanisation du titre.

En�n, l’article dé�ni « der » dans le titre original devient « des » dans le titre repris

selon une faute dans le genre du nom commun « Sprache ». Si l’article dé�ni au génitif

d’un nom masculin est bien « des », « Sprache » (« langue ») est féminin en allemand

comme en français. L’article du génitif correct est par conséquent « der » et non « des ».

De plus, le titre traduit de la seconde œuvre de Bopp est tronqué : nous passons d’une

« Grammaire comparée des langues indo-européennes » — nous passons le sous-titre —

à une brève « Grammaire comparée »63

.

Par ailleurs, alors que les références bibliographique mentionnant Schlegel etGrimm

(mais aussi J. Horne Tooke, cité une fois64

) arborent l’initiale de leur prénom, celles de

Bopp en sont étonnamment dépourvues.

Ainsi, dans la section qui lui est pourtant consacrée et au crédit duquel nous pouvons

placer les prémices de l’œuvre de Grimm comme nous l’avons vu ci-dessus, Bopp est

l’auteur qui apparaît le moins : il ne fait l’objet que de quatre références bibliographiques.

Dans Les mots et les choses, il apparaît pour son Système de conjugaison de la languesanskrite aux pages 297, 301 et 302, et pour sa Grammaire comparée en page 300. Le

nombre de �ches préparatoires — toutes dans le dossier « Grammaire », intercalaire « Les

Mots » — est à l’avenant. Deux �ches seulement le concernent directement, une pour la

Grammaire, une autre pour le Système de conjugaison, alors que trois autres se réfèrent

bien à la Grammaire comparée, mais font état d’une lecture de l’introduction faite par

Bréal et non pas du corps du texte.

Une dernière �che rebondit sur une indication de ce dernier ; observant les études

quant à « la ressemblance du sanskrit et du latin »65

, il mentionne une analyse de Gaston-

Laurent Cœurdoux — un indianiste — publiée dans les Mémoires de l’Académie des Ins-criptions et Belles lettres 66

, dont l’auteur est mentionné dans le corps du texte67

.

Cela étant dit, nous appuyons le fait qu’il n’y a qu’une seule et unique citation directe

de Bopp dans le corps du texte de Lesx mots et les choses, issue de la première page de

la Grammaire comparée et non du Système de conjugaison de la langue sanskrite qui est

pourtant le plus référencé des deux. Nous en retrouvons la mention dans la note évoquant

63. Bopp, Grammaire comparée des langues indo-européennes, op. cit.64. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 297, note.

65. Michel Foucault, « Ressemblance du sanscrit et du latin », in La Bibliothèque foucaldienne (Centre

Michel Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url : http : / / lbf -

ehess.ens-lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref206 (visité le 25/07/2014).

66. Gaston-Laurent Cœurdoux, « Question proposée à M. l’abbé Barthélemy et aux autres membres de

l’Académie des Belles-Lettres et des Inscriptions », in Mémoires de Littérature, tirés des registres de l’Acadé-mie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres : Depuis l’année M. DCCLXXXIV, jusques et compris l’année M.DCCXCIII, vol. XLIX, Paris : Imprimerie Impériale, 1808, pp. 647–697.

67. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 305.

15

les « lois physiques des langues »68

.

« Ainsi quand on dit en sanskrit at-ti (il mange) au lieu de ad-ti (de la racine ad,

manger), le changement du d en t a pour cause une loi physique. [. . .] Par lois méca-

niques, j’entends principalement les lois de la pesanteur et en particulier l’in�uence

que le poids des désinences personnelles exerce sur la syllabe précédente. »69

Il s’agit d’une citation, tronquée et renversée dans son ordre, d’une communication

de l’auteur explicant l’utilisation des mots physique, mécanique et dynamique dans sa

théorie, note à la préface de la première édition. Nous pouvons à nouveau rattacher

directement cette référence au travail de Bréal.

« Par lois mécaniques, j’entends principalement les lois de la pesanteur, et en

particulier l’in�uence que le poids des désinences personnelles exerce sur la syllabe

précédente. Si, contrairement à mon opinion, l’on admet avec Grimm que le chan-

gement de la voyelle dans la conjugaison germanique a une signi�cation gramma-

ticale, et si, par exemple, l’a du prétérit gothique band “je liai” est regardé comme

l’expression du passé, en opposition ave l’i du présent binda “je lie”, on sera autorisé

à dire que cet a est doué d’une force dynamique. Par lois physiques, je désigne les

autres règles de la grammaire et notamment les lois phoniques. Ainsi quand on dit

en sanscrit at-ti “il mange” au lieu de ad-ti (de la racine ad “manger”), le changement

du d en t a pour cause une loi physique. »70

Bien qu’il s’agisse de la seule citation en corps de texte, ce n’est évidemment pas

le seul renvoi aux œuvres de Bopp. Il nous reste les trois références bibliographiques

concernant le Système de conjugaison de la langue sanskrite, références qu’il s’agit pour

nous de discerner le plus clairement possible, c’est-à-dire en leur redonnant le contexte

archivistique de chacune des références suivantes.

Une première référence se veut établir le projet boppien lorsqu’il rejette les thèses

schlegelliennes.

« [Bopp] essaie d’établir que les �exions ne sont pas une sorte de développement

intérieur et spontané de l’élément primitif, mais des particules qui se sont agglomé-

rées à la syllabe radicale : le m de la première personne en sanskrit (bhavâmi) ou

le t de la troisième sont l’e�et de l’adjonction du radical du verbe du pronom mâm

(je) et tâm (il). »71

68. Michel Foucault, « Lois physiques des langues », in La Bibliothèque foucaldienne (Centre Michel

Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url : http://lbf-ehess.ens-

lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref218 (visité le 25/07/2014).

69. Bopp, Grammaire comparée des langues indo-européennes, op. cit., p. 1, note, repris dans Foucault,

« Lois physiques des langues », op. cit., et cité dans idem, Les mots et les choses, op. cit., p. 300.

70. Bopp, Grammaire comparée des langues indo-européennes, op. cit., p. 1, note.

71. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 297.

16

Érudite, la citation amène à la recherche archéologique la proximité avec les archives

dont nous mentionnions plus tôt l’importance. Or, il s’avère que nous retrouvons dans

l’introduction de la Grammaire comparée, écrite par le même Bréal, le passage suivant

renvoyant exactement à la même page 147.

« S’il y a eu autrefois une raison pour que mâm signi�ât “moi” et pour que tâm

signi�ât “lui”, c’est sans aucun doute la même raison qui fait que bhavâ-mi signi�e

“je suis” et que bhava-ti signi�e “il est”. »72

Nous voyons que la connaissance qu’a Foucault des subtilités de la pensée de Bopp

provient pour l’instant majoritairement des commentaires de Bréal. Cette information

est retranscrite au recto d’une �che concernant la « nature des �exions dans les langues

indo-européennes »73

, �che qui sera encore utilisée par après, nous le verrons.

D’ailleurs, si le Système de conjugaison de la langue sanskrite est le plus cité des ou-

vrages de Bopp, c’est aussi le moins présent dans les �ches de note : une seule lui est

consacrée, relevant la « nécessité de la comparaison »74

en linguistique boppienne. C’est

là que nous retrouverons le document d’archive auquel se rattache la référence lapidaire

à l’entièreté de Ueber das Konjugationsystem des Sanskritsprache, page 301.

« Il arrive aussi que ces racines monosyllabiques soient redoublées, comme do se

redouble dans le sanskrit dadami, et le grec didômi, ou sta dans tishtami et istémi. »75

Une fois encore, Foucault renvoie dans cette �che sur la « nécessité de la comparai-

son » à l’introduction de la Grammaire comparée faite par Michel Bréal, dans laquelle

nous retrouvons l’exemple strictement équivalent.

« Appliquant aux verbes grecs la division en dix classes établie par la grammaire

de l’Inde, il reconnaît dans [didômi], [istémi] les racines [do] et [sta], redoublées de

la même façon que dans [dadâmi], [tishthâmi] [. . .]. »76

Nous pouvons ainsi mieux comprendre l’absence de page à laquelle rattacher l’ana-

lyse foucaldienne : il paraît évident que l’information ici dispensée ne lui vient pas d’une

72. Bopp, Über das Conjugationssystem der Sanskritsprache in Vergleichung mit jenem der griechischen,lateinischen, persischen und germanischen Sprache, op. cit., p. 147, traduit et cité dans Bopp, Grammairecomparée des langues indo-européennes, op. cit., p. XXV.

73. Michel Foucault, « Nature des �exions sur les langues indo-européennes. Schlegel-Bopp », in LaBibliothèque foucaldienne (Centre Michel Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-

François Bert, url : http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref230 (visité le 25/07/2014).

74. Michel Foucault, « Nécessité de la comparaison », in La Bibliothèque foucaldienne (Centre Michel

Foucault 2007-2010), sous la dir. de Philippe Artière et Jean-François Bert, url : http://lbf-ehess.ens-

lyon.fr/ead.html?c=FRENS_00002_ref222 (visité le 25/07/2014).

75. Idem, Les mots et les choses, op. cit., p. 301.

76. Bopp, Grammaire comparée des langues indo-européennes, op. cit., p. XXIV.

17

lecture de l’œuvre de Bopp lui-même, mais d’un apport de seconde main, à savoir le com-

mentaire introductif que Bréal fait de la Grammaire comparée.En�n, reste un dernier renvoi à la page 147 sequens, soit les pages 147 et 148, accolée

au plus long développement de Foucault concernant la linguistique boppienne.

« Bopp admet lui aussi que les verbes sont des mixtes obtenus par la coagu-

lations du verbe avec une racine. Mais son analyse di�ère sur plusieurs points es-

sentiels du schéma classique : il ne s’agit pas de l’addition virtuelle, sous-jacente et

invisible de la fonction attributive et du sens propositionnel qu’on prête au verbe

être ; il s’agit d’abord d’une jonction matérielle entre un radical et les formes du

verbe être : le as sanskrit se retrouve dans le sigma de l’aoriste grec, dans le er du

plus-que-parfait ou du futur antérieur latin ; le bhu sanskrit se retrouve dans le b du

futur ou de l’imparfait latins. De plus, cette adjonction du verbe être permet essen-

tiellement d’attribuer au radical un temps et une personne (la désinence constituée

par le radical du verbe être apportant en outre celui du pronom personnel, comme

dans script-s-i). »77

Alors que nous avons vu que la connaissance de la page 147 du Système de conjugaisonde la langue sanskrite, une analyse de la première édition en allemand de ce dernier révèle

un problème majeur : nulle part il n’est fait mention « de la fonction attributive et du

sens propositionnel qu’on prête au verbe être ». Si nous retrouvons en e�et l’exemple du

redoublement des racines monosyllabiques en page 147, la page 148 commence plutôt

l’analyse du cas des pronoms personnels78

.

Nous retrouvons une partie de cette information au verso la �che préparatoire concer-

nant la « nature des �exions dans les langues indo-européennes » que nous avons déjà

évoquée, �che préparatoire reprenant donc des informations non pas des pages mention-

nées du Système de conjugaison de la langue sanskrite, mais relatées dans l’introduction

de Bréal. Foucault y note que « de même le sigma du futur et de l’aoriste provient de

as (être) qu’on retrouve dans esti. »79

Cette analyse bibliographique et archivistique nous permet de formuler une série

d’observations à propos du traitement des archives concernant Bopp.

D’abord, aucune des référénces bibliographiques renvoyant à la page 147 du Systèmede conjugaison de la langue sanskrite n’atteste une lecture e�ective de celle-ci : l’analyse

des �ches préparatoires nous permet de renvoyer l’entièreté du savoir qu’elles �xent à

77. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., pp. 301-302.

78. Bopp, Über das Conjugationssystem der Sanskritsprache in Vergleichung mit jenem der griechischen,lateinischen, persischen und germanischen Sprache, op. cit., p. 148.

79. Foucault, « Nature des �exions sur les langues indo-européennes. Schlegel-Bopp », op. cit.

18

desmonuments �ctionnels aux indications de Bréal dans l’introduction de laGrammairecomparée traduite par celui-ci.

Ensuite, la majeure partie des exemples que Foucault reprend ne manifestent en

aucun cas une lecture de la page en question. Nous venons de le voir, la majorité des

exemples qu’il fait siens sont tout au mieux des reformulations de ceux que renferment

l’introduction de Bréal, et aucun n’échappe à celle-ci.

À bien dire, il y a un exemple que Foucault n’extrait pas directement de l’introduc-

tion de Bréal. Quand il écrit que l’« adjonction du verbe être permet essentiellement

d’attribuer au radical un temps et une personne (la désinence constituée par le radical

du verbe être apportant en outre celui du pronom personnel, comme dans script-s-i) »80

,

nous n’avons trouvé cette information nulle part : ni dans le texte de Bopp lui-même au-

quel Foucault impute la paternité de cette proposition, ni dans l’introduction de Bréal,

ni dans ses �ches préparatoires, ni dans aucun autre texte que nous avons été amené à

lire dans le cadre de cette recherche.

Cette vacance dans l’origine de l’information est pourtant problématique : l’infor-

mation en question est tout simplement absente de là où elle est censée être si l’on croit

le renvoi bibliographique de Foucault. Si ces exemples sont de l’invention de l’auteur,

cela implique en plein le problème que nous avions posé concernant les savoirs extrin-

sèques aux domaines fouillés pour peu que nous adoptions les méthodes de l’archéologie

foucaldienne.

Néanmoins, nous admettons évidemment que la citation extraite de la Grammairecomparée prenne pour origine la lecture e�ective dudit passage qui n’est cité nulle part

ailleurs, mais nous évoquerons à toutes �ns utiles que cette citation reprend seulement

la première page de l’ouvrage, et aucune �che préparatoire n’atteste de la lecture de sa

suite.

Pour �nir, le traitement du titre lui-même du Système de conjugaison de la languesanskrite ajoute aux éléments précédents ce qu’il faut pour que notre interrogation se

mue en une mé�ance documentaire.

80. Idem, Les mots et les choses, op. cit., p. 302.

19

3 E�ets de savoir d’une mé�ance documentaire

Les manquements en termes de documentation concernant Bopp s’avèrent impor-

tants au point que semble chanceler l’économie foucaldienne des archives. C’est en e�et

la mobilisation des exigences de Foucault lui-même concernant la position de l’archéo-

logue qui nous amène à questionner son utilisation des sources dans cette partie jusqu’à

la mé�ance. Dans la section « Bopp », élément central des développements concernant la

rupture épistémique signalant le début de l’époque moderne dans le domaine des savoirs

linguistiques, l’écrasante majorité des références à la Grammaire comparée est faite par

l’intermédiaire de Bréal. La seule citation extraite de l’œuvre de Bopp par Foucault

provient de la première page de l’ouvrage. Ce dernier ne fait l’objet d’aucune �che pré-

paratoire supplémentaire. Comprenons qu’aucun élément ne nous renseigne sur une

lecture e�ective de Bopp par Foucault.

Si les informations surBopp, centrales dans le raisonnement mis en place, ne viennent

pas des archives boppiennes mais qu’elles apparaissent uniquement par la médiation de

Bréal ou sans aucune référence, d’où sont-elles alors issues ? Si 50 années séparent la

publication du Système de conjugaison de la traduction de Bréal, nous pouvons alors

considérer celui-ci comme un témoin de première main de la rupture épistémique opé-

rée par Bopp, son texte conservant ainsi sa pertinence dans une optique archéologique.

Néanmoins, si le recours à l’introduction de Bréal n’est pas problématique en soi, le

fait qu’il soit exclusif pousse à questionner la connaissance exacte que Foucault a de

l’œuvre de Bopp elle-même.

D’une manière beaucoup plus problématique, nous avons relevé un extrait imputé à

Bopp et pourtant introuvable tant dans l’ouvrage cité que dans le dossier préparatoire.

La même observation peut être faites des références succinctes à Rask et à Tooke. Cela

témoigne, encore plus que le recours exclusif dans le cas de Bopp, d’une importation de

savoirs extrinsèques aux archives, trouvant dès lors forcément son origine dans le propre

chef de l’archéologue. Les nécessités de la place de l’archéologue au centre de Les Motset les choses, Foucault les évoque comme suit dans L’archéologie du savoir :

« C’est dé�nir un emplacement singulier par l’extériorité de ses voisinages ;

c’est [. . .] essayer de dé�nir cet espace blanc d’où je parle, et qui prend forme lente-

ment dans un discours que je sens si précaire, et si incertain encore [. . .]. »81

Il répond alors à ceux qui l’accusent de dresser des « analyses en termes de totalités

culturelles » ; en un mot, de structuralisme. Sa place, fragile et incertaine, est ailleurs,

dit-il, au sein d’un « espace blanc », sorte de « nulle part » d’où l’archéologue, dégagé

de son contexte épistémique qu’on a peut-être trop vite assimilé à une structure, peut se

81. Idem, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 27.

20

plonger dans les archives et les analyser de manière intrinsèque. Mais si précisément il

ne recourt pas au texte de Bopp, la connaissance doit bien provenir de son chef ; en tout

cas, la blancheur de l’espace où il séjourne se trouve fortement compromise.

Tout ceci, c’est bien avec Foucault que nous l’avançons. C’est avec lui que nous

réclamons de la rigueur dans le traitement des archives et encore avec lui que nous exi-

geons la blancheur de l’espace d’où l’archéologue parle. Toutefois, rappelons encore que

le balisage méthodologique, archéologique est réclamé par une pratique qui n’est pas

celle d’un historien mais d’un archéologue et qui relève, d’après Foucault, de la « �ction

historique ». L’archéologue foucaldien s’emploie à la dramatisation. Ce processus im-

plique l’injection d’une forme de nouveauté dans l’usage des archives, qu’il ne se borne

pas à superposer. Des éléments peuvent ainsi surgir dans l’intervalle, qui ne proviennent

pas des archives mais ne sont pas pour autant des imports d’un contexte épistémique ex-

térieur qui serait celui de l’archéologue lui-même. C’est là justement que réside l’essence

de cet espace blanc, lui-même création. Ainsi le travail d’exploration des archives que

l’on a dressé ici trouve-t-il un sens, au delà d’une plate critique méthodologique : celui

de faire apparaître la démarche foucaldienne de dramatisation, le récit qu’il dresse de la

succession des contextes épistémiques, et ainsi le coeur de son travail.

L’élement au centre apparaît à présent être l’espace blanc : les priorités inversées, les

archives tournent autour de lui et non plus l’inverse.

21

Références

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24

Table des matières

Introduction 1

1 Économie des archives 3

2 Exégèse bibliographique et archivistique 7

2.1 Friedrich Schlegel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

2.2 Jacob Grimm . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

2.3 Franz Bopp . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

3 E�ets de savoir d’une mé�ance documentaire 20

Références 22

Table des matières 25

25