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    OF THEUNIVER^SITYOf ILLINOIS

    410

    CLASSAS

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    University of Illinois Library

    MAR 3 |H

    , AUB21 1978

    SEP \

    SEP 2 3 '8

    m i i t

    NQV S W7

    1980

    I 1963JUL 1 H 86

    MAR^ 8 92

    m2 \N0V14

    DV2 l m'i

    L161H41

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    in 2014

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    COLLECTION LINGUISTIQUEPUBLIE PAR

    LA SOCIT DE LINGUISTIQUE DE PARIS

    Prcdemment parus :

    A. ME1LLET

    I. LES DIALECTES INDO-EUROPENSi97 6 fr- 75 .

    IL MLANGES LINGUISTIQUESofferts M. F. de Saussure

    1908 15 fr. 75

    A. ERNOUTHT LES LMENT*} DIALECTAUX DU VOCABULAIRE LATIN

    1909 1 1 fr. 25

    G. COHEN

    IV. LE PARLER ARABE DES JUIFS D'ALGER19 12 37 fr -;

    M. GRAMMONTV. LE VERS FRANAIS

    m

    SES MOYENS D'EXPRESSION, SON HARMONIE2 dit. augm. 191 3 18 fr. 75

    DRZEW1ECK]

    %LE GENRE PERSONNEL DANt LA DCLINAISON POLONAISE1918 12 fr.

    SETALA

    VIL LA LUTTE DES LANGUES EN FINLANDE1920. 4 fr.

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    DU MMEAUTEUR A LA MMELIBRAIRIE

    De indo-europ:ea radice Men Mente agitare, gr. in-8 5 fr.

    Recherches sur l'emploi du gnitif-accusatif en vieux slave, gr. in-8. . . 9 fr.

    tudes sur l'tvmologie et le vocabulaire du vieux slave, i re partie,

    gr. in-8 10 fr. 50

    2* partie, in-8 18 fr. 75Les dialectes indo-europens, in-8 6 fr. 75

    MAON, P ROTAT FRRES, IMPRIMEURS

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    LINGUISTIQUE HISTORIQUEET

    LINGUISTIQUE GNRALE

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    COLLECTION LINGUISTIQUEPUBLIE PAR

    LA SOCIT DE LINGUISTIQUE DE PARIS. - MU

    LINGUISTIQUE HISTORIQUE

    ET

    LINGUISTIQUE GNRALE

    PAR

    A. MEILLETPROFESSEUR AU COLLGE DE FRANCK

    DIRECTEUR i/TUDES L'COLE DES HAUTES TUDES

    PARISLIBRAIRIE ANCIENNE HONORCHAMPION, EDITEUR

    DOUARDCHAMPION5, QUAI MALAQUAIS, 5

    1921

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    COLLECTION LINGUISTIQUE. PUBLIE PAR

    |

    LA SOCIT DE LINGUISTIQUE DE PARIS V-llI

    LINGUISTIQUE HISTORIQUE

    ET

    LINGUISTIQUE GNRALE

    Af IjILLETprofesseur au collge de france

    directeur d'tudes l'cole des hautes tudes

    PARISLIBRAIRIE ANCIENNE HONORCHAMPION, DITEUR

    EDOUARDCHAMPION5, C1UAI MALAQ.UAIS, 5

    1921

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    AVERTISSEMENT

    Les chapitres qui constituent ce volume sont des

    t^. articles qui ont paru, pour la plupart, depuis 1905, dansci des priodiques divers. Quelques-uns ont t crits pour

    U. le grand public, d'autres pour un public large mais

    (p curieux de science comme celui de la belle revue inter-nationale Scientia, d'autres pour les philosophes ou les

    sociologues. Presque aucun n'a t destin proprement

    des savants dont la linguistique est la spcialit.

    Ces articles n'ont subi que des retouches de dtail. Ony trouvera donc quelques redites, et des incohrences de

    forme.

    Deux seulement, qui ont servi de thmes des conf-rences faites devant des publics trs clairs en Hollande,

    sont indits.

    4 crits sans plan prconu, ces exposs ont cependantune unit parce qu'ils se rattachent tous quelques ides

    t w gnrales exposes dans le premier d'entre eux. C'est

    j pour cela qu'ils sont rangs ici d'aprs les matires, et

    ?non par ordre chronologique.Bien des gens croient pouvoir parler de langues sans

    Ravoir appris la linguistique. On souhaite que ce recueil^ leur fasse entrevoir l'extrme complication des faits etoleur rgularit, mais aussi la multiplicit des influences

    qui agissentsur

    les langues.'

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    VIII La grammaire a une mchante rputation prs de

    bien des pdagogues. Comme la grammaire classiquen'a gure suivi le progrs de la linguistique, elle se

    trouve en effet ne plus rpondre l'tat actuel des ides.

    Les matres qui voudront bien lire ce recueil y apercevrontpeut-tre le moyen de rendre parfois plus vivant et plusmoderne l'enseignement de la langue, qui est une destches principales de l'cole tous ses degrs, et que,

    pourtant, on les prpare en gnral peu donner.Chaque sicle a la grammaire de sa philosophie. Le

    moyen ge a essay de fonder la grammaire sur lalogique, et, jusqu'au xvm e sicle, la grammaire gnralen'a t qu'un prolongement de la logique. Le xix e sicle

    en tendant aux faits psychiques et sociaux la mthoded'observation des faits qui est en usage dans les sciences

    physiques et naturelles depuis la Renaissance, a conduit

    prsenter la grammaire de chaque langue comme unensemble de faits. Mais jusqu'ici ces faits ne se sont

    gure coordonns. Les notes de cours de F. de Saussure,

    dites sous le titre de Cours de linguistique gnrale, ontindiqu comment on y pourrait mettre un commence-ment d'ordre. Mais il reste faire un grand travail pourordonner les faits linguistiques au point de vue de la

    langue mme.L'objet propre de ce recueil est de montrer comment

    tout en obissant certaines rgles gnrales que dter-

    minent les conditions universelles de toute langue, le

    changement linguistique est li des faits de civilisationet l'tat des socits qui emploient les langues con-

    sidres.

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    L'TAT ACTUELDES

    TUDES DE LINGUISTIQUE GNRALE

    Leon d'ouverturedu cours de Grammaire compare au Collge de France

    lue le mardi 13 fvrier 1906.

    En m'appelant succder M. Bral, au matre qui a intro-duit en France l'enseignement de la grammaire compare, qui ale premier occup cette chaire et pour qui elle semblait faite, leCollge de France et l'Acadmie des Inscriptions qui m'ontdsign, le gouvernement de la Rpublique qui m'a nommm'ont fait un honneur dont je dois d'abord exprimer ma recon-naissance ; je ne m'tendrai pas davantage : la reconnaissance ne

    se traduit pas par des mots, et l'on mesurera la sincrit de messentiments au soin que je prendrai de la science dont les intrts

    me sont confis.M. Bral se retire au moment o il vient de publier ce livre

    sur la Smantique, dont tout le monde a senti le charme et dontles progrs de nos tudes font chaque jour mieux apprcier laporte par les spcialistes ; il achve un nouvel ouvrage quirenouvellera une question capitale ; je n'ai pas parler d'unecarrire scientifique qui se poursuit avec clat. Mais il est untrait de caractre que je tiens indiquer, parce que j'en ai

    souvent prouv le bienfait, et dont la simple mention dira plusque beaucoup de louanges : M. Bral a conseill, soutenu etencourag les jeunes gens sans leur demander de penser commelui, et lorsque, aprs un enseignement long et glorieux, attristseulement par la mort d'lves minents qu'il aimait, il a vouluabandonner sa chaire, il a souhait d'y avoir pour successeur undisciple qui le continuerait en ne le rptant pas.

    Linguistique historique et linguistique gnrale. I

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    2 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GNRALE

    La jeune cole linguistique franaise, dont une amiti frater-nelle unit les membres, n'a prsent qu'un seul des siens l'lec-tion des corps savants ; celui qui occupe aujourd'hui cette chaireest donc aussi, en quelque manire, l'lu de ses collaborateurs,de ses anciens matres, de ses camarades, de ses lves, et leur

    reprsentant : ce sera l'une des parties principales de sa tche quede travailler coordonner les efforts des linguistes franais etque de contribuer mettre en lumire leurs recherches. La leon

    que vous allez entendre doit beaucoup de vues importantes auxtravaux de l'ami qui a bien voulu faire associer son nom aumien sur la liste de prsentation, M. Maurice Grammont, Funde ces hommes rares qui apportent des ides nouvelles.

    En entrant ici, j'y retrouve des matres qui je dois beau-coup de ma formation intellectuelle, dont la chaude sympathiem'a soutenu ds le dbut de mes tudes et m'accompagne jus-

    qu' cette chaire : ils connaissent trop mes sentiments intimespour me permettre de les remercier cette place. Mais il enest un, mort prmaturment, que j'ai la douleur de n'y plusrencontrer: James Darmesteter, qui une brve carrire a suffipour laisser une uvre qui ne prira pas.

    Je puis encore rappeler un autre nom : aprs avoir donn notre pays dix ans d'un enseignement lumineux et avoir sus-cit autour de lui les vocations scientifiques, M. Ferdinand deSaussure est rentr dans sa patrie pour y occuper la chaire de

    grammaire compare la belle Universit de Genve. Aucunde ceux qui ont eu le bonheur de les entendre n'oubliera jamaisces leons familires de l'cole des hautes tudes o l'lgancediscrte de la forme dissimulait si bien la sret impeccable et

    l'tendue de l'information, et o la prcision d'une mthodeinflexiblement rigoureuse ne laissait qu' peine entrevoir la

    gnialit de l'intuition.

    Mes dettes de reconnaissance sont immenses. Permettez-moide ne les pas numrer toutes et de commencer ds aujourd'huil'enseignement de la grammaire compare.

    J'aborde immdiatement l'objet de ce cours, en vous exposant

    quelles considrations m'ont amen rechercher, dans les pre-

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    TUDES DE LINGUISTIQUE GENERALE 3|(|| / | )

    mires leons que je suis appel faire ici, les causes sociales

    des faits linguistiques.

    I

    Quand ils se proposent d'expliquer les changements qui sur-viennent dans les langues, les linguistes recourent d'ordinaire

    un trs petit nombre de notions fondamentales distinctes.Ils constatent que, certains moments, en certains lieux,, la

    prononciation subit telle ou telle modification, et ils formulenten une loi phontique cette modification qui atteint la pronon-ciation en tant que telle, et indpendamment de toute consi-dration de sens ou de rle grammatical. Ainsi, la fin du mot,dans la France du Nord, un a de syllabe finale devient e muetentre le vi c sicle et le x e aprs Jsus-Christ ; un impratif

    canta devient chante, exactement comme un fminin lenta devientlente. D'autres changements ont lieu en fonction du sens,du rle grammatical ou syntaxique, et, bien qu'ils puissent l'occasion avoir des rsultats identiques aux prcdents, ces chan-

    gements dits analogiques en diffrent par leur nature d'unemanire essentielle. Ainsi cantas, cantat sont devenus (tu)

    chantes, (il) chante(l) par de simples changements de la pronon-

    ciation ; et les changements de la prononciation ont simulta-nment transform canto en (je) chant (sans e muet final),comme ils ont transform homo en on ; le franais du xi e sicleconjuguait donc chant, chantes, chantet, mais certains verbesdu mme type, tels que trembler ou entrer, avaient e muet la i re personne, soit tremble, entre ; sur ce modle et sous l'in-fluence concomitante de chantes, chantet, Xe muet s'est intro-duit la i re personne, et l'on a dit chante ; on le voit, Ye muetde tu chantes rsulte d'un changement de la prononciation,celui de je chante d'un changement de la flexion grammaticale ;ce sont deux procs distincts, et qui n'ont qu'un trait commun,celui de s'tre dvelopps spontanment et sans aucuneinfluence extrieure apprciable.

    Mais, et ceci est un troisime type distinct des deux prc-

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    4 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    dents, la langue d'une localit donne est toujours plus ou moinsaccessible 1 influence des populations avec lesquelles ses membressont en rapport : on emprunte des mots, des tours syntaxiques,des formes grammaticales, des manires de prononcer d'autreslangues, d'autres parlers ou mme des textes crits. Le rsul-tat peut tre exactement pareil celui des changements spon-tans ; ainsi la prononciation wa s'est substitue w Paris ;cette prononciation wa est reproduite actuellement dans tous

    ceux des parlers franais qui subissent l'influence parisienne ;loi s'y prononce donc Iwa comme Paris, et non plus Iw ;mais Paris le changement tait spontan, tandis que, dans cesparlers, iva est emprunt. Le rsultat est identique, mais leprocs diffre absolument, et c'est le procs qu'il importe avant

    tout d'analyser.

    Les lois phontiques , l'analogie, l'emprunt, tels sont les

    trois principes d'explication qu'a reconnus la linguistique aucours du xix e sicle ; appliqus des langues trs diverses, detous temps et de tous pays, ils se sont partout et toujourstrouvs vrifis par l'exprience ; et Ton s'est rendu mieuxcompte de l'histoire des langues mesure qu'on les a employsavec plus de rigueur et de prcision, et qu'on a suivi de plus

    prs, analys avec plus d'exactitude les changements de pronon-ciation, les innovations analogiques et les emprunts de toutessortes. La linguistique en a t renouvele tout entire.

    Pour immense que soit le parti qu'on en a tir, on en peutattendre plus encore qu'ils n'ont dj fourni l'explication des

    langues.

    Tout d'abord, il reste des familles entires de langues aux-

    quelles onn'a

    presque pas commenc deles appliquer, ft-ce

    d'une manire lmentaire, et mme dans les groupes o l'appli-cation en a t pousse le plus loin, il reste une infinit de par-

    lers, de dialectes, de langues mme o presque tout est encore faire.

    Dans les domaines qui ont t tudis le plus attentivement,il n'y a sans doute pas une question dont on ne puisse renou-

    veler l'tude en apportant l'application des principes une pr-

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    TUDES DE LINGUISTIQUE GENERALE 5

    cision nouvelle, en utilisant les dcouvertes des philologues qui

    se consacrent chaque langue, en refaisant le travail philolo-

    gique et en reprenant l'tude de tout l'ensemble des faits qui,

    de prs ou de loin, se rapportent au sujet ; en linguistique,comme en toute science, la solution de beaucoup de problmestient un degr de prcision de plus dans la dtermination desfaits ; les solutions qui semblent acquises deviennent incertaines

    quand on serre de prs les dpouillements sur lesquels ellesreposent ; et chaque prcison obtenue vient poser des problmes

    nouveaux.

    Aucune philologie ne se suffit elle-mme. Et, si l'indianisteest oblig de demander la Grce et la Chine les dates queles textes sanskrits lui refusent, le linguiste qui tudie unelangue est souvent aussi oblig de demander des tmoignages la philologie des langues trangres : ce sont les mots armniens

    emprunts l'iranien qui ont permis d'crire la phontiquehistorique du persan.

    Et ce n'est pas de la philologie seule que le linguiste attend

    des prcisions plus grandes : le temps n'est plus o la linguis-tique tait un dpartement de la philologie, et o la grammairecompare pouvait recevoir parfois un nom que les linguistesn'ont d'ailleurs jamais adopt, celui de philologie compare.

    L'observation des faits actuels est encore plus capable d'expli-

    quer le pass que l'tude du pass d'expliquer le prsent, et leslangues modernes, tant dans leurs formes les plus populaires

    que dans leurs formes crites et littraires, ont attir l'attentiondes savants, qui se dirigeait autrefois d'une manire trop exclu-

    sive sur les langues qu'on ne peut plus observer ; on s'est mis dcrire avec une exactitude singulire tous les dtails desidiomes modernes.

    On ne se contente mme plus de l'observation directe, et l'ons'est ingni inventer des appareils qui permettent d'enre-

    gistrer les sons mis et d'inscrire chacun des mouvements arti-culatoires ; les premiers essais de ce genre ont t faits ici, dansle laboratoire de physiologie ; reprises depuis en des proportions

    plus tendues, ces recherches ont amen la cration d'un labo-

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    6 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    ratoire de phontique ct de la chaire de grammaire com-pare. La mesure s'introduit ainsi dans la phontique, et c'estle commencement d'une petite rvolution.

    Moins encore peut-tre que de l'observation phontiquedirecte on peut se contenter des remarques vagues et fuyantesde la psychologie vulgaire, avec lesquelles les linguistes ont trop

    longtemps opr. En cherchant tirer parti des faits linguis-tiques, les psychologues ont t conduits les clairer l'aide

    des donnes de la psychologie moderne ; or, il n'y a pas de. faitlinguistique qui ne repose sur quelque activit psychique, et dans

    l'tude duquel on ne puisse profiter des dcouvertes de la psy-chologie. Quelques linguistes sont mme alls jusqu' vouloirtrouver dans la psychologie l'explication de tous les faits linguis-

    tiques ; c'est une grave erreur, mais qui procde d'un pointde dpart juste.

    En mme temps l'tude du vocabulaire se renouvelle, etrenouveler l'tude du vocabulaire, c'est renouveler toute laphontique historique, qui repose sur l'examen tymologiquedes mots, et par l toute la linguistique historique. D'une parton a compris que l'tude des mots ne peut se sparer de l'tudedes choses dsignes par ces mots ; de l'autre, les atlas linguis-tiques qui se prparent de divers cts et dont la publication a

    mme commenc la France a pris de ce ct une remar-quable avance fournissent l'tude du vocabulaire des outilsde recherche dont les premiers rsultats acquis font entrevoirla dcisive importance. Quand on constate l'existence d'un moten latin et de son reprsentant phontiquement correct dans unparler franais moderne, on est au premier abord tent de croire

    que ce mot s'est simplement transmis de gnration en gn-ration ; la gographie linguistique, combine avec l'examen deschoses et l'histoire des choses, a montr que cette vue simpletait une vue inexacte ; elle a rvl des sries d'emprunts dans descas o l'on supposait, assez navement, la persistance d'un mmevocable durant des suites illimites de sicles. Il apparat de plus

    en plus qu'on s'est exagr le rle du changement spontan ; on

    a attribu au changement spontan, phontique ou morpholo-

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    TUDES DE LINGUISTIQUE GENERALE 7

    gique, tout ce que l'on a pu expliquer par l, et l'on se plaisait ne voir dans l'emprunt qu'un fait accessoire ; en ralit,

    l'emprunt est un fait normal, et dont l'importance dans ledveloppement linguistique clate chaque jour davantage.

    Ainsi, de toutes parts, l'application schmatique des trois

    principes de la loi phontique , de l'action analogique et de

    l'emprunt on voit se substituer l'observation toujours plus pr-cise de ralits toujours plus complexes et plus varies. Et,

    dans la suite de ce cours, il y aura lieu de mettre en videncecet enrichissement. Mais si prs de la ralit que permettentd'approcher les progrs de la philologie, de la physiologie, de la

    psychologie, de la gographie linguistique, de l'tude des choses

    elles-mmes, et si soigneusement que les linguistes tiennentcompte de la complication souvent inextricable des faits, ledfaut essentiel de toute mthode historique demeure : malgrtoutes les prcisions, malgr tous les enrichissements, les prin-

    cipes poss n'expliquent jamais que des faits particuliers, et nefournissent que des conclusions particulires ; on aboutit unepoussire d'explications, dont chacune est juste peut-tre, maisqui ne constituent pas un systme, et qui ne sont pas suscep-tibles d'en constituer jamais un. La constitution de l'histoire deslangues a t un moment essentiel dans le dveloppement dela linguistique ; mais l'histoire ne saurait tre pour la linguis-tique qu'un moyen, non une fin.

    II

    Le dveloppement linguistique obit des lois gnrales.L'histoire mme des langues suffit le montrer par les rgula-rits qu'on y observe.

    En effet, quand on examine les changements qu'a subis lalangue indo-europenne commune sur les divers sols d'Asieet d'Europe sur lesquels elle s'est implante, on fait une doubleconstatation. Pour le dtail matriel des changements, chaquedialecte a suivi ses voies propres, si bien qu'aujourd'hui les

    diverses langues indo-europennes ont des systmes phon-

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    8 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    tiques, des grammaires, des vocabulaires entirement distincts,et

    queles traces

    de leur ancienne unit sont ou tout faitindiscernables ou sensibles seulement un spcialiste exerc.Mais, en mme temps, ces changements, tous diffrents les unsdes autres dans leur matrialit, sont exactement semblablesdans leur direction gnrale.

    A l'gard de la prononciation, les articulations qui ont taltres sont presque partout les mmes. Ainsi, et ceci est un

    principe gnral, la fin des mots a souffert plus que les ini-tiales. Mme une langue, dont l'tat de conservation, sur cepoint comme sur tant d'autres, merveille le linguiste, le litua-nien, impose aux voyelles finales de ses mots des abrgementset des changements de timbre dont l'intrieur du mot n'a pasl'quivalent. Les autres langues indo-europennes, moins con-servatrices, ont toutes perdu plus ou moins compltement lafin du mot indo-europen ; les rares mots indo-europens quise retrouvent en franais n'en ont plus aujourd'hui la moindretrace, sinon dans l'criture, du moins dans la prononciation ; unindo-europen *esti est devenu dans il est, *dnom est devenudon, l'accusatif fminin *oinm est devenu une, dont Ye muetfinal, dernire trace de Va latin, ne se prononce plus, et ainsi

    dans tous les cas. C'est donc une tendance gnrale des languesindo-europennes que la tendance articuler les fins de motd'une manire particulirement dbile.

    Le dveloppement morphologique des langues indo-euro-pennes prsente des tendances gnrales non moins nettes.Ainsi la flexion indo-europenne commune tait trs compliqueet comprenait un grand nombre de formes diverses ; les rapports

    que les mots soutiennent entre eux dans la phrase taientindiqus par des formes flexionnelles varies, et par suite la

    phrase indo-europenne se prsentait comme un agrgat trslche d'lments autonomes, rangs dans un ordre libre ; cetordre dpendait seulement de l'importance attribue telle ou tellenotion par le sujet parlant. A mesure que les langues de lafamille ont volu, toutes ont, plus ou moins tt, plus ou moins

    vite et plus ou moins compltement, rduit l'importance de la

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    TUDES DE LINGUISTIQUE GENERALE 9

    flexion et resserr plus troitement les lments de la phrase.

    L o l'indo-europen avait trois modes, l'indicatif, le subjonc-tif et l'optatif, que distinguent encore toutes les langues attestes

    sous la forme la plus archaque, le grec ancien, l'iranien ancien,

    le sanskrit vdique, on n'en trouve bientt plus que deux,

    comme en latin, en irlandais, en germanique, en armnien,ou mme plus qu'un seul, comme en slave ; de mme qu'enlatin, il n'y a que deux modes en grec moderne par contrasteavec le grec ancien, en sanskrit classique et en prkrit par con-

    traste avec le vdique. De mme, les huit cas de la dclinaisonindo-europene n'apparaissent plus que dans les formes anciennes

    de l'indo-iranien ; des autres langues, celles qui ont le plus

    conserv ont perdu un cas, comme l'armnien, le polonais, lelituanien, le latin ancien, ou deux, comme le russe ; et, saufune amorce d'illatif en lituanien oriental, on ne voit pas qu'au-

    cun cas nouveau ait t ajout ceux que distinguait l'indo-europen commun. Les relations des mots entre eux et lesnuances de sens exprimes par les cas ont t rendues par d'autres

    procds : par l'ordre des mots qui tend devenir fixe, de librequ'il tait, et par des mots spciaux : prpositions, conjonctions,articles. Ce dveloppement est ncessaire : dans une languecomme l'armnien moderne, o la flexion nominale a des formesdistinctes pour un nombre de cas peine moindre que celuide l'indo-europen, les dsinences qui marquent chaque cas sontsi fixes et si constantes, identiques d'ailleurs pour le singulier

    et pour le pluriel, qu'elles sont de tous points comparables auxprpositions franaises ; une observation pure et simple des faits,qui ne tiendrait pas compte de l'histoire et c'est ainsi qu'ondevrait toujours dcrire les langues aboutirait mettre surun mme plan les unes et les autres ; en mme temps, le faitque le nominatif et l'accusatif ont presque toujours une seule etmme forme en armnien moderne a pour consquence imm-diate un ordre fixe des membres nominaux de la phrase verbale,comme en franais.

    Les dveloppements phontiques et morphologiques des

    langues indo-europennes, divers dans leur dtail matriel, ont

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    10 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    donc obi des tendances exactement semblables, et prsententun saisissant paralllisme.

    De l rsulte, pour le dire en passant, la ncessit, que troplongtemps on n'a pas aperue, de suivre dans toute son tendue,depuis l'indo-europen jusqu' l'poque moderne, la courbe dudveloppement de chacune des langues de la famille. Les com-paratistes ont cru longtemps, quelques-uns croient peut-tre

    encore, qu'on peut se contenter d'expliquer les formes les plus

    anciennes de chaque langue, en les rapprochant du type indo-europen ; c'est un procd commode, et qui permet d'ignorerbeaucoup de choses, ce qui est utile, mais il est artificiel. Quiveut vraiment expliquer n'a pas plus le droit d'isoler les priodes

    modernes des priodes anciennes que l'on n'a le droit d'expli-quer l'tat actuel par lui-mme, en ngligeant le pass. Le latinn'est qu'un moment de la grande transformation qui partantde l'indo-europen a abouti aux parlers romans actuels et quide ceux-ci aboutira quelque tat nouveau. Ainsi les altrationsqui de l'indo-europen *esti il est ont fait le franais est,

    l'italien avaient commenc ds avant le latin historique, ol'on a dj est, et non plus *esti ; le franais une, qui reprsenteun indo-europen *oinm, tait dj prpar en latin par l'abr-gement de Va de nam et par l'affaiblissement trs marqu del'articulation de la nasale finale. De mme l'chelonnement desaltrations par lesquelles les huit cas de l'indo-europen ont

    disparu en franais est remarquable : ds avant la priode his-

    torique du latin, ds l'italique commun sans doute, l'ablatif etl'instrumental sont dj fondus en une forme unique ; l'ancienlatin a encore un vocatif distinct du nominatif, mais seulement

    au singulier et seulement dans la seconde dclinaison ;il

    aencore un locatif Karthagini distinct de l'ablatif Karthagine, maisseulement au singulier, et dans certaines conditions strictement

    dfinies ; ce locatif tend disparatre l'poque classique ; les

    autres cas se maintiennent tant que dure le latin littraire ;quand les dialectes romans de la Gaule commencent tre crits,on n'y reconnat plus que deux cas ; c'est au xiv e sicle seu-

    lement, la date o toute dclinaison disparat en franais, qu'on

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    TUDES DE LINGUISTIQUE GENERALE T I

    peut dire que la ruine de la dclinaison indo-europenne, com-mence bien avant l'poque historique, est acheve dans les

    dialectes italiques. Par une consquence ncessaire, l'ordre desmots est devenu de plus en plus fixe, dveloppement qui ne

    s'est termin qu' une poque moderne. Il y a donc une con-tinuit dans l'volution linguistique, et cette continuit rvle

    la constance des causes qui dterminent les modalits du chan-gement.

    Les changements linguistiques ne prennent leur sens que sil'on considre tout l'ensemble du dveloppement dont ils fontpartie; un mme changement a une signification absolumentdiffrente suivant le procs dont il relve, et il n'est jamais lgi-

    time d'essayer d'expliquer un dtail en dehors de la consid-ration du systme gnral de la langue o il apparat.

    Ds lors la ncessit s'impose de chercher formuler les lois

    suivant lesquelles sont susceptibles de s'oprer les changementslinguistiques. On dterminera ainsi, non plus des lois histo-riques, telles que sont les lois phontiques ou les formulesanalogiques qui emplissent les manuels actuels de linguistique,mais des lois gnrales qui ne valent pas pour un seul momentdu dveloppement d'une langue, qui au contraire sont de tousles temps ; qui ne sont pas limites une langue donne, qui au

    contraire s'tendent galement toutes les langues. Et, qu'onle remarque, ce ne seront ni des lois physiologiques ni des lois

    psychiques, mais des lois linguistiques. Quand on aura cons-tat par exemple que, entre deux voyelles, les consonnes tendent subir certaines modifications, il faudra examiner si toutes lesmodifications observes se laissent ramener une formule gn-rale, en tant du moins qu'elles procdent de la position inter-

    vocal ique, et non de telle ou telle autre circonstance ; si l'onconstate que ces altrations, dont l'aspect est au premier abordtrs divers, proviennent toutes d'une diminution de la force aveclaquelle les consonnes sont prononces, il ne restera plus qu'rechercher la cause de cette faiblesse particulire, qui caract-

    rise les consonnes articules entre deux voyelles ; or, la causeressort immdiatement de la formule mme : les voyelles sont,

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    12 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    dans la syllabe, les lments ouverts par excellence, ceux quicomportent le minimum d'articulation ; une consonne placeentre deux voyelles s'adapte aux lments vocaliques prcdentset suivants, tend se vocaliser en quelque sorte, de la mmemanire qu'une voyelle place prs d'une nasale tend senasaliser.

    De mme l'limination progressive des flexions complexes del'indo-europen au cours du dveloppement des divers dialectes

    se ramne une formule comprhensive qui rvle la cause psy-chique du phnomne. Ds l'poque indo-europenne com-mune, les formes qui caractrisent une seule et mme catgoriegrammaticale variaient suivant les mots, et aussi en fonctiond'autres catgories grammaticales ; elles variaient suivant les

    mots, ainsi l'optatif Xoi du prsent grec Xjco ne ressemble gure l'optatif dr de t[j.i ; elles variaient suivant les catgories gram-maticales, ainsi l'optatif prsent Xupi de \m est tout autrementconstitu que l'optatif aoriste Xtfaeis du mme verbe, et la pre-mire personne du pluriel e^ev que nous soyons divergebeaucoup d'avec la premire du singulier ewjv. Or, partout ettoujours, les langues tendent abolir une pareille absence d'unit,et instituer l'unit de forme pour l'unit de rle grammaticalet de signification. Ce rsultat s'obtient par divers moyens,souvent par gnralisation de l'un des procds, ainsi quand lai

    re personne du pluriel des verbes est caractrise par -ons danstous les verbes franais. Un autre procd trs ordinaire est l'li-mination des formes trop compliques. Ainsi le franais modernea entirement perdu le pass dfini, du type f aimai, je fus, je dis,dont les formations sont trop divergentes et la flexion trop dif-

    frente de celle des autres formes verbales ; cette forme, tropriche en anomalies, ne survit plus que dans la manire de parler

    de certains Franais qui subissent l'influence de patois locaux, et

    le franais actuel ne connat, en dehors de l'imparfait, d'autres

    formes du pass que celles qui sont constitues l'aide d'un par-

    ticipe. Ce qui montre que pareille disparition n'a rien de fortuit,c'est qu'on en retrouve en slave le pendant exact ; le slave com-

    mun avait un aoriste qui prsentait des caractres comparables

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    TUDES DE LINGUISTIQUE GENERALE 13

    ceux du pass dfini franais ; cet aoriste a t simplifi dans

    certains dialectes ; le russe et le polonais l'ont limin de trs

    bonne heure, et les parlers serbes l'liminent actuellement ; en

    slave comme en franais, c'est une forme nominale qui tend fournir l'unique expression du pass. Les langues de la Perse et

    de l'Inde prsentent des dveloppements tout pareils. Dans les

    mmes conditions gnrales, on voit ainsi se raliser les mmeschangements de formes grammaticales, et cela dans des condi-

    tions o tout soupon d'influence mutuelle est naturellementexclu.

    La recherche des lois gnrales, tant morphologiques quephontiques, doit tre dsormais l'un des principaux objets de

    la linguistique. Mais, de par leur dfinition mme, ces loisdpassent les limites des familles de langues ; elles s'appliquent

    l'humanit entire.

    Une famille de langues aussi grande, aussi varie, et qu'onpeut suivre durant un aussi long espace de temps que la familleindo-europenne fournit assurment un champ d'observationassez vaste pour que les conclusions puissent prtendre unevaleur gnrale. En effet, il n'y a pas objecter que l'exprienceserait fausse par le fait mme de la parent des langues indo-europennes entre elles. L'affirmation de la parent de deuxlangues n'implique la persistance d'aucun lien entre les deux ;elle suppose seulement un fait historique : des langues parentessont des langues qui, un certain moment du pass, n'en fai-saient qu'une

    ;puis, un moment ultrieur, des sujets parlant

    une langue ont t spars par des circonstances quelconques detelle sorte qu'il y a eu deux groupes voluant d'une manireindpendante. Il suit de cette dfinition que, du jour o la spa-ration des sujets parlants est accomplie, on se trouve en pr-sence de deux dveloppements distincts, et par l mme de deuxtmoignages distincts, ayant chacun leur valeur propre dans lesdmonstrations de la linguistique gnrale. Durant les premierstemps aprs la sparation, l'identit de la langue parle par lesgroupes examins rend les conditions trs semblables au point

    de vue proprement linguistique : l'exprience prsente alors un

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    14 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERAL

    intrt tout particulier certains gards. Plus tard, quand leslangues ont beaucoup diverg et que, comme c'est le cas actuelpour les langues de la famille indo-europenne, elles diffrentprofondment les unes des autres et n'ont presque plus rien decommun entre elles quelle ressemblance y a-t-il entre l'an-glais et le russe moderne ? leur tmoignage vaut en linguis-tique gnrale exactement ce que vaudrait le tmoignage delangues de familles distinctes. Entre ces deux termes extrmes,

    on a tous les degrs de dissemblance imaginables, et par lmme une varit infinie d'expriences, dont la valeur en lin-guistique gnrale est inapprciable.

    Nanmoins un sceptique pourrait tenter d'lever des doutessur la porte des conclusions acquises, aussi longtemps qu'onn'aura pas suivi, pour autant que les faits attests permettent dele faire, le dveloppement de toutes les autres familles de langues.

    Les conditions diffrentes dans lesquelles se trouvent ces familles,la varit des combinaisons qu'elles offrent l'tude permettront

    de vrifier la valeur des conclusions gnrales que l'tude desseules langues indo-europennes autorise tirer ; elles permet-

    tront de plus de poser un certain nombre de questions qui, pardes hasards divers, ne se posent pas aussi clairement dans les

    langues indo-europennes, et l'attention se trouvera ainsi atti-

    re sur des dtails peut-tre importants, mais peu apparents, qui

    ont chapp jusqu'ici. La grammaire compare des langues indo-europennes prsente ces recherches des modles, et les

    mthodes qu'elle est parvenue fixer viteront aux travailleursbeaucoup d'inutiles ttonnements. Dj la grammaire comparede certains groupes le groupe smitique, le groupe finno-ougrien par exemple est trs avance ; ailleurs le travail estcommenc et pouss assez avant pour qu'on en puisse dj tirerprofit, ainsi pour le turco-tatare, pour le bantou, pour le cauca-

    sique du sud, pour le malais. Au fur et mesure que les gram-maires compares des divers groupes se constitueront d'une

    manire plus systmatique, les lois de la linguistique gnrale

    acquerront plus de certitude, plus de prcision et puiseront

    plus compltement l'ensemble des faits de langue.

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    ETUDES DE LlNGtriSTO GNERAL 1$

    L'ancienne grammaire gnrale est tombe dans un juste dcriparce. qu'elle n'tait qu'une application maladroite de la logique

    formelle la linguistique o les catgories logiques n'ont rien faire. La nouvelle linguistique gnrale, fonde sur l'tude pr-

    cise et dtaille de toutes les langues toutes les priodes de leur

    dveloppement, enrichie des observations dlicates et des mesures

    prcises de Tanatomie et de la physiologie, claire par les tho-

    ries objectives de la psychologie moderne, apporte un renouvel-lement complet des mthodes et des ides : aux faits historiques

    particuliers, elle superpose une doctrine d'ensemble, un systme.

    III

    Toutes les lois gnrales qu'on a poses, toutes celles dont

    cette recherche, peine entame, rserve encore la dcouverte,

    ont cependant un dfaut : elles noncent des possibilits, nondes ncessits.

    Ainsi la loi relative la dbilit caractristique de l'articula-

    tion des consonnes intervocaliques n'empche pas les consonnesde subsister entre voyelles durant un temps illimit dans cer-taines langues. Le t intervocalique du mot indo-europen quisignifie cent , celui du sanskrit atam et du latin centum, sub-siste dans le grec moderne ekato ; le k intervocalique du motindo-europen pour dix , celui du latin decem, subsiste sansla moindre altration dans le grec moderne deka ; de mme,en lituanien, en slave, le t intervocalique du mot signifiant mre est aussi intact que celui du sanskrit vdique mata,du grec ancien du latin mler, et Ton peut entendre unLituanien dire mote, un Russe dire mat' , mdteri, un Serbe

    dire mati, et ainsi dans tous les cas semblables. Toutes ces con-sonnes intervocaliques, toutes celles que prsentent les exemplesinnombrables qu'il serait ais d'numrer, ont au moins quatremille ans d'existence, et rien n'en fait prvoir la prochaine

    altration.

    Les lois de la phontique ou de la morphologie gnrale his-torique ne suffisent donc expliquer aucun fait; elles noncent

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    l LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    des conditions constantes qui rglent le dveloppement des faitslinguistiques ; mais, mme si l'on parvenait les dterminerd'une manire complte et de tout point exacte, on ne sauraitpour cela prvoir aucune volution future, ce qui est la marqued'une connaissance incomplte ; car il resterait dcouvrir lesconditions variables qui permettent ou provoquent la ralisationdes possibilits ainsi reconnues. Pour dcisif que soit le progrsqui rsulte de la constitution de la linguistique gnrale, on nesaurait donc s'en contenter.

    L'lment variable qu'il reste dterminer ne peut videm-ment se rencontrer dans la structure anatomique des organes oudans le fonctionnement de ces organes ; il ne se rencontre pasdavantage dans le fonctionnement psychique : ce sont l desdonnes constantes, qui sont partout sensiblement les mmes,et qui ne renferment pas en elles des principes de variation.

    Mais il y a un lment dont les circonstances provoquent deperptuelles variations, tantt soudaines, et tantt lentes, mais

    jamais entirement interrompues : c'est la structure de la socit./ Or, le langage est minemment un fait social. On a souvent

    / rpt que les langues n'existent pas en dehors des sujets quiles parlent, et que par suite on n'est pas fond leur attribuerune existence autonome, un tre propre. C'est une constatationvidente, mais sans porte, comme la plupart des propositionsvidentes. Car si la ralit d'une langue n'est pas quelque chose

    de substantiel, elle n'en existe pas moins. Cette ralit est la

    fois linguistique et sociale.

    f Elle est linguistique : car une langue constitue un systme/ complexe de moyens d'expression, systme o tout se tient et

    jo une innovation individuelle ne peut que difficilement trouver

    l place si, provenant d'un pur caprice, elle n'est pas exactement

    V adapte ce systme, c'est--dire si elle n'est pas en harmonieavec les* rgles gnrales de la langue.

    A un autre gard, la ralit de la langue est sociale : ellersulte de ce qu'une langue appartient un ensemble dfini desujets parlants, de ce qu'elle est le moyen de communication

    entre les membres d'un mme groupe et de ce qu'il ne dpend

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    TUDES DE LINGUISTIQUE GNRALE

    d'aucun des membres du groupe de la modifier ; la ncessit

    mmed'tre compris impose tous les sujets le maintien de la

    plus grande identit possible dans les usages linguistiques ; le

    ridicule est la sanction immdiate de toutes les dviations indivi-

    duelles, et, dans les socits civilises modernes, on exclut detous les principaux emplois par des examens ceux des citoyens

    qui ne savent pas se soumettre aux rgles de langage, parfois

    assez arbitraires, qu'a une fois adoptes la communaut. Comme

    Ta trs bien dit, dans son Essai de smantique, M. Bral, lalimitation de la libert qu'a chaque sujet de modifier son langage tient au besoin d'tre compris, c'est--dire qu'elle est de

    mme sorte que les autres lois qui rgissent notre vie sociale

    .

    Ds lors il est probable a priori que toute modification de la

    structure sociale se traduira par un changement des conditionsdans lesquelles se dveloppe le langage. Lejangage est. une ins-

    citution ayant son autonomie ; il faut donc en dterminer lesconditions gnrales de dveloppement un point de vue pure-ment linguistique, et c'est l'objet de la linguistique gnrale ; ila ses conditions anatomiques, physiologiques et psychiques, et

    il relve de l'anatomie, de la physiologie et de la psychologie qui

    l'clairent beaucoup d'gards et dont la considration estncessaire pour tablir les lois de la linguistique gnrale ; mais^

    du fait que le langage est une institution sociale, il rsulte quela linguistique est une science sociale, et le seul lment variableauquel on puisse recourir pour rendre compte du changementlinguistique est le changement social dont les variations du langagene sont que les consquences parfois immdiates et directes, etle plus souvent mdiates et indirectes.

    Il

    nefaut

    pasdire

    qu'onsoit

    parl

    ramen une conceptionhistorique, et qu'on retombe dans la simple considration desfaits particuliers ; car s'il est vrai que la structure sociale est con-ditionne par l'histoire, ce ne sont jamais les faits historiqueseux-mmes qui dterminent directement les changements lin-guistiques, et ce sont les changements de structure de la socitqui seuls peuvent modifier les conditions d'existence du langage.

    Il faudra dterminer quelle structure sociale rpond une struc-Linguistique historique et linguistique gnrale. 2

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    tS LNGtjlSTIQU HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    ture linguistique donne et comment, d'une manire gnrale,les changements de structure sociale se traduisent par des change-

    ments de structure linguistique.L'objet de ce cours sera donc de rechercher dans quelle mesure

    il est possible de reconnatre ds maintenant des rapports entrele dveloppement linguistique et les autres faits sociaux. Lestravaux prparatoires sont encore trop rares, les tudes de dtail

    manquent encore trop pour qu'on puisse esprer donner des solu-tions dfinitives du premier coup. Mais il importe plus d'indiquerles problmes nouveaux que pose le progrs de la science que derpter les solutions, d'ailleurs ncessairement incompltes, qu'ont

    reues les vieux problmes ; le devoir du professeur est, surtoutici, de montrer les recherches entreprendre plus encore que dedonner les rsultats des travaux dj faits. Le xix e sicle a t lesicle de l'histoire, et les progrs qu'a raliss la linguistique en

    se plaant au point de vue historique ont t admirables ; lessciences sociales se constituent maintenant, et la linguistique y doit

    prendre la place que sa nature lui assigne. Le moment est doncvenu de marquer la position des problmes linguistiques aupoint de vue social. Regarder vers l'avenir plutt que vers le pass

    est le moyen de suivre l'exemple du matre qui m'a prcd danscette chaire, et de demeurer fidle l'esprit de la noble maison

    qui m'a fait l'honneur de m'accueillir.

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    SUR LA

    MTHODEDE LA GRAMMAIRECOMPARE'

    L'objet de la science qu'on est convenu d'appeler grammairecompare est de faire l'histoire de dveloppements linguistiques

    au moyen de rapprochements entre des langues diverses . Ce quedoit dterminer le comparatiste dans chacun des cas qu'il tudie,c'est ce qui, parmi les faits examins, suppose l'existence d'un seul

    et mme idiome ancien, ce qui par suite rsulte de la diffren-ciation progressive d'une langue anciennement parle d'unemanire sensiblement une. Il doit faire un dpart entre les rap-prochements qu'il observe, et ne tenir compte que de ceux de cesrapprochements qui obligent admettre un tat de choses iden-tique un moment donn du pass dans le groupe des languescompares.

    Le problme de mthode consiste donc, tant donns des faitslinguistiques, rechercher comment on peut reconnatre quelssont ceux de ces faits qui imposent, pour s'expliquer, l'hypo-thse d'un point de dpart identique.

    On aperoit immdiatement les deux types de questions quise posent tout historien : d'une part tablir l'existence d'un cer-

    tain fait ou d'un certain tat de choses un moment donn dupass, d'autre part

    poserle

    rapport quiexiste

    entrefaits

    dedates

    diffrentes. En l'espce, les deux types de questions ne se laissentpas sparer.

    Ce que l'on se propose ici, c'est de dcrire le procd de raison-nement des comparatistes et d'examiner quelle en est la valeurprobante.

    I. Revue de mtaphysique et de morale,1913^.

    1-15.

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    20 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GNRALE

    Le raisonnement est de la forme suivante: on observe dans telleset telles langues telles et telles manires de s'exprimer plus ou

    moins exactement concordantes ; ces concordances ne s'explique-raient pas s'il n'y avait eu une certaine date une forme com-mune dont toutes les formes semblables mais en partiediverses sont des continuations. Soit par exemple les pronomspersonnels sujets dans les langues no-latines:

    JE TU

    Roumain eo tuItalien io tu

    Vieux franais jo lu

    Espagnol yo tu

    Il n'y a pas de raison gnrale pour que la personne qui parlese dsigne par des formes telles que eo, io, jo, yo ; sans mme

    s'adresser des langues trs diffrentes ou trs loignes, on voitque la personne qui parle se dsigne tout autrement, en allemand,par ich, en russe, par ja (prononcer ya), en persan, par man. Il

    n'y a pas davantage de raison pour que la personne qui l'onparle soit dsigne par tu ; si les diverses langues indo-euro-

    pennes ont conserv cet gard des formes assez pareilles (alle-

    mand du, russe ty, etc.), il suffit de sortir du groupe indo-euro-

    pen pour voir qu'on dsigne la personne qui l'on parle parsen en turc, par anta en arabe, par o oe en samoan, etc. Si donc,dans un groupe de langues, on a des formes concordantes pourdsigner la personne qui parle et la personne qui l'on parle,

    c'est que ces formes continuent une seule et mme formeemploye date antrieure, et qu'il y a entre les deux une tra-dition, dont il reste dterminer la nature. C'est prcisment

    l'une des tches principales de la linguistique historique que dedterminer les modalits diverses de la tradition linguistique ; les

    types gnraux sont peu nombreux, mais le dtail est d'uneextrme complexit. On doit ici faire abstraction de ces faits par-ticuliers, puisqu'il s'agit seulement de dgager le principe de la

    mthode.Les raisonnementsprsents ci-dessous sont de simples schmes,

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    SUR LA MTHODEDE LA GRAMMAIRECOMPAREE 21

    les choses sont en fait trs complexes, et, comme en toutemthode historique, si le tact personnel et le bon sens ne

    guident pas constammentle

    chercheur, deserreurs normes et

    ridicules se produisent tout instant; enfin, comme tout savant,le linguiste a sans cesse des vrifications de dtail qui le dis-

    pensent de penser aux principes de la mthode. Les raison-

    nements indiqus ici ne reprsentent donc pas proprement par-

    ler la manire de procder des linguistes : on sait qu'il faut avoirpratiqu une science pour en saisir exactement la mthode et en

    contrler les rsultats. Seuls, ceux qui ont tudi les langues,savent combien sont divers les rapports de fait qui peuvent exis-ter entre une langue et toutes celles dont on la rapprochepour en expliquer l'histoire.

    Le point essentiel du raisonnement est celui-ci : la concordancede roumain eo, italien io, vieux franais jo, espagnol yo ne peutpas tre fortuite.

    En effet les lments phontiques existant dans des languescomme l'italien, l'espagnol, le franais, admettent un trs grandnombre de combinaisons possibles. Si pour exprimer un mmesens il se trouve que plusieurs langues recourent une mmecombinaison (ou des combinaisons qui s'expliquent par unemme origine), cette rencontre exige une explication. Or, il n'ya dans les lments phontiques dont l'italien io est compos oudans la manire dont ces lments sont combins rien qui expliquel'usage fait de io pour dsigner la personne qui parle. D'unemanire gnrale, les tentatives qui ont t faites pour expliquerpar des proprits de la nature des sons le sens des mots n'ontjamais abouti aucun succs. Le fait que les mmes notionssont exprimes dans les diverses langues humaines par des sons

    infiniment divers et que le sens attribu aux mots varie sans queles sons y soient intresss ou que, inversement, la prononcia-tion des mots varie sans que le sens y soit intress suffit mon-trer qu'il est inutile de rien chercher de ce ct.

    D'autre part on sait par exprience qu'une mme langue estparle de manires sensiblement diffrentes par les divers indi-vidus qui l'emploient

    ; qu'elle est parle de manires, encore beau-

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    22 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    coup plus diffrentes sur les divers points du territoire tenduo elle eut venir tre employe et aux poques successiveso on la rencontre dans l'usage. Ces diffrences tendent cons-tamment augmenter. Si donc on rencontre chez deux groupesde sujets parlants des formes grammaticales identiques ou suscep-tibles d'tre des transformations de formes identiques, onadmettra que, cet gard, ces deux groupes de sujets continuentla tradition d'une mme manire de parler.

    Il n'y a pas lieu d'essayer de chiffrer, au moyen du calcul desprobabilits, quelles chances il y a pour qu'une notion donne soitexprime par une combinaison de sons donne. Les notions cexprimer sont choses trop variables et trop peu prcises pour selaisser saisir ; les combinaisons de sons ne sont pas toutes ga-lement admises par une langue donne ou par les langues engnral. D'autre part certaines combinaisons phoniques s'asso-

    cient mieux certaines notions, que certains autres sons, et cesassociations ont facilit la fixation de ces groupements, pourexprimer ces notions : les verbes craquer ou glisser ont une formephontique qui s'associe dans notre esprit au sens qu'ils

    -expriment; mais ceci n'est pas ncessaire; et des sons analogues

    expriment des notions tout autres : traquer ou braquer n'indiquentpas des bruits, plisser n'indique pas un mouvement ais et con-tinu. Les conditions qui entrent en jeu sont trop multiples, elles

    chappent trop une apprciation numrique pour que l'onpuisse faire intervenir un calcul.

    Sans recourir au calcul, qui n'a rien faire ici, on a le droitd'affirmer qu'une rencontre de quatre langues dans l'expression de

    la premire personne par des formes aussi pareilles, du typej'o,peut

    malaismenttre tenue pour

    unaccident. Et si,

    commeil

    arrive en l'espce, toute une srie d'autres langues prsentent desformes analogues : eu en roumain, ion en rhto-roman, etc., le

    hasard devient plus invraisemblable.

    Le hasard est plus exclu encore si l'on observe que la personne

    qui l'on parle est dsigne en italien et en espagnol par tu

    (prononc ton), en franais par tu ; que la personne qui parle se

    dsigne avec une ou plusieurs autres, en italien par noi, en espa-

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    SUR LA MTHODEDE LA GRAMMAIRECOMPAREE 2}

    gnol par nos, en franais par nous; qu'une forme de pronom dela premire personne servant de complment est en italien

    mi ten espagnol ///e (prononc me), en franais me, etc.Dans le cas des langues cites, italien, espagnol, franais, rhto-

    roman, etc., les concordances observes s'expliquent aisment :ces langues sont celles de populations qui occupent des pays

    ayant tous fait pendant plusieurs sicles partie de l'empire

    romain, dont la langue tait le latin. Or, le latin est attest par

    de nombreux textes et bien connu. Toutes les concordancessignales s'expliquent par le fait que les formes en question con-tinuent des formes latines : ego moi , lu toi , nos nous ,nos vous , nie me , etc. La dmonstration de l'origine com-mune des formes considres qui a t obtenue par la comparai-son trouve dans des donnes historiques une vrification. C'estune heureuse rencontre, qui a facilit l'tablissement de la th-orie, mais qui n'ajoute, au fond, rien la preuve. Car, d'unepart, la dmonstration est suffisante sans cela et, de l'autre, rien

    n'empche que l o se parlait le latin durant la priode del'empire romain, il se parle aujourd'hui une langue qui ne soitpasno-latine; ainsi en Illyrie, o le latin a t, sous l'empire romain,la langue courante et o il a subsist longtemps des parlersno-latins, on n'emploie plus aujourd'hui que des parlers slaves ;L franais et l'italien parls actuellement en Tunisie ne sont pasdes continuations du latin qui s'y parlait sous l'empire romain.La preuve des parents de langues fournie par la mthode com-parative se suffit elle-mme, et elle est la seule valable.

    La preuve rsulte tout entire de ce qu'il est improbable quecertaines concordances existent l o il n'y a pas une traditionhistorique

    commune. Toutle

    problmese ramne

    donc celui-

    ci : quels sont les types de concordances qui supposent cette com-munaut de tradition,

    Les concordances qui reconnaissent des causes gnrales,valables pour l'ensemble des langues, sont dnues de valeurprobante pour le comparatiste historien. Par exemple la prsenced'un type de consonnes qui se trouve presque partout, commele / et le k, n'tablit aucun degr que deux langues soient

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    24 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    parentes; l'emploi universel de / ou de k tient ce que la struc-ture des organes articulatoires rend aise la ralisation de cestypes phontiques. Au contraire, la prsence dans deux languesvoisines d'un mme phonme de type tout particulier et rareparmi les langues humaines, comme le/Vry du russe et du polo-nais, est une premire raison de croire la parent de ces deuxlangues ; ce n'est d'ailleurs qu'une simple indication, et ce n'estpas sur un phnomne de ce genre, de nature encore beaucoup

    trop gnrale, qu'on peut fonder l'affirmation d'une parent.Ce qui tablit une origine commune, c'est l'existence concor-

    dante dans deux ou plusieurs langues de particularits tellesqu'elles ne s'expliquent pas par des conditions gnrales, anato-

    miques, physiologiques ou psychiques. Le fait que tous les pro-noms envisags ci-dessus sont des mots courts ne prouve rien ;car il tient au rle que les pronoms jouent dans la phrase, etpresque jamais, dans aucune langue., les pronoms ne sont desmots de plus de deux syllabes ; le plus souvent, ils sont monosyl-labiques. Ce qui tend prouver une parent, c'est que la pre-mire personne du singulier soit caractrise par un y ou par unphonme qui, comme le ; franais, s'explique aisment par unancien y, et par une voyelle du timbre o ou capable de sortiraisment de 0; c'est que la deuxime personne du singulier soitcaractrise par un / et par un u (ou franais) ou par une voyellesusceptible de sortir aisment d'un ancien u (w),comme Vu fran-ais ou le jery russe ; c'est que la premire personne du pluriel

    soit caractrise par un n suivi d'un o (ou d'une voyelle quis'explique par l'existence d'un ancien o) et d'un autre lment; et

    ainsi de suite, car il n'y a pas de raison gnrale pour que la pre-

    mire personne du singulier soit caractrise par y plutt que part, par n ou par v, et pas de raison pour que la voyelle qui suitla consonne soit celle qui se rencontre dans chacune des formes

    cites, et non une autre.Du principe de la mthode il rsulte que les faits probants en

    matire de grammaire compare sont des faits particuliers, et ils

    sont d'autant plus probants que, par leur nature, ils sont moins

    suspects de pouvoir reconnatre une cause gnrale. Il n'y a rien

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    SUR LA MTHODEDE LA GRAMMAIRECOMPAREE 2$

    l que de naturel : puisqu'il s'agit de poser par des procds

    comparatifs le fait historique de l'existence d'une langue particu-

    lire, c'est--dire une chose qui, par dfinition, se produit envertu d'un concours de circonstances diverses n'ayant pas de

    rapports ncessaires les unes avec les autres, ce sont des faits par-

    ticuliers de caractre historique qui doivent seuls entrer en con-

    sidration.

    La preuve est particulirement nette l o l'on observe desvariations concomitantes; ainsi la troisime personne du singu-

    lier du verbe tre est de la forme en italien, est en franais,es en espagnol ; la troisime personne du pluriel, de la formesono en italien, sont en franais, son en espagnol. Cette opposition

    d'une forme reposant sur un ancien est et d'une forme reposantsur un ancien sont (latin sunt) est propre aux langues no-latines.D'autres langues indo-europennes offrent des faits parallles :

    l'allemand par exemple a ist et sind. En dehors des langues indo-europennes, cette manire d'exprimer le verbe tre par uneracine es- alternant avec s- et une dsinence -ti au singulier,-enti ou -onti au pluriel ne se rencontre jamais. Dans le parall-lisme particulier des faits no-latins relatifs il est, ils sont, et

    dans le paralllisme un peu moins complet des faits latins, ger-maniques, slaves, etc., relatifs ce mme verbe, on a une preuvedel parent spciale des langues no-latines entre elles et de la

    parent plus lointaine du latin, du germanique, du slave, etc.,langues qui toutes sont des formes prises par un mme idiome,l'indo-europen.

    Car un tat de choses aussi singulier rsulte du concours detoute une srie de circonstances : l'expression du verbe tre par es-, de la troisime personne du singulier par -ti, et de la troi-

    sime du pluriel par -enti ou -onti, l'emploi d'une alternance deforme radicale avec un e au singulier et sans e au pluriel ; il estimprobable qu'aucune de ces circonstances considre part

    vienne se reproduire exactement dans deux langues d'unemanire indpendante, plus improbable encore que ces quatre cir-constances se retrouvent simultanment un moment donnd'une manire indpendante dans deux langues diffrentes. Deux

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    2 6 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    langues qui prsentent de pareilles concordances sont donc desformes diverses prises par une seule et mme langue, en l'espcel'indo-europen. En toute science, dmontrer, c'est dcouvrirdes faits qui apparaissent vidents ; onest ici devant les vi-

    dences de la grammaire compare : certaines concordances defaits particuliers sont telles qu'il est vident qu'elles ne sau-raient se trouver dans deux langues diffrentes ; si donc les deuxlangues considres sont distinctes et souvent au point queles sujets parlants ne s'entendent pas entre eux

    , c'est que cesdeux langues sont deux aspects pris par une seule et mme langueen diffrents lieux et en diffrents temps.

    C'est par des faits particuliers de ce genre qu'on tablit les

    parents de langues. L o, comme il arrive souvent, la struc-ture des langues considres ne fournit que peu ou ne fournitpas de faits singuliers- qui puissent tre rapprochs, l'tablissement

    rigoureux de parents de langues rencontre les plus graves diffi-

    cults, et la linguistique historique arrive peine se constituer.

    Au contraire, l o, comme sur le domaine indo-europen, surle domaine smitique, sur le domaine finno-ougrien, sur ledomaine bantou, sur le domaine indonsien (malais), les concor-dances singulires de cet ordre abondent, la linguistique historique

    est dj cre et progresse rapidement.

    Des analogies de structure, mme grandes, si elles ne sont pasaccompagnes de faits particuliers significatifs, ne prouvent pasune parent de langues.

    On a souvent parl d'une grande famille de langues ouralo-altaques, comprenant la fois le finno-ougrien (groupe du fin-nois et du magyar, etc.) avec le samoyde, le turc et le mongol

    et mme le japonais. En effet il y a entre toutes ces languesdes ressemblances frappantes de structure gnrale. Mais, aussilongtemps qu'on n'aura pas reconnu des faits particuliers com-muns, comme ceux l'aide desquels on a tabli l'existence d'ungroupe finno-ougrien et samoyde, on n'aura pas le droit de par-ler d'une famille de langues ouralo-altaques, c'est--dire d'affir-

    mer que le finno-ougrien (finnois, magyar, etc.) et le turc par

    exemple sont des transformations diverses d'une seule et mme

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    SUR LA MTHODEDE LA GRAMMATRECOMPAREE 27

    langue ayant exist un moment du pass. Telle langue indo-europenne a pu prendre un aspect gnral pareil celui qu'offrent

    ces langues : l'armnien moderne a une structure grammaticaleanalogue celle du turc, et pourtant l'origine de la grammaire del'armnien moderne est indpendante du turc. Et Ton ne rap-proche pas l'armnien moderne du turc parce que le dtail desformes qui indiquent le nombre et le cas des noms, le nombre,la personne et le temps des verbes est entirement diffrent enarmnien et en turc.

    Pour donner une ide plus prcise de l'application des prin-cipes prcdents, il ne sera pas inutile d'indiquer avec quelque

    dtail comment on peut tablir l'tymologie d'un mot.Faire l'tymologie d'un mot, c'est dterminer toute l'histoire,

    de la manire dont ce mot a t transmis -dans une langue don-ne depuis une date donne.

    Par exemple ce mot peut s'tre transmis de gnration en gn-

    ration entre les deux dates considres ; et alors il peut avoirsubi des changements spciaux tenant des conditions particu-lires : le sens peut tre demeur le mme, ou il peut avoirvari, soit que les objets dsigns se soient modifis avec le

    temps, soit que les groupes sociaux qui emploient le mot ordi-nairement viennent changer de nature ou d'tendue, soit enfinque le mot ait reu dans la phrase des rles nouveaux. Ou bienle mot peut tre entr dans la langue un moment comprisentre les deux dates considres; et alors il peut avoir t crde toutes pices cas trs rare semble-t-il , ou form l'aided'lments existant dans la langue, ou emprunt un autreidiome, proche ou lointain. On voit que les problmes qui seposent, dont il n'est possible de donner ici qu'un aperugnral, sont infiniment nombreux si l'on tient compte du faitque les conditions dont il vient d'tre question sont sujettes changer constamment et qu'un mot peut, dans un bref espace detemps, tre soumis l'action de conditions trs diverses. Ce n'estpas poser au linguiste un problme simple que de lui demanderl'tymologie d'un mot, c'est lui demander de dcrire une his-toire complexe, et dont il est impossible de prvoir le degr de

    complexit.

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    28 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GNRALE

    Mme les cas qui paraissent au premier abord le plus simples

    sont encore trs compliqus. Par exemple, le mot franais preest l'un des mots, assez peu nombreux, qui semblent s'tre trans-mis d'une manire continue de gnration en gnration depuisl'poque de la langue indo-europenne commune jusqu'au latinclassique et jusqu'au franais d'aujourd'hui. Mais il a subi dans

    sa forme des modifications profondes : entre la faon dont lemot se prononait en indo-europen et celle dont il se prononce

    aujourd'hui en franais il n'y a qu'un trait commun, le fait quele mot commence par un p; la forme grammaticale a chang dutout au tout, puisque le mot indo-europen admettait plus dequinze formes diffrentes suivant les nombres et les cas et quele mot franais est invariable. (Vs du pluriel est purement ortho-graphique). Le sens n'a pas moins chang ; le mot indo-europendsignait un rle social ; le pre tait le chef d'une maison,et c'est pour cela que le mot a - une valeur religieuse; il sert dsigner le ciel pre , le Jupiter romain ; encore en latin lemot pater a un sens avant tout social ; ce mot dsigne une situa-tion de famille, non un fait naturel ; et le procrateur est dsignplutt par un autre mot, qui a expressment ce sens, genitor;actuellement, au contraire, le pre est celui qui est physio-

    logiquement le procrateur, et ceci est si vrai que la langue popu-

    laire emploie pour les animaux le mot pre au sens de mle et dit d'un lapin que c'est un pre pour indiquer que c'est unmle f ou bien pre dsigne tout homme d'un certain ge, nonpas avec la nuance de respect qu'un Romain mettait quand ilappelait un homme g un pater, le traitant par l de chef, maisau contraire de manire familire et peu respectueuse; ou, si le

    mot pre est employ avec une nuance de respect, c'est, dans lalangue spciale de l'glise catholique, pour s'adresser des moines

    qui, de par leur profession, ne sont jamais des chefs de famille . Onvoit combien, dans un cas pourtant trs favorable la stabilit dumot considr, les changements de toutes sortes sont profondsde l'indo-europen au franais, c'est--dire durant un laps detemps qu'on peut valuer quelque quatre mille ans.

    En gnral, le vocabulaire volue vite. Des mots dont la valeur

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    SUR LA MTHODEDE LA GRAMMAIRECOMPARE 29

    s'affaiblit rapidement par l'usage sont renouvels pour obtenir

    une expression plus intense. Des changements dans les choses,

    des changements sociaux, des usages qui empchent momenta-nment ou pour toujours l'usage de certains vocables, les v-nements historiques, des emprunts, souvent innombrables, deslangues trangres ou des parlers de groupes sociaux particu-liers, et, d'autre part, les changements de prononciation, les inno-

    vations qui s'introduisent dans la grammaire, une infinit de cir-constances varies font que le vocabulaire de la plupart des

    langues change sans cesse : depuis le xvn e sicle, la prononcia-tion et la grammaire du franais employ par la bonne socitparisienne n'ont chang que dans le dtail ; il ne faudrait pas

    un grand effort un contemporain de Molire pour s'adapter ausystme linguistique du franais d'aujourd'hui ; mais il compren-drait trs mal ce qu'on lui dirait parce que les mots et le sensdes mots lui seraient en grande partie nouveaux. Et quiconquen'a pas fait de la langue du xvn e sicle une tude approfondieest expos tantt ne pas comprendre un texte de cette poqueet tantt faire en le lisant de grossiers contresens, simplement

    parce que les mots employs sont, pour une large part, autresque les ntres, ou qu'ils ont un sens autre.

    Il rsulte de cette variabilit du vocabulaire que donner l'tv-mologie des mots, est chose difficile, souvent impossible pourpeu qu'il s'agisse d'une langue dont on connat mal l'histoire.Pour pouvoir affirmer qu'un mot est la continuation de tel outel mot connu une date antrieure ou qu'il a t form l'aidede tels ou tels lments, il faut, suivant le principe pos ci-dessus, dterminer des concordances de dtail prcises dont larencontre ne puisse passer pour fortuite. Une longue exprience

    a maintenant appris aux linguistes que les ressemblances de sonou de forme qu'on constate au premier abord sont souvent trom-peuses, et ce n'est plus de ressemblances vagues et indfinies ques'autorisent les tymologistes mthodiques.

    En ce qui concerne la forme, les linguistes s'attachent dter-miner des correspondances rgulires. Soit par exemple deuxmots dforme analogue dans les langues no-latines.

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    30 LINGUISTIQUE HISTORIQUE HT LINGUISTIQUE GENERALE

    PRE MRE

    Italien. . . ,

    Espagnol ,

    Provenal

    Franais .

    padre

    padrc

    paire

    pre

    madrmadr

    mre

    maire

    De pareils paralllismes montrent que les ressemblances deforme extrieure que Ton observe entre les mots de chaque sries'expriment par des formules prcises et que par suite elles ont

    chance de n'tre pas accidentelles. C'est uniquement l'aide deces formules, jamais l'aide de ressemblances apparentes, qu'unlinguiste fait des tymologies. Tant qu'on n'est pas arriv poserdes formules de correspondances de cette sorte, on ttonne. Pourles langues o les formules sont reconnues, quiconque essaie defaire des tymologies sans connatre et sans appliquer les for-mules fait une besogne vaine.

    Un mot est dfini par l'association d'un sens donn unensemble donn de sons susceptible d'un emploi grammaticaldonn. Pour avoir une valeur, une concordance entre deux motsdoit donc porter la fois sur les sons, sur le sens et, s'il y a lieu,sur l'emploi grammatical. Plus la concordance est parfaite la

    fois aux trois points de vue et plus l'tymologie a de chancesd'tre correcte.

    Les concordances entre les sons doivent tre tablies au moyendes formules de correspondances dont il vient d'tre question.Elles ont d'autant plus de valeur qu'elles s'tendent un nombred'lments phontiques plus grand. Une concordance portantsur quatre ou cinq ou six lments a beaucoup moins de chancesd'tre fortuite qu'une concordance portant sur un ou deux

    lments seulement. Il est donc trs difficile de faire des. tymo-logies sres dans les langues o les mots sont courts, borns une consonne suivie d'une voyelle comme il arrive souvent. Unmot comme latin pater, patris qui comprend quatre lmentscaractristiques (p, a, t, r) ou comme frter, qui en contientcinq (/ , r

    , , t, r). fournit un point de dpart excellent larecherche. Au contraire les mots monosyllabiques voyelle

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    SUR LA MTHODE DE LA GRAMMAIRECOMPARE 31

    finale, qu'on rencontre souvent dans les langues du Soudan

    ou de l'Extrme-Orient ne seprtentque mal l'tymologie. Les

    combinaisons du type de ba ou ta, qu'on peut former avecdeux lments, sont trop peu nombreuses pour prouver beau-

    coup si on les rencontre dans deux langues la fois.A l'gard du sens, les concordances ont d'autant plus de valeur

    que les mots considrs ont des sens plus prcis et rigoureuse-

    ment dtermins. Si la notion d'un mme animal est attache aun groupe nombreux d'lments phontiques se rpondant sui-

    vant les formules de correspondances tablies comme italiencavallo, provenal cavall, franais cheval, espagnol caballo, pareille

    concordance exclut videmment le hasard. Plus les sons considrssont vagues etplus l'tymologie devient incertaine; car laconcor-

    dance entre certains sons et une certaine notion devient moinsfrappante . Les tymologies de racines sens vague et trs

    gnral sont beaucoup plus incertaines que les tymologies de

    mots bien dfinis, sauf bien entendu au cas o l'on peut mettreen vidence l'existence dans les langues rapproches de mots biendfinis sens bien dfini appartenant une racine : il n'y a pasde rapprochement plus sr que celui de grec spw, latin fero,gotique hara je porte , armnien berem je porte , sanskritbharmi je porte , c'est--dire le prsent de la racine fer-dans les diverses langues indo-europennes. Il arrive que lesmots changent de sens : la diffrence de sens entre les motsrapprochs doit tre explique par des raisons prcises, autant quepossible par des raisons tires de faits positivement attests, car

    il n'existe pas de rgles smantiques permettant de dire que telou tel dveloppement de sens est exclu.

    Les explications de noms propres auxquelles on se complatsouvent et dont beaucoup de linguistes aiment tirer des con-clusions historiques ont peu de valeur. La force probante d'unetymologie provient de ce que l'on ne peut tenir pour fortuitque dans deux ou plusieurs langues un mme sens soit exprimpar des sons identiques ou susceptibles d'tre ramens uneidentit antrieure en vertu des formules de correspondances ;mais si l'on rapproche un nom propre d'une langue d'un nom

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    32 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    commun d'une autre en soutenant que le nom commun fournitune interprtation du nom propre il est clair que toute la forcede la preuve disparat, puisque le sens attribu au nom propreest arbitraire. On ne peut donc interprter des noms propresque l o l'explication est vidente; par exemple il y a en fran-ais une srie de noms propres qui sont des noms de pro-fessions : Charpentier, Bouvier, Vacher, Pasteur, Boucher, Bou-langer, etc. ; il est donc lgitime de penser que Sueur est le motancien franais sueur cordonnier (lat. sutor) et Fvre l'ancien

    nom du forgeron (lat. faber). Si l'on avait quelques doutes,on serait rassur par le fait que Lesueur est Sueur ce que Lecomteest Ccmte, Lepelletier Pelletier. Hors les cas vidents decette sorte, les interprtations de noms propres ne sauraient treprouves et n'ont, par suite, que la valeur de jeux d'esprit.

    Les rapprochements reoivent des confirmations utiles quand

    on peut constater que des concordances grammaticales s'ajoutent la concordance du son et du sens. Si, par exemple, on pouvaitdouter de la concordance de l'italien cuocere et du franais cuiregarantie par l'exacte concordance des sons (malgr la premire

    apparence) et du sens, la concordance des participes cotto et cuit(cuite) ferait beaucoup pour lever le doute. Les langues qui,comme les langues indo-europennes (surtout dans la priodeancienne) et les langues smitiques, ont des particularits gram-maticales attaches certains mots se prtent donc mieux ladmonstration de l'tymologie que les langues o tous les motsse conforment aux mmes rgles grammaticales. La difficultqu'on prouve poser la grammaire compare de certaineslangues, notamment en Extrme-Orient, vient en partie de l.

    Ce qui rend l'tymologie encore plus incertaine et difficilequ'il ne parat en juger parce qui vient d'tre dit, c'est que les

    mots qu'on trouve dans une langue donne proviennent toujoursde plusieurs langues diverses et que, d'autre part, des mots nou-veaux sont sans cesse forms, l'aide soit d'lments existant

    dans la langue, soit d'lments emprunts d'autres langues. Onn'a donc jamais le droit d'affirmer que tel ou tel mot ne peuts'expliquer qu' l'aide de tels ou tels lments existant un

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    SUR LA MTHODEDE LA GRAMMAIRECOMPARE 33

    moment donn dans telle ou telle langue. Les difficults de faitque rencontre l'tymologiste sont innombrables, et, s'il est ais

    d'apercevoir des ressemblances entre les mots, il faut tre dumtier pour savoir quel point il est malais d'tablir la justesse

    d'un rapprochement tymologique.

    Des faits cits il ressort que le seul moyen de preuve employdans les dmonstrations de grammaire compare consiste cons-tater des concordances entre certains sons (ou certains procds

    d'expression trs dfinis) et certaines notions, et examiner si

    ces concordances peuvent tre fortuites. Le degr de valeur dela preuve tient uniquement au degr de probabilit que la con-cordance ne puisse pas tre accidentelle. De l vient que les ty-mologies sont probables des degrs trs divers ; certaines,

    comme le rapprochement du franais pre et de l'italien padre,de cuire et d'italien cuocere, peuvent passer pour sres; mais

    d'autres rapprochements sont simplement possibles, et entre

    une probabilit qui touche lacertitudeet une simple possibilit,il y a tous les degrs de probabilit imaginables.

    On peut utiliser la mthode comparative d'une autre manireet se demander ce qu'il y a de commun toutes les langueshumaines ou plusieurs langues indpendamment du fait que

    certaines de ces langues sont les transformations d'une mmelangue ayant exist antrieurement, comme le franais et l'italiensont des transformations du latin, comme l'arabe de Syrie, l'arabed'Egypte, et l'arabe du Maroc trs diffrents aujourd'huidans l'usage parl sont des transformations de l'arabe desconqurants arabes. On aboutirait ainsi constituer une linguis-tique gnrale. Tel n'est pas l'objet de ce qu'on appelle gram-

    maire compare. La linguistique gnrale qu'on obtient en fai-sant abstraction de l'histoire est une science encore peu faite,difficile faire et qui pour se faire suppose du reste qu'on aitdj dcrit aussi compltement que possible l'histoire du plusgrand nombre de langues possible. Ce qui sert l'tablissementde la linguistique gnrale est ce qui est dnu de valeur pourla grammaire compare et inversement. Par exemple le fait que

    Linguistique historique et linguistique gnrale.j

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    34 LINGtJISTIQtJE HlSTORiaUE JET LINGUISTIQUE GENERALE

    le smitique et l'indo-europen ont galement une distinctionnette du nom et du verbe ne prouve pas que ces deux languessoient apparentes ; mais le fait que deux langues nettement dis-tinctes l'poque historique ont, par des procds diffrents,distingu le nom du verbe est l'une des preuves qu'on peutallguer l'appui de la doctrine gnrale que toutes les languestendent distinguer ces deux catgories grammaticales essen-tielles. Le smitique avait une dclinaison trois cas; l'indo-europen une dclinaison huit cas ; or, on observe que, aucours du dveloppement historique de la langue smitique et dela langue indo-europenne, le nombre de ces cas tend se rduire etque chaque nom tend avoir une seule forme ou, tout au plus, deuxformes distinctes, l'une pour le singulier, l'autre pour le pluriel

    ;

    ce paralllisme de dveloppement ne prouve aucune parent ; ils'explique par des causes gnrales qui ont agi sparment dans

    chacune des langues smitiques et dans chacune des langues indo-europennes, et qui ont d'ailleurs agi des degrs trs dif-

    frents; car, si l'anglais, le persan, le franais par exemple ontperdu toute flexion casuelle, comme le syriaque ou l'arabemoderne, c'est par suite d'volutions relativement rcentes donton suit l'histoire. Une concordance gnrale de dveloppementne peut servir dmontrer une communaut d'origine histo-rique. Le comparatiste historien doit se mfier avant tout de ceque les biologistes appellent des phnomnes de convergence.

    Ce qui vient d'tre dit de la linguistique s'applique au fond toute mthode comparative. Il y a deux manires d'employerla comparaison : ou bien l'on constate des concordances particu-lires qui ne pourraient tre fortuites, et l'on en conclut une

    origine historique commune. Oubien l'on constate

    des concor-dances entre tous les faits examins, et Ton aboutit poser deslois gnrales. Le second procd qui, en des matires aussi com-plexes que les faits sociaux, prsente d'extrmes difficults n'a

    pas tre discut ici. Le seul but qu'on s'est propos tait de

    faire ressortir comment avec une mthode comparative on peutconclure des faits de caractre . historique. En linguistique, la

    mthode a fait ses preuves, et de nombreuses confirmations de

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    SUR LA igTHOb D LA GRAMMAIRECOMPAREE 35

    fait en ont tabli la lgitimit. Ailleurs, notamment en matirede religion, d'institutions politiques ou juridiques, de technique

    industrielle, elle russit moins : nulle part, autant qu'en matirede langue, les procds employs n'admettent des combinaisonsmultiples; nulle part par suite, les combinaisons ralises n'ont

    aussi peu de chances de se retrouver fortuitement. Quand onvoudra se rendre compte des erreurs que commettent souvent leslinguistes ou les personnes qui se mlent de raisonner de linguis-tique historique, il suffira de remonter au principe de la dmons-tration; du mme coup on sera en garde contre les erreurs quel'on est expos commettre toutes les fois que l'on emploie lamthode comparative reconstituer des volutions de faitssociaux autres que le langage, et l'on verra dans quelle mesure ilest lgitime d'employer, en un cas donn, un pareil moyen depreuve.

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    NOTESUR

    UNE DIFFICULT GNRALE DE LA GRAMMAIRE COMPARE

    A M. MICHEL BRALA L'OCCASION

    DU 25e ANNIVERSAIRE DE SON LECTION A L'iNSTITUT.(3 dcembre 1875 3 dcembre 1900).

    I

    Si l'on envisage d'une part la structure grammaticale de l'indo-europen telle que l'examen des langues les plus anciennementattestes de la famille, surtout du sanskrit vdique et du grec hom-rique, permet de la dfinir, et si l'on passe en revue d'autre partles grammaires des langues indo-europennes date plus rcente,on constate que le plan gnral de la langue a t chang danstoutes d'une manire essentielle. Toutes ont perdu les mmestraits de la grammaire en les remplaant par d'autre qui seretrouvent partout, non pas identiques, mais sensiblementanalogues : l'histoire des prpositions en est un bel exemple (Bral,Smantique, 203). En un mot, les langues indo-europennes sesont sur bien des points dveloppes indpendamment les unesdes autres d'une manire parallle.

    Il n'y a l rien de surprenant. Car si peu que l'on sache sur lescauses des changements linguistiques, il est au moins ais dedterminer trois ordres de faits dont ils dpendent : la structure

    de la langue considre, les conditions gnrales physiologiques

    et psychiques de l'existence du langage, et enfin les influencesparticulires qui s'exercent en un temps et en un lieu donns.Les langues indo-europennes ont diverg parce qu'elles ont

    subi chacune certaines actions extrieures auxquelles les autres

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    38 LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GENERALE

    presque partout), est devenue la flexion normale de l'adjectif,tandis

    quela forme simple tendait disparatre

    ; partoutla

    forme simple a laiss des traces, mais partout aussi la formecompose a empit sur l'autre. Si donc, par un hasard, lestextes anciens des divers dialectes slaves o les formes simplessont rgulirement employes avaient disparu, on serait certaine-ment amen par la comparaison des dialectes modernes exa-grer beaucoup l'importance de la forme compose en slave com-

    mun aux dpens de la forme simple. Par suite de l'extensionde la forme dtermine, les cas obliques du pluriel de l'adjectif setrouvent n'avoir plus de distinction de genre et c'est ce qui a

    provoqu sans doute au masculin et au neutre des substantifsl'emploi de la finale -ami de l'instrumental fminin pluriel : cefait s'est produit date historique et en partie rcente dans plu-

    sieurs langues slaves bien distinctes et tout fait spares les

    unes des autres.

    Pour voir que les divers dialectes indo-europens ont subiavant d tre crits des modifications parallles de mme ordreque les modifications ainsi constates en slave l'poque histo-

    rique, il suffit d'envisager dans ses traits les plus gnraux le

    systme morphologique indo-europen. Trois procds d'expres-

    sion morphologique taient employs simultanment pour carac-

    triser chaque forme : i la division en racine, suffixe et dsi-

    nence ; 2 le vocalisme ; 30 le ton. La racine jouait dans la mor-

    phologie indo-europenne un rle analogue celui qu'elle jouedans l'arabe du Coran et non moins important; elle tait uneralit d'autant plus saisissable pour l'esprit que, la plupart dutemps, elle suffisait dj par elle-mme constituer un thme

    sans l'adjonction d'aucun suffixe et que les thmes racines nomi-naux ou verbaux taient rgulirement en usage, comme le sans-krit vdique permet encore de l'entrevoir. Du fait mme que lestrois lments : racine, suffixe et dsinence, taient bien distincts

    pour l'esprit rsultait la possibilit pour chacun d'avoir une voyelle

    caractristique : et en effet, un mot indo-europen n'est pas dfinisi Ton sait seulement quel suffixe est ajout sa racine, quelle

    dsinence son thme ; on doit savoir de plus quel est le voca-

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    DIFFICULT GNRALE DE LA GRAMMAIRECOMPAREE 39

    lisme de la syllabe prdsinentielle et de la syllabe prsuffixale.

    Enfin pour achever la dtermination morphologique du mot

    indo-europen il faut savoir s'il a un ton et, au cas o il en a un,sur lequel des lments morphologiques le ton est plac ; onsait que le ton consistait en une simple monte de la voix et quepar suite la syllabe qui en tait frappe n'acqurait pas par l

    une importance dmesure comme la syllabe frappe de l'accentallemand ou de l'accent russe ; l'quilibre des parties du motn'tait en rien compromis par la prsence du ton sur l'une d'elles,et par suite le ton ne troublait pas la clart de la divisionmorphologique du mot, ni ne dtournait l'attention de la valeursignificative de chaque voyelle : ce point de vue le mot indo-europen diffrait radicalement du mot de toute langue moderne.Le datif vdique mnase par exemple est dfini compltement sil'on sait : i que la racine est man-, le suffixe -as-, la dsinence-e ;