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1 SAUNIER JEREMIE MEMOIRE D.E.A /SCIENCES DE L’EDUCATION La lente mise à mort de l’éducation populaire par l’individualisme UNIVERSITE DE ROUEN : ANNEE 2003/2004 1

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1

SAUNIER

JEREMIE

MEMOIRE

D.E.A /SCIENCES DE L’EDUCATION

La lente mise à mort de l’éducation populaire par l’individualisme

UNIVERSITE DE ROUEN : ANNEE 2003/2004

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SOMMAIRE

1 ère partie

1 ) conclusion et introduction p5

2) rappel des constats p12

3 ) Quelques définitions p19

4) L’objet de recherche p25

5) L’intérêt p38

6) les hypothèses de recherche p39

7) La méthode de recherche p43

2 ème partie (p45)

1) le communautarisme est-il compatible avec

l’individualisme libéral P46

1-2 l’éthique objectiviste : la vertu de l’égoïsme rationnel p56

1-3 la contribution d’Aristote ; l’édification d’une communauté

d’hommes libres P58

2) Frédéric Bastiat : individualisme et fraternité :

réponse à L. Blanc p61

3) le sens et la coexistence : question originèle p77

4) la guerre des sens : opposition liberté/égalité p92

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5) Premier enseignement p97

6) Second enseignement : les nouvelles formes d’épanouissement

p103

3ème partie

1) l’autonomie et la socialisation de l’enfant p112

2) autonomie et individualisme : une logique contemporaine p115

3) l’éducation nouvelle est-elle compatible avec la démocratiep135

4) conclusion du chapitre p143

4 ème partie

1) conclusion du mémoire p152

2) conclusion ou introduction p 159

3) synthèse p 165

-Bibliographie p168

- Annexe p170

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1 ère partie

1 ) conclusion et introduction ……………………………………… …p 5

2) rappel des constats ……………………………… ………… p12

3 ) Quelques définitions …………………………………………………..p19

4) L’objet de recherche …………………………………………………..p25

5) L’intérêt …………………………………………………………………………… p38

6) Les hypothèses de recherche …………………………………….p39

7) La méthode de recherche…………………………………………….p43

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1 ) Conclusion et introduction

Le sujet de ce mémoire concerne la question de la compatibilité

idéologique et sociale entre l’épanouissement individuel et

l’épanouissement collectif dans le cadre d’un projet d’éducation

populaire. En abordant la question de l’individualisme contemporain et

sa genèse, l’idée est donc de repérer les éventuelles relations de cause

à effet avec la société contemporaine. Mais aussi de comprendre

l’évolution de la notion d’individualisme au fil des siècles, afin de

vérifier si l’individualisme contemporain, s’opposant à priori aux

grandes valeurs collectives, est le fruit d’une lente mutation sociale.

L’éducation populaire a été sans conteste à la croisée des chemins dans

ces interactions idéologiques. A ce propos, dans un article intitulé

L‘avenir en marche vers le passé paru dans la rubrique Rebonds du

quotidien Libération du 19 décembre 1995, Edgar Morin analyse

l’importance des grèves de fin 95, certes comme une source de

mécontentement face aux désillusions de l’époque, mais comme dues

avant tout à des raisons plus profondes. Il explique ces raisons par la

conjonction de trois crises. La première est celle de l’avenir, la perte

de croyance, depuis les années 70, dans une société de progrès source

de bien être. La deuxième provient de l’augmentation du pouvoir

technico-économique au sein d’une mondialisation de plus en plus

prenante. Enfin la troisième est une crise de civilisation qui s’étend et

s’approfondit soudainement par le développement de maux qu’ont fait

apparaître l’envers de l’individualisme, l’envers de la technicisation,

l’envers de la monétarisation. L’envers de l’individualisme, c’est la

nécessité de sommes croissantes d’argent pour seulement survivre et

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le rétrécissement de la part du service gratuit, du don, c’est- à- dire

de l’amitié et la fraternité. L’envers de la technicisation, c’est

l’invasion de secteurs toujours plus amples de la vie quotidienne par la

logique de la machine artificielle qui y introduit son organisation

mécanique, spécialisée, chronométrée et qui a substitué la relation

anonyme aux communications de personne à personne. L’envers de la

croissance économique, ce sont les détériorations de la qualité de la

vie par le sacrifice de tout ce qui n’obéit pas à la logique de

compétition. Ainsi, un mal être s’est installé à l’envers de la civilisation

du bien être. C’est cette approche de l’individualisme, celui conjugué à

l’indépendance, qui est source d’épanouissement individuel. Mais aussi,

source d’exclusion pour celui qui n’a pas ou plus les moyens d’assurer sa

propre existence et pour qui, du coup, l’individualisme est synonyme

d’isolement social. Le décalage entre épanouissement individuel et

épanouissement collectif n’est -il pas là au cœur d’une société qui a

abandonné en partie ses croyances collectives qui servaient de support

aux individus isolés ? Cet aspect est significatif de la dimension à

donner à l’épanouissement individuel dans un projet d’éducation

populaire. A reprendre l’histoire et l’émergence des universités

populaires par exemple, le débat pour une éducation individuelle était

déjà d’actualité et ne pouvait que prendre le chemin qui privilégierait

le seul épanouissement individuel. La société était construite

essentiellement sur des principes, traditions et valeurs collectives. Le

fils du paysan, de l’ouvrier connaissait sa référence et son

appartenance à un groupe collectif déterminé. L’épanouissement

individuel était donc pour l’éducation populaire source de progrès

social. Un siècle plus tard, les limites de l’individualisme sont peu à peu

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apparues avec l’évolution de la société. L’envers du décor, pourrait-on

dire, nous a fait découvrir un individualisme aliénant, comme nous l’a

défini E. Morin. Dès lors, c’est à un besoin de ressource collective que

l’individu contemporain aspire pour pallier ce désarroi social. Mais la

démarche n’est pas aussi aisée qu’il y paraît. La société a évolué et ne

pas en tenir compte équivaudrait à opposer purement et

irrémédiablement les notions d’épanouissement individuel et

d’épanouissement collectif. Dès lors, la nouvelle orientation du sens à

donner à l’éducation populaire est peut- être là , dans l’autre tendance

qui a traversé jadis les universités populaires, à savoir : L’éducation

populaire doit avant tout permettre l’éveil d’un esprit critique, d’une

capacité de raisonner et de décider.

De ce fait, la réponse à notre problématique se dessine. En effet,

aucune théorie n’a opposé directement l’individualisme et le collectif,

mais beaucoup précisent néanmoins les relations de cause à effet.

C’est donc la nature même de l’épanouissement collectif qui reste à

déterminer. En effet, le collectif contemporain peut être perçu comme

une entité globale mais aussi comme l’osmose d’individualités.

Émile Durkheim précise fort bien cette particularité dans la réponse

qu’il donne aux intellectuels lors de l’affaire Dreyfus : « non seulement

l’individualisme n’est pas l’anarchie, mais c’est désormais le seul

système de croyances qui puisse assurer l’unité morale du pays »(1)

intellectuelle). Les individus ont possédé peu à peu les moyens de leur

indépendance. Mais le problème est tout autre aujourd’hui au bout de

30 ans de crise, quand le nombre de délaissés économiques et culturels

1- E.Durkheim ; « L’individualisme et les intellectuels »Paris ,Mille

et une nuits n° 376 , 2002, p 19

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s’accroît. D’où une résurgence symptomatique de l’opposition entre

l’individualisme (symbole de réussite sociale) et le collectif (symbole

d’anciennes valeurs sociales représentant les classes populaires

démunies).

Cette opposition s’affirme d’autant plus au sein d’une société qui doute

du fait de ces contradictions, et elle entraîne les catégories sociales

démunies à se prévaloir de vieilles croyances presque ataviques (on

peut peut-être voir là une des explications à la montée du

nationalisme).

En effet, en privilégiant, il y a un siècle, l’éducation culturelle

individuelle des ouvriers, les intellectuels fréquentant les universités

populaires ont engagé ce projet social collectif dans une voie qui

prenait racine déjà dans le siècle des Lumières. A ce titre, la

différence avec la philosophie d’outre-Rhin et plus particulièrement de

l’Aufklarung, dont Kant fut l’un des principaux défenseurs, peut

expliquer en partie cette logique.

Il serait intéressant d’ailleurs, avec la perspective européenne, de

repérer la relation entre l’individualisme et le collectif dans des

sociétés influencées à la base par ces principes philosophiques et voir

si le mouvement d‘éducation populaire peut avoir un avenir européen.

Mais, pour revenir à notre sujet, l’éducation populaire s’est donc

engagée dans une perspective d’évolution sociale individuelle. Le

principe n’a heurté personne tant qu’une réelle progression sociale a

jalonné la vie sociale et promu l’épanouissement individuel.

L’idée d’un épanouissement individuel dans la perspective d’un

épanouissement collectif avait un sens, même si le réel épanouissement

se situait avant tout pour l’individu. Les différents auteurs, en nous

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prévenant, comme Tocqueville, de l’impossibilité politique d’un

épanouissement concomitant, ne faisaient que confirmer ce principe.

Le leitmotiv des luttes collectives de classe se basait avant tout sur

« l’escalator individuel », au nom de l’égalité, et cette même égalité a

affaibli la liberté politique au fur et à mesure qu’elle s‘est accrue.

Les limites de l’individualisme sont apparues quand les principes

égalitaires eux mêmes furent bafoués. L’égalité est devenu un leurre

pour bon nombre d’individus quand les inégalités sociales, économiques,

familiales et individuelles ont une à une pris place dans une société où

les principes de liberté politique étaient délaissés. En cela l’analyse

pratique, faite lors du mémoire de maîtrise autour des centres de

vacances et de loisirs (C.V.L), est venue confirmer cette réponse. Les

familles soucieuses de la sécurité affective et physique de leurs

enfants, axées en partie sur un projet éducatif familial, fréquentent

de moins en moins ces structures. Si les C.V.L ont conservé malgré

tout une activité, c’est qu’ils se sont adaptés au projet individuel pour

leur survie à court terme, mais causant également leur quasi

disparition à long terme. En s’orientant vers l’activisme, le principe de

vacances et loisirs à la carte, en somme un projet de consommation,

ils ont emprunté le même chemin que les autres outils de l’éducation

populaire. Seulement, à ce jeu, les C.V.L n’ont pas les moyens à long

terme de lutter avec les outils de communication moderne, les loisirs

virtuels, ou l’accès au tout loisirs, d‘autant plus que les CVL ne

proposent plus ce qui faisait leur spécificité, le projet partagé.

Cependant, le plébiscite exprimé dans le questionnaire pour les

familles d’une animation construite sur des problématiques sociales

doit nous interpeller. L’actualité du 21 avril 2002 nous avait donné une

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indication convergente. En effet il est fréquent d’entendre dire que

les jeunes sont devenus individualistes, souvent avec regret quand on

se situe dans le registre des mouvements collectifs de masse. La

déferlante lycéenne et étudiante pendant la quinzaine qui a précédé le

second tour des présidentielles est venue faire un pied de nez à tous

ces préjugés.

Ce mouvement avait donné un élément de perspective à la

problématique de ce mémoire. Les limites affichées de l’individualisme

apparaissent comme des éléments significatifs de l’évolution d’une

société en manque de repères collectifs.

Certes le principe même d’un épanouissement individuel et collectif

concomitant agrège des concepts idéologiques et intellectuels non

compatibles, d’un point de vue social et politique, comme nous l‘ont

montré les différents auteurs étudiés lors du mémoire de maîtrise.

D’autant plus que le projet d’éducation populaire a, d’emblée, privilégié

l’épanouissement individuel. Mais cela ne veut pas dire que le principe

d’épanouissement collectif n’est pas possible. Il ne s’agit pas d’opposer

ces concepts, mais de leur donner une place plus ou moins prioritaire.

La société offre aujourd’hui de nombreuses possibilités et

perspectives d’épanouissement personnel. L’augmentation des diplômés

universitaires, l’accès au multimédia, l’accès à la culture en général

sont des moyens accessibles au plus grand nombre même si, comme on

l’a vu, la condition économique reste l’élément déclencheur. Dès lors, la

question d’une société organisée dans une perspective

d’épanouissement collectif est avancée. Et là l’éducation populaire a de

nouveau sa place. Mais pour cela les grandes institutions éducatives de

notre société doivent changer d’objectifs. Par exemple, l’école

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construite sur des principes de compétition et d’exclusion (rejet de

l’échec scolaire) doit être envisagée, comme le prônaient déjà, par

exemple, Bachelard dans « La formation de l’esprit scientifique » ou

Piaget dans « L’individu et la formation de raison » , sur la coopération

et la responsabilisation. C’est ce que doivent faire également, à un

stade moindre, les centres de vacances (même si leurs difficultés

économiques risquent de limiter leurs possibilités). Mais nous touchons

là une question de choix. Les professionnels de l’animation sont-ils des

professionnels qui veulent garantir et garder leur place ou des

professionnels certes, mais encore animés de valeurs collectives ? Pour

être juste, certainement un peu des deux, mais à penser par

l’économique , on finit par tout justifier ; aussi nous n’avons guère le

choix si nous voulons rester crédibles et au clair avec nous mêmes.

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2) Synthèse du mémoire de maîtrise

Avant de s’engager plus précisément dans ce mémoire, il nous semble

nécessaire de fournir les éléments majeurs repérés lors du mémoire

de maîtrise. En effet, ces deux travaux se situent dans la même

volonté d’analyse de l’opposition entre l’individualisme et le collectif

dans le champ de l’éducation populaire et viennent de fait se

compléter. Dès lors, nous serons amené à nous appuyer sur le

précédent mémoire, qui nous a fourni bon nombre d’enseignements

venant étayer ou confirmer les présentes recherches.

Nous avions scindé et synthétisé les constats du mémoire de maîtrise

en deux parties, l’une sur les recherches théoriques, et l’autre sur une

enquête faite auprès des familles.

2-1- Synthèse de l’analyse théorique

Louis Dumont : Holisme et individualisme (2)

- Le social a été remplacé dans un premier temps par le juridique puis

le politique, et plus tard par l’économique.

-Il est difficile de se passer de références collectives ,aussi toute

organisation sociale a-t-elle besoin de faire émerger des concepts de

fraternité afin de donner sens à la vie sociale.

Alexis de Tocqueville: Démocratie et individualisme (3)

- L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose

chaque citoyen à s’isoler et se créer une petite société à son usage aux

dépends de la grande.

2- L.Dumont ; « Essais sur l’individualisme »

3- A. de Tocqueville ; « De la démocratie en Amérique » 1 et 2

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-L’individualisme est d’origine démocratique et il menace de se

développer à mesure que les conditions s’égalisent.

-L’instruction du peuple ne sert puissamment qu’à l’émergence et le

renfort d’un individualisme social.

-Le but des anciens est le partage du pouvoir social, celui des

modernes, la sécurité dans les jouissances privées.

-L’individualisme est une carence socio-politique et intellectuelle (auto

suffisance et abandon des croyances collectives). La volonté

d’épanouissement individuel comme primauté philosophique exacerbe le

sentiment d’égalité qui amenuise l’esprit civique.

Robert Castel / Claudine Harroche : Construction de l’individualisme

moderne. (4)

-L’abandon des supports collectifs a fragilisé les individus en quête

d’indépendance.

-Le travail est une condition impérative pour tout épanouissement

individuel.

- Les mouvements sociaux contemporains puisent leur source dans "les

marches de l’escalator".

François de Singly : Famille et individualisme (5)

- La famille contemporaine sert de tremplin à chaque individu, en

parallèle de la fin du communisme familial.

-La volonté affirmée des familles dans la réussite individuelle de leurs

enfants est très affirmée.

4- R. Castel/ C. Harroche ; “Propriété privée, propriété sociale,

propriété de soi »

5- F. de Singly ; « Sociologie de la famille contemporaine”

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- "Les trente glorieuses" ont favorisé l’individualisme.

- Une remise en cause des valeurs prônées par le travail et la famille

émerge depuis une vingtaine d’années.

J. Claude Kauffman : Famille / individu et loisirs (6)

- Le souci éducatif des parents est réel mais conditionné par les

conditions économiques.

- Les références collectives ont disparu des pratiques de loisirs.

C. Bromberger : Comportement individuel et loisirs (7)

- Le choix des loisirs est représentatif de l’évolution des mœurs où

l’individualisme perd tout son sens.

- Les mouvements collectifs de masse sont une façon d’affirmer son

identité.

2-2 Synthèse de l’analyse pratique

1) Les familles perçoivent-elles les CVL comme des lieux

d’apprentissage, d’espace éducation, de service ou, de détente ?

Le sondage effectué auprès des familles est partagé, les CVL sont

avant tout soit des lieux de détente pour les CV (40% des familles)

soit des espaces de service pour les CLSH.

La référence éducative n’est pas absente des perceptions des familles,

mais les spécificités, reconnues comme lieu de sensibilisation à la

socialisation et à l’autonomie, ne sont plus perçues comme telles par les

familles. Cela ne signifie pas que les CVL ne participent pas à la

socialisation ni à l’apprentissage de l’autonomie, mais seulement que

6- J.C Kaufmann « Faire ou faire- faire ? famille et services»

7- C. Bromberger « Passions Ordinaires »

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les familles ne reconnaissent plus cette spécificité aux CVL. Par

contre, concernant la notion d’apprentissage, la réponse est opposée.

En effet, le plébiscite pour l’approche de problématiques sociales et

l’apprentissage par exemple de la gestion des conflits incitent à penser

que les CVL peuvent être une particularité éducative reconnue, mais à

condition que l’apprentissage se situe dans une perspective individuelle.

De même, la demande des familles de situer les objectifs des CVL

autour de la responsabilisation et la valorisation semble signifier la

nécessité d’adaptation des CVL aux nouvelles demandes des familles

contemporaines. Même si la question de l’autonomie est à nuancer

quand on la superpose avec la notion de responsabilisation. Autrement

dit, les Centres de Vacances peuvent être des lieux de « contre poids

social », c’est- à- dire des espaces de vie qui permettent la valorisation

et la responsabilisation et qui sortent de l’environnement de

compétition permanente et quotidienne dans lequel vivent les enfants

(école, club sport…).

2) Quels sont les critères de choix des familles ?

La réponse à cette question est assez ambiguë. L’idée préconçue de

l’importance de la dimension économique ne ressort que partiellement

de ce sondage, car la relation qualité / prix est plus nettement

retenue. Mais il faut extraire de ce sondage les aides importantes

dont bénéficient certaines familles.

Par contre, la référence éducative est quasi-absente des critères

familiaux, ce qui confirme entre autre les travaux de M. Haicault (8),

8- M. Haicault ; « La tertiarisation des activités parascolaires »

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où la spécificité éducative des CVL est perçue avant tout comme un

espace de détente et de vacances. De fait, l’aspect organisationnel et

respectueux des prestations sont les deux paramètres primordiaux

des familles.

3) Est-ce que les CVL sont perçus comme des espaces

d’épanouissement individuel au service d’un épanouissement collectif ?

La réponse, là, est assez précise. La possibilité d’épanouissement

individuel qu’offrent les CVL est importante aux yeux des familles,

mais en aucun cas en vue d’un quelconque épanouissement collectif.

Cette réponse vient confirmer différentes analyses théoriques comme

celle de A. Tocqueville, F. de Singly et J.C. Kaufmann.

De ce fait, la dimension d’épanouissement collectif est quasi absente,

ce qui représente bien le décalage paradoxal dans lequel se situent les

CVL.

4) Est-ce que l’esprit de l’éducation populaire a encore une

signification pour les familles utilisatrices des CVL ?

D’après les sondages effectués, qu’il s’agisse du mouvement

d’éducation populaire lui-même, de sa signification ou de son attrait,

les familles ne connaissent pas cette philosophie. Leur désintérêt est

manifeste, et qui plus est, sa référence n’est pas reconnue. Même si le

constat avait été difficile à lire, la lecture était bien réelle. Mais ce

constat est-il surprenant ? En effet, le mouvement d’éducation

populaire n’est-il pas à considérer plus comme un concept intellectuel ?

Une confirmation à une plus grande échelle serait nécessaire et

intéressante à étudier.

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5) Autres enseignements et constats

Il nous a paru intéressant en complément de l’étude pratique de faire

ressortir d’ autres enseignements constatés de la pratique

professionnelle, essentiellement à partir la diffusion du projet

éducatif auprès des acteurs pédagogiques, comme les directeurs et

animateurs CVL.

En effet, parallèlement à notre mission, une de nos priorités a été le

partage et la diffusion du projet éducatif afin de garantir au mieux

l’approche pédagogique.

Ces constats semblent intéressants à citer dans la mesure où, non

seulement ils viennent confirmer les analyses précédentes, mais aussi

ils apportent des enseignements complémentaires.

1er Constat : Un projet collectif construit avec une somme

d’individualités.

Que signifie cette phrase ?

Les équipes d’animations sont constituées d’individus éduqués et

construits dans une culture individualiste . Dès lors ces animateurs

reproduisent cette dimension individualiste, présente dans leur

éducation, leurs loisirs, leur famille, leur école. Ils ont des difficultés

à réfléchir, agir et animer dans une perspective collective. Leur vision,

réflexion du projet collectif, se fait dans une conception plus

individualisante, et ce, tant au niveau directeur qu’animateur.

A titre d’exemple, sur l’ensemble des animations proposées aux

équipes, le projet "les copains d’abord" est de loin celui qui est mis le

plus facilement en place. Certes aucune technicité n’est requise pour

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sa mise en œuvre, mais c’est également un des projets où la dimension

individuelle est fortement présente.

A contrario, les projets à dimension plus collective sont très

difficilement mis en place, et la similitude avec la perception des

familles est significative de la conception et de la relation à

l’épanouissement collectif.

2ème Constat : Une expérience collective formatrice

Les différents retours et bilans effectués avec les équipes de

direction confirment qu’une expérience en CVL est perçue aujourd’hui,

aussi, comme une perspective financière dans certains cas. Mais

également comme une expérience formatrice complémentaire à un

projet individuel, voire familial, et non plus à une expérience qui

permettrait une participation à un projet collectif formateur. Ce

constat est à mettre en relation entre autre, avec les constats de F.

de Singly autour de la relation d’exploitation des potentialités

collectives dans un intérêt individuel.

3ème Constat : Une nouvelle définition de la place de l’enfant

Au regard des différents bilans effectués avec les équipes

pédagogiques, un constat (qui exigerait un approfondissement) a été

assez régulièrement repéré. La place de l’enfant n’est plus centrale

dans la conception d’un projet d’animation pour les animateurs

contemporains.

Ce constat se situe en droite ligne de la fin du règne de "l’enfant roi"

repéré par différents sociologues, entre autre F. de Singly. Le fait que

les familles aient modifié leur organisation, et tout particulièrement

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la place de la femme, a retiré simultanément à l’enfant certaines

prérogatives et privilèges. L’enfant, devenu animateur, a de fait une

vision plus décentrée de la place de l’enfant. Par exemple, l’affirmation

régulière des besoins et intérêts individuels des animateurs, même au

détriment du groupe, a été un fait repéré par de nombreux directeurs.

3 Définition des termes

Avant de commencer à étudier les différentes hypothèses, on se doit

de redonner certaines définitions des mots clés de ce mémoire, tels

éducation populaire, communautés et, bien évidemment, individualisme.

Ces définitions, au-delà de la mise au clair sémantique, vont permettre

de repérer d’emblée quelques similitudes qui justifient par là-même

certaines hypothèses. D’autre part, dans une seconde partie, on re-

survolera certaines notions comme l’Education nouvelle et le lien

pédagogique avec les centres de vacances et de loisirs. En effet,

puisqu’une des hypothèses de ce mémoire va aborder de nouveau ce

secteur d’activités , qui, mais est-il besoin de le rappeler, est l’un des

outils de l’éducation populaire, il paraît préférable de bien resituer les

différentes relations entre ce courant pédagogique et ces activités à

destination de l’enfance et la jeunesse.

La problématique de ce mémoire va donc concerner la compatibilité

sociologique idéologique et politique de l’épanouissement individuel et

de l’épanouissement collectif dans le cadre d’un projet d’éducation

populaire. En premier lieu, un essai de définition de l’éducation

populaire paraît incontournable. G. Dehemme (9), en janvier 1898, lors

19

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d’un groupe d’études définissait son projet d’éducation populaire

comme "La coopération des idées pour l‘instruction supérieure et

l‘éducation d’une éthique sociale du peuple"(10).

Dans cette définition, les grands pôles de l’éducation populaire sont

explicités : la formation continue et le développement de l’esprit

critique. Aujourd’hui quelle définition pouvons-nous en donner ?

G.Friedrich, secrétaire général des Francas, donne dans Les idées en

mouvements , la définition suivante : « L’éducation populaire fait

partie de la citoyenneté ; elle est pour chacun le moyen d’exercer

9-G. Dehemme ; « Pionnier et Fondateur des universités populaires ».

individuellement et quotidiennement sa citoyenneté. Elle est également

matière à investissements collectifs dans les projets particuliers. Il ne

pourra en effet y avoir un véritable partage des connaissances et des

compétences, une réelle appropriation du patrimoine culturel au sens

large que si l’éducation est réellement populaire. En effet, chacun ne

peut réellement investir ses connaissances et ses compétences dans la

vie quotidienne que s’il est stimulé pour le faire, que si les autres l’y

aident, que si chacun met ses savoirs et savoir faire à la disposition de

tous »(11). En somme, une définition qui nous renvoie à la notion de

citoyenneté, ce qui correspond bien aux débats contemporains. Pour

bien mesurer la difficulté de trouver une définition d’actualité, on

peut également citer G. Saez, dans un article intitulé : Où en est

l’éducation populaire en France : "On ne peut donner une définition

acceptable de l’éducation populaire aujourd’hui en France car elle se

20

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présente comme une réalité insaisissable, sans réelle unité au plan des

pratiques, sans autonomie politique ou idéologique, sans visibilité

indiscutable"(12).

Enfin, pour faire comprendre la relation entre épanouissement

individuel et collectif dans l’éducation populaire, on peut citer J.C

Dumoulin, qui en introduction au colloque intitulé "Éducation populaire :

nostalgie ou réalité ?", situait l’éducation populaire dans son histoire

même : "L’éducation populaire est une lutte permanente pour défendre

les valeurs sur lesquelles se forge notre démocratie républicaine.

11-G. Friedrich " Les idées en mouvements » n°28" en avril 95

12-G.Saez : « Revue international d’action communautaire » 1979 P.47

L’éducation populaire, c’est la maîtrise et l’acquisition des savoirs par

les citoyens.

L’éducation populaire, c’est le partage des connaissances et

l’expression des solidarités. L’éducation populaire, c’est la formation et

l’exercice de la citoyenneté".(13)

La délicate cohabitation avec le communautarisme est avancée, et

l’omni présence de l’épanouissement individuel s’impose, d’où la

nécessité de définir la notion qui émerge de cette prédominance, celle

d’individualisme. Dans Le dictionnaire de la langue Française de E.

Littré, la définition de l’individualisme est celle-ci : « système

d’isolement dans l’existence, l’opposé de l’esprit d’association ».(14)

D’emblée, même au sens originel du mot, cette définition vient heurter

et se confronter à la notion de collectif, ce qui n’est pas sans nous

interpeller pour ce mémoire, d‘autant plus que le même ouvrage

précise : "Théorie qui fait prévaloir les droits de l’individu sur

21

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ceux de la société". Dans le " Dictionnaire de la langue Française lexis"

, l’individualisme apparaît comme « une attitude visant à affirmer la

prédominance de l’individu sur des groupes sociaux et à ne considérer

que son intérêt ou ses droits propres »(15).

L’un des autres mots clés de ce mémoire est le terme communauté ,

qui symbolise et véhicule aujourd’hui une forme contemporaine des

valeurs collectives. Le « Petit Larousse » nous renvoie à la définition

13-J.C Dumoulin ; Décembre 1990 / document INJEP n°5 avril 92

14-Dictionnaire de E Littré par A.Beaujean 1929 15-"Dictionnaire de la langue Française lexis", Paris, Édition Larousse,

1993, p 387

suivante : « état de ce qui est commun ; parité, identité :

communautés de sentiment. Groupe de gens qui ont des intérêts

communs : communauté nationale. Groupe de personnes qui logent en

commun en partageant éventuellement les ressources de leur travail.

Société religieuse soumise à une règle commune….. »(16) On le

comprend, la nuance avec la forme d’épanouissement collectif proposée

par l’éducation populaire est faible, surtout au regard de l’évolution de

la société et de la perte de référence des valeurs collectives. Mais on

perçoit aussi toute l’ambivalence de ce terme, entre autre à travers le

début de la définition « état de ce qui est commun : parité,

identité …». L’école, par exemple, peut s’assimiler à cette définition.

Pourquoi, dès lors , trouve-t-on, dans le débat social actuel, une

opposition franche, voire farouche entre cette institution

communautaire et le communautarisme ? Un article récent dans « le

Figaro » présente cette confrontation en ces termes révélateurs :

22

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« Rétablir l’uniforme pourrait être une solution contre trois des

grands maux de l’école : le communautarisme, l’indiscipline et le racket.

A condition qu’on en débatte. Ce qui est loin d’être le cas »(17). La

notion même de communautarisme effraie également les acteurs

pédagogiques qui construisent au quotidien l’école. M.T. Thomas,

déléguée générale du syndicat des chefs d’établissement de

l’enseignement libre s’exprime dans ce sens : « .. l’uniforme simplifie la

vie des parents, c’est certain, mais ce n’est qu’un tout petit, tout petit

16- « Le Petit Larousse », Paris, Edition Larousse 1979, p 203

17- V.Grouset ; Figaro magazine, cahier n°3 2003, p 12

vie des parents, c’est certain, mais ce n’est qu’un tout petit, tout petit

moyen pour lutter contre la violence et le communautarisme »(18).

Le débat est au coeur du sujet qui nous intéresse. Nous arrivons à un

stade où l’ individualisme et la foi, acte intime, s’affranchissent des

exigences institutionnelles : « c’est le triomphe de la foi en solo, du

culte individuel, comme le prouvent les gens qui prient dans le métro, le

bureau, à l’école sans être intégrés dans une institution

religieuse »(19). Le communautarisme offre une possibilité de ne pas

se sentir complètement isolé et trouve ainsi un relais pour affirmer

une revendication, une croyance, une idéologie toute personnelle et de

fait de remettre en question, voire de s’opposer à toute forme

institutionnelle, à vocation collective.

La rédactrice en chef de la revue « Prier » ( 60 000 exemplaires et 35

ans d’existence) abonde dans ce sens, puisqu’elle définit son lectorat

composé de croyants, mais avec un nombre de « simples chercheurs de

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sens » qui ne cesse d’augmenter.(20) Tous ces témoignages nous

interpellent quant au positionnement de plus en plus affirmé de

l’individu face non seulement aux institutions, mais également aux

18 – V.Grouset ; Figaro magazine, cahier n°3 2003, p 12

19 -M.Meslin ; « Quand les hommes parlent aux dieux. Histoire de la

prière dans les civilisations », Bayard presse 2003. Extrait dans

L’Express d’octobre 2003, p 46

20- E.Marshall ; revue « Prier » interrogée par C.Makarian enquête

sur le retour de la spiritualité, octobre 2003

grandes communautés religieuses traditionnelles, et tout

particulièrement l’église catholique, religion d’état, si l’on peut dire, en

France. Nous voyons poindre un besoin, exprimé de façon de plus en

plus ferme, d’affirmer son identité culturelle et religieuse,

affirmation qui s’oppose de plus en plus aux institutions , fondation de

la république.

Avec ces différentes définitions nous comprenons d’emblée que la

relation entre individu , communautés et la notion de collectif émanant

des valeurs de l’éducation populaire soulève de profondes ambiguïtés

et contradictions. C’est justement à cette difficile relation que nous

renvoie l’objet d’étude de ce mémoire.

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4) L'objet d’étude

4-1 De l'Éducation populaire à l’Éducation nouvelle

L’éducation est un acte, une action qui permet à des individus

d’accéder à des connaissances, à une culture, à une fonction dans la

société. Chacun doit disposer des outils et des ressources pour

comprendre cette société. Chacun doit pouvoir devenir citoyen acteur

et prendre sa place dans l’espace républicain. C’est le principe énoncé

dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Article 6 :

« Tous les citoyens étant égaux, ils sont également admissibles à

toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et

sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

Le terme populaire mérite que l’on y réfléchisse. Il pourrait s’agir

d’une notion globale qui s’adresse à tous en qualifiant un public

passif et simplement consommateur, mais qui peut accéder à tous les

produits disponibles dans l’espace socio- culturel et économique. C’est

un principe égalitaire et généraliste qui trouve écho dans les débats

d’actualité. Pour l’animation, il est évident que la notion de populaire

est plus complexe. Elle est issue des principes requalifiés à la

Libération dans le slogan « par le peuple et pour le peuple ». Les

principes même de prennent en compte l’intégralité des personnes

et son idéologie peut être un outil de transformation sociale. G. Poujol

a développé de nombreuses réflexions (21) à ce sujet et tout

particulièrement dans le champ de l’animation socio-culturelle. A ce

titre, le slogan de l'Éducation nouvelle, symbole des CEMEA, résume

bien tous les principes fondateurs de l’éducation populaire. L’Éducation

nouvelle se doit d’être réalisable et pratiquée par le plus grand

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nombre, sinon par tous. C’est un projet politique, collectif et

pédagogique :« Si les conditions matérielles en général ne permettent

pas la pratique d’une pédagogie autre, l’éducation nouvelle se devra de

lutter contre de telles conditions matérielles »(22).

21- G.Poujol ; "Éducation populaire; le tournant des années 70"

Harmattan 2000

22- Revue C.E.M.E.A. « Vers l’Éducation nouvelle » n° 477 p 16 à 23

Cette volonté collective est une révolution. Il ne s’agit plus d’adapter

plus ou moins bien la pédagogie à des conditions inéluctablement figées

et immuables auxquelles il faudrait se plier bon gré, mal gré, il s’agit de

les modifier pour que cette pédagogie (l’Éducation nouvelle) soit

réalisable et pratiquée par le plus grand nombre, sinon par tous. Tel

est le pari de l’idée d’éducation populaire.

4-2 Des combats menés à partir d’un champ d’expérimentation :

« la colonie de vacances »

Pour conduire cette volonté, il faut des choix stratégiques. Très

rapidement, l’espace de la colonie de vacances d’après guerre (39-45)

apparaît comme un champ d’expérimentation quasiment neuf et plus

simple que celui de l’école (institution lourde et bloquée). De grands

pédagogues, d’ailleurs avaient échoué en partie, tel Célestin Freinet,

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dans leur volonté de généralisation d’une pédagogie novatrice. Dès lors

le choix des colonies de vacances (aujourd’hui centres de vacances) se

révèle particulièrement pertinent comme espace de pédagogie nouvelle

et reflet de l’éducation populaire. Si un grand nombre d’instituteurs

s’engagent dans cet espace éducatif, ce n’est pas un hasard. La volonté

d’épanouissement individuel de l’individu au service d’un

épanouissement collectif va ici prendre tout son sens, et les colonies

de vacances deviennent un véritable lieu de pédagogie et d’Éducation

nouvelle. Dans la mesure où cet espace est quasiment l’unique lieu où

l’Education nouvelle peut prendre toute sa mesure, de nombreuses

innovations pédagogiques vont émerger durant les trente glorieuses.

En effet, l’expression d’une croissance économique forte va inciter et

faciliter la distanciation entre l’individu et des contraintes

économiques frustrantes. La dimension économique est un outil, un

moyen au service de l’éducation populaire. L’espace des centres de

vacances et de loisirs n’échappe pas à la dynamique et un grand nombre

de collectivités locales, sociales et militantes s’engagent pleinement

dans l’expression d’une éducation culturelle de masse tant au niveau de

l’enfant, de l’adolescent que de l’adulte. Après trente années

d’innovations éducatives, de massification culturelle, de pédagogie

différenciée, l’éducation populaire devient un réel projet politique

porteur d’espoir et d’équité pour tous.

Aujourd’hui, le constat est tout autre. Une crise économique balaie en

dix ans trente années de volonté éducative promouvant

l’épanouissement individuel au service d’un épanouissement collectif. En

effet, si l’émanation de l’épanouissement culturel, éducatif et social de

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l’individu est réel, la dimension collective disparaît inéluctablement de

l’espace social. Pourquoi ?

La dimension économique a été unanimement présentée comme motif

de cet effondrement collectif social, familial et éducatif.

Mais trouve-t-on les raisons de ce désaveu collectif uniquement dans la

crise économique ?

N’ y- a- t- il pas d’autres explications ? Ne faut-il pas chercher

également dans la genèse même de l’éducation populaire les raisons de

la perte de références collectives ? Autrement dit, ne serait-ce pas

l’étendard de l’éducation populaire qui est en cause ? L’éducation

populaire a pris le parti d’être un projet de société qui se veut être un

moyen de lutter contre les inégalités sociales collectives et

individuelles et non comme un moyen de stimuler l’engagement pour la

liberté politique, condition incontournable pour envisager un

quelconque épanouissement collectif. D’où la question de ce sujet

d’étude : Dans le cadre d’un projet d’éducation populaire, peut-on

favoriser toute forme d’épanouissement individuel au service d’un

épanouissement collectif ?

Quelle dimension politique ?

Aujourd’hui, comme hier, l’éducation populaire est avant tout un état

d’esprit militant, c’est-à-dire considérant le sujet, au-delà de son

ambition individuelle, comme un acteur de la société. Il s’agit de le

mettre en mesure d’assumer son destin individuel et social. La

dimension politique dans l’acte éducatif est partie prenante de

l’éducation populaire.

Aujourd’hui, les indicateurs traditionnels de la citoyenneté sont au

rouge. La participation électorale est en baisse, notamment chez les

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jeunes. La désyndicalisation est l’une des plus fortes d’Europe. L’écart

entre la classe politique et les citoyens réels ou potentiels se creuse ;

même la démocratie locale, où le pouvoir est pourtant plus proche du

citoyen, se porte mal.

On croit de moins en moins que la volonté générale ou majoritaire issue

du suffrage universel puisse répondre aux intérêts individuels. Il y a

véritablement une crise de la croyance et des pratiques républicaines

dans laquelle s’engouffre un certain anti-républicanisme et anti-

démocratisme d’une époque que l’on croyait révolue. Ceci se manifeste

par un vote de plus en plus massif pour le «front National », des

discours et pratiques d’intolérance, de racisme, d’exclusion, de

corporatisme voir de clanisme, un nouveau culte des chefs, des élites

et des gagneurs.

Les écarts culturels grandissant, la culture est devenue un des leviers

du développement local, elle se vend et fait vendre. L’action culturelle

est par conséquent devenue un enjeu électoral. La mise en phase entre

population et culture a toujours été le leitmotiv de l’éducation

populaire. A ce titre, ce mouvement a milité pour la mise en œuvre de

différents outils, tels l’université populaire, la formation permanente

pour l’adulte contemporain. Mais l’éducation populaire a également été

vigilante dans l’acte de transmettre, d’éduquer. A ce titre, le secteur

enfance et jeunesse a été aussi le fruit de propositions éducatives

fortes.

Les outils plus significatifs sont le développement des centres de

vacances après guerre et la mise en œuvre des centres de loisirs dans

les grandes agglomérations. Ces structures éducatives étaient perçues

et conçues comme un espace de découverte culturelle, artistique, de

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socialisation et d’apprentissage de l’autonomie. Ces lieux se sont situés

en parallèle des deux autres secteurs d’éducation que sont la famille

et l’école. La dimension politique dans l’acte d’éduquer par l’animation

socioculturelle est omni présente dans le projet d’éducation populaire.

A ce titre, de grandes fédérations tel les CEMEA, les Francas, Léo

Lagrange, l’UFCV ont proposé, engagé de nombreux projets éducatifs

et d’animations dans le cadre de ces centres. De telle sorte qu’assortis

d’une croissance économique forte, ces espaces ont, durant les trente

glorieuses, drainé de nombreux projets à dimension politique.

4.3 Historique et grandes étapes de l’éducation populaire

L’étude de l’historique de l’éducation populaire est intéressante pour

ce mémoire dans la mesure où nous obtenons non seulement des

éclaircissements sur les objectifs initiaux des centres de vacances,

mais également des éléments quant à l’étude entre l’individualisme , le

collectif et le communautarisme .

Platon préfigure déjà ce que sera l’éducation populaire moderne : le

projet d’une cité, régie selon la justice, une articulation du savoir et du

politique, une exigence d’une formation du citoyen, bien que les

esclaves soient exclus de la citoyenneté alors que l’éducation populaire

s’adresse à la classe populaire.

C’est avec l’avènement de la société industrielle au XIX ème siècle que

s’est développée l’Éducation Populaire. Des mouvements comme le

compagnonnage et l’influence des encyclopédistes avaient ouvert le

chemin. Mais c'est avec le rapport Condorcet (1792) qu’apparaît le

premier projet éducatif d’ensemble. Éducation pour tous les âges, tous

les individus, toutes les catégories sociales. Quand le projet

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d’éducation populaire arrive à maturité au milieu du XIX ème siècle,

l’école fait partie d’un enjeu politique de première importance. Les

partisans de la généralisation de l’enseignement public vont se trouver

en opposition avec les conservateurs catholiques attachés à maintenir

leur position au sein de l’école, qu’elle soit privée ou publique. Plusieurs

courants de pensée vont ainsi se trouver investis de la mise en œuvre

de l’éducation populaire. Les courants catholique, protestant, laïque et

républicain vont donner naissance aux fédérations nationales

d’éducation populaire. En effet, on ne peut considérer le mouvement

ouvrier comme seul véritable promoteur de l’éducation populaire.

4.3-1 Les universités populaires

En 1899, dans "La coopération des idées", G. Dehemme explique en quoi

l’affaire Dreyfus a été l’élément déclencheur des universités

populaires : « Nous avons vu la bestialité, l’inconscience, l’ignorance

morale des foules, nous avons vu l’iniquité, une république d’allure sud-

américaine. C’est suffisant. Nous savons, tout le bien est à organiser.

Mieux, nous connaissons le remède à ce chaos. Une seule besogne

urgente, capitale, s’impose à cette heure décisive, besogne qui, en

dehors de tout ce qui s’oppose, doit unir tout ce qui a une conscience

et une volonté. C’est l’éducation populaire »(23). En effet, une question

est apparue, suite à l’affaire Dreyfus, à tous les défenseurs des droits

de l’homme ; comment toute une population avait-elle aussi facilement

pu être manipulée ? La réponse est claire pour G. Dehemme, le manque

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d’esprit critique des classes laborieuses. C’est ainsi que vont naître les

universités populaires. En 1900, 67 universités se créent en France et

l’engagement des mouvements se développe dans presque toutes les

grandes villes de proximité. Leurs créations sont d’origine ouvrière

avec la participation des intellectuels, et la Ligue des droits de

l’homme, la Ligue de l’enseignement ou les loges maçonniques apportent

un soutien de poids. Dans cet esprit naît en 1903 la société anonyme

des logements hygiéniques à bon marché, l’organisation d’assistance

médicale, juridique, financière et enfin la mise sur pied de premières

expériences de vacances pour les ouvriers. C’est dans ce fleuron que

23- G.Dehemme ; « La coopération des idées » Paris,1899

l’on peut repérer les premières contradictions au fur et à mesure de la

pratique des universités populaires, contradictions qui nous

intéressent au plus haut point pour notre objet d’étude. En effet une

première opposition survient entre les défenseurs de l’émancipation de

la classe ouvrière face au capitalisme et ceux qui défendent l’idéal, que

l’on peut appeler philanthropiques. Il y a deux conceptions très

différentes de l’éducation populaire et des objectifs des universités

populaires. La première est de donner au peuple les moyens d’une

promotion sociale, de sortir de la misère par cette promotion, autour

d’un objectif individuel. La seconde est de permettre au peuple de

comprendre, d’analyser l’organisation de la société, et faire acquérir

une conscience collective. Il y a certainement à trouver ici les germes

de l’antagonisme entre individualisme et collectif, qui va provoquer le

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lent déclin des universités populaires jusqu’à leur disparition, 15 ans

plus tard. Si la fréquentation a été importante, malgré la contestation

de son enseignement, c’est que ces universités vont jouer d’autres

rôles :

- Socialiser une nouvelle population jusque là exclue : les femmes et les

enfants.

- Créer un espace de convivialité familiale à mi-chemin entre syndicat

et parti politique. C’est dans cette émergence que sont apparues les

colonies de vacances, le sport ouvrier et l’idée d’un cinéma populaire.

Mais l’enseignement majeur à retenir entre autre par rapport à notre

objet d’étude, c’est le débat qui a agité l’ensemble des universités

populaires. La question est fondamentale, car elle préfigurera le cadre

dans lequel va évoluer l’éducation populaire. J. Bourrieau, dans

L’éducation populaire ré-interrogée, pose le débat en ces termes, en

expliquant que les intellectuels, dans les universités populaires, vont

passer de "l’éducation mutuelle" à "l’éducation du peuple" en

préfigurant en quelque sorte ce qui constituera les ruptures de la

deuxième moitié de ce siècle.

Il développe l’idée d’une opposition qui nous intéresse : « Il met en

évidence dans le même temps l’opposition entre une démarche

d’émancipation collective, qui reconnaît la culture propre d’un groupe

social donné et vise plutôt à donner à ce groupe les moyens de son

émancipation et une démarche que l’on pourrait qualifier de

moralisation, d’intégration, qui consiste à permettre aux éléments les

plus performants d’un groupe social considéré "sous-développé

culturellement" de rejoindre les rangs de la culture dominante. On est

là, déjà, dans un processus d’émancipation individuelle »(24). Tous les

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outils de l’éducation populaire vont être traversés par cet

antagonisme ; les centres de vacances et de loisirs n’y échapperont

pas, d’où l’intérêt de leur étude dans la troisième partie de ce

mémoire.

24-J.Bourrieau : "L’éducation populaire réinterrogée"

Paris,L’harmattan 2001 P29

4.3-2 Le front populaire

Les Universités populaires, les Équipes sociales, tous les mouvements

culturels, créés au lendemain de la guerre de 1914 - 1918, s

‘adressaient à des hommes sachant écrire, lire et compter. Mais il

manquait à l’éducation populaire pour être réellement efficace que ces

hommes auxquels elle s’adressait puissent disposer de conditions

matérielles et du temps libre nécessaire, sans lesquels tout effort

culturel finit par sombrer. Dans une large mesure, 1936 a apporté une

partie de ces moyens avec la signature par Léon Blum des accords de

Matignon. (25)

Désormais les adultes disposent du minimum de temps nécessaire pour

participer à la culture : de plus, malgré leurs imperfections, des

structures nouvelles commencent à être mises en place. L’organisation

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des loisirs devient une réalité et les loisirs sont étroitement liés à

l’éducation populaire. Ils en sont la première condition de réussite.

Jusqu’en 1936, il semble que l’éducation populaire ait été en fait une

éducation des adultes : les matières scolaires et non la formation de

l’esprit ont tenu la plus large part dans cet enseignement. L’idée de

former des hommes à mieux utiliser leur expérience quotidienne

comme moyen de culture, si elle commence à être perçue, n’est pas

cependant encore appliquée. Il faudra attendre le nouvel élan de

l’éducation populaire, au lendemain de la libération, pour la voir

s’engager délibérément dans cette voie. C’est l’idée de former des

(25) Source : "L‘éducation populaire ré interrogée"J. Bourrieau 2001

hommes non pas seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour qu’ils

puissent à leur tour former d’autres hommes et élever le niveau

culturel du milieu dans lequel ils vivent. Cette idée sera donc

développée à partir de 1944.

4.3-3 La libération

La rencontre entre les divers courants de l’éducation populaire sera

plus large qu’au moment du Front Populaire puisque les catholiques, les

protestants, les militants syndicaux, les francs-maçons et les

communistes se retrouveront dans les maquis.

De ces rencontres naîtront ;

• Peuple et Culture (PEC) et la Fédération française des

maisons des jeunes et de la culture.

• En 1937, les centres d’entraînement aux méthodes

35

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d’éducation actives (CEMEA) : nés de la rencontre entre les

instituteurs et le scoutisme

• En 1944, les Francs et Franches camarades.

En 1944, la direction des mouvements de jeunesse et de l’éducation

populaire sera définitivement liée à celui des Sports. C’est en effet

depuis ce moment que l’éducation populaire a pour tutelle, Jeunesse et

Sport, département ministériel parfois érigé en Secrétariat d’État, en

haut-commissariat ou, comme depuis 1993, en Ministère. Guéhenno a

eu le temps d’agir, il souhaitait la création de lieux spécifiques animés

par des instituteurs où, faisant référence à Condorcet, la culture et le

peuple seraient enfin réconciliés. Il a officialisé ainsi un corps

d’instructeurs spécialisés.

Ces premiers instructeurs furent recrutés parmi les militants

culturels de l’époque qui œuvraient dans le domaine du théâtre et des

arts plastiques.

Ce corps de formateurs persiste encore aujourd’hui sous l’intitulé

« conseiller d’éducation populaire et de jeunesse ». Leur domaine s’est

élargi aux disciplines imposées par la mise en place des diplômes de la

Jeunesse et des Sports.

4.3-4 Les pratiques de l’Éducation Populaire

Si l’éducation populaire se définit à partir de ses pratiques, on

constate que celles-ci ont toujours cours, mais qu’elles sont le plus

souvent développées à partir d’associations qui ne se réclament pas de

l’éducation populaire. Aujourd’hui le soutien scolaire, les boutiques de

droit, l’alphabétisation, les universités populaires, sont l’apanage

d’associations qui ne sont pas nécessairement dans la tradition de

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l’éducation populaire.

Par contre, pour accomplir les missions d’insertion sociale et

économique dans le cadre des différents dispositifs mis en place

depuis 1981, les associations d’éducation populaire semblent souvent

les mieux placées. Mais elles n’ont pas l’apanage de ces pratiques et se

retrouvent sur le terrain en concurrence avec d’autres institutions

éducatives. De plus, confrontées à l’accomplissement de missions de

services publics dans des cadres relativement rigides, leurs capacités

d’innovation sont relativement limitées.

4.3-5) Les méthodes de l’Éducation Populaire

Certains mouvements d’éducation populaire se sont donnés comme

objectif une pédagogie innovante. La bonne volonté ne suffit pas et les

échecs servent de leçon. Des cercles d’études pour éducateurs sont

apparus au début du siècle. Enfin, l’enquête, comme moyen de

connaissance des publics, dans la tradition de Le Play, a été instituée

très tôt à l’Association Catholique de la Jeunesse française (ACJF),

puis de manière systématique par la Jeunesse Ouvrière Chrétienne

(JOC). L’étude du milieu, chère aux formations des travailleurs

sociaux, peut se réclamer de cette tradition militante de l’éducation

populaire. Inspiré par des travaux scientifiques, l’Entraînement mental

mis au point par J. Dumazedier a été élaboré comme un moyen de

transmission de connaissances. Cette méthode éprouvée à Peuple et

Culture (PEC) a été reprise dans la formation des adultes des années

cinquante. Enfin, on peut dire que la préoccupation d’accompagner

l’insertion sociale ou, d’une manière générale, toutes les mesures d’aide

sociale individuelle, d’une formation adéquate est une idée née dans les

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milieux de l’éducation populaire, avant d’être reprise comme une

exigence par les pouvoirs publics dans des mesures telles que le RMI.

5) Les intérêts de ce sujet d’étude

Ce sujet d’étude vient se fondre dans le débat politique et social mené

par l’ex Ministère de la jeunesse et des sports depuis les dernières

assises sur l’éducation populaire. C’est avant tout un sujet de société

et une façon d’envisager l’articulation entre l’individu d’aujourd’hui et

sa place, non seulement dans la société, mais également dans la famille

contemporaine, voire même dans la forme la plus réduite de vie

collective, le couple. Certes la société actuelle donne une place à la

réussite individuelle, mais l’échec, l’exclusion et l’insertion sont aussi

des mots représentatifs de l’évolution sociale contemporaine.

Dès lors, comprendre les raisons de l’affirmation de l’individualisme

(malgré ces risques sociaux ), c’est essayer de repérer l’origine de

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cette mouvance et tenter de comprendre la réelle place de

l’économique et du social.

D’un point de vue professionnel, l’intérêt essentiel réside dans l’analyse

d’un secteur socioculturel et tout particulièrement des centres de

vacances et de loisirs (C.V.L). En effet, ces lieux d’apprentissage de vie

en collectivité apparaissent, au regard de l’évolution d’une société de

plus en plus individualiste, en décalage complet . Les C.V.L ont de plus

en plus l’apparence d’un secteur économique en lieu et place d’un espace

transmetteur de valeurs éducatives. C‘est l‘avenir même des centres

de vacances qui est en jeu, à travers le regard que portent les familles

sur ces espaces pédagogiques particuliers.

Répondre à ces questions, c’est remettre en cause tout un secteur

éducatif et économique. C’est essayer de repérer quelles peuvent être

les perspectives d’évolution de ce secteur d’activités, véritable outil

de l’éducation populaire et, par conséquent, c’est vérifier la pertinence

même de l’idéologie de l’éducation populaire au sein des centres de

vacances et de loisirs.

Enfin le dernier intérêt de ce sujet réside dans l’analyse théorique et

plus particulièrement l’articulation entre deux formes d’organisation

de société, à savoir l’individualisme et le holisme. L’étude théorique

peut nous permettre d’appréhender la dimension politique et

philosophique de la construction sociale. Notre système démocratique,

émanation de plusieurs siècles de militantisme et d’engagement

politique, est-il d’un point de vue conceptuel compatible avec

l’épanouissement individuel et l’affirmation d’une identité pleine et

entière ?

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6) Les hypothèses de recherche

L’une des perspectives de recherche émanant du mémoire de maîtrise

fut l’émergence d’une défiance de plus en plus prégnante face aux

nouveaux mouvements collectifs qui s’appuient sur une idéologie ou sur

une forme de syncrétisme. L’épineuse question du communautarisme

est sous jacente, alors que l’individualisme s’oriente de plus en plus

vers une conception ultra libéraliste. L’une des questions centrales doit

nous permettre de comprendre si le communautarisme peut être, ou

non, une nouvelle forme d’épanouissement individuel voire collectif. Ce

débat se situe bien dans le champ de l’éducation populaire qui reste

notre thème d’exploration. A titre de rappel les universités populaires

du début du siècle ont été perçues à l’époque comme des associations

populaires, alors que le droit d’association venait juste d’être autorisé,

d’où la réticence des institutions républicaines de l’époque. Les

communautés contemporaines sont-elles confrontées à ce même type

de suspicion ? La question est d’autant plus polémique si l’on situe ces

communautés comme une éventuelle forme d’épanouissement.A ce titre

les hypothèses que nous pouvons émettre sont de plusieurs ordres :

1ere hypothèse

Le communautarisme représente une forme d’épanouissement

individuel contemporain, qui vient s’opposer à l’individualisme libéral

et à l’égoïsme (forme ultime de l’individualisme défini, par exemple,

par Tocqueville) . En somme, il se présente comme une réponse plus

proche de l’individu contemporain, égaré en quête de sens et de

reconstruction, et qui rechercherait une nouvelle reconstruction

sociale collective.

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Dans cette perspective, nous devrons vérifier si le communautarisme

est, à contrario, toujours à envisager comme un rejet de la forme

d’épanouissement collectif telle qu’elle est définie par l’éducation

populaire. En effet, on pourrait imaginer que le communautarisme

serait plutôt un regroupement idéologique basé sur des conceptions

individuelles ataviques. Certes ces communautés contemporaines

affirment une forme de quête d’ataraxie, dans la mesure où elles

présentent leur idéologie comme la solution pour une quiétude de l’âme

face aux vicissitudes contemporaines. Mais ce discours pourrait

surtout cacher une volonté de rejeter l’identité et l’unité collectives.

Cette forme d’ostracisme social impliquerait une opposition franche à

la valeur d’épanouissement collectif qui nous intéresse, ce qui situerait

le communautarisme au même stade que l’individualisme.

A ce titre, si l’on se rappelle l’origine du mot ostracisme (estrakon :

coquille en grec), il est intéressant de faire un rapprochement avec la

notion communautaire. Les athéniens écrivaient leurs suffrages sur

une coquille pour juger s’ils bannissaient, pour dix ans, un citoyen dont

ils redoutaient l’ambition ou la puissance, pour le bien être de la cité.

La même idée semble souffler sur le communautarisme. Dès lors, on

peut se demander si cette exclusion sociale, ce rejet de la société

prôné par un grand nombre de communautés, est une volonté

idéologique, dont la finalité est une réelle recherche d’une nouvelle

forme d’épanouissement individuel et collectif de proximité, de

quartier. A contrario, on peut se demander si leur volonté première

n’est pas d’exploiter une société en quête de sens, afin de promouvoir

la communauté dans la pyramide sociale et asseoir ainsi un pouvoir dans

l’environnement local.

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2eme hypothèse

Le deuxième axe de réflexion concerne l’origine du slogan de

l’éducation populaire, à savoir : favoriser l’épanouissement individuel

dans la perspective d’un épanouissement collectif. En effet on avait

observé lors du mémoire de maîtrise la non compatibilité idéologique

entre ces deux conceptions. Aussi, pour expliquer son maintien et son

existence toujours d’actualité, nous pouvons avancer l’hypothèse que

cette maxime s’inscrit dans une dimension politique, ce qui placerait

dès lors le Ministère de la jeunesse et des sports comme un faire

valoir et un simple outil de l’Etat.

3 eme hypothèse

La compréhension de l’origine de l’individualisme est au coeur de très

nombreux essais , recherches et publications qui abordent ce sujet.

Néanmoins, aucun des auteurs que nous avons étudié, n’a émis

l’hypothèse d’une absence d’origine précise de l’individualisme. Tantôt

politique , sociale, religieuse voire démocratique, l’explication de

l’individualisme est peut-être tout simplement au cœur de l’homme,

intimement liée à la nature humaine. Toutes les formes d'exploitation

et de validation de l’individualisme permettraient avant tout la

justification d’un système politique, social ou religieux en place.

4éme hypothèse

On peut supposer que l’opposition traditionnelle entre l’individualisme

et le collectif est une relation basée sur des concepts essentiellement

politiques de classe, où le collectif symbolisait le mouvement populaire

et l’individualisme une éducation bourgeoise . Au regard de l’évolution

de la société, nous émettons l’hypothèse que cette vision est déplacée,

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et tout particulièrement le rapport au collectif qui ne symbolise plus la

lutte des classes. L’investissement de l’espace collectif se situe

désormais dans l’affirmation et la défense d’une opinion individuelle qui

tient de moins en moins compte des traditionnels courants politiques.

5éme hypothèse

Enfin, comme nous l’avons vu au début de la première partie (voir la

synthèse du mémoire de maîtrise et l’enquête sur les centres de

vacances et des loisirs ), nous avions repéré le décalage entre le

contenu pédagogique et les demandes des familles. Il serait opportun

de pousser plus loin l’analyse de ce secteur. Dès lors, on peut essayer

de comprendre et décortiquer le contenu pédagogique des C.V.L. Dans

une logique concomitante à l’éducation populaire, les centres de

vacances et de loisirs ont prôné, comme objectifs éducatifs et

pédagogiques, pendant deux à trois décennies, l’autonomie et la

socialisation de l’enfant. Nous pouvons dès lors, émettre l’hypothèse

que ces deux objectifs sont, au même titre que l’épanouissement

individuel et collectif, incompatibles au niveau pédagogique. Cela sous-

entend que ces objectifs pédagogiques, proposés par un très grand

nombre d’organismes tous émanant de l’éducation populaire, ont été et

sont incohérents au niveau éducatif et en complet décalage social.

Cette incohérence sémantique et pédagogique pourrait expliquer en

partie le déclin des C.V.L et la lente mise à mort de l’éducation

populaire par l’individualisme.

7) Méthode de recherche

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La construction de ce mémoire va s’appuyer et s’articuler à partir de

l’approche théorique et des auteurs étudiés lors du mémoire de

maîtrise ( Dumont, Tocqueville, de Singly, Kaufmann, Bourrieau) . En

effet, vu l’immensité du sujet, les enseignements et constats déjà

effectués ne peuvent suffire pour arrêter une position définitive sur

le sujet. Nous allons donc construire ce mémoire sur deux parties

complémentaires mais autonomes.

Une première partie est axée sur une recherche théorique, politique,

sociale, anthropologique et sur les relations apparemment

antagonistes entre l’individualisme, le collectif et le communautarisme.

Cette recherche va être construite sur les hypothèses présentées

précédemment, mais articulées sur une méthode d’argumentation. En

effet, vu la nature du sujet et le peu de recherches consacrées à

cette opposition au sein de l’éducation populaire, nous avons privilégié

quelques pistes où la subjectivité des auteurs est relativement

repérable. La notion de communauté est une question polémique au

sein de notre société. Source d’épanouissement pour certains, système

ambigüe, propitiatoire et exploitant pour d’autres, la diversité des

prises de position peut de fait amener à un travail de recherche

parcellaire et aléatoire. L’individualisme et le communautarisme ont

des zélateurs, des défenseurs et des détracteurs acharnés. L’idée

générale de ce mémoire est bien de repérer si la cohabitation entre

ces deux positions peut être ou non source d’épanouissement individuel

et ou collectif. En observant, à la fois, les prises de positions

convaincues, qui présentent le communautarisme contemporain comme

une source d’ épanouissement et celles de ses détracteurs qui, eux,

présentent le système individualiste d’ économie néo-libérale comme la

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seule forme épanouissante pour l’individu, nous pourrons appréhender

et étayer complètement des hypothèses passées ainsi au crible .

Dans la seconde partie, on ciblera une recherche axée sur le secteur

des centres de vacances et de loisirs, pour les raisons évoquées

précédemment. Après l’enquête sur les familles utilisatrices ( voir

synthèse du mémoire de maîtrise), on appréhendera l’approche

pédagogique qui a construit, motivé et défini les C.V.L depuis

l’effervescence des années soixante dix. Nous avons donc repris les

objectifs majeurs des C.V.L, la socialisation et l’autonomie de l’enfant,

et essayé de repérer à la fois leur compatibilité au niveau

pédagogique, mais également avec l’environnement politique et social .

2 ème partie

1) le communautarisme est-il compatible avec

l’individualisme libéral P46

1-2 l’éthique objectiviste : la vertu de l’égoïsme rationnel p56

45

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1-3 la contribution d’Aristote ; l’édification d’une communauté

d’hommes libres P58

2) Frédéric Bastiat : individualisme et fraternité :

réponse à L. Blanc p61

3) le sens et la coexistence : question originèle p77

4) la guerre des sens : opposition liberté/égalité p92

5) Premier enseignement p97

6) Second enseignement : les nouvelles formes d’épanouissement

p103

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Comme nous l’avons entrevu, il semble que nous vivons à l’ère de

l’individu « incertain » , d’une part vulnérable, déboussolé et de l’autre

replié sur lui-même, reclus dans son petit bonheur privé. Avec, à la clé ,

une société aussi anomique qu’anémique, « atomisée », vide ou en quête

de « sens ». Pour beaucoup de publications assurément intéressées à le

faire croire, pas de doute possible : cet état de choses a pour cause

majeure le plein règne de l’ « individu-roi », d’un individualisme

effréné et forcément forcené, et de l’ « argent-roi », donc d’un

capitalisme « sauvage » et débridé. Bref, le plein règne du nouveau

« grand Satan » de la post-modernité : l’ultra-libéralisme, qui pourfend

toute forme de valeur collective.

Au regard de critères rigoureux et classiques pour comprendre l’idée

d’individualisme (le libre jeu d’acteurs caractérisés par leur

indépendance individuelle de décision et d’action, par une autonomie

réfléchie et responsable, par leur singularité et enfin par la poursuite

de leur intérêt propre), un tel diagnostic n’apparaît pas aussi évident.

Des « zombies » individus avides de sécurité, effrayés par la solitude

et fuyant leur responsabilité propre, n’ont peut-être rien à voir, ni

avec les rudes individus souverains, entreprenants et confiants en eux-

mêmes, animés d’estime de soi et comptant d’abord sur leur propre

force de la vraie tradition individualiste, ni avec les valeurs avérées de

celui-ci : effort, mérite, fierté. On en est peut-être au degré zéro de

l’individualisme, ou du moins réduits à un individualisme alors purement

formel dégénéré et caricatural.

Cela étant, et sans pour autant ramener tout l’actuel jeu de société à

ces traits trop réducteurs, on peut souvent lire et entendre que l’ère

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du soi-disant « individualisme démocratique de masse » se caractérise

entre autres par trois tendances dominantes :

. Un narcissisme hédoniste qui sonne creux : la soumission boulimique

aux caprices et pulsions immédiats étant souvent devenue la seule

norme, l’individu se trouve alors en proie à l’envie (jouir passivement de

tous les « droits » et ne surtout pas voir une tête qui dépasse), à

l’ennui et à la peur de ne pas être aimé des autres ; dans ces

conditions, « être soi-même » se ramène au culte d’un égo sur-gonflé

par du vide car en « manque » de reconnaissance et d’assurance, inapte

à la sereine estime de soi et à la vertu (l’effort vers le meilleur) – et

aboutit donc à la stérilité intérieure et à l’impasse (R. Castel / C.

Haroche « Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi » ).

. Un relativisme aléatoire qui ne mène nulle part : dès lors que

s’imposent le bon plaisir et le subjectivisme d’un sujet dépourvu de

véritable consistance et de repères objectifs intérieurs, le libre

arbitre disparaît au profit du libre arbitraire : tout est bon, tout est

vrai et rien ne l’est, tout se vaut.

. Le nihilisme contemporain surgit de cette calamiteuse combinaison de

narcissisme souffreteux et de relativisme désabusé, de cet

effacement de la vertu et d’une hiérarchie lucide des valeurs. Il n’y a

effectivement plus de « sens » commun lorsque prévalent la haine de

soi et l’absence d’un « soi » fort et créateur. Il n’y a plus d’individu

digne de ce nom, non plus. Et pas davantage de fructueuse coopération

possible…(26) Tout le problème serait de savoir comment on en est

(26)- « Non violence actualité » Février 2001

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arrivé là, sans encore une fois sombrer dans l’apocalypse. Et il

faudrait croire la nouvelle complainte qui monte, accusant

l’individualisme libéral d’être le vecteur principal de cette

déliquescence des plus paradoxales, puisqu’elle les contaminerait eux-

mêmes, d’autant qu’un grand nombre de valeurs collectives sont

reniées, telle l’éducation populaire.

Que l’individualisme libéral soit le principal auteur des maux dont

souffrirait la modernité, ce fut là longtemps le cheval de bataille

enfourché par certains mouvements politiques, par les tenants de

l’extrême droite et les diverses expressions du catholicisme, voire

celle faites par l’exploitation de l’islam aujourd’hui. Cet argument est

désormais repris et développé avec insistance par le courant

communautarien né aux Etats-Unis, il y a une vingtaine d’années, et qui

commence à essaimer sur le vieux continent. Mais on se doit en passant

de rappeler que déjà, entre 1920 et 1944 , le salut conjoint dans

l’anti-individualisme avait donné le jour à plusieurs idéologies radicales

dont toutes avaient la particularité d’être des palliatifs d’idéologie soit

disant collective pour s’opposer à l’individualisme de plus en plus

présent, faisant dire à A-M. Bernadinis, lors d’un séminaire : « Le

personnalisme « communautaire » à la Mounier, le pétainisme, le

communisme par exemple, n’ont été que des réponses d’idéal de société

juste, pour contrecarrer une forme de société plus individualiste. Il

s’agit donc de ne pas faire d’amalgame ni entre individualisme et

personnalisme ou communautarisme et collectif… » et ajoutant en

forme de boutade « qu’il faut toujours se méfier des mots se

terminant en ..isme ».

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1 - Le communautarisme représente-t-il une nouvelle forme

d’épanouissement individuel ?

L’idée directrice de ce chapitre va tenter de vérifier et comprendre

l’antagonisme apparent qui oppose l’individualisme et les formes

contemporaines de communautés. Cet axe nous intéresse dans la

mesure où l’amalgame entre épanouissement collectif et communauté

est de plus en plus fréquemment fait. Mais, au-delà de cet amalgame, il

s’agit de se demander si le communautarisme contemporain ne

représente pas tout simplement, vu sa recrudescence, une forme

d’épanouissement individuel, dans une société en panne de repère. La

mondialisation a depuis quelques années redonné des couleurs à des

revendications culturelles, politiques, ethniques de proximité. Les

derniers évènements politiques en Europe, le phénomène Nimby, voire

la recrudescence des groupes religieux islamiques dans les banlieues

témoignent à différents niveaux de ce recentrage et cette ré-

appropriation locale. La perte de référence collective forte (que nous

avions repérée dans le mémoire de maîtrise) suscite un manque social

au niveau individuel. L. Ferry dans « Homo Aestheticus » défend la

même idée . La vigueur et la profondeur d’un « sentiment d’une perte

irrémédiable de soi d’un côté mais une volonté sans cesse croissante de

ré-appropriation de l’autre, tant sur un plan individuel que collectif

(27) » est un fait contemporain. Pour bien vérifier l’émergence de

cet amalgame antagoniste entre épanouissement collectif et

(27) – Luc Ferry, Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’age

démocratique, Paris, 1989, Hatier, p. 11-12

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communautarisme, nous avons mené plusieurs entretiens avec des

représentants et défenseurs de groupes religieux dans les quartiers

de la Mare-rouge et du Mont-gaillard au Havre. Leur présentation de

l’épanouissement collectif à travers la notion de communautarisme est

repérable. Voici comment, Mr Y. Quibeuf, pratiquant et « animateur »

( Imam en formation) de la mosquée de la Mare-rouge, définit la

notion de communauté et ce qu’elle représente à ses yeux : «…Nous

nous définissons comme communauté religieuse. En tant que telle nous

défendons et diffusons des valeurs définies par la communauté auprès

des jeunes de la cité. Pour notre communauté, ce qui fait l’identité

humaine, c’est le lien social entendu de manière traditionaliste :

pratiques sociales partagées, contexte historique, traditions

communes. Le propre de l’être humain est d’être situé, enraciné,

enchâssé dans un groupe et construit en véritable sujet collectif,

auquel il croit corps et âme : l’individu s’appartient mais n’existe pas

comme entité fondamentalement distincte et autonome de notre

communauté. De ce même groupe de référence, il construit sa

conception du bien, de la vertu. La personne est donc incluse dans un

ensemble de rôles sociaux qui sont définis par notre communauté. Son

identité personnelle et ses fins dépendent de pré-conditions sociales

et d’une valeur collective initiale (28) ». On peut percevoir dans ces

propos , même si ces quelques entretiens ne peuvent suffire pour

(28)- Entretiens réalisés en avril 2002 avec 5 représentants religieux

musulmans de la Mare-rouge-Le Havre

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affirmer et démontrer une réalité sociale, que cette forme « d’idéal

de société de proximité plus juste (29) » apparemment permet de

véhiculer un amalgame entre épanouissement collectif et valeurs de

« notre communauté ». Autrement dit, ce qui est bon pour nous l’est

pour les autres. L’individu, d’après les propos recueillis, ne possède par

suite que secondairement des droits par rapport à cette communauté

homogène et solidaire. S’il peut « techniquement » s’en émanciper en

transcendant contexte et rôles sociaux, il est difficile moralement de

le faire, car ce n’est qu’en son sein qu’il peut trouver consistance et

épanouissement individuel. S’en affranchir relèverait d’une perversion

subversive nuisant à la personne et à celle des autres. On pressent que

l’homme du communautarisme a le choix entre une apostasie (abandon

public) coupable et dissolvante ou le dévouement quasiment permanent

à la conservation d’un bien commun qui l’épanouit.

On imagine ainsi aisément que dans l’optique communautarienne,

l’individualisme libéral incarne un repoussoir radical et soit tenu pour

directement responsable de la désintégration sociale ambiante.

Censée professer une neutralité dogmatique et une approche purement

commerciale des affaires humaines, la société libérale ne pourrait que

générer une privatisation généralisée de l’existence qui « atomise,

fragmente, isole et déracine les êtres (30) ». D’essence séparatiste,

elle saperait et dissoudrait les allégeances et inter-relations

naturelles. Elle induirait des individus désengagés ne pouvant connaître

(29) et (30) – mêmes entretiens

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la vie bonne puisque vertu et identité substantielle leur seraient de

fait interdit. Foncièrement transgressive, « la société libérale

agresse la santé morale des personnes et des communautés – et il

convient par conséquent d’en finir avec le type de vie artificielle et

pathologique qu’elle impose (31) » , donc avec l’ordre libéral lui-même,

pour reconstituer un monde tissé de communautés juxtaposées ou

emboîtées. A ce stade, on ne peut s’empêcher de faire un

rapprochement avec les arguments de l’Eglise qui, dès lors qu’elle a

pressenti poindre une menace idéologique individualiste, entre autre

face à la conception plus péremptoire des protestants concernant la

relation à Dieu, a fortement culpabilisé tout individu voulant

s’émanciper de son organisation holiste (Louis Dumont dans « Essais

sur l’individualisme »). Pour bien mesurer l’opposition idéologique et

vérifier si l’individualisme et le communautarisme sont compatibles,

on peut aisément à contrario trouver une vision diamétralement

opposée du côté des partisans d’un individualisme libéral, et tout

particulièrement celle des économistes . A ce titre, nous avons relevé

plusieurs arguments dans un article intitulé « Les communautariens et

la déconstruction de l’individualisme contemporain » de M. Laurent en

2002 sur le site « Euro 92.org ». Pour lui, le projet et le diagnostic

communautarien semble différencier sur deux points majeurs : une

présentation intellectuelle subjective des fondements de la société

libérale, et l’incapacité à éviter de re-sombrer dans un retour à des

valeurs ataviques.

(31)- d°- mêmes entretiens

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Tout d’abord, pour les économistes, il serait aléatoire de prétendre

que la société libérale est neutre, qu’ elle se résume à une simple

addition de préférences subjectives où tout se réduirait à une quête

utilitariste. Si, en première analyse, elle renvoie à une apparence

neutre, seulement chargée d’assurer la coexistence d’une pluralité de

conceptions du bien, les libéraux rétorquent qu’en impliquant ainsi le

respect d’une égalité en droit des individus et en privilégiant leur

liberté à la fois comme fin en soi et comme moyen d’accéder au bien,

elle pose des valeurs suprêmes et instaure un bien commun. Si

favoriser des conduites individuelles responsables, justes et

tolérantes est réputé « neutre » sur le plan moral, c’est que les mots

peuvent avoir un sens subjectif. « Liberté, responsabilité, justice et

tolérance sont d’éminents « biens » substantiels - et ils le sont

tellement que ce sont eux qui définissent communément ce qu’on

appelle une vie civilisée – et qu’ils sont les premiers à être supprimés

et niés par les despotismes. (32) »

Pour bon nombre de personnes dans la société libérale, rien n’empêche

qui que ce soit de s’associer volontairement à d’autres pour vivre de

manière communautaire pour leur propre compte. Et les tendances

relativistes/nihilistes relevées au début ont certainement plus pour

cause l’emprise de l’étatisme et la persistance d’une culture

collectiviste préjudiciable à l’exercice raisonné d’une véritable

responsabilité individuelle. D’où la question du positionnement de l’Etat,

ce qui n’est pas sans nous rappeler les « marches de l’escalator » de

(32)- M . Laurent « Les communautariens et la déconstruction de

l’individualisme contemporain » -article site Euro 92, p3/7

54

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R .Castel qui, dans « Propriété privée, propriété sociale, propriété de

soi » démontre l’interrelation entre l’individu, sa responsabilité sociale

et l ‘intervention de l’Etat ( voir mémoire de maîtrise). Pour ces

défenseurs de l’individualisme libéral, l’organisation du modèle

communautarien apparaît à un tel point véhiculer des anti-valeurs

dissolvantes (de la liberté responsable) et des anti-concepts cognitifs

qu’ils se demandent comment, à l’aube du troisième millénaire, des

esprits avisés peuvent oser proposer une aussi triviale réédition du

vieil holisme tribal. Pour bon nombre d’auteurs, les excellentes raisons

qu’à l’individualisme libéral de récuser toute validité sociologique,

éthique et politique à l’organisation communautarienne, ne manquent

pas et ceci, au nom des valeurs cardinales dont s’est nourrie la

civilisation occidentale dans son évolution historique vers la société

ouverte . A titre d’exemple, M. Laurent, dans la même chronique

présente ces dérives comme suit :

-« Une sacralisation de l’héritage social collectif, ce qui implique une

conception ultra-déterministe de l’être humain ainsi réduit à l’état de

« produit social », une assignation à un groupe social ou culturel

d’origine et un recours à un conditionnement extorquant un réel libre

choix, référence aux communautés religieuses (33) ».

-Un viol des fondements de la nature humaine à laquelle est déniée « le

droit élémentaire de librement user de sa capacité

d’autodétermination (34) » où l’abus de l’autorité dans la communauté

est une castration de l’individu, dont l’issue logique est le sacrifice de

soi au groupe.

(33) et (34)-ibid, article p. 4

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- «Une contravention aux réquisits les plus évidents de l’éthique

(35) », laquelle, si elle va sans asseoir une liberté de choix, se trouve

dès lors dépourvue de tout sens véritable et devient proprement

immorale.

. Un flou total dans la réponse à la simple question : de quelle

communauté concrète parle-t-on toujours ? Quelle est donc ma

prétendue communauté d’assignation ? Le clan familial ? Le quartier ou

le village où je vis ? La corporation professionnelle ou l’entreprise où je

travaille ? Mon ethnie ou, pendant qu’on y est, ma race ? Ma religion ?

La nation ? ou tout cela à la fois ? Et si d’aventure toutes ces

appartenances se contredisaient ?

- Une « dérive vers un hyper-relativisme de groupes (36) » : sans

aucun souci critique de rechercher une vérité universelle, les

traditions et coutumes d’un groupe toujours historiquement

contingentes sont érigées en « vérités » locales de fait. C’est la mort

de la liberté rationnelle de l’esprit.

- Un « Impérialisme idéologique sous-jacent dans la référence à un

« bien commun » (37) qui, compte tenu de la diversité naturelle des

conceptions du bien, ne peut qu’être que l’imposition coercitive d’une

d’entre elles par certains et parce que cela satisfait leur volonté de

pouvoir paternaliste. Pour cet auteur, en définitive et globalement

parlant, la solution communautarienne ne peut pas aboutir à autre

chose qu’à une retribalisation du vivre-ensemble ainsi qu’à une sorte de

communisme culturel et moral. Derrière cet idéal du « kibboutz » se

tapit la nostalgie de la société close et le désir d’y faire régresser

(35)-(36)-(37) , même article p 4

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tout le monde. Il suffit de substituer « classe » ou « race », ces

autres collectifs à fixation jouisseuse, pour découvrir un schème

sociologique bien connu à l’œuvre. Autant dire qu’avec le

communautarisme et la tentation totalitaire douce qui l’anime, la

communauté des hommes libres chère à Aristote n’est pas en vue.

On peut donc s’en apercevoir, les arguments réciproques sont et

peuvent être catégoriques. L’intérêt de cette liste non-exhaustive

réside non seulement dans le constat d’une non compatibilité

idéologique, identique à celui qui se joue entre épanouissement

individuel et collectif, mais surtout là, à une réelle opposition de fond.

On l’a vu, la question du communautaire est au cœur de notre

construction sociale contemporaine. Dès lors, il est nécessaire de

continuer de repérer si ce communautarisme est cet ensemble de

constats dénoncés par les diffuseurs de l’individualisme ou peut être

une forme contemporaine, nouvelle et particulière d’épanouissement

individuel. Comme on l’a précisé au début de ce mémoire, la notion de

communauté a émergé de nouveau il y a une trentaine d’années aux

U.S.A, alors que ce pays est le berceau du libéralisme économique et

de l’individualisme. Pour essayer de comprendre cette opposition, Ayn

Rand, qui a défendu une solution politique intermédiaire peut nous

permettre de voir si cet antagonisme politique est aussi évident et

radical que cela.

En effet, on se doit, pour bien comprendre l’émergence et l’influence

de l’individualisme contemporain, d’étudier avant tout l’origine de

l’influence new libérale made in USA. Car, comme nous l’avions observé

dans le mémoire de maîtrise, l’explosion économique des « Trente

glorieuses » a donné un coup d’accélérateur à l’individualisme. La vague

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déferlante pro américaine d’après guerre a fortement influencé la

société européenne et a modifié en profondeur les relations entre

épanouissement individuel et épanouissement collectif, idéal de pensée

de l’éducation populaire. Le deuxième intérêt d’étudier entre autre A.

Rand réside dans la mise en valeur de l’individualisme, surtout au

regard d’un éventuel épanouissement individuel qu’offrirait le

communautarisme, puisque ce dernier s’appuie sur des aspirations et

revendications sociales individuelles fortes. Même, si d’un point de vue

philosophique et conceptuel, l’incompatibilité idéologique de ces deux

valeurs a été démontrée (2ème partie de notre mémoire de maîtrise), il

n’empêche que la volonté politique a existé et que le libéralisme

américain a pourfendu cette aspiration. C’est pourquoi il serait

intéressant, pour bien comprendre les inter–relations, d’aller observer,

après Tocqueville, la société américaine du XIXè, et plus

précisément du côté des penseurs américains comme A. Rand qui ont

considéré l’individualisme comme une valeur. Cette conception est

intéressante sur un autre point. Elle va nous permettre de vérifier la

dimension politique de l’opposition entre individualisme et collectif. En

effet Tocqueville affirme que la démocratie est l’unique cause de la

montée de l’ individualisme, en occultant la détermination et le choix

politique. C’est pourquoi, en parallèle, on étudiera en pleine montée de

la bourgeoisie française du XIX ème, Frédéric Bastiat et Louis Blanc,

juste avant les universités populaires, pour leurs visions opposées sur

l’individualisme et la relation à un projet collectif ou communautaire

selon les points de vue. On avait bien repéré les parallèles et les

influences de la société Américaine sur l’Europe et plus

particulièrement la France. Aussi l’observation de l’évolution de

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l’individualisme américain en un siècle (Tocqueville/Rand) mise en

parallèle avec l’émergence de mouvements collectifs en France peut

apporter des éléments qui nous intéressent.

1-2 Les vertus de l’individualisme : L’individualisme selon Ayn Rand

Alors qu’A. Rand est désormais exclusivement connue comme

« prophète » d’une éthique et d’un objectivisme centrés sur

l’affirmation de la vertu de l’égoïsme rationnel, la première période de

sa carrière littéraire et intellectuelle (1934-1948) a été

essentiellement placée sous le signe d’une revendication et d’une

célébration de l’individualisme. C’est à celle-ci qu’il faut revenir pour

comprendre comment l’objectivisme s’est ensuite greffé dessus. A.

Rand a été l’une des intellectuelles mettant en valeur une forme

particulière d’ « individualisme objectiviste ». Sa conception nous

apporte un échange particulier, qui nous permet de mieux cadrer le

sens que peut offrir la solution de juste mesure permettant de

dépasser les débordements antagonistes mais complices d’un

individualisme égoïste à la Tocqueville d’une part, et d’un

communautarisme néo-tribal de l’autre.

« Je crois que l’homme sera toujours un individualiste, qu’il le sache ou

non, et je désire faire mon devoir de le lui faire comprendre (37) »,

« Je peux dire que tous les livres que j’écrirai jamais seront toujours

voués à la défense de la cause de l’individu (38) » . Comme le répète

par ailleurs A. RAND¸ tout au long de cette période, la vocation de son

œuvre est d’être une dense et permanente profession de foi

(37) , Ayn Rand; Letters ; 28/7/1934

(38), Ayn Rand; Letters ; 5/7/1943

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individualiste . A tel point qu’entre 1940 et 1944, son grand projet est

d’écrire un pamphlet intitulé « The individualism Manifesto » ou « The

Individualist Credo » ou encore « The Moral Basis of Individualism »

qui finira par être publié sous forme de digest dans le Reader’s Digest

de janvier 1944, sous le titre “The Only Path to Tomorrow”.

La conception de A. Rand en la matière se déploie à partir d’une

alternative paradigmatique fondatrice : “Le conflit entre

l’individualisme et le collectivisme », une question qui concerne d’abord

« la relation de l’homme aux autres hommes ». Selon A. Rand, le

collectivisme renvoie bien sûr au primat du groupe sur l’individu et a

naturellement partie liée avec l’altruisme et le tribalisme, alors que

l’individualisme , lui, est un « code moral basé sur le droit inaliénable

de l’homme de vivre pour lui-même et pour son propre compte (39) ».

Si elle insiste d’emblée sur la nature foncièrement éthique de

l’individualisme (« l’individualiste absolu est l’homme moral par

excellence …. L’individualisme, qui signifie un genre de vie basé sur des

droits individuels inaliénables, ne peut qu’être bien (40) »), il son

propre droit et non pour le compte du groupe (41) » , raison pour

laquelle l’individualisme, en exprimant le propre de la nature humaine et

de ses plus hautes exigences, vaut par lui-même et non pour ses

conséquences positives (démocratie, prospérité).

(39) - Ayn Rand ; Letters, 17/4/1947

(40) , (41)- Ayn Rand ; Letters, 17/ 4/47.

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1-3 - L’éthique objectiviste : la vertu de l’égoïsme rationnel

Bien que cet approfondissement s’amorce dès « The Fountainhead »,

ce n’est qu’à partir du début des années 50 qu’A. Rand commence à

vouloir préserver l’individualisme de toute dérive subjectiviste en le

« calant » sur le socle objectif des exigences d’une nature humaine

définies par l’usage nécessaire et privilégié de la raison ainsi que par

l’inhérence immanente de droits naturels. Dès 1946, elle note que

« c’est seulement sur la base de la morale de l’individualisme que

chaque homme est libre de décider de ce qui est bien pour lui et

seulement pour lui (42) ». Il est revenu à N. Braden d’expliciter ainsi

ce recentrage de l’individualisme sur l’éthique de l’égoïsme rationnel :

« Un homme qui cherche à fuir la responsabilité de conduire sa vie par

sa propre pensée et ses propres efforts, et qui souhaite survivre en

conquérant, gouvernant et exploitant les autres, n’est pas un

individualiste. Un individualiste est un homme qui vit pour son propre

compte et par son propre esprit… Un individualiste est avant tout et

en tout, un être de raison… La rationalité est la pré- condition de

l’indépendance et la confiance en soi (43) ». Au fondement de la

perspective objectiviste, il y a la double reconnaissance de l’existence

d’une nature humaine et de son individuation radicale et première.

Dans la réalité de A. Rand, il n’existe que des individus, chacun d’entre

eux devant s’efforcer d’actualiser à sa manière cette nature commune

qui le pourvoit d’une capacité spécifique de réflexion et du droit d’en

user librement afin de réaliser les fins de tout être humain : d’abord

(42) , A . Rand ; Letters 17/01/46

(43) , N . Branden , « The Objectivist Newsletter », avril 1962

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survivre, mais corrélativement accéder au bonheur dans

l’accomplissement de soi. Pour A. Rand, vivre en tant qu’être humain -

individuellement et rationnellement – c’est entreprendre de vivre pour

soi et donc par soi, en propriétaire responsable de soi. Cette finalité

éminemment « égoïste », qui fait de chaque individu une fin en soi,

implique le déploiement de vertus et la définition d’un code de valeurs

propres à en permettre la réalisation. Ce que seule la raison peut

assurer dans un contexte de liberté de choix et d’intégrité créatrice

de l’individu.

« L’éthique objectiviste » justifie ainsi la pratique de l’égoïsme

« rationnel » puisqu’il découle logiquement des spécificités de la nature

humaine. Il ne peut opérer efficacement que dans la prise en compte

cohérente et rigoureuse, où l’intérêt individuel et l’intérêt d’autrui

s’enrichissent inter activement. Pour défendre cette thèse A. Rand se

recommande explicitement d’Aristote, qui selon elle a fort

magistralement exposé cette relation .

1-3-1 – La contribution d’Aristote : l’édification d’une communauté

d’hommes libres

A. Rand se refuse à faire de l’individu un animal social sacrifié aux

calculs utilitaires et hédonistes des prédateurs et autres prêcheurs

d’altruisme. « L’éthique objectiviste » offre le meilleur point d’appui

possible pour amener les individus à entretenir des relations de

respect et d’estime mutuels ainsi qu’une fructueuse coopération

volontaire et contractuelle. « L’égoïsme vertueux » qu’elle prône se

révèle fondamentalement bienveillant pour autrui : plus et mieux je

poursuis mon intérêt rationnel propre, et plus et mieux les autres s’en

trouvent. En effet les autres bénéficient des résultats de ma

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confiance et de ma créativité communes ou à un bien commun minimal

et « ouvert » définissant une méta-éthique permettant d’accorder

ensemble les souverainetés individuelles.

Dès lors, cette forme d’individualisme « raisonné » ne semble plus

être ce « grand Satan » destructeur systématique de tout projet

collectif voire communautaire ! On voit bien que la question est surtout

porteuse d’un subjectivisme que d’habiles sophistes auraient démontré

avec efficacité ! Aussi une telle forme d’individualisme, « d’égoïsme

rationnel », ne s’opposerait pas à toute forme de projet politique

collectif « ouvrant à un bien minimal », ce qui vient heurter de plein

fouet tous nos constats jusqu’à l’heure.

A ce stade il nous faut donc observer pourquoi il existe une telle

opposition entre épanouissement individuel et collectif au niveau

politique, puisque l’individualisme selon A. Rand peut et doit amener à

une forme de reconnaissance collective, donc à un projet politique.

Nous abordons ici la deuxième hypothèse de ce mémoire ; à savoir, de

vérifier si la maxime de l’éducation populaire s’inscrit dans une

dimension politique. Pour bien mesurer cet aspect ( mais aussi

relativiser cette recherche face à l’immensité de la question), nous

allons regarder maintenant une approche moins contemporaine, à savoir

l’émergence des mouvements de gauche fin XIXème, symbole et mère

de l’éducation populaire contemporaine, et la réaction contreversée

qu’ils ont suscitée. Comme on va le voir, l’intérêt de ces textes réside

dans l’analyse faite sur l’opposition entre individualisme et collectivité

au niveau politique, mais également sur une notion que l’on avait déjà

entrevu lors du précédent mémoire, à savoir l’individualisme et la

fraternité, qui fut à chaque fois présentée comme un élément

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indispensable à tout projet politique. A titre de rappel nous avions

repéré que la fraternité, surtout avec Dumont, Tocqueville et Castel,

reste une condition incontournable et un rouage essentiel du maintien

d’une coexistence de classe face aux inégalités crées par une société

de plus en plus individualiste au sens économique du terme. D’autre

part, ces textes vont nous donner également des éléments nouveaux

sur les inter relations entre liberté, fraternité et égalité, base

compensatrice de notre société républicaine.

2 - Frédéric BASTIAT - Individualisme et Fraternité : Réponse

à Louis BLANC

D’emblée, nous aimerions citer une phrase extraite des œuvres

économiques de F. Bastiat, dans la mesure où l’auteur nous donne une

synthèse qui nous intéresse, des relations entre l’individualisme et le

mouvement collectif. F. Bastiat écrit que l’Autorité, l’Individualisme

et la Fraternité partagent l’organisation sociale depuis des siècles. «

L’autorité répond aux âges aristocratiques ; l’Individualisme au règne

de la bourgeoisie ; la Fraternité au triomphe du peuple.

Le premier de ces principes s’est surtout incarné dans le Pape. Il mène

à l’oppression par l’étouffement de la personnalité .

Le second, inauguré part LUTHER, mène à l’oppression par l’anarchie .

Le troisième, annoncé par les penseurs de la Montagne , enfante la

vraie liberté, en enveloppant les hommes dans les liens d’une

harmonieuse association (44) ». Il nous faut à ce stade comprendre ce

que représentait l’individualisme à l’époque. Par exemple, Louis Blanc,

(44), F. Bastiat : « Les œuvres économiques de F. Bastiat », repris par

F. Aftalion , P.U.F, Paris 1983 ; p 111 à 132

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socialiste d’avant garde et défenseur d’une vision plus collective de la

société, donne cette définition : « le principe d’ individualisme est

celui qui, prenant l’homme en dehors de la société, le rend seul juge de

ce qui l’entoure et de lui-même, lui donne un sentiment exalté de ses

droits sans lui indiquer ses devoirs, l’abandonne à ses propres forces,

et, pour tout gouvernement, proclame le laisser-faire (45) ».

L’individualisme, ce mobile de la bourgeoisie pour Louis Blanc, doit

envahir les trois grandes branches de l’activité humaine, la religion, la

politique et l’industrie. D’où trois grandes écoles individualistes qui ont

modelé la société Française : « l’école philosophique, dont Voltaire fut

le chef, en demandant la liberté de penser, nous a amené à une

profonde anarchie morale ; l’école politique, fondée par Montesquieu ,

au lieu de la liberté politique nous a valu une oligarchie de censitaires ;

et l’école économiste représentée par Turgot, au lieu de la liberté de

l’industrie, nous a légué la concurrence du riche et du pauvre, au profit

du riche » (46). Le discours est sans équivoque. L’individualisme est une

conséquence de la bourgeoisie et symbolise une dérive sociale et

politique. A la même époque on peut trouver une vision diamétralement

opposée. Cela est intéressant à repérer dans la mesure où on touche du

doigt une approche et une définition essentiellement politique de

l’individualisme et une scission franche avec un projet collectif de

société.

En réponse au livre, « Histoire de la révolution » de Louis Blanc, F.

Bastiat souhaite donner sa conception sur la question de

l’individualisme d’une part, et de la fraternité, palliatif incontournable

(45) , L. Blanc ; Histoire de la révolution Française, tome 1, p9

(46) , L. Blanc ; Histoire de la révolution Française, tome 1, p 350

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à un bon fonctionnement social d’autre part. Pour F. Bastiat, le projet

politique collectif de L. Blanc est dangereux, le vrai et le faux s’y

mêlent en proportions qu’il est difficile d’apprécier. Pour se conformer

aux exigences de son recueil, l’auteur considère principalement d’un

point de vue de l’économie politique, la question de l’individualisme. Il

n’y a selon lui aucune relation avec l’émergence de la bourgeoisie. Le

développement économique n’est qu’une simple évolution d’un échange

marchand qui existe depuis fort longtemps. L’individualisme est

immanent à l’être humain donc il n’est ni cette conséquence politique

défendue par Tocqueville, ni lié à une quelconque organisation sociale

prônée par Dumont, ni une particularité contemporaine. « J’avoue que

lorsqu’il s’agit d’énoncer le principe qui, à une époque donnée, anime le

corps social, je voudrais qu’il fût exprimé par des mots moins vagues

que ceux d’individualisme et fraternité… L’individualisme est un mot

nouveau simplement substitué au mot égoïsme. C’est l’exagération du

sentiment de la personnalité(47) ».

D’autre part, sa définition de l’individualisme évoque une relation de

cause à effet qui n’est pas sans nous rappeler une conception que nous

avons évoqué, à savoir l’égoïsme d’une part et la fraternité d’autre

part.

IL voit donc d’un côté que l’humanité a été bien mal inspirée jusqu’ici,

et qu’elle s’est trompée dans toutes les directions. Cela n’a pas été

faute d’avertissements, car le principe de la fraternité a toujours

(47), F. Bastiat ; « Les œuvres économiques de F.Bastiat » repris par

F. AFTALION, P.UF , 1983, p 111 à 132

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fait ses protestations et ses réserves par la voix de Jean Hus, de

Rousseau.

Mais qu’est-ce que la fraternité ? Pour F. Bastiat, « le principe de la

fraternité est celui qui, regardant comme solidaires les membres de la

grande famille, tend à organiser un jour les sociétés, œuvre de

l’homme, sur le modèle du corps humain, œuvre de Dieu, et fonde la

puissance de gouverner sur la persuasion, sur le volontaire assentiment

du cœur » (48).

Par contre, il observe la notion d’égoïsme qui se rapproche

symétriquement des propos de Tocqueville dans « La démocratie en

Amérique » et de L. Dumont dans « Essais sur l’individualisme ». A

titre de rappel, ces deux auteurs apportent une vision essentiellement

politique, puisque l’égoïsme est plus présenté comme une dérive

logique de la démocratie basculant du politique au social puis du social

vers l’égoïsme. Par contre on remarque pour la première fois la notion

de personnalité, abordée et développée par E. Mounier dans son

ouvrage « Le personnalisme », notion sur laquelle A.M Bernadinis nous

a mis en garde. A ce sujet il serait intéressant d’analyser plus en

profondeur « le personnalisme » de E.Mounier, dans la mesure où

d’emblée un paradoxe conceptuel émerge entre un auteur construit et

impliqué dans l’organisation holiste de l’église et sa notion de

personnalisme. Pour revenir à notre sujet, même si le débat entre F.

Bastiat et L. Blanc est avant tout un débat d’opinion, donc à

(48) , F.Bastiat, « Les œuvres économiques de F.Bastiat » repris par F.

AFTALION, P.U.F , p 111 à 132

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considérer avec parcimonie, il développe sur cette limite entre

l’égoïsme, où l’on sent poindre un sens religieux , et l’individualisme des

idées qui nous intéressent : « l’égoïsme est donc comme tous les autres

vices, comme toutes les autres déviations de nos qualités morales,

c’est-à-dire aussi ancien que l’homme même. On peut en dire autant de

la philanthropie. A toutes les époques, sous tous les régimes, dans

toutes les classes, il y a eu des hommes durs, froids, personnels,

rapportant tout à eux-mêmes, et d’autre bons, généreux, humains,

dévoués. Il ne me semble pas qu’on puisse faire d’une de ces

dispositions de l’âme, pas plus que de la colère ou de la douceur, de

l’énergie ou de la faiblesse, le principe sur lequel repose la société

(49) ». Quitte à se répéter, Louis Dumont défend, lui, l’idée d’une

conséquence idéologique dans le sens d’un aboutissement inéluctable,

les affres de l’individualisme conduisant, selon lui, l’individu vers

l’égoïsme, stade ultime et irréversible. Tocqueville va également dans

ce sens d’un point de vue plus politique, où selon lui l’adéquation entre

démocratie et individualisme endigue l’homme vers cet égoïsme et

ostracisme moral. La définition de F. Bastiat est tout autre, il défend

l’idée d’un individualisme permanent et oscillant suivant les époques, les

systèmes et les individus, donc n’ayant pas de lien direct avec la

démocratie. En cela il épouse en partie l’approche de A. Rand mais avec

une nuance sur la forme.

A partir de l’analyse de Bastiat, voire de Rand, il serait donc impossible

d’admettre que l’individualisme émerge à partir d’une date déterminée

dans l’histoire, tel Luther comme le défend L. Dumont, puisque,

(49)- ibid

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quels que soient les efforts de l’humanité , systématiquement et pour

ainsi dire providentiellement, tous sont consacrés au triomphe de

l’individualisme. D’ailleurs, l’auteur pose cette question : « sur quel

fondement pourrait-on prétendre que les exagérations du sentiment

de la personnalité est née dans les temps modernes ? (50) » Dans

cette optique, on peut se demander, par exemple, si les peuples

anciens, quand ils pillaient et ravageaient le monde, quand ils

réduisaient les vaincus en esclavage, n’agissaient pas sous l’influence

d’un égoïsme porté au plus haut degré ? Si, pour assurer la victoire,

pour vaincre la résistance, pour échapper au sort affreux qu’elles

réservaient à ceux qu’elles appelaient barbares, ces associations

guerrières sentaient le besoin de l’union, même si l’individu était

disposé à y faire de véritables sacrifices, l’individualisme, pour être

collectif, en n’était-il pas moins de l’égoïsme ?

F. Bastiat soutient la même idée sur la domination par l’autorité

théologique. Pour lui, que l’on asservisse les hommes en employant la

force ou la ruse, ou qu’on exploite leur faiblesse ou leur crédulité, le

fait même d’une domination injuste ne révèle-t-il pas un sentiment

dominateur d’égoïsme ? Il donne l’exemple du prêtre égyptien qui

imposait de fausses croyances à ses semblables pour se rendre maître

de leurs actions et même de leurs pensées.

Il pose la question suivante : « ne recherchait-il pas son avantage

personnel par les moyens les plus immoraux ? » Si l’on se réfère à ce

raisonnement on ne peut assimiler individualisme et évolution sociale.

Donc on a pas lieu d’être surpris quand F. Bastiat s’oppose à la

(50) - ibid

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définition et approche collective de la société de Louis Blanc : « A

mesure que les peuples sont devenus forts, ils ont repoussé la

spoliation réalisée par la force – ils se sont avancés vers la propriété

du travail et la liberté de l’industrie ; et voilà que vous découvrez dans

la liberté de l’industrie une première manifestation de l’individualisme !

(51) ».

On se doit de considérer l’analyse de F. Bastiat car, si l’individualisme

n’est pas le mobile exclusif d’une période prise dans l’histoire moderne,

il n’est donc pas davantage le principe qui dirige une classe à l’exclusion

de toutes les autres. On peut s’interroger dès lors sur les arguments

sociologiques que nous avions repérés entre autres avec J.C Kaufmann,

qui, à titre de rappel , explique le repli individualiste de l’ouvrier par

une décrue du militantisme et celui de la bourgeoisie par l’abandon des

valeurs religieuses pour des principes plus hédonistes. Dans la même

logique, le transfert de la lutte des classes vers « une lutte des

places », que propose F. De Singly par exemple, ne serait pas la

conséquence de l’individualisme contemporain. De là, on aborde une

approche plus politique qui nous intéresse. F. Bastiat s’oppose à la

définition de Louis Blanc, pour qui les nations modernes se composent

de trois classes : aristocratie, bourgeoisie, peuple. Pour le défenseur

d’une vision plus sociale et collective de la société, il y a le même

antagonisme entre les deux dernières classes qu’entre les deux

premières. La bourgeoisie a renversé l’aristocratie et s’est mise à sa

place. A l’égard du peuple, elle constitue une autre aristocratie et

sera à son tour renversée par lui. Cette organisation politique

(51) ; ibid

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émanant de l’individualisme nous aiguille sur un axe nouveau. En effet,

jusqu’à maintenant, aucun auteur ne s’était clairement positionné, sur

les relations entre individualisme et prise de position politique.

L’adéquation : bourgeoisie, économie, individualisme proposée par L.

Blanc se retrouve de façon quasi sous-jacente à un grand nombre

d’auteurs (hormis Tocqueville qui, lui, dénonce le principe

démocratique). Dès lors s’est développé un sens commun, un préjugé

encore d’actualité qui véhicule une relation de cause à effet entre

bourgeoisie et individualisme. Cependant on peut, à partir du

positionnement de F.Bastiat se demander si l’individualisme est

vraiment le paradigme de la bourgeoisie ? De même est-il réellement

plus accentué que dans les classes populaires qui, elles, symboliseraient

apparemment des principes plus collectifs et qui sous- entendraient

une notion d’épanouissement collectif ? Dans cette logique, la

confrontation entre les deux formes d’épanouissement qui nous

intéresse serait avant tout un positionnement politique subjectif ; d’un

côté un épanouissement individuel symbole de la bourgeoisie et de

l’autre un épanouissement collectif porteur d’ idéologie ouvrière.

Pourquoi dès lors retrouve–t-on dans le slogan du Ministère de la

Jeunesse et des sports ces deux formes d’épanouissement

contradictoires ? Car on l’a bien observé, ces deux termes ne sont pas

compatibles. Dans l’argumentation que C. Bromberger dans « Passions

ordinaires » et F. de Singly dans « Sociologie de la famille

contemporaine » proposent sur l’évolution des mœurs et loisirs des

familles françaises , on avait retrouvé l’explication d’un transfert

entre les classes sociales, la classe ouvrière copiant les loisirs et les

mœurs bourgeois. Serions nous dans cette même logique ? A savoir

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maintenir une volonté issue d’une idéologie politique ouvrière, tout en

y associant une référence et principe bourgeois ! Cette conclusion peut

paraître quelque peu aléatoire, mais on ne peut l’écarter, même si elle

apparaît extrêmement réductrice pour l’éducation populaire entre

autre.

Si nous revenons à F. Bastiat, les conclusions seront tout autre

évidemment. Bastiat, lui, ne voit dans la société que deux classes. Des

conquérants qui s’emparent des terres, des richesses, de la puissance

législative et judiciaire ; et un peuple vaincu, qui souffre, travaille,

grandit, brise ses chaînes, reconquiert ses droits, se gouverne tant

bien que mal, s’éclaire par l’expérience et arrive progressivement à

l’égalité par la liberté, et à la fraternité par l’égalité. Mais pour

Bastiat, ces deux classes obéissent au sentiment indestructible, « non

pas de l’individualisme, mais de la personnalité (52) ». Mais si ce

sentiment mérite le nom d’individualisme, c’est certainement dans la

classe conquérante et dominatrice que l’auteur le récuse plus

ouvertement.

L’argent, pour Bastiat, n’a rien à voir avec l’individualisme car, au sein

du peuple, il y aura toujours des hommes plus ou moins riches à des

degrés infinis. Mais la différence de richesses ne suffit pas pour

constituer deux classes. Tant qu’un homme du peuple ne se retourne

pas contre le peuple lui-même pour l’exploiter, tant qu’il ne doit sa

fortune qu’au travail, à l’ordre, à l’économie, quelles que soient les

richesses qu’il acquiert, quelle que soit l’ influence que lui donnent les

richesses, il reste peuple. Pour défendre son argumentation, il donne

(52), ibid

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l’exemple d’un artisan honnête, laborieux, prévoyant, qui s’impose de

dures privations, qui accroît sa clientèle par la confiance qu’il inspire,

qui donne à son fils une éducation un peu plus complète que celle qu’il a

reçue lui-même, cet artisan serait-il pour autant sur le chemin de la

bourgeoisie ? C’est un homme dont il faut se méfier, c’est un

aristocrate en herbe, donc c’est un individualiste.

S’il est, au contraire, paresseux, dissipé, imprévoyant, s’il manque tout

à fait de cette énergie si nécessaire pour accumuler quelque épargne,

alors on sera sûr qu’il restera peuple. Il appartiendra au principe de la

fraternité. Cette argumentation de F.Bastiat est importante pour

notre étude dans la mesure où il s’oppose à l’idée que l’individualisme

n’est pas, non seulement comme on l’a dit, une émanation directe de la

bourgeoisie, mais a toujours été présent dans toutes les sociétés. De

plus, réussite sociale ne rime pas, contrairement aux idées reçues,

avec individualisme outrancier. D’ailleurs, on retrouve la même idée

avec la métaphore sur « la coquille » d’Aristote d’A. Gomez-Muller qui

pense qu’ il est illusoire de croire à une quelconque organisation

politique collective dans la mesure où l’homme est, avant tout, un

individu marqué par des intérêts personnels en quête de bonheur,

gloire, richesse ou sympathie et amour des autres. On retrouve ici la

même démarche argumentaire que Y. Rand, un siècle auparavant, mais

avec une absence totale de perspectives politiques.

Dès lors, il est intéressant de considérer la notion de personnalité

qui est apparue comme une dérive de l’individualisme et celle de

fraternité qui s’apparente à un contre-poids au point de vue de

l’économie politique. « Je commencerai par le déclarer très

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franchement : le sentiment de la personnalité, l’amour du moi, l’instinct

de la conservation, le désir indestructible que l’homme porte en lui-

même de se développer, d’accroître la sphère de son action,

d’augmenter son influence, l’aspiration vers le bonheur, en un mot,

l’individualisme me semble être le point de départ, le mobile, le ressort

universel auquel la Providence a confié le progrès de l’humanité. Hélas,

que les amis de Louis Blanc rentrent en eux-mêmes, qu’ils descendent

au fond de leur conscience, et ils y retrouveront ce principe, comme on

trouve la gravitation dans toutes les molécules de la matière. Il n’est

aucun sentiment qui exerce dans l’homme une action aussi constante,

aussi énergique que le sentiment de la personnalité (53) ».

Pour Bastiat, il faut conclure que l’individualisme est le sentiment de

la personnalité pris dans un mauvais sens, qu’il est aussi ancien que ce

sentiment lui-même, car il n’est pas une de ses qualités, surtout la plus

inhérente à sa nature, dont l’homme ne puisse abuser, et n’ait abusé à

toutes les époques. Prétendre que le sentiment de la personnalité a

toujours été contenu dans de justes bornes, excepté depuis le temps

de Luther et parmi les bourgeois, cela ne peut être considéré, selon lui,

que comme un jeu d’esprit. Il va même jusqu’à soutenir la thèse

contraire. Il affirme que les hommes, en général, donnent pleine

carrière au sentiment de la personnalité, et par conséquent en

abusent, jusqu’au point où ils peuvent le faire avec impunité.

(53), F. BASTIAT « Les œuvres économiques de F. BASTIAT » repris

par F. AFTALION, P.U.F, p 111 à 132

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On s’éloigne des perspectives de Y. Rand. Dès lors peut-on affirmer

que l’obstacle général au développement exagéré, à l’abus de la

personnalité n’est pas en nous, mais hors de nous. Il serait dans les

autres personnalités dont nous sommes entourés et qui réagissent,

quand nous les froissons, au point de nous tenir en échec. Cela posé,

plus une agglomération d’hommes se trouve environnée d’êtres faibles

ou crédules, moins elle rencontre d’obstacles en eux, plus en elle le

sentiment de la personnalité a dû acquérir d’énergie, et franchir les

limites conciliables avec le bien général. On pourrait très bien, d’après

cet argument, voir par exemple chez les peuples de l’antiquité désolés

par la guerre, l’esclavage, la superstition et le despotisme, toutes

manifestations de l’égoïsme chez des hommes plus forts ou plus

éclairés que leurs semblables.

De fait, aucune organisation collective, communauté n’a réellement de

sens, surtout une organisation où toute forme d’épanouissement

collectif est mise en avant.

« Aussi, quand une organisation collective arrive à proposer quelque

chose qui ressemble à de la pratique, on les voit toujours diviser

l’humanité en deux parts. D’un côté l’Etat, le pouvoir dirigeant, qu’ils

supposent infaillible, impeccable, dénué de tout sentiment de

personnalité ; de l’autre le peuple, n’ayant plus besoin de prévoyance ni

de garanties. Pour réaliser leurs plans, ils sont réduits à confier la

direction du monde à une puissance prise, pour ainsi dire, en dehors de

l’humanité. Ils inventent un mot : l’Etat. Ils supposent que l’Etat est un

être existant par lui-même, possédant des richesses inépuisables,

indépendantes de celles de la société ; qu’au moyen de ces richesses,

l’Etat peut fournir du travail à tous, assurer l’existence de tous. Ils ne

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prennent pas garde que l’Etat ne peut jamais que rendre à la société

des biens, qu’il a commencé par lui prendre, qu’il ne peut même lui en

rendre qu’une partie »(54). On retrouve une notion ici qui semble

primordiale dans la cohabitation politique entre individualisme et

collectivité : l’Etat.

Cette opinion n’est pas sans nous rappeler les analyses de Castel dans

« Propriété de soi, propriété sociale , propriété privé » autour de la

notion d’état providence.

R. Castel nous explique que l’Etat, et plus particulièrement sous un

système démocratique, ne serait qu’un palliatif collectif qui permet aux

masses populaires de croire à une quelconque forme d’organisation

collective plus équitable, où l’Etat jouerait le garde fou face aux

dérives de l’ individualisme et du néo-libéralisme.

Pour F. Bastiat, l’Etat ne serait qu’une organisation politique singulière

qui permettrait à une élite intellectuelle et économique de conserver le

pouvoir tout en donnant un semblant de démocratie. La notion même

d’épanouissement collectif est ici balayée purement et simplement.

Dès lors, on peut aisément affirmer que, pour F. Bastiat, le principe de

communauté épouse les mêmes stratégies manipulatrices et

sclérosantes. Quand on met en parallèle la démonstration des principes

d’organisation de société holiste de L. Dumont et tout particulièrement

de l’église pendant des siècles, on peut considérer que cette

responsabilité politique de F.Bastiat est motivée en bien des points.

Quel type d’organisation collective faut-il dès lors imaginer pour

pallier à cet individualisme omniprésent ? F. Bastiat là-aussi, nous

(54 )- ibid

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apporte un éclairage intéressant et tout particulièrement sur une

autre notion que nous avons évoquée précédemment et qui nous

intéresse , la Fraternité.

« Mais, dira-t-on, si le sentiment de la personnalité est indestructible,

s’il a une pente à dégénérer en abus, si la force qui le réprime n’est pas

en nous, mais hors de nous, s’il n’est contenu dans de justes bornes que

par la résistance et la réaction des autres personnalités, si les hommes

qui exercent le pouvoir n’échappent pas plus à cette loi que les hommes

sur qui le pouvoir s’exerce, alors la société ne peut se maintenir dans le

bon ordre que par une vigilance incessante de tous ses membres à

l’égard les uns des autres, et spécialement des gouvernés à l’égard des

gouvernants, un antagonisme radical est irrémédiable ; nous n’avons

d’autres garanties contre l’oppression qu’une sorte d’équilibre entre

tous les individualismes repoussés les uns par les autres, et la

fraternité, ce principe si consolant, dont le seul nom touche et attire

les cœurs, qui pourrait réaliser les espérances de tous les hommes de

bien, unir les hommes par liens de la sympathie, ce principe proclamé, il

y a dix-huit siècles, par une voix que l’humanité presque tout entière a

tenue pour divine, serait à jamais banni du monde. »(55) On le perçoit

bien, pour lui la fraternité est un « saupoudrage » social qui n’a aucune

validité . Par contre, il nuance quelque peu ses propos en étudiant

l’action que les hommes exercent les uns sur les autres, on découvre

que leurs intérêts généraux concordent, que le progrès, la moralité,

la richesse de tous, sont la condition du progrès, de la moralité,

(55) – ibid

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de la richesse de chacun. Dès lors on pourrait comprendre comment le

sentiment de l’individualité se réconcilie avec celui de la fraternité.

A une condition cependant : c’est que cet accord ne consiste pas en une

vaine déclamation ; c’est qu’il soit clairement, rigoureusement,

scientifiquement démontré. A mesure que cette démonstration sera

mieux comprise, qu’elle pénétrera dans un plus grand nombre

d’intelligence, c’est-à-dire à mesure du progrès des lumières et de la

science morale, le principe de la fraternité s’étendra de plus en plus

sur l’humanité.

Dès lors, F. Bastiat nous donne sa définition de la fraternité, à une

époque, est-il utile de le rappeler, où les fondements de la république

sont encore bien fragiles, donc avec une attention particulière à la

notion de fraternité, forme de contre-pouvoir religieux.

Il nous explique que nous avons tous des devoirs à remplir envers nous-

mêmes, envers nos proches, nos amis, nos collègues, les personnes dont

l’existence dépend de nous. Que nous nous devons aussi à la profession,

aux fonctions qui nous sont dévolues. Pour la plupart d’entre nous, ces

devoirs absorbent toute notre activité aussi est-il impossible que nous

puissions avoir toujours à la pensée et pour but immédiat l’intérêt

général de l’humanité. La question est de savoir si la force des choses,

telle qu’elle résulte de l’organisation de l’homme et de sa

perfectibilité, ne fait pas que l’intérêt de chacun se confond de plus en

plus avec l’intérêt de tous, si nous ne sommes pas graduellement

amenés par l’observation, et au besoin par l’expérience, à désirer le

bien général, et, par conséquent, à y contribuer . « …Auquel cas, le

principe de la fraternité naîtrait du sentiment même de la personnalité

avec lequel il semble, au premier coup d’œil en opposition.(56) »

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Cette approche n’est pas sans nous rappeler la conception de Kant et

tout particulièrement sa prise de position relative au positionnement

de chaque individu par rapport à la société. Nous avions déjà entrevu la

différence entre L’Aufklarung et les Lumières sur cette question. On

se devra donc de revenir sur cette approche de Kant ultérieurement

dans ce mémoire pour évoquer les différents composantes de

l’organisation républicaine face à l’individualisme. Pour reprendre la

définition de Bastiat, celle-ci nous instruit sur une dimension

« englobante » à deux niveaux. A savoir, d’une part, la superposition

des notions de fraternité et d’ épanouissement collectif, et d’autre

part, celles de personnalité et de fraternité. Le premier

rapprochement n’est pas sans nous interpeller au plus haut point. En

effet, que penser d’un auteur qui ,défenseur par définition du

sentiment de personnalité, ramenant l’individualisme à une simple

dérive d’un sentiment humain, qui, de plus, exerce la notion de

fraternité au sens plus empathique voire religieux du terme, finit bien

par nous proposer une définition de la fraternité qui symboliserait une

forme d’épanouissement collectif ? D’où l’émergence d’une question

dérangeante mais inévitable, qu’il est nécessaire de poser : Est-ce que

l’épanouissement collectif proposé par l’éducation populaire est une

forme dissimulée de la fraternité au sens religieux du terme ?

Même si ce mémoire se doit d’avoir une base raisonnée, argumentative

et objective, nous ne pouvons nous empêcher d’être interpellés par

cette question. Est-ce que l’envergure des universités populaires, les

propositions de Léo Lagrange, les ouvertures culturelles prônées par

(56) – ibid ;

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Malraux, les mouvements militants pour la jeunesse des années 70,

toute l’organisation socioculturelle, ne seraient pas tout simplement un

palliatif fraternel à la tradition religieuse, indispensable à tout contre

poids social ? Autrement dit, est-ce que les travailleurs sociaux, les

animateurs socioculturels de quartier, les animateurs de C.V.L. sont les

nouvelles « nonnes de la république », formés, rémunérés et bien

entendu laïques ? (Sommes-nous dans cette catégorie ?)

On avait vu avec R. Castel que le maintien sous oxygène des franges

défavorisées et des classes moyennes de la population est l’une des

conditions sociales impératives du maintien de la république. Dès lors,

ces questions ne sont peut être pas aussi dérangeantes que cela, même

si elles sont polémiques, surtout pour des individus engagés

professionnellement ou personnellement. Sous une forme plus

parodique, on pourrait demander au Ministère de la solidarité et de la

jeunesse et des sports, s’il est un « diocèse » du gouvernement ! A ce

stade du mémoire, il serait difficile de pousser plus loin ce chapitre

car a-priori trop peu d’auteurs ont analysé plus en amont la réflexion.

De plus, nous devons admettre que nous sommes certainement trop

impliqué professionnellement pour arriver à mener un travail de

recherche objectif. Enfin, surtout parce que la question de la relation

entre individualisme et collectivité doit être encore abordée sous la

question du communautarisme, présentée comme une forme

d’épanouissement collectif contemporain, à travers l’étude des deux

autres pendants de l’organisation républicaine que sont la liberté et

l’égalité. Néanmoins on ne peut que constater à ce stade du mémoire,

que pour l’instant, quelles que soient les pistes abordées, les

conclusions relatives à l’objet d’étude qui nous intéresse, et tout

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particulièrement la fameuse maxime de l’éducation populaire, nous

mènent à des abîmes tantôt idéologiques et politiques

(Dumont /Tocqueville) ou à des pistes religieuses ou sociales

controversées (L. Blanc/Bastiat), même sous l’angle communautaire.

Pour continuer, nous proposons l’étude de différents auteurs qui se

sont penchés sur la question, mais qui envisagent la conception du

communautarisme et de l’individualisme sur une même logique. L’idée

principale de cette hypothèse est de vérifier si les différentes

formes de communautés contemporaines peuvent être une forme

nouvelle d’épanouissement collectif d’un point de vue sémantique ( sens

et origine) en parallèle d’un projet politique. En toile de fond, le livre

d’A. Gomez-Muller « Ethique, coexistence et sens » nous apportera

une réflexion pertinente. L’ensemble du livre pousse un peu plus loin la

cohabitation entre individualisme et épanouissement collectif dans la

mesure où, peu à peu, le lien social fondé sur un sens partagé de

l’existence est jugulé par un pur et simple contrat de coexistence

libéral, émanation de l’individualisme, en somme « l’étage ultime de

l’égoïsme » de Tocqueville, ou « l’éthique objectiviste » de A. Rand.

3-Le sens et la coexistence : question originéle

Une réflexion concomitante émane de l’analyse de A. Gomez -Muller à

savoir que les nouvelles formes de regroupement social ne sont plus

réduites qu’à un simple ordre de coexistence au nom du pluralisme.

Dans cette logique, les ultra libéraux veulent imposer un état minimal

et une anthropologie individualiste, avec comme conséquence directe

un ordre social où la spontanéité du marché sera le seul lien important

d’inter subjectivité. D’emblée, on ne pourra oublier d’aborder la

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question des A.G.C.S. (accords généraux de commercialisation des

services) qui ont été imaginés et proposés par les sept pays du G.7.

Même si cet accord de principe reste pour l’instant flou, il épouse et va

dans le sens de l’opinion de l’auteur. Diamétralement, il nous faudra

également évoquer la philosophie des Nimby qui émerge

ponctuellement aux quatre coins de la planète et mérite que l’on s’y

attarde pour mieux appréhender les nouvelles formes de relation entre

esprit communautaire et ultra libéralisme. Ce troisième chapitre va

nous permettre d’aborder la quatrième hypothèse, à savoir que le

rapport au collectif ne symbolise plus la lutte des classes mais que

l’investissement de l’espace collectif se situe désormais dans

l’affirmation et la défense d’une opinion personnelle qui tient de moins

en moins compte des traditionnels courants politiques.

Dans « Ethique, coexistence et sens », l’auteur se demande s’il est

raisonnable d’espérer une réponse universaliste à la question du sens

de l’individu, de l’existence et de son agir . « Dans le domaine éthique,

les traditions ont leur source dans la relation construite entre les

hommes, en somme un processus partagé de totalisation (57) » .

Gomez-Muller développe l’idée de l’individualisme libéral qui prétend

construire une civilisation en considérant les sujets humains comme

des totalités toutes achevées, qui exigent respect de l’intégralité de

leur moi, ce qui situe cette prise de position dans la même lignée que

A. Rand. A la différence de la « totalisation » qui est acte, la

« totalité » désigne un tout déjà constitué et donc déjà déterminé

dans son être. Compris comme totalité, l’individu des libéraux apparaît

(57) A .Gomez Muller « Ethique, coexistence et sens » Desclée

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comme « un être essentiellement séparé et souverain, déployant

d’abord son intérêt propre dans le monde, inter-agissant avec les

autres en fonction de ses propres intérêts, et pour autant que son

propre intérêt réclame, en fonction de l’intérêt commun de

coexistence (58) ». La question nous intéresse au plus haut point dans

la mesure où elle aborde le point de vue originel. A titre de rappel

cette problématique de base vaut celle des universités populaires, ce

qui a, faute d’avoir clarifié la question, provoqué leur dissolution. En

effet le processus de « totalisation » se réfère au fait que les

individus ne sont jamais définitivement ce qu’ils sont et « ils

deviennent » dans leur rapport avec les autres en intégrant les valeurs

historiques. Les hommes se complètent perpétuellement. L’homme n’est

pas, il devient constamment. Pas étonnant que Gomez-Muller termine

son livre avec Sartre : « l’homme a à être, il se fait par son existence,

il n’a pas d’essence, il n’est pas le produit d’un plan divin au naturel.

Comme « il se fait en société, il est un être inter subjectif » ».

Dans cette logique contemporaine qui nous intéresse, on peut se

demander s’il y a suffisamment d’entente pour dégager un potentiel

politique en somme une forme d’épanouissement collectif au sens de

l’existence, ou s’il faut laisser cela à l’ordre spontané du social ou du

marché créé par des individus isolés dans la poursuite de leur intérêt

personnel ?

L’histoire peut nous apporter des éléments de réponse. Il semble que

(58) A.G. MULLER « Ethique, coexistence et sens » Desclée Brower 99

P 218/ 219

83

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les anciens comme Aristote pensaient qu’on pouvait définir ensemble

rationnellement le sens, les éléments « d’une vie bonne ». Gomez nous

affirme que les libéraux modernes croient qu’il n’en est rien et qu’à

travers la communauté ils« privatisent » la question de « la vie

bonne » ; ils ne laissent au domaine public que la question de la

coexistence des points de vue privés. Pour apporter du crédit à ce

raisonnement, on peut revenir sur le projet fait par les pays du G.7,

sur la commercialisation des services (A.G.C.S). Même si cette

proposition reste nébuleuse pour l’instant, elle vient étayer la prise de

position de l’auteur. En proposant de commercialiser certains services

d’état, éducation et santé entre autres, la déresponsabilisation sociale

de l’état est avancée (59). On peut du coup réfléchir au débat d’opinion

entre F. Bastiat et L. Blanc sur l’impérieuse nécessité de fraternité,

qui suivant une logique politique pouvait devenir soit obsolète soit

indispensable. On se doit d’observer que de nouveau , malgré une

approche différente, on arrive aux mêmes conclusions politiques qui

expliqueraient l’opposition entre épanouissement individuel et collectif.

Si l’on suit la logique de A. Gomez, coexister, au sens individualiste,

c’est s’utiliser réciproquement, c’est simplement se tenir les uns à côté

des autres, séparés par la diversité des « opinions et des intérêts ».

C. Taylor l’a bien exprimé également ; chez lui l’individu est vu comme

une totalité achevée et souveraine qui déploie son intérêt dans le

monde. L’individu libéral est « solitaire », non seulement dans le sens

de l’autarcie économique, mais dans le fait qu’il ne partage pas un

but commun qui le transcende comme individu. Il lui manque un

(59), Emission France Inter 17 /06/03 « Là-bas si j’y suis »D.Mermet

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« télos ». Dans la tradition grecque, la référence qui conditionne toute

orientation dans le monde se nomme « télos » (fin). « La fin confère

le sens aux moyens » s’est exprimé Aristote, ce qui transcende son

intérêt personnel : « D’où l’ennui profond qui hante les sociétés

modernes libérales : par l’absence, caractéristique du nihilisme, de

véritables enjeux historiques et symboliques, la vie humaine s’aplatit

et se rétrécit (60) ». Cette citation nous rappelle l’un des constats

déjà repérés, mais en l’éclairant sous un angle nouveau. Autour d’une

approche plus historique et anthropologique faite avec Tocqueville et

Dumont, les constats avaient été similaires . La question ici est

néanmoins abordée autrement. En effet, ce serait l’absence

d’engagement politique que génère la société démocratique qui serait à

l’origine de l’individualisme et lui donnerait du coup un sens. Cela

justifierait également le nécessaire principe de consommation qui

comblerait ce manque et justifierait l’impérieuse nécessité de

fraternité, en lui donnant aussi un sens.

D’ailleurs C. Taylor fait aussi une mise en garde concernant la

disparition de la justice sociale à laquelle nous conduit l’individualisme

libéral : les politiques de redistribution exigées par la justice sociale

ne sont démocratiquement acceptables que là où les citoyens partagent

un même sens du bien commun. C. Taylor et les communautariens

reprochent au libéralisme son incapacité à mettre réellement en place,

par l’application de sa doctrine, les conditions réelles de la réalisation

(60), C.Taylor, « Malaise dans la modernité », Cerf,1994 , Paris; p221

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de la liberté qui est sa thèse principale. On retrouve la question du

primat de la liberté face à l’égalité qui émerge. Ce leurre

qu’entretiendrait une société individualiste autour de la lutte

égalitaire, pour pallier et annihiler toute revendication sociale motivée

par des contrats libéraux, est de nouveau un constat que l’on peut

faire et que l’on avait repéré entre autre autour des différentes

revendications émanant des mouvements sociaux ( F. de Singly

« Sociologie des familles françaises »). Dans une optique

contemporaine, autour de la question du communautarisme, nous

pouvons reprendre certaines questions de Gomez-Muller qui

s’interroge : « Comment coexister aujourd’hui, étant donné le fait de

la pluralité des visions du monde et l’antagonisme des traditions

morales et religieuses qui sont mises de nouveau en avant? »

(L’évocation que l’on a fait précédemment du constat de l’influence de

l’islam dans les quartiers dits en difficulté pose la même

question). Donc le repli du contenu du domaine public vers la simple

coexistence peut être une explication du déclin moderne des idéaux

civiques en faveur de l’ordre spontané du marché. L’auteur nous

retrace, à travers quelques grands penseurs, certaines phases de la

disparition progressive du sens partagé de l’existence en faveur d’un

pur contrat de coexistence libéral, en somme la lente mise à mort de

l’éducation populaire par l’individualisme.

Selon l’auteur, c’est en société que l’homme sort de l’animalité ; les

droits individuels qu’on transpose dans l’état de nature sont des droits

acquis inter subjectivement en société.

Pour A. Gomez, dans le libéralisme, le sens de l’existence en commun

prend une dimension purement pragmatique : on construit un système

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qui permet à des individus libres de s’utiliser les uns les autres sans se

marcher sur les pieds. Par rapport aux Anciens, on observe un

mouvement de « privatisation » des conceptions en faveur d’une

élaboration politique d’un contrat de coexistence : un déplacement de

la problématique du bien vers celle du juste. Puis on passera à

l’évacuation du politique, on en viendra au marché comme l’institution

idéale qui concilie liberté individuelle et dépendance sociale. Chacun

est donc réputé avoir sa définition privée du bien et son point de

contact d’interaction avec le social est avant tout le marché. Le monde

serait ce que les affairistes et les intérêts économiques en feront, en

somme la même analyse que L. Dumont. De nouveau, il nous faut

évoquer à ce stade la question de la réflexion individualiste face à

l’engagement politique.

Une idée que les communautariens reprennent d’Aristote, c’ est celle

qui veut que la participation à la vie politique est constitutive de « la

vie bonne ». La cité développe les vertus civiques. L’homme ne s’aliène

pas dans le service de la Cité ; il réalise sa nature du fait même de sa

participation à la Cité. Il y a donc un devoir envers la Cité qui rejaillit

positivement sur soi-même. La poursuite de l’intérêt strictement

personnel nous rapproche de la nature animale selon Aristote. Il

affirmait donc que la poursuite de l’intérêt général peut réaliser

l’intérêt particulier contrairement aux libéraux qui plaident la

suffisance de la poursuite de l’intérêt personnel, afin de réaliser un

ordre social spontané de coopération. Le libéralisme est une négation

du point de vue d’Aristote, car il fera de l’individu un être autonome,

indépendant qui fonde une cité uniquement pour faire respecter ses

droits individuels. Il juge cette Cité comme un mal nécessaire pour

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l’individu , une construction dont il faut se méfier. Cette conclusion est

intéressante pour notre objet de recherche dans la mesure où la

notion d’autonomie vient heurter tout projet politique et s’opposerait

dès lors à des objectifs de socialisation nécessaires à un système

démocratique. Ces deux notions d’autonomie et de socialisation ne sont

pas sans nous rappeler des objectifs majeurs de l’éducation populaire.

D’où la nécessité de s’ interroger sur la validité de la cohabitation de

ces deux objectifs. Pour plus de cohésion, on reviendra ultérieurement

sur cette question en dernière partie.

On l’a vu, la voie précédente s’appuie sur le vieux rêve d’une morale

universelle fondée sur la raison que tous les hommes partagent. Le

communautarisme mise plutôt sur l’objectif de faire du sens une chose

privée. Ce point de vue interdit que les ressources publiques ne soient

utilisées à une défense de définitions particulières du bien. Ramener le

sens dans la sphère qui facilite la coexistence. L’égalité défend

publiquement une forme, une coquille juridique, morale, politique

permettant la coexistence des sens, coquille dans laquelle chacun

pourra inscrire son choix privé tout en permettant aux autres de faire

de même. L’égalité permet d’éviter « une guerre des sens », à condition

que l’on puisse définir rationnellement le juste. Comme cela est

impossible, on arrive à réduire « la guerre des sens » en plaçant la

question du sens en retrait de celle de la coexistence. Le

gouvernement doit être le gouvernement de tout le monde, il ne peut

utiliser sa force et des impôts collectés à tous pour défendre des

définitions particulières de la vie bonne. En somme, la morale devient

un impératif dicté par la raison pratique (Kant) et tourné vers la

coexistence, et le politique devient un contrat de coexistence

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(libéraux). Dès lors, l’individualisme est sous-jacent. La promotion de

l’unité sociale autour de valeurs symboliques est jugée incompatible

avec la liberté des individus. Les hommes peuvent poursuivre en groupe

une définition de la vie bonne, de la ligue sportive jusqu’au groupe

religieux, mais cela reste privé et ne peut être imposé par la force ou

les fonds publics. Un individu quelconque peut refuser en droit cette

définition et l’Etat s’assurera de cette liberté de choix. Par exemple,

l’Etat se prétend neutre en défendant un droit formel de propriété.

Dans cette coquille, pour l’un, le choix consiste à posséder de plus en

plus ; pour l’autre, la vie bonne consiste à posséder moins, mais

profiter de la vie autrement. Ce dernier n’a pas de droit sur la

propriété du premier pour les libéraux. Celui qui est en difficulté ne

peut que demander la charité, car la fraternité est évacuée dans ce

type de relations.

Les communautés modernes soutiennent qu’il y a des vertus reconnues

dans chaque tradition ( cf. Y . Quibeuf/ communauté religieuse) et que

l’Etat a un devoir de conduire les citoyens à exercer ces vertus. La

légitimité politique se fonde donc sur la tradition et non sur un contrat

social abstrait entre des individus autarciques. Dès lors, certaines

communautés se réfèrent à des vertus partagées et la vertu est

définie comme la disposition à faire certains biens reconnus. Le

problème est qu’une société aux prises avec la mondialisation élimine

de plus en plus les institutions propres à la réalisation de définitions

positives. On refuse même les mesures de protection

environnementales de certains états au nom de la libre concurrence.

Dans la société libérale, les individus n’ont publiquement que des

droits, la vertu est privatisée et l’Etat fait respecter ces droits. Pour

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réaliser l’humain, l’homme a besoin de la Cité et de l’Etat. Pour que les

hommes puissent argumenter sur une vie « citoyenne », ils doivent

d’abord se reconnaître comme des égaux en la matière. Les anciens

Grecs ont inventé le concept de démocratie. Si l’argument seul doit

l’emporter, il faut composer un espace civique homogène. Les fins sont

politiques, car il s’agissait d’abord d’assigner des fins à la cité et non

de protéger la liberté individuelle. La forme démocratique vise aussi à

réaliser une perfection : le meilleur régime, le meilleur vivre-ensemble.

La thèse communautarienne de l’Etat perfectionniste reconnaît un

potentiel politique à l’idée de vie bonne ; elle suggère que l’on ne peut

affirmer ce qui est politiquement juste sans invoquer une conception

substantielle du bien de l’homme. « L’on ne peut définir une conception

du bien de l’homme sur une base naturelle et abstraite mais, seulement

en référence aux valeurs véhiculées par la tradition d’une communauté

historique particulière (61) ». Aristote semble dire que les hommes

s’appuient sur une nature, tandis que les communautariens modernes

parlent plutôt d’une culture, d’une tradition qui définit à sa façon le

bien. C’est l’opposition classique nature-culture qui est invoquée. Ici, le

parallèle entre les concepts originaux grecs, source référente de tout

épanouissement collectif, et les nouvelles définitions collectives

contemporaines, à savoir les communautés, nous apportent un élément

à la fois nouveau et concomitant à notre précédent mémoire. Nouveau,

dans le sens où la confrontation que l’on étudie entre individualisme et

épanouissement collectif peut trouver l’une de ses explications avec

(61) , A.G. Gomez « Ethique, coexistence et sens » D.B/99 p 132

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l’opposition classique nature et culture. Concomitant, dans la mesure

où l’on peut faire un rapprochement avec le même antagonisme que

nous avions déjà repéré; à savoir entre liberté et égalité. Toutes les

revendications sociales qui trouvent leur légitimité dans l’égalité

favorisent l’individualisme ce qui permet aux traditions sociales et aux

moeurs de grignoter et faire récupérer peu à peu aux classes ou aux

groupes dominants les acquis sociaux « perdus » . D’autant plus que

« l’individualisation n’assure pas l’égalité, mais, au contraire, en

disqualifiant la méritocratie, elle fige les situations sociales, et ne

permet que des appropriations individuelles (61) . » Contrairement aux

revendications pour la liberté où l’on retrouve de réelles motivations

politiques. Dès lors, l’individualisme moderne présente un individu

affichant un « primat du soi sur ses fins », c’est-à-dire un individu qui

choisit souverainement ses valeurs : mais un tel individu peut-il

exister ? Est-il capable de raisonnement pratique, de guider son agir,

dans la mesure où tout individu est formé dans une tradition, dans une

culture ? « La liberté n’est pas une caractéristique ontologique de la

personne (62) ». Cela ne veut pas dire qu’un individu ne peut pas

changer ses valeurs, chacun étant formé en société, c’est une voie

longue et influencée par les valeurs déjà acquises. «Les fins qui

orientent notre existence ne sont pas le produit d’un choix arbitraire

et souverain mais le produit d’une auto-interprétation contextualisée

de notre situation dans un horizon socioculturel qui nous

précède (63)».

(61)- M. GAUCHET « Le monde de l’éducation », n°321,01/04 ,p64/65

(62)-(63),Berten, André et al « Libéraux et communautautariens » PUF

1997 ;p 56

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La question est intéressante pour le sujet qui nous importe. Nous avons

donc perçu que toute forme de revendication individualiste n’avait de

sens qu’à travers une construction culturelle de la pensée, des

traditions, donc un héritage collectif, l’individu ne pouvant se

déterminer seul. Dès lors, c’est la remise en cause individuelle de

grands principes collectifs qui ont peu à peu amené une émergence de

plus en plus prégnante de l’individualisme. Lors du précédent mémoire,

la question sur l’ origine de l’émergence de l’individualisme avait été

évoquée. Une référence à la religion et à l’église, bâtie sur une

organisation holiste, nous avait amené à repérer qu’une des pistes

possibles de la genèse de l’individualisme se situait peut-être du côté

des frères Moraves avec l’émergence du protestantisme. Néanmoins, si

l’on se réfère aux constats « fraîchement » repérés, à savoir

l’opposition : nature-culture, en adéquation avec le primat de la

construction collective sur l’individu, on doit se demander où les frères

Moraves ont puisé leurs inspirations ? A ce propos, la question de la

culture et tout particulièrement la culture de masse omniprésente de

nos jours, serait également une piste à aborder, afin de bien

comprendre les relations de cause à effet entre le triptyque culture,

individualisme et collectivité. La culture de masse d’aujourd’hui est-elle

une conséquence ou une cause de l’individualisme ? L’engouement pour

cette forme de culture est-il une conséquence du désintérêt

politique ? La culture de masse est-elle le prolongement contemporain

de l’éducation populaire et symbolise-t-elle une nouvelle forme

d’épanouissement collectif ?

Pour revenir à la question qui nous intéresse , essayons maintenant de

reprendre la troisième hypothèse de ce mémoire, celle relative à

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l’origine de l’individualisme, au-delà de l’origine de l’influence des

Frères Moraves et du protestantisme que l’on avait évoqué comme

étant une piste possible. Nous venons d’observer, entre autre avec

F.Bastiat, que toutes les formes d’exploitation et validation de

l’individualisme permettraient avant tout la justification d’un système

politique, social ou religieux en place ; l’individualisme étant en fait au

cœur de l’homme, intimement lié à la nature humaine. Pour confirmer

cette hypothèse, nous proposons de remonter dans l’histoire pour

observer les prémices de signes individualistes et comprendre ainsi

que seule, l’organisation sociale holiste de l’Eglise empêchait le

développement de l’individualisme, prêt à s’insinuer dans toutes les

failles que le système social en place permettrait.

4 – L’origine de l’individualisme

Nous avons vu que c’est l’être qui est au cœur du problème relationnel

entre la culture et la structure holiste de l’église. Chronologiquement,

on a repéré que la culture a été intimement liée aux différents règnes

et régimes ecclésiastiques. L’omniprésence de l’église et la délicate

question de la place de l’homme par rapport à Dieu fut historiquement

l’évolution la plus significative concernant l’émergence de

l’individualisme. Si l’on essaye de repérer des mouvements significatifs

dans cette relation, la renaissance italienne est peut être cet

événement déclencheur. Dans l’Europe du XIIIè siècle, l’Italie du nord,

et Florence tout particulièrement, est un bassin culturel en devenir .

Avec notamment une relecture des textes anciens à travers une

approche plus scientifique, un grand nombre de personnalités vont oser

détacher peu à peu l’homme de Dieu. Toutes les différentes

biographies que l’on a pu repérer nous amènent à émettre l’hypothèse

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que Florence, et tout particulièrement Dante Alighieri et Giotto dit

Bondone, ont influencé cette évolution de la pensée. Avec les vers du

groupe de poètes du Dolce Stil Nuovo , peu à peu, Dieu n’ est plus

sacralisé et est envisagé de façon plus humaine (64) . Le corps humain

est honoré comme étant une création divine. Giotto, par l’analyse de sa

vision du monde, par ses recherches scientifiques sur les volumes et

l’espace, a été considéré comme l’un des créateurs de la peinture

moderne. L’homme est une construction divine et à ce titre, il se doit

d’être étudié, observé et recentré. De son côté, Dante, poète italien,

hormis son rôle politique dans sa ville natale de Florence, bouleversera

la littérature et la poésie italienne moderne dont on lui accorde la

paternité. A travers des essais scientifiques, linguistiques (de vulgari

eloquentia) et politiques, il proposa une poésie novatrice. Sa notoriété

est due à la Divine comédie où son œuvre fut considérée comme

l’expression parfaite de l’humanisme chrétien médiéval. Par cette

porte culturelle ouverte, on peut certainement trouver les premières

traces de l’ individualisme, et surtout, au delà de cette légère

évocation historique, on peut repérer la confirmation d’un élément

nouveau, qui est la place primordiale de la culture dans l’opposition

entre la dimension individuelle et collective. L’organisation holiste de

l’église a été en quelque sorte pris à son propre piège en acceptant

l’idée glorificatrice de la valorisation du corps humain, création de

Dieu, par la culture. La question qui vient tout de suite est de

comprendre si la culture favorise l’émergence de l’individualisme et par

conséquent, de repérer si elle s’oppose à tout projet collectif ? Si l’on

(64), Guide compact « Firenze », Metropolis 2001 ,p 9/10

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suit ce raisonnement on peut d’emblée comprendre pourquoi la culture

serait un « concept » défendu et valorisé par la bourgeoisie puisque

l’idée la plus communément diffusée situe une relation de cause à

effet entre la bourgeoisie et l’individualisme. Il est clair que cette

approche a fait l’objet de nombreuses recherches et que son

développement sortirait quelque peu du sujet de ce mémoire.

Néanmoins on peut quand même repérer certaines positions qui vont

nous apporter et confirmer des éléments. Si la culture, l’éducation

artistique développent et favorisent l’individualisme moderne on peut

se demander s’il n’y a pas ici à trouver l’explication du manque de

considération des matières artistiques à l’école par exemple, qui se

doit avant tout de véhiculer et de faire partager des valeurs

collectives et républicaines. L. Ferry nous donne une explication qui

vient étayer cette hypothèse : « Alors que chez les Anciens, l’œuvre

est conçue comme un microcosme – ce qui autorise à penser qu’il existe

hors d’elle, dans le macrocosme, un critère objectif, ou mieux,

substantiel, du beau-, elle ne prend sens chez les modernes que par

référence à la subjectivité, pour devenir, chez les Contemporains,

expression pure et simple de l’individualité : style absolument singulier

qui ne se veut plus en quoi que ce soit miroir du monde, mais création

d’un monde, celui au sein duquel se meut l’artiste, monde dans lequel il

nous est sans doute permis d’entrer, mais qui en aucune façon ne

s’impose comme un univers a priori commun (65) ». Si l’on suit cette

thèse, l’expression culturelle individuelle est avant tout un des moyens

qui favorise l’individualisme, donc qui s’oppose à tout épanouissement

collectif. Mais cela ne signifie pas que la dimension culturelle est

l’unique cause de l’émergence et du développement de l’individualisme.

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Il en va de même avec l’opposition avec toute forme de projet

collectif. On peut du coup constater que le raisonnement est identique

face aux relations de cause à effet avec le développement de la

bourgeoisie, l’organisation politique, ou la démocratie en l’occurrence.

Il faudra revenir sur les dimensions culturelles, économiques,

politiques et sociales, mais on peut faire déjà un constat important. La

multiplicité de ces explications apparaît comme autant de

potentialités qui viennent alimenter l’opposition entre individualisme et

collectif. Ce constat apparaît important et confirme notre recherche.

En effet tous les auteurs étudiés ont envisagé et fourni une

explication sous un angle unique, ce qui laisse sous-entendre que

chaque raison ( culturelle, économique, politique) justifie l’opposition

entre l’individualisme et le collectif. Alors qu’en repérant cette

multiplicité, on s’aperçoit de nouveau que ces différentes raisons sont

bien des moyens de vivre plus ou moins bien cette quête individualiste.

Pour revenir à l’évolution de la pensée et en avançant vers la

modernité, entre le XIII et le XVIII ème siècle, l’idée sur la place de

l’homme évolue, change et l’espace social se recompose autour de

l’individu. Avec la renaissance du grand commerce et la révolution

industrielle, le marchand ou l’affairiste remplace le religieux ou

l’aristocrate comme dépositaire d’un pouvoir économique et social. Les

autres classes doivent s’adapter pour survivre en tant que classe. Naît

une anthropologie du bonheur centrée sur l’accumulation et la

jouissance des biens matériels. L’intérêt devient le moteur reconnu de

l’activité humaine. Les anciens rapports sociaux fondés sur la

(65), L.Ferry « Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’age

démocratique » p 19

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contemplation, la gratuité changent pour des rapports fondés sur

l’efficacité. Les esprits s’occupent maintenant à l’efficacité dans la

production. Nouvelle volonté de puissance fondée sur l’économique. Par

exemple, le puritanisme religieux qui valorise la réussite économique et

l’individualisme (c’est une religion qui s’adresse à l’homme privé) est une

adaptation à la montée du matérialisme. C’est la religion revue et

corrigée pour les affairistes, nouveaux détenteurs du pouvoir, qui ne

voulaient plus voir la pauvreté valorisée et la richesse dévalorisée. La

grande leçon, c’est que les hommes adaptent leurs symboles aux

réalités sociales et économiques. Les valeurs sont pliées aux intérêts

des classes dominantes, la notion de Fraternité devenant comme on l’a

vu la soupape de sécurité de la bourgeoisie. Le rationalisme depuis

Descartes a développé l’idée que l’individu peut passer la tradition au

crible de sa raison. Il connaît le monde pour le dominer, le posséder et

non pour le contempler ou fusionner mystiquement avec lui. L’homme

n’est plus dans la nature mais devant la nature. Les défenseurs des

théories libérales, voire certains conservateurs modernes,

reviendront là-dessus, niant le rationalisme en affirmant au contraire

que l’homme crée un ordre social spontané qui échappe à la raison. La

rencontre des intérêts individuels sur le marché crée spontanément le

meilleur des mondes et l’Etat doit se retirer. La montée de

l’individualisme et la valorisation de la liberté individuelle seraient

donc une conséquence de la montée de la bourgeoisie. On le voit, cette

explication plus «sociologique » confirme le constat que nous venons

de faire, en pointant du doigt le développement économique de la

bourgeoisie comme cause de l’individualisme. Pour revenir à la

question du sens et à titre de comparaison , la Grèce antique

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présentait l’homme comme naturellement politique : dans la modernité,

il le devient par nécessité pour une question de sécurité ou pour

protéger des droits dits naturels. L’obligation politique n’a plus sa

source dans le bien-vivre, dans le désir de réaliser une perfection. Le

postulat individualisme-égalitarisme qui caractérise la société moderne

constitue le politique comme mécanisme de coexistence de définitions

particulières du bien. Il s’agit d’une coexistence des valeurs, mais aussi

des intérêts économiques. Dès lors, certains penseurs comme Hobbes

voient dans l’Etat un ustensile créé par les individus pour protéger leur

vie et leur avoir. La tradition classique et médiévale considérait le bien

comme une valeur objective et acceptait la réalité d’un sens partagé

de l’existence ( L .Dumont). Pour les premiers théoriciens du

libéralisme, Hobbes, Locke , Rousseau, toute représentation

symbolique du bien est à priori particulière et indémontrable. S’il

existe un bien qui peut valoir collectivement , c’est un bien de nature

politique. Il repose non pas sur la défense de perspectives

symboliques et particulières, mais justement sur la possibilité de la

coexistence de différentes définitions privées et controversées du

bien.

5- Premier enseignement de la deuxième partie

Un débat québécois s’est tenu récemment sur l’enseignement de la

religion catholique dans les écoles publiques. Le pape, tout en déclarant

« que la religion chrétienne est la meilleure », a canonisé 120

« martyrs » chrétiens morts en Chine à cause de leur foi, alors que les

chinois les considèrent comme des criminels. « Le Livre noir du

communisme » de Courtois, Stéphane et al…, nous rappelle que

l’anéantissement massif, la concentration dans les camps de

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« rééducation » se faisait au nom d’une définition de la vie bonne :

« c’est bien au nom d’une doctrine, fondement logique et nécessaire du

système, que furent massacrés des dizaines de millions d’innocents

sans qu’aucun acte particulier puisse leur être reproché (66) ». Les

Américains ont exterminé les autochtones. George Washington, l’idole

américaine les considérait comme infra-humains, « comme des loups »

disait-il, d’autres ont massacré les populations qui résistaient à la

christianisation. Gomez-Muller parle d’effets de la « guerre des

sens ». C’est la problématique de la neutralité d’une société juste, sa

manière de définir la liberté raisonnable face à des groupes qui vivent

des définitions particulières culturelles autres. C’est comme si le

juste présentait un niveau supérieur. Par exemple, certains ont défini

l’excision du clitoris comme un bien car c’est une pratique

traditionnelle : la notion de juste récuse que ce soit un bien, car c’est

une pratique traditionnelle qui viole un principe du juste, l’intégrité de

la personne. On aperçoit dans cette pratique la manifestation d’une

domination qui traite une catégorie d’êtres en inférieurs. Donc, une

question où l’individualisme n’a de place que s’il s’intègre dans

l’organisation collective, ce qui est intéressant à noter pour notre

étude. Autrement dit, la société n’accepte- t-elle l’individualisme qu’à

la condition qu’il corresponde à ses propres critères culturels et

sociaux ? Nous pouvons revenir sur l’une des questions soulevées

précédemment, et qui s’inscrit dans l’opposition égalité / liberté face

à l’individualisme . Pour traiter de la question de cette forme de

coexistence, revenons à Gomez-Muller qui cite Kant: « La question

(66), , Stephane , Courtois et al. « Le livre noir du communisme »,

Robert Laffon, 1997, p 17

99

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morale par excellence est donc la suivante : à quelles conditions puis-je

penser que les fins que je me propose ne sont pas seulement mes fins

subjectives, mais aussi des fins qui sont objectivement valables,

admissibles par tous ? (67) ». Il développe l’argumentaire autour de la

« tabula rasa » qui, en morale, est la condition d’objectivité, la mise

entre parenthèses des intérêts particuliers, où la morale est une loi

que l’on se donne à soi-même en tant que participant à une organisation

collective. Tout acte individuel ne peut être dicté par des fins

empiriques, car ces fins subjectives étant particulières, elles se

heurteraient avec la liberté d’autrui de faire de même, ce qui n’est

pas conforme au postulat de l’égalité. La liberté du sujet est acquise

en se libérant du caprice des fins empiriques ; en développant toute

une argumentation autour de la pensée de Kant, Gomez-Muller nous

renvoie donc à l’une des questions qui avait émergé lors d’une

conclusion précédente. En observant les relations de cause à effet,

entre l’individualisme et les universités populaires, émanation du siècle

des lumières, la question de l’influence de l’Afklarung, dont Kant a été

l’un des « pourvoyeurs », sur l’individualisme contemporain avait

émergé. La philosophie de l’Afklarung n’aurait-elle pas été une

meilleure source pour l’éducation populaire face à l’individualisme ?

Nous avons pu faire apparaître les différentes conditions et

articulations entre la liberté et l’égalité, ce qui permet de définir la

cohabitation entre l’individualisme et le collectif au sein de l’éducation

populaire. Dans la pensée de Kant, un principe de réciprocité est

nécessaire à la coexistence du groupe et de l’individu : le sujet doit

(67), A.G Gomez « Ethique, coexistence et sens » Desclée Brower / 99

p 243

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s’interroger pour savoir si ses principes peuvent avoir une valeur

collective. Si je mens par intérêt, je dois me demander si une société

admettant le mensonge comme principe permettrait la coexistence.

Kant a développé l’idée que se gouverner par soi-même implique de ne

pas se laisser guider par les circonstances, les désirs du moment : ce

serait capituler devant des contingences. Kant juge qu’être dominé par

ses désirs est contraire à la liberté. Dès lors, un principe collectif ne

peut être déduit de principes contingents. Si l’égalité doit arbitrer le

bien, elle présente, selon Kant, un degré d’universalité supérieur. Or,

les désirs, les fins, le sens de l’existence, les définitions du bonheur

varient selon les individus, cela découle d’une philosophie qui partage

l’humain entre une faculté de désirer et une faculté rationnelle

supérieure, impartiale. Par exemple, si un individu veut imposer à tous

sa définition du bonheur, il impose un élément de sa faculté subjective

de désirer. La réflexion sur des principes politiques ou moraux

collectifs implique de prendre une distance par rapport à ses désirs

subjectifs. A. Gomez-Muller nous explique, que pour Kant, « le primat

du juste égalité » exprime le fait que celle-ci n’est pas une vertu parmi

d’autres, il n’est pas au même rang que la liberté. Le juste sert de

principe constitutionnel. Le juste permet de déduire la notion de

liberté individuelle. Par exemple, la morale de Kant ne dit pas : « faites

ceci ou cela en conformité avec une idée partagée de vie bonne » ; elle

prescrit : « agis comme si ta maxime pouvait être universelle ». Un

musulman ou un chrétien qui ont certainement des divergences sur ce

qui constitue le sens collectif, conclueront ensemble qu’on ne peut

voler, car si tous volaient, la coexistence sociale serait impossible. La

règle est donc commune à leur religion respective. Gomez-Muller cite

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Kant en 1788 : « on ne doit plus empêcher le citoyen de chercher son

bien-être de toutes les façons qui lui plaisent, pourvu seulement

qu’elles puissent s’accorder avec la liberté des autres (68) ». La morale

kantienne est donc formelle car elle vise « la coquille » plutôt que de

définir un contenu de vie bonne. Kant défend l’idée qu’il faut aimer la

coquille, le devoir en soi sans égard à son rôle dans la coexistence. En

quelque sorte, cette analyse nous amène à la question centrale qui

avait tiraillé à l’époque le mouvement des universités populaires.

Quels devraient être la philosophie, les principes fondamentaux de ces

universités ? L’éducation populaire doit-elle être une valeur d’accès

individuel à la culture, donc à la promotion sociale pour pallier à toute

forme de manipulation collective (réf. : Affaire Dreyfus) ou

l’éducation populaire doit-elle, avant tout, être une formatrice d’esprit

critique ? En privilégiant l’égalité, les intellectuels de l’époque ont

contrairement à ce que nous laissent supposer nos conclusions

antérieures, les mêmes principes que Kant ; la différence se situerait

plutôt sur la forme, à savoir la place et le rôle de chaque individu au

sein de la société. Rousseau disait déjà que de la diversité des cultes

bizarres vient la fantaisie des révélations : « Dès que les peuples se

sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui

a fait dire ce qu’il a voulu . Les dogmes particuliers rendent les

hommes orgueilleux, intolérants et cruels ; chaque religion déteste,

maudit les autres, les accuse d’aveuglement, d’endurcissement,

d’opiniâtreté, de mensonge et au lieu d’examiner les raisons des autres,

chacun instaure la censure et la persécution »(69). On ne pourrait

(68) – A. Gomez Muller ; ibid ; p 245

(69) J.J Rousseau, « Emile, De l’éducation » 1762 , poche 1986, p 167

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trancher sur les sens de l’existence, ni dans les questions de religion,

puisque c’est le résultat de l’imagination humaine, de l’opinion. Aucun

réel probant ne nous interpelle pour trancher la question comme en

physique ou en chimie. On ne pourra donc jamais convaincre autrui de

façon décisive en matière symbolique. On pourrait toujours

recommander la tolérance des points de vue d’autrui, mais le

prosélytisme se pointe toujours comme le souligne Rousseau, puisque

chacun a besoin de voir généraliser sa définition de la vie pour la vivre

lui-même. Par exemple, les zélateurs d’une religion refusent le

caractère construit des religions : ils décrètent que leur religion leur a

été révélée par un Dieu défini à priori comme parfait. Leur vision de

la nature humaine devient indiscutable, le monde est révélé par un

supra mondain indubitable. Evidemment, cela ne veut pas dire que les

traditions religieuses, comme toutes traditions, ne contiennent pas

des prescriptions de coexistence. Mais le triomphe d’un point de vue

particulier passe finalement par la liquidation physique de l’opposition.

Dès lors, on y revient, il devient impérieux que l’Etat soit neutre, car

la force publique penche alors pour un point de vue partial sur une

définition du bien et du juste. Les hommes ont construit des langages

différents, ils ont construit des religions différentes. On comprend

que les définitions de la « vie bonne » et du sens de l’existence soient

relatives et on s’attaque dès lors uniquement à la tâche d’organiser la

coexistence.

Dans cette optique, que ce soit tant sur l’opposition égalité /liberté,

que sur celle du sens à donner, on s’aperçoit que l’on part avant tout

d’un postulat subjectif. De ce fait on pourrait se permettre

d’envisager que le principe de communauté peut être une forme

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d’épanouissement collectif puisque la notion même de collectivité est

subjective, suivant la place et surtout les intérêts que l’on défend.

D’autre part rien ne vient s’opposer à une dimension d’épanouissement

dans une forme communautaire où la somme des perceptions

individuelles permet que l’on s’enrichit réciproquement. On se rend

compte de l’extrême difficulté d’aborder et d’arriver à repérer des

constats indiscutables, vu l’ensemble des points de vue. Pour bien

montrer cette ambiguïté, on peut en dernière partie évoquer la

question des Nimby qui symbolise parfaitement la problématique des

nouvelles relations entre épanouissement individuel , esprit

communautaire et épanouissement collectif envisagé par l’éducation

populaire.

5-1 Second enseignement : Les nouvelles formes d’épanouissement

Nimby est un acronyme pour « Not in my back yard” (pas dans mon

jardin) et provient du mouvement écologique qui désigne l’ensemble des

associations constituées à l’occasion de la défense d’un projet, d’un

site, et qui se dissout sitôt l’arrêt de l’action .

Le cas du syndrome Nimby se multiplie depuis plusieurs années autour

de mobilisations à destination d’enjeux locaux. Cette organisation, tout

autant thématique qu’éphémère, participe à une manifestation

d’intérêts particuliers. En pleine société où l’individualisme est décrié,

on est interpellé par cette caractéristique sociale. Souvent d’origine

politique, ces regroupements viennent flirter avec les groupements

collectifs, les communautés de part, à la fois, leur constitution

hétéroclite et leur forte mobilisation collective. Est-ce que ces

manifestations d’intérêts particuliers participent à une socialisation

politique telle que l’éducation populaire le définit ?

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Même si la dimension individualiste, voire égoïste, des revendications

stigmatise ce mouvement, on peut être surpris par l’ampleur de ce

phénomène surtout au regard d’un constat « Tocquevillien » qui

interpelait son concitoyen par « son manque d’intérêt pour le chemin

au bout de son champ ». Néanmoins, même si « l’individualisme est un

sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler…..

de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son image, il

abandonne volontiers la grande société à elle-même (70) », le principe

de mobilisation collective ne peut être ignoré et l’engagement

politique, même s’il est particulièrement ciblé, vaut valeur de projet

collectif. Les Nimby offrent, d’autre part, une autre particularité :

l’ambivalence des pouvoirs publics à leur sujet. D’un côté, ils

disqualifient ces associations sous prétexte de localisme très

individualiste ou de corporatisme, alors que, de l’autre, l’Etat multiplie

les injonctions à participation limitée. Les quartiers dits difficiles sont

l’exemple le plus significatif : « prenez-vous en main, occupez-vous de

votre quartier ». Est-ce à dire que l’Etat, construit autour d’un

système démocratique et d’une organisation libérale, dénonce le

manque d’intérêt des citoyens tout en refusant toute mobilisation à

dimension collective et politique (surtout si celle-ci s’oppose à la

volonté des pouvoirs publics) ? On le voit, la question dans sa forme

contemporaine interpelle. Si on se rappelle les mouvements de grève

récents dans le milieu enseignant, on y voit d’emblée une similitude :

dérangeante pour l’Etat, éphémère dans sa durée, hétéroclite dans sa

constitution, localisée dans son organisation. D’ailleurs, certains

analystes définissent ces actions comme « l’avènement de nouveaux

(70), A. deTocqueville, « De la démocratie en Amérique I » folio p 456

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mouvements sociaux » (N.M.S.), comme les mouvements des « sans »

pour citer un exemple d’actualité. On s’aperçoit que c’est toute la

dimension collective qui se modifie, donc également une forme

nouvelle de socialisation . Quand F. Dubet, dans « Le déclin des

institutions » , dépeint toute une organisation d’institutions qui ne

symbolise plus une source de construction collective référentielle

pour l’individu contemporain, c’est toute cette dimension et ce rapport

au collectif qui est remis en cause. De fait, la perspective

d’épanouissement collectif politique n’est plus synonyme de projet pour

et vers tous. J. Ion, dans « L’engagement au pluriel » signifie cette

modification par ses termes : « c’est un renouvellement des formes

d’engagement auquel on assiste, caractérisées tout à la fois, par un

affranchissement des appartenances et des affiliations partisanes ou

sociales, ainsi que par une tendance à prendre la parole en son nom

propre (71) ». L’engagement collectif peut donc exister mais dans une

forme plus localisée où l’individu aurait source de reconnaissance (la

forme communautaire rejoint ce particularisme). L’exemple de l’

organisation des fédérations de parents d’élèves est significatif . C’est

toute une remise en cause de la démocratie représentative :

localement l’individu se mobilise et fédéralement il se désintéresse.

Au regard de ce nouveau rapport au collectif, on peut repérer trois

constats majeurs dans les inter-relations entre les deux formes

d’épanouissements qui nous intéressent. Tout d’abord, l’évacuation

d’une mobilisation classique et partisane. Le passage d’une organisation

sociale où l’on est passé de la lutte des classes des années 60/70, à

(71), J.Ion « L’engagement au pluriel » Presses universitaires de St

Etienne ,2001 citation dans Sciences humaines p58

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une lutte des places des années 80/90, puis, peu à peu, à une lutte de

masse, autour d’enjeux variés où l’on combat ponctuellement

ensemble des risques majeurs pour la société de demain et ce quelles

que soient les classes sociales (avril 2001, les retraites…).

Ce principe bat en brèche toute une définition de l’organisation sociale

et politique traditionnelle que l’on connaît depuis deux siècles. La perte

de crédit des syndicats que D. Labbe dans « Les syndicats et

syndiqués en France depuis 1945 » exprime, nous confirme cet

aspect. En parallèle, la mobilisation contre la guerre en Irak, voire le

défilé en Belgique lors de l’émergence de l’affaire Dutrout (un million

de personnes contre les lacunes juridiques du gouvernement belge)

nous montre le changement d’organisation des mobilisations collectives.

Le deuxième constat s’apparente à « une dérive effervescente d’un

égalitarisme liberticide ». En relation avec le chapitre précédent, nous

avons repéré depuis longtemps l’impérieuse nécessité d’égalité au sein

de l’organisation démocratique en parallèle d’une évacuation des

revendications libertaires, « semeuses de troubles » pour l’Etat. En

déplaçant ces sources, les mobilisations collectives se sont peu à peu

construites uniquement dans un souci d’égalitarisme. Toutes les

organisations construites sur une définition et une mobilisation plus

politique se sont retrouvées discréditées, tel les partis politiques, en

voulant proposer un programme politique démagogique et en ignorant

l’expression et la place de la liberté qui les engageraient vers un sens

et un réel débat politique. On en revient à la définition du sens à

donner à l’existence et à la relation au juste et au bien. Dans cette

perspective la société grecque, construite sur une dimension politique,

génère une nostalgie atavique en comparaison de notre organisation

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politique contemporaine qui semble insipide. Néanmoins, en multipliant

les mobilisations revendicatives (Nimby), les mouvements collectifs de

soutien (les Sans, Restos du coeur, etc..), les mouvements sociaux (les

lycéens en avril 2001, la grève des enseignants en juin 2003), ces

mobilisations à mobile égalitaire ne participent-elles pas aussi d’une

société plus juste et équilibrée et n’interpellent-elles pas les

politiques sur une certaine conception de la société ? En exprimant et

défendant certains projets tout autant apolitiques que politiques (vie

de la cité) , chaque citoyen amène à travers ces mobilisations

ponctuelles un regard, une critique sur son environnement, sa société.

Ne serait-ce pas une forme particulière de projet politique

ressemblant aux aspirations d’une cité Grecque ?

Le troisième constat que l’on peut faire s’appuie sur l’affirmation et

l’apparition de l’expression de l’opinion personnelle. Lorsque I. Sommier

exprime « l’émergence de nouvelles radicalités » dans « Les nouveaux

mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation » , on pointe

la multiplicité des revendications, mais également la légitimité de ma

propre opinion. De nouveau, on voit poindre la remise en cause de la

démocratie représentative, tout en observant l’émergence d’une

expression de revendications personnelles. « L’anonymat des militants

est de moins en moins de mise. Au fur et à mesure que le « Je » se

voit reconnu comme action publique, les qualités personnelles ne sont

plus tues : elles sont, au contraire, valorisées (72) ». Cette phrase de

J. Ion définit bien ce constat de participation et de mobilisation

individuelle. On peut situer cette relation dans la même lignée que

l’étude de D. Bromberger dans « Les passions ordinaires » où le

(72), J. Ion , Sciences Humaines ,Décembre 2002, p61

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sociologue nous montre une même affirmation individuelle au sein des

loisirs : les cafés à thème, les manifestations sportives. Ce « parler en

nom propre » est le fruit d’une modification des rapports sociaux

entre l’individuel et le collectif. En quelque sorte, je participe moins à

des mouvements collectifs structurés, hiérarchisés et politiquement

définis, mais je me mobilise plus pour des actions spontanées

courtes et empiriques qui représentent et symbolisent ma vision de la

société. Les structures collectives représentent cette vision plus

collective au sens militant et politique du terme où l’expression

individuelle est tue et les possibilités d’initiatives individuelles

quasiment inexistantes.

Le besoin de reconnaissance, d’affirmation d’identité individuelle

amène l’individu contemporain à se mobiliser pour son projet politique.

Ce projet peut, tout autant, toucher un aspect environnemental, social,

éducatif où je vais rejoindre d’autres individus ponctuellement,

convaincu de la légitimité de ma revendication et de la sincérité de

l’engagement d’autrui. Finis les engagements à long terme où je ne suis

qu’un pion inactif. On peut ici repérer une déclinaison de « l’adulte à

problème » de J.P. Boutinet. C’est au coeur de l’émergence de

« l’adulte en perspectives » dans les années 60/70 qu’ont émergé les

premières remises en cause des institutions et le principe de la

démocratie représentative. Trente ans plus tard, « l’adulte à

problème » est en quête de solutions, et l’affirmation d’une solution

plus individualisée amène l’individu à trouver réponse ponctuellement

avec d’autres personnes partageant le même problème. C’est en

quelque sorte l’affirmation de « leur patir en agir » de Michel Péroni .

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Aides, Act-up, les associations de victimes, les alcooliques anonymes

sont des engagements autour de problèmes individuels qui peuvent

devenir source de revendications sociales.

C’est donc toute une modification de la définition et du rapport au

collectif qui se profile et change les inter-relations avec

l’individualisme. Mais c’est aussi tout un ensemble d’orientations

éducatives qui émerge du coup et qui est au service des institutions.

Les grandes finalités de l’éducation, souhaitées par l’éducation

nationale et les mouvements socioculturels, que sont l’autonomie et la

socialisation de l’enfant, se trouvent tiraillées et écartelées car elles

sont plus représentatives des aspirations familiales et individuelles.

Est-ce qu’une institution éducative doit continuer à proposer et définir

un projet éducatif et pédagogique construit sur des finalités de plus

en plus en décalage avec les aspirations des individus qui la

composent ?

On touche ici un problème de société et de primauté des relations qu’il

sera intéressant de développer et que l’on abordera en dernière partie.

Pour revenir et conclure sur la question des Nimby, on voit donc que,

de nouveau, on découvre une nouvelle forme de définitions sociales,

construite sur un rapport au collectif différent. La question de ces

organisations sociales éphémères amène à un constat particulier.

L’épanouissement collectif, tel qu’il est envisagé par l’éducation

populaire, n’a plus de sens dans la société contemporaine. Les Nimby,

les communautés locales, les associations de quartier peuvent être

tout autant source d’épanouissement collectif, mais elles le sont dans

une dimension plus réduite et temporelle, où chaque individu aura la

possibilité d’agir et d’inter-agir sur la société et ses contemporains.

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Sans anticiper sur la conclusion de ce mémoire, on voit poindre une

mouvance sociale et sociétale sur laquelle il faudra réfléchir. Avant

d’aborder la dernière partie faisons une synthèse des différents

éléments repérés dans ce chapître.

1er constat :

La maxime de l’éducation populaire ; favoriser l’épanouissement

collectif à travers l’épanouissement individuel, représenterait un

paradoxe social à travers un épanouissement individuel, symbole de la

bourgeoisie et un épanouissement collectif qui à contrario représente

la philosophie du mouvement ouvrier.

2 eme constat :

L’origine de la signification de la forme d’épanouissement collectif

proposé par l’éducation populaire serait avant tout une définition de la

fraternité au sens religieux du terme.

3 eme constat

L’origine de l’explication de la notion d’individualisme ne se trouve pas

dans les raisons soit politiques, sociologiques, historiques ou culturelles

évoquées, qui sont toutes des moyens de mieux vivre pour l’homme, un

individualisme immanent à l’homme.

4 eme constat

A travers le primat du subjectivisme sur toute autres définitions de

l’organisation des grands principes sociaux, nous pouvons montrer que

le communautarisme est une forme contemporaine d’épanouissement

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individuel ou collectif pour des individus en quête de reconnaissance

sociale.

5 ème constat

La définition de l’organisation collective contemporaine se modifie

autour de trois constats :

- l’évacuation d’une mobilisation classique et partisane

- une dérive effervescente d’une volonté d’égalitarisme

« liberticide » qui amène une nouvelle forme d’engagement politique

- l’apparition de l’affirmation de l’opinion personnelle représente un

moteur pour des mouvements collectifs de revendications, comme les

Nimby.

Nous pouvons envisager maintenant la délicate question de la

compatibilité entre l’individualisme et les objectifs pédagogiques

majeurs des centres de vacances et de loisirs, outils de l’éducation

populaire, durant les années 70 ,80, voire 90.

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3 EME PARTIE : La pédagogie contradictoire des C.V.L

3-1 L’autonomie et la socialisation de l’enfant p 114

3-2 L’ autonomie et l’ individualisme : une logique

contemporaine p 117

3-3 L’Education nouvelle est-elle compatible avec

la démocratie ? p 135

3-4 Conclusion du chapitre p 143

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Cette dernière partie, plus recentrée sur l’un des secteurs d’activités,

émane directement de l’éducation populaire, nous servira de support

d’étude. Cette analyse nous permettra de comprendre la lente mise à

mort des centres de vacances et de loisirs par l’individualisme.

Dans le mémoire de maîtrise, nous avions remarqué les évolutions

concomitantes entre le développement des centres de vacances et de

loisirs, outil de l’éducation populaire, et l’émergence de plus en plus

marquée des comportements individualistes stimulés par le formidable

essor économique des « trente glorieuses ».

Nous avons pu observer également un décalage croissant entre les

mentalités des familles, des enfants (grâce à des auteurs comme de

Singly, Kaufmann, Bromberger), utilisateurs et consommateurs à

souhait et les objectifs éducatifs initiaux des C.V.L . Ce décalage

symbolise parfaitement le dilemme dans lequel se situe l’éducation

populaire face à une société consommatrice qui influe et écarte un peu

plus chaque jour les individus de la volonté politique et pédagogique

des CVL. Dès lors, nous pouvons nous demander à quoi peuvent servir

aujourd’hui les centres collectifs de loisirs et de vacances ?

Autrement dit, est-ce que les centres de vacances ont encore une

fonction sociale ?

Si on y regarde d’un peu plus près, on est symboliquement à la même

croisée des chemins que les universités populaires du début du siècle.

A titre de rappel, ces dernières étaient tiraillées entre deux

orientations, soit privilégier l’esprit critique autour d’une dimension et

d’une perspective plus collective, soit favoriser l’épanouissement

individuel dans l’unique but d’une promotion sociale. On connaît

aujourd’hui l’option et ses conséquences ! Donc, que faire des C.V.L

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d’aujourd’hui ? Quel peut être leur devenir ? Un dispositif social pour

familles défavorisées ? Un espace de vacances privilégiées pour

comités d’entreprises favorisés ? Un secteur palliatif de service à

destination de familles en manque de solutions pour un mode de

garde ? Un échappatoire social à destination des jeunes qui offrirait

une opportunité ou une soupape de sécurité pour des communes

engluées dans la problématique « des quartiers » depuis les

évènements de l’été 81 ?

On pourrait continuer ainsi à lister et effeuiller des perspectives

sociales. Néanmoins, on peut constater que ces solutions sont toutes

propitiatoires, voire opportunes. On s’aperçoit que ce n’est pas le

projet CVL qui se positionne comme force de proposition. En effet cet

espace, outil symbolique et d’expérimentation pédagogique de

l’éducation populaire, n’offre plus ce particularisme éducatif qui

faisait sa force dans les années 70. Dès lors, il ne lui reste plus qu’à

s’adapter et être un nouvel outil social qui puisse rendre quelques

menus services ou possibilités compensatrices. Mais si les C.V.L des

années 2000 se situent uniquement sur le registre utilitaire, ils ne

proposent de fait aucune spécificité sociale reconnue. Par conséquent,

ils sont amenés à pouvoir disparaître si de nouvelles possibilités

d’organisations sociales, mode de garde ou émergence de nouveaux

dispositifs, apparaissent plus efficaces aux familles et aux élus de

tous horizons. De nombreuses raisons, pour expliquer cet état de fait,

ont été proposées. On avait bien perçu que l’argument économique

avancé par un grand nombre d’acteurs était, certes, l’une des

explications potentielles à ce constat, mais en aucun cas, la raison

majeure. Notre précédente étude faite avec les comités d’entreprises,

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nous avait montré les limites de cette explication. Par exemple, à titre

de rappel, même les séjours fortement aidés par les comités

d’entreprises ne sont plus autant fréquentés. Il en va de même avec

l’argument concernant le manque de propositions qu’offrent les C V L.

L‘étude d’une dizaine de catalogues et d’associations régionales nous

apportent un démenti catégorique. Palette de choix, destinations,

durées, activités sportives et de découvertes abondent à destination

des collectivités locales , des comités d’entreprises et des familles.

Nous sommes bien dans la droite ligne du projet consommé, en lieu et

place du projet partagé qui faisait la spécificité éducative et

pédagogique des centres de vacances et de loisirs.

3-1 L’AUTONOMIE ET LA SOCIALISATION DE L’ENFANT

Dès lors, pour continuer notre analyse de ce secteur d’activités, une

approche plus en profondeur sur le contenu des projets serait une

piste intéressante pour notre étude. En effet, la structure même des

contenus éducatifs des CVL a été construite sur deux objectifs

majeurs qui ont déterminé la plupart des projets pédagogiques pendant

les années 80 et 90. Même les formations « BAFA et BAFD » ont

pendant un grand nombre d’années positionné leur réflexion sur les

CVL et la formation sur ces deux orientations pédagogiques, à savoir :

l’autonomie de l’enfant et la socialisation de l’enfant. On peut d’emblée,

au regard des observations qui viennent d’être faites, poser certaines

questions par rapport à la recherche qui nous intéresse. Pourquoi ces

deux objectifs ont-ils accompagné la plupart des orientations

pédagogiques des CVL pendant de nombreuses années ? En quoi ces

deux objectifs ont-ils été une spécificité éducative reconnue

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socialement ? A ce titre, l’idée générale de cette seconde partie sera

de comprendre les interrelations entre l’individualisme et ces deux

orientations pédagogiques. En effet, puisque l’autonomie de l’enfant et

sa socialisation ont été le leitmotiv d’un grand nombre de centres de

vacances et de loisirs, leur compatibilité avec la société de

consommation et les demandes des familles contemporaines nous

permettra de comprendre en partie si ces choix pédagogiques sont, ou

non, à l’origine de la perte de reconnaissance et de crédibilité des CVL.

Pour bien vérifier que l’autonomie et la socialisation de l’enfant ont

bien été des objectifs récurrents des CVL pendant de nombreuses

années, nous avons consulté les archives pédagogiques des centres de

loisirs de la ville du Havre, soit 132 projets de 1990 à nos jours,

conjuguées à ceux des trois plus grosses associations havraises.

Suivant les années, la tendance est très nette entre 1990 et la fin

de la même décennie. Entre 73 % et 82 % des projets évoqués

mettent en avant ces objectifs. L’idée directrice de ces projets est

bien d’affirmer, en terme d’objectif général, l’accès à l’autonomie et

de participer à la socialisation de l’enfant. On remarque que, dans la

grande majorité des cas, les objectifs heuristiques et des moyens

ne paraissent pas réellement être en phase avec la volonté

pédagogique annoncée. Même s’il faut rester prudent sur cette lecture

dans la mesure où seule une observation de terrain aurait permis

d’infirmer ou non cette constatation. On est en droit de se demander

si cette détermination pédagogique est le fruit d’une volonté

mûrement réfléchie ou la résultante d’une dérive professionnelle,

dérive qui émanerait d’un « héritage pédagogique » . Le problème

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reste donc entier car, comme un vieil adage le dit , « un héritage n’est

pas forcément un cadeau ! » .

Pour avancer sur la question de l’origine et du choix de ces objectifs,

on peut en premier lieu expliciter en quoi leur détermination a priori

n’est guère surprenante. En effet on perçoit aisément une logique, une

influence et un lien direct entre l’éducation populaire et la Jeunesse et

sports. A titre de rappel, le slogan porte drapeau du ministère, qui a

été le thème des dernières assises nationales est encore : Favoriser

l’épanouissement individuel à travers l’épanouissement collectif. Si on

met en parallèle ce slogan et les objectifs pédagogiques qui nous

intéressent, on remarque une similitude. La notion d’autonomie se

situe en lien direct avec la volonté d’épanouir tout individu en

juxtaposition avec l’objectif de socialisation de l’enfant qui aspire à

une volonté plus collective. Si on se rappelle les constats repérés lors

du mémoire de maîtrise, à savoir l’incompatibilité philosophique,

sociologique et éducative entre l’individualisme et toute forme

d’épanouissement collectif, on peut émettre de sérieux doutes sur la

pertinence des projets pédagogiques proposés. Cependant, on ne peut

affirmer cette conclusion sans une étude plus approfondie. D’ailleurs

on doit d’emblée nuancer ces propos dans la mesure où c’est la mise en

œuvre globale qui semble inopinée, sans pour autant retirer toute

validité à chaque objectif pris séparément. On peut donc se demander

si cette incompatibilité pédagogique a joué ou non un autre rôle dans la

perte de crédibilité des CVL. Aucun élément concret ne nous permet

de vérifier clairement cette hypothèse. Le seul point que l’on peut

souligner reste que « cet antagonisme » a pu endiguer grand nombre

de projets pédagogiques vers des moyens, de fait, contradictoires. Si

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l’on met ce constat en adéquation avec l’activisme tous azimuts et la

course à la consommation vers lesquels se sont engagés les CVL

pendant les vingt dernières années, on peut certainement trouver les

germes de la « contamination éducatrice » qui font souffrir les CVL

d’aujourd’hui et expliquer ainsi les symptômes de leur longue maladie.

Pour pousser plus loin cette analyse, il serait intéressant maintenant

de comprendre si ces deux objectifs pris séparément peuvent être ou

non compatibles avec l’individualisme. Autrement dit, quelles sont les

interrelations entre l’individualisme et l’autonomie d’une part, et

l’individualisme et la socialisation de l’enfant d’autre part.

On peut distinguer une nuance claire entre les différentes

conséquences. En effet, d’un point de vue sémantique, voire

philosophique , nous allons de fait trouver des interrelations plus

péremptoires entre l’individualisme et l’autonomie qu’entre

l’individualisme et la socialisation. Nous commencerons donc par

étudier l’évolution concomitante entre l’individualisme et l’autonomie

pour bien appréhender leur parallèle, puis, dans un second temps, les

formes de la socialisation en opposition avec l’individualisme.

3-1-2 L’autonomie de l’enfant et individualisme : une logique

contemporaine.

Comme nous l’avons déjà souligné, les notions d’individu et plus encore

d’individualisme sont ambigües et pleines d’approximations

idéologiques, ce qui nous oblige à rappeler certaines définitions. Cela

pourra être d’autant plus pertinent qu’une démarche semblable avec la

notion d’autonomie est susceptible de nous apporter des pistes

complémentaires. A titre de rappel, aujourd’hui, la définition la plus

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usitée de l’individualisme désigne ce repli de l’individu sur la

sphère privée (réf. Tocqueville), le culte de soi ( de Singly), du bonheur

personnel et de la consommation (Kaufmann). Il en va de même dans

le champ éducatif où un usage péjoratif est utilisé pour dénoncer les

comportements des enfants et des jeunes. Rappelons donc que

l’individualisme dans le cadre de la philosophie désigne l’affirmation de

l’individu et de la subjectivité comme principe et valeur. On a bien

compris que le détachement de la relation à Dieu et à l’organisation

holiste de l’église (Dumont) a été l’élément déclencheur. A ce titre,

tout un ensemble de traditions et d’héritage culturel a été peu à peu,

inexorablement confronté à la subjectivité. Le fameux « je pense,

donc je suis » du Discours de la méthode de Descartes symbolise de

manière emblématique la naissance de l’individualisme moderne. La

formule est désormais inscrite au cœur de l’humanisme contemporain

comme valorisation de la capacité d’autonomie. A. Renault, d’ailleurs,

résume assez nettement ce déterminisme : « Ce qui définit

intrinsèquement la modernité, c’est sans doute la manière dont l’être

humain s’y trouve conçu et affirmé comme la source de ses

représentations et de ses actes, comme leur fondement

(« subjectum » sujet) ou encore, comme leur auteur. L’homme de

l’humanisme est celui qui n’entend plus recevoir ses normes et ses lois,

ni de la nature, ni de Dieu, mais qui prétend les fonder lui-même à

partir de sa raison et de sa volonté (73) ».

(73),A .Renaud « L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet »,

Paris 1995, Hatier, p3

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On l’a vu, la crise de l’humanisme dans notre société contemporaine

n’est autre que la crise de ce sujet là. D’ailleurs, pour la question qui

nous intéresse, on peut souligner sur un plan plus éducatif les

différents paradoxes qui ont entouré cet individualisme. L. Ferry, dans

« Homo Aestheticus : L’invention du goût à l’âge démocratique » le

précise ainsi : « un sentiment d’une perte irrémédiable de soi d’un

côté, conjugué à une volonté sans cesse croissante de réappropriation

tant sur un plan individuel qu’au niveau collectif (74) ». On le voit, la

question du positionnement de l’homme face à la société qui l’entoure

ne cesse d’interpeller l’individu. La question est d’autant plus sensible

dans le champ éducatif où une contradiction permanente pèse entre un

mouvement général d’émancipation subjective et l’image négative que

l’affirmation d’un individualisme conserve dans la culture pédagogique.

Autrement dit, les subjectivités individuelles contemporaines peuvent

elles s’assumer dans le champ éducatif ?

Une autre question émane de cette approche : la société

contemporaine débouche-t-elle sur l’éclatement du monde commun en

mondes particuliers ou sommes nous une tâche inachevée de

construction d’un monde commun par des individus à la conquête de

leur autonomie ? Le débat touche de près le sujet qui nous intéresse.

C’est la question de la forme de l’autonomie : celle qui permet à un

individu de s’accomplir dans l’inter subjectivité, et dont l’autonomie

suppose une perspective d’un monde commun, ou celle qui favorise la

reconnaissance de son propre

(74) L. Ferry « Homo Aestheticus :L’invention du goût à l’âge

démocratique», 1989, Gallimard, p 11/12

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monde et les moyens de lui donner forme ? Les risques et les

conséquences de ce choix vont nous donner des éléments dignes

d’intérêt. Le débat se situe donc entre « l’autonomie du sujet » et

« l’indépendance de l’individu ».

Quelle définition pouvons nous en donner ? A. Renault dans,

« L’individu, réflexions sur la philosophie du sujet » perçoit

l’autonomie du sujet ainsi : « cela suppose que je ne cherche à me

constituer comme « source de moi-même » qu’en m’arrachant, selon un

processus infini, à l’immédiateté égoïste des penchants (individualité)

et en m’ouvrant à l’austérité du genre humain ». Selon lui, en effet

« l’individu qui vise l’autonomie (qui vise à s’instaurer comme sujet)

transcende, dans cette visée même, sa singularité en y pensant comme

membre d’un monde commun à tous les êtres qui possèdent, au même

titre que lui, la structure de la subjectivité (75) ». Nous repérons

d’une part, la même dérive potentielle de l’autonomie et de

l’individualisme vers l’égoïsme, et d’autre part, la construction

commune entre ces deux notions. Au passage, on peut déjà souligner la

cohérence entre les valeurs de l’éducation populaire et le

déterminisme pédagogique des CVL, pour ce qui est d’inscrire

l’autonomie de l’enfant comme un axe prioritaire. Pour bien démontrer

cette filiation et cette cohérence, L. Ferry nous apporte, par sa vision

de l’autonomie une approche qui n’est pas sans nous rappeler les

origines historiques et spirituelles de l’émergence de l’individualisme.

L. Ferry, à travers « le moment Nietzchéen », se positionne sur la

légitimité du point de vue de l’homme contre celui du divin . Tel est,

(75), A.Renaud « L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet »

Paris , 1995, Hatier, p 62-63

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selon lui, le sens profond de la « mort de Dieu » : « « La mort de

Dieu » signifie celle du sujet absolu en même temps, qu’elle désigne

l’avènement du sujet « brisé » radicalement ouvert sur l’altérité de

l’inconscient, donc, incapable à jamais de se refermer sur lui même

dans l’illusion d’une transparence à soi (76) ». A ce propos, pour L.

Ferry, les historiens de la philosophie et les analyses de la pensée

contemporaines évoquent Nietzche comme inaugurateur sans conteste

d’un nouvel âge de l’individualisme. Cette parenthèse nous rappelle

l’immensité des recherches potentielles et des pistes à parcourir

ultérieurement mais surtout la prudence dont il faudra faire preuve

lors des conclusions de ce mémoire.

Pour revenir au sujet qui nous intéresse, il va falloir comprendre

pourquoi l’autonomie est devenue nécessité incontournable dans le

champ éducatif. Pour mieux cibler cet axe, on peut, vu l’influence des

années 60-70 correspondant à « l’explosion » pédagogique des CVL,

essayer de comprendre cette omni-présence de l’autonomie dans le

champ éducatif à partir de cette période. Les analyses de J .P

Boutinet sur l’évolution de l’individu dans « l’immaturité de la vie

adulte » nous apportent un premier élément. En effet, J . P Boutinet

nous explique le passage d’ un « individu étalon » des années 50,

symbolisé par le poète, l’ouvrier, le paysan, vers « un individu en

perspective » des années 60-70 porteur de perspectives

individualistes, pour aboutir à un « adulte à problèmes » perturbé par

les mouvances sociales et la crise économique.

(76) L. Ferry « Homo Aestheticus. ibid” 1989, Paris Gallimard, p 47

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« L’adulte en perspective » qui nous intéresse n’a de sens qu’à travers

une recherche d’authenticité personnelle. C. Taylor a consacré

beaucoup d’ouvrages à ce sujet. L’auteur de « The malaise of

modernity » et « Source of the self » analyse la relation qu’il

perçoit entre « la découverte de soi » et le rapport à la société .

« Le tournant subjectif global de la culture moderne : une forme

nouvelle d’intériorité nous amène à nous concevoir comme des êtres

doués de profondeurs intimes (77) ». Rousseau, note C. Taylor,

donnera d’ailleurs un nom à ce rapprochement de soi à soi, et à la joie

dont elle est la source : « le sentiment de l’existence ». Autonomie et

authenticité sont étroitement liées : faible autonomie si l’individu n’est

pas authentique et nulle authenticité s’il n’est pas autonome :

« Il existe une façon d’être humain qui est la mienne ; je dois vivre ma

vie de cette façon et non pas imiter celles des autres. Cela confère

une importance toute nouvelle de la sincérité que je dois avoir envers

moi-même. Si je ne suis pas sincère, je rate ma vie, je rate ce que

représente pour moi, le fait d’être humain (78) »

La réelle autonomie est l’authenticité. On peut pressentir un

glissement vers l’expression culturelle et créatrice. Si les années 60-

70 ont été un symbole à ce titre, c’est qu’elles représentent « les

aspects expressifs de l’individualisme moderne ».

Dès lors, chacun se doit d’être ici-même et ce, d’autant plus

facilement, que les conditions économiques et l’épanouissement par le

travail passent au second plan, vue l’effervescence des « trente

glorieuses ».

(77),(78), C.Taylor « Le malaise de la modernité » Paris, Editions du

Cerf, 1994, p 34 et p 37

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Le paradigme de cette époque est sans conteste l’artiste : « une

analogie étroite entre la découverte de soi et la création artistique

(79) ». Nous savons tous comment les artistes sont devenus les héros

et les modèles de la culture de l’authenticité. Chaque artiste est une

leçon de vie dès lors qu’on tend « à voir dans sa vie l’essence même de

la condition humaine et à le vénérer comme un prophète, un créateur

de valeurs culturelles (80) ». C’est pourquoi « la création artistique

devient le paradigme de la définition de soi (81) » et l’artiste « promu

en quelque sorte au rang de modèle de l’être humain en tant qu’agent

de la définition originale de soi (82) ». Cette union se généralise à

toutes les franges et à tous les secteurs de la société. Si Nietzche est

devenu un penseur fétiche dans les années 70, cela n’a rien de

surprenant : « la grandeur d’un artiste ne se mesure pas aux beaux

sentiments qu’il excite, mais …. à sa capacité à se rendre maître du

chaos que l’on est soi-même, à forcer son chaos à devenir forme (83) ».

A. Renault nous en apporte une nouvelle confirmation, en citant lui

aussi Nietzsche : « Je pense que nous sommes aujourd’hui éloignés

tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir de

notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de

cet angle. Le monde au contraire nous est redevenu « infini » une fois

de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il

enferme une infinité d’interprétations (84) ».

(79)-(80)-(81)-(82), C. Taylor, Ibid p 69 ;70; 69 ;70

(83),Nietzsche, “La volonté de puissance” cité par L.Ferry : « Homo

Aesthicus : ibid » Paris, 1989, Gallimard, p246

(84) ,Nietzsche, « Gai Savoir » paragraphe 374 cité par A. Renaud :

ibid, 1995, Hatier

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Voilà pourquoi l’art, à cette époque, symbolise tout autant,

l’authenticité que l’esprit d’ouverture et de tolérance. Le monde

éducatif n’échappe pas à cette vision et à cette quête d’authenticité.

La philosophie nietzchéenne pose des valeurs à partir de soi, donc

s’oppose à tout ce qui est théorique. L. Ferry cite également

Nietzsche : « par opposition à l’homme théorique (savant ou

philosophe) qu’est le dialecticien, toujours animé par la volonté de

vérité (85) ». Cette volonté est caractérisée par « la négation de

l’esthétique qu’est le platonisme en tant que prototype de toute

théorie (86) », mais également elle s’oppose à l’éducateur, au

pédagogue, telles que la science et la philosophie le considèrent et qui

revendiquent à l’époque l’exclusivité et le monopole. A.S. Neil est

certainement un des exemples les plus représentatifs de cette logique

des années 60/70. Le renversement du modèle éducatif traditionnel

entraîne une prise de position de l’éducateur, de l’animateur, similaire à

l’artiste où la figure « anti- éducative » préfigure de l’excellence et de

l’authenticité. Désormais « la découverte de soi exige une poiesis, une

création (87) ». La notion d’œuvre s’étend à la conduite à tenir pour sa

vie. On peut tout de même faire une petite parenthèse et s’étonner de

cet engouement, puisque, dans le passé, Rousseau, comme on l’a déjà vu,

mais également Pestalozzi, avaient déjà étendu au soi la notion d’œuvre

à travers, pour Pestalozzi son fameux « faire œuvre de soi-même ».

Pour revenir à notre sujet, vu la relation que nous avions déjà

repérée entre l’éducation

(85), L.Ferry « Homo Aestheticus » Paris, 1989, Gallimard, p 203

(86), L. Ferry, ibid p 204

(87), C.Taylor « Le malaise de la société », Paris , Edition du Cerf, p 70

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nationale et l’éducation populaire, on peut donc affirmer que le secteur

de l’animation socioculturelle des années 60/70 n’a pas échappé à ce

raz de marée. Effervescence des arts, explosion de l’imaginaire,

libération de la réglementation, affirmation de certaines pédagogies,

influence de l’Education nouvelle, viennent s’inscrire dans cette

dynamique. Dès lors, nul lieu d’être surpris de retrouver l’autonomie de

l’enfant au cœur des orientations et des objectifs pédagogiques

prioritaires des C.V.L.

On se doit quand même de rappeler l’antagonisme des constats que

représente cette orientation pédagogique.

D’un côté, nous percevons une évolution logique qui part d’un dilemme

originel des universités populaires pour finir à cette valorisation de

l’autonomie. De l’autre côté, nous constatons une orientation

paradoxale où un outil de l’éducation s’engage vers un objectif qui

s’oppose à la dimension collective qui faisait sa spécificité. Mais, pour

bien comprendre cette voie aléatoire, on ne doit pas oublier la

symbolique de l’individualisme à cette époque. C’est de

« l’individualisme transcendantaliste » de R. Waldo Emerson dont il est

question. L’individualisme, l’autonomie, l’authenticité sont surtout des

valeurs référentielles au sortir d’une société démocratique baignée

tour à tour dans l’holisme religieux puis dans l’ordre social pré-établi

bourgeois. L’individualisme est donc un espoir. « L’espoir au lieu du

savoir » de R. Rorty résume cet état d’esprit. Est-ce pour cette raison

que la légitimité de l’éducation conservatrice est passée au crible à

cette époque ?

« L’éducation est clairement pensée comme entreprise d’insertion

sociale et politique de la jeunesse. L’idéologie progressiste, loin de

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faire percevoir celle-ci comme une honteuse prise en main, y voit le

creuset même de l’autonomie des personnes (88) ».

D. Hameline dans « Courants et contre courants dans la pédagogie

contemporaine » touche du doigt le début de la scission entre

l’autonomie et l’éducation traditionnelle , classique, qui, elle, était plus

au service de la socialisation de l’individu. Un malaise éducatif

construit autour de valeurs contradictoires et de volontés politiques

antagonistes semble émerger de ce brouillard pédagogique qui s’est

abattu sur les limites des vertus de l’autonomie.

Tant que l’autonomie a une perspective sociale que, par exemple, J.

Dewey définit comme permettant d’avoir « proposé de substituer à la

quête de la certitude une exigence d’imagination (89) » qui concourt à

« l’indépendance » et à la « confiance » en soi (self reliance) de R. W.

Emerson, l’individualisme croît peu à peu au sein de l’éducation

populaire sans aucune opposition.

Les limites surgissent dès lors que tout paraît justifiable. C. Taylor,

de nouveau, exprime et appelle ces écueils « l’ethnocentrisme du

présent » et « l’idéal d’authenticité ». Le premier permet d’accepter

toutes les formes et toutes les manifestations de l’individualisme

comme légitimes et fondées. Le second d’affirmer une « bonne forme »

historique de l’individualisme et de la subjectivité à laquelle il faudrait

se conformer. Sur le premier plan, C.Taylor s’efforce de dégager

(88), D. Hameline « Courants et contre courants dans la pédagogie

contemporaine », Issy les Moulineaux, E.S.F, 2000 p 33

(89), R. Rorty « L’espoir au lieu du savoir ; Introduction au

pragmatisme » Paris, Albin Michel, p 36

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« l’idéal d’authenticité » des déviations qui poussent « la culture de

l’authenticité » vers l’atomisme social ( on ne peut s’empêcher d’y

associer les analyses de Durkheim). La critique majeure consiste à

refuser d’expliquer la déviation de « cette culture de l’authenticité »

par le seul « fait qu’elle se développe dans une société industrielle,

bureautique et technologique (90) ». Le contexte social n’explique pas

tout. Le rappel de la présentation d’un individualisme

contemporain aliénant d’Edgar Morin que nous avons cité au début du

mémoire, prend ici tout son sens. A notre avis, l’argumentation de C.

Taylor ignore néanmoins un élément majeur : l’économie. En effet, on a

bien vu que la réussite industrielle et l’effervescence économique ont

été des conditions stimulantes de cette quête d’autonomie et

d’authenticité lors « des trente glorieuses ». C’est le détachement des

conditions de survie et de travail qui ont démultiplié et favorisé

l’individualisme sur toutes ses formes. Dès lors, un indispensable

contre-poids émerge afin de montrer aussi que l’idéal d’authenticité ne

conduit pas systématiquement et de lui même à la destruction du lien

social et de l’espace commun : « la pleine réalisation de soi, loin

d’exclure les relations et les exigences morales qui transcendent le

moi, les requiert en vérité (91) ». Bref, cet idéal reprend à son compte

le projet démocratique et la conciliation des aspirations individuelles

et des exigences sociales.

(90), C.Taylor « Le malaise de la société » p. 67

(91), C. Taylor , Ibid p ; 78

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Paradoxe ou finalité ?

Tant que le triptyque démocratie, économie, individualisme

s’enchevêtre sans friction, la quête d’autonomie et d’authenticité peut

aboutir à cette conciliation. Autrement dit, « la boucle étant

bouclée », l’aspiration individuelle prend une dimension collective

lorsqu’elle envisage de laisser une place authentique à chacun. Dès lors

qu’un des maillons fonctionne moins bien, l’économique par exemple

depuis 30 ans, « la boucle n’est plus bouclée » et l’individualisme

s’arrête aux seules et uniques aspirations individuelles. C’est ici , que

l’on peut apporter des nuances à l’approche de C.Taylor.

C’est bien la crise économique qui est revenue donner une place

privilégiée à l’autre objectif pédagogique qui nous intéresse, à savoir la

socialisation de l’enfant. Aucune contre indication, ni opposition ne

s’énoncent tant que chacun trouve sa place dans la société. Et si l’on

retrouve cette notion d’épanouissement collectif dans l’éducation

populaire, on doit pouvoir expliquer maintenant ce slogan paradoxal.

Cette notion préfigurait cette forme ultime d’épanouissement

individuel que l’on vient de voir. M’étant pleinement ouvert sur moi-

même, je peux m’ouvrir vers les autres et laisser la place qu’il aspire à

avoir. Il ne s’agit pas, ici, de motiver ou partager cette option, mais de

l’expliciter dans le contexte de l’époque. La socialisation, à ce

moment, a valeur d’épanouissement collectif, du moins d’un point de vue

éducatif. Car socialement, la question reste épineuse, surtout au

regard des institutions. Cette évolution de cette conception,

confrontée à la crise, va entraîner plusieurs conséquences.

D’une part, un décalage prégnant, de plus en plus marqué, entre

l’individualisme et le collectif émerge au sein des structures

130

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éducatives, ce que F. Dubet quelques trente années plus tard appelle

« le déclin des institutions ».

D’autre part, nous relevons une lente perte de référence de la notion

d’autonomie relevée par un grand nombre d’observateurs. A ce titre, le

rejet culturel et social des jeunes des quartiers n’est-il pas le signe

d’un décalage de plus en plus net entre une génération modelée dans

une « autonomie démocratique » et une nouvelle, plongée dans un

imaginaire collectif modélisé par l’uniformisation médiatique.

« L’autonomie démocratique », base des institutions éducatives et

revendiquées comme un bien suprême, devient une nébuleuse

incompréhensible pour une jeune génération abreuvée de culture

commune. De fait, l’autonomie, objectif affirmé, a, pour parodier une

publicité, « le goût de l’école, mais ce n’est pas l’école ». En effet,

cette fameuse autonomie symbolise avant tout échec scolaire et

exclusion sociale. Aux yeux des jeunes, le message ne peut plus être

porteur. Y. Barel le souligne à sa façon : « confondue avec l’absence de

contraintes et habitée par la peur d’être eu, qui taraude beaucoup de

nos contemporains, l’autonomie ressemble à un pathétique et vain

surgissement de dupes, tous tenus par le même discours hétéronome,

plus qu’aucun d’entre eux ne le tient véritablement (92) ». Pour rester

au sein de l’école, institution hautement symbolique et représentative

de l’opposition entre autonomie et socialisation, nous pouvons repérer

un paradoxe significatif de notre époque. En effet, entre une

génération de parents , bercée dans la réussite sociale des « trente

glorieuses », qui a , à l’image de F. Dolto, stigmatisé l’école et la

(92), Yves Barel, « La société du vide », Paris, Le Seuil, 1984, cité par

D .Hameline, p. 82

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réussite scolaire qui ne rimait pas forcément pour eux avec

autonomie ( « le bon élève ne peut être qu’un névrosé, un

malheureux sous homme qui a intériorisé aux dépens de son équilibre

physique et mental, les conventions arbitraires et déshumanisantes de

la compétition scolaire (93) »), et d’autre part une autre catégorie de

parents pour qui la scolarité devenait le symbole d’une réussite sociale,

l’autonomie a été porteuse de valeurs antagonistes. La foi en une

société libératrice a néanmoins incité un grand nombre de parents à

défendre cette nécessaire frustration qu’imposait l’école pour

attendre et atteindre une future autonomie sociale et économique.

D’ailleurs, Freud résumait lui-même notre civilisation comme une

aptitude individuelle et collective à différer la jouissance pour mieux

ultérieurement l’accueillir et la sublimer. La génération actuelle,

émanation de l’individualisme, subit de plein fouet cette « aptitude » à

différer. Baignant dans une culture uniformisante, n’assimilant plus la

notion d’autonomie comme vecteur de réussite, bon nombre de jeunes

(de collège essentiellement) rejettent cette institution frustrante.

Nous apercevons, dès lors, l’intérêt d’observer au sein de l’éducation

populaire cette défiance des jeunes face à « l’autonomie

institutionnelle » de toute une génération. Qu’ont proposé les C.V.L.

dans cette confrontation idéologique ?

La parenthèse sur l’école a été nécessaire pour le sujet qui nous

intéresse. En effet, on sait depuis longtemps que l’école est engluée

(93), Par ex. F. Dolto, Préface à Aïda Vasquez et Fernand Oury ,

« Vers une pédagogie institutionnelle » Paris, Maspéro,, p 21

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entre une volonté étatique républicaine où l’égalité civique sert

d’étendard, et « une pédagogie scolaire construite au XIXème siècle,

comme un substitut de l’église (94) », comme le souligne D. Hameline.

En pleine émergence de l’Education nouvelle et face aux tentatives

infructueuses de pédagogues comme Freinet et Oury, par exemple,

d’apporter à l’école un élan nouveau, la possibilité expérimentale

qu’offraient les CVL a attiré grand nombre d’instituteurs dans les

années 60 et 70. Dès lors, il n’y a pas lieu d’être surpris de retrouver

des orientations pédagogiques similaires axées à la fois sur

l’autonomie et la socialisation de l’enfant dans un secteur où aucun

enjeu ne venait nuire à leur mise en place. Pédagogie différenciée à

souhait, rythme individualisé, construction de projet en autonomie,

auto-financement, définition de la règle ; moult projets ont émergé.

De grands organismes de formation ont fait, par exemple, de la

place de l’enfant autonome leur projet éducatif. Cette ouverture

pédagogique a été un symbole porteur pendant les « trente

glorieuses » où la notion d’autonomie individualisée avait un sens et un

avenir, mais a volé en éclats, sitôt la crise économique . Les CVL ont

emprunté aussi cette voie, d’autant qu’ils n’étaient porteur d’aucune

perspective de promotion sociale. Nous avons bien compris que

l’autonomie promise par les institutions, ne soit avant tout qu’une

forme de socialisation et que l’idée principale n’est pas de rendre les

individus autonomes, mais socialement autonomes, afin de rentrer dans

le « moule ».

(94), D Hameline « Courants et contre courants dans la pédagogie

contemporaine », Paris, 2000, E.S.F, p 34

.

133

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A partir du moment où l’intégration économique et sociale ne

fonctionne plus, la socialisation et cette forme d’autonomie utilisée

comme moyen sont remises en cause et volent en éclats.

D. Hameline fait un constat qui va dans ce sens : « l’éducation est

clairement posée comme entreprise d’ insertion sociale et politique de

la jeunesse. L’opération peut nous paraître marquée de la plus grande

absence de scrupules, mais c’est qu’il n’y a pas lieu de masquer cette

fin assignée à l’éducation. Car l’idéologie progressiste, loin de faire

percevoir celle-ci comme une honteuse prise en main, y voit le creuset

même de l’autonomie des personnes (95) ».

En somme, nulle autonomie sans réelle socialisation intégrante. D’où

l’inutilité que peuvent dès lors percevoir des familles pour des

structures, les CVL en l’occurrence, qui n’offrent plus aucune chance

spécifique et supplémentaire de réussite sociale.

L’autonomie est donc un outil éducatif des institutions devant faciliter

la vie démocratique. On perçoit bien que cette pseudo autonomie, ou

« autonomie parcellée », s’oppose en fait à une réelle autonomie

politique et sociale d’un individu. Comme le défend D. Hameline, cette

forme d’autonomie s’oppose à la liberté politique. D’où cette nécessaire

égalité civique apparente que Tocqueville analyse dans « La démocratie

en Amérique » pour maintenir une démocratie qui se doit d’éloigner les

individus de tout projet libertaire et réellement politique. Ce dessein,

d’ailleurs, exclut la lutte des classes et nous entraîne sur le champ

économique, car l’égalité civique n’y est surtout pas confondue avec

(95), Ibid p 33

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l’égalité économique. D’où l’interférence avec la notion de socialisation

qui emboîte le pas à cette volonté éducative d’égalité civique. Comme

nous l’avons déjà dit, tant que le champ économique offre des

possibilités d’application et de vérification de cette nécessaire forme

d’autonomie, aucun individu n’a remis en cause ce décalage. Même au

sein des projets portés par l’éducation populaire, cette pseudo forme

d’autonomie n’a engendré aucune gêne ni contrainte. Les perspectives

économiques, celles des « trente glorieuses » offraient toutes les

garanties en terme de moyens à des individus en panne d’implication et

avide d’application. On se situe ici dans la même logique de pensée que

Kant qui, dans sa « Critique de la faculté de juger » distingue sujet et

individu. Cette nuance marque, selon lui, le point de passage entre la

subjectivité moderne, encore garante d’un individu qui « réfléchit » à

son rapport au collectif, à l’universel, et l’individualisme contemporain,

où n’existent que des mondes personnels avec un individu qui

« applique ». L. Ferry nous donne une définition identique de cette

nuance : « le général ou l’universel n’est pas donné avant l’activité de

réflexion, mais seulement après et par elle (96) ».

Dans cette logique, la forme d’autonomie proposée dans le champs

éducatif a favorisé et nous rapproche de l’individualisme contemporain

de Kant que l’on a observé préalablement. Les CVL n’échappent pas à ce

constat en promouvant également ce principe d’autonomie issu du

système scolaire.

(96), Luc Ferry « Homo Aestheticus » ibid, Paris 1989 Gallimard p 46

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Pour bien mesurer et appréhender la divergence entre autonomie et

socialisation, nous devons maintenant analyser plus en profondeur la

relation entre socialisation et individualisme. A ce titre, M. Maffesoli,

dans l’une de ses analyses sociologiques, nous confirme ce dilemme :

« Si faire sa vie est devenu une œuvre d’art et une injonction de masse

(97) », comment cette volonté vient-elle s’inscrire dans le monde

éducatif ? Ce télescopage marque « la fin d’une certaine conception de

la vie fondée sur la maîtrise de l’individu et de la nature (98) » et

s’oppose aux finalités et aux modalités éducatives d’un dispositif

éducatif fortement lié au rationalisme des Lumières. D’ailleurs, M.

Maffesoli utilise une formule significative pour exprimer cette

opposition : « la socialité esthétique ».

S’il est utile de bien mettre l’accent sur l’opposition traditionnelle

profonde qui existe entre le singulier autonome et le régime collectif,

N. Heinich, sociologue, définit clairement cet antagonisme que nous

cherchons à comprendre : « l’époque moderne est devenue par

excellence le lieu du « régime de singularité… qui tend à privilégier le

sujet, le particulier, l’individuel, le personnel, le privé », dans lequel on

reconnaît l’impact du modèle classique et romantique. Ce régime,

ajoute la sociologue, « s’oppose diamétralement au « régime de

communauté » qui tend à privilégier le social, le général, le collectif,

l’impersonnel, le public (99) ».

(97), (98) M. Maffesoli « Au creux des apparences ;Pour une éthique

de l’esthétique »,Paris, Plon, 1990, le livre de poche essais p 12 et 16

(99), N. Heinich « Ce que fait l’art à la sociologie », Paris, Minuit,

1998, p.11

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Dès lors, un système éducatif et pédagogique qui tend vers le côté de

la singularité peut-il s’inscrire dans la dynamique démocratique et son

égalitarisme ? Nous aurons compris , à ce stade du mémoire, que nous

ne pouvons mettre de côté les inter-relations, les influences, les

volontés et les objectifs de l’Education nouvelle dans le champ

éducatif.

3-2 L’éducation nouvelle est-elle compatible avec l’épanouissement

collectif ?

Pourquoi aborder la question de la socialisation par cette

interrogation ?

La socialisation a toujours été une volonté d’institutionnalisation et elle

représente avant tout un objectif d’Etat. Tout au long du 19ème siècle,

des processus d’institutionnalisation des pouvoirs et des pays se

construisent au niveau politique, social et éducatif, en parallèle à

l’émergence de grands partis politiques et des syndicats. La double

rupture sociale de l’industrialisation et de la guerre de 14/18 va

amener un bouleversement des orientations éducatives. Le

développement des grandes villes et des quartiers populaires va

amener une modification profonde au niveau de la construction sociale

et de l’organisation familiale. L’institutionnalisation est une nécessité

de la république, l’école de J. Ferry est construite dans ce sens.

L’échec de la guerre de 14/18 va amener une critique de ce système

autour des moyens et des buts de l’école républicaine. On ne peut

occulter qu’une certaine remise en question existait déjà à l’époque.

L’exemple de l’Ecole des Roches fondée en 1889 par Edmond

Desmolins, après son expérience à la New school de Reddie en 82, nous

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le montre (éducation sportive, élitiste , éducation à la campagne). Ces

écoles étaient construites pour et autour de l’enfant et ont essaimé

en Europe. Depuis les Lumières, la raison est au cœur de l’éducation et

de l’enseignement car elle fonde avant tout l’idée de sortir d’une

conception holiste et religieuse de la société. La diffusion européenne

de cette vision des Lumières va engendrer l’idée d’une éducation

comparée en même temps qu’une approche plus scientifique (les

sensualistes, La Mettrie…..). Ce sont donc tous les systèmes

d’éducation qui vont être observés, analysés, comparés et remis en

cause en dehors d’une éducation divine.

Le concept d’Education nouvelle se construit peu à peu, ce qui fait dire

en 1911 à Pierre Bovet, collègue de Clarapède, qu ‘il y a eu « un

tournant Copernicien en pédagogie ». La place de l’enfant devient

centrale et les pédagogies désirent tourner autour de l’individu. La

grande nouveauté est que des notions d’autonomie, d’expérimentation,

de démocratie, de coopération, d’auto-évaluation déplacent la notion du

savoir qui est abordée de façon transversale. Même s’il est établi que

toute cette pédagogie émane d’un tissu éducatif que Rousseau,

Pestalozzi, Oberlin entre autres, ont tissé préalablement. Toute la

pédagogie va donc être construite autour des besoins de l’enfant ;

Kergomard, Montessori allant jusqu’à penser à adapter les moyens

matériels à l’enfant. C’est un changement fondamental qu’il est

nécessaire de rappeler pour appréhender globalement la question. On

part donc du principe que l’enfant naît bon, raisonnable, c’est le

« laissez faire la nature ce sera beau » de J.J Rousseau. Pour pouvoir

les laisser grandir, il faut connaître ce qui va empêcher l’enfant de se

développer (l’adulte par exemple) et acquérir des connaissances sur

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cet enfant ; Clarapède, Piaget sont tout autant des pédagogues que

des psychologues qui poussent plus avant la connaissance.

Quand on est dans une logique du social (primat du collectif) sur les

individus, les institutions priment, et l’on estime qu’il faut encadrer

pour éviter tout débordement, l’école de Ferry, par exemple. Mais, si

on part du postulat inverse, à savoir l’individu forme et va former la

société, la pédagogie sera orientée vers la primeur de la construction

individuelle. C’est donc toute la question de l’individualisme et du

collectif que l’on retrouve. On a compris que la pensée individuelle

s’écarte de la relation privatisée à Dieu. M. Weber, dans « L’esprit du

capitalisme et l’esprit protestant , l’a démontré clairement avec la

position singulière du protestantisme.

A ce titre, il est significatif de voir qu’un grand nombre de pédagogues

sont protestants et voient en l’enfant une société d’avenir. Même les

hommes politiques républicains (F. Buisson, J. Ferry) sont protestants,

mais, comme nous l’avons observé, les mœurs et les traditions

catholiques, plus hiérarchisées, empêchent l’émergence publique du

protestantisme.

Dans cette optique, c’est la relation à l’institution qui symbolise une

relation au collectif, plus significative dans l’esprit catholique qui a

besoin de cadres hiérarchiques. Si on élargit la réflexion, c’est toute la

question de l’opposition entre le communautaire et le collectif qui est

posée. En Allemagne, par exemple, les communautés sont beaucoup plus

développées, sous l’influence plus protestante, en confrontation à une

socialisation plus sociale et structurée qui est proposée sous

l’influence catholique.

139

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On repère cette même opposition en littérature comme l’a montré

F.Tonnies , dans son livre : « Gemeinschaft und Gesellschaft »

(communautés et sociétés). Tous les pédagogues sont du côté du

« Gemeinschaft » autour d’une confiance faite à l’enfant avec une

société construite à partir de l’individu. « L’Education nouvelle est une

vision de la société qui ne conteste pas la république, mais

l’institutionnalisation que représente la république. Tous les

républicains contemporains sont de fait opposés à cette vision, les

enseignants formatés, soldats de la république, rejettent cette

pédagogie et prônent des valeurs collectives (Gesellschaft) (100) ». J.

Helmchen, lors d’un séminaire sur la naissance des idées pédagogiques

en France et en Allemagne, développe ainsi cet argumentaire en

pointant du doigt le paradoxe dans lequel s’est englué le monde

éducatif en France.

D’un côté, des enseignants formatés et outils de la république qui a

besoin d’une socialisation structurante, et de l’autre, ces mêmes

individus qui, en tant que pédagogues, partagent une vision plus

communautaire où la place de l’enfant serait centrale.

On comprend dès lors encore mieux pourquoi les deux objectifs

d’autonomie et de socialisation ont été les porte-drapeaux de

l’éducation populaire. Car toute cette évolution de l’Education nouvelle

participe à la même opposition que l’on retrouve au sein de l’éducation

populaire. Nous pouvons certainement trouver ici l’explication du

dilemme originel des universités populaires. L’Education nouvelle a

(100), J. Helmchen, Séminaire /Faculté de Rouen Janvier 2003

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déteint sur les outils de l’éducation populaire, mais cela ne veut pas

dire que l’éducation populaire s’est retrouvée porteuse des valeurs de

l’Education nouvelle. L’éducation populaire à la française , de

tradition catholique, a emprunté la philosophie de l’éducation

nouvelle, d’autant plus facilement que le milieu socioculturel des C.V.L,

par exemple n’était et n’est pas un outil prioritaire de socialisation et

d’institutionnalisation de l’état. Mais, vu la forte mobilisation des

enseignants dans les mouvements d’éducation populaire, leur influence

n’a cessé de cadrer et orienter ces outils de l’éducation populaire.

Derrière l’éducation populaire se cache des valeurs de l’Education

nouvelle, d’où une meilleure compréhension de la signification de cette

volonté d’épanouissement collectif. A bien y réfléchir, on a le

sentiment que le slogan de l’ancien Ministère de la Jeunesse et des

Sports, serait une maxime dérivée et empruntée à l’Education

nouvelle. Le problème est que l’Education nouvelle s’oppose et rejette

la socialisation et l’institutionnalisation proposée par le système

républicain français. J. Helmchen développe la même idée : « les

institutions représentatives du cadre ne peuvent proposer une

pédagogie nouvelle, comme la pédagogie du projet, car il y aurait en

retour, toute une désintégration du système éducatif. C’est tout un

débat de fond, une douloureuse cohabitation entre deux formes de

constructions sociales, de projet social (101) ». L’opposition de

l’individuel et du collectif recouvrerait donc toute la question de la

légitimité de l’Education nouvelle et la question de la mise à mort de

l’éducation populaire par la pédagogie nouvelle ? Pour bien démontrer

cette opposition de fond, ce rejet et cette incompatibilité entre

(101) J. Helmchen , séminaire faculté de Rouen , Janvier 2003

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l’Education nouvelle et le système et l’objectif républicain, l’histoire

nous apporte de nombreux exemples. Quand Freinet, par exemple,

brûle en, 1924 les manuels scolaires, c’est tout un système républicain

qu’il brûle. La place de l’enfant et du savoir est donc significative de

cette opposition, le savoir représente un symbole de l’institution, mais

aussi une arme, un outil ce qui pose la place essentielle de l’enseignant.

Donc, la confrontation est inévitable, car on l’a vu dans l’Education

nouvelle, l’enseignant n’est plus le représentant de la société puisqu’il

suit avant tout l’enfant.

« Si je dois choisir entre l’homme et le citoyen, je choisis l’homme car

on ne peut former les deux en même temps ». Cette phrase de J.J

Rousseau symbolise parfaitement ce « dilemme éducatif ».

Dans ce débat, on retrouve toute la confrontation que l’on a observée

sur l’étude du communautarisme et c’est en cela que les deux parties

de ce mémoire sont complémentaires. On sent poindre dans

l’opposition, du moins dans cette métamorphose française de

l’Education nouvelle vers l’éducation populaire, une question

éminemment politique. En cela, les prises de position de L. Blanc et F.

Bastiat convergent en ce sens. Néanmoins, ces deux hommes politiques

avaient pour cadre la démocratie. En cela, on doit se rappeler que seul

Tocqueville a signifié le problème que représente la démocratie dans

toute construction sociale. Plus la société se démocratise, plus

l’individualisme s’accroît. Tocqueville serait-il un précurseur, à sa

façon, de l’Education nouvelle ?

On se doit, pour mieux appréhender la question, de situer le problème

au niveau politique à travers la compatibilité idéologique entre

l’Education nouvelle et la démocratie. On aborde ici l’une des questions

142

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de fond, d’où ce paradoxe : l’Education nouvelle prône un postulat à

partir de l’individu au sein d’une démocratie participant avant tout à

une organisation collective de la société.

Pour comprendre ce problème, il est nécessaire de nouveau de rappeler

les fondements de l’Education nouvelle.

Plus l’éducation est simple, naturelle, plus elle est véritable et

authentique. Telle est la conception de la relation directe à la nature

d’un Freinet par exemple.

La nature est similaire à l’enfant, immédiate, spontanée, simple, d’où la

nécessité d’assimiler nature et éducation dans un premier temps pour

complexifier l’apprentissage dans un second temps. On retrouve l’idée

du mouvement du microcosme vers le macrocosme, allant du simple au

complexe chez Comenius. C’est une idée anthropologique de l’enfant. Si

on veut faire primer la nature sur la civilisation, on est amené à dire

qu’il y a des lois naturelles dans le développement et non des lois

sociales qui ne sont que des artifices. On retrouve une partie de

l’argumentaire de J.J Rousseau. L’Education nouvelle va dans ce sens

s’appuyer sur le darwinisme pour en faire une philosophie sociale. On

voit poindre les limites de l’ordre naturel et un germe de pensée

fasciste. Il y a de fait danger et paradoxe face à un système

démocratique. C’est d’ailleurs ce qui explique que Ferrière

se satisfasse en 1924 de la prise de pouvoir de Mussolini, même si pour

lui cela signifie avant tout la suppression d’un système social

hiérarchisé qui ne laisse pas sa chance à tous.

Pour l’Education nouvelle, la démocratie est donc anti-naturelle. A.

Ferrière par exemple, en 1923, lors d’une visite dans une école de

Buchwald, écrit : « je trouve que cette école est une vrai république

143

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d’enfants, car la hiérarchie établie ne se crée pas suivant la position

sociale, mais suivant une hiérarchie naturelle où celui qui s’imposera

naturellement deviendra un leader (102) ». On le voit, cette position

est très proche de la doctrine d’extrême droite. La question politique

que soulève l’Education nouvelle reste donc la remise en question de la

validité de l’idée démocratique telle qu’elle est installée dans notre

société.

En somme, quel type de hiérarchisation, donc de socialisation, doit-on

prôner ? Une hiérarchisation par classe ou une hiérarchisation

naturelle ? Nous comprenons de fait pourquoi cette incompatibilité

entre les deux systèmes ; l’idée de valoriser la personne, l’individu,

vient se heurter à la remise en société. C’est le paradoxe de

l’Education nouvelle comme le soulignait déjà J.J Rousseau :

« l’éducation ne peut être qu’individuelle », car la société n’a pas les

mêmes objectifs, entre autre institutionnaliser. C’est d’ailleurs pour

cela que E. Durkheim prône une éducation collective dans sa réponse

aux intellectuels ce qui représente peut-être le mieux cette

incompatibilité : « Etre individualiste tout en disant que l’individu est

un produit de la société » . De même, L. Ferry, dans un chapitre

consacré à l’entreprise éducative, conçoit que toute entreprise

éducative « suppose une valorisation », ce qui est légitime. C’est

pourquoi il importe que « les clés de toute valorisation soient

explicitées (103) ». L. Ferry se rapproche justement de E. Durkheim

par une même inquiétude : « celle de la menace que le développement

(102)- A. Ferrière, cité par J.Helmchen ; lors du séminaire, faculté de

Rouen , janvier 2003

(103) L. Ferry « Homo Aestheticus » p 24

144

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de l’individualisme démocratique se centre sur une sorte de

valorisation monadique et exclusive des « petits mondes » personnels,

des « atomes » individuels, ferait peser sur le lien social, la capacité à

fonder et assumer « le vivre ensemble » (104) ».

3-3 Quelles conclusions peut-on donner à ce chapitre ?

On a observé que l’autonomie et la socialisation ont été des objectifs

représentatifs d’une certaine période de la société. Leur contradiction

ne s’est inscrite que dans la logique de construction de l’éducation

populaire. L’autonomie a symbolisé une relation d’authenticité propre à

l’Education nouvelle tout en y associant une socialisation de pensée

« d’éducation nouvelle », mais de finalité démocratique et républicaine.

Nous avons donc remarqué la non compatibilité de ces deux objectifs,

du moins dans une logique globale, c’est à dire politique et pédagogique.

Cependant on ne peut retirer à l’éducation populaire ses lettres de

noblesse et l’ensemble de l’oeuvre et des dispositifs sociaux dont elle

fut l’inspiratrice, même si, comme nous l’avons remarqué, leurs finalités

sont entourées d’ambiguïté.

Néanmoins, les C.V.L. fonctionnent encore aujourd’hui malgré une

incompatibilité éducative repérée et une construction pédagogique

paradoxale. C’est donc que les C.V.L ont rendu un service et ont

apporté une contribution à l’organisation sociale. En somme, ceux-ci ont

su s’adapter à l’environnement social et économique d’une certaine

époque. C’est pourquoi il serait intéressant de jeter un dernier regard

(104), Luc Ferry , « Homo Aestheticus », Paris, Gallimard, 1989, p 24

145

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sur l’adaptabilité du milieu socioculturel et comprendre ainsi si cette

faculté a joué ou non un rôle dans le déclin de l’éducation populaire.

Mais nous pouvons envisager une autre explication au déclin des C.V.L. :

un manque « d’adaptabilité sociale ».

Il est nécessaire au préalable de bien préciser la notion d’adaptation

sociale. L’idée est d’observer si ces outils de l’éducation populaire ont

su rendre un service social et s’ils ont su évoluer dans leur

fonctionnement et leur organisation face aux modifications sociales.

En quelque sorte, nous continuons le tour d’horizon entamé

précedemment à partir des travaux de M. Haicault et J. C. Kaufmann,

qui nous avait permis de souligner les nouvelles organisations familiales

et les difficultés rencontrées par les C.L.S.H .

Nous avons bien compris que l’une des raisons qui expliquent le déclin

des structures socioculturelles est leur perte de crédibilité éducative

au niveau institutionnel et familial. Si nous essayons d’y apporter une

lecture plus sociologique, on peut se demander ce qui faisait la

spécificité des centres de loisirs à l’âge d’or de l’animation socio-

culturelle.

Les C.V.L. ont bénéficié d’une reconnaissance sociale tant qu’ils se sont

affirmés comme une structure complémentaire des autres institutions

éducatives. Au delà du continu pédagogique que l’on a déjà remarqué,

on peut observer que les C.V.L. des années 70 permettaient une prise

en charge complémentaire de l’école avec une adaptabilité qui était

facilitée par un secteur associatif en plein développement, hors

contrainte administrative et construit en grande partie à partir du

bénévolat. Les centres des vacances étaient des moments privilégiés

146

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où la famille, avec l’évolution du travail des femmes, avait besoin

d’espace particulier pour soutenir cette modification sociale. Dès lors,

les centres de loisirs et de vacances se sont développés de façon

exponentielle. Les collectivités locales ont peu à peu pris à leur compte

l’organisation des centres de loisirs, puis des centres de vacances. En

somme, les C.V.L. se sont adaptés à une modification de

l’environnement social et familial. L’on a bien vu les relations de cause à

effet des « trente glorieuses » dans ce paysage. Dès lors, on peut se

demander qu’elles sont les relations de cause à effet de la crise

économique et des modifications sociales qu’elle a suscitées sur ce

secteur d’activités ?

Il est utile de rappeler que l’on observe uniquement dans ce chapitre la

capacité d’adaptation sociale du secteur socioculturel. En effet nous

ne reviendrons pas sur l’aspect purement économique et sur le

développement vers le champ de l’insertion qui ont été déjà évoqués.

Les collectivités sociales, comme on l’a dit, se sont engagées dans la

prise en charge de ces outils de l’éducation populaire.

En parallèle, le Ministère de la Jeunesse et des Sports a mené une

réflexion et un travail de professionnalisation de ce même secteur

d’activités. A titre de rappel, le DEFA ( diplôme d’Etat aux fonctions

d’animateur) a été pendant 25 ans le seul diplôme de cette branche

professionnelle. En créant des diplômes intermédiaires, comme le

BAPAAT ( brevet d’aptitude professionnel d’animation et d’activités

techniques) et le BEATEP ( brevet d’Etat d’animateur technique

d’éducation populaire), le ministère a structuré toute une profession.

Comme l’a exprimé J.P. Augustin, cette volonté de construction et de

définition de ce champ d’activités est inquiétante car « La

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hiérarchisation, par le bas, d’une profession sont les signes d’une crise

de croissance d’un secteur professionnel qui se cherche une

perspective et reconnaissance sociales (105) ».

Dans cette logique, toute une branche de l’activité socioculturelle de

l’éducation populaire bénévole a basculé soit dans le giron de

l’organisation de l’administration publique, soit dans la convention

collective dans le secteur privé. Ces modifications radicales du schéma

organisationnel et structurel ont contraint ces outils de l’éducation

populaire à s’ engager dans une voie qui l’ont éloignée peu à peu de ses

sources d’origine que sont le bénévolat et l’influence de l éducation

nationale.

Les années 80 et 90 ont vu une confrontation à une crise économique

qui a engendré de nouveau des modifications de l’organisation familiale

et sociale. La spécificité sociale des C.V.L s’en est trouvée de fait elle-

même remise en question. Peu à peu, l’espace privilégié des vacances

est devenu une priorité secondaire pour les familles et les institutions.

Une dimension plus sociale des loisirs est venue remplacer la finalité

plus pédagogique qui avait construit jusqu’alors les C.V.L. Cependant,

en parallèle, l’organisation humaine et administrative du secteur

socioculturel progresse. Les animateurs socioculturels sont devenus

des professionnels régis soit par la convention collective, soit par

l’administration publique. L’évolution de la société et de la crise a

amené par exemple l’émergence des trente cinq Heures, puis des R.T.T

(réduction du temps de travail) d’un côté, et toute une frange de la

population confrontée à l’échec scolaire , professionnel, et l’exclusion

(105), J.C. Augustin, Colloque sur l’animation socioculturelle, Rouen

2000, organisé par I.DS et Jeunesse et sports

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de l’autre. Conjointement, un malaise urbain et un sentiment

d’insécurité autour du développement de quartiers populaires de plus

en plus en proie aux difficultés sociales ont modifié la définition et

la conception des projets des acteurs de l’éducation populaire.

La mise en œuvre de centres sociaux, maisons de quartiers, salles

d’animations municipales sont autant de preuves de l’évolution de

l’animation socioculturelle vers une approche et une réflexion de

proximité sociale. Le problème est que ce secteur ne s’est pas adapté

en terme de service social complémentaire. Le secteur socioculturel a

toujours fonctionné en contre temps de l’organisation des autres

institutions éducatives, en proposant des activités pendant les

périodes de vacances scolaires, des mercredis, en soirée ,il trouvait

une légitimité due à la reconnaissance d’une spécificité sociale. En

regardant l’organisation horaire des structures municipales et

associatives, par exemple, on s’aperçoit que dans la plus grande

majorité des cas c’est une organisation administrative et

bureaucratique qui prime.

Pourquoi les structures socioculturelles fonctionnent-elles en

journée ? Quels intérêts dans l’organisation sociale ? Pourquoi vouloir à

tout prix investir le temps scolaire ? A contrario, pourquoi ces mêmes

espaces n’ouvrent-ils pas le samedi soir, le dimanche par exemple alors

qu’aucune institution ou association ne le propose ?

La question de l’adaptabilité est bien au cœur du problème. Chaque

profession a ses spécificités et ses particularités. En voulant modeler

le secteur socioculturel par la professionnalisation et

« l’administration », on éloigne ce secteur d’activités de sa spécificité

première « sa complémentarité sociale ». On pourrait également

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interpeller le ministère et poser les mêmes questions sur cette

volonté impérieuse de professionnaliser tout un corps de métier qui

est en pleine crise de sens et de reconnaissance.

CONCLUSION DE LA DERNIERE PARTIE

En somme ce que nous retrouvons c’est toute la question du fond et de

la forme. Même si Victor Hugo défend l’idée que « la forme est le

fond qui remonte à la surface », on constate que le milieu socioculturel

souffre avant tout d’un manque de FOND.

Dès lors, en réadaptant sa spécificité sociale, en redécouvrant son

sens pédagogique premier, en sortant de l’activisme, les outils de

l’éducation populaire que sont les C.V.L. peuvent retrouver des

prérogatives sociales qui leur permettraient d’avoir de nouveau leur

place au sein des autres structures sociales et éducatives.

Cette dernière partie se veut à la fois complétive et introductive. En

effet, comme nous l’avons évoqué au début de ce document, ce

mémoire s’est situé dans la continuité du précédent ( voir 1 ère partie).

L’année dernière nous avions abordé la question des centres de

vacances à travers l’attente des familles, de plus en plus soucieuses

d’épanouissement individuel pour leur enfant, même au sein d’un projet

collectif de vacances que représente les centres de vacances. Ce

présent mémoire a essayé de comprendre le fonctionnement

pédagogique interne des C.V.L. et de repérer l’influence et les

conséquences de l’individualisme , telles les incohérences et

contradictions des objectifs des projets éducatifs proposés. A ce

titre cette dernière partie est une ouverture à des recherches

150

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ultérieures. En effet, nous avons abordé sous un angle théorique la

question de la compatibilité pédagogique entre les deux objectifs

majeurs des C.V.L, à savoir la socialisation et l’autonomie de l’enfant.

Par cette approche nous avons repéré le concept contradictoire et le

décalage sémantique sur lesquels les C.V.L, outils de l’éducation

populaire, se sont construits. Nous avons bien compris que

l’individualisme est le reflet avant tout d’une conception et réflexion

émanant de chaque individu. Ce constat n’est pas une lapalissade.

L’individualisme n’est pas une maladie sociale qu’une quelconque

organisation politique, sociale ou éducative peut éradiquer. Les C.V.L

n’échappent pas à la règle. L’individualisme est au cœur de tout projet

collectif et l’annihile. En essayant de s’accommoder, au niveau

pédagogique, de ce postulat inacceptable pour l’éducation populaire, les

C.V.L ont développé une pédagogie activiste et consumériste tout en

prônant des valeurs collectives. Cette contradiction a amené les

centres de vacances à perdre une à une leur crédibilité et leur utilité

qui construisaient leur référence. A ce titre la volonté de promouvoir

l’autonomie de l’enfant, en tant qu’objectif, dans le milieu des années

soixante, soixante-dix, a été la résultante d’une quête et d’une

recherche d’authenticité, reflet de l’époque. En même temps, la notion

de socialisation de l’enfant, deuxième grand objectif affirmé et

majeur de l’éducation populaire, est la conséquence de l’opposition

entre l’Education nouvelle ( primat de l’individu) et l’éducation populaire

( primat de la démocratie). En somme une décalage majeur entre les

objectifs et les moyens, ou autrement dit entre le projet prévu et le

projet vécu. Cette dernière partie est une ouverture dans la mesure où

une observation de terrain devrait nous apporter un éclairage

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constitutif à ce constat théorique. J. Houssaye avait déjà abordé le

sujet dans la conclusion de son « le livre des colos ». Quelques vingt

années plus tard nous pouvons nous demander, vu le développement

social et économique des structures socio-culturelles, ( en France les

associations socio-culturelles représentent le plus grand nombre de

salariés et de chiffre d’affaires au sein des huit cent vingt milles

associations françaises d’où la nouvelle loi sur la fiscalité des

associations, dont la fameuse règle des quatre « P », qui signifient bien

l’intérêt des pouvoirs publics) pourquoi les différents ministères ont

favorisé l’éclosion des centres de vacances. Nous pouvons nous

demander si ces C.V.L ont été un espace de socialisation pour les

institutions soucieuses de socialités secondaires ? Nous pouvons

essayer également de comprendre quelles sont les valeurs qui

définissent les C.V.L des années deux mille ?

Voilà en quelques phrases les conclusions et les perspectives que nous

pouvons imaginer à partir de cette troisième partie.

152

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153

4’eme PARTIE

- conclusion du mémoire p 153

-conclusion ou introduction p 160

-synthèse p 166

153

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Ce mémoire se situe donc dans la continuité du précédent mémoire de

maîtrise. Si cet aspect est précisé d’emblée, c’est que les deux

documents s’articulent et se complètent . La problématique autour de

la confrontation entre l’individualisme et le collectif au sein de

l’éducation populaire est un sujet tout autant polémique que

fédérateur et tout à la fois, vaste ou très précis.

En fait, ce sujet semble à priori essaimer uniquement quelques

perspectives toutes relativement précises. Le problème est que plus on

s’approprie le sujet, plus le nombre de pistes se multiplient, nous voilà

en quelque sorte avec un sujet gigogne . En cela, ce mémoire reste

terriblement frustrant dans la mesure où plus le sujet est exploré,

plus la méconnaissance de la question semble grande. Le nombre

d’hypothèses inexploitées sont conséquentes et celles abordées

semblent l’avoir été partiellement.

Lorsque l’année dernière, l’incompatibilité idéologique et sémantique

de l’épanouissement individuel et collectif avait été abordé, il semblait

que la question avait été traitée assez globalement. L’angle

d’observation avait été la construction sociale et l’organisation

politique. Quoi de plus normal pour observer les inter-relations,

surtout au sein d’un projet d’éducation populaire. Seulement, plusieurs

paramètres sont venus se greffer sur ce sujet. Tout d’abord, le plus

évident, tellement incontournable qu’il n’avait même pas été évoqué lors

du précédent mémoire. Toutes les hypothèses émises concernent

l’individualisme et son inévitable confrontation à la société.

Deux éléments sautent aux yeux : l’individu et la société. Quoi de plus

transformable, contradictoire, subjectif, transgressif, empathique,

154

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indéfinissable qu’un individu et quoi de plus contraignante, modulable,

évolutive, épanouissante, frustrante qu’une société humaine !

Les matériaux premiers de cette étude sont très difficilement

« théorisables », car en perpétuelles modifications et inter-actions.

Les hommes, les sociétés, évoluent au regard de paramètres

environnementaux, sociologiques, historiques, sociaux, culturels qui

s’entremêlent, créant ainsi, une équation sociétale à plusieurs

inconnues.

En fonction des postulats envisagés, nous découvrons, nous approchons

des constats qu’une toute autre hypothèse va venir contredire, limiter

ou infirmer. Tout juste peut-on effectivement envisager de pouvoir

énoncer, un à un, certains paramètres, éviter certains écueils ou

dénoncer certains sens communs. Voilà la première conclusion que l’on

peut émettre à partir des travaux de ce mémoire.

Le sujet est donc d’importance, car c’est de la condition de l’homme

qu’il s’agit, de ses dispositions à plus ou moins investir l’espace public,

ce qui va définir ses relations avec autrui.

S’il fallait démontrer l’importance de ce sujet, la publication d’une

lettre de Pétain au coeur de la guerre de 39/45 résume à elle seule

l’enjeu, l’ambiguïté et la problématique de la question sur

l’individualisme. Ce haut dirigeant institutionnel envisageait la question

comme un sujet d’Etat d’envergure nationale. Pour bien signifier et

démontrer l’importance de la question de l’individualisme au sein de

notre société, nous joignons cette lettre au cœur de cette conclusion,

au regard de la défiance et la stigmatisation sociale et politique

radicale qu’exhorte le Maréchal Pétain.

155

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« DANS les malheurs de la Patrie, chacun de nous a pu se rendre

compte qu'il n'y a pas de destin purement individuel, et que les

Français n'existent que par la France. Jetés hors de leurs maisons,

loin de leurs champs, de leurs métiers, réduits à la condition de

nomade, des millions de nos concitoyens ont appris, par une cruelle

expérience, que l'homme réduit à lui seul est la plus misérable des

créatures. Dans ce naufrage de toutes leurs sécurités coutumières,

c'est à ce qui restait de leurs villages, de leurs familles, de leurs

foyers qu'ils ont demandé assistance, c'est vers ce qui subsistait

encore de la Nation qu'ils ont cherché secours. Puisse cette grande et

terrible leçon leur servir ! L'épreuve soufferte par le peuple français

doit s'inscrire en traits de feu dans son esprit et dans son coeur. Ce

qu'il faut qu'il comprenne pour ne jamais l'oublier, c'est que

l'individualisme dont il se glorifiait naguère comme d'un privilège, est à

l'origine des maux dont il a failli mourir.

Il n'y aurait pas de relèvement possible si les fausses

maximes de l'égoïsme politique, social, moral, spirituel devaient rester

celles du nouvel État Français, de la nouvelle Société Française.

Nous voulons reconstruire, et la préface nécessaire à

toute reconstruction, c'est d'éliminer l'individualisme destructeur,

destructeur de la « famille » dont il brise ou relâche les liens,

destructeur du « travail », à l'encontre duquel il proclame le droit à la

paresse, destructeur de la « patrie » dont il ébranle la cohésion quand

il n'en dissout pas l'unité.

156

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Dressé systématiquement contre tous les groupes sociaux sur

lesquels la personne humaine s'appuie et se prolonge, l'individualisme

ne manifeste jamais de vertu créatrice. Il est à remarquer que les

époques où l'individualisme règne, sont celles qui produisent le moins

d'individualités.

L'individualisme reçoit tout de la société et ne lui rend rien. Il joue

vis-à-vis d'elle un rôle de parasite.

Quand elles sont fortes et riches, les sociétés peuvent supporter un

certain degré de parasitisme. Lorsque ce degré est dépassé, la société

s'effondre et ses parasites avec elle. La nature ne crée pas la société

à partir des individus, elle crée les individus à partir de la société,

comme l'a démontré la sociologie moderne. L'individu, s'il prétend se

détacher de la société maternelle et nourricière, se dessèche et

meurt sans porter fruit.

Dans une société bien faite, l'individu doit accepter la loi de l'espèce,

l'espèce ne doit pas subir les volontés anarchiques des individus, et

cela dans l'intérêt des individus eux-mêmes. La première garantie des

droits de l'individu réside dans la société. Ayez une société solide,

et dans laquelle le noyau social primitif, la famille, soit fort : les droits

primordiaux de l'individu - religieux, domestiques, scolaires - y

trouveront leur rempart.

Ayez des associations puissantes, des associations de métier

notamment, et les autres droits essentiels auront en elles leur

assiette et leur fondement. L'association volontaire continue le

bienfait de la société naturelle. L'État, enfin, achève et couronne

157

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l'action tutélaire de la société et des associations. Ayez un État

fort, et tous ces droits distincts divers, contradictoires même, ne

feront pas de la Cité leur champ de bataille, parce que l'ordre public

sera, lui aussi, pourvu d'un garant et d'un protecteur.

L'esprit nouveau doit être un esprit de communion nationale et

sociale. Professer le nationalisme et prétendre rester individualiste

est une contradiction insoutenable, où trop de nos devanciers se sont

attardés, et qui devait finalement se révéler ruineuse. Seul l'élan

collectif donne son sens à la vie individuelle en la rattachant à quelque

chose qui la dépasse, qui l'élargit et qui la magnifie. Pour conquérir la

paix et la joie, chaque Français doit commencer par s'oublier lui-même.

Qui est incapable de s'intégrer à un groupe, d'avoir l'esprit d'équipe,

le sens vital de la coopération, ne saurait prétendre à servir, c'est-à-

dire à remplir son destin d'homme. Je ne veux pas voir autour de moi

des hommes dont l'adhésion serait marquée au coin d'un avide égoïsme

ou d'un conformisme paresseux. Ceux qui désirent collaborer avec nous

doivent savoir qu'ils accomplissent un devoir, sans autre récompense

que la satisfaction virile d'apporter leur pierre à la grande oeuvre de

la rénovation française.

Ils doivent aussi réapprendre à vivre et à agir en commun, en ouvrant

leurs âmes toutes grandes aux puissants et bienfaisants effluves

collectifs où se mêlent les héritages du passé et les appels de l'avenir.

« Il n'y a pas de philosophie plus superficielle que celle qui,

prenant l'homme comme un être égoïste et viager, prétend l'expliquer

158

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et lui tracer ses devoirs en dehors de la société dont il est une

partie ». (RENAN)

Quel relèvement pourrait espérer un pays qui ne trouverait chez lui

qu'égoïsme, isolement, sécheresse de coeur, indifférence ? Il serait

frappé d'une sorte d'incapacité de vivre, car les sources de la vie

seraient taries en lui. Il n'y a pas de société sans amitié, sans

confiance, sans dévouement. L'individualisme est venu se greffer sur

notre goût naturel de l'indépendance, et a transformé une qualité

certaine en un très grave défaut. L'indépendance peut parfaitement

s'accommoder de la discipline, tandis que l'individualisme tourne

inévitablement à l'anarchie, laquelle ne trouve d'autre correctif que le

collectivisme. Mais deux erreurs contraires, embrassées tour à tour,

ne font pas une vérité. A la régénération de la France, il faut la base

du devoir, d'un devoir librement consenti et courageusement accompli.

Mais, à cette volonté morale de redressement personnel, il nous

appartient d'assurer des conditions politiques et sociales favorables.

Nous y pourvoirons, car rien ne serait possible si les faux principes de

l'individualisme restaient la philosophie même de l'État français.

Nous demandons au peuple français, d'abord de nous faire confiance,

ensuite de nous comprendre et de s'aider lui-même en nous aidant. Je

l'ai vu, ce peuple français, j'ai communié intimement avec lui à

Toulouse, à Montauban, à Lyon, à Arles, à Marseille, à Toulon, à

Avignon. J'ai senti battre son coeur à l'unisson du mien. Il se rend

clairement compte, que nous ne voulons fonder notre autorité que sur

la raison, sur l'intérêt public, sur l'évidence de l'utilité de notre

action, comme de la vérité de nos principes. A chacun de servir à son

159

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rang l'oeuvre de la révolution nationale. Que chacun remplisse

consciencieusement son devoir d'état, sans jamais perdre de vue la

grandeur et la noblesse de l'entreprise collective à laquelle il participe.

L'action la plus modeste a de quoi combler le coeur de l'homme, s'il

sait l'inscrire sur un assez vaste horizon. Français à l'ouvrage, tous

ensemble, d'un même effort, d'une même ardeur, au service de la

France (106) » .

Nous le voyons à la lecture de ce réquisitoire d’état, l’enjeu est réel.

C’est pourquoi une étude et une observation de la relation conflictuelle

de l’homme face à la société nous permet de faire un diagnostic

contemporain, conforme à la réalité, et d’actualité. Lorsque l’on

constate, avec ce mémoire, que la forme même de la notion de collectif

est à reconsidérer, c’est toute une vision et organisation de la société

qui s’effondre. S’il fallait bien marquer la modernité et l’actualité de

ce sujet d’étude, la proposition de lois, faîte par F. Fillon sur la

représentativité minoritaire des syndicats exprime cette mutation. En

effet que les syndicats ne soient plus porteurs et représentatifs, est

un constat fait depuis longtemps. Mais arriver à comprendre que ce

n’est pas la notion, le principe même de représentation syndicale qui

est remis en cause, mais son fonctionnement, son organisation

politique et social, c’est porter une analyse plus conforme à la réalité.

Quand une société construit sa relation au collectif à travers une

représentativité institutionnelle dans sa forme, il s’agit avant tout,

(106), Maréchal Pétain ,Extrait de la Revue Universelle du 1er janvier

1941

160

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161

d’un positionnement particulier de l’individu face à sa société. Si vous

laissez un schéma structurel régir l’organisation sociale de la société,

sans tenir compte des évolutions et mutations, on arrive rapidement à

un discrédit des organisations représentatives. Le livre de F. Dubet

pourrait d’ailleurs se synthétiser ainsi. L’exemple de l’abolition des

accords minoritaires pour les syndicats au niveau des entreprises en

est la parfaite illustration. Cependant, il a fallu attendre vingt ans pour

dénoncer ce principe organisationnel au nom du juste, de l’égalité. De

nouveau, on s’égard dans les mouvances du débat égalitaire au

détriment d’une orientation basée sur un principe de liberté.

En prônant une modification de la signature syndicale, on se doit de

poser aussitôt la question du devenir et du principe même de toute

l’organisation syndicale. En effet, face à un individu « abeille » qui va

butiner de projets en projets, sans direction déterminée (fin des

idéaux politiques), il ne s’agit pas de modifier les moyens de

représentations, mais les motifs et l’objet même de la représentation

collective. L’individu contemporain ne se désintéresse pas de la

question sociale et politique, il l’aborde à travers un regard individuel

plus affirmé, se détachant de grands principes fédérateurs. La liberté

syndicale de s’engager ponctuellement correspond, au regard des

constats faits dans cette étude, à une nouvelle donne de l’opposition

entre individualisme et collectif. Nous voyons bien le bouleversement

social que pourrait signifier ce nouveau principe de représentation

syndicale. Ce serait plus d’un siècle de militarisme et d’engagement

social balayé d’un seul coup. Fini les syndicats déterminés et engagés

et bienvenue à des revendications « multi syndicales » et ponctuelles.

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162

Ce fait de société sur les votes syndicaux minoritaires est intéressant

dans la mesure où il démontre que cet objet d’étude peut aboutir aussi

à des propositions et une lecture globale de l’organisation sociale.

Le hasard de l’actualité vient de nous apporter une autre facette de la

redéfinition individuelle de l’engagement collectif. Même si cet

exemple peut paraître subalterne, il est assez représentatif de

l’évolution des conceptions. Lorsque plusieurs joueurs de l’équipe de

France de basket, fraîchement émancipés du circuit professionnel

N.B.A, évoquent leur relation au collectif et à l’équipe, voici comment

ils se positionnent. « Nous reprenons à notre compte, les propos de

Y.Souvré, (capitaine de l’équipe de France féminine) qui revendique

qu’elle n’a pas besoin d’apprécier toutes ses partenaires pour jouer

avec elles . Il y a dans notre équipe certains équipiers que nous

n’apprécions pas. Nous venons pratiquer en tant que sportifs de haut

niveau, reconnaissants de la sélection et défenseurs d’un drapeau.

Point à la ligne. Nous ne venons pas communier avec toute une équipe

car nous ne partageons pas la même conception de vie…(107) »

Cet extrait d’interview est significatif à plus d’un titre et nous

ramène à des constats repérés lors de cette étude. Tout d’abord, que

même au sein d’un sport collectif où la dimension collective devrait

être à son apogée, l’individualisme s’exprime complètement. Ces propos

n’auraient jamais été tolérés par l’encadrement technique il y a encore

dix ans car déstabilisateur du collectif justement.

On touche du doigt l’aspect responsabilisant de l’individualisme

J’assume mes responsabilités au regard de tel rôle ou mission que la

(107), F. Piétrus, A.Djamal, « L’équipe » 17 septembre 2003

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société m’octroie. En aucun cas, je n’ai à travestir mes autres

conceptions sociales ou humaines qui m’appartiennent et que j’assume

également. On voit poindre la notion de sens à donner à l’existence et

l’affirmation « d’un je mais qui ne veut pas dire la fin de nous (108) »

comme le spécifie J. Ion.

Nous voilà au coeur de la dimension éthique et subjective de la

définition de la société. C’est l’un des constats majeurs. Non pas dans

la forme, car il n’y a rien de nouveau que de repérer que la subjectivité

est source de différences. Mais dans le fond, ce constat est essentiel.

En effet en étudiant différents auteurs nous avons vu que la question

de l’individualisme et du collectif est une question particulièrement

subjective dans sa définition mais également dans son approche. En

privilégiant un axe particulier on a compris que la vision de ce problème

de société serait abordé partiellement . En privilégiant l’option

politique par exemple , nous nous engageons dans une analyse

subjective dans la mesure où on fait une impasse délibérée entre autre

sur la dimension économique, sociale ou historique. Enfin puisque l’on

évoque la question de la subjectivité, il est important de souligner un

dernier point. Cette étude se veut évidement la plus objective

possible. Lorsque l’on constate que l’organisation d’un principe de

communautés s’apparente à une nouvelle forme de construction

collective, cela ne signifie pas qu’en tant qu’individu nous cautionnons le

communautarisme contemporain. Nous avons observé, lors de mémoire,

que le communautarisme peut effectivement amener une

reconnaissance et du lien favorisant ainsi une forme multiple

(108), J. Ion « Sciences Humaines » ,décembre 2002 p 68

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d’épanouissement. Néanmoins une condition, semble –t-il, reste

incontournable. Le rejet de tout déni des grands principes collectifs.

Nous revenons de fait sur les entretiens avec des responsables

musulmans au sein des quartiers nord au Havre. La religion peut être

un soutien , une ligne de conduite individuelle et définir ainsi un

positionnement face à la société et l’organisation collective. La laïcité,

par exemple, est l’un des fondements de notre république. Ne plus

l’assimiler comme priorité, reviendrait à remettre en cause ce qui a

défini et construit ce pays dont justement la liberté de pratiquer

toute religion sereinement. La laïcité est donc un principe indiscutable

dans la mesure où elle permet et facilite l’ expression de toute

culture et de toute religion. Vouloir remettre en cause ce principe

fédérateur, cela équivaudrait à prioriser la forme au détriment du

fond, sujet que l’on a déjà évoqué.

On le voit ce constat amène à la plus grande prudence quant aux

conclusions hâtives que l’on serait amener à faire. D’ailleurs tout au

long de ce mémoire différentes pistes d’étude ont été soulignées, ce

qui montre bien l’immensité de la question et des possibilités de

conclusion. Il est donc intéressant de relever les sujets

d’interrogation qui ont été soulevés et voir les perspectives de

recherche que l’on peut imaginer.

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Conclusion ou introduction à venir…..

Cette ultime partie se conclue en somme comme un trait d’union entre

ce document et un éventuel à venir. Tout au long de ce document, un

certain nombre de pistes à étudier ont émergé au fur et à mesure du

cheminement et ballade au cœur de l’individualisme. Vu le nombre

conséquent de possibilités, on pourrait construire cette réflexion

autour de plusieurs chapitres que l’on peut présenter comme suit :

chapitre 1 : l’épineuse question du personnalisme de E. Mounier

A ce sujet il serait intéressant d’analyser plus en profondeur « le

personnalisme » de E.Mounier, dans la mesure où d’emblée un paradoxe

conceptuel émerge entre un auteur construit et impliqué dans

l’organisation holiste de l’église et sa notion de personnalisme , nuance

de l’individualisme, notion qui a pourfendu l’église catholique. Comment

cet auteur peut-il influencer encore aujourd’hui des pédagogues

comme l’ex-professeur de philosophie, aujourd’hui secrétaire général

de l’enseignement catholique P. Malartre ?

Chapitre 2 : L’individualisme et culture de masse

Quelles sont les inter relations entre l’individualisme contemporain et

la culture de masse, décriée par un grand nombre d’intellectuels.

Quelles relations de cause à effet ? La culture de masse accentue-t-

elle l’individualisme ou favorise-t-elle une nouvelle forme de projet

collectif ?

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Chapitre 3 : L individualisme joue-t-il un rôle dans la violence

scolaire ?

En parallèle de cette question l’observation d’un projet de formation

d’enfants et de jeunes médiateurs dans des quartiers difficiles peut

nous servir pour comprendre si un tel projet peut inciter et favoriser

l’investigation de l’espace public.

Chapitre 4 : Le champ de l’éducation populaire peut-il être encore

porteur et promoteur d’un projet s’inspirant de sa philosophie ?

A travers un projet de quartier où la compétence individuelle sert de

moteur et de lien social, on peut essayer de repérer si cet forme

d’épanouissement individuel engage une forme d’épanouissement

collectif ?

Chapitre 5 : Le projet collectif auprès des jeunes peut-il favoriser la

participation individuelle ?

Grâce à une mise en œuvre de terrain auprès de jeunes de quartiers

dit en difficulté, on peut observer si cette hypothèse est

envisageable.

Chapitre 6 / Pour rester au sein du secteur privilégié des centres de

loisirs et de vacances, une question plus sociale peut être abordée en

se demandant si les centres de vacances ont été un espace de

socialisation des institutions soucieuses de socialités secondaires ?

(voir conclusion troisième partie)

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En guise de conclusion, un résumé synthétique des constats majeurs de

ce mémoire va permettre d’avoir une lecture globale de ce document.

1er constat :

La maxime de l’éducation populaire ; favoriser l’épanouissement

collectif à travers l’épanouissement individuel, représenterait un

paradoxe social à travers un épanouissement individuel, symbole de la

bourgeoisie et un épanouissement collectif qui à contrario représente

la philosophie du mouvement ouvrier.

2 eme constat :

L’origine de la signification de la forme d’épanouissement collectif

proposé par l’éducation populaire serait avant tout une définition de la

fraternité au sens religieux du terme.

3 eme constat

L’origine de l’explication de la notion d’individualisme ne se trouve pas

dans les raisons soit politiques, sociologiques, historiques ou culturelles

évoquées, qui sont toutes des moyens de mieux vivre pour l’homme, un

individualisme immanent à l’homme.

4 eme constat

A travers le primat du subjectivisme sur toute autres définitions de

l’organisation des grands principes sociaux, nous pouvons montrer que

le communautarisme est une forme contemporaine d’épanouissement

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individuel ou collectif pour des individus en quête de reconnaissance

sociale.

5 ème constat

La définition de l’organisation collective contemporaine se modifie

autour de trois constats :

- l’évacuation d’une mobilisation classique et partisane

- une dérive effervescente d’une volonté d’égalitarisme

« liberticide » qui amène une nouvelle forme d’engagement politique

- l’apparition de l’affirmation de l’opinion personnelle représente un

moteur pour des mouvements collectifs de revendications, comme les

Nimby.

6 ème constat

L’origine de la volonté de promouvoir l’autonomie de l’enfant en tant

qu’objectif, dans le milieu éducatif dans les années soixante, soixante-

dix est la résultante d’ une quête et d’une recherche d’authenticité.

La notion de socialisation de l’enfant, autre objectif majeur de

l’éducation populaire, serait quant à elle, une adaptation à la dérive de

l’opposition entre l’éducation nouvelle (primat de l’individu) et

l’éducation populaire ( primat de la démocratie).

Nous avons pu repérer également l’opposition sémantique et éducative

de ces deux objectifs affirmés dans le milieu socioculturel.

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« NE VOUS DEMANDEZ PAS CE QUE LE PAYS PEUT FAIRE POUR

VOUS, MAIS CE QUE VOUS POUVEZ FAIRE POUR VOTRE PAYS.

J.F KENNEDY

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Bibliographie

Louis Dumont : "Essais sur l‘individualisme " Collection point 91

Alexis de Tocqueville : "De la démocratie en Amérique" Tome 1 "De la démocratie en Amérique" Tome 2 / Collection Folio 86

François de Singly : "Sociologie de la famille contemporaine" Nathan 99

Christian Bromberger : "Passions Ordinaires" Bayard 2000

Robert Castel / Claudine Harroche : "Propriété Privée, propriété sociale, propriété de soi" Bayard 2001

J. P. Boutinet : "L’immaturité de la vie adulte" Puf 98

R. Quivy / L. Van Campenhoudt : "Manuel de recherche en sciences sociales" Dunod 95

Comenius : "La grande didactique" Klincksieck 92

G. Poujol : "Éducation populaire; le tournant des années 70" Harmattan 2000

Revue : "Éducation Nouvelle" CEMEA n° 477

E. Durkheim : "L’individualisme et les intellectuels" Collection mille et une nuits n°376

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+ D.LABBE :

Syndicats et syndiqués en France depuis 1945 L’Harmattan 1996

+ I.SOMMIER

Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la

mondialisation/ Flammarion »Dominos » 2001

+ E MOUNIER

Le personnalisme puf « Que sais je » 395/ 2001

+ L. FERRY

Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’age démocratique 2001

+ A.Renaud

L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet ; Hatier 1995

+ C. Taylor

Le malaise dans la modernité. Editions du Cerf 1994

+ R.Rorty

L’espoir au lieu du savoir. Introduction au pragmatisme. Albin michel

1995

+ R.WaldoEmerson

Extraits de ses deux volumes d’essais, dont « Self-reliance »traduits

et publiés sous le titre « Essais » ; M. Houdiard éditeur 1997

+ M.Maffesoli

Au creux des apparences ;Pour une éthique de l’esthétique ; Plon 1990

+ F. Bastiat

Edition des œuvres complètes de F.Bastiat Tome 7 ; M. Leter

+ A.Rand

Ayn Rand Letters/ The only Path to tomorrow/ Reader’s Digest/

Janvier 1944

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+ Berten, André et al

Libéraux et communautariens ; PUF 1997

+ L.Blanc

Histoire de la révolution Française tome 1

+ A . Gomez Muller

Ethique, coexistence et sens ; Desclée Brower 1999

+ Courtois, Stephane et al. ;

Le livre noir du communisme ;Robert Laffon 1997

+ F ;Dubet

Le déclin des institutions ; Seuil 2002

+ D.Hameline

Courants et contre courants dans la pédagogie

contemporaine ;E.S.F2000

+ B.Ravon/R.Raymond

Engagement bénévole et expérience de soi : l’exemple des restos du

cœur ;l’aube 1997

+ J. Ion

La fin des militants ; l’atelier 1997/ L’Engagement au pluriel ; Presse

Universitaires de St Etienne 2001

+ J.Ion /M.Péroni

Engagement public et exposition de la personne ; L’Aube 1997