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SAUNIER
JEREMIE
MEMOIRE
D.E.A /SCIENCES DE L’EDUCATION
La lente mise à mort de l’éducation populaire par l’individualisme
UNIVERSITE DE ROUEN : ANNEE 2003/2004
1
2
SOMMAIRE
1 ère partie
1 ) conclusion et introduction p5
2) rappel des constats p12
3 ) Quelques définitions p19
4) L’objet de recherche p25
5) L’intérêt p38
6) les hypothèses de recherche p39
7) La méthode de recherche p43
2 ème partie (p45)
1) le communautarisme est-il compatible avec
l’individualisme libéral P46
1-2 l’éthique objectiviste : la vertu de l’égoïsme rationnel p56
1-3 la contribution d’Aristote ; l’édification d’une communauté
d’hommes libres P58
2) Frédéric Bastiat : individualisme et fraternité :
réponse à L. Blanc p61
3) le sens et la coexistence : question originèle p77
4) la guerre des sens : opposition liberté/égalité p92
2
3
5) Premier enseignement p97
6) Second enseignement : les nouvelles formes d’épanouissement
p103
3ème partie
1) l’autonomie et la socialisation de l’enfant p112
2) autonomie et individualisme : une logique contemporaine p115
3) l’éducation nouvelle est-elle compatible avec la démocratiep135
4) conclusion du chapitre p143
4 ème partie
1) conclusion du mémoire p152
2) conclusion ou introduction p 159
3) synthèse p 165
-Bibliographie p168
- Annexe p170
3
4
1 ère partie
1 ) conclusion et introduction ……………………………………… …p 5
2) rappel des constats ……………………………… ………… p12
3 ) Quelques définitions …………………………………………………..p19
4) L’objet de recherche …………………………………………………..p25
5) L’intérêt …………………………………………………………………………… p38
6) Les hypothèses de recherche …………………………………….p39
7) La méthode de recherche…………………………………………….p43
4
5
1 ) Conclusion et introduction
Le sujet de ce mémoire concerne la question de la compatibilité
idéologique et sociale entre l’épanouissement individuel et
l’épanouissement collectif dans le cadre d’un projet d’éducation
populaire. En abordant la question de l’individualisme contemporain et
sa genèse, l’idée est donc de repérer les éventuelles relations de cause
à effet avec la société contemporaine. Mais aussi de comprendre
l’évolution de la notion d’individualisme au fil des siècles, afin de
vérifier si l’individualisme contemporain, s’opposant à priori aux
grandes valeurs collectives, est le fruit d’une lente mutation sociale.
L’éducation populaire a été sans conteste à la croisée des chemins dans
ces interactions idéologiques. A ce propos, dans un article intitulé
L‘avenir en marche vers le passé paru dans la rubrique Rebonds du
quotidien Libération du 19 décembre 1995, Edgar Morin analyse
l’importance des grèves de fin 95, certes comme une source de
mécontentement face aux désillusions de l’époque, mais comme dues
avant tout à des raisons plus profondes. Il explique ces raisons par la
conjonction de trois crises. La première est celle de l’avenir, la perte
de croyance, depuis les années 70, dans une société de progrès source
de bien être. La deuxième provient de l’augmentation du pouvoir
technico-économique au sein d’une mondialisation de plus en plus
prenante. Enfin la troisième est une crise de civilisation qui s’étend et
s’approfondit soudainement par le développement de maux qu’ont fait
apparaître l’envers de l’individualisme, l’envers de la technicisation,
l’envers de la monétarisation. L’envers de l’individualisme, c’est la
nécessité de sommes croissantes d’argent pour seulement survivre et
5
6
le rétrécissement de la part du service gratuit, du don, c’est- à- dire
de l’amitié et la fraternité. L’envers de la technicisation, c’est
l’invasion de secteurs toujours plus amples de la vie quotidienne par la
logique de la machine artificielle qui y introduit son organisation
mécanique, spécialisée, chronométrée et qui a substitué la relation
anonyme aux communications de personne à personne. L’envers de la
croissance économique, ce sont les détériorations de la qualité de la
vie par le sacrifice de tout ce qui n’obéit pas à la logique de
compétition. Ainsi, un mal être s’est installé à l’envers de la civilisation
du bien être. C’est cette approche de l’individualisme, celui conjugué à
l’indépendance, qui est source d’épanouissement individuel. Mais aussi,
source d’exclusion pour celui qui n’a pas ou plus les moyens d’assurer sa
propre existence et pour qui, du coup, l’individualisme est synonyme
d’isolement social. Le décalage entre épanouissement individuel et
épanouissement collectif n’est -il pas là au cœur d’une société qui a
abandonné en partie ses croyances collectives qui servaient de support
aux individus isolés ? Cet aspect est significatif de la dimension à
donner à l’épanouissement individuel dans un projet d’éducation
populaire. A reprendre l’histoire et l’émergence des universités
populaires par exemple, le débat pour une éducation individuelle était
déjà d’actualité et ne pouvait que prendre le chemin qui privilégierait
le seul épanouissement individuel. La société était construite
essentiellement sur des principes, traditions et valeurs collectives. Le
fils du paysan, de l’ouvrier connaissait sa référence et son
appartenance à un groupe collectif déterminé. L’épanouissement
individuel était donc pour l’éducation populaire source de progrès
social. Un siècle plus tard, les limites de l’individualisme sont peu à peu
6
7
apparues avec l’évolution de la société. L’envers du décor, pourrait-on
dire, nous a fait découvrir un individualisme aliénant, comme nous l’a
défini E. Morin. Dès lors, c’est à un besoin de ressource collective que
l’individu contemporain aspire pour pallier ce désarroi social. Mais la
démarche n’est pas aussi aisée qu’il y paraît. La société a évolué et ne
pas en tenir compte équivaudrait à opposer purement et
irrémédiablement les notions d’épanouissement individuel et
d’épanouissement collectif. Dès lors, la nouvelle orientation du sens à
donner à l’éducation populaire est peut- être là , dans l’autre tendance
qui a traversé jadis les universités populaires, à savoir : L’éducation
populaire doit avant tout permettre l’éveil d’un esprit critique, d’une
capacité de raisonner et de décider.
De ce fait, la réponse à notre problématique se dessine. En effet,
aucune théorie n’a opposé directement l’individualisme et le collectif,
mais beaucoup précisent néanmoins les relations de cause à effet.
C’est donc la nature même de l’épanouissement collectif qui reste à
déterminer. En effet, le collectif contemporain peut être perçu comme
une entité globale mais aussi comme l’osmose d’individualités.
Émile Durkheim précise fort bien cette particularité dans la réponse
qu’il donne aux intellectuels lors de l’affaire Dreyfus : « non seulement
l’individualisme n’est pas l’anarchie, mais c’est désormais le seul
système de croyances qui puisse assurer l’unité morale du pays »(1)
intellectuelle). Les individus ont possédé peu à peu les moyens de leur
indépendance. Mais le problème est tout autre aujourd’hui au bout de
30 ans de crise, quand le nombre de délaissés économiques et culturels
1- E.Durkheim ; « L’individualisme et les intellectuels »Paris ,Mille
et une nuits n° 376 , 2002, p 19
7
8
s’accroît. D’où une résurgence symptomatique de l’opposition entre
l’individualisme (symbole de réussite sociale) et le collectif (symbole
d’anciennes valeurs sociales représentant les classes populaires
démunies).
Cette opposition s’affirme d’autant plus au sein d’une société qui doute
du fait de ces contradictions, et elle entraîne les catégories sociales
démunies à se prévaloir de vieilles croyances presque ataviques (on
peut peut-être voir là une des explications à la montée du
nationalisme).
En effet, en privilégiant, il y a un siècle, l’éducation culturelle
individuelle des ouvriers, les intellectuels fréquentant les universités
populaires ont engagé ce projet social collectif dans une voie qui
prenait racine déjà dans le siècle des Lumières. A ce titre, la
différence avec la philosophie d’outre-Rhin et plus particulièrement de
l’Aufklarung, dont Kant fut l’un des principaux défenseurs, peut
expliquer en partie cette logique.
Il serait intéressant d’ailleurs, avec la perspective européenne, de
repérer la relation entre l’individualisme et le collectif dans des
sociétés influencées à la base par ces principes philosophiques et voir
si le mouvement d‘éducation populaire peut avoir un avenir européen.
Mais, pour revenir à notre sujet, l’éducation populaire s’est donc
engagée dans une perspective d’évolution sociale individuelle. Le
principe n’a heurté personne tant qu’une réelle progression sociale a
jalonné la vie sociale et promu l’épanouissement individuel.
L’idée d’un épanouissement individuel dans la perspective d’un
épanouissement collectif avait un sens, même si le réel épanouissement
se situait avant tout pour l’individu. Les différents auteurs, en nous
8
9
prévenant, comme Tocqueville, de l’impossibilité politique d’un
épanouissement concomitant, ne faisaient que confirmer ce principe.
Le leitmotiv des luttes collectives de classe se basait avant tout sur
« l’escalator individuel », au nom de l’égalité, et cette même égalité a
affaibli la liberté politique au fur et à mesure qu’elle s‘est accrue.
Les limites de l’individualisme sont apparues quand les principes
égalitaires eux mêmes furent bafoués. L’égalité est devenu un leurre
pour bon nombre d’individus quand les inégalités sociales, économiques,
familiales et individuelles ont une à une pris place dans une société où
les principes de liberté politique étaient délaissés. En cela l’analyse
pratique, faite lors du mémoire de maîtrise autour des centres de
vacances et de loisirs (C.V.L), est venue confirmer cette réponse. Les
familles soucieuses de la sécurité affective et physique de leurs
enfants, axées en partie sur un projet éducatif familial, fréquentent
de moins en moins ces structures. Si les C.V.L ont conservé malgré
tout une activité, c’est qu’ils se sont adaptés au projet individuel pour
leur survie à court terme, mais causant également leur quasi
disparition à long terme. En s’orientant vers l’activisme, le principe de
vacances et loisirs à la carte, en somme un projet de consommation,
ils ont emprunté le même chemin que les autres outils de l’éducation
populaire. Seulement, à ce jeu, les C.V.L n’ont pas les moyens à long
terme de lutter avec les outils de communication moderne, les loisirs
virtuels, ou l’accès au tout loisirs, d‘autant plus que les CVL ne
proposent plus ce qui faisait leur spécificité, le projet partagé.
Cependant, le plébiscite exprimé dans le questionnaire pour les
familles d’une animation construite sur des problématiques sociales
doit nous interpeller. L’actualité du 21 avril 2002 nous avait donné une
9
10
indication convergente. En effet il est fréquent d’entendre dire que
les jeunes sont devenus individualistes, souvent avec regret quand on
se situe dans le registre des mouvements collectifs de masse. La
déferlante lycéenne et étudiante pendant la quinzaine qui a précédé le
second tour des présidentielles est venue faire un pied de nez à tous
ces préjugés.
Ce mouvement avait donné un élément de perspective à la
problématique de ce mémoire. Les limites affichées de l’individualisme
apparaissent comme des éléments significatifs de l’évolution d’une
société en manque de repères collectifs.
Certes le principe même d’un épanouissement individuel et collectif
concomitant agrège des concepts idéologiques et intellectuels non
compatibles, d’un point de vue social et politique, comme nous l‘ont
montré les différents auteurs étudiés lors du mémoire de maîtrise.
D’autant plus que le projet d’éducation populaire a, d’emblée, privilégié
l’épanouissement individuel. Mais cela ne veut pas dire que le principe
d’épanouissement collectif n’est pas possible. Il ne s’agit pas d’opposer
ces concepts, mais de leur donner une place plus ou moins prioritaire.
La société offre aujourd’hui de nombreuses possibilités et
perspectives d’épanouissement personnel. L’augmentation des diplômés
universitaires, l’accès au multimédia, l’accès à la culture en général
sont des moyens accessibles au plus grand nombre même si, comme on
l’a vu, la condition économique reste l’élément déclencheur. Dès lors, la
question d’une société organisée dans une perspective
d’épanouissement collectif est avancée. Et là l’éducation populaire a de
nouveau sa place. Mais pour cela les grandes institutions éducatives de
notre société doivent changer d’objectifs. Par exemple, l’école
10
11
construite sur des principes de compétition et d’exclusion (rejet de
l’échec scolaire) doit être envisagée, comme le prônaient déjà, par
exemple, Bachelard dans « La formation de l’esprit scientifique » ou
Piaget dans « L’individu et la formation de raison » , sur la coopération
et la responsabilisation. C’est ce que doivent faire également, à un
stade moindre, les centres de vacances (même si leurs difficultés
économiques risquent de limiter leurs possibilités). Mais nous touchons
là une question de choix. Les professionnels de l’animation sont-ils des
professionnels qui veulent garantir et garder leur place ou des
professionnels certes, mais encore animés de valeurs collectives ? Pour
être juste, certainement un peu des deux, mais à penser par
l’économique , on finit par tout justifier ; aussi nous n’avons guère le
choix si nous voulons rester crédibles et au clair avec nous mêmes.
11
12
2) Synthèse du mémoire de maîtrise
Avant de s’engager plus précisément dans ce mémoire, il nous semble
nécessaire de fournir les éléments majeurs repérés lors du mémoire
de maîtrise. En effet, ces deux travaux se situent dans la même
volonté d’analyse de l’opposition entre l’individualisme et le collectif
dans le champ de l’éducation populaire et viennent de fait se
compléter. Dès lors, nous serons amené à nous appuyer sur le
précédent mémoire, qui nous a fourni bon nombre d’enseignements
venant étayer ou confirmer les présentes recherches.
Nous avions scindé et synthétisé les constats du mémoire de maîtrise
en deux parties, l’une sur les recherches théoriques, et l’autre sur une
enquête faite auprès des familles.
2-1- Synthèse de l’analyse théorique
Louis Dumont : Holisme et individualisme (2)
- Le social a été remplacé dans un premier temps par le juridique puis
le politique, et plus tard par l’économique.
-Il est difficile de se passer de références collectives ,aussi toute
organisation sociale a-t-elle besoin de faire émerger des concepts de
fraternité afin de donner sens à la vie sociale.
Alexis de Tocqueville: Démocratie et individualisme (3)
- L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose
chaque citoyen à s’isoler et se créer une petite société à son usage aux
dépends de la grande.
2- L.Dumont ; « Essais sur l’individualisme »
3- A. de Tocqueville ; « De la démocratie en Amérique » 1 et 2
12
13
-L’individualisme est d’origine démocratique et il menace de se
développer à mesure que les conditions s’égalisent.
-L’instruction du peuple ne sert puissamment qu’à l’émergence et le
renfort d’un individualisme social.
-Le but des anciens est le partage du pouvoir social, celui des
modernes, la sécurité dans les jouissances privées.
-L’individualisme est une carence socio-politique et intellectuelle (auto
suffisance et abandon des croyances collectives). La volonté
d’épanouissement individuel comme primauté philosophique exacerbe le
sentiment d’égalité qui amenuise l’esprit civique.
Robert Castel / Claudine Harroche : Construction de l’individualisme
moderne. (4)
-L’abandon des supports collectifs a fragilisé les individus en quête
d’indépendance.
-Le travail est une condition impérative pour tout épanouissement
individuel.
- Les mouvements sociaux contemporains puisent leur source dans "les
marches de l’escalator".
François de Singly : Famille et individualisme (5)
- La famille contemporaine sert de tremplin à chaque individu, en
parallèle de la fin du communisme familial.
-La volonté affirmée des familles dans la réussite individuelle de leurs
enfants est très affirmée.
4- R. Castel/ C. Harroche ; “Propriété privée, propriété sociale,
propriété de soi »
5- F. de Singly ; « Sociologie de la famille contemporaine”
13
14
- "Les trente glorieuses" ont favorisé l’individualisme.
- Une remise en cause des valeurs prônées par le travail et la famille
émerge depuis une vingtaine d’années.
J. Claude Kauffman : Famille / individu et loisirs (6)
- Le souci éducatif des parents est réel mais conditionné par les
conditions économiques.
- Les références collectives ont disparu des pratiques de loisirs.
C. Bromberger : Comportement individuel et loisirs (7)
- Le choix des loisirs est représentatif de l’évolution des mœurs où
l’individualisme perd tout son sens.
- Les mouvements collectifs de masse sont une façon d’affirmer son
identité.
2-2 Synthèse de l’analyse pratique
1) Les familles perçoivent-elles les CVL comme des lieux
d’apprentissage, d’espace éducation, de service ou, de détente ?
Le sondage effectué auprès des familles est partagé, les CVL sont
avant tout soit des lieux de détente pour les CV (40% des familles)
soit des espaces de service pour les CLSH.
La référence éducative n’est pas absente des perceptions des familles,
mais les spécificités, reconnues comme lieu de sensibilisation à la
socialisation et à l’autonomie, ne sont plus perçues comme telles par les
familles. Cela ne signifie pas que les CVL ne participent pas à la
socialisation ni à l’apprentissage de l’autonomie, mais seulement que
6- J.C Kaufmann « Faire ou faire- faire ? famille et services»
7- C. Bromberger « Passions Ordinaires »
14
15
les familles ne reconnaissent plus cette spécificité aux CVL. Par
contre, concernant la notion d’apprentissage, la réponse est opposée.
En effet, le plébiscite pour l’approche de problématiques sociales et
l’apprentissage par exemple de la gestion des conflits incitent à penser
que les CVL peuvent être une particularité éducative reconnue, mais à
condition que l’apprentissage se situe dans une perspective individuelle.
De même, la demande des familles de situer les objectifs des CVL
autour de la responsabilisation et la valorisation semble signifier la
nécessité d’adaptation des CVL aux nouvelles demandes des familles
contemporaines. Même si la question de l’autonomie est à nuancer
quand on la superpose avec la notion de responsabilisation. Autrement
dit, les Centres de Vacances peuvent être des lieux de « contre poids
social », c’est- à- dire des espaces de vie qui permettent la valorisation
et la responsabilisation et qui sortent de l’environnement de
compétition permanente et quotidienne dans lequel vivent les enfants
(école, club sport…).
2) Quels sont les critères de choix des familles ?
La réponse à cette question est assez ambiguë. L’idée préconçue de
l’importance de la dimension économique ne ressort que partiellement
de ce sondage, car la relation qualité / prix est plus nettement
retenue. Mais il faut extraire de ce sondage les aides importantes
dont bénéficient certaines familles.
Par contre, la référence éducative est quasi-absente des critères
familiaux, ce qui confirme entre autre les travaux de M. Haicault (8),
8- M. Haicault ; « La tertiarisation des activités parascolaires »
15
16
où la spécificité éducative des CVL est perçue avant tout comme un
espace de détente et de vacances. De fait, l’aspect organisationnel et
respectueux des prestations sont les deux paramètres primordiaux
des familles.
3) Est-ce que les CVL sont perçus comme des espaces
d’épanouissement individuel au service d’un épanouissement collectif ?
La réponse, là, est assez précise. La possibilité d’épanouissement
individuel qu’offrent les CVL est importante aux yeux des familles,
mais en aucun cas en vue d’un quelconque épanouissement collectif.
Cette réponse vient confirmer différentes analyses théoriques comme
celle de A. Tocqueville, F. de Singly et J.C. Kaufmann.
De ce fait, la dimension d’épanouissement collectif est quasi absente,
ce qui représente bien le décalage paradoxal dans lequel se situent les
CVL.
4) Est-ce que l’esprit de l’éducation populaire a encore une
signification pour les familles utilisatrices des CVL ?
D’après les sondages effectués, qu’il s’agisse du mouvement
d’éducation populaire lui-même, de sa signification ou de son attrait,
les familles ne connaissent pas cette philosophie. Leur désintérêt est
manifeste, et qui plus est, sa référence n’est pas reconnue. Même si le
constat avait été difficile à lire, la lecture était bien réelle. Mais ce
constat est-il surprenant ? En effet, le mouvement d’éducation
populaire n’est-il pas à considérer plus comme un concept intellectuel ?
Une confirmation à une plus grande échelle serait nécessaire et
intéressante à étudier.
16
17
5) Autres enseignements et constats
Il nous a paru intéressant en complément de l’étude pratique de faire
ressortir d’ autres enseignements constatés de la pratique
professionnelle, essentiellement à partir la diffusion du projet
éducatif auprès des acteurs pédagogiques, comme les directeurs et
animateurs CVL.
En effet, parallèlement à notre mission, une de nos priorités a été le
partage et la diffusion du projet éducatif afin de garantir au mieux
l’approche pédagogique.
Ces constats semblent intéressants à citer dans la mesure où, non
seulement ils viennent confirmer les analyses précédentes, mais aussi
ils apportent des enseignements complémentaires.
1er Constat : Un projet collectif construit avec une somme
d’individualités.
Que signifie cette phrase ?
Les équipes d’animations sont constituées d’individus éduqués et
construits dans une culture individualiste . Dès lors ces animateurs
reproduisent cette dimension individualiste, présente dans leur
éducation, leurs loisirs, leur famille, leur école. Ils ont des difficultés
à réfléchir, agir et animer dans une perspective collective. Leur vision,
réflexion du projet collectif, se fait dans une conception plus
individualisante, et ce, tant au niveau directeur qu’animateur.
A titre d’exemple, sur l’ensemble des animations proposées aux
équipes, le projet "les copains d’abord" est de loin celui qui est mis le
plus facilement en place. Certes aucune technicité n’est requise pour
17
18
sa mise en œuvre, mais c’est également un des projets où la dimension
individuelle est fortement présente.
A contrario, les projets à dimension plus collective sont très
difficilement mis en place, et la similitude avec la perception des
familles est significative de la conception et de la relation à
l’épanouissement collectif.
2ème Constat : Une expérience collective formatrice
Les différents retours et bilans effectués avec les équipes de
direction confirment qu’une expérience en CVL est perçue aujourd’hui,
aussi, comme une perspective financière dans certains cas. Mais
également comme une expérience formatrice complémentaire à un
projet individuel, voire familial, et non plus à une expérience qui
permettrait une participation à un projet collectif formateur. Ce
constat est à mettre en relation entre autre, avec les constats de F.
de Singly autour de la relation d’exploitation des potentialités
collectives dans un intérêt individuel.
3ème Constat : Une nouvelle définition de la place de l’enfant
Au regard des différents bilans effectués avec les équipes
pédagogiques, un constat (qui exigerait un approfondissement) a été
assez régulièrement repéré. La place de l’enfant n’est plus centrale
dans la conception d’un projet d’animation pour les animateurs
contemporains.
Ce constat se situe en droite ligne de la fin du règne de "l’enfant roi"
repéré par différents sociologues, entre autre F. de Singly. Le fait que
les familles aient modifié leur organisation, et tout particulièrement
18
19
la place de la femme, a retiré simultanément à l’enfant certaines
prérogatives et privilèges. L’enfant, devenu animateur, a de fait une
vision plus décentrée de la place de l’enfant. Par exemple, l’affirmation
régulière des besoins et intérêts individuels des animateurs, même au
détriment du groupe, a été un fait repéré par de nombreux directeurs.
3 Définition des termes
Avant de commencer à étudier les différentes hypothèses, on se doit
de redonner certaines définitions des mots clés de ce mémoire, tels
éducation populaire, communautés et, bien évidemment, individualisme.
Ces définitions, au-delà de la mise au clair sémantique, vont permettre
de repérer d’emblée quelques similitudes qui justifient par là-même
certaines hypothèses. D’autre part, dans une seconde partie, on re-
survolera certaines notions comme l’Education nouvelle et le lien
pédagogique avec les centres de vacances et de loisirs. En effet,
puisqu’une des hypothèses de ce mémoire va aborder de nouveau ce
secteur d’activités , qui, mais est-il besoin de le rappeler, est l’un des
outils de l’éducation populaire, il paraît préférable de bien resituer les
différentes relations entre ce courant pédagogique et ces activités à
destination de l’enfance et la jeunesse.
La problématique de ce mémoire va donc concerner la compatibilité
sociologique idéologique et politique de l’épanouissement individuel et
de l’épanouissement collectif dans le cadre d’un projet d’éducation
populaire. En premier lieu, un essai de définition de l’éducation
populaire paraît incontournable. G. Dehemme (9), en janvier 1898, lors
19
20
d’un groupe d’études définissait son projet d’éducation populaire
comme "La coopération des idées pour l‘instruction supérieure et
l‘éducation d’une éthique sociale du peuple"(10).
Dans cette définition, les grands pôles de l’éducation populaire sont
explicités : la formation continue et le développement de l’esprit
critique. Aujourd’hui quelle définition pouvons-nous en donner ?
G.Friedrich, secrétaire général des Francas, donne dans Les idées en
mouvements , la définition suivante : « L’éducation populaire fait
partie de la citoyenneté ; elle est pour chacun le moyen d’exercer
9-G. Dehemme ; « Pionnier et Fondateur des universités populaires ».
individuellement et quotidiennement sa citoyenneté. Elle est également
matière à investissements collectifs dans les projets particuliers. Il ne
pourra en effet y avoir un véritable partage des connaissances et des
compétences, une réelle appropriation du patrimoine culturel au sens
large que si l’éducation est réellement populaire. En effet, chacun ne
peut réellement investir ses connaissances et ses compétences dans la
vie quotidienne que s’il est stimulé pour le faire, que si les autres l’y
aident, que si chacun met ses savoirs et savoir faire à la disposition de
tous »(11). En somme, une définition qui nous renvoie à la notion de
citoyenneté, ce qui correspond bien aux débats contemporains. Pour
bien mesurer la difficulté de trouver une définition d’actualité, on
peut également citer G. Saez, dans un article intitulé : Où en est
l’éducation populaire en France : "On ne peut donner une définition
acceptable de l’éducation populaire aujourd’hui en France car elle se
20
21
présente comme une réalité insaisissable, sans réelle unité au plan des
pratiques, sans autonomie politique ou idéologique, sans visibilité
indiscutable"(12).
Enfin, pour faire comprendre la relation entre épanouissement
individuel et collectif dans l’éducation populaire, on peut citer J.C
Dumoulin, qui en introduction au colloque intitulé "Éducation populaire :
nostalgie ou réalité ?", situait l’éducation populaire dans son histoire
même : "L’éducation populaire est une lutte permanente pour défendre
les valeurs sur lesquelles se forge notre démocratie républicaine.
11-G. Friedrich " Les idées en mouvements » n°28" en avril 95
12-G.Saez : « Revue international d’action communautaire » 1979 P.47
L’éducation populaire, c’est la maîtrise et l’acquisition des savoirs par
les citoyens.
L’éducation populaire, c’est le partage des connaissances et
l’expression des solidarités. L’éducation populaire, c’est la formation et
l’exercice de la citoyenneté".(13)
La délicate cohabitation avec le communautarisme est avancée, et
l’omni présence de l’épanouissement individuel s’impose, d’où la
nécessité de définir la notion qui émerge de cette prédominance, celle
d’individualisme. Dans Le dictionnaire de la langue Française de E.
Littré, la définition de l’individualisme est celle-ci : « système
d’isolement dans l’existence, l’opposé de l’esprit d’association ».(14)
D’emblée, même au sens originel du mot, cette définition vient heurter
et se confronter à la notion de collectif, ce qui n’est pas sans nous
interpeller pour ce mémoire, d‘autant plus que le même ouvrage
précise : "Théorie qui fait prévaloir les droits de l’individu sur
21
22
ceux de la société". Dans le " Dictionnaire de la langue Française lexis"
, l’individualisme apparaît comme « une attitude visant à affirmer la
prédominance de l’individu sur des groupes sociaux et à ne considérer
que son intérêt ou ses droits propres »(15).
L’un des autres mots clés de ce mémoire est le terme communauté ,
qui symbolise et véhicule aujourd’hui une forme contemporaine des
valeurs collectives. Le « Petit Larousse » nous renvoie à la définition
13-J.C Dumoulin ; Décembre 1990 / document INJEP n°5 avril 92
14-Dictionnaire de E Littré par A.Beaujean 1929 15-"Dictionnaire de la langue Française lexis", Paris, Édition Larousse,
1993, p 387
suivante : « état de ce qui est commun ; parité, identité :
communautés de sentiment. Groupe de gens qui ont des intérêts
communs : communauté nationale. Groupe de personnes qui logent en
commun en partageant éventuellement les ressources de leur travail.
Société religieuse soumise à une règle commune….. »(16) On le
comprend, la nuance avec la forme d’épanouissement collectif proposée
par l’éducation populaire est faible, surtout au regard de l’évolution de
la société et de la perte de référence des valeurs collectives. Mais on
perçoit aussi toute l’ambivalence de ce terme, entre autre à travers le
début de la définition « état de ce qui est commun : parité,
identité …». L’école, par exemple, peut s’assimiler à cette définition.
Pourquoi, dès lors , trouve-t-on, dans le débat social actuel, une
opposition franche, voire farouche entre cette institution
communautaire et le communautarisme ? Un article récent dans « le
Figaro » présente cette confrontation en ces termes révélateurs :
22
23
« Rétablir l’uniforme pourrait être une solution contre trois des
grands maux de l’école : le communautarisme, l’indiscipline et le racket.
A condition qu’on en débatte. Ce qui est loin d’être le cas »(17). La
notion même de communautarisme effraie également les acteurs
pédagogiques qui construisent au quotidien l’école. M.T. Thomas,
déléguée générale du syndicat des chefs d’établissement de
l’enseignement libre s’exprime dans ce sens : « .. l’uniforme simplifie la
vie des parents, c’est certain, mais ce n’est qu’un tout petit, tout petit
16- « Le Petit Larousse », Paris, Edition Larousse 1979, p 203
17- V.Grouset ; Figaro magazine, cahier n°3 2003, p 12
vie des parents, c’est certain, mais ce n’est qu’un tout petit, tout petit
moyen pour lutter contre la violence et le communautarisme »(18).
Le débat est au coeur du sujet qui nous intéresse. Nous arrivons à un
stade où l’ individualisme et la foi, acte intime, s’affranchissent des
exigences institutionnelles : « c’est le triomphe de la foi en solo, du
culte individuel, comme le prouvent les gens qui prient dans le métro, le
bureau, à l’école sans être intégrés dans une institution
religieuse »(19). Le communautarisme offre une possibilité de ne pas
se sentir complètement isolé et trouve ainsi un relais pour affirmer
une revendication, une croyance, une idéologie toute personnelle et de
fait de remettre en question, voire de s’opposer à toute forme
institutionnelle, à vocation collective.
La rédactrice en chef de la revue « Prier » ( 60 000 exemplaires et 35
ans d’existence) abonde dans ce sens, puisqu’elle définit son lectorat
composé de croyants, mais avec un nombre de « simples chercheurs de
23
24
sens » qui ne cesse d’augmenter.(20) Tous ces témoignages nous
interpellent quant au positionnement de plus en plus affirmé de
l’individu face non seulement aux institutions, mais également aux
18 – V.Grouset ; Figaro magazine, cahier n°3 2003, p 12
19 -M.Meslin ; « Quand les hommes parlent aux dieux. Histoire de la
prière dans les civilisations », Bayard presse 2003. Extrait dans
L’Express d’octobre 2003, p 46
20- E.Marshall ; revue « Prier » interrogée par C.Makarian enquête
sur le retour de la spiritualité, octobre 2003
grandes communautés religieuses traditionnelles, et tout
particulièrement l’église catholique, religion d’état, si l’on peut dire, en
France. Nous voyons poindre un besoin, exprimé de façon de plus en
plus ferme, d’affirmer son identité culturelle et religieuse,
affirmation qui s’oppose de plus en plus aux institutions , fondation de
la république.
Avec ces différentes définitions nous comprenons d’emblée que la
relation entre individu , communautés et la notion de collectif émanant
des valeurs de l’éducation populaire soulève de profondes ambiguïtés
et contradictions. C’est justement à cette difficile relation que nous
renvoie l’objet d’étude de ce mémoire.
24
25
4) L'objet d’étude
4-1 De l'Éducation populaire à l’Éducation nouvelle
L’éducation est un acte, une action qui permet à des individus
d’accéder à des connaissances, à une culture, à une fonction dans la
société. Chacun doit disposer des outils et des ressources pour
comprendre cette société. Chacun doit pouvoir devenir citoyen acteur
et prendre sa place dans l’espace républicain. C’est le principe énoncé
dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Article 6 :
« Tous les citoyens étant égaux, ils sont également admissibles à
toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et
sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
Le terme populaire mérite que l’on y réfléchisse. Il pourrait s’agir
d’une notion globale qui s’adresse à tous en qualifiant un public
passif et simplement consommateur, mais qui peut accéder à tous les
produits disponibles dans l’espace socio- culturel et économique. C’est
un principe égalitaire et généraliste qui trouve écho dans les débats
d’actualité. Pour l’animation, il est évident que la notion de populaire
est plus complexe. Elle est issue des principes requalifiés à la
Libération dans le slogan « par le peuple et pour le peuple ». Les
principes même de prennent en compte l’intégralité des personnes
et son idéologie peut être un outil de transformation sociale. G. Poujol
a développé de nombreuses réflexions (21) à ce sujet et tout
particulièrement dans le champ de l’animation socio-culturelle. A ce
titre, le slogan de l'Éducation nouvelle, symbole des CEMEA, résume
bien tous les principes fondateurs de l’éducation populaire. L’Éducation
nouvelle se doit d’être réalisable et pratiquée par le plus grand
25
26
nombre, sinon par tous. C’est un projet politique, collectif et
pédagogique :« Si les conditions matérielles en général ne permettent
pas la pratique d’une pédagogie autre, l’éducation nouvelle se devra de
lutter contre de telles conditions matérielles »(22).
21- G.Poujol ; "Éducation populaire; le tournant des années 70"
Harmattan 2000
22- Revue C.E.M.E.A. « Vers l’Éducation nouvelle » n° 477 p 16 à 23
Cette volonté collective est une révolution. Il ne s’agit plus d’adapter
plus ou moins bien la pédagogie à des conditions inéluctablement figées
et immuables auxquelles il faudrait se plier bon gré, mal gré, il s’agit de
les modifier pour que cette pédagogie (l’Éducation nouvelle) soit
réalisable et pratiquée par le plus grand nombre, sinon par tous. Tel
est le pari de l’idée d’éducation populaire.
4-2 Des combats menés à partir d’un champ d’expérimentation :
« la colonie de vacances »
Pour conduire cette volonté, il faut des choix stratégiques. Très
rapidement, l’espace de la colonie de vacances d’après guerre (39-45)
apparaît comme un champ d’expérimentation quasiment neuf et plus
simple que celui de l’école (institution lourde et bloquée). De grands
pédagogues, d’ailleurs avaient échoué en partie, tel Célestin Freinet,
26
27
dans leur volonté de généralisation d’une pédagogie novatrice. Dès lors
le choix des colonies de vacances (aujourd’hui centres de vacances) se
révèle particulièrement pertinent comme espace de pédagogie nouvelle
et reflet de l’éducation populaire. Si un grand nombre d’instituteurs
s’engagent dans cet espace éducatif, ce n’est pas un hasard. La volonté
d’épanouissement individuel de l’individu au service d’un
épanouissement collectif va ici prendre tout son sens, et les colonies
de vacances deviennent un véritable lieu de pédagogie et d’Éducation
nouvelle. Dans la mesure où cet espace est quasiment l’unique lieu où
l’Education nouvelle peut prendre toute sa mesure, de nombreuses
innovations pédagogiques vont émerger durant les trente glorieuses.
En effet, l’expression d’une croissance économique forte va inciter et
faciliter la distanciation entre l’individu et des contraintes
économiques frustrantes. La dimension économique est un outil, un
moyen au service de l’éducation populaire. L’espace des centres de
vacances et de loisirs n’échappe pas à la dynamique et un grand nombre
de collectivités locales, sociales et militantes s’engagent pleinement
dans l’expression d’une éducation culturelle de masse tant au niveau de
l’enfant, de l’adolescent que de l’adulte. Après trente années
d’innovations éducatives, de massification culturelle, de pédagogie
différenciée, l’éducation populaire devient un réel projet politique
porteur d’espoir et d’équité pour tous.
Aujourd’hui, le constat est tout autre. Une crise économique balaie en
dix ans trente années de volonté éducative promouvant
l’épanouissement individuel au service d’un épanouissement collectif. En
effet, si l’émanation de l’épanouissement culturel, éducatif et social de
27
28
l’individu est réel, la dimension collective disparaît inéluctablement de
l’espace social. Pourquoi ?
La dimension économique a été unanimement présentée comme motif
de cet effondrement collectif social, familial et éducatif.
Mais trouve-t-on les raisons de ce désaveu collectif uniquement dans la
crise économique ?
N’ y- a- t- il pas d’autres explications ? Ne faut-il pas chercher
également dans la genèse même de l’éducation populaire les raisons de
la perte de références collectives ? Autrement dit, ne serait-ce pas
l’étendard de l’éducation populaire qui est en cause ? L’éducation
populaire a pris le parti d’être un projet de société qui se veut être un
moyen de lutter contre les inégalités sociales collectives et
individuelles et non comme un moyen de stimuler l’engagement pour la
liberté politique, condition incontournable pour envisager un
quelconque épanouissement collectif. D’où la question de ce sujet
d’étude : Dans le cadre d’un projet d’éducation populaire, peut-on
favoriser toute forme d’épanouissement individuel au service d’un
épanouissement collectif ?
Quelle dimension politique ?
Aujourd’hui, comme hier, l’éducation populaire est avant tout un état
d’esprit militant, c’est-à-dire considérant le sujet, au-delà de son
ambition individuelle, comme un acteur de la société. Il s’agit de le
mettre en mesure d’assumer son destin individuel et social. La
dimension politique dans l’acte éducatif est partie prenante de
l’éducation populaire.
Aujourd’hui, les indicateurs traditionnels de la citoyenneté sont au
rouge. La participation électorale est en baisse, notamment chez les
28
29
jeunes. La désyndicalisation est l’une des plus fortes d’Europe. L’écart
entre la classe politique et les citoyens réels ou potentiels se creuse ;
même la démocratie locale, où le pouvoir est pourtant plus proche du
citoyen, se porte mal.
On croit de moins en moins que la volonté générale ou majoritaire issue
du suffrage universel puisse répondre aux intérêts individuels. Il y a
véritablement une crise de la croyance et des pratiques républicaines
dans laquelle s’engouffre un certain anti-républicanisme et anti-
démocratisme d’une époque que l’on croyait révolue. Ceci se manifeste
par un vote de plus en plus massif pour le «front National », des
discours et pratiques d’intolérance, de racisme, d’exclusion, de
corporatisme voir de clanisme, un nouveau culte des chefs, des élites
et des gagneurs.
Les écarts culturels grandissant, la culture est devenue un des leviers
du développement local, elle se vend et fait vendre. L’action culturelle
est par conséquent devenue un enjeu électoral. La mise en phase entre
population et culture a toujours été le leitmotiv de l’éducation
populaire. A ce titre, ce mouvement a milité pour la mise en œuvre de
différents outils, tels l’université populaire, la formation permanente
pour l’adulte contemporain. Mais l’éducation populaire a également été
vigilante dans l’acte de transmettre, d’éduquer. A ce titre, le secteur
enfance et jeunesse a été aussi le fruit de propositions éducatives
fortes.
Les outils plus significatifs sont le développement des centres de
vacances après guerre et la mise en œuvre des centres de loisirs dans
les grandes agglomérations. Ces structures éducatives étaient perçues
et conçues comme un espace de découverte culturelle, artistique, de
29
30
socialisation et d’apprentissage de l’autonomie. Ces lieux se sont situés
en parallèle des deux autres secteurs d’éducation que sont la famille
et l’école. La dimension politique dans l’acte d’éduquer par l’animation
socioculturelle est omni présente dans le projet d’éducation populaire.
A ce titre, de grandes fédérations tel les CEMEA, les Francas, Léo
Lagrange, l’UFCV ont proposé, engagé de nombreux projets éducatifs
et d’animations dans le cadre de ces centres. De telle sorte qu’assortis
d’une croissance économique forte, ces espaces ont, durant les trente
glorieuses, drainé de nombreux projets à dimension politique.
4.3 Historique et grandes étapes de l’éducation populaire
L’étude de l’historique de l’éducation populaire est intéressante pour
ce mémoire dans la mesure où nous obtenons non seulement des
éclaircissements sur les objectifs initiaux des centres de vacances,
mais également des éléments quant à l’étude entre l’individualisme , le
collectif et le communautarisme .
Platon préfigure déjà ce que sera l’éducation populaire moderne : le
projet d’une cité, régie selon la justice, une articulation du savoir et du
politique, une exigence d’une formation du citoyen, bien que les
esclaves soient exclus de la citoyenneté alors que l’éducation populaire
s’adresse à la classe populaire.
C’est avec l’avènement de la société industrielle au XIX ème siècle que
s’est développée l’Éducation Populaire. Des mouvements comme le
compagnonnage et l’influence des encyclopédistes avaient ouvert le
chemin. Mais c'est avec le rapport Condorcet (1792) qu’apparaît le
premier projet éducatif d’ensemble. Éducation pour tous les âges, tous
les individus, toutes les catégories sociales. Quand le projet
30
31
d’éducation populaire arrive à maturité au milieu du XIX ème siècle,
l’école fait partie d’un enjeu politique de première importance. Les
partisans de la généralisation de l’enseignement public vont se trouver
en opposition avec les conservateurs catholiques attachés à maintenir
leur position au sein de l’école, qu’elle soit privée ou publique. Plusieurs
courants de pensée vont ainsi se trouver investis de la mise en œuvre
de l’éducation populaire. Les courants catholique, protestant, laïque et
républicain vont donner naissance aux fédérations nationales
d’éducation populaire. En effet, on ne peut considérer le mouvement
ouvrier comme seul véritable promoteur de l’éducation populaire.
4.3-1 Les universités populaires
En 1899, dans "La coopération des idées", G. Dehemme explique en quoi
l’affaire Dreyfus a été l’élément déclencheur des universités
populaires : « Nous avons vu la bestialité, l’inconscience, l’ignorance
morale des foules, nous avons vu l’iniquité, une république d’allure sud-
américaine. C’est suffisant. Nous savons, tout le bien est à organiser.
Mieux, nous connaissons le remède à ce chaos. Une seule besogne
urgente, capitale, s’impose à cette heure décisive, besogne qui, en
dehors de tout ce qui s’oppose, doit unir tout ce qui a une conscience
et une volonté. C’est l’éducation populaire »(23). En effet, une question
est apparue, suite à l’affaire Dreyfus, à tous les défenseurs des droits
de l’homme ; comment toute une population avait-elle aussi facilement
pu être manipulée ? La réponse est claire pour G. Dehemme, le manque
31
32
d’esprit critique des classes laborieuses. C’est ainsi que vont naître les
universités populaires. En 1900, 67 universités se créent en France et
l’engagement des mouvements se développe dans presque toutes les
grandes villes de proximité. Leurs créations sont d’origine ouvrière
avec la participation des intellectuels, et la Ligue des droits de
l’homme, la Ligue de l’enseignement ou les loges maçonniques apportent
un soutien de poids. Dans cet esprit naît en 1903 la société anonyme
des logements hygiéniques à bon marché, l’organisation d’assistance
médicale, juridique, financière et enfin la mise sur pied de premières
expériences de vacances pour les ouvriers. C’est dans ce fleuron que
23- G.Dehemme ; « La coopération des idées » Paris,1899
l’on peut repérer les premières contradictions au fur et à mesure de la
pratique des universités populaires, contradictions qui nous
intéressent au plus haut point pour notre objet d’étude. En effet une
première opposition survient entre les défenseurs de l’émancipation de
la classe ouvrière face au capitalisme et ceux qui défendent l’idéal, que
l’on peut appeler philanthropiques. Il y a deux conceptions très
différentes de l’éducation populaire et des objectifs des universités
populaires. La première est de donner au peuple les moyens d’une
promotion sociale, de sortir de la misère par cette promotion, autour
d’un objectif individuel. La seconde est de permettre au peuple de
comprendre, d’analyser l’organisation de la société, et faire acquérir
une conscience collective. Il y a certainement à trouver ici les germes
de l’antagonisme entre individualisme et collectif, qui va provoquer le
32
33
lent déclin des universités populaires jusqu’à leur disparition, 15 ans
plus tard. Si la fréquentation a été importante, malgré la contestation
de son enseignement, c’est que ces universités vont jouer d’autres
rôles :
- Socialiser une nouvelle population jusque là exclue : les femmes et les
enfants.
- Créer un espace de convivialité familiale à mi-chemin entre syndicat
et parti politique. C’est dans cette émergence que sont apparues les
colonies de vacances, le sport ouvrier et l’idée d’un cinéma populaire.
Mais l’enseignement majeur à retenir entre autre par rapport à notre
objet d’étude, c’est le débat qui a agité l’ensemble des universités
populaires. La question est fondamentale, car elle préfigurera le cadre
dans lequel va évoluer l’éducation populaire. J. Bourrieau, dans
L’éducation populaire ré-interrogée, pose le débat en ces termes, en
expliquant que les intellectuels, dans les universités populaires, vont
passer de "l’éducation mutuelle" à "l’éducation du peuple" en
préfigurant en quelque sorte ce qui constituera les ruptures de la
deuxième moitié de ce siècle.
Il développe l’idée d’une opposition qui nous intéresse : « Il met en
évidence dans le même temps l’opposition entre une démarche
d’émancipation collective, qui reconnaît la culture propre d’un groupe
social donné et vise plutôt à donner à ce groupe les moyens de son
émancipation et une démarche que l’on pourrait qualifier de
moralisation, d’intégration, qui consiste à permettre aux éléments les
plus performants d’un groupe social considéré "sous-développé
culturellement" de rejoindre les rangs de la culture dominante. On est
là, déjà, dans un processus d’émancipation individuelle »(24). Tous les
33
34
outils de l’éducation populaire vont être traversés par cet
antagonisme ; les centres de vacances et de loisirs n’y échapperont
pas, d’où l’intérêt de leur étude dans la troisième partie de ce
mémoire.
24-J.Bourrieau : "L’éducation populaire réinterrogée"
Paris,L’harmattan 2001 P29
4.3-2 Le front populaire
Les Universités populaires, les Équipes sociales, tous les mouvements
culturels, créés au lendemain de la guerre de 1914 - 1918, s
‘adressaient à des hommes sachant écrire, lire et compter. Mais il
manquait à l’éducation populaire pour être réellement efficace que ces
hommes auxquels elle s’adressait puissent disposer de conditions
matérielles et du temps libre nécessaire, sans lesquels tout effort
culturel finit par sombrer. Dans une large mesure, 1936 a apporté une
partie de ces moyens avec la signature par Léon Blum des accords de
Matignon. (25)
Désormais les adultes disposent du minimum de temps nécessaire pour
participer à la culture : de plus, malgré leurs imperfections, des
structures nouvelles commencent à être mises en place. L’organisation
34
35
des loisirs devient une réalité et les loisirs sont étroitement liés à
l’éducation populaire. Ils en sont la première condition de réussite.
Jusqu’en 1936, il semble que l’éducation populaire ait été en fait une
éducation des adultes : les matières scolaires et non la formation de
l’esprit ont tenu la plus large part dans cet enseignement. L’idée de
former des hommes à mieux utiliser leur expérience quotidienne
comme moyen de culture, si elle commence à être perçue, n’est pas
cependant encore appliquée. Il faudra attendre le nouvel élan de
l’éducation populaire, au lendemain de la libération, pour la voir
s’engager délibérément dans cette voie. C’est l’idée de former des
(25) Source : "L‘éducation populaire ré interrogée"J. Bourrieau 2001
hommes non pas seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour qu’ils
puissent à leur tour former d’autres hommes et élever le niveau
culturel du milieu dans lequel ils vivent. Cette idée sera donc
développée à partir de 1944.
4.3-3 La libération
La rencontre entre les divers courants de l’éducation populaire sera
plus large qu’au moment du Front Populaire puisque les catholiques, les
protestants, les militants syndicaux, les francs-maçons et les
communistes se retrouveront dans les maquis.
De ces rencontres naîtront ;
• Peuple et Culture (PEC) et la Fédération française des
maisons des jeunes et de la culture.
• En 1937, les centres d’entraînement aux méthodes
35
36
d’éducation actives (CEMEA) : nés de la rencontre entre les
instituteurs et le scoutisme
• En 1944, les Francs et Franches camarades.
En 1944, la direction des mouvements de jeunesse et de l’éducation
populaire sera définitivement liée à celui des Sports. C’est en effet
depuis ce moment que l’éducation populaire a pour tutelle, Jeunesse et
Sport, département ministériel parfois érigé en Secrétariat d’État, en
haut-commissariat ou, comme depuis 1993, en Ministère. Guéhenno a
eu le temps d’agir, il souhaitait la création de lieux spécifiques animés
par des instituteurs où, faisant référence à Condorcet, la culture et le
peuple seraient enfin réconciliés. Il a officialisé ainsi un corps
d’instructeurs spécialisés.
Ces premiers instructeurs furent recrutés parmi les militants
culturels de l’époque qui œuvraient dans le domaine du théâtre et des
arts plastiques.
Ce corps de formateurs persiste encore aujourd’hui sous l’intitulé
« conseiller d’éducation populaire et de jeunesse ». Leur domaine s’est
élargi aux disciplines imposées par la mise en place des diplômes de la
Jeunesse et des Sports.
4.3-4 Les pratiques de l’Éducation Populaire
Si l’éducation populaire se définit à partir de ses pratiques, on
constate que celles-ci ont toujours cours, mais qu’elles sont le plus
souvent développées à partir d’associations qui ne se réclament pas de
l’éducation populaire. Aujourd’hui le soutien scolaire, les boutiques de
droit, l’alphabétisation, les universités populaires, sont l’apanage
d’associations qui ne sont pas nécessairement dans la tradition de
36
37
l’éducation populaire.
Par contre, pour accomplir les missions d’insertion sociale et
économique dans le cadre des différents dispositifs mis en place
depuis 1981, les associations d’éducation populaire semblent souvent
les mieux placées. Mais elles n’ont pas l’apanage de ces pratiques et se
retrouvent sur le terrain en concurrence avec d’autres institutions
éducatives. De plus, confrontées à l’accomplissement de missions de
services publics dans des cadres relativement rigides, leurs capacités
d’innovation sont relativement limitées.
4.3-5) Les méthodes de l’Éducation Populaire
Certains mouvements d’éducation populaire se sont donnés comme
objectif une pédagogie innovante. La bonne volonté ne suffit pas et les
échecs servent de leçon. Des cercles d’études pour éducateurs sont
apparus au début du siècle. Enfin, l’enquête, comme moyen de
connaissance des publics, dans la tradition de Le Play, a été instituée
très tôt à l’Association Catholique de la Jeunesse française (ACJF),
puis de manière systématique par la Jeunesse Ouvrière Chrétienne
(JOC). L’étude du milieu, chère aux formations des travailleurs
sociaux, peut se réclamer de cette tradition militante de l’éducation
populaire. Inspiré par des travaux scientifiques, l’Entraînement mental
mis au point par J. Dumazedier a été élaboré comme un moyen de
transmission de connaissances. Cette méthode éprouvée à Peuple et
Culture (PEC) a été reprise dans la formation des adultes des années
cinquante. Enfin, on peut dire que la préoccupation d’accompagner
l’insertion sociale ou, d’une manière générale, toutes les mesures d’aide
sociale individuelle, d’une formation adéquate est une idée née dans les
37
38
milieux de l’éducation populaire, avant d’être reprise comme une
exigence par les pouvoirs publics dans des mesures telles que le RMI.
5) Les intérêts de ce sujet d’étude
Ce sujet d’étude vient se fondre dans le débat politique et social mené
par l’ex Ministère de la jeunesse et des sports depuis les dernières
assises sur l’éducation populaire. C’est avant tout un sujet de société
et une façon d’envisager l’articulation entre l’individu d’aujourd’hui et
sa place, non seulement dans la société, mais également dans la famille
contemporaine, voire même dans la forme la plus réduite de vie
collective, le couple. Certes la société actuelle donne une place à la
réussite individuelle, mais l’échec, l’exclusion et l’insertion sont aussi
des mots représentatifs de l’évolution sociale contemporaine.
Dès lors, comprendre les raisons de l’affirmation de l’individualisme
(malgré ces risques sociaux ), c’est essayer de repérer l’origine de
38
39
cette mouvance et tenter de comprendre la réelle place de
l’économique et du social.
D’un point de vue professionnel, l’intérêt essentiel réside dans l’analyse
d’un secteur socioculturel et tout particulièrement des centres de
vacances et de loisirs (C.V.L). En effet, ces lieux d’apprentissage de vie
en collectivité apparaissent, au regard de l’évolution d’une société de
plus en plus individualiste, en décalage complet . Les C.V.L ont de plus
en plus l’apparence d’un secteur économique en lieu et place d’un espace
transmetteur de valeurs éducatives. C‘est l‘avenir même des centres
de vacances qui est en jeu, à travers le regard que portent les familles
sur ces espaces pédagogiques particuliers.
Répondre à ces questions, c’est remettre en cause tout un secteur
éducatif et économique. C’est essayer de repérer quelles peuvent être
les perspectives d’évolution de ce secteur d’activités, véritable outil
de l’éducation populaire et, par conséquent, c’est vérifier la pertinence
même de l’idéologie de l’éducation populaire au sein des centres de
vacances et de loisirs.
Enfin le dernier intérêt de ce sujet réside dans l’analyse théorique et
plus particulièrement l’articulation entre deux formes d’organisation
de société, à savoir l’individualisme et le holisme. L’étude théorique
peut nous permettre d’appréhender la dimension politique et
philosophique de la construction sociale. Notre système démocratique,
émanation de plusieurs siècles de militantisme et d’engagement
politique, est-il d’un point de vue conceptuel compatible avec
l’épanouissement individuel et l’affirmation d’une identité pleine et
entière ?
39
40
6) Les hypothèses de recherche
L’une des perspectives de recherche émanant du mémoire de maîtrise
fut l’émergence d’une défiance de plus en plus prégnante face aux
nouveaux mouvements collectifs qui s’appuient sur une idéologie ou sur
une forme de syncrétisme. L’épineuse question du communautarisme
est sous jacente, alors que l’individualisme s’oriente de plus en plus
vers une conception ultra libéraliste. L’une des questions centrales doit
nous permettre de comprendre si le communautarisme peut être, ou
non, une nouvelle forme d’épanouissement individuel voire collectif. Ce
débat se situe bien dans le champ de l’éducation populaire qui reste
notre thème d’exploration. A titre de rappel les universités populaires
du début du siècle ont été perçues à l’époque comme des associations
populaires, alors que le droit d’association venait juste d’être autorisé,
d’où la réticence des institutions républicaines de l’époque. Les
communautés contemporaines sont-elles confrontées à ce même type
de suspicion ? La question est d’autant plus polémique si l’on situe ces
communautés comme une éventuelle forme d’épanouissement.A ce titre
les hypothèses que nous pouvons émettre sont de plusieurs ordres :
1ere hypothèse
Le communautarisme représente une forme d’épanouissement
individuel contemporain, qui vient s’opposer à l’individualisme libéral
et à l’égoïsme (forme ultime de l’individualisme défini, par exemple,
par Tocqueville) . En somme, il se présente comme une réponse plus
proche de l’individu contemporain, égaré en quête de sens et de
reconstruction, et qui rechercherait une nouvelle reconstruction
sociale collective.
40
41
Dans cette perspective, nous devrons vérifier si le communautarisme
est, à contrario, toujours à envisager comme un rejet de la forme
d’épanouissement collectif telle qu’elle est définie par l’éducation
populaire. En effet, on pourrait imaginer que le communautarisme
serait plutôt un regroupement idéologique basé sur des conceptions
individuelles ataviques. Certes ces communautés contemporaines
affirment une forme de quête d’ataraxie, dans la mesure où elles
présentent leur idéologie comme la solution pour une quiétude de l’âme
face aux vicissitudes contemporaines. Mais ce discours pourrait
surtout cacher une volonté de rejeter l’identité et l’unité collectives.
Cette forme d’ostracisme social impliquerait une opposition franche à
la valeur d’épanouissement collectif qui nous intéresse, ce qui situerait
le communautarisme au même stade que l’individualisme.
A ce titre, si l’on se rappelle l’origine du mot ostracisme (estrakon :
coquille en grec), il est intéressant de faire un rapprochement avec la
notion communautaire. Les athéniens écrivaient leurs suffrages sur
une coquille pour juger s’ils bannissaient, pour dix ans, un citoyen dont
ils redoutaient l’ambition ou la puissance, pour le bien être de la cité.
La même idée semble souffler sur le communautarisme. Dès lors, on
peut se demander si cette exclusion sociale, ce rejet de la société
prôné par un grand nombre de communautés, est une volonté
idéologique, dont la finalité est une réelle recherche d’une nouvelle
forme d’épanouissement individuel et collectif de proximité, de
quartier. A contrario, on peut se demander si leur volonté première
n’est pas d’exploiter une société en quête de sens, afin de promouvoir
la communauté dans la pyramide sociale et asseoir ainsi un pouvoir dans
l’environnement local.
41
42
2eme hypothèse
Le deuxième axe de réflexion concerne l’origine du slogan de
l’éducation populaire, à savoir : favoriser l’épanouissement individuel
dans la perspective d’un épanouissement collectif. En effet on avait
observé lors du mémoire de maîtrise la non compatibilité idéologique
entre ces deux conceptions. Aussi, pour expliquer son maintien et son
existence toujours d’actualité, nous pouvons avancer l’hypothèse que
cette maxime s’inscrit dans une dimension politique, ce qui placerait
dès lors le Ministère de la jeunesse et des sports comme un faire
valoir et un simple outil de l’Etat.
3 eme hypothèse
La compréhension de l’origine de l’individualisme est au coeur de très
nombreux essais , recherches et publications qui abordent ce sujet.
Néanmoins, aucun des auteurs que nous avons étudié, n’a émis
l’hypothèse d’une absence d’origine précise de l’individualisme. Tantôt
politique , sociale, religieuse voire démocratique, l’explication de
l’individualisme est peut-être tout simplement au cœur de l’homme,
intimement liée à la nature humaine. Toutes les formes d'exploitation
et de validation de l’individualisme permettraient avant tout la
justification d’un système politique, social ou religieux en place.
4éme hypothèse
On peut supposer que l’opposition traditionnelle entre l’individualisme
et le collectif est une relation basée sur des concepts essentiellement
politiques de classe, où le collectif symbolisait le mouvement populaire
et l’individualisme une éducation bourgeoise . Au regard de l’évolution
de la société, nous émettons l’hypothèse que cette vision est déplacée,
42
43
et tout particulièrement le rapport au collectif qui ne symbolise plus la
lutte des classes. L’investissement de l’espace collectif se situe
désormais dans l’affirmation et la défense d’une opinion individuelle qui
tient de moins en moins compte des traditionnels courants politiques.
5éme hypothèse
Enfin, comme nous l’avons vu au début de la première partie (voir la
synthèse du mémoire de maîtrise et l’enquête sur les centres de
vacances et des loisirs ), nous avions repéré le décalage entre le
contenu pédagogique et les demandes des familles. Il serait opportun
de pousser plus loin l’analyse de ce secteur. Dès lors, on peut essayer
de comprendre et décortiquer le contenu pédagogique des C.V.L. Dans
une logique concomitante à l’éducation populaire, les centres de
vacances et de loisirs ont prôné, comme objectifs éducatifs et
pédagogiques, pendant deux à trois décennies, l’autonomie et la
socialisation de l’enfant. Nous pouvons dès lors, émettre l’hypothèse
que ces deux objectifs sont, au même titre que l’épanouissement
individuel et collectif, incompatibles au niveau pédagogique. Cela sous-
entend que ces objectifs pédagogiques, proposés par un très grand
nombre d’organismes tous émanant de l’éducation populaire, ont été et
sont incohérents au niveau éducatif et en complet décalage social.
Cette incohérence sémantique et pédagogique pourrait expliquer en
partie le déclin des C.V.L et la lente mise à mort de l’éducation
populaire par l’individualisme.
7) Méthode de recherche
43
44
La construction de ce mémoire va s’appuyer et s’articuler à partir de
l’approche théorique et des auteurs étudiés lors du mémoire de
maîtrise ( Dumont, Tocqueville, de Singly, Kaufmann, Bourrieau) . En
effet, vu l’immensité du sujet, les enseignements et constats déjà
effectués ne peuvent suffire pour arrêter une position définitive sur
le sujet. Nous allons donc construire ce mémoire sur deux parties
complémentaires mais autonomes.
Une première partie est axée sur une recherche théorique, politique,
sociale, anthropologique et sur les relations apparemment
antagonistes entre l’individualisme, le collectif et le communautarisme.
Cette recherche va être construite sur les hypothèses présentées
précédemment, mais articulées sur une méthode d’argumentation. En
effet, vu la nature du sujet et le peu de recherches consacrées à
cette opposition au sein de l’éducation populaire, nous avons privilégié
quelques pistes où la subjectivité des auteurs est relativement
repérable. La notion de communauté est une question polémique au
sein de notre société. Source d’épanouissement pour certains, système
ambigüe, propitiatoire et exploitant pour d’autres, la diversité des
prises de position peut de fait amener à un travail de recherche
parcellaire et aléatoire. L’individualisme et le communautarisme ont
des zélateurs, des défenseurs et des détracteurs acharnés. L’idée
générale de ce mémoire est bien de repérer si la cohabitation entre
ces deux positions peut être ou non source d’épanouissement individuel
et ou collectif. En observant, à la fois, les prises de positions
convaincues, qui présentent le communautarisme contemporain comme
une source d’ épanouissement et celles de ses détracteurs qui, eux,
présentent le système individualiste d’ économie néo-libérale comme la
44
45
seule forme épanouissante pour l’individu, nous pourrons appréhender
et étayer complètement des hypothèses passées ainsi au crible .
Dans la seconde partie, on ciblera une recherche axée sur le secteur
des centres de vacances et de loisirs, pour les raisons évoquées
précédemment. Après l’enquête sur les familles utilisatrices ( voir
synthèse du mémoire de maîtrise), on appréhendera l’approche
pédagogique qui a construit, motivé et défini les C.V.L depuis
l’effervescence des années soixante dix. Nous avons donc repris les
objectifs majeurs des C.V.L, la socialisation et l’autonomie de l’enfant,
et essayé de repérer à la fois leur compatibilité au niveau
pédagogique, mais également avec l’environnement politique et social .
2 ème partie
1) le communautarisme est-il compatible avec
l’individualisme libéral P46
1-2 l’éthique objectiviste : la vertu de l’égoïsme rationnel p56
45
46
1-3 la contribution d’Aristote ; l’édification d’une communauté
d’hommes libres P58
2) Frédéric Bastiat : individualisme et fraternité :
réponse à L. Blanc p61
3) le sens et la coexistence : question originèle p77
4) la guerre des sens : opposition liberté/égalité p92
5) Premier enseignement p97
6) Second enseignement : les nouvelles formes d’épanouissement
p103
46
47
Comme nous l’avons entrevu, il semble que nous vivons à l’ère de
l’individu « incertain » , d’une part vulnérable, déboussolé et de l’autre
replié sur lui-même, reclus dans son petit bonheur privé. Avec, à la clé ,
une société aussi anomique qu’anémique, « atomisée », vide ou en quête
de « sens ». Pour beaucoup de publications assurément intéressées à le
faire croire, pas de doute possible : cet état de choses a pour cause
majeure le plein règne de l’ « individu-roi », d’un individualisme
effréné et forcément forcené, et de l’ « argent-roi », donc d’un
capitalisme « sauvage » et débridé. Bref, le plein règne du nouveau
« grand Satan » de la post-modernité : l’ultra-libéralisme, qui pourfend
toute forme de valeur collective.
Au regard de critères rigoureux et classiques pour comprendre l’idée
d’individualisme (le libre jeu d’acteurs caractérisés par leur
indépendance individuelle de décision et d’action, par une autonomie
réfléchie et responsable, par leur singularité et enfin par la poursuite
de leur intérêt propre), un tel diagnostic n’apparaît pas aussi évident.
Des « zombies » individus avides de sécurité, effrayés par la solitude
et fuyant leur responsabilité propre, n’ont peut-être rien à voir, ni
avec les rudes individus souverains, entreprenants et confiants en eux-
mêmes, animés d’estime de soi et comptant d’abord sur leur propre
force de la vraie tradition individualiste, ni avec les valeurs avérées de
celui-ci : effort, mérite, fierté. On en est peut-être au degré zéro de
l’individualisme, ou du moins réduits à un individualisme alors purement
formel dégénéré et caricatural.
Cela étant, et sans pour autant ramener tout l’actuel jeu de société à
ces traits trop réducteurs, on peut souvent lire et entendre que l’ère
47
48
du soi-disant « individualisme démocratique de masse » se caractérise
entre autres par trois tendances dominantes :
. Un narcissisme hédoniste qui sonne creux : la soumission boulimique
aux caprices et pulsions immédiats étant souvent devenue la seule
norme, l’individu se trouve alors en proie à l’envie (jouir passivement de
tous les « droits » et ne surtout pas voir une tête qui dépasse), à
l’ennui et à la peur de ne pas être aimé des autres ; dans ces
conditions, « être soi-même » se ramène au culte d’un égo sur-gonflé
par du vide car en « manque » de reconnaissance et d’assurance, inapte
à la sereine estime de soi et à la vertu (l’effort vers le meilleur) – et
aboutit donc à la stérilité intérieure et à l’impasse (R. Castel / C.
Haroche « Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi » ).
. Un relativisme aléatoire qui ne mène nulle part : dès lors que
s’imposent le bon plaisir et le subjectivisme d’un sujet dépourvu de
véritable consistance et de repères objectifs intérieurs, le libre
arbitre disparaît au profit du libre arbitraire : tout est bon, tout est
vrai et rien ne l’est, tout se vaut.
. Le nihilisme contemporain surgit de cette calamiteuse combinaison de
narcissisme souffreteux et de relativisme désabusé, de cet
effacement de la vertu et d’une hiérarchie lucide des valeurs. Il n’y a
effectivement plus de « sens » commun lorsque prévalent la haine de
soi et l’absence d’un « soi » fort et créateur. Il n’y a plus d’individu
digne de ce nom, non plus. Et pas davantage de fructueuse coopération
possible…(26) Tout le problème serait de savoir comment on en est
(26)- « Non violence actualité » Février 2001
48
49
arrivé là, sans encore une fois sombrer dans l’apocalypse. Et il
faudrait croire la nouvelle complainte qui monte, accusant
l’individualisme libéral d’être le vecteur principal de cette
déliquescence des plus paradoxales, puisqu’elle les contaminerait eux-
mêmes, d’autant qu’un grand nombre de valeurs collectives sont
reniées, telle l’éducation populaire.
Que l’individualisme libéral soit le principal auteur des maux dont
souffrirait la modernité, ce fut là longtemps le cheval de bataille
enfourché par certains mouvements politiques, par les tenants de
l’extrême droite et les diverses expressions du catholicisme, voire
celle faites par l’exploitation de l’islam aujourd’hui. Cet argument est
désormais repris et développé avec insistance par le courant
communautarien né aux Etats-Unis, il y a une vingtaine d’années, et qui
commence à essaimer sur le vieux continent. Mais on se doit en passant
de rappeler que déjà, entre 1920 et 1944 , le salut conjoint dans
l’anti-individualisme avait donné le jour à plusieurs idéologies radicales
dont toutes avaient la particularité d’être des palliatifs d’idéologie soit
disant collective pour s’opposer à l’individualisme de plus en plus
présent, faisant dire à A-M. Bernadinis, lors d’un séminaire : « Le
personnalisme « communautaire » à la Mounier, le pétainisme, le
communisme par exemple, n’ont été que des réponses d’idéal de société
juste, pour contrecarrer une forme de société plus individualiste. Il
s’agit donc de ne pas faire d’amalgame ni entre individualisme et
personnalisme ou communautarisme et collectif… » et ajoutant en
forme de boutade « qu’il faut toujours se méfier des mots se
terminant en ..isme ».
49
50
1 - Le communautarisme représente-t-il une nouvelle forme
d’épanouissement individuel ?
L’idée directrice de ce chapitre va tenter de vérifier et comprendre
l’antagonisme apparent qui oppose l’individualisme et les formes
contemporaines de communautés. Cet axe nous intéresse dans la
mesure où l’amalgame entre épanouissement collectif et communauté
est de plus en plus fréquemment fait. Mais, au-delà de cet amalgame, il
s’agit de se demander si le communautarisme contemporain ne
représente pas tout simplement, vu sa recrudescence, une forme
d’épanouissement individuel, dans une société en panne de repère. La
mondialisation a depuis quelques années redonné des couleurs à des
revendications culturelles, politiques, ethniques de proximité. Les
derniers évènements politiques en Europe, le phénomène Nimby, voire
la recrudescence des groupes religieux islamiques dans les banlieues
témoignent à différents niveaux de ce recentrage et cette ré-
appropriation locale. La perte de référence collective forte (que nous
avions repérée dans le mémoire de maîtrise) suscite un manque social
au niveau individuel. L. Ferry dans « Homo Aestheticus » défend la
même idée . La vigueur et la profondeur d’un « sentiment d’une perte
irrémédiable de soi d’un côté mais une volonté sans cesse croissante de
ré-appropriation de l’autre, tant sur un plan individuel que collectif
(27) » est un fait contemporain. Pour bien vérifier l’émergence de
cet amalgame antagoniste entre épanouissement collectif et
(27) – Luc Ferry, Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’age
démocratique, Paris, 1989, Hatier, p. 11-12
50
51
communautarisme, nous avons mené plusieurs entretiens avec des
représentants et défenseurs de groupes religieux dans les quartiers
de la Mare-rouge et du Mont-gaillard au Havre. Leur présentation de
l’épanouissement collectif à travers la notion de communautarisme est
repérable. Voici comment, Mr Y. Quibeuf, pratiquant et « animateur »
( Imam en formation) de la mosquée de la Mare-rouge, définit la
notion de communauté et ce qu’elle représente à ses yeux : «…Nous
nous définissons comme communauté religieuse. En tant que telle nous
défendons et diffusons des valeurs définies par la communauté auprès
des jeunes de la cité. Pour notre communauté, ce qui fait l’identité
humaine, c’est le lien social entendu de manière traditionaliste :
pratiques sociales partagées, contexte historique, traditions
communes. Le propre de l’être humain est d’être situé, enraciné,
enchâssé dans un groupe et construit en véritable sujet collectif,
auquel il croit corps et âme : l’individu s’appartient mais n’existe pas
comme entité fondamentalement distincte et autonome de notre
communauté. De ce même groupe de référence, il construit sa
conception du bien, de la vertu. La personne est donc incluse dans un
ensemble de rôles sociaux qui sont définis par notre communauté. Son
identité personnelle et ses fins dépendent de pré-conditions sociales
et d’une valeur collective initiale (28) ». On peut percevoir dans ces
propos , même si ces quelques entretiens ne peuvent suffire pour
(28)- Entretiens réalisés en avril 2002 avec 5 représentants religieux
musulmans de la Mare-rouge-Le Havre
51
52
affirmer et démontrer une réalité sociale, que cette forme « d’idéal
de société de proximité plus juste (29) » apparemment permet de
véhiculer un amalgame entre épanouissement collectif et valeurs de
« notre communauté ». Autrement dit, ce qui est bon pour nous l’est
pour les autres. L’individu, d’après les propos recueillis, ne possède par
suite que secondairement des droits par rapport à cette communauté
homogène et solidaire. S’il peut « techniquement » s’en émanciper en
transcendant contexte et rôles sociaux, il est difficile moralement de
le faire, car ce n’est qu’en son sein qu’il peut trouver consistance et
épanouissement individuel. S’en affranchir relèverait d’une perversion
subversive nuisant à la personne et à celle des autres. On pressent que
l’homme du communautarisme a le choix entre une apostasie (abandon
public) coupable et dissolvante ou le dévouement quasiment permanent
à la conservation d’un bien commun qui l’épanouit.
On imagine ainsi aisément que dans l’optique communautarienne,
l’individualisme libéral incarne un repoussoir radical et soit tenu pour
directement responsable de la désintégration sociale ambiante.
Censée professer une neutralité dogmatique et une approche purement
commerciale des affaires humaines, la société libérale ne pourrait que
générer une privatisation généralisée de l’existence qui « atomise,
fragmente, isole et déracine les êtres (30) ». D’essence séparatiste,
elle saperait et dissoudrait les allégeances et inter-relations
naturelles. Elle induirait des individus désengagés ne pouvant connaître
(29) et (30) – mêmes entretiens
52
53
la vie bonne puisque vertu et identité substantielle leur seraient de
fait interdit. Foncièrement transgressive, « la société libérale
agresse la santé morale des personnes et des communautés – et il
convient par conséquent d’en finir avec le type de vie artificielle et
pathologique qu’elle impose (31) » , donc avec l’ordre libéral lui-même,
pour reconstituer un monde tissé de communautés juxtaposées ou
emboîtées. A ce stade, on ne peut s’empêcher de faire un
rapprochement avec les arguments de l’Eglise qui, dès lors qu’elle a
pressenti poindre une menace idéologique individualiste, entre autre
face à la conception plus péremptoire des protestants concernant la
relation à Dieu, a fortement culpabilisé tout individu voulant
s’émanciper de son organisation holiste (Louis Dumont dans « Essais
sur l’individualisme »). Pour bien mesurer l’opposition idéologique et
vérifier si l’individualisme et le communautarisme sont compatibles,
on peut aisément à contrario trouver une vision diamétralement
opposée du côté des partisans d’un individualisme libéral, et tout
particulièrement celle des économistes . A ce titre, nous avons relevé
plusieurs arguments dans un article intitulé « Les communautariens et
la déconstruction de l’individualisme contemporain » de M. Laurent en
2002 sur le site « Euro 92.org ». Pour lui, le projet et le diagnostic
communautarien semble différencier sur deux points majeurs : une
présentation intellectuelle subjective des fondements de la société
libérale, et l’incapacité à éviter de re-sombrer dans un retour à des
valeurs ataviques.
(31)- d°- mêmes entretiens
53
54
Tout d’abord, pour les économistes, il serait aléatoire de prétendre
que la société libérale est neutre, qu’ elle se résume à une simple
addition de préférences subjectives où tout se réduirait à une quête
utilitariste. Si, en première analyse, elle renvoie à une apparence
neutre, seulement chargée d’assurer la coexistence d’une pluralité de
conceptions du bien, les libéraux rétorquent qu’en impliquant ainsi le
respect d’une égalité en droit des individus et en privilégiant leur
liberté à la fois comme fin en soi et comme moyen d’accéder au bien,
elle pose des valeurs suprêmes et instaure un bien commun. Si
favoriser des conduites individuelles responsables, justes et
tolérantes est réputé « neutre » sur le plan moral, c’est que les mots
peuvent avoir un sens subjectif. « Liberté, responsabilité, justice et
tolérance sont d’éminents « biens » substantiels - et ils le sont
tellement que ce sont eux qui définissent communément ce qu’on
appelle une vie civilisée – et qu’ils sont les premiers à être supprimés
et niés par les despotismes. (32) »
Pour bon nombre de personnes dans la société libérale, rien n’empêche
qui que ce soit de s’associer volontairement à d’autres pour vivre de
manière communautaire pour leur propre compte. Et les tendances
relativistes/nihilistes relevées au début ont certainement plus pour
cause l’emprise de l’étatisme et la persistance d’une culture
collectiviste préjudiciable à l’exercice raisonné d’une véritable
responsabilité individuelle. D’où la question du positionnement de l’Etat,
ce qui n’est pas sans nous rappeler les « marches de l’escalator » de
(32)- M . Laurent « Les communautariens et la déconstruction de
l’individualisme contemporain » -article site Euro 92, p3/7
54
55
R .Castel qui, dans « Propriété privée, propriété sociale, propriété de
soi » démontre l’interrelation entre l’individu, sa responsabilité sociale
et l ‘intervention de l’Etat ( voir mémoire de maîtrise). Pour ces
défenseurs de l’individualisme libéral, l’organisation du modèle
communautarien apparaît à un tel point véhiculer des anti-valeurs
dissolvantes (de la liberté responsable) et des anti-concepts cognitifs
qu’ils se demandent comment, à l’aube du troisième millénaire, des
esprits avisés peuvent oser proposer une aussi triviale réédition du
vieil holisme tribal. Pour bon nombre d’auteurs, les excellentes raisons
qu’à l’individualisme libéral de récuser toute validité sociologique,
éthique et politique à l’organisation communautarienne, ne manquent
pas et ceci, au nom des valeurs cardinales dont s’est nourrie la
civilisation occidentale dans son évolution historique vers la société
ouverte . A titre d’exemple, M. Laurent, dans la même chronique
présente ces dérives comme suit :
-« Une sacralisation de l’héritage social collectif, ce qui implique une
conception ultra-déterministe de l’être humain ainsi réduit à l’état de
« produit social », une assignation à un groupe social ou culturel
d’origine et un recours à un conditionnement extorquant un réel libre
choix, référence aux communautés religieuses (33) ».
-Un viol des fondements de la nature humaine à laquelle est déniée « le
droit élémentaire de librement user de sa capacité
d’autodétermination (34) » où l’abus de l’autorité dans la communauté
est une castration de l’individu, dont l’issue logique est le sacrifice de
soi au groupe.
(33) et (34)-ibid, article p. 4
55
56
- «Une contravention aux réquisits les plus évidents de l’éthique
(35) », laquelle, si elle va sans asseoir une liberté de choix, se trouve
dès lors dépourvue de tout sens véritable et devient proprement
immorale.
. Un flou total dans la réponse à la simple question : de quelle
communauté concrète parle-t-on toujours ? Quelle est donc ma
prétendue communauté d’assignation ? Le clan familial ? Le quartier ou
le village où je vis ? La corporation professionnelle ou l’entreprise où je
travaille ? Mon ethnie ou, pendant qu’on y est, ma race ? Ma religion ?
La nation ? ou tout cela à la fois ? Et si d’aventure toutes ces
appartenances se contredisaient ?
- Une « dérive vers un hyper-relativisme de groupes (36) » : sans
aucun souci critique de rechercher une vérité universelle, les
traditions et coutumes d’un groupe toujours historiquement
contingentes sont érigées en « vérités » locales de fait. C’est la mort
de la liberté rationnelle de l’esprit.
- Un « Impérialisme idéologique sous-jacent dans la référence à un
« bien commun » (37) qui, compte tenu de la diversité naturelle des
conceptions du bien, ne peut qu’être que l’imposition coercitive d’une
d’entre elles par certains et parce que cela satisfait leur volonté de
pouvoir paternaliste. Pour cet auteur, en définitive et globalement
parlant, la solution communautarienne ne peut pas aboutir à autre
chose qu’à une retribalisation du vivre-ensemble ainsi qu’à une sorte de
communisme culturel et moral. Derrière cet idéal du « kibboutz » se
tapit la nostalgie de la société close et le désir d’y faire régresser
(35)-(36)-(37) , même article p 4
56
57
tout le monde. Il suffit de substituer « classe » ou « race », ces
autres collectifs à fixation jouisseuse, pour découvrir un schème
sociologique bien connu à l’œuvre. Autant dire qu’avec le
communautarisme et la tentation totalitaire douce qui l’anime, la
communauté des hommes libres chère à Aristote n’est pas en vue.
On peut donc s’en apercevoir, les arguments réciproques sont et
peuvent être catégoriques. L’intérêt de cette liste non-exhaustive
réside non seulement dans le constat d’une non compatibilité
idéologique, identique à celui qui se joue entre épanouissement
individuel et collectif, mais surtout là, à une réelle opposition de fond.
On l’a vu, la question du communautaire est au cœur de notre
construction sociale contemporaine. Dès lors, il est nécessaire de
continuer de repérer si ce communautarisme est cet ensemble de
constats dénoncés par les diffuseurs de l’individualisme ou peut être
une forme contemporaine, nouvelle et particulière d’épanouissement
individuel. Comme on l’a précisé au début de ce mémoire, la notion de
communauté a émergé de nouveau il y a une trentaine d’années aux
U.S.A, alors que ce pays est le berceau du libéralisme économique et
de l’individualisme. Pour essayer de comprendre cette opposition, Ayn
Rand, qui a défendu une solution politique intermédiaire peut nous
permettre de voir si cet antagonisme politique est aussi évident et
radical que cela.
En effet, on se doit, pour bien comprendre l’émergence et l’influence
de l’individualisme contemporain, d’étudier avant tout l’origine de
l’influence new libérale made in USA. Car, comme nous l’avions observé
dans le mémoire de maîtrise, l’explosion économique des « Trente
glorieuses » a donné un coup d’accélérateur à l’individualisme. La vague
57
58
déferlante pro américaine d’après guerre a fortement influencé la
société européenne et a modifié en profondeur les relations entre
épanouissement individuel et épanouissement collectif, idéal de pensée
de l’éducation populaire. Le deuxième intérêt d’étudier entre autre A.
Rand réside dans la mise en valeur de l’individualisme, surtout au
regard d’un éventuel épanouissement individuel qu’offrirait le
communautarisme, puisque ce dernier s’appuie sur des aspirations et
revendications sociales individuelles fortes. Même, si d’un point de vue
philosophique et conceptuel, l’incompatibilité idéologique de ces deux
valeurs a été démontrée (2ème partie de notre mémoire de maîtrise), il
n’empêche que la volonté politique a existé et que le libéralisme
américain a pourfendu cette aspiration. C’est pourquoi il serait
intéressant, pour bien comprendre les inter–relations, d’aller observer,
après Tocqueville, la société américaine du XIXè, et plus
précisément du côté des penseurs américains comme A. Rand qui ont
considéré l’individualisme comme une valeur. Cette conception est
intéressante sur un autre point. Elle va nous permettre de vérifier la
dimension politique de l’opposition entre individualisme et collectif. En
effet Tocqueville affirme que la démocratie est l’unique cause de la
montée de l’ individualisme, en occultant la détermination et le choix
politique. C’est pourquoi, en parallèle, on étudiera en pleine montée de
la bourgeoisie française du XIX ème, Frédéric Bastiat et Louis Blanc,
juste avant les universités populaires, pour leurs visions opposées sur
l’individualisme et la relation à un projet collectif ou communautaire
selon les points de vue. On avait bien repéré les parallèles et les
influences de la société Américaine sur l’Europe et plus
particulièrement la France. Aussi l’observation de l’évolution de
58
59
l’individualisme américain en un siècle (Tocqueville/Rand) mise en
parallèle avec l’émergence de mouvements collectifs en France peut
apporter des éléments qui nous intéressent.
1-2 Les vertus de l’individualisme : L’individualisme selon Ayn Rand
Alors qu’A. Rand est désormais exclusivement connue comme
« prophète » d’une éthique et d’un objectivisme centrés sur
l’affirmation de la vertu de l’égoïsme rationnel, la première période de
sa carrière littéraire et intellectuelle (1934-1948) a été
essentiellement placée sous le signe d’une revendication et d’une
célébration de l’individualisme. C’est à celle-ci qu’il faut revenir pour
comprendre comment l’objectivisme s’est ensuite greffé dessus. A.
Rand a été l’une des intellectuelles mettant en valeur une forme
particulière d’ « individualisme objectiviste ». Sa conception nous
apporte un échange particulier, qui nous permet de mieux cadrer le
sens que peut offrir la solution de juste mesure permettant de
dépasser les débordements antagonistes mais complices d’un
individualisme égoïste à la Tocqueville d’une part, et d’un
communautarisme néo-tribal de l’autre.
« Je crois que l’homme sera toujours un individualiste, qu’il le sache ou
non, et je désire faire mon devoir de le lui faire comprendre (37) »,
« Je peux dire que tous les livres que j’écrirai jamais seront toujours
voués à la défense de la cause de l’individu (38) » . Comme le répète
par ailleurs A. RAND¸ tout au long de cette période, la vocation de son
œuvre est d’être une dense et permanente profession de foi
(37) , Ayn Rand; Letters ; 28/7/1934
(38), Ayn Rand; Letters ; 5/7/1943
59
60
individualiste . A tel point qu’entre 1940 et 1944, son grand projet est
d’écrire un pamphlet intitulé « The individualism Manifesto » ou « The
Individualist Credo » ou encore « The Moral Basis of Individualism »
qui finira par être publié sous forme de digest dans le Reader’s Digest
de janvier 1944, sous le titre “The Only Path to Tomorrow”.
La conception de A. Rand en la matière se déploie à partir d’une
alternative paradigmatique fondatrice : “Le conflit entre
l’individualisme et le collectivisme », une question qui concerne d’abord
« la relation de l’homme aux autres hommes ». Selon A. Rand, le
collectivisme renvoie bien sûr au primat du groupe sur l’individu et a
naturellement partie liée avec l’altruisme et le tribalisme, alors que
l’individualisme , lui, est un « code moral basé sur le droit inaliénable
de l’homme de vivre pour lui-même et pour son propre compte (39) ».
Si elle insiste d’emblée sur la nature foncièrement éthique de
l’individualisme (« l’individualiste absolu est l’homme moral par
excellence …. L’individualisme, qui signifie un genre de vie basé sur des
droits individuels inaliénables, ne peut qu’être bien (40) »), il son
propre droit et non pour le compte du groupe (41) » , raison pour
laquelle l’individualisme, en exprimant le propre de la nature humaine et
de ses plus hautes exigences, vaut par lui-même et non pour ses
conséquences positives (démocratie, prospérité).
(39) - Ayn Rand ; Letters, 17/4/1947
(40) , (41)- Ayn Rand ; Letters, 17/ 4/47.
60
61
1-3 - L’éthique objectiviste : la vertu de l’égoïsme rationnel
Bien que cet approfondissement s’amorce dès « The Fountainhead »,
ce n’est qu’à partir du début des années 50 qu’A. Rand commence à
vouloir préserver l’individualisme de toute dérive subjectiviste en le
« calant » sur le socle objectif des exigences d’une nature humaine
définies par l’usage nécessaire et privilégié de la raison ainsi que par
l’inhérence immanente de droits naturels. Dès 1946, elle note que
« c’est seulement sur la base de la morale de l’individualisme que
chaque homme est libre de décider de ce qui est bien pour lui et
seulement pour lui (42) ». Il est revenu à N. Braden d’expliciter ainsi
ce recentrage de l’individualisme sur l’éthique de l’égoïsme rationnel :
« Un homme qui cherche à fuir la responsabilité de conduire sa vie par
sa propre pensée et ses propres efforts, et qui souhaite survivre en
conquérant, gouvernant et exploitant les autres, n’est pas un
individualiste. Un individualiste est un homme qui vit pour son propre
compte et par son propre esprit… Un individualiste est avant tout et
en tout, un être de raison… La rationalité est la pré- condition de
l’indépendance et la confiance en soi (43) ». Au fondement de la
perspective objectiviste, il y a la double reconnaissance de l’existence
d’une nature humaine et de son individuation radicale et première.
Dans la réalité de A. Rand, il n’existe que des individus, chacun d’entre
eux devant s’efforcer d’actualiser à sa manière cette nature commune
qui le pourvoit d’une capacité spécifique de réflexion et du droit d’en
user librement afin de réaliser les fins de tout être humain : d’abord
(42) , A . Rand ; Letters 17/01/46
(43) , N . Branden , « The Objectivist Newsletter », avril 1962
61
62
survivre, mais corrélativement accéder au bonheur dans
l’accomplissement de soi. Pour A. Rand, vivre en tant qu’être humain -
individuellement et rationnellement – c’est entreprendre de vivre pour
soi et donc par soi, en propriétaire responsable de soi. Cette finalité
éminemment « égoïste », qui fait de chaque individu une fin en soi,
implique le déploiement de vertus et la définition d’un code de valeurs
propres à en permettre la réalisation. Ce que seule la raison peut
assurer dans un contexte de liberté de choix et d’intégrité créatrice
de l’individu.
« L’éthique objectiviste » justifie ainsi la pratique de l’égoïsme
« rationnel » puisqu’il découle logiquement des spécificités de la nature
humaine. Il ne peut opérer efficacement que dans la prise en compte
cohérente et rigoureuse, où l’intérêt individuel et l’intérêt d’autrui
s’enrichissent inter activement. Pour défendre cette thèse A. Rand se
recommande explicitement d’Aristote, qui selon elle a fort
magistralement exposé cette relation .
1-3-1 – La contribution d’Aristote : l’édification d’une communauté
d’hommes libres
A. Rand se refuse à faire de l’individu un animal social sacrifié aux
calculs utilitaires et hédonistes des prédateurs et autres prêcheurs
d’altruisme. « L’éthique objectiviste » offre le meilleur point d’appui
possible pour amener les individus à entretenir des relations de
respect et d’estime mutuels ainsi qu’une fructueuse coopération
volontaire et contractuelle. « L’égoïsme vertueux » qu’elle prône se
révèle fondamentalement bienveillant pour autrui : plus et mieux je
poursuis mon intérêt rationnel propre, et plus et mieux les autres s’en
trouvent. En effet les autres bénéficient des résultats de ma
62
63
confiance et de ma créativité communes ou à un bien commun minimal
et « ouvert » définissant une méta-éthique permettant d’accorder
ensemble les souverainetés individuelles.
Dès lors, cette forme d’individualisme « raisonné » ne semble plus
être ce « grand Satan » destructeur systématique de tout projet
collectif voire communautaire ! On voit bien que la question est surtout
porteuse d’un subjectivisme que d’habiles sophistes auraient démontré
avec efficacité ! Aussi une telle forme d’individualisme, « d’égoïsme
rationnel », ne s’opposerait pas à toute forme de projet politique
collectif « ouvrant à un bien minimal », ce qui vient heurter de plein
fouet tous nos constats jusqu’à l’heure.
A ce stade il nous faut donc observer pourquoi il existe une telle
opposition entre épanouissement individuel et collectif au niveau
politique, puisque l’individualisme selon A. Rand peut et doit amener à
une forme de reconnaissance collective, donc à un projet politique.
Nous abordons ici la deuxième hypothèse de ce mémoire ; à savoir, de
vérifier si la maxime de l’éducation populaire s’inscrit dans une
dimension politique. Pour bien mesurer cet aspect ( mais aussi
relativiser cette recherche face à l’immensité de la question), nous
allons regarder maintenant une approche moins contemporaine, à savoir
l’émergence des mouvements de gauche fin XIXème, symbole et mère
de l’éducation populaire contemporaine, et la réaction contreversée
qu’ils ont suscitée. Comme on va le voir, l’intérêt de ces textes réside
dans l’analyse faite sur l’opposition entre individualisme et collectivité
au niveau politique, mais également sur une notion que l’on avait déjà
entrevu lors du précédent mémoire, à savoir l’individualisme et la
fraternité, qui fut à chaque fois présentée comme un élément
63
64
indispensable à tout projet politique. A titre de rappel nous avions
repéré que la fraternité, surtout avec Dumont, Tocqueville et Castel,
reste une condition incontournable et un rouage essentiel du maintien
d’une coexistence de classe face aux inégalités crées par une société
de plus en plus individualiste au sens économique du terme. D’autre
part, ces textes vont nous donner également des éléments nouveaux
sur les inter relations entre liberté, fraternité et égalité, base
compensatrice de notre société républicaine.
2 - Frédéric BASTIAT - Individualisme et Fraternité : Réponse
à Louis BLANC
D’emblée, nous aimerions citer une phrase extraite des œuvres
économiques de F. Bastiat, dans la mesure où l’auteur nous donne une
synthèse qui nous intéresse, des relations entre l’individualisme et le
mouvement collectif. F. Bastiat écrit que l’Autorité, l’Individualisme
et la Fraternité partagent l’organisation sociale depuis des siècles. «
L’autorité répond aux âges aristocratiques ; l’Individualisme au règne
de la bourgeoisie ; la Fraternité au triomphe du peuple.
Le premier de ces principes s’est surtout incarné dans le Pape. Il mène
à l’oppression par l’étouffement de la personnalité .
Le second, inauguré part LUTHER, mène à l’oppression par l’anarchie .
Le troisième, annoncé par les penseurs de la Montagne , enfante la
vraie liberté, en enveloppant les hommes dans les liens d’une
harmonieuse association (44) ». Il nous faut à ce stade comprendre ce
que représentait l’individualisme à l’époque. Par exemple, Louis Blanc,
(44), F. Bastiat : « Les œuvres économiques de F. Bastiat », repris par
F. Aftalion , P.U.F, Paris 1983 ; p 111 à 132
64
65
socialiste d’avant garde et défenseur d’une vision plus collective de la
société, donne cette définition : « le principe d’ individualisme est
celui qui, prenant l’homme en dehors de la société, le rend seul juge de
ce qui l’entoure et de lui-même, lui donne un sentiment exalté de ses
droits sans lui indiquer ses devoirs, l’abandonne à ses propres forces,
et, pour tout gouvernement, proclame le laisser-faire (45) ».
L’individualisme, ce mobile de la bourgeoisie pour Louis Blanc, doit
envahir les trois grandes branches de l’activité humaine, la religion, la
politique et l’industrie. D’où trois grandes écoles individualistes qui ont
modelé la société Française : « l’école philosophique, dont Voltaire fut
le chef, en demandant la liberté de penser, nous a amené à une
profonde anarchie morale ; l’école politique, fondée par Montesquieu ,
au lieu de la liberté politique nous a valu une oligarchie de censitaires ;
et l’école économiste représentée par Turgot, au lieu de la liberté de
l’industrie, nous a légué la concurrence du riche et du pauvre, au profit
du riche » (46). Le discours est sans équivoque. L’individualisme est une
conséquence de la bourgeoisie et symbolise une dérive sociale et
politique. A la même époque on peut trouver une vision diamétralement
opposée. Cela est intéressant à repérer dans la mesure où on touche du
doigt une approche et une définition essentiellement politique de
l’individualisme et une scission franche avec un projet collectif de
société.
En réponse au livre, « Histoire de la révolution » de Louis Blanc, F.
Bastiat souhaite donner sa conception sur la question de
l’individualisme d’une part, et de la fraternité, palliatif incontournable
(45) , L. Blanc ; Histoire de la révolution Française, tome 1, p9
(46) , L. Blanc ; Histoire de la révolution Française, tome 1, p 350
65
66
à un bon fonctionnement social d’autre part. Pour F. Bastiat, le projet
politique collectif de L. Blanc est dangereux, le vrai et le faux s’y
mêlent en proportions qu’il est difficile d’apprécier. Pour se conformer
aux exigences de son recueil, l’auteur considère principalement d’un
point de vue de l’économie politique, la question de l’individualisme. Il
n’y a selon lui aucune relation avec l’émergence de la bourgeoisie. Le
développement économique n’est qu’une simple évolution d’un échange
marchand qui existe depuis fort longtemps. L’individualisme est
immanent à l’être humain donc il n’est ni cette conséquence politique
défendue par Tocqueville, ni lié à une quelconque organisation sociale
prônée par Dumont, ni une particularité contemporaine. « J’avoue que
lorsqu’il s’agit d’énoncer le principe qui, à une époque donnée, anime le
corps social, je voudrais qu’il fût exprimé par des mots moins vagues
que ceux d’individualisme et fraternité… L’individualisme est un mot
nouveau simplement substitué au mot égoïsme. C’est l’exagération du
sentiment de la personnalité(47) ».
D’autre part, sa définition de l’individualisme évoque une relation de
cause à effet qui n’est pas sans nous rappeler une conception que nous
avons évoqué, à savoir l’égoïsme d’une part et la fraternité d’autre
part.
IL voit donc d’un côté que l’humanité a été bien mal inspirée jusqu’ici,
et qu’elle s’est trompée dans toutes les directions. Cela n’a pas été
faute d’avertissements, car le principe de la fraternité a toujours
(47), F. Bastiat ; « Les œuvres économiques de F.Bastiat » repris par
F. AFTALION, P.UF , 1983, p 111 à 132
66
67
fait ses protestations et ses réserves par la voix de Jean Hus, de
Rousseau.
Mais qu’est-ce que la fraternité ? Pour F. Bastiat, « le principe de la
fraternité est celui qui, regardant comme solidaires les membres de la
grande famille, tend à organiser un jour les sociétés, œuvre de
l’homme, sur le modèle du corps humain, œuvre de Dieu, et fonde la
puissance de gouverner sur la persuasion, sur le volontaire assentiment
du cœur » (48).
Par contre, il observe la notion d’égoïsme qui se rapproche
symétriquement des propos de Tocqueville dans « La démocratie en
Amérique » et de L. Dumont dans « Essais sur l’individualisme ». A
titre de rappel, ces deux auteurs apportent une vision essentiellement
politique, puisque l’égoïsme est plus présenté comme une dérive
logique de la démocratie basculant du politique au social puis du social
vers l’égoïsme. Par contre on remarque pour la première fois la notion
de personnalité, abordée et développée par E. Mounier dans son
ouvrage « Le personnalisme », notion sur laquelle A.M Bernadinis nous
a mis en garde. A ce sujet il serait intéressant d’analyser plus en
profondeur « le personnalisme » de E.Mounier, dans la mesure où
d’emblée un paradoxe conceptuel émerge entre un auteur construit et
impliqué dans l’organisation holiste de l’église et sa notion de
personnalisme. Pour revenir à notre sujet, même si le débat entre F.
Bastiat et L. Blanc est avant tout un débat d’opinion, donc à
(48) , F.Bastiat, « Les œuvres économiques de F.Bastiat » repris par F.
AFTALION, P.U.F , p 111 à 132
67
68
considérer avec parcimonie, il développe sur cette limite entre
l’égoïsme, où l’on sent poindre un sens religieux , et l’individualisme des
idées qui nous intéressent : « l’égoïsme est donc comme tous les autres
vices, comme toutes les autres déviations de nos qualités morales,
c’est-à-dire aussi ancien que l’homme même. On peut en dire autant de
la philanthropie. A toutes les époques, sous tous les régimes, dans
toutes les classes, il y a eu des hommes durs, froids, personnels,
rapportant tout à eux-mêmes, et d’autre bons, généreux, humains,
dévoués. Il ne me semble pas qu’on puisse faire d’une de ces
dispositions de l’âme, pas plus que de la colère ou de la douceur, de
l’énergie ou de la faiblesse, le principe sur lequel repose la société
(49) ». Quitte à se répéter, Louis Dumont défend, lui, l’idée d’une
conséquence idéologique dans le sens d’un aboutissement inéluctable,
les affres de l’individualisme conduisant, selon lui, l’individu vers
l’égoïsme, stade ultime et irréversible. Tocqueville va également dans
ce sens d’un point de vue plus politique, où selon lui l’adéquation entre
démocratie et individualisme endigue l’homme vers cet égoïsme et
ostracisme moral. La définition de F. Bastiat est tout autre, il défend
l’idée d’un individualisme permanent et oscillant suivant les époques, les
systèmes et les individus, donc n’ayant pas de lien direct avec la
démocratie. En cela il épouse en partie l’approche de A. Rand mais avec
une nuance sur la forme.
A partir de l’analyse de Bastiat, voire de Rand, il serait donc impossible
d’admettre que l’individualisme émerge à partir d’une date déterminée
dans l’histoire, tel Luther comme le défend L. Dumont, puisque,
(49)- ibid
68
69
quels que soient les efforts de l’humanité , systématiquement et pour
ainsi dire providentiellement, tous sont consacrés au triomphe de
l’individualisme. D’ailleurs, l’auteur pose cette question : « sur quel
fondement pourrait-on prétendre que les exagérations du sentiment
de la personnalité est née dans les temps modernes ? (50) » Dans
cette optique, on peut se demander, par exemple, si les peuples
anciens, quand ils pillaient et ravageaient le monde, quand ils
réduisaient les vaincus en esclavage, n’agissaient pas sous l’influence
d’un égoïsme porté au plus haut degré ? Si, pour assurer la victoire,
pour vaincre la résistance, pour échapper au sort affreux qu’elles
réservaient à ceux qu’elles appelaient barbares, ces associations
guerrières sentaient le besoin de l’union, même si l’individu était
disposé à y faire de véritables sacrifices, l’individualisme, pour être
collectif, en n’était-il pas moins de l’égoïsme ?
F. Bastiat soutient la même idée sur la domination par l’autorité
théologique. Pour lui, que l’on asservisse les hommes en employant la
force ou la ruse, ou qu’on exploite leur faiblesse ou leur crédulité, le
fait même d’une domination injuste ne révèle-t-il pas un sentiment
dominateur d’égoïsme ? Il donne l’exemple du prêtre égyptien qui
imposait de fausses croyances à ses semblables pour se rendre maître
de leurs actions et même de leurs pensées.
Il pose la question suivante : « ne recherchait-il pas son avantage
personnel par les moyens les plus immoraux ? » Si l’on se réfère à ce
raisonnement on ne peut assimiler individualisme et évolution sociale.
Donc on a pas lieu d’être surpris quand F. Bastiat s’oppose à la
(50) - ibid
69
70
définition et approche collective de la société de Louis Blanc : « A
mesure que les peuples sont devenus forts, ils ont repoussé la
spoliation réalisée par la force – ils se sont avancés vers la propriété
du travail et la liberté de l’industrie ; et voilà que vous découvrez dans
la liberté de l’industrie une première manifestation de l’individualisme !
(51) ».
On se doit de considérer l’analyse de F. Bastiat car, si l’individualisme
n’est pas le mobile exclusif d’une période prise dans l’histoire moderne,
il n’est donc pas davantage le principe qui dirige une classe à l’exclusion
de toutes les autres. On peut s’interroger dès lors sur les arguments
sociologiques que nous avions repérés entre autres avec J.C Kaufmann,
qui, à titre de rappel , explique le repli individualiste de l’ouvrier par
une décrue du militantisme et celui de la bourgeoisie par l’abandon des
valeurs religieuses pour des principes plus hédonistes. Dans la même
logique, le transfert de la lutte des classes vers « une lutte des
places », que propose F. De Singly par exemple, ne serait pas la
conséquence de l’individualisme contemporain. De là, on aborde une
approche plus politique qui nous intéresse. F. Bastiat s’oppose à la
définition de Louis Blanc, pour qui les nations modernes se composent
de trois classes : aristocratie, bourgeoisie, peuple. Pour le défenseur
d’une vision plus sociale et collective de la société, il y a le même
antagonisme entre les deux dernières classes qu’entre les deux
premières. La bourgeoisie a renversé l’aristocratie et s’est mise à sa
place. A l’égard du peuple, elle constitue une autre aristocratie et
sera à son tour renversée par lui. Cette organisation politique
(51) ; ibid
70
71
émanant de l’individualisme nous aiguille sur un axe nouveau. En effet,
jusqu’à maintenant, aucun auteur ne s’était clairement positionné, sur
les relations entre individualisme et prise de position politique.
L’adéquation : bourgeoisie, économie, individualisme proposée par L.
Blanc se retrouve de façon quasi sous-jacente à un grand nombre
d’auteurs (hormis Tocqueville qui, lui, dénonce le principe
démocratique). Dès lors s’est développé un sens commun, un préjugé
encore d’actualité qui véhicule une relation de cause à effet entre
bourgeoisie et individualisme. Cependant on peut, à partir du
positionnement de F.Bastiat se demander si l’individualisme est
vraiment le paradigme de la bourgeoisie ? De même est-il réellement
plus accentué que dans les classes populaires qui, elles, symboliseraient
apparemment des principes plus collectifs et qui sous- entendraient
une notion d’épanouissement collectif ? Dans cette logique, la
confrontation entre les deux formes d’épanouissement qui nous
intéresse serait avant tout un positionnement politique subjectif ; d’un
côté un épanouissement individuel symbole de la bourgeoisie et de
l’autre un épanouissement collectif porteur d’ idéologie ouvrière.
Pourquoi dès lors retrouve–t-on dans le slogan du Ministère de la
Jeunesse et des sports ces deux formes d’épanouissement
contradictoires ? Car on l’a bien observé, ces deux termes ne sont pas
compatibles. Dans l’argumentation que C. Bromberger dans « Passions
ordinaires » et F. de Singly dans « Sociologie de la famille
contemporaine » proposent sur l’évolution des mœurs et loisirs des
familles françaises , on avait retrouvé l’explication d’un transfert
entre les classes sociales, la classe ouvrière copiant les loisirs et les
mœurs bourgeois. Serions nous dans cette même logique ? A savoir
71
72
maintenir une volonté issue d’une idéologie politique ouvrière, tout en
y associant une référence et principe bourgeois ! Cette conclusion peut
paraître quelque peu aléatoire, mais on ne peut l’écarter, même si elle
apparaît extrêmement réductrice pour l’éducation populaire entre
autre.
Si nous revenons à F. Bastiat, les conclusions seront tout autre
évidemment. Bastiat, lui, ne voit dans la société que deux classes. Des
conquérants qui s’emparent des terres, des richesses, de la puissance
législative et judiciaire ; et un peuple vaincu, qui souffre, travaille,
grandit, brise ses chaînes, reconquiert ses droits, se gouverne tant
bien que mal, s’éclaire par l’expérience et arrive progressivement à
l’égalité par la liberté, et à la fraternité par l’égalité. Mais pour
Bastiat, ces deux classes obéissent au sentiment indestructible, « non
pas de l’individualisme, mais de la personnalité (52) ». Mais si ce
sentiment mérite le nom d’individualisme, c’est certainement dans la
classe conquérante et dominatrice que l’auteur le récuse plus
ouvertement.
L’argent, pour Bastiat, n’a rien à voir avec l’individualisme car, au sein
du peuple, il y aura toujours des hommes plus ou moins riches à des
degrés infinis. Mais la différence de richesses ne suffit pas pour
constituer deux classes. Tant qu’un homme du peuple ne se retourne
pas contre le peuple lui-même pour l’exploiter, tant qu’il ne doit sa
fortune qu’au travail, à l’ordre, à l’économie, quelles que soient les
richesses qu’il acquiert, quelle que soit l’ influence que lui donnent les
richesses, il reste peuple. Pour défendre son argumentation, il donne
(52), ibid
72
73
l’exemple d’un artisan honnête, laborieux, prévoyant, qui s’impose de
dures privations, qui accroît sa clientèle par la confiance qu’il inspire,
qui donne à son fils une éducation un peu plus complète que celle qu’il a
reçue lui-même, cet artisan serait-il pour autant sur le chemin de la
bourgeoisie ? C’est un homme dont il faut se méfier, c’est un
aristocrate en herbe, donc c’est un individualiste.
S’il est, au contraire, paresseux, dissipé, imprévoyant, s’il manque tout
à fait de cette énergie si nécessaire pour accumuler quelque épargne,
alors on sera sûr qu’il restera peuple. Il appartiendra au principe de la
fraternité. Cette argumentation de F.Bastiat est importante pour
notre étude dans la mesure où il s’oppose à l’idée que l’individualisme
n’est pas, non seulement comme on l’a dit, une émanation directe de la
bourgeoisie, mais a toujours été présent dans toutes les sociétés. De
plus, réussite sociale ne rime pas, contrairement aux idées reçues,
avec individualisme outrancier. D’ailleurs, on retrouve la même idée
avec la métaphore sur « la coquille » d’Aristote d’A. Gomez-Muller qui
pense qu’ il est illusoire de croire à une quelconque organisation
politique collective dans la mesure où l’homme est, avant tout, un
individu marqué par des intérêts personnels en quête de bonheur,
gloire, richesse ou sympathie et amour des autres. On retrouve ici la
même démarche argumentaire que Y. Rand, un siècle auparavant, mais
avec une absence totale de perspectives politiques.
Dès lors, il est intéressant de considérer la notion de personnalité
qui est apparue comme une dérive de l’individualisme et celle de
fraternité qui s’apparente à un contre-poids au point de vue de
l’économie politique. « Je commencerai par le déclarer très
73
74
franchement : le sentiment de la personnalité, l’amour du moi, l’instinct
de la conservation, le désir indestructible que l’homme porte en lui-
même de se développer, d’accroître la sphère de son action,
d’augmenter son influence, l’aspiration vers le bonheur, en un mot,
l’individualisme me semble être le point de départ, le mobile, le ressort
universel auquel la Providence a confié le progrès de l’humanité. Hélas,
que les amis de Louis Blanc rentrent en eux-mêmes, qu’ils descendent
au fond de leur conscience, et ils y retrouveront ce principe, comme on
trouve la gravitation dans toutes les molécules de la matière. Il n’est
aucun sentiment qui exerce dans l’homme une action aussi constante,
aussi énergique que le sentiment de la personnalité (53) ».
Pour Bastiat, il faut conclure que l’individualisme est le sentiment de
la personnalité pris dans un mauvais sens, qu’il est aussi ancien que ce
sentiment lui-même, car il n’est pas une de ses qualités, surtout la plus
inhérente à sa nature, dont l’homme ne puisse abuser, et n’ait abusé à
toutes les époques. Prétendre que le sentiment de la personnalité a
toujours été contenu dans de justes bornes, excepté depuis le temps
de Luther et parmi les bourgeois, cela ne peut être considéré, selon lui,
que comme un jeu d’esprit. Il va même jusqu’à soutenir la thèse
contraire. Il affirme que les hommes, en général, donnent pleine
carrière au sentiment de la personnalité, et par conséquent en
abusent, jusqu’au point où ils peuvent le faire avec impunité.
(53), F. BASTIAT « Les œuvres économiques de F. BASTIAT » repris
par F. AFTALION, P.U.F, p 111 à 132
74
75
On s’éloigne des perspectives de Y. Rand. Dès lors peut-on affirmer
que l’obstacle général au développement exagéré, à l’abus de la
personnalité n’est pas en nous, mais hors de nous. Il serait dans les
autres personnalités dont nous sommes entourés et qui réagissent,
quand nous les froissons, au point de nous tenir en échec. Cela posé,
plus une agglomération d’hommes se trouve environnée d’êtres faibles
ou crédules, moins elle rencontre d’obstacles en eux, plus en elle le
sentiment de la personnalité a dû acquérir d’énergie, et franchir les
limites conciliables avec le bien général. On pourrait très bien, d’après
cet argument, voir par exemple chez les peuples de l’antiquité désolés
par la guerre, l’esclavage, la superstition et le despotisme, toutes
manifestations de l’égoïsme chez des hommes plus forts ou plus
éclairés que leurs semblables.
De fait, aucune organisation collective, communauté n’a réellement de
sens, surtout une organisation où toute forme d’épanouissement
collectif est mise en avant.
« Aussi, quand une organisation collective arrive à proposer quelque
chose qui ressemble à de la pratique, on les voit toujours diviser
l’humanité en deux parts. D’un côté l’Etat, le pouvoir dirigeant, qu’ils
supposent infaillible, impeccable, dénué de tout sentiment de
personnalité ; de l’autre le peuple, n’ayant plus besoin de prévoyance ni
de garanties. Pour réaliser leurs plans, ils sont réduits à confier la
direction du monde à une puissance prise, pour ainsi dire, en dehors de
l’humanité. Ils inventent un mot : l’Etat. Ils supposent que l’Etat est un
être existant par lui-même, possédant des richesses inépuisables,
indépendantes de celles de la société ; qu’au moyen de ces richesses,
l’Etat peut fournir du travail à tous, assurer l’existence de tous. Ils ne
75
76
prennent pas garde que l’Etat ne peut jamais que rendre à la société
des biens, qu’il a commencé par lui prendre, qu’il ne peut même lui en
rendre qu’une partie »(54). On retrouve une notion ici qui semble
primordiale dans la cohabitation politique entre individualisme et
collectivité : l’Etat.
Cette opinion n’est pas sans nous rappeler les analyses de Castel dans
« Propriété de soi, propriété sociale , propriété privé » autour de la
notion d’état providence.
R. Castel nous explique que l’Etat, et plus particulièrement sous un
système démocratique, ne serait qu’un palliatif collectif qui permet aux
masses populaires de croire à une quelconque forme d’organisation
collective plus équitable, où l’Etat jouerait le garde fou face aux
dérives de l’ individualisme et du néo-libéralisme.
Pour F. Bastiat, l’Etat ne serait qu’une organisation politique singulière
qui permettrait à une élite intellectuelle et économique de conserver le
pouvoir tout en donnant un semblant de démocratie. La notion même
d’épanouissement collectif est ici balayée purement et simplement.
Dès lors, on peut aisément affirmer que, pour F. Bastiat, le principe de
communauté épouse les mêmes stratégies manipulatrices et
sclérosantes. Quand on met en parallèle la démonstration des principes
d’organisation de société holiste de L. Dumont et tout particulièrement
de l’église pendant des siècles, on peut considérer que cette
responsabilité politique de F.Bastiat est motivée en bien des points.
Quel type d’organisation collective faut-il dès lors imaginer pour
pallier à cet individualisme omniprésent ? F. Bastiat là-aussi, nous
(54 )- ibid
76
77
apporte un éclairage intéressant et tout particulièrement sur une
autre notion que nous avons évoquée précédemment et qui nous
intéresse , la Fraternité.
« Mais, dira-t-on, si le sentiment de la personnalité est indestructible,
s’il a une pente à dégénérer en abus, si la force qui le réprime n’est pas
en nous, mais hors de nous, s’il n’est contenu dans de justes bornes que
par la résistance et la réaction des autres personnalités, si les hommes
qui exercent le pouvoir n’échappent pas plus à cette loi que les hommes
sur qui le pouvoir s’exerce, alors la société ne peut se maintenir dans le
bon ordre que par une vigilance incessante de tous ses membres à
l’égard les uns des autres, et spécialement des gouvernés à l’égard des
gouvernants, un antagonisme radical est irrémédiable ; nous n’avons
d’autres garanties contre l’oppression qu’une sorte d’équilibre entre
tous les individualismes repoussés les uns par les autres, et la
fraternité, ce principe si consolant, dont le seul nom touche et attire
les cœurs, qui pourrait réaliser les espérances de tous les hommes de
bien, unir les hommes par liens de la sympathie, ce principe proclamé, il
y a dix-huit siècles, par une voix que l’humanité presque tout entière a
tenue pour divine, serait à jamais banni du monde. »(55) On le perçoit
bien, pour lui la fraternité est un « saupoudrage » social qui n’a aucune
validité . Par contre, il nuance quelque peu ses propos en étudiant
l’action que les hommes exercent les uns sur les autres, on découvre
que leurs intérêts généraux concordent, que le progrès, la moralité,
la richesse de tous, sont la condition du progrès, de la moralité,
(55) – ibid
77
78
de la richesse de chacun. Dès lors on pourrait comprendre comment le
sentiment de l’individualité se réconcilie avec celui de la fraternité.
A une condition cependant : c’est que cet accord ne consiste pas en une
vaine déclamation ; c’est qu’il soit clairement, rigoureusement,
scientifiquement démontré. A mesure que cette démonstration sera
mieux comprise, qu’elle pénétrera dans un plus grand nombre
d’intelligence, c’est-à-dire à mesure du progrès des lumières et de la
science morale, le principe de la fraternité s’étendra de plus en plus
sur l’humanité.
Dès lors, F. Bastiat nous donne sa définition de la fraternité, à une
époque, est-il utile de le rappeler, où les fondements de la république
sont encore bien fragiles, donc avec une attention particulière à la
notion de fraternité, forme de contre-pouvoir religieux.
Il nous explique que nous avons tous des devoirs à remplir envers nous-
mêmes, envers nos proches, nos amis, nos collègues, les personnes dont
l’existence dépend de nous. Que nous nous devons aussi à la profession,
aux fonctions qui nous sont dévolues. Pour la plupart d’entre nous, ces
devoirs absorbent toute notre activité aussi est-il impossible que nous
puissions avoir toujours à la pensée et pour but immédiat l’intérêt
général de l’humanité. La question est de savoir si la force des choses,
telle qu’elle résulte de l’organisation de l’homme et de sa
perfectibilité, ne fait pas que l’intérêt de chacun se confond de plus en
plus avec l’intérêt de tous, si nous ne sommes pas graduellement
amenés par l’observation, et au besoin par l’expérience, à désirer le
bien général, et, par conséquent, à y contribuer . « …Auquel cas, le
principe de la fraternité naîtrait du sentiment même de la personnalité
avec lequel il semble, au premier coup d’œil en opposition.(56) »
78
79
Cette approche n’est pas sans nous rappeler la conception de Kant et
tout particulièrement sa prise de position relative au positionnement
de chaque individu par rapport à la société. Nous avions déjà entrevu la
différence entre L’Aufklarung et les Lumières sur cette question. On
se devra donc de revenir sur cette approche de Kant ultérieurement
dans ce mémoire pour évoquer les différents composantes de
l’organisation républicaine face à l’individualisme. Pour reprendre la
définition de Bastiat, celle-ci nous instruit sur une dimension
« englobante » à deux niveaux. A savoir, d’une part, la superposition
des notions de fraternité et d’ épanouissement collectif, et d’autre
part, celles de personnalité et de fraternité. Le premier
rapprochement n’est pas sans nous interpeller au plus haut point. En
effet, que penser d’un auteur qui ,défenseur par définition du
sentiment de personnalité, ramenant l’individualisme à une simple
dérive d’un sentiment humain, qui, de plus, exerce la notion de
fraternité au sens plus empathique voire religieux du terme, finit bien
par nous proposer une définition de la fraternité qui symboliserait une
forme d’épanouissement collectif ? D’où l’émergence d’une question
dérangeante mais inévitable, qu’il est nécessaire de poser : Est-ce que
l’épanouissement collectif proposé par l’éducation populaire est une
forme dissimulée de la fraternité au sens religieux du terme ?
Même si ce mémoire se doit d’avoir une base raisonnée, argumentative
et objective, nous ne pouvons nous empêcher d’être interpellés par
cette question. Est-ce que l’envergure des universités populaires, les
propositions de Léo Lagrange, les ouvertures culturelles prônées par
(56) – ibid ;
79
80
Malraux, les mouvements militants pour la jeunesse des années 70,
toute l’organisation socioculturelle, ne seraient pas tout simplement un
palliatif fraternel à la tradition religieuse, indispensable à tout contre
poids social ? Autrement dit, est-ce que les travailleurs sociaux, les
animateurs socioculturels de quartier, les animateurs de C.V.L. sont les
nouvelles « nonnes de la république », formés, rémunérés et bien
entendu laïques ? (Sommes-nous dans cette catégorie ?)
On avait vu avec R. Castel que le maintien sous oxygène des franges
défavorisées et des classes moyennes de la population est l’une des
conditions sociales impératives du maintien de la république. Dès lors,
ces questions ne sont peut être pas aussi dérangeantes que cela, même
si elles sont polémiques, surtout pour des individus engagés
professionnellement ou personnellement. Sous une forme plus
parodique, on pourrait demander au Ministère de la solidarité et de la
jeunesse et des sports, s’il est un « diocèse » du gouvernement ! A ce
stade du mémoire, il serait difficile de pousser plus loin ce chapitre
car a-priori trop peu d’auteurs ont analysé plus en amont la réflexion.
De plus, nous devons admettre que nous sommes certainement trop
impliqué professionnellement pour arriver à mener un travail de
recherche objectif. Enfin, surtout parce que la question de la relation
entre individualisme et collectivité doit être encore abordée sous la
question du communautarisme, présentée comme une forme
d’épanouissement collectif contemporain, à travers l’étude des deux
autres pendants de l’organisation républicaine que sont la liberté et
l’égalité. Néanmoins on ne peut que constater à ce stade du mémoire,
que pour l’instant, quelles que soient les pistes abordées, les
conclusions relatives à l’objet d’étude qui nous intéresse, et tout
80
81
particulièrement la fameuse maxime de l’éducation populaire, nous
mènent à des abîmes tantôt idéologiques et politiques
(Dumont /Tocqueville) ou à des pistes religieuses ou sociales
controversées (L. Blanc/Bastiat), même sous l’angle communautaire.
Pour continuer, nous proposons l’étude de différents auteurs qui se
sont penchés sur la question, mais qui envisagent la conception du
communautarisme et de l’individualisme sur une même logique. L’idée
principale de cette hypothèse est de vérifier si les différentes
formes de communautés contemporaines peuvent être une forme
nouvelle d’épanouissement collectif d’un point de vue sémantique ( sens
et origine) en parallèle d’un projet politique. En toile de fond, le livre
d’A. Gomez-Muller « Ethique, coexistence et sens » nous apportera
une réflexion pertinente. L’ensemble du livre pousse un peu plus loin la
cohabitation entre individualisme et épanouissement collectif dans la
mesure où, peu à peu, le lien social fondé sur un sens partagé de
l’existence est jugulé par un pur et simple contrat de coexistence
libéral, émanation de l’individualisme, en somme « l’étage ultime de
l’égoïsme » de Tocqueville, ou « l’éthique objectiviste » de A. Rand.
3-Le sens et la coexistence : question originéle
Une réflexion concomitante émane de l’analyse de A. Gomez -Muller à
savoir que les nouvelles formes de regroupement social ne sont plus
réduites qu’à un simple ordre de coexistence au nom du pluralisme.
Dans cette logique, les ultra libéraux veulent imposer un état minimal
et une anthropologie individualiste, avec comme conséquence directe
un ordre social où la spontanéité du marché sera le seul lien important
d’inter subjectivité. D’emblée, on ne pourra oublier d’aborder la
81
82
question des A.G.C.S. (accords généraux de commercialisation des
services) qui ont été imaginés et proposés par les sept pays du G.7.
Même si cet accord de principe reste pour l’instant flou, il épouse et va
dans le sens de l’opinion de l’auteur. Diamétralement, il nous faudra
également évoquer la philosophie des Nimby qui émerge
ponctuellement aux quatre coins de la planète et mérite que l’on s’y
attarde pour mieux appréhender les nouvelles formes de relation entre
esprit communautaire et ultra libéralisme. Ce troisième chapitre va
nous permettre d’aborder la quatrième hypothèse, à savoir que le
rapport au collectif ne symbolise plus la lutte des classes mais que
l’investissement de l’espace collectif se situe désormais dans
l’affirmation et la défense d’une opinion personnelle qui tient de moins
en moins compte des traditionnels courants politiques.
Dans « Ethique, coexistence et sens », l’auteur se demande s’il est
raisonnable d’espérer une réponse universaliste à la question du sens
de l’individu, de l’existence et de son agir . « Dans le domaine éthique,
les traditions ont leur source dans la relation construite entre les
hommes, en somme un processus partagé de totalisation (57) » .
Gomez-Muller développe l’idée de l’individualisme libéral qui prétend
construire une civilisation en considérant les sujets humains comme
des totalités toutes achevées, qui exigent respect de l’intégralité de
leur moi, ce qui situe cette prise de position dans la même lignée que
A. Rand. A la différence de la « totalisation » qui est acte, la
« totalité » désigne un tout déjà constitué et donc déjà déterminé
dans son être. Compris comme totalité, l’individu des libéraux apparaît
(57) A .Gomez Muller « Ethique, coexistence et sens » Desclée
Brower 99 page 218/219
82
83
comme « un être essentiellement séparé et souverain, déployant
d’abord son intérêt propre dans le monde, inter-agissant avec les
autres en fonction de ses propres intérêts, et pour autant que son
propre intérêt réclame, en fonction de l’intérêt commun de
coexistence (58) ». La question nous intéresse au plus haut point dans
la mesure où elle aborde le point de vue originel. A titre de rappel
cette problématique de base vaut celle des universités populaires, ce
qui a, faute d’avoir clarifié la question, provoqué leur dissolution. En
effet le processus de « totalisation » se réfère au fait que les
individus ne sont jamais définitivement ce qu’ils sont et « ils
deviennent » dans leur rapport avec les autres en intégrant les valeurs
historiques. Les hommes se complètent perpétuellement. L’homme n’est
pas, il devient constamment. Pas étonnant que Gomez-Muller termine
son livre avec Sartre : « l’homme a à être, il se fait par son existence,
il n’a pas d’essence, il n’est pas le produit d’un plan divin au naturel.
Comme « il se fait en société, il est un être inter subjectif » ».
Dans cette logique contemporaine qui nous intéresse, on peut se
demander s’il y a suffisamment d’entente pour dégager un potentiel
politique en somme une forme d’épanouissement collectif au sens de
l’existence, ou s’il faut laisser cela à l’ordre spontané du social ou du
marché créé par des individus isolés dans la poursuite de leur intérêt
personnel ?
L’histoire peut nous apporter des éléments de réponse. Il semble que
(58) A.G. MULLER « Ethique, coexistence et sens » Desclée Brower 99
P 218/ 219
83
84
les anciens comme Aristote pensaient qu’on pouvait définir ensemble
rationnellement le sens, les éléments « d’une vie bonne ». Gomez nous
affirme que les libéraux modernes croient qu’il n’en est rien et qu’à
travers la communauté ils« privatisent » la question de « la vie
bonne » ; ils ne laissent au domaine public que la question de la
coexistence des points de vue privés. Pour apporter du crédit à ce
raisonnement, on peut revenir sur le projet fait par les pays du G.7,
sur la commercialisation des services (A.G.C.S). Même si cette
proposition reste nébuleuse pour l’instant, elle vient étayer la prise de
position de l’auteur. En proposant de commercialiser certains services
d’état, éducation et santé entre autres, la déresponsabilisation sociale
de l’état est avancée (59). On peut du coup réfléchir au débat d’opinion
entre F. Bastiat et L. Blanc sur l’impérieuse nécessité de fraternité,
qui suivant une logique politique pouvait devenir soit obsolète soit
indispensable. On se doit d’observer que de nouveau , malgré une
approche différente, on arrive aux mêmes conclusions politiques qui
expliqueraient l’opposition entre épanouissement individuel et collectif.
Si l’on suit la logique de A. Gomez, coexister, au sens individualiste,
c’est s’utiliser réciproquement, c’est simplement se tenir les uns à côté
des autres, séparés par la diversité des « opinions et des intérêts ».
C. Taylor l’a bien exprimé également ; chez lui l’individu est vu comme
une totalité achevée et souveraine qui déploie son intérêt dans le
monde. L’individu libéral est « solitaire », non seulement dans le sens
de l’autarcie économique, mais dans le fait qu’il ne partage pas un
but commun qui le transcende comme individu. Il lui manque un
(59), Emission France Inter 17 /06/03 « Là-bas si j’y suis »D.Mermet
84
85
« télos ». Dans la tradition grecque, la référence qui conditionne toute
orientation dans le monde se nomme « télos » (fin). « La fin confère
le sens aux moyens » s’est exprimé Aristote, ce qui transcende son
intérêt personnel : « D’où l’ennui profond qui hante les sociétés
modernes libérales : par l’absence, caractéristique du nihilisme, de
véritables enjeux historiques et symboliques, la vie humaine s’aplatit
et se rétrécit (60) ». Cette citation nous rappelle l’un des constats
déjà repérés, mais en l’éclairant sous un angle nouveau. Autour d’une
approche plus historique et anthropologique faite avec Tocqueville et
Dumont, les constats avaient été similaires . La question ici est
néanmoins abordée autrement. En effet, ce serait l’absence
d’engagement politique que génère la société démocratique qui serait à
l’origine de l’individualisme et lui donnerait du coup un sens. Cela
justifierait également le nécessaire principe de consommation qui
comblerait ce manque et justifierait l’impérieuse nécessité de
fraternité, en lui donnant aussi un sens.
D’ailleurs C. Taylor fait aussi une mise en garde concernant la
disparition de la justice sociale à laquelle nous conduit l’individualisme
libéral : les politiques de redistribution exigées par la justice sociale
ne sont démocratiquement acceptables que là où les citoyens partagent
un même sens du bien commun. C. Taylor et les communautariens
reprochent au libéralisme son incapacité à mettre réellement en place,
par l’application de sa doctrine, les conditions réelles de la réalisation
(60), C.Taylor, « Malaise dans la modernité », Cerf,1994 , Paris; p221
85
86
de la liberté qui est sa thèse principale. On retrouve la question du
primat de la liberté face à l’égalité qui émerge. Ce leurre
qu’entretiendrait une société individualiste autour de la lutte
égalitaire, pour pallier et annihiler toute revendication sociale motivée
par des contrats libéraux, est de nouveau un constat que l’on peut
faire et que l’on avait repéré entre autre autour des différentes
revendications émanant des mouvements sociaux ( F. de Singly
« Sociologie des familles françaises »). Dans une optique
contemporaine, autour de la question du communautarisme, nous
pouvons reprendre certaines questions de Gomez-Muller qui
s’interroge : « Comment coexister aujourd’hui, étant donné le fait de
la pluralité des visions du monde et l’antagonisme des traditions
morales et religieuses qui sont mises de nouveau en avant? »
(L’évocation que l’on a fait précédemment du constat de l’influence de
l’islam dans les quartiers dits en difficulté pose la même
question). Donc le repli du contenu du domaine public vers la simple
coexistence peut être une explication du déclin moderne des idéaux
civiques en faveur de l’ordre spontané du marché. L’auteur nous
retrace, à travers quelques grands penseurs, certaines phases de la
disparition progressive du sens partagé de l’existence en faveur d’un
pur contrat de coexistence libéral, en somme la lente mise à mort de
l’éducation populaire par l’individualisme.
Selon l’auteur, c’est en société que l’homme sort de l’animalité ; les
droits individuels qu’on transpose dans l’état de nature sont des droits
acquis inter subjectivement en société.
Pour A. Gomez, dans le libéralisme, le sens de l’existence en commun
prend une dimension purement pragmatique : on construit un système
86
87
qui permet à des individus libres de s’utiliser les uns les autres sans se
marcher sur les pieds. Par rapport aux Anciens, on observe un
mouvement de « privatisation » des conceptions en faveur d’une
élaboration politique d’un contrat de coexistence : un déplacement de
la problématique du bien vers celle du juste. Puis on passera à
l’évacuation du politique, on en viendra au marché comme l’institution
idéale qui concilie liberté individuelle et dépendance sociale. Chacun
est donc réputé avoir sa définition privée du bien et son point de
contact d’interaction avec le social est avant tout le marché. Le monde
serait ce que les affairistes et les intérêts économiques en feront, en
somme la même analyse que L. Dumont. De nouveau, il nous faut
évoquer à ce stade la question de la réflexion individualiste face à
l’engagement politique.
Une idée que les communautariens reprennent d’Aristote, c’ est celle
qui veut que la participation à la vie politique est constitutive de « la
vie bonne ». La cité développe les vertus civiques. L’homme ne s’aliène
pas dans le service de la Cité ; il réalise sa nature du fait même de sa
participation à la Cité. Il y a donc un devoir envers la Cité qui rejaillit
positivement sur soi-même. La poursuite de l’intérêt strictement
personnel nous rapproche de la nature animale selon Aristote. Il
affirmait donc que la poursuite de l’intérêt général peut réaliser
l’intérêt particulier contrairement aux libéraux qui plaident la
suffisance de la poursuite de l’intérêt personnel, afin de réaliser un
ordre social spontané de coopération. Le libéralisme est une négation
du point de vue d’Aristote, car il fera de l’individu un être autonome,
indépendant qui fonde une cité uniquement pour faire respecter ses
droits individuels. Il juge cette Cité comme un mal nécessaire pour
87
88
l’individu , une construction dont il faut se méfier. Cette conclusion est
intéressante pour notre objet de recherche dans la mesure où la
notion d’autonomie vient heurter tout projet politique et s’opposerait
dès lors à des objectifs de socialisation nécessaires à un système
démocratique. Ces deux notions d’autonomie et de socialisation ne sont
pas sans nous rappeler des objectifs majeurs de l’éducation populaire.
D’où la nécessité de s’ interroger sur la validité de la cohabitation de
ces deux objectifs. Pour plus de cohésion, on reviendra ultérieurement
sur cette question en dernière partie.
On l’a vu, la voie précédente s’appuie sur le vieux rêve d’une morale
universelle fondée sur la raison que tous les hommes partagent. Le
communautarisme mise plutôt sur l’objectif de faire du sens une chose
privée. Ce point de vue interdit que les ressources publiques ne soient
utilisées à une défense de définitions particulières du bien. Ramener le
sens dans la sphère qui facilite la coexistence. L’égalité défend
publiquement une forme, une coquille juridique, morale, politique
permettant la coexistence des sens, coquille dans laquelle chacun
pourra inscrire son choix privé tout en permettant aux autres de faire
de même. L’égalité permet d’éviter « une guerre des sens », à condition
que l’on puisse définir rationnellement le juste. Comme cela est
impossible, on arrive à réduire « la guerre des sens » en plaçant la
question du sens en retrait de celle de la coexistence. Le
gouvernement doit être le gouvernement de tout le monde, il ne peut
utiliser sa force et des impôts collectés à tous pour défendre des
définitions particulières de la vie bonne. En somme, la morale devient
un impératif dicté par la raison pratique (Kant) et tourné vers la
coexistence, et le politique devient un contrat de coexistence
88
89
(libéraux). Dès lors, l’individualisme est sous-jacent. La promotion de
l’unité sociale autour de valeurs symboliques est jugée incompatible
avec la liberté des individus. Les hommes peuvent poursuivre en groupe
une définition de la vie bonne, de la ligue sportive jusqu’au groupe
religieux, mais cela reste privé et ne peut être imposé par la force ou
les fonds publics. Un individu quelconque peut refuser en droit cette
définition et l’Etat s’assurera de cette liberté de choix. Par exemple,
l’Etat se prétend neutre en défendant un droit formel de propriété.
Dans cette coquille, pour l’un, le choix consiste à posséder de plus en
plus ; pour l’autre, la vie bonne consiste à posséder moins, mais
profiter de la vie autrement. Ce dernier n’a pas de droit sur la
propriété du premier pour les libéraux. Celui qui est en difficulté ne
peut que demander la charité, car la fraternité est évacuée dans ce
type de relations.
Les communautés modernes soutiennent qu’il y a des vertus reconnues
dans chaque tradition ( cf. Y . Quibeuf/ communauté religieuse) et que
l’Etat a un devoir de conduire les citoyens à exercer ces vertus. La
légitimité politique se fonde donc sur la tradition et non sur un contrat
social abstrait entre des individus autarciques. Dès lors, certaines
communautés se réfèrent à des vertus partagées et la vertu est
définie comme la disposition à faire certains biens reconnus. Le
problème est qu’une société aux prises avec la mondialisation élimine
de plus en plus les institutions propres à la réalisation de définitions
positives. On refuse même les mesures de protection
environnementales de certains états au nom de la libre concurrence.
Dans la société libérale, les individus n’ont publiquement que des
droits, la vertu est privatisée et l’Etat fait respecter ces droits. Pour
89
90
réaliser l’humain, l’homme a besoin de la Cité et de l’Etat. Pour que les
hommes puissent argumenter sur une vie « citoyenne », ils doivent
d’abord se reconnaître comme des égaux en la matière. Les anciens
Grecs ont inventé le concept de démocratie. Si l’argument seul doit
l’emporter, il faut composer un espace civique homogène. Les fins sont
politiques, car il s’agissait d’abord d’assigner des fins à la cité et non
de protéger la liberté individuelle. La forme démocratique vise aussi à
réaliser une perfection : le meilleur régime, le meilleur vivre-ensemble.
La thèse communautarienne de l’Etat perfectionniste reconnaît un
potentiel politique à l’idée de vie bonne ; elle suggère que l’on ne peut
affirmer ce qui est politiquement juste sans invoquer une conception
substantielle du bien de l’homme. « L’on ne peut définir une conception
du bien de l’homme sur une base naturelle et abstraite mais, seulement
en référence aux valeurs véhiculées par la tradition d’une communauté
historique particulière (61) ». Aristote semble dire que les hommes
s’appuient sur une nature, tandis que les communautariens modernes
parlent plutôt d’une culture, d’une tradition qui définit à sa façon le
bien. C’est l’opposition classique nature-culture qui est invoquée. Ici, le
parallèle entre les concepts originaux grecs, source référente de tout
épanouissement collectif, et les nouvelles définitions collectives
contemporaines, à savoir les communautés, nous apportent un élément
à la fois nouveau et concomitant à notre précédent mémoire. Nouveau,
dans le sens où la confrontation que l’on étudie entre individualisme et
épanouissement collectif peut trouver l’une de ses explications avec
(61) , A.G. Gomez « Ethique, coexistence et sens » D.B/99 p 132
90
91
l’opposition classique nature et culture. Concomitant, dans la mesure
où l’on peut faire un rapprochement avec le même antagonisme que
nous avions déjà repéré; à savoir entre liberté et égalité. Toutes les
revendications sociales qui trouvent leur légitimité dans l’égalité
favorisent l’individualisme ce qui permet aux traditions sociales et aux
moeurs de grignoter et faire récupérer peu à peu aux classes ou aux
groupes dominants les acquis sociaux « perdus » . D’autant plus que
« l’individualisation n’assure pas l’égalité, mais, au contraire, en
disqualifiant la méritocratie, elle fige les situations sociales, et ne
permet que des appropriations individuelles (61) . » Contrairement aux
revendications pour la liberté où l’on retrouve de réelles motivations
politiques. Dès lors, l’individualisme moderne présente un individu
affichant un « primat du soi sur ses fins », c’est-à-dire un individu qui
choisit souverainement ses valeurs : mais un tel individu peut-il
exister ? Est-il capable de raisonnement pratique, de guider son agir,
dans la mesure où tout individu est formé dans une tradition, dans une
culture ? « La liberté n’est pas une caractéristique ontologique de la
personne (62) ». Cela ne veut pas dire qu’un individu ne peut pas
changer ses valeurs, chacun étant formé en société, c’est une voie
longue et influencée par les valeurs déjà acquises. «Les fins qui
orientent notre existence ne sont pas le produit d’un choix arbitraire
et souverain mais le produit d’une auto-interprétation contextualisée
de notre situation dans un horizon socioculturel qui nous
précède (63)».
(61)- M. GAUCHET « Le monde de l’éducation », n°321,01/04 ,p64/65
(62)-(63),Berten, André et al « Libéraux et communautautariens » PUF
1997 ;p 56
91
92
La question est intéressante pour le sujet qui nous importe. Nous avons
donc perçu que toute forme de revendication individualiste n’avait de
sens qu’à travers une construction culturelle de la pensée, des
traditions, donc un héritage collectif, l’individu ne pouvant se
déterminer seul. Dès lors, c’est la remise en cause individuelle de
grands principes collectifs qui ont peu à peu amené une émergence de
plus en plus prégnante de l’individualisme. Lors du précédent mémoire,
la question sur l’ origine de l’émergence de l’individualisme avait été
évoquée. Une référence à la religion et à l’église, bâtie sur une
organisation holiste, nous avait amené à repérer qu’une des pistes
possibles de la genèse de l’individualisme se situait peut-être du côté
des frères Moraves avec l’émergence du protestantisme. Néanmoins, si
l’on se réfère aux constats « fraîchement » repérés, à savoir
l’opposition : nature-culture, en adéquation avec le primat de la
construction collective sur l’individu, on doit se demander où les frères
Moraves ont puisé leurs inspirations ? A ce propos, la question de la
culture et tout particulièrement la culture de masse omniprésente de
nos jours, serait également une piste à aborder, afin de bien
comprendre les relations de cause à effet entre le triptyque culture,
individualisme et collectivité. La culture de masse d’aujourd’hui est-elle
une conséquence ou une cause de l’individualisme ? L’engouement pour
cette forme de culture est-il une conséquence du désintérêt
politique ? La culture de masse est-elle le prolongement contemporain
de l’éducation populaire et symbolise-t-elle une nouvelle forme
d’épanouissement collectif ?
Pour revenir à la question qui nous intéresse , essayons maintenant de
reprendre la troisième hypothèse de ce mémoire, celle relative à
92
93
l’origine de l’individualisme, au-delà de l’origine de l’influence des
Frères Moraves et du protestantisme que l’on avait évoqué comme
étant une piste possible. Nous venons d’observer, entre autre avec
F.Bastiat, que toutes les formes d’exploitation et validation de
l’individualisme permettraient avant tout la justification d’un système
politique, social ou religieux en place ; l’individualisme étant en fait au
cœur de l’homme, intimement lié à la nature humaine. Pour confirmer
cette hypothèse, nous proposons de remonter dans l’histoire pour
observer les prémices de signes individualistes et comprendre ainsi
que seule, l’organisation sociale holiste de l’Eglise empêchait le
développement de l’individualisme, prêt à s’insinuer dans toutes les
failles que le système social en place permettrait.
4 – L’origine de l’individualisme
Nous avons vu que c’est l’être qui est au cœur du problème relationnel
entre la culture et la structure holiste de l’église. Chronologiquement,
on a repéré que la culture a été intimement liée aux différents règnes
et régimes ecclésiastiques. L’omniprésence de l’église et la délicate
question de la place de l’homme par rapport à Dieu fut historiquement
l’évolution la plus significative concernant l’émergence de
l’individualisme. Si l’on essaye de repérer des mouvements significatifs
dans cette relation, la renaissance italienne est peut être cet
événement déclencheur. Dans l’Europe du XIIIè siècle, l’Italie du nord,
et Florence tout particulièrement, est un bassin culturel en devenir .
Avec notamment une relecture des textes anciens à travers une
approche plus scientifique, un grand nombre de personnalités vont oser
détacher peu à peu l’homme de Dieu. Toutes les différentes
biographies que l’on a pu repérer nous amènent à émettre l’hypothèse
93
94
que Florence, et tout particulièrement Dante Alighieri et Giotto dit
Bondone, ont influencé cette évolution de la pensée. Avec les vers du
groupe de poètes du Dolce Stil Nuovo , peu à peu, Dieu n’ est plus
sacralisé et est envisagé de façon plus humaine (64) . Le corps humain
est honoré comme étant une création divine. Giotto, par l’analyse de sa
vision du monde, par ses recherches scientifiques sur les volumes et
l’espace, a été considéré comme l’un des créateurs de la peinture
moderne. L’homme est une construction divine et à ce titre, il se doit
d’être étudié, observé et recentré. De son côté, Dante, poète italien,
hormis son rôle politique dans sa ville natale de Florence, bouleversera
la littérature et la poésie italienne moderne dont on lui accorde la
paternité. A travers des essais scientifiques, linguistiques (de vulgari
eloquentia) et politiques, il proposa une poésie novatrice. Sa notoriété
est due à la Divine comédie où son œuvre fut considérée comme
l’expression parfaite de l’humanisme chrétien médiéval. Par cette
porte culturelle ouverte, on peut certainement trouver les premières
traces de l’ individualisme, et surtout, au delà de cette légère
évocation historique, on peut repérer la confirmation d’un élément
nouveau, qui est la place primordiale de la culture dans l’opposition
entre la dimension individuelle et collective. L’organisation holiste de
l’église a été en quelque sorte pris à son propre piège en acceptant
l’idée glorificatrice de la valorisation du corps humain, création de
Dieu, par la culture. La question qui vient tout de suite est de
comprendre si la culture favorise l’émergence de l’individualisme et par
conséquent, de repérer si elle s’oppose à tout projet collectif ? Si l’on
(64), Guide compact « Firenze », Metropolis 2001 ,p 9/10
94
95
suit ce raisonnement on peut d’emblée comprendre pourquoi la culture
serait un « concept » défendu et valorisé par la bourgeoisie puisque
l’idée la plus communément diffusée situe une relation de cause à
effet entre la bourgeoisie et l’individualisme. Il est clair que cette
approche a fait l’objet de nombreuses recherches et que son
développement sortirait quelque peu du sujet de ce mémoire.
Néanmoins on peut quand même repérer certaines positions qui vont
nous apporter et confirmer des éléments. Si la culture, l’éducation
artistique développent et favorisent l’individualisme moderne on peut
se demander s’il n’y a pas ici à trouver l’explication du manque de
considération des matières artistiques à l’école par exemple, qui se
doit avant tout de véhiculer et de faire partager des valeurs
collectives et républicaines. L. Ferry nous donne une explication qui
vient étayer cette hypothèse : « Alors que chez les Anciens, l’œuvre
est conçue comme un microcosme – ce qui autorise à penser qu’il existe
hors d’elle, dans le macrocosme, un critère objectif, ou mieux,
substantiel, du beau-, elle ne prend sens chez les modernes que par
référence à la subjectivité, pour devenir, chez les Contemporains,
expression pure et simple de l’individualité : style absolument singulier
qui ne se veut plus en quoi que ce soit miroir du monde, mais création
d’un monde, celui au sein duquel se meut l’artiste, monde dans lequel il
nous est sans doute permis d’entrer, mais qui en aucune façon ne
s’impose comme un univers a priori commun (65) ». Si l’on suit cette
thèse, l’expression culturelle individuelle est avant tout un des moyens
qui favorise l’individualisme, donc qui s’oppose à tout épanouissement
collectif. Mais cela ne signifie pas que la dimension culturelle est
l’unique cause de l’émergence et du développement de l’individualisme.
95
96
Il en va de même avec l’opposition avec toute forme de projet
collectif. On peut du coup constater que le raisonnement est identique
face aux relations de cause à effet avec le développement de la
bourgeoisie, l’organisation politique, ou la démocratie en l’occurrence.
Il faudra revenir sur les dimensions culturelles, économiques,
politiques et sociales, mais on peut faire déjà un constat important. La
multiplicité de ces explications apparaît comme autant de
potentialités qui viennent alimenter l’opposition entre individualisme et
collectif. Ce constat apparaît important et confirme notre recherche.
En effet tous les auteurs étudiés ont envisagé et fourni une
explication sous un angle unique, ce qui laisse sous-entendre que
chaque raison ( culturelle, économique, politique) justifie l’opposition
entre l’individualisme et le collectif. Alors qu’en repérant cette
multiplicité, on s’aperçoit de nouveau que ces différentes raisons sont
bien des moyens de vivre plus ou moins bien cette quête individualiste.
Pour revenir à l’évolution de la pensée et en avançant vers la
modernité, entre le XIII et le XVIII ème siècle, l’idée sur la place de
l’homme évolue, change et l’espace social se recompose autour de
l’individu. Avec la renaissance du grand commerce et la révolution
industrielle, le marchand ou l’affairiste remplace le religieux ou
l’aristocrate comme dépositaire d’un pouvoir économique et social. Les
autres classes doivent s’adapter pour survivre en tant que classe. Naît
une anthropologie du bonheur centrée sur l’accumulation et la
jouissance des biens matériels. L’intérêt devient le moteur reconnu de
l’activité humaine. Les anciens rapports sociaux fondés sur la
(65), L.Ferry « Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’age
démocratique » p 19
96
97
contemplation, la gratuité changent pour des rapports fondés sur
l’efficacité. Les esprits s’occupent maintenant à l’efficacité dans la
production. Nouvelle volonté de puissance fondée sur l’économique. Par
exemple, le puritanisme religieux qui valorise la réussite économique et
l’individualisme (c’est une religion qui s’adresse à l’homme privé) est une
adaptation à la montée du matérialisme. C’est la religion revue et
corrigée pour les affairistes, nouveaux détenteurs du pouvoir, qui ne
voulaient plus voir la pauvreté valorisée et la richesse dévalorisée. La
grande leçon, c’est que les hommes adaptent leurs symboles aux
réalités sociales et économiques. Les valeurs sont pliées aux intérêts
des classes dominantes, la notion de Fraternité devenant comme on l’a
vu la soupape de sécurité de la bourgeoisie. Le rationalisme depuis
Descartes a développé l’idée que l’individu peut passer la tradition au
crible de sa raison. Il connaît le monde pour le dominer, le posséder et
non pour le contempler ou fusionner mystiquement avec lui. L’homme
n’est plus dans la nature mais devant la nature. Les défenseurs des
théories libérales, voire certains conservateurs modernes,
reviendront là-dessus, niant le rationalisme en affirmant au contraire
que l’homme crée un ordre social spontané qui échappe à la raison. La
rencontre des intérêts individuels sur le marché crée spontanément le
meilleur des mondes et l’Etat doit se retirer. La montée de
l’individualisme et la valorisation de la liberté individuelle seraient
donc une conséquence de la montée de la bourgeoisie. On le voit, cette
explication plus «sociologique » confirme le constat que nous venons
de faire, en pointant du doigt le développement économique de la
bourgeoisie comme cause de l’individualisme. Pour revenir à la
question du sens et à titre de comparaison , la Grèce antique
97
98
présentait l’homme comme naturellement politique : dans la modernité,
il le devient par nécessité pour une question de sécurité ou pour
protéger des droits dits naturels. L’obligation politique n’a plus sa
source dans le bien-vivre, dans le désir de réaliser une perfection. Le
postulat individualisme-égalitarisme qui caractérise la société moderne
constitue le politique comme mécanisme de coexistence de définitions
particulières du bien. Il s’agit d’une coexistence des valeurs, mais aussi
des intérêts économiques. Dès lors, certains penseurs comme Hobbes
voient dans l’Etat un ustensile créé par les individus pour protéger leur
vie et leur avoir. La tradition classique et médiévale considérait le bien
comme une valeur objective et acceptait la réalité d’un sens partagé
de l’existence ( L .Dumont). Pour les premiers théoriciens du
libéralisme, Hobbes, Locke , Rousseau, toute représentation
symbolique du bien est à priori particulière et indémontrable. S’il
existe un bien qui peut valoir collectivement , c’est un bien de nature
politique. Il repose non pas sur la défense de perspectives
symboliques et particulières, mais justement sur la possibilité de la
coexistence de différentes définitions privées et controversées du
bien.
5- Premier enseignement de la deuxième partie
Un débat québécois s’est tenu récemment sur l’enseignement de la
religion catholique dans les écoles publiques. Le pape, tout en déclarant
« que la religion chrétienne est la meilleure », a canonisé 120
« martyrs » chrétiens morts en Chine à cause de leur foi, alors que les
chinois les considèrent comme des criminels. « Le Livre noir du
communisme » de Courtois, Stéphane et al…, nous rappelle que
l’anéantissement massif, la concentration dans les camps de
98
99
« rééducation » se faisait au nom d’une définition de la vie bonne :
« c’est bien au nom d’une doctrine, fondement logique et nécessaire du
système, que furent massacrés des dizaines de millions d’innocents
sans qu’aucun acte particulier puisse leur être reproché (66) ». Les
Américains ont exterminé les autochtones. George Washington, l’idole
américaine les considérait comme infra-humains, « comme des loups »
disait-il, d’autres ont massacré les populations qui résistaient à la
christianisation. Gomez-Muller parle d’effets de la « guerre des
sens ». C’est la problématique de la neutralité d’une société juste, sa
manière de définir la liberté raisonnable face à des groupes qui vivent
des définitions particulières culturelles autres. C’est comme si le
juste présentait un niveau supérieur. Par exemple, certains ont défini
l’excision du clitoris comme un bien car c’est une pratique
traditionnelle : la notion de juste récuse que ce soit un bien, car c’est
une pratique traditionnelle qui viole un principe du juste, l’intégrité de
la personne. On aperçoit dans cette pratique la manifestation d’une
domination qui traite une catégorie d’êtres en inférieurs. Donc, une
question où l’individualisme n’a de place que s’il s’intègre dans
l’organisation collective, ce qui est intéressant à noter pour notre
étude. Autrement dit, la société n’accepte- t-elle l’individualisme qu’à
la condition qu’il corresponde à ses propres critères culturels et
sociaux ? Nous pouvons revenir sur l’une des questions soulevées
précédemment, et qui s’inscrit dans l’opposition égalité / liberté face
à l’individualisme . Pour traiter de la question de cette forme de
coexistence, revenons à Gomez-Muller qui cite Kant: « La question
(66), , Stephane , Courtois et al. « Le livre noir du communisme »,
Robert Laffon, 1997, p 17
99
100
morale par excellence est donc la suivante : à quelles conditions puis-je
penser que les fins que je me propose ne sont pas seulement mes fins
subjectives, mais aussi des fins qui sont objectivement valables,
admissibles par tous ? (67) ». Il développe l’argumentaire autour de la
« tabula rasa » qui, en morale, est la condition d’objectivité, la mise
entre parenthèses des intérêts particuliers, où la morale est une loi
que l’on se donne à soi-même en tant que participant à une organisation
collective. Tout acte individuel ne peut être dicté par des fins
empiriques, car ces fins subjectives étant particulières, elles se
heurteraient avec la liberté d’autrui de faire de même, ce qui n’est
pas conforme au postulat de l’égalité. La liberté du sujet est acquise
en se libérant du caprice des fins empiriques ; en développant toute
une argumentation autour de la pensée de Kant, Gomez-Muller nous
renvoie donc à l’une des questions qui avait émergé lors d’une
conclusion précédente. En observant les relations de cause à effet,
entre l’individualisme et les universités populaires, émanation du siècle
des lumières, la question de l’influence de l’Afklarung, dont Kant a été
l’un des « pourvoyeurs », sur l’individualisme contemporain avait
émergé. La philosophie de l’Afklarung n’aurait-elle pas été une
meilleure source pour l’éducation populaire face à l’individualisme ?
Nous avons pu faire apparaître les différentes conditions et
articulations entre la liberté et l’égalité, ce qui permet de définir la
cohabitation entre l’individualisme et le collectif au sein de l’éducation
populaire. Dans la pensée de Kant, un principe de réciprocité est
nécessaire à la coexistence du groupe et de l’individu : le sujet doit
(67), A.G Gomez « Ethique, coexistence et sens » Desclée Brower / 99
p 243
100
101
s’interroger pour savoir si ses principes peuvent avoir une valeur
collective. Si je mens par intérêt, je dois me demander si une société
admettant le mensonge comme principe permettrait la coexistence.
Kant a développé l’idée que se gouverner par soi-même implique de ne
pas se laisser guider par les circonstances, les désirs du moment : ce
serait capituler devant des contingences. Kant juge qu’être dominé par
ses désirs est contraire à la liberté. Dès lors, un principe collectif ne
peut être déduit de principes contingents. Si l’égalité doit arbitrer le
bien, elle présente, selon Kant, un degré d’universalité supérieur. Or,
les désirs, les fins, le sens de l’existence, les définitions du bonheur
varient selon les individus, cela découle d’une philosophie qui partage
l’humain entre une faculté de désirer et une faculté rationnelle
supérieure, impartiale. Par exemple, si un individu veut imposer à tous
sa définition du bonheur, il impose un élément de sa faculté subjective
de désirer. La réflexion sur des principes politiques ou moraux
collectifs implique de prendre une distance par rapport à ses désirs
subjectifs. A. Gomez-Muller nous explique, que pour Kant, « le primat
du juste égalité » exprime le fait que celle-ci n’est pas une vertu parmi
d’autres, il n’est pas au même rang que la liberté. Le juste sert de
principe constitutionnel. Le juste permet de déduire la notion de
liberté individuelle. Par exemple, la morale de Kant ne dit pas : « faites
ceci ou cela en conformité avec une idée partagée de vie bonne » ; elle
prescrit : « agis comme si ta maxime pouvait être universelle ». Un
musulman ou un chrétien qui ont certainement des divergences sur ce
qui constitue le sens collectif, conclueront ensemble qu’on ne peut
voler, car si tous volaient, la coexistence sociale serait impossible. La
règle est donc commune à leur religion respective. Gomez-Muller cite
101
102
Kant en 1788 : « on ne doit plus empêcher le citoyen de chercher son
bien-être de toutes les façons qui lui plaisent, pourvu seulement
qu’elles puissent s’accorder avec la liberté des autres (68) ». La morale
kantienne est donc formelle car elle vise « la coquille » plutôt que de
définir un contenu de vie bonne. Kant défend l’idée qu’il faut aimer la
coquille, le devoir en soi sans égard à son rôle dans la coexistence. En
quelque sorte, cette analyse nous amène à la question centrale qui
avait tiraillé à l’époque le mouvement des universités populaires.
Quels devraient être la philosophie, les principes fondamentaux de ces
universités ? L’éducation populaire doit-elle être une valeur d’accès
individuel à la culture, donc à la promotion sociale pour pallier à toute
forme de manipulation collective (réf. : Affaire Dreyfus) ou
l’éducation populaire doit-elle, avant tout, être une formatrice d’esprit
critique ? En privilégiant l’égalité, les intellectuels de l’époque ont
contrairement à ce que nous laissent supposer nos conclusions
antérieures, les mêmes principes que Kant ; la différence se situerait
plutôt sur la forme, à savoir la place et le rôle de chaque individu au
sein de la société. Rousseau disait déjà que de la diversité des cultes
bizarres vient la fantaisie des révélations : « Dès que les peuples se
sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui
a fait dire ce qu’il a voulu . Les dogmes particuliers rendent les
hommes orgueilleux, intolérants et cruels ; chaque religion déteste,
maudit les autres, les accuse d’aveuglement, d’endurcissement,
d’opiniâtreté, de mensonge et au lieu d’examiner les raisons des autres,
chacun instaure la censure et la persécution »(69). On ne pourrait
(68) – A. Gomez Muller ; ibid ; p 245
(69) J.J Rousseau, « Emile, De l’éducation » 1762 , poche 1986, p 167
102
103
trancher sur les sens de l’existence, ni dans les questions de religion,
puisque c’est le résultat de l’imagination humaine, de l’opinion. Aucun
réel probant ne nous interpelle pour trancher la question comme en
physique ou en chimie. On ne pourra donc jamais convaincre autrui de
façon décisive en matière symbolique. On pourrait toujours
recommander la tolérance des points de vue d’autrui, mais le
prosélytisme se pointe toujours comme le souligne Rousseau, puisque
chacun a besoin de voir généraliser sa définition de la vie pour la vivre
lui-même. Par exemple, les zélateurs d’une religion refusent le
caractère construit des religions : ils décrètent que leur religion leur a
été révélée par un Dieu défini à priori comme parfait. Leur vision de
la nature humaine devient indiscutable, le monde est révélé par un
supra mondain indubitable. Evidemment, cela ne veut pas dire que les
traditions religieuses, comme toutes traditions, ne contiennent pas
des prescriptions de coexistence. Mais le triomphe d’un point de vue
particulier passe finalement par la liquidation physique de l’opposition.
Dès lors, on y revient, il devient impérieux que l’Etat soit neutre, car
la force publique penche alors pour un point de vue partial sur une
définition du bien et du juste. Les hommes ont construit des langages
différents, ils ont construit des religions différentes. On comprend
que les définitions de la « vie bonne » et du sens de l’existence soient
relatives et on s’attaque dès lors uniquement à la tâche d’organiser la
coexistence.
Dans cette optique, que ce soit tant sur l’opposition égalité /liberté,
que sur celle du sens à donner, on s’aperçoit que l’on part avant tout
d’un postulat subjectif. De ce fait on pourrait se permettre
d’envisager que le principe de communauté peut être une forme
103
104
d’épanouissement collectif puisque la notion même de collectivité est
subjective, suivant la place et surtout les intérêts que l’on défend.
D’autre part rien ne vient s’opposer à une dimension d’épanouissement
dans une forme communautaire où la somme des perceptions
individuelles permet que l’on s’enrichit réciproquement. On se rend
compte de l’extrême difficulté d’aborder et d’arriver à repérer des
constats indiscutables, vu l’ensemble des points de vue. Pour bien
montrer cette ambiguïté, on peut en dernière partie évoquer la
question des Nimby qui symbolise parfaitement la problématique des
nouvelles relations entre épanouissement individuel , esprit
communautaire et épanouissement collectif envisagé par l’éducation
populaire.
5-1 Second enseignement : Les nouvelles formes d’épanouissement
Nimby est un acronyme pour « Not in my back yard” (pas dans mon
jardin) et provient du mouvement écologique qui désigne l’ensemble des
associations constituées à l’occasion de la défense d’un projet, d’un
site, et qui se dissout sitôt l’arrêt de l’action .
Le cas du syndrome Nimby se multiplie depuis plusieurs années autour
de mobilisations à destination d’enjeux locaux. Cette organisation, tout
autant thématique qu’éphémère, participe à une manifestation
d’intérêts particuliers. En pleine société où l’individualisme est décrié,
on est interpellé par cette caractéristique sociale. Souvent d’origine
politique, ces regroupements viennent flirter avec les groupements
collectifs, les communautés de part, à la fois, leur constitution
hétéroclite et leur forte mobilisation collective. Est-ce que ces
manifestations d’intérêts particuliers participent à une socialisation
politique telle que l’éducation populaire le définit ?
104
105
Même si la dimension individualiste, voire égoïste, des revendications
stigmatise ce mouvement, on peut être surpris par l’ampleur de ce
phénomène surtout au regard d’un constat « Tocquevillien » qui
interpelait son concitoyen par « son manque d’intérêt pour le chemin
au bout de son champ ». Néanmoins, même si « l’individualisme est un
sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler…..
de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son image, il
abandonne volontiers la grande société à elle-même (70) », le principe
de mobilisation collective ne peut être ignoré et l’engagement
politique, même s’il est particulièrement ciblé, vaut valeur de projet
collectif. Les Nimby offrent, d’autre part, une autre particularité :
l’ambivalence des pouvoirs publics à leur sujet. D’un côté, ils
disqualifient ces associations sous prétexte de localisme très
individualiste ou de corporatisme, alors que, de l’autre, l’Etat multiplie
les injonctions à participation limitée. Les quartiers dits difficiles sont
l’exemple le plus significatif : « prenez-vous en main, occupez-vous de
votre quartier ». Est-ce à dire que l’Etat, construit autour d’un
système démocratique et d’une organisation libérale, dénonce le
manque d’intérêt des citoyens tout en refusant toute mobilisation à
dimension collective et politique (surtout si celle-ci s’oppose à la
volonté des pouvoirs publics) ? On le voit, la question dans sa forme
contemporaine interpelle. Si on se rappelle les mouvements de grève
récents dans le milieu enseignant, on y voit d’emblée une similitude :
dérangeante pour l’Etat, éphémère dans sa durée, hétéroclite dans sa
constitution, localisée dans son organisation. D’ailleurs, certains
analystes définissent ces actions comme « l’avènement de nouveaux
(70), A. deTocqueville, « De la démocratie en Amérique I » folio p 456
105
106
mouvements sociaux » (N.M.S.), comme les mouvements des « sans »
pour citer un exemple d’actualité. On s’aperçoit que c’est toute la
dimension collective qui se modifie, donc également une forme
nouvelle de socialisation . Quand F. Dubet, dans « Le déclin des
institutions » , dépeint toute une organisation d’institutions qui ne
symbolise plus une source de construction collective référentielle
pour l’individu contemporain, c’est toute cette dimension et ce rapport
au collectif qui est remis en cause. De fait, la perspective
d’épanouissement collectif politique n’est plus synonyme de projet pour
et vers tous. J. Ion, dans « L’engagement au pluriel » signifie cette
modification par ses termes : « c’est un renouvellement des formes
d’engagement auquel on assiste, caractérisées tout à la fois, par un
affranchissement des appartenances et des affiliations partisanes ou
sociales, ainsi que par une tendance à prendre la parole en son nom
propre (71) ». L’engagement collectif peut donc exister mais dans une
forme plus localisée où l’individu aurait source de reconnaissance (la
forme communautaire rejoint ce particularisme). L’exemple de l’
organisation des fédérations de parents d’élèves est significatif . C’est
toute une remise en cause de la démocratie représentative :
localement l’individu se mobilise et fédéralement il se désintéresse.
Au regard de ce nouveau rapport au collectif, on peut repérer trois
constats majeurs dans les inter-relations entre les deux formes
d’épanouissements qui nous intéressent. Tout d’abord, l’évacuation
d’une mobilisation classique et partisane. Le passage d’une organisation
sociale où l’on est passé de la lutte des classes des années 60/70, à
(71), J.Ion « L’engagement au pluriel » Presses universitaires de St
Etienne ,2001 citation dans Sciences humaines p58
106
107
une lutte des places des années 80/90, puis, peu à peu, à une lutte de
masse, autour d’enjeux variés où l’on combat ponctuellement
ensemble des risques majeurs pour la société de demain et ce quelles
que soient les classes sociales (avril 2001, les retraites…).
Ce principe bat en brèche toute une définition de l’organisation sociale
et politique traditionnelle que l’on connaît depuis deux siècles. La perte
de crédit des syndicats que D. Labbe dans « Les syndicats et
syndiqués en France depuis 1945 » exprime, nous confirme cet
aspect. En parallèle, la mobilisation contre la guerre en Irak, voire le
défilé en Belgique lors de l’émergence de l’affaire Dutrout (un million
de personnes contre les lacunes juridiques du gouvernement belge)
nous montre le changement d’organisation des mobilisations collectives.
Le deuxième constat s’apparente à « une dérive effervescente d’un
égalitarisme liberticide ». En relation avec le chapitre précédent, nous
avons repéré depuis longtemps l’impérieuse nécessité d’égalité au sein
de l’organisation démocratique en parallèle d’une évacuation des
revendications libertaires, « semeuses de troubles » pour l’Etat. En
déplaçant ces sources, les mobilisations collectives se sont peu à peu
construites uniquement dans un souci d’égalitarisme. Toutes les
organisations construites sur une définition et une mobilisation plus
politique se sont retrouvées discréditées, tel les partis politiques, en
voulant proposer un programme politique démagogique et en ignorant
l’expression et la place de la liberté qui les engageraient vers un sens
et un réel débat politique. On en revient à la définition du sens à
donner à l’existence et à la relation au juste et au bien. Dans cette
perspective la société grecque, construite sur une dimension politique,
génère une nostalgie atavique en comparaison de notre organisation
107
108
politique contemporaine qui semble insipide. Néanmoins, en multipliant
les mobilisations revendicatives (Nimby), les mouvements collectifs de
soutien (les Sans, Restos du coeur, etc..), les mouvements sociaux (les
lycéens en avril 2001, la grève des enseignants en juin 2003), ces
mobilisations à mobile égalitaire ne participent-elles pas aussi d’une
société plus juste et équilibrée et n’interpellent-elles pas les
politiques sur une certaine conception de la société ? En exprimant et
défendant certains projets tout autant apolitiques que politiques (vie
de la cité) , chaque citoyen amène à travers ces mobilisations
ponctuelles un regard, une critique sur son environnement, sa société.
Ne serait-ce pas une forme particulière de projet politique
ressemblant aux aspirations d’une cité Grecque ?
Le troisième constat que l’on peut faire s’appuie sur l’affirmation et
l’apparition de l’expression de l’opinion personnelle. Lorsque I. Sommier
exprime « l’émergence de nouvelles radicalités » dans « Les nouveaux
mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation » , on pointe
la multiplicité des revendications, mais également la légitimité de ma
propre opinion. De nouveau, on voit poindre la remise en cause de la
démocratie représentative, tout en observant l’émergence d’une
expression de revendications personnelles. « L’anonymat des militants
est de moins en moins de mise. Au fur et à mesure que le « Je » se
voit reconnu comme action publique, les qualités personnelles ne sont
plus tues : elles sont, au contraire, valorisées (72) ». Cette phrase de
J. Ion définit bien ce constat de participation et de mobilisation
individuelle. On peut situer cette relation dans la même lignée que
l’étude de D. Bromberger dans « Les passions ordinaires » où le
(72), J. Ion , Sciences Humaines ,Décembre 2002, p61
108
109
sociologue nous montre une même affirmation individuelle au sein des
loisirs : les cafés à thème, les manifestations sportives. Ce « parler en
nom propre » est le fruit d’une modification des rapports sociaux
entre l’individuel et le collectif. En quelque sorte, je participe moins à
des mouvements collectifs structurés, hiérarchisés et politiquement
définis, mais je me mobilise plus pour des actions spontanées
courtes et empiriques qui représentent et symbolisent ma vision de la
société. Les structures collectives représentent cette vision plus
collective au sens militant et politique du terme où l’expression
individuelle est tue et les possibilités d’initiatives individuelles
quasiment inexistantes.
Le besoin de reconnaissance, d’affirmation d’identité individuelle
amène l’individu contemporain à se mobiliser pour son projet politique.
Ce projet peut, tout autant, toucher un aspect environnemental, social,
éducatif où je vais rejoindre d’autres individus ponctuellement,
convaincu de la légitimité de ma revendication et de la sincérité de
l’engagement d’autrui. Finis les engagements à long terme où je ne suis
qu’un pion inactif. On peut ici repérer une déclinaison de « l’adulte à
problème » de J.P. Boutinet. C’est au coeur de l’émergence de
« l’adulte en perspectives » dans les années 60/70 qu’ont émergé les
premières remises en cause des institutions et le principe de la
démocratie représentative. Trente ans plus tard, « l’adulte à
problème » est en quête de solutions, et l’affirmation d’une solution
plus individualisée amène l’individu à trouver réponse ponctuellement
avec d’autres personnes partageant le même problème. C’est en
quelque sorte l’affirmation de « leur patir en agir » de Michel Péroni .
109
110
Aides, Act-up, les associations de victimes, les alcooliques anonymes
sont des engagements autour de problèmes individuels qui peuvent
devenir source de revendications sociales.
C’est donc toute une modification de la définition et du rapport au
collectif qui se profile et change les inter-relations avec
l’individualisme. Mais c’est aussi tout un ensemble d’orientations
éducatives qui émerge du coup et qui est au service des institutions.
Les grandes finalités de l’éducation, souhaitées par l’éducation
nationale et les mouvements socioculturels, que sont l’autonomie et la
socialisation de l’enfant, se trouvent tiraillées et écartelées car elles
sont plus représentatives des aspirations familiales et individuelles.
Est-ce qu’une institution éducative doit continuer à proposer et définir
un projet éducatif et pédagogique construit sur des finalités de plus
en plus en décalage avec les aspirations des individus qui la
composent ?
On touche ici un problème de société et de primauté des relations qu’il
sera intéressant de développer et que l’on abordera en dernière partie.
Pour revenir et conclure sur la question des Nimby, on voit donc que,
de nouveau, on découvre une nouvelle forme de définitions sociales,
construite sur un rapport au collectif différent. La question de ces
organisations sociales éphémères amène à un constat particulier.
L’épanouissement collectif, tel qu’il est envisagé par l’éducation
populaire, n’a plus de sens dans la société contemporaine. Les Nimby,
les communautés locales, les associations de quartier peuvent être
tout autant source d’épanouissement collectif, mais elles le sont dans
une dimension plus réduite et temporelle, où chaque individu aura la
possibilité d’agir et d’inter-agir sur la société et ses contemporains.
110
111
Sans anticiper sur la conclusion de ce mémoire, on voit poindre une
mouvance sociale et sociétale sur laquelle il faudra réfléchir. Avant
d’aborder la dernière partie faisons une synthèse des différents
éléments repérés dans ce chapître.
1er constat :
La maxime de l’éducation populaire ; favoriser l’épanouissement
collectif à travers l’épanouissement individuel, représenterait un
paradoxe social à travers un épanouissement individuel, symbole de la
bourgeoisie et un épanouissement collectif qui à contrario représente
la philosophie du mouvement ouvrier.
2 eme constat :
L’origine de la signification de la forme d’épanouissement collectif
proposé par l’éducation populaire serait avant tout une définition de la
fraternité au sens religieux du terme.
3 eme constat
L’origine de l’explication de la notion d’individualisme ne se trouve pas
dans les raisons soit politiques, sociologiques, historiques ou culturelles
évoquées, qui sont toutes des moyens de mieux vivre pour l’homme, un
individualisme immanent à l’homme.
4 eme constat
A travers le primat du subjectivisme sur toute autres définitions de
l’organisation des grands principes sociaux, nous pouvons montrer que
le communautarisme est une forme contemporaine d’épanouissement
111
112
individuel ou collectif pour des individus en quête de reconnaissance
sociale.
5 ème constat
La définition de l’organisation collective contemporaine se modifie
autour de trois constats :
- l’évacuation d’une mobilisation classique et partisane
- une dérive effervescente d’une volonté d’égalitarisme
« liberticide » qui amène une nouvelle forme d’engagement politique
- l’apparition de l’affirmation de l’opinion personnelle représente un
moteur pour des mouvements collectifs de revendications, comme les
Nimby.
Nous pouvons envisager maintenant la délicate question de la
compatibilité entre l’individualisme et les objectifs pédagogiques
majeurs des centres de vacances et de loisirs, outils de l’éducation
populaire, durant les années 70 ,80, voire 90.
112
113
3 EME PARTIE : La pédagogie contradictoire des C.V.L
3-1 L’autonomie et la socialisation de l’enfant p 114
3-2 L’ autonomie et l’ individualisme : une logique
contemporaine p 117
3-3 L’Education nouvelle est-elle compatible avec
la démocratie ? p 135
3-4 Conclusion du chapitre p 143
113
114
Cette dernière partie, plus recentrée sur l’un des secteurs d’activités,
émane directement de l’éducation populaire, nous servira de support
d’étude. Cette analyse nous permettra de comprendre la lente mise à
mort des centres de vacances et de loisirs par l’individualisme.
Dans le mémoire de maîtrise, nous avions remarqué les évolutions
concomitantes entre le développement des centres de vacances et de
loisirs, outil de l’éducation populaire, et l’émergence de plus en plus
marquée des comportements individualistes stimulés par le formidable
essor économique des « trente glorieuses ».
Nous avons pu observer également un décalage croissant entre les
mentalités des familles, des enfants (grâce à des auteurs comme de
Singly, Kaufmann, Bromberger), utilisateurs et consommateurs à
souhait et les objectifs éducatifs initiaux des C.V.L . Ce décalage
symbolise parfaitement le dilemme dans lequel se situe l’éducation
populaire face à une société consommatrice qui influe et écarte un peu
plus chaque jour les individus de la volonté politique et pédagogique
des CVL. Dès lors, nous pouvons nous demander à quoi peuvent servir
aujourd’hui les centres collectifs de loisirs et de vacances ?
Autrement dit, est-ce que les centres de vacances ont encore une
fonction sociale ?
Si on y regarde d’un peu plus près, on est symboliquement à la même
croisée des chemins que les universités populaires du début du siècle.
A titre de rappel, ces dernières étaient tiraillées entre deux
orientations, soit privilégier l’esprit critique autour d’une dimension et
d’une perspective plus collective, soit favoriser l’épanouissement
individuel dans l’unique but d’une promotion sociale. On connaît
aujourd’hui l’option et ses conséquences ! Donc, que faire des C.V.L
114
115
d’aujourd’hui ? Quel peut être leur devenir ? Un dispositif social pour
familles défavorisées ? Un espace de vacances privilégiées pour
comités d’entreprises favorisés ? Un secteur palliatif de service à
destination de familles en manque de solutions pour un mode de
garde ? Un échappatoire social à destination des jeunes qui offrirait
une opportunité ou une soupape de sécurité pour des communes
engluées dans la problématique « des quartiers » depuis les
évènements de l’été 81 ?
On pourrait continuer ainsi à lister et effeuiller des perspectives
sociales. Néanmoins, on peut constater que ces solutions sont toutes
propitiatoires, voire opportunes. On s’aperçoit que ce n’est pas le
projet CVL qui se positionne comme force de proposition. En effet cet
espace, outil symbolique et d’expérimentation pédagogique de
l’éducation populaire, n’offre plus ce particularisme éducatif qui
faisait sa force dans les années 70. Dès lors, il ne lui reste plus qu’à
s’adapter et être un nouvel outil social qui puisse rendre quelques
menus services ou possibilités compensatrices. Mais si les C.V.L des
années 2000 se situent uniquement sur le registre utilitaire, ils ne
proposent de fait aucune spécificité sociale reconnue. Par conséquent,
ils sont amenés à pouvoir disparaître si de nouvelles possibilités
d’organisations sociales, mode de garde ou émergence de nouveaux
dispositifs, apparaissent plus efficaces aux familles et aux élus de
tous horizons. De nombreuses raisons, pour expliquer cet état de fait,
ont été proposées. On avait bien perçu que l’argument économique
avancé par un grand nombre d’acteurs était, certes, l’une des
explications potentielles à ce constat, mais en aucun cas, la raison
majeure. Notre précédente étude faite avec les comités d’entreprises,
115
116
nous avait montré les limites de cette explication. Par exemple, à titre
de rappel, même les séjours fortement aidés par les comités
d’entreprises ne sont plus autant fréquentés. Il en va de même avec
l’argument concernant le manque de propositions qu’offrent les C V L.
L‘étude d’une dizaine de catalogues et d’associations régionales nous
apportent un démenti catégorique. Palette de choix, destinations,
durées, activités sportives et de découvertes abondent à destination
des collectivités locales , des comités d’entreprises et des familles.
Nous sommes bien dans la droite ligne du projet consommé, en lieu et
place du projet partagé qui faisait la spécificité éducative et
pédagogique des centres de vacances et de loisirs.
3-1 L’AUTONOMIE ET LA SOCIALISATION DE L’ENFANT
Dès lors, pour continuer notre analyse de ce secteur d’activités, une
approche plus en profondeur sur le contenu des projets serait une
piste intéressante pour notre étude. En effet, la structure même des
contenus éducatifs des CVL a été construite sur deux objectifs
majeurs qui ont déterminé la plupart des projets pédagogiques pendant
les années 80 et 90. Même les formations « BAFA et BAFD » ont
pendant un grand nombre d’années positionné leur réflexion sur les
CVL et la formation sur ces deux orientations pédagogiques, à savoir :
l’autonomie de l’enfant et la socialisation de l’enfant. On peut d’emblée,
au regard des observations qui viennent d’être faites, poser certaines
questions par rapport à la recherche qui nous intéresse. Pourquoi ces
deux objectifs ont-ils accompagné la plupart des orientations
pédagogiques des CVL pendant de nombreuses années ? En quoi ces
deux objectifs ont-ils été une spécificité éducative reconnue
116
117
socialement ? A ce titre, l’idée générale de cette seconde partie sera
de comprendre les interrelations entre l’individualisme et ces deux
orientations pédagogiques. En effet, puisque l’autonomie de l’enfant et
sa socialisation ont été le leitmotiv d’un grand nombre de centres de
vacances et de loisirs, leur compatibilité avec la société de
consommation et les demandes des familles contemporaines nous
permettra de comprendre en partie si ces choix pédagogiques sont, ou
non, à l’origine de la perte de reconnaissance et de crédibilité des CVL.
Pour bien vérifier que l’autonomie et la socialisation de l’enfant ont
bien été des objectifs récurrents des CVL pendant de nombreuses
années, nous avons consulté les archives pédagogiques des centres de
loisirs de la ville du Havre, soit 132 projets de 1990 à nos jours,
conjuguées à ceux des trois plus grosses associations havraises.
Suivant les années, la tendance est très nette entre 1990 et la fin
de la même décennie. Entre 73 % et 82 % des projets évoqués
mettent en avant ces objectifs. L’idée directrice de ces projets est
bien d’affirmer, en terme d’objectif général, l’accès à l’autonomie et
de participer à la socialisation de l’enfant. On remarque que, dans la
grande majorité des cas, les objectifs heuristiques et des moyens
ne paraissent pas réellement être en phase avec la volonté
pédagogique annoncée. Même s’il faut rester prudent sur cette lecture
dans la mesure où seule une observation de terrain aurait permis
d’infirmer ou non cette constatation. On est en droit de se demander
si cette détermination pédagogique est le fruit d’une volonté
mûrement réfléchie ou la résultante d’une dérive professionnelle,
dérive qui émanerait d’un « héritage pédagogique » . Le problème
117
118
reste donc entier car, comme un vieil adage le dit , « un héritage n’est
pas forcément un cadeau ! » .
Pour avancer sur la question de l’origine et du choix de ces objectifs,
on peut en premier lieu expliciter en quoi leur détermination a priori
n’est guère surprenante. En effet on perçoit aisément une logique, une
influence et un lien direct entre l’éducation populaire et la Jeunesse et
sports. A titre de rappel, le slogan porte drapeau du ministère, qui a
été le thème des dernières assises nationales est encore : Favoriser
l’épanouissement individuel à travers l’épanouissement collectif. Si on
met en parallèle ce slogan et les objectifs pédagogiques qui nous
intéressent, on remarque une similitude. La notion d’autonomie se
situe en lien direct avec la volonté d’épanouir tout individu en
juxtaposition avec l’objectif de socialisation de l’enfant qui aspire à
une volonté plus collective. Si on se rappelle les constats repérés lors
du mémoire de maîtrise, à savoir l’incompatibilité philosophique,
sociologique et éducative entre l’individualisme et toute forme
d’épanouissement collectif, on peut émettre de sérieux doutes sur la
pertinence des projets pédagogiques proposés. Cependant, on ne peut
affirmer cette conclusion sans une étude plus approfondie. D’ailleurs
on doit d’emblée nuancer ces propos dans la mesure où c’est la mise en
œuvre globale qui semble inopinée, sans pour autant retirer toute
validité à chaque objectif pris séparément. On peut donc se demander
si cette incompatibilité pédagogique a joué ou non un autre rôle dans la
perte de crédibilité des CVL. Aucun élément concret ne nous permet
de vérifier clairement cette hypothèse. Le seul point que l’on peut
souligner reste que « cet antagonisme » a pu endiguer grand nombre
de projets pédagogiques vers des moyens, de fait, contradictoires. Si
118
119
l’on met ce constat en adéquation avec l’activisme tous azimuts et la
course à la consommation vers lesquels se sont engagés les CVL
pendant les vingt dernières années, on peut certainement trouver les
germes de la « contamination éducatrice » qui font souffrir les CVL
d’aujourd’hui et expliquer ainsi les symptômes de leur longue maladie.
Pour pousser plus loin cette analyse, il serait intéressant maintenant
de comprendre si ces deux objectifs pris séparément peuvent être ou
non compatibles avec l’individualisme. Autrement dit, quelles sont les
interrelations entre l’individualisme et l’autonomie d’une part, et
l’individualisme et la socialisation de l’enfant d’autre part.
On peut distinguer une nuance claire entre les différentes
conséquences. En effet, d’un point de vue sémantique, voire
philosophique , nous allons de fait trouver des interrelations plus
péremptoires entre l’individualisme et l’autonomie qu’entre
l’individualisme et la socialisation. Nous commencerons donc par
étudier l’évolution concomitante entre l’individualisme et l’autonomie
pour bien appréhender leur parallèle, puis, dans un second temps, les
formes de la socialisation en opposition avec l’individualisme.
3-1-2 L’autonomie de l’enfant et individualisme : une logique
contemporaine.
Comme nous l’avons déjà souligné, les notions d’individu et plus encore
d’individualisme sont ambigües et pleines d’approximations
idéologiques, ce qui nous oblige à rappeler certaines définitions. Cela
pourra être d’autant plus pertinent qu’une démarche semblable avec la
notion d’autonomie est susceptible de nous apporter des pistes
complémentaires. A titre de rappel, aujourd’hui, la définition la plus
119
120
usitée de l’individualisme désigne ce repli de l’individu sur la
sphère privée (réf. Tocqueville), le culte de soi ( de Singly), du bonheur
personnel et de la consommation (Kaufmann). Il en va de même dans
le champ éducatif où un usage péjoratif est utilisé pour dénoncer les
comportements des enfants et des jeunes. Rappelons donc que
l’individualisme dans le cadre de la philosophie désigne l’affirmation de
l’individu et de la subjectivité comme principe et valeur. On a bien
compris que le détachement de la relation à Dieu et à l’organisation
holiste de l’église (Dumont) a été l’élément déclencheur. A ce titre,
tout un ensemble de traditions et d’héritage culturel a été peu à peu,
inexorablement confronté à la subjectivité. Le fameux « je pense,
donc je suis » du Discours de la méthode de Descartes symbolise de
manière emblématique la naissance de l’individualisme moderne. La
formule est désormais inscrite au cœur de l’humanisme contemporain
comme valorisation de la capacité d’autonomie. A. Renault, d’ailleurs,
résume assez nettement ce déterminisme : « Ce qui définit
intrinsèquement la modernité, c’est sans doute la manière dont l’être
humain s’y trouve conçu et affirmé comme la source de ses
représentations et de ses actes, comme leur fondement
(« subjectum » sujet) ou encore, comme leur auteur. L’homme de
l’humanisme est celui qui n’entend plus recevoir ses normes et ses lois,
ni de la nature, ni de Dieu, mais qui prétend les fonder lui-même à
partir de sa raison et de sa volonté (73) ».
(73),A .Renaud « L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet »,
Paris 1995, Hatier, p3
120
121
On l’a vu, la crise de l’humanisme dans notre société contemporaine
n’est autre que la crise de ce sujet là. D’ailleurs, pour la question qui
nous intéresse, on peut souligner sur un plan plus éducatif les
différents paradoxes qui ont entouré cet individualisme. L. Ferry, dans
« Homo Aestheticus : L’invention du goût à l’âge démocratique » le
précise ainsi : « un sentiment d’une perte irrémédiable de soi d’un
côté, conjugué à une volonté sans cesse croissante de réappropriation
tant sur un plan individuel qu’au niveau collectif (74) ». On le voit, la
question du positionnement de l’homme face à la société qui l’entoure
ne cesse d’interpeller l’individu. La question est d’autant plus sensible
dans le champ éducatif où une contradiction permanente pèse entre un
mouvement général d’émancipation subjective et l’image négative que
l’affirmation d’un individualisme conserve dans la culture pédagogique.
Autrement dit, les subjectivités individuelles contemporaines peuvent
elles s’assumer dans le champ éducatif ?
Une autre question émane de cette approche : la société
contemporaine débouche-t-elle sur l’éclatement du monde commun en
mondes particuliers ou sommes nous une tâche inachevée de
construction d’un monde commun par des individus à la conquête de
leur autonomie ? Le débat touche de près le sujet qui nous intéresse.
C’est la question de la forme de l’autonomie : celle qui permet à un
individu de s’accomplir dans l’inter subjectivité, et dont l’autonomie
suppose une perspective d’un monde commun, ou celle qui favorise la
reconnaissance de son propre
(74) L. Ferry « Homo Aestheticus :L’invention du goût à l’âge
démocratique», 1989, Gallimard, p 11/12
121
122
monde et les moyens de lui donner forme ? Les risques et les
conséquences de ce choix vont nous donner des éléments dignes
d’intérêt. Le débat se situe donc entre « l’autonomie du sujet » et
« l’indépendance de l’individu ».
Quelle définition pouvons nous en donner ? A. Renault dans,
« L’individu, réflexions sur la philosophie du sujet » perçoit
l’autonomie du sujet ainsi : « cela suppose que je ne cherche à me
constituer comme « source de moi-même » qu’en m’arrachant, selon un
processus infini, à l’immédiateté égoïste des penchants (individualité)
et en m’ouvrant à l’austérité du genre humain ». Selon lui, en effet
« l’individu qui vise l’autonomie (qui vise à s’instaurer comme sujet)
transcende, dans cette visée même, sa singularité en y pensant comme
membre d’un monde commun à tous les êtres qui possèdent, au même
titre que lui, la structure de la subjectivité (75) ». Nous repérons
d’une part, la même dérive potentielle de l’autonomie et de
l’individualisme vers l’égoïsme, et d’autre part, la construction
commune entre ces deux notions. Au passage, on peut déjà souligner la
cohérence entre les valeurs de l’éducation populaire et le
déterminisme pédagogique des CVL, pour ce qui est d’inscrire
l’autonomie de l’enfant comme un axe prioritaire. Pour bien démontrer
cette filiation et cette cohérence, L. Ferry nous apporte, par sa vision
de l’autonomie une approche qui n’est pas sans nous rappeler les
origines historiques et spirituelles de l’émergence de l’individualisme.
L. Ferry, à travers « le moment Nietzchéen », se positionne sur la
légitimité du point de vue de l’homme contre celui du divin . Tel est,
(75), A.Renaud « L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet »
Paris , 1995, Hatier, p 62-63
122
123
selon lui, le sens profond de la « mort de Dieu » : « « La mort de
Dieu » signifie celle du sujet absolu en même temps, qu’elle désigne
l’avènement du sujet « brisé » radicalement ouvert sur l’altérité de
l’inconscient, donc, incapable à jamais de se refermer sur lui même
dans l’illusion d’une transparence à soi (76) ». A ce propos, pour L.
Ferry, les historiens de la philosophie et les analyses de la pensée
contemporaines évoquent Nietzche comme inaugurateur sans conteste
d’un nouvel âge de l’individualisme. Cette parenthèse nous rappelle
l’immensité des recherches potentielles et des pistes à parcourir
ultérieurement mais surtout la prudence dont il faudra faire preuve
lors des conclusions de ce mémoire.
Pour revenir au sujet qui nous intéresse, il va falloir comprendre
pourquoi l’autonomie est devenue nécessité incontournable dans le
champ éducatif. Pour mieux cibler cet axe, on peut, vu l’influence des
années 60-70 correspondant à « l’explosion » pédagogique des CVL,
essayer de comprendre cette omni-présence de l’autonomie dans le
champ éducatif à partir de cette période. Les analyses de J .P
Boutinet sur l’évolution de l’individu dans « l’immaturité de la vie
adulte » nous apportent un premier élément. En effet, J . P Boutinet
nous explique le passage d’ un « individu étalon » des années 50,
symbolisé par le poète, l’ouvrier, le paysan, vers « un individu en
perspective » des années 60-70 porteur de perspectives
individualistes, pour aboutir à un « adulte à problèmes » perturbé par
les mouvances sociales et la crise économique.
(76) L. Ferry « Homo Aestheticus. ibid” 1989, Paris Gallimard, p 47
123
124
« L’adulte en perspective » qui nous intéresse n’a de sens qu’à travers
une recherche d’authenticité personnelle. C. Taylor a consacré
beaucoup d’ouvrages à ce sujet. L’auteur de « The malaise of
modernity » et « Source of the self » analyse la relation qu’il
perçoit entre « la découverte de soi » et le rapport à la société .
« Le tournant subjectif global de la culture moderne : une forme
nouvelle d’intériorité nous amène à nous concevoir comme des êtres
doués de profondeurs intimes (77) ». Rousseau, note C. Taylor,
donnera d’ailleurs un nom à ce rapprochement de soi à soi, et à la joie
dont elle est la source : « le sentiment de l’existence ». Autonomie et
authenticité sont étroitement liées : faible autonomie si l’individu n’est
pas authentique et nulle authenticité s’il n’est pas autonome :
« Il existe une façon d’être humain qui est la mienne ; je dois vivre ma
vie de cette façon et non pas imiter celles des autres. Cela confère
une importance toute nouvelle de la sincérité que je dois avoir envers
moi-même. Si je ne suis pas sincère, je rate ma vie, je rate ce que
représente pour moi, le fait d’être humain (78) »
La réelle autonomie est l’authenticité. On peut pressentir un
glissement vers l’expression culturelle et créatrice. Si les années 60-
70 ont été un symbole à ce titre, c’est qu’elles représentent « les
aspects expressifs de l’individualisme moderne ».
Dès lors, chacun se doit d’être ici-même et ce, d’autant plus
facilement, que les conditions économiques et l’épanouissement par le
travail passent au second plan, vue l’effervescence des « trente
glorieuses ».
(77),(78), C.Taylor « Le malaise de la modernité » Paris, Editions du
Cerf, 1994, p 34 et p 37
124
125
Le paradigme de cette époque est sans conteste l’artiste : « une
analogie étroite entre la découverte de soi et la création artistique
(79) ». Nous savons tous comment les artistes sont devenus les héros
et les modèles de la culture de l’authenticité. Chaque artiste est une
leçon de vie dès lors qu’on tend « à voir dans sa vie l’essence même de
la condition humaine et à le vénérer comme un prophète, un créateur
de valeurs culturelles (80) ». C’est pourquoi « la création artistique
devient le paradigme de la définition de soi (81) » et l’artiste « promu
en quelque sorte au rang de modèle de l’être humain en tant qu’agent
de la définition originale de soi (82) ». Cette union se généralise à
toutes les franges et à tous les secteurs de la société. Si Nietzche est
devenu un penseur fétiche dans les années 70, cela n’a rien de
surprenant : « la grandeur d’un artiste ne se mesure pas aux beaux
sentiments qu’il excite, mais …. à sa capacité à se rendre maître du
chaos que l’on est soi-même, à forcer son chaos à devenir forme (83) ».
A. Renault nous en apporte une nouvelle confirmation, en citant lui
aussi Nietzsche : « Je pense que nous sommes aujourd’hui éloignés
tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir de
notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de
cet angle. Le monde au contraire nous est redevenu « infini » une fois
de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il
enferme une infinité d’interprétations (84) ».
(79)-(80)-(81)-(82), C. Taylor, Ibid p 69 ;70; 69 ;70
(83),Nietzsche, “La volonté de puissance” cité par L.Ferry : « Homo
Aesthicus : ibid » Paris, 1989, Gallimard, p246
(84) ,Nietzsche, « Gai Savoir » paragraphe 374 cité par A. Renaud :
ibid, 1995, Hatier
125
126
Voilà pourquoi l’art, à cette époque, symbolise tout autant,
l’authenticité que l’esprit d’ouverture et de tolérance. Le monde
éducatif n’échappe pas à cette vision et à cette quête d’authenticité.
La philosophie nietzchéenne pose des valeurs à partir de soi, donc
s’oppose à tout ce qui est théorique. L. Ferry cite également
Nietzsche : « par opposition à l’homme théorique (savant ou
philosophe) qu’est le dialecticien, toujours animé par la volonté de
vérité (85) ». Cette volonté est caractérisée par « la négation de
l’esthétique qu’est le platonisme en tant que prototype de toute
théorie (86) », mais également elle s’oppose à l’éducateur, au
pédagogue, telles que la science et la philosophie le considèrent et qui
revendiquent à l’époque l’exclusivité et le monopole. A.S. Neil est
certainement un des exemples les plus représentatifs de cette logique
des années 60/70. Le renversement du modèle éducatif traditionnel
entraîne une prise de position de l’éducateur, de l’animateur, similaire à
l’artiste où la figure « anti- éducative » préfigure de l’excellence et de
l’authenticité. Désormais « la découverte de soi exige une poiesis, une
création (87) ». La notion d’œuvre s’étend à la conduite à tenir pour sa
vie. On peut tout de même faire une petite parenthèse et s’étonner de
cet engouement, puisque, dans le passé, Rousseau, comme on l’a déjà vu,
mais également Pestalozzi, avaient déjà étendu au soi la notion d’œuvre
à travers, pour Pestalozzi son fameux « faire œuvre de soi-même ».
Pour revenir à notre sujet, vu la relation que nous avions déjà
repérée entre l’éducation
(85), L.Ferry « Homo Aestheticus » Paris, 1989, Gallimard, p 203
(86), L. Ferry, ibid p 204
(87), C.Taylor « Le malaise de la société », Paris , Edition du Cerf, p 70
126
127
nationale et l’éducation populaire, on peut donc affirmer que le secteur
de l’animation socioculturelle des années 60/70 n’a pas échappé à ce
raz de marée. Effervescence des arts, explosion de l’imaginaire,
libération de la réglementation, affirmation de certaines pédagogies,
influence de l’Education nouvelle, viennent s’inscrire dans cette
dynamique. Dès lors, nul lieu d’être surpris de retrouver l’autonomie de
l’enfant au cœur des orientations et des objectifs pédagogiques
prioritaires des C.V.L.
On se doit quand même de rappeler l’antagonisme des constats que
représente cette orientation pédagogique.
D’un côté, nous percevons une évolution logique qui part d’un dilemme
originel des universités populaires pour finir à cette valorisation de
l’autonomie. De l’autre côté, nous constatons une orientation
paradoxale où un outil de l’éducation s’engage vers un objectif qui
s’oppose à la dimension collective qui faisait sa spécificité. Mais, pour
bien comprendre cette voie aléatoire, on ne doit pas oublier la
symbolique de l’individualisme à cette époque. C’est de
« l’individualisme transcendantaliste » de R. Waldo Emerson dont il est
question. L’individualisme, l’autonomie, l’authenticité sont surtout des
valeurs référentielles au sortir d’une société démocratique baignée
tour à tour dans l’holisme religieux puis dans l’ordre social pré-établi
bourgeois. L’individualisme est donc un espoir. « L’espoir au lieu du
savoir » de R. Rorty résume cet état d’esprit. Est-ce pour cette raison
que la légitimité de l’éducation conservatrice est passée au crible à
cette époque ?
« L’éducation est clairement pensée comme entreprise d’insertion
sociale et politique de la jeunesse. L’idéologie progressiste, loin de
127
128
faire percevoir celle-ci comme une honteuse prise en main, y voit le
creuset même de l’autonomie des personnes (88) ».
D. Hameline dans « Courants et contre courants dans la pédagogie
contemporaine » touche du doigt le début de la scission entre
l’autonomie et l’éducation traditionnelle , classique, qui, elle, était plus
au service de la socialisation de l’individu. Un malaise éducatif
construit autour de valeurs contradictoires et de volontés politiques
antagonistes semble émerger de ce brouillard pédagogique qui s’est
abattu sur les limites des vertus de l’autonomie.
Tant que l’autonomie a une perspective sociale que, par exemple, J.
Dewey définit comme permettant d’avoir « proposé de substituer à la
quête de la certitude une exigence d’imagination (89) » qui concourt à
« l’indépendance » et à la « confiance » en soi (self reliance) de R. W.
Emerson, l’individualisme croît peu à peu au sein de l’éducation
populaire sans aucune opposition.
Les limites surgissent dès lors que tout paraît justifiable. C. Taylor,
de nouveau, exprime et appelle ces écueils « l’ethnocentrisme du
présent » et « l’idéal d’authenticité ». Le premier permet d’accepter
toutes les formes et toutes les manifestations de l’individualisme
comme légitimes et fondées. Le second d’affirmer une « bonne forme »
historique de l’individualisme et de la subjectivité à laquelle il faudrait
se conformer. Sur le premier plan, C.Taylor s’efforce de dégager
(88), D. Hameline « Courants et contre courants dans la pédagogie
contemporaine », Issy les Moulineaux, E.S.F, 2000 p 33
(89), R. Rorty « L’espoir au lieu du savoir ; Introduction au
pragmatisme » Paris, Albin Michel, p 36
128
129
« l’idéal d’authenticité » des déviations qui poussent « la culture de
l’authenticité » vers l’atomisme social ( on ne peut s’empêcher d’y
associer les analyses de Durkheim). La critique majeure consiste à
refuser d’expliquer la déviation de « cette culture de l’authenticité »
par le seul « fait qu’elle se développe dans une société industrielle,
bureautique et technologique (90) ». Le contexte social n’explique pas
tout. Le rappel de la présentation d’un individualisme
contemporain aliénant d’Edgar Morin que nous avons cité au début du
mémoire, prend ici tout son sens. A notre avis, l’argumentation de C.
Taylor ignore néanmoins un élément majeur : l’économie. En effet, on a
bien vu que la réussite industrielle et l’effervescence économique ont
été des conditions stimulantes de cette quête d’autonomie et
d’authenticité lors « des trente glorieuses ». C’est le détachement des
conditions de survie et de travail qui ont démultiplié et favorisé
l’individualisme sur toutes ses formes. Dès lors, un indispensable
contre-poids émerge afin de montrer aussi que l’idéal d’authenticité ne
conduit pas systématiquement et de lui même à la destruction du lien
social et de l’espace commun : « la pleine réalisation de soi, loin
d’exclure les relations et les exigences morales qui transcendent le
moi, les requiert en vérité (91) ». Bref, cet idéal reprend à son compte
le projet démocratique et la conciliation des aspirations individuelles
et des exigences sociales.
(90), C.Taylor « Le malaise de la société » p. 67
(91), C. Taylor , Ibid p ; 78
129
130
Paradoxe ou finalité ?
Tant que le triptyque démocratie, économie, individualisme
s’enchevêtre sans friction, la quête d’autonomie et d’authenticité peut
aboutir à cette conciliation. Autrement dit, « la boucle étant
bouclée », l’aspiration individuelle prend une dimension collective
lorsqu’elle envisage de laisser une place authentique à chacun. Dès lors
qu’un des maillons fonctionne moins bien, l’économique par exemple
depuis 30 ans, « la boucle n’est plus bouclée » et l’individualisme
s’arrête aux seules et uniques aspirations individuelles. C’est ici , que
l’on peut apporter des nuances à l’approche de C.Taylor.
C’est bien la crise économique qui est revenue donner une place
privilégiée à l’autre objectif pédagogique qui nous intéresse, à savoir la
socialisation de l’enfant. Aucune contre indication, ni opposition ne
s’énoncent tant que chacun trouve sa place dans la société. Et si l’on
retrouve cette notion d’épanouissement collectif dans l’éducation
populaire, on doit pouvoir expliquer maintenant ce slogan paradoxal.
Cette notion préfigurait cette forme ultime d’épanouissement
individuel que l’on vient de voir. M’étant pleinement ouvert sur moi-
même, je peux m’ouvrir vers les autres et laisser la place qu’il aspire à
avoir. Il ne s’agit pas, ici, de motiver ou partager cette option, mais de
l’expliciter dans le contexte de l’époque. La socialisation, à ce
moment, a valeur d’épanouissement collectif, du moins d’un point de vue
éducatif. Car socialement, la question reste épineuse, surtout au
regard des institutions. Cette évolution de cette conception,
confrontée à la crise, va entraîner plusieurs conséquences.
D’une part, un décalage prégnant, de plus en plus marqué, entre
l’individualisme et le collectif émerge au sein des structures
130
131
éducatives, ce que F. Dubet quelques trente années plus tard appelle
« le déclin des institutions ».
D’autre part, nous relevons une lente perte de référence de la notion
d’autonomie relevée par un grand nombre d’observateurs. A ce titre, le
rejet culturel et social des jeunes des quartiers n’est-il pas le signe
d’un décalage de plus en plus net entre une génération modelée dans
une « autonomie démocratique » et une nouvelle, plongée dans un
imaginaire collectif modélisé par l’uniformisation médiatique.
« L’autonomie démocratique », base des institutions éducatives et
revendiquées comme un bien suprême, devient une nébuleuse
incompréhensible pour une jeune génération abreuvée de culture
commune. De fait, l’autonomie, objectif affirmé, a, pour parodier une
publicité, « le goût de l’école, mais ce n’est pas l’école ». En effet,
cette fameuse autonomie symbolise avant tout échec scolaire et
exclusion sociale. Aux yeux des jeunes, le message ne peut plus être
porteur. Y. Barel le souligne à sa façon : « confondue avec l’absence de
contraintes et habitée par la peur d’être eu, qui taraude beaucoup de
nos contemporains, l’autonomie ressemble à un pathétique et vain
surgissement de dupes, tous tenus par le même discours hétéronome,
plus qu’aucun d’entre eux ne le tient véritablement (92) ». Pour rester
au sein de l’école, institution hautement symbolique et représentative
de l’opposition entre autonomie et socialisation, nous pouvons repérer
un paradoxe significatif de notre époque. En effet, entre une
génération de parents , bercée dans la réussite sociale des « trente
glorieuses », qui a , à l’image de F. Dolto, stigmatisé l’école et la
(92), Yves Barel, « La société du vide », Paris, Le Seuil, 1984, cité par
D .Hameline, p. 82
131
132
réussite scolaire qui ne rimait pas forcément pour eux avec
autonomie ( « le bon élève ne peut être qu’un névrosé, un
malheureux sous homme qui a intériorisé aux dépens de son équilibre
physique et mental, les conventions arbitraires et déshumanisantes de
la compétition scolaire (93) »), et d’autre part une autre catégorie de
parents pour qui la scolarité devenait le symbole d’une réussite sociale,
l’autonomie a été porteuse de valeurs antagonistes. La foi en une
société libératrice a néanmoins incité un grand nombre de parents à
défendre cette nécessaire frustration qu’imposait l’école pour
attendre et atteindre une future autonomie sociale et économique.
D’ailleurs, Freud résumait lui-même notre civilisation comme une
aptitude individuelle et collective à différer la jouissance pour mieux
ultérieurement l’accueillir et la sublimer. La génération actuelle,
émanation de l’individualisme, subit de plein fouet cette « aptitude » à
différer. Baignant dans une culture uniformisante, n’assimilant plus la
notion d’autonomie comme vecteur de réussite, bon nombre de jeunes
(de collège essentiellement) rejettent cette institution frustrante.
Nous apercevons, dès lors, l’intérêt d’observer au sein de l’éducation
populaire cette défiance des jeunes face à « l’autonomie
institutionnelle » de toute une génération. Qu’ont proposé les C.V.L.
dans cette confrontation idéologique ?
La parenthèse sur l’école a été nécessaire pour le sujet qui nous
intéresse. En effet, on sait depuis longtemps que l’école est engluée
(93), Par ex. F. Dolto, Préface à Aïda Vasquez et Fernand Oury ,
« Vers une pédagogie institutionnelle » Paris, Maspéro,, p 21
132
133
entre une volonté étatique républicaine où l’égalité civique sert
d’étendard, et « une pédagogie scolaire construite au XIXème siècle,
comme un substitut de l’église (94) », comme le souligne D. Hameline.
En pleine émergence de l’Education nouvelle et face aux tentatives
infructueuses de pédagogues comme Freinet et Oury, par exemple,
d’apporter à l’école un élan nouveau, la possibilité expérimentale
qu’offraient les CVL a attiré grand nombre d’instituteurs dans les
années 60 et 70. Dès lors, il n’y a pas lieu d’être surpris de retrouver
des orientations pédagogiques similaires axées à la fois sur
l’autonomie et la socialisation de l’enfant dans un secteur où aucun
enjeu ne venait nuire à leur mise en place. Pédagogie différenciée à
souhait, rythme individualisé, construction de projet en autonomie,
auto-financement, définition de la règle ; moult projets ont émergé.
De grands organismes de formation ont fait, par exemple, de la
place de l’enfant autonome leur projet éducatif. Cette ouverture
pédagogique a été un symbole porteur pendant les « trente
glorieuses » où la notion d’autonomie individualisée avait un sens et un
avenir, mais a volé en éclats, sitôt la crise économique . Les CVL ont
emprunté aussi cette voie, d’autant qu’ils n’étaient porteur d’aucune
perspective de promotion sociale. Nous avons bien compris que
l’autonomie promise par les institutions, ne soit avant tout qu’une
forme de socialisation et que l’idée principale n’est pas de rendre les
individus autonomes, mais socialement autonomes, afin de rentrer dans
le « moule ».
(94), D Hameline « Courants et contre courants dans la pédagogie
contemporaine », Paris, 2000, E.S.F, p 34
.
133
134
A partir du moment où l’intégration économique et sociale ne
fonctionne plus, la socialisation et cette forme d’autonomie utilisée
comme moyen sont remises en cause et volent en éclats.
D. Hameline fait un constat qui va dans ce sens : « l’éducation est
clairement posée comme entreprise d’ insertion sociale et politique de
la jeunesse. L’opération peut nous paraître marquée de la plus grande
absence de scrupules, mais c’est qu’il n’y a pas lieu de masquer cette
fin assignée à l’éducation. Car l’idéologie progressiste, loin de faire
percevoir celle-ci comme une honteuse prise en main, y voit le creuset
même de l’autonomie des personnes (95) ».
En somme, nulle autonomie sans réelle socialisation intégrante. D’où
l’inutilité que peuvent dès lors percevoir des familles pour des
structures, les CVL en l’occurrence, qui n’offrent plus aucune chance
spécifique et supplémentaire de réussite sociale.
L’autonomie est donc un outil éducatif des institutions devant faciliter
la vie démocratique. On perçoit bien que cette pseudo autonomie, ou
« autonomie parcellée », s’oppose en fait à une réelle autonomie
politique et sociale d’un individu. Comme le défend D. Hameline, cette
forme d’autonomie s’oppose à la liberté politique. D’où cette nécessaire
égalité civique apparente que Tocqueville analyse dans « La démocratie
en Amérique » pour maintenir une démocratie qui se doit d’éloigner les
individus de tout projet libertaire et réellement politique. Ce dessein,
d’ailleurs, exclut la lutte des classes et nous entraîne sur le champ
économique, car l’égalité civique n’y est surtout pas confondue avec
(95), Ibid p 33
134
135
l’égalité économique. D’où l’interférence avec la notion de socialisation
qui emboîte le pas à cette volonté éducative d’égalité civique. Comme
nous l’avons déjà dit, tant que le champ économique offre des
possibilités d’application et de vérification de cette nécessaire forme
d’autonomie, aucun individu n’a remis en cause ce décalage. Même au
sein des projets portés par l’éducation populaire, cette pseudo forme
d’autonomie n’a engendré aucune gêne ni contrainte. Les perspectives
économiques, celles des « trente glorieuses » offraient toutes les
garanties en terme de moyens à des individus en panne d’implication et
avide d’application. On se situe ici dans la même logique de pensée que
Kant qui, dans sa « Critique de la faculté de juger » distingue sujet et
individu. Cette nuance marque, selon lui, le point de passage entre la
subjectivité moderne, encore garante d’un individu qui « réfléchit » à
son rapport au collectif, à l’universel, et l’individualisme contemporain,
où n’existent que des mondes personnels avec un individu qui
« applique ». L. Ferry nous donne une définition identique de cette
nuance : « le général ou l’universel n’est pas donné avant l’activité de
réflexion, mais seulement après et par elle (96) ».
Dans cette logique, la forme d’autonomie proposée dans le champs
éducatif a favorisé et nous rapproche de l’individualisme contemporain
de Kant que l’on a observé préalablement. Les CVL n’échappent pas à ce
constat en promouvant également ce principe d’autonomie issu du
système scolaire.
(96), Luc Ferry « Homo Aestheticus » ibid, Paris 1989 Gallimard p 46
135
136
Pour bien mesurer et appréhender la divergence entre autonomie et
socialisation, nous devons maintenant analyser plus en profondeur la
relation entre socialisation et individualisme. A ce titre, M. Maffesoli,
dans l’une de ses analyses sociologiques, nous confirme ce dilemme :
« Si faire sa vie est devenu une œuvre d’art et une injonction de masse
(97) », comment cette volonté vient-elle s’inscrire dans le monde
éducatif ? Ce télescopage marque « la fin d’une certaine conception de
la vie fondée sur la maîtrise de l’individu et de la nature (98) » et
s’oppose aux finalités et aux modalités éducatives d’un dispositif
éducatif fortement lié au rationalisme des Lumières. D’ailleurs, M.
Maffesoli utilise une formule significative pour exprimer cette
opposition : « la socialité esthétique ».
S’il est utile de bien mettre l’accent sur l’opposition traditionnelle
profonde qui existe entre le singulier autonome et le régime collectif,
N. Heinich, sociologue, définit clairement cet antagonisme que nous
cherchons à comprendre : « l’époque moderne est devenue par
excellence le lieu du « régime de singularité… qui tend à privilégier le
sujet, le particulier, l’individuel, le personnel, le privé », dans lequel on
reconnaît l’impact du modèle classique et romantique. Ce régime,
ajoute la sociologue, « s’oppose diamétralement au « régime de
communauté » qui tend à privilégier le social, le général, le collectif,
l’impersonnel, le public (99) ».
(97), (98) M. Maffesoli « Au creux des apparences ;Pour une éthique
de l’esthétique »,Paris, Plon, 1990, le livre de poche essais p 12 et 16
(99), N. Heinich « Ce que fait l’art à la sociologie », Paris, Minuit,
1998, p.11
136
137
Dès lors, un système éducatif et pédagogique qui tend vers le côté de
la singularité peut-il s’inscrire dans la dynamique démocratique et son
égalitarisme ? Nous aurons compris , à ce stade du mémoire, que nous
ne pouvons mettre de côté les inter-relations, les influences, les
volontés et les objectifs de l’Education nouvelle dans le champ
éducatif.
3-2 L’éducation nouvelle est-elle compatible avec l’épanouissement
collectif ?
Pourquoi aborder la question de la socialisation par cette
interrogation ?
La socialisation a toujours été une volonté d’institutionnalisation et elle
représente avant tout un objectif d’Etat. Tout au long du 19ème siècle,
des processus d’institutionnalisation des pouvoirs et des pays se
construisent au niveau politique, social et éducatif, en parallèle à
l’émergence de grands partis politiques et des syndicats. La double
rupture sociale de l’industrialisation et de la guerre de 14/18 va
amener un bouleversement des orientations éducatives. Le
développement des grandes villes et des quartiers populaires va
amener une modification profonde au niveau de la construction sociale
et de l’organisation familiale. L’institutionnalisation est une nécessité
de la république, l’école de J. Ferry est construite dans ce sens.
L’échec de la guerre de 14/18 va amener une critique de ce système
autour des moyens et des buts de l’école républicaine. On ne peut
occulter qu’une certaine remise en question existait déjà à l’époque.
L’exemple de l’Ecole des Roches fondée en 1889 par Edmond
Desmolins, après son expérience à la New school de Reddie en 82, nous
137
138
le montre (éducation sportive, élitiste , éducation à la campagne). Ces
écoles étaient construites pour et autour de l’enfant et ont essaimé
en Europe. Depuis les Lumières, la raison est au cœur de l’éducation et
de l’enseignement car elle fonde avant tout l’idée de sortir d’une
conception holiste et religieuse de la société. La diffusion européenne
de cette vision des Lumières va engendrer l’idée d’une éducation
comparée en même temps qu’une approche plus scientifique (les
sensualistes, La Mettrie…..). Ce sont donc tous les systèmes
d’éducation qui vont être observés, analysés, comparés et remis en
cause en dehors d’une éducation divine.
Le concept d’Education nouvelle se construit peu à peu, ce qui fait dire
en 1911 à Pierre Bovet, collègue de Clarapède, qu ‘il y a eu « un
tournant Copernicien en pédagogie ». La place de l’enfant devient
centrale et les pédagogies désirent tourner autour de l’individu. La
grande nouveauté est que des notions d’autonomie, d’expérimentation,
de démocratie, de coopération, d’auto-évaluation déplacent la notion du
savoir qui est abordée de façon transversale. Même s’il est établi que
toute cette pédagogie émane d’un tissu éducatif que Rousseau,
Pestalozzi, Oberlin entre autres, ont tissé préalablement. Toute la
pédagogie va donc être construite autour des besoins de l’enfant ;
Kergomard, Montessori allant jusqu’à penser à adapter les moyens
matériels à l’enfant. C’est un changement fondamental qu’il est
nécessaire de rappeler pour appréhender globalement la question. On
part donc du principe que l’enfant naît bon, raisonnable, c’est le
« laissez faire la nature ce sera beau » de J.J Rousseau. Pour pouvoir
les laisser grandir, il faut connaître ce qui va empêcher l’enfant de se
développer (l’adulte par exemple) et acquérir des connaissances sur
138
139
cet enfant ; Clarapède, Piaget sont tout autant des pédagogues que
des psychologues qui poussent plus avant la connaissance.
Quand on est dans une logique du social (primat du collectif) sur les
individus, les institutions priment, et l’on estime qu’il faut encadrer
pour éviter tout débordement, l’école de Ferry, par exemple. Mais, si
on part du postulat inverse, à savoir l’individu forme et va former la
société, la pédagogie sera orientée vers la primeur de la construction
individuelle. C’est donc toute la question de l’individualisme et du
collectif que l’on retrouve. On a compris que la pensée individuelle
s’écarte de la relation privatisée à Dieu. M. Weber, dans « L’esprit du
capitalisme et l’esprit protestant , l’a démontré clairement avec la
position singulière du protestantisme.
A ce titre, il est significatif de voir qu’un grand nombre de pédagogues
sont protestants et voient en l’enfant une société d’avenir. Même les
hommes politiques républicains (F. Buisson, J. Ferry) sont protestants,
mais, comme nous l’avons observé, les mœurs et les traditions
catholiques, plus hiérarchisées, empêchent l’émergence publique du
protestantisme.
Dans cette optique, c’est la relation à l’institution qui symbolise une
relation au collectif, plus significative dans l’esprit catholique qui a
besoin de cadres hiérarchiques. Si on élargit la réflexion, c’est toute la
question de l’opposition entre le communautaire et le collectif qui est
posée. En Allemagne, par exemple, les communautés sont beaucoup plus
développées, sous l’influence plus protestante, en confrontation à une
socialisation plus sociale et structurée qui est proposée sous
l’influence catholique.
139
140
On repère cette même opposition en littérature comme l’a montré
F.Tonnies , dans son livre : « Gemeinschaft und Gesellschaft »
(communautés et sociétés). Tous les pédagogues sont du côté du
« Gemeinschaft » autour d’une confiance faite à l’enfant avec une
société construite à partir de l’individu. « L’Education nouvelle est une
vision de la société qui ne conteste pas la république, mais
l’institutionnalisation que représente la république. Tous les
républicains contemporains sont de fait opposés à cette vision, les
enseignants formatés, soldats de la république, rejettent cette
pédagogie et prônent des valeurs collectives (Gesellschaft) (100) ». J.
Helmchen, lors d’un séminaire sur la naissance des idées pédagogiques
en France et en Allemagne, développe ainsi cet argumentaire en
pointant du doigt le paradoxe dans lequel s’est englué le monde
éducatif en France.
D’un côté, des enseignants formatés et outils de la république qui a
besoin d’une socialisation structurante, et de l’autre, ces mêmes
individus qui, en tant que pédagogues, partagent une vision plus
communautaire où la place de l’enfant serait centrale.
On comprend dès lors encore mieux pourquoi les deux objectifs
d’autonomie et de socialisation ont été les porte-drapeaux de
l’éducation populaire. Car toute cette évolution de l’Education nouvelle
participe à la même opposition que l’on retrouve au sein de l’éducation
populaire. Nous pouvons certainement trouver ici l’explication du
dilemme originel des universités populaires. L’Education nouvelle a
(100), J. Helmchen, Séminaire /Faculté de Rouen Janvier 2003
140
141
déteint sur les outils de l’éducation populaire, mais cela ne veut pas
dire que l’éducation populaire s’est retrouvée porteuse des valeurs de
l’Education nouvelle. L’éducation populaire à la française , de
tradition catholique, a emprunté la philosophie de l’éducation
nouvelle, d’autant plus facilement que le milieu socioculturel des C.V.L,
par exemple n’était et n’est pas un outil prioritaire de socialisation et
d’institutionnalisation de l’état. Mais, vu la forte mobilisation des
enseignants dans les mouvements d’éducation populaire, leur influence
n’a cessé de cadrer et orienter ces outils de l’éducation populaire.
Derrière l’éducation populaire se cache des valeurs de l’Education
nouvelle, d’où une meilleure compréhension de la signification de cette
volonté d’épanouissement collectif. A bien y réfléchir, on a le
sentiment que le slogan de l’ancien Ministère de la Jeunesse et des
Sports, serait une maxime dérivée et empruntée à l’Education
nouvelle. Le problème est que l’Education nouvelle s’oppose et rejette
la socialisation et l’institutionnalisation proposée par le système
républicain français. J. Helmchen développe la même idée : « les
institutions représentatives du cadre ne peuvent proposer une
pédagogie nouvelle, comme la pédagogie du projet, car il y aurait en
retour, toute une désintégration du système éducatif. C’est tout un
débat de fond, une douloureuse cohabitation entre deux formes de
constructions sociales, de projet social (101) ». L’opposition de
l’individuel et du collectif recouvrerait donc toute la question de la
légitimité de l’Education nouvelle et la question de la mise à mort de
l’éducation populaire par la pédagogie nouvelle ? Pour bien démontrer
cette opposition de fond, ce rejet et cette incompatibilité entre
(101) J. Helmchen , séminaire faculté de Rouen , Janvier 2003
141
142
l’Education nouvelle et le système et l’objectif républicain, l’histoire
nous apporte de nombreux exemples. Quand Freinet, par exemple,
brûle en, 1924 les manuels scolaires, c’est tout un système républicain
qu’il brûle. La place de l’enfant et du savoir est donc significative de
cette opposition, le savoir représente un symbole de l’institution, mais
aussi une arme, un outil ce qui pose la place essentielle de l’enseignant.
Donc, la confrontation est inévitable, car on l’a vu dans l’Education
nouvelle, l’enseignant n’est plus le représentant de la société puisqu’il
suit avant tout l’enfant.
« Si je dois choisir entre l’homme et le citoyen, je choisis l’homme car
on ne peut former les deux en même temps ». Cette phrase de J.J
Rousseau symbolise parfaitement ce « dilemme éducatif ».
Dans ce débat, on retrouve toute la confrontation que l’on a observée
sur l’étude du communautarisme et c’est en cela que les deux parties
de ce mémoire sont complémentaires. On sent poindre dans
l’opposition, du moins dans cette métamorphose française de
l’Education nouvelle vers l’éducation populaire, une question
éminemment politique. En cela, les prises de position de L. Blanc et F.
Bastiat convergent en ce sens. Néanmoins, ces deux hommes politiques
avaient pour cadre la démocratie. En cela, on doit se rappeler que seul
Tocqueville a signifié le problème que représente la démocratie dans
toute construction sociale. Plus la société se démocratise, plus
l’individualisme s’accroît. Tocqueville serait-il un précurseur, à sa
façon, de l’Education nouvelle ?
On se doit, pour mieux appréhender la question, de situer le problème
au niveau politique à travers la compatibilité idéologique entre
l’Education nouvelle et la démocratie. On aborde ici l’une des questions
142
143
de fond, d’où ce paradoxe : l’Education nouvelle prône un postulat à
partir de l’individu au sein d’une démocratie participant avant tout à
une organisation collective de la société.
Pour comprendre ce problème, il est nécessaire de nouveau de rappeler
les fondements de l’Education nouvelle.
Plus l’éducation est simple, naturelle, plus elle est véritable et
authentique. Telle est la conception de la relation directe à la nature
d’un Freinet par exemple.
La nature est similaire à l’enfant, immédiate, spontanée, simple, d’où la
nécessité d’assimiler nature et éducation dans un premier temps pour
complexifier l’apprentissage dans un second temps. On retrouve l’idée
du mouvement du microcosme vers le macrocosme, allant du simple au
complexe chez Comenius. C’est une idée anthropologique de l’enfant. Si
on veut faire primer la nature sur la civilisation, on est amené à dire
qu’il y a des lois naturelles dans le développement et non des lois
sociales qui ne sont que des artifices. On retrouve une partie de
l’argumentaire de J.J Rousseau. L’Education nouvelle va dans ce sens
s’appuyer sur le darwinisme pour en faire une philosophie sociale. On
voit poindre les limites de l’ordre naturel et un germe de pensée
fasciste. Il y a de fait danger et paradoxe face à un système
démocratique. C’est d’ailleurs ce qui explique que Ferrière
se satisfasse en 1924 de la prise de pouvoir de Mussolini, même si pour
lui cela signifie avant tout la suppression d’un système social
hiérarchisé qui ne laisse pas sa chance à tous.
Pour l’Education nouvelle, la démocratie est donc anti-naturelle. A.
Ferrière par exemple, en 1923, lors d’une visite dans une école de
Buchwald, écrit : « je trouve que cette école est une vrai république
143
144
d’enfants, car la hiérarchie établie ne se crée pas suivant la position
sociale, mais suivant une hiérarchie naturelle où celui qui s’imposera
naturellement deviendra un leader (102) ». On le voit, cette position
est très proche de la doctrine d’extrême droite. La question politique
que soulève l’Education nouvelle reste donc la remise en question de la
validité de l’idée démocratique telle qu’elle est installée dans notre
société.
En somme, quel type de hiérarchisation, donc de socialisation, doit-on
prôner ? Une hiérarchisation par classe ou une hiérarchisation
naturelle ? Nous comprenons de fait pourquoi cette incompatibilité
entre les deux systèmes ; l’idée de valoriser la personne, l’individu,
vient se heurter à la remise en société. C’est le paradoxe de
l’Education nouvelle comme le soulignait déjà J.J Rousseau :
« l’éducation ne peut être qu’individuelle », car la société n’a pas les
mêmes objectifs, entre autre institutionnaliser. C’est d’ailleurs pour
cela que E. Durkheim prône une éducation collective dans sa réponse
aux intellectuels ce qui représente peut-être le mieux cette
incompatibilité : « Etre individualiste tout en disant que l’individu est
un produit de la société » . De même, L. Ferry, dans un chapitre
consacré à l’entreprise éducative, conçoit que toute entreprise
éducative « suppose une valorisation », ce qui est légitime. C’est
pourquoi il importe que « les clés de toute valorisation soient
explicitées (103) ». L. Ferry se rapproche justement de E. Durkheim
par une même inquiétude : « celle de la menace que le développement
(102)- A. Ferrière, cité par J.Helmchen ; lors du séminaire, faculté de
Rouen , janvier 2003
(103) L. Ferry « Homo Aestheticus » p 24
144
145
de l’individualisme démocratique se centre sur une sorte de
valorisation monadique et exclusive des « petits mondes » personnels,
des « atomes » individuels, ferait peser sur le lien social, la capacité à
fonder et assumer « le vivre ensemble » (104) ».
3-3 Quelles conclusions peut-on donner à ce chapitre ?
On a observé que l’autonomie et la socialisation ont été des objectifs
représentatifs d’une certaine période de la société. Leur contradiction
ne s’est inscrite que dans la logique de construction de l’éducation
populaire. L’autonomie a symbolisé une relation d’authenticité propre à
l’Education nouvelle tout en y associant une socialisation de pensée
« d’éducation nouvelle », mais de finalité démocratique et républicaine.
Nous avons donc remarqué la non compatibilité de ces deux objectifs,
du moins dans une logique globale, c’est à dire politique et pédagogique.
Cependant on ne peut retirer à l’éducation populaire ses lettres de
noblesse et l’ensemble de l’oeuvre et des dispositifs sociaux dont elle
fut l’inspiratrice, même si, comme nous l’avons remarqué, leurs finalités
sont entourées d’ambiguïté.
Néanmoins, les C.V.L. fonctionnent encore aujourd’hui malgré une
incompatibilité éducative repérée et une construction pédagogique
paradoxale. C’est donc que les C.V.L ont rendu un service et ont
apporté une contribution à l’organisation sociale. En somme, ceux-ci ont
su s’adapter à l’environnement social et économique d’une certaine
époque. C’est pourquoi il serait intéressant de jeter un dernier regard
(104), Luc Ferry , « Homo Aestheticus », Paris, Gallimard, 1989, p 24
145
146
sur l’adaptabilité du milieu socioculturel et comprendre ainsi si cette
faculté a joué ou non un rôle dans le déclin de l’éducation populaire.
Mais nous pouvons envisager une autre explication au déclin des C.V.L. :
un manque « d’adaptabilité sociale ».
Il est nécessaire au préalable de bien préciser la notion d’adaptation
sociale. L’idée est d’observer si ces outils de l’éducation populaire ont
su rendre un service social et s’ils ont su évoluer dans leur
fonctionnement et leur organisation face aux modifications sociales.
En quelque sorte, nous continuons le tour d’horizon entamé
précedemment à partir des travaux de M. Haicault et J. C. Kaufmann,
qui nous avait permis de souligner les nouvelles organisations familiales
et les difficultés rencontrées par les C.L.S.H .
Nous avons bien compris que l’une des raisons qui expliquent le déclin
des structures socioculturelles est leur perte de crédibilité éducative
au niveau institutionnel et familial. Si nous essayons d’y apporter une
lecture plus sociologique, on peut se demander ce qui faisait la
spécificité des centres de loisirs à l’âge d’or de l’animation socio-
culturelle.
Les C.V.L. ont bénéficié d’une reconnaissance sociale tant qu’ils se sont
affirmés comme une structure complémentaire des autres institutions
éducatives. Au delà du continu pédagogique que l’on a déjà remarqué,
on peut observer que les C.V.L. des années 70 permettaient une prise
en charge complémentaire de l’école avec une adaptabilité qui était
facilitée par un secteur associatif en plein développement, hors
contrainte administrative et construit en grande partie à partir du
bénévolat. Les centres des vacances étaient des moments privilégiés
146
147
où la famille, avec l’évolution du travail des femmes, avait besoin
d’espace particulier pour soutenir cette modification sociale. Dès lors,
les centres de loisirs et de vacances se sont développés de façon
exponentielle. Les collectivités locales ont peu à peu pris à leur compte
l’organisation des centres de loisirs, puis des centres de vacances. En
somme, les C.V.L. se sont adaptés à une modification de
l’environnement social et familial. L’on a bien vu les relations de cause à
effet des « trente glorieuses » dans ce paysage. Dès lors, on peut se
demander qu’elles sont les relations de cause à effet de la crise
économique et des modifications sociales qu’elle a suscitées sur ce
secteur d’activités ?
Il est utile de rappeler que l’on observe uniquement dans ce chapitre la
capacité d’adaptation sociale du secteur socioculturel. En effet nous
ne reviendrons pas sur l’aspect purement économique et sur le
développement vers le champ de l’insertion qui ont été déjà évoqués.
Les collectivités sociales, comme on l’a dit, se sont engagées dans la
prise en charge de ces outils de l’éducation populaire.
En parallèle, le Ministère de la Jeunesse et des Sports a mené une
réflexion et un travail de professionnalisation de ce même secteur
d’activités. A titre de rappel, le DEFA ( diplôme d’Etat aux fonctions
d’animateur) a été pendant 25 ans le seul diplôme de cette branche
professionnelle. En créant des diplômes intermédiaires, comme le
BAPAAT ( brevet d’aptitude professionnel d’animation et d’activités
techniques) et le BEATEP ( brevet d’Etat d’animateur technique
d’éducation populaire), le ministère a structuré toute une profession.
Comme l’a exprimé J.P. Augustin, cette volonté de construction et de
définition de ce champ d’activités est inquiétante car « La
147
148
hiérarchisation, par le bas, d’une profession sont les signes d’une crise
de croissance d’un secteur professionnel qui se cherche une
perspective et reconnaissance sociales (105) ».
Dans cette logique, toute une branche de l’activité socioculturelle de
l’éducation populaire bénévole a basculé soit dans le giron de
l’organisation de l’administration publique, soit dans la convention
collective dans le secteur privé. Ces modifications radicales du schéma
organisationnel et structurel ont contraint ces outils de l’éducation
populaire à s’ engager dans une voie qui l’ont éloignée peu à peu de ses
sources d’origine que sont le bénévolat et l’influence de l éducation
nationale.
Les années 80 et 90 ont vu une confrontation à une crise économique
qui a engendré de nouveau des modifications de l’organisation familiale
et sociale. La spécificité sociale des C.V.L s’en est trouvée de fait elle-
même remise en question. Peu à peu, l’espace privilégié des vacances
est devenu une priorité secondaire pour les familles et les institutions.
Une dimension plus sociale des loisirs est venue remplacer la finalité
plus pédagogique qui avait construit jusqu’alors les C.V.L. Cependant,
en parallèle, l’organisation humaine et administrative du secteur
socioculturel progresse. Les animateurs socioculturels sont devenus
des professionnels régis soit par la convention collective, soit par
l’administration publique. L’évolution de la société et de la crise a
amené par exemple l’émergence des trente cinq Heures, puis des R.T.T
(réduction du temps de travail) d’un côté, et toute une frange de la
population confrontée à l’échec scolaire , professionnel, et l’exclusion
(105), J.C. Augustin, Colloque sur l’animation socioculturelle, Rouen
2000, organisé par I.DS et Jeunesse et sports
148
149
de l’autre. Conjointement, un malaise urbain et un sentiment
d’insécurité autour du développement de quartiers populaires de plus
en plus en proie aux difficultés sociales ont modifié la définition et
la conception des projets des acteurs de l’éducation populaire.
La mise en œuvre de centres sociaux, maisons de quartiers, salles
d’animations municipales sont autant de preuves de l’évolution de
l’animation socioculturelle vers une approche et une réflexion de
proximité sociale. Le problème est que ce secteur ne s’est pas adapté
en terme de service social complémentaire. Le secteur socioculturel a
toujours fonctionné en contre temps de l’organisation des autres
institutions éducatives, en proposant des activités pendant les
périodes de vacances scolaires, des mercredis, en soirée ,il trouvait
une légitimité due à la reconnaissance d’une spécificité sociale. En
regardant l’organisation horaire des structures municipales et
associatives, par exemple, on s’aperçoit que dans la plus grande
majorité des cas c’est une organisation administrative et
bureaucratique qui prime.
Pourquoi les structures socioculturelles fonctionnent-elles en
journée ? Quels intérêts dans l’organisation sociale ? Pourquoi vouloir à
tout prix investir le temps scolaire ? A contrario, pourquoi ces mêmes
espaces n’ouvrent-ils pas le samedi soir, le dimanche par exemple alors
qu’aucune institution ou association ne le propose ?
La question de l’adaptabilité est bien au cœur du problème. Chaque
profession a ses spécificités et ses particularités. En voulant modeler
le secteur socioculturel par la professionnalisation et
« l’administration », on éloigne ce secteur d’activités de sa spécificité
première « sa complémentarité sociale ». On pourrait également
149
150
interpeller le ministère et poser les mêmes questions sur cette
volonté impérieuse de professionnaliser tout un corps de métier qui
est en pleine crise de sens et de reconnaissance.
CONCLUSION DE LA DERNIERE PARTIE
En somme ce que nous retrouvons c’est toute la question du fond et de
la forme. Même si Victor Hugo défend l’idée que « la forme est le
fond qui remonte à la surface », on constate que le milieu socioculturel
souffre avant tout d’un manque de FOND.
Dès lors, en réadaptant sa spécificité sociale, en redécouvrant son
sens pédagogique premier, en sortant de l’activisme, les outils de
l’éducation populaire que sont les C.V.L. peuvent retrouver des
prérogatives sociales qui leur permettraient d’avoir de nouveau leur
place au sein des autres structures sociales et éducatives.
Cette dernière partie se veut à la fois complétive et introductive. En
effet, comme nous l’avons évoqué au début de ce document, ce
mémoire s’est situé dans la continuité du précédent ( voir 1 ère partie).
L’année dernière nous avions abordé la question des centres de
vacances à travers l’attente des familles, de plus en plus soucieuses
d’épanouissement individuel pour leur enfant, même au sein d’un projet
collectif de vacances que représente les centres de vacances. Ce
présent mémoire a essayé de comprendre le fonctionnement
pédagogique interne des C.V.L. et de repérer l’influence et les
conséquences de l’individualisme , telles les incohérences et
contradictions des objectifs des projets éducatifs proposés. A ce
titre cette dernière partie est une ouverture à des recherches
150
151
ultérieures. En effet, nous avons abordé sous un angle théorique la
question de la compatibilité pédagogique entre les deux objectifs
majeurs des C.V.L, à savoir la socialisation et l’autonomie de l’enfant.
Par cette approche nous avons repéré le concept contradictoire et le
décalage sémantique sur lesquels les C.V.L, outils de l’éducation
populaire, se sont construits. Nous avons bien compris que
l’individualisme est le reflet avant tout d’une conception et réflexion
émanant de chaque individu. Ce constat n’est pas une lapalissade.
L’individualisme n’est pas une maladie sociale qu’une quelconque
organisation politique, sociale ou éducative peut éradiquer. Les C.V.L
n’échappent pas à la règle. L’individualisme est au cœur de tout projet
collectif et l’annihile. En essayant de s’accommoder, au niveau
pédagogique, de ce postulat inacceptable pour l’éducation populaire, les
C.V.L ont développé une pédagogie activiste et consumériste tout en
prônant des valeurs collectives. Cette contradiction a amené les
centres de vacances à perdre une à une leur crédibilité et leur utilité
qui construisaient leur référence. A ce titre la volonté de promouvoir
l’autonomie de l’enfant, en tant qu’objectif, dans le milieu des années
soixante, soixante-dix, a été la résultante d’une quête et d’une
recherche d’authenticité, reflet de l’époque. En même temps, la notion
de socialisation de l’enfant, deuxième grand objectif affirmé et
majeur de l’éducation populaire, est la conséquence de l’opposition
entre l’Education nouvelle ( primat de l’individu) et l’éducation populaire
( primat de la démocratie). En somme une décalage majeur entre les
objectifs et les moyens, ou autrement dit entre le projet prévu et le
projet vécu. Cette dernière partie est une ouverture dans la mesure où
une observation de terrain devrait nous apporter un éclairage
151
152
constitutif à ce constat théorique. J. Houssaye avait déjà abordé le
sujet dans la conclusion de son « le livre des colos ». Quelques vingt
années plus tard nous pouvons nous demander, vu le développement
social et économique des structures socio-culturelles, ( en France les
associations socio-culturelles représentent le plus grand nombre de
salariés et de chiffre d’affaires au sein des huit cent vingt milles
associations françaises d’où la nouvelle loi sur la fiscalité des
associations, dont la fameuse règle des quatre « P », qui signifient bien
l’intérêt des pouvoirs publics) pourquoi les différents ministères ont
favorisé l’éclosion des centres de vacances. Nous pouvons nous
demander si ces C.V.L ont été un espace de socialisation pour les
institutions soucieuses de socialités secondaires ? Nous pouvons
essayer également de comprendre quelles sont les valeurs qui
définissent les C.V.L des années deux mille ?
Voilà en quelques phrases les conclusions et les perspectives que nous
pouvons imaginer à partir de cette troisième partie.
152
153
4’eme PARTIE
- conclusion du mémoire p 153
-conclusion ou introduction p 160
-synthèse p 166
153
154
Ce mémoire se situe donc dans la continuité du précédent mémoire de
maîtrise. Si cet aspect est précisé d’emblée, c’est que les deux
documents s’articulent et se complètent . La problématique autour de
la confrontation entre l’individualisme et le collectif au sein de
l’éducation populaire est un sujet tout autant polémique que
fédérateur et tout à la fois, vaste ou très précis.
En fait, ce sujet semble à priori essaimer uniquement quelques
perspectives toutes relativement précises. Le problème est que plus on
s’approprie le sujet, plus le nombre de pistes se multiplient, nous voilà
en quelque sorte avec un sujet gigogne . En cela, ce mémoire reste
terriblement frustrant dans la mesure où plus le sujet est exploré,
plus la méconnaissance de la question semble grande. Le nombre
d’hypothèses inexploitées sont conséquentes et celles abordées
semblent l’avoir été partiellement.
Lorsque l’année dernière, l’incompatibilité idéologique et sémantique
de l’épanouissement individuel et collectif avait été abordé, il semblait
que la question avait été traitée assez globalement. L’angle
d’observation avait été la construction sociale et l’organisation
politique. Quoi de plus normal pour observer les inter-relations,
surtout au sein d’un projet d’éducation populaire. Seulement, plusieurs
paramètres sont venus se greffer sur ce sujet. Tout d’abord, le plus
évident, tellement incontournable qu’il n’avait même pas été évoqué lors
du précédent mémoire. Toutes les hypothèses émises concernent
l’individualisme et son inévitable confrontation à la société.
Deux éléments sautent aux yeux : l’individu et la société. Quoi de plus
transformable, contradictoire, subjectif, transgressif, empathique,
154
155
indéfinissable qu’un individu et quoi de plus contraignante, modulable,
évolutive, épanouissante, frustrante qu’une société humaine !
Les matériaux premiers de cette étude sont très difficilement
« théorisables », car en perpétuelles modifications et inter-actions.
Les hommes, les sociétés, évoluent au regard de paramètres
environnementaux, sociologiques, historiques, sociaux, culturels qui
s’entremêlent, créant ainsi, une équation sociétale à plusieurs
inconnues.
En fonction des postulats envisagés, nous découvrons, nous approchons
des constats qu’une toute autre hypothèse va venir contredire, limiter
ou infirmer. Tout juste peut-on effectivement envisager de pouvoir
énoncer, un à un, certains paramètres, éviter certains écueils ou
dénoncer certains sens communs. Voilà la première conclusion que l’on
peut émettre à partir des travaux de ce mémoire.
Le sujet est donc d’importance, car c’est de la condition de l’homme
qu’il s’agit, de ses dispositions à plus ou moins investir l’espace public,
ce qui va définir ses relations avec autrui.
S’il fallait démontrer l’importance de ce sujet, la publication d’une
lettre de Pétain au coeur de la guerre de 39/45 résume à elle seule
l’enjeu, l’ambiguïté et la problématique de la question sur
l’individualisme. Ce haut dirigeant institutionnel envisageait la question
comme un sujet d’Etat d’envergure nationale. Pour bien signifier et
démontrer l’importance de la question de l’individualisme au sein de
notre société, nous joignons cette lettre au cœur de cette conclusion,
au regard de la défiance et la stigmatisation sociale et politique
radicale qu’exhorte le Maréchal Pétain.
155
156
« DANS les malheurs de la Patrie, chacun de nous a pu se rendre
compte qu'il n'y a pas de destin purement individuel, et que les
Français n'existent que par la France. Jetés hors de leurs maisons,
loin de leurs champs, de leurs métiers, réduits à la condition de
nomade, des millions de nos concitoyens ont appris, par une cruelle
expérience, que l'homme réduit à lui seul est la plus misérable des
créatures. Dans ce naufrage de toutes leurs sécurités coutumières,
c'est à ce qui restait de leurs villages, de leurs familles, de leurs
foyers qu'ils ont demandé assistance, c'est vers ce qui subsistait
encore de la Nation qu'ils ont cherché secours. Puisse cette grande et
terrible leçon leur servir ! L'épreuve soufferte par le peuple français
doit s'inscrire en traits de feu dans son esprit et dans son coeur. Ce
qu'il faut qu'il comprenne pour ne jamais l'oublier, c'est que
l'individualisme dont il se glorifiait naguère comme d'un privilège, est à
l'origine des maux dont il a failli mourir.
Il n'y aurait pas de relèvement possible si les fausses
maximes de l'égoïsme politique, social, moral, spirituel devaient rester
celles du nouvel État Français, de la nouvelle Société Française.
Nous voulons reconstruire, et la préface nécessaire à
toute reconstruction, c'est d'éliminer l'individualisme destructeur,
destructeur de la « famille » dont il brise ou relâche les liens,
destructeur du « travail », à l'encontre duquel il proclame le droit à la
paresse, destructeur de la « patrie » dont il ébranle la cohésion quand
il n'en dissout pas l'unité.
156
157
Dressé systématiquement contre tous les groupes sociaux sur
lesquels la personne humaine s'appuie et se prolonge, l'individualisme
ne manifeste jamais de vertu créatrice. Il est à remarquer que les
époques où l'individualisme règne, sont celles qui produisent le moins
d'individualités.
L'individualisme reçoit tout de la société et ne lui rend rien. Il joue
vis-à-vis d'elle un rôle de parasite.
Quand elles sont fortes et riches, les sociétés peuvent supporter un
certain degré de parasitisme. Lorsque ce degré est dépassé, la société
s'effondre et ses parasites avec elle. La nature ne crée pas la société
à partir des individus, elle crée les individus à partir de la société,
comme l'a démontré la sociologie moderne. L'individu, s'il prétend se
détacher de la société maternelle et nourricière, se dessèche et
meurt sans porter fruit.
Dans une société bien faite, l'individu doit accepter la loi de l'espèce,
l'espèce ne doit pas subir les volontés anarchiques des individus, et
cela dans l'intérêt des individus eux-mêmes. La première garantie des
droits de l'individu réside dans la société. Ayez une société solide,
et dans laquelle le noyau social primitif, la famille, soit fort : les droits
primordiaux de l'individu - religieux, domestiques, scolaires - y
trouveront leur rempart.
Ayez des associations puissantes, des associations de métier
notamment, et les autres droits essentiels auront en elles leur
assiette et leur fondement. L'association volontaire continue le
bienfait de la société naturelle. L'État, enfin, achève et couronne
157
158
l'action tutélaire de la société et des associations. Ayez un État
fort, et tous ces droits distincts divers, contradictoires même, ne
feront pas de la Cité leur champ de bataille, parce que l'ordre public
sera, lui aussi, pourvu d'un garant et d'un protecteur.
L'esprit nouveau doit être un esprit de communion nationale et
sociale. Professer le nationalisme et prétendre rester individualiste
est une contradiction insoutenable, où trop de nos devanciers se sont
attardés, et qui devait finalement se révéler ruineuse. Seul l'élan
collectif donne son sens à la vie individuelle en la rattachant à quelque
chose qui la dépasse, qui l'élargit et qui la magnifie. Pour conquérir la
paix et la joie, chaque Français doit commencer par s'oublier lui-même.
Qui est incapable de s'intégrer à un groupe, d'avoir l'esprit d'équipe,
le sens vital de la coopération, ne saurait prétendre à servir, c'est-à-
dire à remplir son destin d'homme. Je ne veux pas voir autour de moi
des hommes dont l'adhésion serait marquée au coin d'un avide égoïsme
ou d'un conformisme paresseux. Ceux qui désirent collaborer avec nous
doivent savoir qu'ils accomplissent un devoir, sans autre récompense
que la satisfaction virile d'apporter leur pierre à la grande oeuvre de
la rénovation française.
Ils doivent aussi réapprendre à vivre et à agir en commun, en ouvrant
leurs âmes toutes grandes aux puissants et bienfaisants effluves
collectifs où se mêlent les héritages du passé et les appels de l'avenir.
« Il n'y a pas de philosophie plus superficielle que celle qui,
prenant l'homme comme un être égoïste et viager, prétend l'expliquer
158
159
et lui tracer ses devoirs en dehors de la société dont il est une
partie ». (RENAN)
Quel relèvement pourrait espérer un pays qui ne trouverait chez lui
qu'égoïsme, isolement, sécheresse de coeur, indifférence ? Il serait
frappé d'une sorte d'incapacité de vivre, car les sources de la vie
seraient taries en lui. Il n'y a pas de société sans amitié, sans
confiance, sans dévouement. L'individualisme est venu se greffer sur
notre goût naturel de l'indépendance, et a transformé une qualité
certaine en un très grave défaut. L'indépendance peut parfaitement
s'accommoder de la discipline, tandis que l'individualisme tourne
inévitablement à l'anarchie, laquelle ne trouve d'autre correctif que le
collectivisme. Mais deux erreurs contraires, embrassées tour à tour,
ne font pas une vérité. A la régénération de la France, il faut la base
du devoir, d'un devoir librement consenti et courageusement accompli.
Mais, à cette volonté morale de redressement personnel, il nous
appartient d'assurer des conditions politiques et sociales favorables.
Nous y pourvoirons, car rien ne serait possible si les faux principes de
l'individualisme restaient la philosophie même de l'État français.
Nous demandons au peuple français, d'abord de nous faire confiance,
ensuite de nous comprendre et de s'aider lui-même en nous aidant. Je
l'ai vu, ce peuple français, j'ai communié intimement avec lui à
Toulouse, à Montauban, à Lyon, à Arles, à Marseille, à Toulon, à
Avignon. J'ai senti battre son coeur à l'unisson du mien. Il se rend
clairement compte, que nous ne voulons fonder notre autorité que sur
la raison, sur l'intérêt public, sur l'évidence de l'utilité de notre
action, comme de la vérité de nos principes. A chacun de servir à son
159
160
rang l'oeuvre de la révolution nationale. Que chacun remplisse
consciencieusement son devoir d'état, sans jamais perdre de vue la
grandeur et la noblesse de l'entreprise collective à laquelle il participe.
L'action la plus modeste a de quoi combler le coeur de l'homme, s'il
sait l'inscrire sur un assez vaste horizon. Français à l'ouvrage, tous
ensemble, d'un même effort, d'une même ardeur, au service de la
France (106) » .
Nous le voyons à la lecture de ce réquisitoire d’état, l’enjeu est réel.
C’est pourquoi une étude et une observation de la relation conflictuelle
de l’homme face à la société nous permet de faire un diagnostic
contemporain, conforme à la réalité, et d’actualité. Lorsque l’on
constate, avec ce mémoire, que la forme même de la notion de collectif
est à reconsidérer, c’est toute une vision et organisation de la société
qui s’effondre. S’il fallait bien marquer la modernité et l’actualité de
ce sujet d’étude, la proposition de lois, faîte par F. Fillon sur la
représentativité minoritaire des syndicats exprime cette mutation. En
effet que les syndicats ne soient plus porteurs et représentatifs, est
un constat fait depuis longtemps. Mais arriver à comprendre que ce
n’est pas la notion, le principe même de représentation syndicale qui
est remis en cause, mais son fonctionnement, son organisation
politique et social, c’est porter une analyse plus conforme à la réalité.
Quand une société construit sa relation au collectif à travers une
représentativité institutionnelle dans sa forme, il s’agit avant tout,
(106), Maréchal Pétain ,Extrait de la Revue Universelle du 1er janvier
1941
160
161
d’un positionnement particulier de l’individu face à sa société. Si vous
laissez un schéma structurel régir l’organisation sociale de la société,
sans tenir compte des évolutions et mutations, on arrive rapidement à
un discrédit des organisations représentatives. Le livre de F. Dubet
pourrait d’ailleurs se synthétiser ainsi. L’exemple de l’abolition des
accords minoritaires pour les syndicats au niveau des entreprises en
est la parfaite illustration. Cependant, il a fallu attendre vingt ans pour
dénoncer ce principe organisationnel au nom du juste, de l’égalité. De
nouveau, on s’égard dans les mouvances du débat égalitaire au
détriment d’une orientation basée sur un principe de liberté.
En prônant une modification de la signature syndicale, on se doit de
poser aussitôt la question du devenir et du principe même de toute
l’organisation syndicale. En effet, face à un individu « abeille » qui va
butiner de projets en projets, sans direction déterminée (fin des
idéaux politiques), il ne s’agit pas de modifier les moyens de
représentations, mais les motifs et l’objet même de la représentation
collective. L’individu contemporain ne se désintéresse pas de la
question sociale et politique, il l’aborde à travers un regard individuel
plus affirmé, se détachant de grands principes fédérateurs. La liberté
syndicale de s’engager ponctuellement correspond, au regard des
constats faits dans cette étude, à une nouvelle donne de l’opposition
entre individualisme et collectif. Nous voyons bien le bouleversement
social que pourrait signifier ce nouveau principe de représentation
syndicale. Ce serait plus d’un siècle de militarisme et d’engagement
social balayé d’un seul coup. Fini les syndicats déterminés et engagés
et bienvenue à des revendications « multi syndicales » et ponctuelles.
161
162
Ce fait de société sur les votes syndicaux minoritaires est intéressant
dans la mesure où il démontre que cet objet d’étude peut aboutir aussi
à des propositions et une lecture globale de l’organisation sociale.
Le hasard de l’actualité vient de nous apporter une autre facette de la
redéfinition individuelle de l’engagement collectif. Même si cet
exemple peut paraître subalterne, il est assez représentatif de
l’évolution des conceptions. Lorsque plusieurs joueurs de l’équipe de
France de basket, fraîchement émancipés du circuit professionnel
N.B.A, évoquent leur relation au collectif et à l’équipe, voici comment
ils se positionnent. « Nous reprenons à notre compte, les propos de
Y.Souvré, (capitaine de l’équipe de France féminine) qui revendique
qu’elle n’a pas besoin d’apprécier toutes ses partenaires pour jouer
avec elles . Il y a dans notre équipe certains équipiers que nous
n’apprécions pas. Nous venons pratiquer en tant que sportifs de haut
niveau, reconnaissants de la sélection et défenseurs d’un drapeau.
Point à la ligne. Nous ne venons pas communier avec toute une équipe
car nous ne partageons pas la même conception de vie…(107) »
Cet extrait d’interview est significatif à plus d’un titre et nous
ramène à des constats repérés lors de cette étude. Tout d’abord, que
même au sein d’un sport collectif où la dimension collective devrait
être à son apogée, l’individualisme s’exprime complètement. Ces propos
n’auraient jamais été tolérés par l’encadrement technique il y a encore
dix ans car déstabilisateur du collectif justement.
On touche du doigt l’aspect responsabilisant de l’individualisme
J’assume mes responsabilités au regard de tel rôle ou mission que la
(107), F. Piétrus, A.Djamal, « L’équipe » 17 septembre 2003
162
163
société m’octroie. En aucun cas, je n’ai à travestir mes autres
conceptions sociales ou humaines qui m’appartiennent et que j’assume
également. On voit poindre la notion de sens à donner à l’existence et
l’affirmation « d’un je mais qui ne veut pas dire la fin de nous (108) »
comme le spécifie J. Ion.
Nous voilà au coeur de la dimension éthique et subjective de la
définition de la société. C’est l’un des constats majeurs. Non pas dans
la forme, car il n’y a rien de nouveau que de repérer que la subjectivité
est source de différences. Mais dans le fond, ce constat est essentiel.
En effet en étudiant différents auteurs nous avons vu que la question
de l’individualisme et du collectif est une question particulièrement
subjective dans sa définition mais également dans son approche. En
privilégiant un axe particulier on a compris que la vision de ce problème
de société serait abordé partiellement . En privilégiant l’option
politique par exemple , nous nous engageons dans une analyse
subjective dans la mesure où on fait une impasse délibérée entre autre
sur la dimension économique, sociale ou historique. Enfin puisque l’on
évoque la question de la subjectivité, il est important de souligner un
dernier point. Cette étude se veut évidement la plus objective
possible. Lorsque l’on constate que l’organisation d’un principe de
communautés s’apparente à une nouvelle forme de construction
collective, cela ne signifie pas qu’en tant qu’individu nous cautionnons le
communautarisme contemporain. Nous avons observé, lors de mémoire,
que le communautarisme peut effectivement amener une
reconnaissance et du lien favorisant ainsi une forme multiple
(108), J. Ion « Sciences Humaines » ,décembre 2002 p 68
163
164
d’épanouissement. Néanmoins une condition, semble –t-il, reste
incontournable. Le rejet de tout déni des grands principes collectifs.
Nous revenons de fait sur les entretiens avec des responsables
musulmans au sein des quartiers nord au Havre. La religion peut être
un soutien , une ligne de conduite individuelle et définir ainsi un
positionnement face à la société et l’organisation collective. La laïcité,
par exemple, est l’un des fondements de notre république. Ne plus
l’assimiler comme priorité, reviendrait à remettre en cause ce qui a
défini et construit ce pays dont justement la liberté de pratiquer
toute religion sereinement. La laïcité est donc un principe indiscutable
dans la mesure où elle permet et facilite l’ expression de toute
culture et de toute religion. Vouloir remettre en cause ce principe
fédérateur, cela équivaudrait à prioriser la forme au détriment du
fond, sujet que l’on a déjà évoqué.
On le voit ce constat amène à la plus grande prudence quant aux
conclusions hâtives que l’on serait amener à faire. D’ailleurs tout au
long de ce mémoire différentes pistes d’étude ont été soulignées, ce
qui montre bien l’immensité de la question et des possibilités de
conclusion. Il est donc intéressant de relever les sujets
d’interrogation qui ont été soulevés et voir les perspectives de
recherche que l’on peut imaginer.
164
165
Conclusion ou introduction à venir…..
Cette ultime partie se conclue en somme comme un trait d’union entre
ce document et un éventuel à venir. Tout au long de ce document, un
certain nombre de pistes à étudier ont émergé au fur et à mesure du
cheminement et ballade au cœur de l’individualisme. Vu le nombre
conséquent de possibilités, on pourrait construire cette réflexion
autour de plusieurs chapitres que l’on peut présenter comme suit :
chapitre 1 : l’épineuse question du personnalisme de E. Mounier
A ce sujet il serait intéressant d’analyser plus en profondeur « le
personnalisme » de E.Mounier, dans la mesure où d’emblée un paradoxe
conceptuel émerge entre un auteur construit et impliqué dans
l’organisation holiste de l’église et sa notion de personnalisme , nuance
de l’individualisme, notion qui a pourfendu l’église catholique. Comment
cet auteur peut-il influencer encore aujourd’hui des pédagogues
comme l’ex-professeur de philosophie, aujourd’hui secrétaire général
de l’enseignement catholique P. Malartre ?
Chapitre 2 : L’individualisme et culture de masse
Quelles sont les inter relations entre l’individualisme contemporain et
la culture de masse, décriée par un grand nombre d’intellectuels.
Quelles relations de cause à effet ? La culture de masse accentue-t-
elle l’individualisme ou favorise-t-elle une nouvelle forme de projet
collectif ?
165
166
Chapitre 3 : L individualisme joue-t-il un rôle dans la violence
scolaire ?
En parallèle de cette question l’observation d’un projet de formation
d’enfants et de jeunes médiateurs dans des quartiers difficiles peut
nous servir pour comprendre si un tel projet peut inciter et favoriser
l’investigation de l’espace public.
Chapitre 4 : Le champ de l’éducation populaire peut-il être encore
porteur et promoteur d’un projet s’inspirant de sa philosophie ?
A travers un projet de quartier où la compétence individuelle sert de
moteur et de lien social, on peut essayer de repérer si cet forme
d’épanouissement individuel engage une forme d’épanouissement
collectif ?
Chapitre 5 : Le projet collectif auprès des jeunes peut-il favoriser la
participation individuelle ?
Grâce à une mise en œuvre de terrain auprès de jeunes de quartiers
dit en difficulté, on peut observer si cette hypothèse est
envisageable.
Chapitre 6 / Pour rester au sein du secteur privilégié des centres de
loisirs et de vacances, une question plus sociale peut être abordée en
se demandant si les centres de vacances ont été un espace de
socialisation des institutions soucieuses de socialités secondaires ?
(voir conclusion troisième partie)
166
167
En guise de conclusion, un résumé synthétique des constats majeurs de
ce mémoire va permettre d’avoir une lecture globale de ce document.
1er constat :
La maxime de l’éducation populaire ; favoriser l’épanouissement
collectif à travers l’épanouissement individuel, représenterait un
paradoxe social à travers un épanouissement individuel, symbole de la
bourgeoisie et un épanouissement collectif qui à contrario représente
la philosophie du mouvement ouvrier.
2 eme constat :
L’origine de la signification de la forme d’épanouissement collectif
proposé par l’éducation populaire serait avant tout une définition de la
fraternité au sens religieux du terme.
3 eme constat
L’origine de l’explication de la notion d’individualisme ne se trouve pas
dans les raisons soit politiques, sociologiques, historiques ou culturelles
évoquées, qui sont toutes des moyens de mieux vivre pour l’homme, un
individualisme immanent à l’homme.
4 eme constat
A travers le primat du subjectivisme sur toute autres définitions de
l’organisation des grands principes sociaux, nous pouvons montrer que
le communautarisme est une forme contemporaine d’épanouissement
167
168
individuel ou collectif pour des individus en quête de reconnaissance
sociale.
5 ème constat
La définition de l’organisation collective contemporaine se modifie
autour de trois constats :
- l’évacuation d’une mobilisation classique et partisane
- une dérive effervescente d’une volonté d’égalitarisme
« liberticide » qui amène une nouvelle forme d’engagement politique
- l’apparition de l’affirmation de l’opinion personnelle représente un
moteur pour des mouvements collectifs de revendications, comme les
Nimby.
6 ème constat
L’origine de la volonté de promouvoir l’autonomie de l’enfant en tant
qu’objectif, dans le milieu éducatif dans les années soixante, soixante-
dix est la résultante d’ une quête et d’une recherche d’authenticité.
La notion de socialisation de l’enfant, autre objectif majeur de
l’éducation populaire, serait quant à elle, une adaptation à la dérive de
l’opposition entre l’éducation nouvelle (primat de l’individu) et
l’éducation populaire ( primat de la démocratie).
Nous avons pu repérer également l’opposition sémantique et éducative
de ces deux objectifs affirmés dans le milieu socioculturel.
-----------------------------------------
« NE VOUS DEMANDEZ PAS CE QUE LE PAYS PEUT FAIRE POUR
VOUS, MAIS CE QUE VOUS POUVEZ FAIRE POUR VOTRE PAYS.
J.F KENNEDY
168
169
Bibliographie
Louis Dumont : "Essais sur l‘individualisme " Collection point 91
Alexis de Tocqueville : "De la démocratie en Amérique" Tome 1 "De la démocratie en Amérique" Tome 2 / Collection Folio 86
François de Singly : "Sociologie de la famille contemporaine" Nathan 99
Christian Bromberger : "Passions Ordinaires" Bayard 2000
Robert Castel / Claudine Harroche : "Propriété Privée, propriété sociale, propriété de soi" Bayard 2001
J. P. Boutinet : "L’immaturité de la vie adulte" Puf 98
R. Quivy / L. Van Campenhoudt : "Manuel de recherche en sciences sociales" Dunod 95
Comenius : "La grande didactique" Klincksieck 92
G. Poujol : "Éducation populaire; le tournant des années 70" Harmattan 2000
Revue : "Éducation Nouvelle" CEMEA n° 477
E. Durkheim : "L’individualisme et les intellectuels" Collection mille et une nuits n°376
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+ D.LABBE :
Syndicats et syndiqués en France depuis 1945 L’Harmattan 1996
+ I.SOMMIER
Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la
mondialisation/ Flammarion »Dominos » 2001
+ E MOUNIER
Le personnalisme puf « Que sais je » 395/ 2001
+ L. FERRY
Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’age démocratique 2001
+ A.Renaud
L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet ; Hatier 1995
+ C. Taylor
Le malaise dans la modernité. Editions du Cerf 1994
+ R.Rorty
L’espoir au lieu du savoir. Introduction au pragmatisme. Albin michel
1995
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Extraits de ses deux volumes d’essais, dont « Self-reliance »traduits
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Au creux des apparences ;Pour une éthique de l’esthétique ; Plon 1990
+ F. Bastiat
Edition des œuvres complètes de F.Bastiat Tome 7 ; M. Leter
+ A.Rand
Ayn Rand Letters/ The only Path to tomorrow/ Reader’s Digest/
Janvier 1944
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+ Berten, André et al
Libéraux et communautariens ; PUF 1997
+ L.Blanc
Histoire de la révolution Française tome 1
+ A . Gomez Muller
Ethique, coexistence et sens ; Desclée Brower 1999
+ Courtois, Stephane et al. ;
Le livre noir du communisme ;Robert Laffon 1997
+ F ;Dubet
Le déclin des institutions ; Seuil 2002
+ D.Hameline
Courants et contre courants dans la pédagogie
contemporaine ;E.S.F2000
+ B.Ravon/R.Raymond
Engagement bénévole et expérience de soi : l’exemple des restos du
cœur ;l’aube 1997
+ J. Ion
La fin des militants ; l’atelier 1997/ L’Engagement au pluriel ; Presse
Universitaires de St Etienne 2001
+ J.Ion /M.Péroni
Engagement public et exposition de la personne ; L’Aube 1997