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72 Il s’avère en effet que les cellules sont capables d’une part d’exercer des contraintes sur les tissus environnants et, d’autre part, d’adapter leur activité aux propriétés et aux signaux mécaniques de leur environnement. Ainsi, si la plupart des cellules des organismes animaux sont à demeure dans les tissus, elles sont capables de s’activer et de migrer au sein de l’organisme. C’est par exemple le cas des fibroblastes de la peau qui, en cas de lésion cutanée, se déplacent jusqu’à la lésion pour produire le collagène nécessaire à la réparation du tissu. Inversement, des pro- cessus pathologiques comme le développement tumoral voient certaines cellules se détacher de leur tissu d’origine, migrer au travers de l’organisme et coloniser de nouveaux tissus. Cette capacité des cellules à migrer implique l’existence d’une machinerie intracellulaire capable de générer des forces, ainsi que des protéines transmembra- naires pour transmettre ces forces à l’environnement (voir encadré 1). Le plus étonnant est que cette machinerie Mécano-sensibilité cellulaire : adaptation physique à la rigidité Article proposé par : Atef Asnacios, [email protected] Jonathan Fouchard, [email protected] Démosthène Mitrossilis, [email protected] Laboratoire Matière et Systèmes Complexes, UMR 7057, CNRS/Univ. Paris 7, Paris La rigidité des tissus joue un rôle important dans de nombreux processus physiologiques comme la migration cellulaire ou la différentiation des cellules souches. Pour comprendre le mécanisme qui permet aux cellules de détecter la rigidité de leur environnement, les chercheurs ont surtout étudié certaines boucles biochimiques de régulation déclenchées par la déformation de protéines spécifiques. Pour notre part, nous nous sommes intéressés aux cellules comme générateurs de force. Nous avons ainsi mesuré la puissance mécanique développée par une cellule vivante isolée pour défléchir une micro-lamelle de verre de raideur calibrée. On observe que la puissance mécanique fournie s’ajuste à la raideur des lamelles et présente les caractéristiques d’une adaptation d’impédance. Pour confirmer l’existence d’une réponse purement mécanique de la structure cellulaire, nous avons développé un procédé original permettant de contrôler, en temps réel, la rigidité effective perçue par une cellule vivante isolée. On constate alors que la dérivée temporelle de la force générée par la cellule s’adapte à la raideur de son substrat en un temps t < 0,1 s, bien plus rapidement que les cascades de réactions chimiques imaginées jusque-là pour expliquer l’adaptation cellulaire à la rigidité. L es cellules vivantes sont les briques élémentaires du vivant. D’une taille caractéristique d’une dizaine de micromètres, elles s’assemblent pour former les tissus biologiques qui constituent, à leur tour, des organes aux fonctions physiologiques spécifiques. De fait, chaque cellule possède un certain bagage protéique et un patri- moine génétique (ADN du noyau) qui lui permettent de produire les molécules nécessaires au maintien de l’orga- nisme et à son fonctionnement. Les produits des réactions biochimiques sont alors échangés, de manière contrôlée, avec le reste de l’organisme au travers de la membrane plasmique qui sépare milieux intra et extra-cellulaires. La cellule vivante peut donc être perçue comme l’unité de pro- duction chimique de base dont l’activité est modulée par la composition chimique de son environnement (taux de sucre sanguin qui contrôle la production d’insuline par exemple). Cette vision néglige cependant tous les aspects mécaniques des fonctions cellulaires.

Mécano-sensibilité cellulaire : adaptation physique à la rigidité

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Mécano-sensibilité cellulaire : adaptation physique à la rigidité

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Il s’avère en effet que les cellules sont capables d’une part d’exercer des contraintes sur les tissus environnants et, d’autre part, d’adapter leur activité aux propriétés et aux signaux mécaniques de leur environnement. Ainsi, si la plupart des cellules des organismes animaux sont à demeure dans les tissus, elles sont capables de s’activer et de migrer au sein de l’organisme. C’est par exemple le cas des fibroblastes de la peau qui, en cas de lésion cutanée, se déplacent jusqu’à la lésion pour produire le collagène nécessaire à la réparation du tissu. Inversement, des pro-cessus pathologiques comme le développement tumoral voient certaines cellules se détacher de leur tissu d’origine, migrer au travers de l’organisme et coloniser de nouveaux tissus. Cette capacité des cellules à migrer implique l’existence d’une machinerie intracellulaire capable de générer des forces, ainsi que des protéines transmembra-naires pour transmettre ces forces à l’environnement (voir encadré 1). Le plus étonnant est que cette machinerie

Mécano-sensibilité cellulaire : adaptation physique à la rigidité

Article proposé par :

Atef Asnacios, [email protected]

Jonathan Fouchard, [email protected]

Démosthène Mitrossilis, [email protected] Matière et Systèmes Complexes, UMR 7057, CNRS/Univ. Paris 7, Paris

La rigidité des tissus joue un rôle important dans de nombreux processus physiologiques comme la migration cellulaire ou la différentiation des cellules souches. Pour comprendre le mécanisme qui permet aux cellules de détecter la rigidité de leur environnement, les chercheurs ont surtout étudié certaines boucles biochimiques de régulation déclenchées par la déformation de protéines spécifiques. Pour notre part, nous nous sommes intéressés aux cellules comme générateurs de force. Nous avons ainsi mesuré la puissance mécanique développée par une cellule vivante isolée pour défléchir une micro-lamelle de verre de raideur calibrée. On observe que la puissance mécanique fournie s’ajuste à la raideur des lamelles et présente les caractéristiques d’une adaptation d’impédance. Pour confirmer l’existence d’une réponse purement mécanique de la structure cellulaire, nous avons développé un procédé original permettant de contrôler, en temps réel, la rigidité effective perçue par une cellule vivante isolée. On constate alors que la dérivée temporelle de la force générée par la cellule s’adapte à la raideur de son substrat en un temps t < 0,1 s, bien plus rapidement que les cascades de réactions chimiques imaginées jusque-là pour expliquer l’adaptation cellulaire à la rigidité.

Les cellules vivantes sont les briques élémentaires du vivant. D’une taille caractéristique d’une dizaine de micromètres, elles s’assemblent pour former les

tissus biologiques qui constituent, à leur tour, des organes aux fonctions physiologiques spécifiques. De fait, chaque cellule possède un certain bagage protéique et un patri-moine génétique (ADN du noyau) qui lui permettent de produire les molécules nécessaires au maintien de l’orga-nisme et à son fonctionnement. Les produits des réactions biochimiques sont alors échangés, de manière contrôlée, avec le reste de l’organisme au travers de la membrane plasmique qui sépare milieux intra et extra-cellulaires. La cellule vivante peut donc être perçue comme l’unité de pro-duction chimique de base dont l’activité est modulée par la composition chimique de son environnement (taux de sucre sanguin qui contrôle la production d’insuline par exemple). Cette vision néglige cependant tous les aspects mécaniques des fonctions cellulaires.

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Encadré 1 Appareil contractile, complexes d’adhésion et signalisation locale

cellulaire semble être sensible à son environnement mécanique et, notamment, à la rigidité des tissus. Des expériences en laboratoire ont par exemple montré que des cellules qui migrent sur des substrats synthétiques de rigidité anisotrope dans le plan s’orientaient préférentiel-lement suivant la direction de plus grande rigidité1.

Cette sensibilité des cellules à la rigidité de leur subs-trat n’est pas qu’une curiosité de laboratoire. Des cher-cheurs ont en effet tenté de soigner des patients victimes d’infarctus en injectant des cellules souches dans le tissu

1. Voir « Images de la Physique » 2007 : L’adhésion cellulaire, une sonde de l’environnement mécanique dans les tissus et Les cellules vivantes répon-dent à la rigidité de leur substrat.

cardiaque nécrosé. Or, non seulement les cellules injec-tées n’ont pu se développer en cellules musculaires pour régénérer le muscle cardiaque, mais les médecins ont observé que les cellules souches présentaient des facteurs de l’apoptose, c’est-à-dire de la mort programmée des cellules. Les chercheurs ont alors émis l’hypothèse que ce phénomène pouvait être provoqué par la rigidité du tissu nécrosé qui est beaucoup plus importante que celle du tissu musculaire sain. De fait, les différents tissus vivants ou organes ont non seulement leurs fonctions biochi-miques propres, mais possèdent également des rigidités spécifiques. Dans ce cadre, il est apparu plausible que des cellules disséminées dans l’organisme puissent profiter de cette caractéristique pour se repérer et éviter de se déve-

Les cellules vivantes exercent des forces de traction sur leur substrat. Ces forces sont générées par des complexes contractiles. Ces complexes sont constitués de filaments d’actine et de moteurs moléculaires (myosine). Les myo-sines, assemblées tête-bêche, font glisser les filaments d’ac-tine les uns par rapport aux autres et induisent ainsi la contraction de l’ensemble de la fibre. Cette contraction des complexes d’actine et de myosine au sein d’une cellule isolée repose sur le même principe que celle des fibres musculaires mais ne présente pas la même organisation cristalline que dans le muscle. Les forces générées par ces structures intra-cellulaires sont transmises à l’environnement au travers de complexes protéiques d’adhérence (figure E1).

Figure E1 – Schéma de la machinerie permettant à la cellule de déformer son substrat. Les générateurs de force (vert) sont constitués d’assemblages d’actine et de myosine. Comme dans les muscles, les mouvements relatifs des deux espèces génèrent la contraction. Les forces sont transmises à l’environnement via des complexes protéiques d’adhérence. Ces complexes sont formés de nombreuses molécules (rose) qui font le lien entre les protéines transmembranaires (rouge) et les fibres contractiles (vert).

La figure E2 décrit schématiquement la manière dont l’adaptation cellulaire à la rigidité est généralement pensée. Sur substrat mou, la contractilité cellulaire se traduirait essentiellement par une grande déformation du substrat, de faibles forces générées et de faibles déformations des adhé-sions. En revanche, sur substrat rigide, faiblement défor-mable, les forces générées par la cellule induiraient des déformations importantes de certaines protéines des com-plexes adhésifs. Ces protéines, en se déformant, révèle-raient des sites de phosphorylation (addition d’un groupe phosphate qui change la réactivité chimique de la protéine) et déclencheraient ainsi des cascades chimiques de régula-tion de l’activité cellulaire. Ces cascades induiraient, en retour, une augmentation de la contraction cellulaire (rétroaction positive).

Figure E2 – Représentation schématique du rôle des complexes d’adhésion comme déclencheurs de la réponse à la rigidité.

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Biophysique Mécano-sensibilité cellulaire : adaptation physique à la rigidité

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Le dispositif utilisé est très simple dans son principe. Une cellule est capturée entre deux micro-lamelles de verre, l’une rigide, l’autre souple et de raideur calibrée k (figure 1). La lamelle souple est donc utilisée comme un simple ressort dont la déflexion d donne la force de trac-tion cellulaire F = kd. Le système est monté sur un micros-cope optique et la déflexion de la lamelle souple est détectée et enregistrée en temps réel. Les déflexions typiques sont de l’ordre de quelques micromètres, les raideurs de 1 à quelques centaines de nN/μm et les forces cellulaires dans la gamme 1-300 nN. Les lamelles de verre sont recouvertes de fibronectine, molécule de la matrice extracellulaire. Du point de vue chimique, les contacts cellule-lamelles res-semblent à des interfaces cellule-matrice extracellulaire. Dans ces conditions, on observe que la cellule une fois mise en contact avec les lamelles s’étale (augmentation du diamètre apparent) et applique une force de traction qui rapproche l’extrémité de la lamelle souple de la lamelle rigide (diminution de la hauteur cellulaire entre lamelles).

lopper dans un tissu différent de celui dont elles sont ori-ginaires (effet anti-métastase).

Cette hypothèse a finalement pu être vérifiée in vitro en cultivant des cellules souches sur des substrats synthé-tiques mimant les élasticités typiques des tissus, des plus mous (cerveau, module d’Young E d’environ 1 kPa) au plus durs (collagène osseux, E 100 kPa). à conditions chimiques identiques, on observe que les supports mous induisent une orientation des cellules souches vers un type cellulaire neuronal, alors que les substrats les plus durs conduisent au développement d’ostéoblastes, c’est-à-dire des cellules de type osseux. De plus, les mêmes auteurs ont pu montrer que la formation des myofibrilles (fila-ments contractiles élémentaires qui s’assemblent pour for-mer les fibres musculaires) était optimale lorsque des cellules pré-musculaires étaient cultivées sur des substrats mimant la rigidité des muscles sains (E 10 kPa).

Activité contractile et adaptation d’impédance

En principe, pour déterminer la rigidité d’un maté-riau, il faut lui appliquer une contrainte donnée et mesu-rer la déformation qui en résulte. Or, il a été très tôt observé que les cellules vivantes appliquaient effective-ment des forces sur leurs substrats. Ces forces de traction sont générées par des complexes contractiles d’actine et de myosine semblables, dans leur fonctionnement, aux fibres musculaires. Les forces générées par ces structures intracellulaires sont transmises à l’environnement au tra-vers de complexes protéiques d’adhésion qui constituent le véritable lien mécanique entre milieux intra et extra-cel-lulaires. Il est donc apparu naturel que certaines protéines de ces complexes puissent se comporter comme des cap-teurs de force dont la déformation permettrait de déclen-cher des cascades de réactions chimiques, appelées voies biochimiques de signalisation (encadré 1).

La réponse à la rigidité telle que décrite précédemment pose cependant un certain nombre de questions. Par exemple, la réponse déclenchée par la déformation des contacts adhésifs est par définition locale et nécessite donc d’être coordonnée à l’échelle globale de la cellule pour permettre des processus organisés comme la migra-tion orientée. Or, il n’existe aucun modèle pour cela. Par ailleurs, si la déformation de certaines molécules de signa-lisation est contrôlée par le niveau de force qui leur est appliqué, quelle relation existe-t-il entre la rigidité de l’en-vironnement et la force de traction cellulaire ? Pour répondre à ces interrogations, nous avons mis au point un dispositif nous permettant de mesurer à la fois la force générée par une cellule vivante isolée ainsi que sa vitesse de contraction. En d’autres termes, nous nous sommes intéressés aux propriétés de la machinerie cellulaire res-ponsable de la génération de force et nous avons caracté-risé sa réponse propre à la rigidité.

Figure 1 – (a) Images d’une cellule vivante défléchissant une micro-lamelle de verre de raideur calibrée k et principe de mesure de la force de traction cellulaire : F = kd, où d est la déflexion de la lamelle. (b) Variation temporelle de la force de traction cellulaire pour deux lamelles de raideurs différentes. Plus la lamelle-ressort est raide, plus la force croît rapidement. Adapté de Mitrossilis et al PNAS 2009 et al. PNAS 2010.

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faiblement chargés, la vitesse de contraction est élevée et l’énergie consommée pour produire la contraction est perdue en friction interne dans les fibres. à mesure que l’on augmente la rigidité du substrat, la vitesse de contrac-tion diminue et, avec elle, la dissipation interne. L’appareil contractile devient plus efficace avec la charge. Ce phéno-mène a d’ailleurs été décrit très tôt dans le cas des muscles et porte le nom d’effet Fenn.

Nous avons alors cherché à voir si les relations force-vitesse et charge-puissance des cellules isolées pouvaient se comparer aux relations obtenues pour les muscles. Or, un des résultats les plus frappants dans le cas des muscles est qu’il est possible de rassembler les données obtenues pour différents types musculaires sur une courbe maî-tresse. En normalisant les vitesses par la vitesse maximale Vmax de contraction sous charge nulle, et les forces par la force d’arrêt Fmax, c’est-à-dire la charge à laquelle la vitesse de contraction s’annule (V = 0), on aboutit à l’équation universelle adimensionnée de Hill : (f + r)(v + r) = (1 + r)r,

avec f FFmax

= , v VVmax

= , où r est une constante de l’ordre de

1/4 pour tous les muscles. Nous avons alors mesuré Fmax

et Vmax pour nos cellules isolées lors d’expériences spéci-fiques effectuées respectivement à déformation et charge nulle. Les relations force-vitesse et charge-puissance adi-mensionnées obtenues pour les cellules uniques se sont révélées en parfait accord avec l’équation de Hill adimen-sionnée (figure 3).

à ce stade, il est apparu possible que la réponse cellu-laire à la rigidité puisse être le reflet de l’adaptation des

Dans une première étude, nous avons utilisé des lamelles souples de différentes raideurs et observé com-ment la valeur de k influençait la force de traction cellu-laire. On observe essentiellement que la force croît plus rapidement lorsque la raideur est plus importante (figure 1b). En conséquence, après un temps donné, la cel-lule applique une force d’autant plus importante que le substrat est rigide. Pour comprendre l’origine physique possible de ce phénomène, il faut se rappeler que la déri-vée temporelle de la force est directement proportionnelle à la vitesse de contraction cellulaire. En effet, la force est donnée par la tension de la lame ressort F = kd, d’où dFdt

kV= où V est la vitesse à laquelle la lamelle est

défléchie et, également, la vitesse de contraction de la cel-lule perpendiculairement aux lamelles. La puissance mécanique développée par la cellule pour défléchir la lamelle-ressort est donc simplement P FV F

kdFdt

= = , et peut être obtenue à partir de la force F(t) ainsi que de sa dérivée. Si l’on considère, pour différentes raideurs tes-tées, la puissance mécanique développée à une déflexion d0 donnée (c’est-à-dire pour un raccourcissement cellu-laire identique), on obtient P d dF

dt= 0 . Ainsi, à d0 fixée, on

peut exprimer l’augmentation de dFdt avec k en relation

force-vitesse V F kdk

dFdt

= =10( ), ou encore en relation

charge-puissance P d F kddFdt

= =0 0( ) (figure 2).

L’augmentation de dFdt avec la raideur k est donc liée à

une augmentation de la puissance mécanique avec la charge. L’adaptation cellulaire à la rigidité pourrait ainsi s’expliquer par la réponse à la charge des éléments contractiles d’actine et de myosine. Ces éléments agissent comme des générateurs de force et l’adaptation à la rigi-dité serait un phénomène d’adaptation d’impédance mécanique (définie comme le rapport charge sur vitesse). Sur substrats mous, les générateurs de force sont

0,02

0,01

0,015

0,005

00

0,1

0,2

0,3

0,4

0,5

50 100 150 2000

Charge (nN)

Vit

esse

de

con

trac

tion

(µm

/s)

Pu

issa

nce

méc

aniq

ue

(fW

)Figure 2 – Relations force-vitesse (carrés blancs) et charge-puissance (disques noirs) d’une cellule isolée. Les valeurs sont calculées à partir des courbes de force pour une déflexion arbitraire de 1 μm. Les charges reportées en abscisse correspondent à des raideurs de lamelles variant de 2,5 à 176 nN/μm (figure reprise de Mitrossilis et al. PNAS 2009).

1,2

1,2

1

1

0

0

0,8

0,8

0,6

0,6

0,4

0,4

0,2

0,2–0,2

0,1

0,08

0

0,06

0,04

0,02

– 0,2–0,2

F/Fmax

P/F

max

Vm

ax

V/V

max

Figure 3 – Lorsque les données de la figure 2 sont représentées en variables adimensionnées, les relations force-vitesse (carrés blancs) et charge-puissance (disques noirs) obtenues pour une cellule isolée correspondent bien à celles des muscles (courbes bleue et rouge). à charge nulle, la vitesse de contraction est maximale et toute l’énergie produite par la cellule est dissipée en friction interne. à charge maximale, l’énergie est employée à bander la structure cellulaire sans pour autant pouvoir déformer le substrat (tétanisation). Dans ces deux cas limites, la puissance mécanique utile est nulle (figure reprise de Mitrossilis et al. PNAS 2009).

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changement de pente dF/dt. Cette observation est en désac-cord avec les modèles admis jusque là qui supposaient que la réponse cellulaire est contrôlée par le niveau de force appliqué à certaines molécules mécano-sensibles.

Enfin, si l’on se concentre sur un changement de rai-deur donné (figure 4b), on observe que le changement de dF/dt (pente locale de la courbe de force) a lieu brutale-ment, sans que l’on puisse percevoir un quelconque régime transitoire. L’adaptation de la contractilité cellu-laire à la raideur se fait donc sur une échelle de temps plus rapide que la résolution temporelle de notre système d’ac-quisition, c’est-à-dire en moins de 0,1 seconde. Les

générateurs de force à la charge. Ce mécanisme d’adapta-tion à la rigidité est par nature très différent des modèles qui impliquent une régulation de la contractilité cellulaire via des cascades biochimiques (encadré 1). Une différence notable entre ces deux processus réside dans le temps caractéristique de réponse. Une réponse de type pure-ment mécanique, comme dans le cas d’une adaptation d’impédance, doit être quasi-instantanée. En revanche, des boucles de régulation chimique déclenchées au niveau local des adhésions, amplifiées et coordonnées à l’échelle de la cellule dans son ensemble, exigeraient au minimum quelques secondes. C’est ainsi que nous avons cherché à révéler la cinétique de réponse de la cellule à la rigidité, mais cela exigeait au préalable de mettre au point un pro-cédé permettant de changer, en temps réel, la rigidité per-çue par une cellule vivante.

Raideur effective et réponse instantanée à la rigidité

Lorsqu’une cellule se contracte entre les micro-lamelles de notre appareil à force, la déformation cellu-laire et la déformation de la lamelle-ressort sont égales (figure 1). La relation force-déformation est donc imposée par la micro-lamelle dont la raideur contrôle ainsi le point de fonctionnement de la machinerie contractile de la cel-lule. Pour nous affranchir de la raideur physique de la lamelle-ressort, nous avons développé un système de double rétroaction qui nous permet de contrôler indépen-damment déformation cellulaire et déformation de la lamelle-ressort (encadré 2). Nous pouvons ainsi imposer, à loisir et en temps réel, une relation force-déformation arbitraire correspondant à une raideur effective comprise entre zéro et l’infini.

Nous avons ainsi pu mesurer la force de traction géné-rée par une cellule isolée soumise à des changements sou-dains et importants de la raideur effective, alternant par exemple entre 5 et 90 nN/μm (figure 4a). à titre de compa-raison, nous avons reporté sur le même graphe les courbes de traction obtenues avec des ressorts de raideurs équiva-lentes aux valeurs de keff (5 et 90 nN/μm). La première observation est que la pente dF/dt change à chaque chan-gement de raideur effective. De plus, que la valeur de la rai-deur soit simulée ou corresponde à la rigidité vraie d’une lamelle-ressort, les pentes observées sont identiques. La cellule se comporte donc vis-à-vis du système à raideur effective comme elle le fait avec de vrais ressorts, adaptant dF/dt (et donc la vitesse de contraction et la puissance mécanique) à la raideur perçue de son environnement.

Ensuite, il apparaît que le paramètre de contrôle de la réponse cellulaire est bien la raideur et non le niveau de force cellule-substrat. D’une part, on observe que les chan-gements de raideur effective (par définition, disconti-nuité de keff) ont lieu sans discontinuité pour la valeur de la force F. D’autre part, deux changements identiques de keff effectués à différentes valeurs de force induisent le même

400

300

200

206

204

202

200

198

196

100

0

0 200 400 600 800 1000

10301025102010151010

1200

5

5

90

90

Forc

e (n

N)

Forc

e (n

N)

Rai

deu

r ef

fect

ive

(nN

/µm

)R

aide

ur

effe

ctiv

e (n

N/µ

m)

a

b

Temps (s)

Figure 4 – (a) évolution de la force de traction (bleu) lors d’une expérience où la raideur effective (rouge) est commutée de 5 à 90 nN/μm et vice versa. Les points en noir servent de références ; ils correspondent aux résultats obtenus avec des lamelles-ressorts de raideurs équivalentes aux valeurs de keff choisies (disques pleins : 5 nN/μm – disques vides : 90 nN/μm). On observe que, pour une valeur de raideur donnée, dF/dt est la même que la raideur soit réelle ou effective. Par ailleurs, la valeur de dF/dt est clairement contrôlée par keff, et non par le niveau de la force F. Par exemple, pour deux niveaux de forces différents, le passage de la valeur de raideur haute, à la valeur basse, induit la même modification de dF/dt. (b) Détail sur un changement de raideur effective. La force générée par la cellule est relevée à intervalles de 0,1 seconde (points bleus). On ne peut distinguer de régime transitoire entre les pentes dF/dt avant et après le changement de raideur effective. L’adaptation de la contractilité cellulaire a donc lieu en moins de 0,1 seconde (figure adaptée de Mitrossilis et al. PNAS 2010).

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Biophysique Mécano-sensibilité cellulaire : adaptation physique à la rigidité

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Encadré 2 Raideur modulable en temps réel : principe et mise en œuvre

Figure E3 – (a) Sur substrats élastiques, contraction cellulaire et déformation du substrat sont liées. Le substrat impose sa relation force-déformation. (b) Une double boucle de rétroaction maintient la position du contact cellule-ressort fixe dans le temps. Cela permet de contrôler indépendamment la déformation du substrat élastique (dLress) et le raccourcissement cellulaire (dLcell). La relation force-déformation imposée à la cellule peut donc être choisie arbitrairement en jouant sur le rapport entre les deux signaux de commande (figure issue de Mitrossilis et al. PNAS 2010).

Pour mesurer les forces développées par les cellules vivantes, on utilise des dispositifs basés sur la déformation d’un substrat ou d’une sonde élastique. Ces systèmes agissent comme des ressorts dont la déformation est égale à la défor-mation cellulaire, dLress = dLcell (figure E3a). Dans ces condi-tions, la relation force-déformation est imposée par le ressort dont la raideur fixe ainsi le point de fonctionnement de la machinerie cellulaire. Pour s’affranchir de la rigidité du subs-trat, il faut découpler la déformation cellulaire de celle de son support. Ceci peut être réalisé grâce à un système de double boucle de rétroaction, l’une contrôlant la déflexion du ressort (donc la force), la deuxième imposant la variation de lon-gueur cellulaire, c’est-à-dire sa déformation (figure E3b).

La mise en œuvre concrète de la méthode de la raideur effective sur le dispositif à lames parallèles est illustrée sur la figure E4. Dans le cas où aucune rétroaction n’est à l’œuvre (figure E4a), la cellule, en se contractant, défléchit la lamelle souple vers la lamelle rigide. La déflexion de la lamelle souple est égale au raccourcissement cellulaire (δ = ∆L) : la

raideur perçue par la cellule FL∆

est simplement celle de la

lamelle flexible, FL

k∆

= 0 . Pour mimer une raideur infinie

(figure E4b), au fur et à mesure que la cellule tire sur les lamelles, une boucle d’asservissement maintient la pointe de la lamelle flexible à sa position initiale en appliquant à cette lamelle une déflexion δ. On contrebalance ainsi la force de traction cellulaire tout en maintenant fixe la distance entre

les lamelles. La cellule se tétanise. Elle applique une force F = k0δ sans pouvoir se raccourcir (∆L = 0) et keff

FL

=∆

est

donc infinie. Pour tester l’effet d’une raideur nulle (figure E4c), la pointe de la lamelle souple est cette fois-ci maintenue en place en appliquant un déplacement D à la lamelle rigide. Ainsi, la cellule se raccourcit (∆L = D) sans appliquer de force (F = 0) et keff = 0. Dans le cas plus général (0 < keff < ∞, figure E4d), deux commandes sont envoyées simultanément pour maintenir la pointe de la lamelle souple dans sa position initiale. La lamelle rigide est déplacée de D, alors que la lamelle flexible est défléchie de δ. Dans ces conditions, la force générée par la cellule est bien F = k0δ et le raccourcissement cellulaire donné par ∆L = D. La valeur

de k keffFL D

= =∆ 0

δ peut donc être choisie à loisir en fixant le

rapport δD

des deux signaux de commande.

Raideur physique k0

Raideur effective keff = ∞

Raideur effective keff = 0

Raideur effective

k0

k0

k0

L0

L0

L0

L0

L(t)

D(t)

D(t)

t = 0

t = 0

t = 0

t > 0

t > 0

t > 0

t = 0 t > 0

k0δ(t)

δ(t)

δ(t)

a

b

c

d k kD(t)ef f = 0

δ(t)

Figure E4 – Quelques protocoles expérimentaux représentatifs. (a) Le dispositif usuel, sans aucune rétroaction. (b) Protocole à keff infinie. (c) Expérience à keff = 0. (d) Cas général : 0 < keff < ∞ (Figure issue de Mitrossilis et al. PNAS 2010).

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Biophysique

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l’interface cellule-substrat est éclairé à l’angle de réflexion totale. De ce fait, seule l’onde évanescente pénètre l’échan-tillon et l’on ne visualise que les protéines des complexes d’adhérence qui sont immédiatement au contact du subs-trat. Le système couplé (raideur effective-ondes évanes-centes) devrait nous renseigner sur la manière dont les processus physiques (contractilité, tension à l’échelle de la cellule dans son ensemble) et biochimiques (régulations locales au niveau des adhésions) sont intégrés pour per-mettre l’adaptation cellulaire à la rigidité. L’intégration des signaux de différentes natures et à différentes échelles est en effet indispensable pour permettre des proces-sus fondamentaux comme la migration cellulaire qui implique une adaptation permanente de la structure cel-lulaire à son environnement.

POUR EN SAVOIR PLUS

Discher D., Janmey P., Wang Y. « Tissue cells feel and res-pond to the stiffness of their substrate », Science, 310, 1139-43 (2005).

Vogel V., Sheetz M., « Local force and geometry sensing re-gulate cell functions », Nat. Rev. Mol. Cell. Biol., 7, 265-75 (2006).

Mitrossilis D., Fouchard J., Guiroy A., Desprat N., Rodri-guez N., Fabry B. et al., « Single-cell response to stiffness exhibits muscle-like behavior », Proc. Natl. Acad. Sci. USA, 106, 18243-8 (2009).

Mitrossilis D., Fouchard J., Pereira D., Postic F., Richert A., Saint-Jean M. et al., « Real-time single cell response to stiff ness », Proc. Natl. Acad. Sci. USA, 107, 16518-23 (2010).

Ont également participé aux travaux présentés dans cet article : N. Desprat, B. Fabry, A. Guiroy, D. Pereira, F. Postic, A. Richert, N. Rodriguez et M. Saint-Jean.

boucles biochimiques de régulation de l’adhésion et de la contractilité ne peuvent expliquer une réponse aussi rapide à l’échelle de la cellule dans son ensemble. Les temps caractéristiques reportés dans la littérature sont en effet de 0,3 s pour une signalisation locale à partir d’un complexe d’adhésion, de l’ordre de la vingtaine de secondes à quelques minutes pour remodeler la structure d’un complexe d’adhésion, et plus d’une quarantaine de minutes pour former des fibres de stress (fibres tensiles d’actine et de myosine organisées à l’échelle cellulaire).

Conclusions

Nos résultats montrent qu’un changement soudain de la raideur effective perçue par une cellule isolée induit une réponse quasi-instantanée (dF/dt adaptée en moins de 0,1 seconde). Cette réponse est trop rapide pour s’expli-quer par les cascades biochimiques de régulation de l’acti-vité cellulaire invoquées jusqu’alors. De fait, cette adaptation cellulaire précoce est certainement de nature purement mécanique et pourrait s’expliquer par un phé-nomène d’adaptation d’impédance mécanique.

Notons qu’un des points forts de la méthode de rai-deur effective présentée ici est qu’elle peut être mise en œuvre sur tout système de mesure de force, qu’il soit mécanique ou non, et quelle que soit l’échelle spatiale sondée. On pourrait ainsi l’appliquer au microscope à force atomique ou aux pinces optiques pour étudier la dynamique de réponse à la rigidité au niveau moléculaire, ou du moins au niveau des différentes sous-structures cel-lulaires. Inversement, ce procédé pourrait équiper des systèmes plus macroscopiques pour étudier l’effet de la rigidité sur le développement (morphogénèse, embryogé-nèse) ou même la croissance des plantes.

Pour le moment, nous travaillons sur un dispositif couplant micro-lamelles à raideur effective et microscopie de fluorescence à ondes évanescentes. Dans ce dispositif,