Memoire Frederic Alzeari 2

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  • 1publication numrique

    mmoire de fin d'tudes

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    Frdric Alzeari Mmoire de fin dtudes

    sous la direction de Clo Pitiot

    Design sous inuencesLes dterminismes formels dans la gense dun objet

    cole Nationale Suprieure de Cration Industrielle, 2010.

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    Avant-propos

    Introduction

    premire partie

    linfluence du crateur

    Entretien avec Patrick Jouin

    1. Des vcusLa part de lexprience

    Andre Putman, une enfance bourgeoise

    Une proximit avec le milieu artistique

    Ettore Sottsass Jr, une enfance montagnarde

    Un pre architecte

    2. Les origines gographiques et culturellesDes oppositions persistantes

    La mobilit des hommes et des esprits

    Hritage commun et particularisme local

    Ce qui fait cole

    Un moule partag

    Le design franais a-t-il une forme?

    Les symptmes dune approche individualiste

    Quand lentreprise se substitue au national

    3. La formationDes ppinires

    Le principe de transmission

    De lanecdote lexprience

    4. Le catalogue des souvenirsDes objets et des lieux qui impriment la rtine

    5. Les gots, une approche subjective des formesEntre les affinits de tous et le got de chacun

    6. Loriginalit, la culture de lexclusivitUne vision romantique

    Un impratif dexclusivit

    Loriginalit confronte la mondialisation

    Forcer le trait

    La normalit et limpratif doriginalit

    Le remploi comme une ncessit face la saturation

    Linfluence des formes passes est-elle une bride crative?

    Entre filiation et imitation, la copie montre du doigt

    7. Muses et inspirationsQuand l'originalit sefface devant les tendances gnrales

    Le facteur obsessionnel

    Les relations mathmatiques, entre rationalit et sothrisme

    Du dtournement la citation

    8. La porosit des influencesLe designer ponge, limaginatio et la phantasia du crateur

    Vers une imagerie, latlas des images

    Linterdisciplinarit

    9. Les transferts de technologiesLexemple des chaises en porte--faux et des siges en fils dacier souds.

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    Entretien avec Martin Szekely

    1. Linfluence des outils, des mthodes de travail, des modus oprandi

    Un processus rigoureux et raisonn

    La forme soumise au principe defficacit

    La fin des dogmes

    La scnarisation de la dmarche

    2. La commande et le commanditaireLe premier des concepteurs

    Le designer sans commanditaire

    3. Le dessinEntre expression personnelle et universalit

    Le produit dun organe ou le principe de lentonnoir

    Le dessin comme une fin en soi

    Une approche symptomatique

    4. La maquetteUn corps tangible, lillusion palpable

    5. Linformatique et les outils numriquesDe la marge lubiquit

    Des outils raccrochs au rel; le calcul au service de la simulation

    Une esthtique renouvele

    Des espaces de reprsentation borns

    Entre approximation et surdfinition

    La forme dbride

    Lautognrescence, la part crative du logiciel

    6. Les matriauxDes potentiels

    Le contreplaqu moul, lapplication puis la forme

    La technicit apprivoise

    Des dclinaisons

    Lhyperchoix

    Des biens communs?

    La matire au service dun discours

    Matire solidaire et matire fluctuante

    Vers une fusion

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    deuXime partie

    linfluence des outils de conception

    et de cration

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    troisime partie

    linfluence des procds

    de fabrication

    Entretien avec Roger Tallon

    1. Le moulageDu modelage au moulage

    La forme par la contrainte de la matire

    2. Linjection plastiqueLes formes porteuses de stigmates

    3. LemboutissageComment une technologie peut fournir les conditions ncessaires

    pour lpanouissement dun rpertoire formel?

    Une technologie au service de la production de masse

    La coque, le support privilgi de lexpression formelle

    Une contamination gnralise

    La libert retrouve

    La technologie moteur ou carburant de linnovation formelle?

    4. Lorganisation de la productionLes origines

    La libration du technicien

    Latelier, le corporatisme

    La manufacture, le dirigisme

    La fabrique, lesprit dentreprenariat

    Lusine, lorganisation scientifique du travail

    La machine au centre du jeu industriel

    Mondialisation et anachronismes

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    Bibliographie

    Index des designers et des architectes

    Index des objets et des lieux

    Remerciements

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    Au cours dun projet, tt ou tard vient le temps de donner forme son intention. Il faut alors dcider des traits sous lesquels appa-ratront ses desseins. Jusquo suis-je lacteur des choix qui sop-rent? Quels sont les mouvements sous-jacents qui orientent mes dcisions ? Quelle est ma place dans ce processus ? Marc-Aurle di-sait que la libert de lhomme commence lorsquil comprend ce qui dpend de lui ou non. Avoir conscience des influences auxquelles je mexpose lors du dessin dune forme apparat alors comme un moyen de men affranchir. Au sortir dune priode de formation, ptri des rfrences amasses durant des annes, ce mmoire peut tre une tentative pour prendre pleinement possession de mes gots. Non pas pour mvader mais, au contraire, pour prendre pied et min-srer dans une ralit aux contours flous. En ce sens, le temps de lcriture est aussi loccasion de poser un regard lucide sur les inte-ractions luvre entre mon individualit et mon environnement. La dmarche est comparable la recherche dun centre de gravit, dun point dquilibre entre mon libre arbitre et les dterminismes inhrents la pratique du design.

    aVant-propos

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    Lvolution des formes se confond-elle avec celle des contraintes ? Lapparence des objets rsulte-t-elle de vents dominants dont les variations et les revirements expliqueraient eux seuls les fluctua-tions formelles, comme un souffle continu forge un paysage ? La composition de lair charri par ces rafales naurait rien de pur. Les techniques, la culture et les interrogations dune poque sy mlan-geraient pour faonner ensemble notre environnement. Tel un go-logue, capable de lire dans lrosion des roches, la nature des vne-ments passs, il nous faudrait observer les contours des objets pour en comprendre la provenance. La question pose, celle de lorigine des formes, rejoint ds lors les aphorismes qui se sont succds au cours du sicle dernier1 afin de proposer une vision synthtique du jeu complexe de la morphognse. Pour notre part, nous nous gar-derons de vouloir rduire la forme une formule. Notre ambition nest pas de proposer une quation capable dexpliquer pourquoi un objet prend corps dune certaine manire et pas dune autre. Il sagit dobserver des forces en prsence, didentifier les influences qui par-

    1 nous faisons ici rfrence aux formules : la forme suit la fonction, loutil cre la forme , etc. qui sont rests tenaces au cours du XXe sicle.

    introduction

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    ticipent la dfinition dune forme sans succomber la tentation de lexhaustivit.

    Quel ton adopter pour parvenir dceler dans la diversit des morphologies qui nous entourent des constantes et des change-ments ? Est-ce celui de lexpert ou du philosophe ? Le premier r-pond, le deuxime interroge. Lexercice du design encourage plutt aborder notre enqute en praticien, ne pas rencontrer la forme par le fond. Le choix dexemples concrets et documents peut nous viter dgrainer des suppositions ncessairement superficielles et prcaires tant que les formes ne sont pas incarnes dans une matire tangible2. Le design pose en effet la problmatique dun faire . Il se confronte aux matriaux et leur processus de transformation. Bien que nous ne ngligions pas la part croissante lavenir des applications numriques et des services dans lexercice du design, nos investigations seront circonscrites aux corps volumiques, ceux, palpables, dont la forme se dploie dans lespace. Cela notamment parce que comprendre la porte dune influence nous impose de la replacer dans une perspective historique. cet gard, nous privi-lgierons les objets usuels, qui nous fournissent sur une chelle de temps importante des exemples reprsentatifs des volutions qui leur sont contemporaines.

    La gense dun objet na rien dun processus linaire dans lequel les uns dcident, les autres crent, lingnieur conoit, le fabricant produit, le distributeur vend puis lusager utilise. Les systmes de contrle et doptimisation globale de la production tendent limi-ner les frontires entre dcision, cration, conception et fabrication dun produit. De mme, la rorganisation des relations profession-nelles selon des logiques de rseaux redfinit les rles et limplication de chacun des acteurs dun projet. Observer les influences luvre pendant llaboration dun objet sous un angle chronologique nous obligerait recrer artificiellement des sparations entre chaque

    2 la forme nest quune vue de lesprit, une spculation sur ltendue rduite lintelligibilit gomtrique, tant quelle ne vit pas dans la matire .Henri focillon, Vie des formes (1934). dition lectronique ralise partir du livre de Henri focillon, Vie des formes, suivi de loge de la main, paris : puf, 1943. 7e dition, 1981. edition lectronique complte le 31 dcembre 2002 chicoutimi, qubec. p. 35.

    tape. Nous serions souvent contraints de forcer le trait, de tortu-rer la forme pour ladapter ce moule. La priode de gestation dun objet nest pas une ligne droite ascendante. En examinant la forme par travelling, nous risquerions de la dpouiller, de la rduire un contour, un diagramme. Ainsi, notre lecture ne sera pas tempo-relle mais sarticulera autour de trois protagonistes, correspondant chacun un niveau dinfluence.

    Dans un premier temps, nous tenterons de discerner limplica-tion du designer dans la cration dune forme. Dans quelle mesure son influence sexerce-t-elle ? Comment la reconnatre ? Quelle est ltendue de cette emprise ? O commence le compromis ? Sous quels morphmes sa singularit sexprime-t-elle? Notre intrt se portera ensuite sur les outils dont il dispose pour rechercher, dfi-nir et concevoir une forme. Sont-ils des instruments serviles soumis la volont du designer ? Les objets portent-ils des stigmates dou-tils ? Sil est possible de gommer ces empreintes, quelle en serait la finalit ? Quelle est la part dinfluence de chacun deux ? Existe-t-il des vecteurs dmancipations ? Enfin, il sera question des moda-lits de fabrications, des moyens existants pour donner la forme son enveloppe matrielle dfinitive. Quelles relations tablir entre dveloppements techniques et volutions formelles ? Jusquo la morphologie dun objet est-elle assujettie au potentiel des outils de production ? Un mode de mise en uvre peut-il orienter nos affi-nits esthtiques? Quels liens relient la fluctuation des styles et la matrise dune technologie ? Rappelons que notre intention nest pas de pratiquer une autopsie, de dissquer des objets pour remon-ter la source de chaque influence formelle afin den dmasquer les coupables. Nous agirons comme observateur, essayant de cap-ter la forme dans sa diversit, ses incertitudes, ses variations et son oscillation constante.

    Sintresser la forme, cest aussi choisir de se laisser toute lati-tude pour voquer le fond. Derrire la physionomie des choses, ce sont les aspects culturels et sociaux dune socit qui apparaissent en filigrane. La forme, cest le fond qui remonte la surface crit

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    Victor Hugo3. Ds lors quil est question dinfluence, notre propos ne peut luder les interactions entre un produit et son contexte. Notre discours ne peut viter les allers-retours entre une vision globale, g-nraliste, avec des perspectives historiques tendues, et une chelle plus rduite allant vers des particularismes locaux ou des exceptions significatives. Bien que les problmatiques conomiques et politiques ne soient pas tudies frontalement, elles sont nanmoins appeles graviter tout au long de ce mmoire dans le champ de nos proc-cupations. Notamment par le biais dentretiens avec trois designers aux personnalits loignes: Patrick Jouin, Martin Szekely et Roger Tallon. Nous avons fait le choix de ne pas commenter ces entrevues dans leur intgralit mais de venir y prlever au cours de nos r-flexions des rfrences concrtes et le tmoignage de trois crateurs expriments. Nos discussions servent de prambule chacune des parties tudies. Les situations voques nous fournissent le point de vue de designers confronts, dans la pratique, des influences dont ils avouent ne pas toujours avoir conscience.

    Souvenons-nous quil est plus facile de prdire que dexpliquer. Il nous faudra, cest certain, accepter de laisser la forme un sens incompris. Notre position rejoignant alors celle de Georges Bataille dans un article sur linforme , publi dans la revue Documents, qui prcise que son intention nest pas de donner le sens des choses mais les besognes des choses 4. Nous ignorerons souvent, et peut-tre toujours, lorigine dune courbe, ou la provenance obscure dune morphologie. Nous serons frquemment tents de donner la forme un autre sens quelle-mme et de la confondre avec les no-tions dimage et de signe. Notre dmarche nest pas iconographique. Ainsi, ds prsent, admettons que bien que la forme soit matire autant quesprit, nous la capterons dans son ensemble. Sans oprer de distinction pralable.

    3 Victor Hugo, utilit du beau , Proses philosophiques de 1860-65, in uvres compltes de Victor Hugo, paris, robert laffont, 1985.4 Georges bataille, linforme , in Documents. extrait du catalogue de lexposition linforme, mode demploi . rosalind Krauss et Yves-alain bois, paris, ditions du centre pompidou, 1996.

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    linfluence

    du crateur

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    entretien aVec patricK Jouin propos recueillis le 1er octobre 2009

    Frdric Alzeari : Si vous lacceptez, nous pouvons commencer par voquer votre ducation au sens large. Cest--dire la fois comment est-ce que vous tes venu au design mais aussi quest-ce qui a imprgn votre il en grandissant ? Jai lu quadolescent, vous customisiez des mobylettes et des flancs de camions larographe avec des flammes et des dragons.

    Patrick Jouin : Et bien l, il nous faut re-monter loin. Je vais vous montrer quel-que chose. (Il sort un dossier dune ta-gre). Vous allez pouvoir rigoler. Ctait mon book pour entrer aux Ateliers. (Le portfolio contient des photos de moby-lettes dont les rservoirs sont dcors larographe). Cest assez incroyable. Il y a la mobylette de mon petit frre, la mienne et celle du fils du boulanger. Javais quinze ans. En fin de compte, cest ma premire entreprise. Je ne fai-sais pas a dans des quantits astrono-miques, mais tout de mme, je produi-sais pas mal.

    F.A. : Dans la prface du portrait consacr votre travail, publi chez Pyramid, vous avez confi Pierre Doze que vous manquiez de culture dans votre jeunesse. Est-ce que vous parliez de connaissances lies au de-sign ou dun manque de rfrences visuelles?

    P.J. : Je navais aucune ide de ce qutait le design quand jtais plus jeune, si ce nest comme tout le monde dutiliser des objets, de monter dans une voiture. Mes parents ont eu une 403, puis une 404 et une Renault 16. Mon pre avait une moto BMW. Il dessinait aussi des cho-ses. Il transformait sa moto. Il faisait un carnage. Il faisait des pices en fibres de verre quil ponait et peignait. Il fa-briquait des moules en pltre.En fait, il y a un mlange assez tech-nique. Mon pre est artisan mais cest de lartisanat assez complexe. Il a une formation dingnieur. Il nest pas all jusquau bout de ses tudes parce quil fallait manger. Ce ntait pas facile. Il a tout de suite t chef datelier dans lusinage des plastiques et des mtaux. Il faisait de la transformation des ma-tires plastiques. La fibre de verre, mais aussi du thermoformage, du pliage ou de la chaudronnerie plastique. Comme jai dit, il a une formation dingnieur. Mon pre faisait aussi de la mcanique, du tournage et du fraisage.A la maison, il y a des moteurs. Mon pre est en train de rparer des voitures.

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    Il achte une voiture compltement casse mais qui a un bon moteur et une autre qui a une carrosserie en bon tat mais un moteur foutu. Pour quon puisse partir en vacances, il les rpare. Avec mes frres, nous laidons, on met la main la pte. A ce moment-l, mes parents sont un jeune couple, ils nont pas dargent. A la maison tout est home made. Mon pre a construit seul la moi-ti de la maison. Il a pos les papiers peints, fait les placo-pltre, le parquet, fabriqu les meubles et, en mme temps, il a sa petite usine o il fabrique des en-seignes lumineuses ou des machines pour trier le courrier pour la poste.

    F.A. : Vous et vos frres tes constam-ment l pour laider ?

    P.A. : Nous sommes dedans. Que nous laidions o pas, on est compltement dedans. Quelquefois, je vais scier pen-dant une semaine des morceaux de plas-tique la scie circulaire quinze ans. Je scie, je scie, je scie Puis je transpor-te des panneaux de mdiums jusqu la scie panneaux. Parfois, je vais le voir en lui demandant de bricoler un truc pour ma mobylette et on va passer une journe au tour ou la fraiseuse faire de belles pices en alu. Aprs, je vais les poncer puis les polir pendant des heu-res et les installer.On est dans cette ide de fabriquer des choses, de manipuler des matriaux et comprendre comment ils se soudent, se

    percent, se vissent, etc. Jai fait a de-puis toujours. Depuis que jexiste, jai t baign dans lide de bricoler, de transformer de la matire.Forcment, en faisant tout a, il y a lide de la belle pice. La belle pice cest quoi ? Cela peut tre juste un mon-tage qui na rien dimportant mais qui doit tre bien fait. On doit avoir pass la lime pour faire un beau chanfrein sur les artes. La belle pice, cest aussi quelque chose dintelligemment pense. Ce nest pas facile. a suppose davoir rflchi toutes les tapes de la fabri-cation de cet objet. Quand vous le regar-dez, il faut quon puisse se dire que cest malin. Quil ny ait pas trop de matire. a peut tre juste un montage mais il faut que ce soit bien ralis. Lorsque vous tes jeune et que vous rflchis-sez cette pice-l, quelque part, vous tes en train de faire de lesthtique.Cest mon pre qui a le got de la belle pice et qui me linculque. A ce moment-l, on va aligner les vis. Les cruciformes, on ne les met pas nimporte comment. Cest une suite de plein de petites choses, a ! Il y a un moment donn o cest en toi. Il faut toujours essayer de faire une belle pice. Plus tard, le design, ce sera aussi a. Mme si ce nest plus vous qui la fabriquez, vous la dessinez. Il y a le souci de la belle pice, bien faite. A la fin, cest un mlange de got, de savoir-faire, dquilibre.

    F.A. : Il semble que ce soit plus en bri-colant et en aidant votre pre plutt quen dessinant que vous tes venu au design.

    P.J. : Non, pas vraiment, ct de cela, mon pre est quand mme la planche dessin. Un moment donn, il stait mme lanc dans la fabrication dun side-car. Cest un projet qui na jamais abouti mais il avait tout dessin, tout. Il sest arrt parce quil naurait jamais eu le droit de rouler avec. Cela reprsentait un effort norme pour ne jamais avoir dhomologation.

    F.A. : Je suppose que les marges de vos cahiers dcole ntaient pas rem-plies de croquis de chaises, de ta-bles et de fourchettes. Etaient-ce des voitures, des avions, des portraits damis ou peut-tre tiez-vous un tu-diant trs consciencieux aux cahiers impeccables ?

    P.J. : Il y avait plutt des paysages, des personnages ou des animaux. En fait, je me suis aperu que je savais dessiner. Un moment, jai vu que ctait quelque chose que je faisais bien. Alors, ensuite, vous ne savez jamais si vous aimez dessiner seulement parce que cest fa-cile pour vous. Cest impossible com-prendre. Jadore dessiner. Jai toujours dessin, dessin, dessin.Le design est awrriv tard pour moi. Cest au bac, lorsquil a fallu que jaie

    une ide de ce que je voulais faire plus tard. Mon pre ma srement un peu influenc. Je pense que cest un m-tier quil aurait aim faire. Cela nexis-tait pas vraiment en son temps mais il a toujours t attir par lesthtique. Il a un bon coup de patte et une bonne ide des proportions. Je voulais faire soit ar-chitecte, soit dessinateur de bandes des-sines, soit peintre. Je ne sais pas si jal-lais faire les Beaux-arts. Et il y avait ce nouveau mtier qui arrivait. Un jour il ma gliss une petite plaquette sur Roger Tallon en me disant peut-tre que a tintressera Patrick ? . Le choix de ce mtier sest fait de cette manire.

    F.A. : Je crois que pour votre dipl-me vous aviez utilis comme support des peintures lhuile de grandes di-mensions. Aussi, pendant mon stage lagence, jai aperu dans votre bureau une bote en bois pour aquarelles. Est-ce que vous continuez peindre. Vous arrive-t-il malgr un agenda rempli de pratiquer le dessin en marge de votre travail ?

    P.J. : Je fais des choses comme celle-l (il montre une peinture pose sur une chai-se). Comme vous voyez, la bote daqua-relles est encore l. Il y en a partout.

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    F.A. : Si je vous pose cette question, cest parce quen faisant des recherches sur le streamline pour mon mmoire, je me suis aperu que la plupart des de-signers qui ont particip ce courant ont tous eu une pratique du dessin in-tense avant de passer au design. Beau-coup taient illustrateurs. Il suffit de regarder les esquisses de Norman Bel Geddes pour sentir un vritable plai-sir dans lacte mme du dessin. En re-gardant ses croquis, on ressent le plai-sir quil tirait lui-mme en traant des courbes.

    P.J. : Oui, cest indniable. Cest vi-dent. Mais a dpend des projets. Il y en a o le dessin sefface sous le nombre des contraintes. Avec le dessin, jessaye de lier, de relier des contraintes. Tu sais, comme lorsquil y a des points avec des numros relier. Je pense que cest comme a que jutilise le dessin.

    F.A. : Je me souviens du workshop lEnsci que vous aviez dirig. Vous nous aviez demand de dessiner des plans de chaises lchelle relle en in-sistant en permanence sur la justesse du trait. Peut-tre dix fois mavez-vous demand de revenir sur la courbe qui, du pied arrire fait natre le dossier. Est-ce quil ny a pas l quelque chose qui va au-del du geste altruiste? Comme un cuisinier qui mijote un plat dlicieux pour satisfaire le client et qui adore aussi la bonne chair et ne

    se prive pas de tremper le doigt dans la casserole pour goter le plat.

    P.J. : Je ne sais pas comment lexpliquer, mais je sais que si votre plan est beau, si les courbes sont belles, alors il y a de grandes chances pour que lobjet ne soit pas trop mal. Mais le contraire nest ja-mais arriv. Si le plan est moche, lobjet le sera galement. Cest vraiment diffi-cile expliquer la ligne . Je maper-ois quil y a des gens qui ne compren-nent pas du tout ce que cest de savoir dessiner un beau visage. Cest forc-ment li. (Il cherche un papier sur son bureau). Lautre jour, je dessinais des chevaux (il me montre le croquis dun cheval dessin sur une petite feuille de papier). Dans le cheval, il y a de la fonc-tion comme dans un corps humain avec des articulations et des tas de choses. Cest une machine trs complexe. Mais au-del de a, il y a des lignes. Vous dessinez bien un cheval parce que vous avez compris comment il marche, quelle est sa charpente et quels sont les muscles qui le font bouger. Au final, tout ceci est trs logique. Cest trs dif-ficile de bien dessiner un cheval si on ignore comment il est bti. Il faut com-prendre comment a marche. Pour moi, entre dessiner un cheval et dessiner une pelle tartiner pour Nutella, cest peu prs pareil. On doit comprendre la mcanique de lobjet puis en rsoudre lquation. Le dessin maide trouver les points puis les relier.

    La chaise sur laquelle vous tes assis (Mabelle, Cassina), au dpart cest un problme sur un type de confort. Cest une histoire de proportions, daccou-doirs, de hauteurs. Quelque part, cest la charpente de la chaise. Aprs cest un jeu sur le vide.

    F.A. : Au-del du dessin, Starck dit quil y a une sorte de jouissance dans le fait dimaginer des formes puis de les voir se concrtiser. Bien que lint-rt du mtier du designer ne se trouve pas dans ce plaisir goste, partagez-vous ce point de vue ?

    P.J. : Oui, en tout cas. Comme un cui-sinier, vous lavez fait, vous avez russi votre souffl. Vous avez mis une diffi-cult dedans en y mettant des corces doranges. Cest normal que vous ayiez du plaisir le goter, tout comme sa-voir que des gens vont le manger et le trouver dlicieux.

    F.A. : a fait maintenant prs dun sicle que le design existe sous ce nom-l. Les designers daujourdhui ne sont plus des pionniers. Comment vous pla-cez-vous par rapport aux grands desi-gners qui ont travaill pour les socits qui maintenant ditent vos produits ? Avez-vous des matres dont les rali-sations vous servent de jalons, des personnes dont le travail vous sert de rfrence ? Vous sentez-vous des proxi-mits avec certains dentre eux ?

    P.J. : Mes rfrences vont de la Rome antique aux Phniciens en passant par les pices archologiques. Jessaye tou-jours daborder un projet de la manire la plus large possible. Je fais tout pour ne pas me limiter aux crations rcentes. Mes influences sont gigantesques.Pour revenir la notion de pionniers, il nous est arriv davoir la chance dtre parmi les premiers faire quel-que chose. Lorsque nous avons utilis la strolithographie, nous avons notre manire pos un jalon. Ceux qui ensui-te ont fait appel cette technologie ont forcment d prendre en compte ce que nous avions ralis.

    F.A. : Quelle est votre position par rap-port non pas aux crateurs, mais aux pices qui sont devenues des standards avec le temps. Sous quelle forme est-ce que ces crations exercent une influen-ce sur ce que vous produisez ?

    P.J. : Je comprends standards dans le sens darchtypes. Il existe des objets qui sont arrivs quasiment au terme de leur volution. Il est trs difficile de les faire voluer. Prenons lexemple de la mduse. La morphologie de cet ani-mal na plus volu depuis des millions dannes.Pour a (il pointe un bol blanc en cra-mique pos sur son bureau) aussi, cest presque fig.Regardez ce que fait Starck, il prend des archtypes. Son truc, cest de dire

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    quil ne faut plus dessiner dobjet. Tout a dj t dessin. Il va juste chercher les formes o elles sont. Miss Sissi et La Marie ont des formes archtypales. Son intervention est technique.

    F.A. : Mais le Fauteuil Richard III ?

    P.J. : Oui, vous avez raison. Il y a une autre dimension dans son travail. Le surralisme et le thtre sont trs pr-sents. Pour ce fauteuil, il prend un objet dessin deux cent fois, il svide et a de-vient un dcor de thtre. Cest un effet visuel, du factice, larrire est creux.Je crois quil nest pas possible lorsquon est designer dignorer cela, la nouveau-t suppose aussi de sintresser avec at-tention ce qui a dj t fait.

    F.A. : a nous amne parler des questions didentit, de patte ou de style, comme vous voudrez. Bien que vous revendiquiez vouloir estomper et gommer le dessin, vos crations se re-connaissent. Comment est-ce que vous abordez cette question ? Vous lludez en pensant que votre identit sera de toute faon prsente ou peut-tre ny portez-vous aucune attention ?

    P.J. : Je parle de mon criture. Un peu comme un crivain. Je ny fais pas du tout attention. Cest quelque chose qui est en vous. Un crivain na pas besoin de sarrter chaque ligne pour vri-fier si la phrase quil vient dcrire est

    dans le mme style que la prcdente. Cest quelque chose qui vient naturel-lement. Cest une histoire de mthode et daller-retour. Dans lagence, cest notre manire de travailler qui dter-mine lcriture. Nous avons une ma-nire de travailler, une sensibilit dans notre approche des projets qui influe videmment sur lapparence des objets que nous faisons.

    F.A. : Mme si ce nest certainement pas la finalit de votre travail, est-ce que vous recherchez une forme dho-mognit dans votre production ? En parcourant votre site internet, on per-oit des lments rcurrents. Je pense des dtails comme la ligne qui relie laccoudoir et lassise du canap Cute Cut et celle du sofa Kami.

    P.J. : Oui cest vrai. Cest aussi une forme dchec. Lorsquil y a quelque chose que vous reprenez, cest que vous ntes pas all jusquau bout. Cest important dal-ler au fond du dessin, dpuiser le sujet pour se librer. Sinon, il y a toujours des non-dits qui tranent inconsciemment dans chacun des projets.En dehors de , il y a bien sr un ct obsessionnel, une attirance pour cer-taines formes. Pour moi, cest la fluidit. Lorsque jai fait la Thalya, cest ce que jai recherch.

    F.A. : A un autre niveau, plus subjectif, je ressens une proximit entre le des-sin de lescalier que vous avez propos pour le concours de la boutique Guer-lain sur les Champs-Elyses en 2003 et celui que vous avez fait rcemment pour lespace chaussures des Galeries Lafayette. Les mains courantes no-tamment ont des morphologies qui se rapprochent.

    P.J. : Il subsistait une frustration. Cest un concours que javais perdu. Ce des-sin restait donc dans des cartons. Javais envie de raliser cet escalier et le projet pour les Galeries Lafayette ma donn loccasion de le faire. Cest juste, les es-caliers ne sont peut-tre pas identiques mais lesprit est le mme. Il y a des for-mes quil faut exorciser pour sen librer. On est tous comme a. On voit des cho-ses, des images, des objets qui nous font ragir. Il y a plein dexemples comme les facettes, les lignes, lombre, la lumire, etc. Quelquun fait un truc et a nous fait ragir. On a envie de sy essayer.

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    La part de lexprience

    Dclarer que les expriences accumules tout au long de la vie dun designer peuvent avoir une influence sur les objets quil cre peut, bien des gards, sapparenter enfoncer des portes ouvertes. Les historiens de lArt ont largement tudi, voire dmontr lexis-tence des liens troits qui unissent la production dun crateur aux conditions de son existence. De mme, la psychologie sintresse de-puis longtemps la nature des relations entre la personnalit dun individu et ses affinits esthtiques. Notre intention nest pas ici de venir toffer les tudes existantes en les documentant davantage. Il ne sagit pas de mettre en lumire des interactions mais dobserver dans quelle mesure ces liens exercent une influence sur la morpho-logie des objets. Au travers d'lments biographiques et des rali-sations de deux designers aux personnalits loignes, Andre Put-man et Ettore Sottsass, nous tenterons dtablir jusquo il nous est possible de percevoir lempreinte de leur vcu dans leurs crations.

    Lusage du conditionnel simpose dans cette partie tant les cha-nes de causes et de consquences peuvent tre longues. vouloir absolument dmontrer des influences, nous nous risquerions for-muler des hypothses hasardeuses. Il nous faudra donc garder les-prit quil sagit de relations dont il est dlicat de tracer des contours prcis.

    1

    des Vcus

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    Andre Putman, une enfance bourgeoise

    Le journaliste et crivain Franois Olivier Rousseau, nous claire dans un style romanc sur lexistence des parents dAndre Put-man : Il ny a que les gens sans imagination qui croient descendre de leurs anctres, les autres sen abstiennent. Le lien de consquence qui unit un vivant aux morts dautres poques est trop vague pour engager la responsabilit daucun des partis. Pourtant il faut un ins-tant parler filiation, origines Elles sont bourgeoises, les origines le sont presque toujours. [] Le bottin mondain de 1912 recense au numro 50 du boulevard de Courcelles, un certain Edouard Ay-nard. Une srie dabrviations et de pictogrammes nous renseignent sur sa situation sociale et son degr de fortune. Une rosette styli-se, prcde dun O nous apprend quil est officier de la lgion dHonneur. Trois tours de guide Michelin, dont on trouve la tra-duction dans un glossaire des signes, nous informe quil possde le chteau de Bayre par Lozanne et labbaye de Fontenay, rachets sa femme, Rose de Montgolfier, de la famille des lanceurs de bal-lons Nous apprenons encore quEdouard Aynard est membre de lAcadmie des Beaux-Arts, rgent de la banque de France, Dput du Rhne et prsident de la Chambre de Dputs, il y mourra en pleine sance, frapp dapoplexie au pied de la tribune. 1.

    Andre Putman a donc grandi dans une famille au mode de vie bourgeois. Notre impression est renforce par les informations que nous donne lauteur sur les conditions de son enfance. Bien que Louise (la mre dAndre Putman) nait pas de jour attitr, elle re-oit parfois laprs-midi. Pour ces rceptions, on habille bb de bro-derie anglaise, on la couvre de nuds raides et de cocardes, et on loublie sur le piano queue o elle se morfond avec une patience exemplaire qui fait ladmiration de lassistance .2 Nous apprenons par ailleurs que son enfance sest droule dans les grands apparte-ments haussmanniens du VIe et VIIe arrondissement parisien. Son temps tait essentiellement partag entre lappartement de ses pa-rents, rue du Cherche-Midi et de celui sa grand-mre, rue Sdillot.

    1 franois olivier rousseau, Andre Putman, paris, regard, 1989, p. 25.2 Ibid., p. 34.

    Cette dernire collectionnait les antiquits gyptiennes. Franois Olivier Rousseau insiste sur ce point en prcisant que l o, chez les bourgeois ordinaires, nous trouvons des placards et des porte-para-pluies, elle dispose de momies et de sarcophages. Andre apprend marcher et part laventure travers des corridors encombrs de vestiges de la vingt-troisime dynastie. Il nous renseigne en parti-culier sur un chacal de bois au long museau et aux longues oreilles dont elle se prend de passion.

    Que pouvons-nous avancer partir de cette anecdote pour notre tude ? Chacun possde le souvenir dobjets dont lenfance est ja-lonne. Nous ralisons quel point il peut tre dlicat desquisser des rapprochements plus ou moins arbitraires entre des lments biographiques et des objets crs parfois des annes plus tard. Evi-demment, il ne faut pas nous sattendre retrouver parmi les ra-lisations dAndre Putman un quelconque chacal. Cependant, cet pisode nous renseigne sur un point. Linstinct de collectionneuse de cette designer, sa facult sattacher des objets et les conser-ver en mmoire est une constante tout au long de sa carrire. Nous verrons par la suite que le souvenir dun samovar aperu lors dun voyage en Russie, les crations dEileen Gray ou la petite chaise en mtal de Mallet-Stevens ont durablement imprgn son esprit et transparaissent dans ses amnagements dintrieurs. Par ailleurs, ces renseignements tmoignent de sa profonde connaissance des murs bourgeoises. la lecture de sa biographie, nous prenons conscience de la lgitimit quAndre Putman a eu pour intervenir par la suite dans la conception despaces destins une clientle aise.

    Cependant, en grandissant, Andre Putman se structure autour du rejet de son environnement. Elle apprend trs tt la rigueur aux cours pour jeunes filles Tabouillot, rue de Villersexel, o elle dit avoir perdu des heures prcieuses du dbut de la vie . De plus, sa mre a dcid quavec sa sur Agns, elles accompliront une carrire de pianiste. Elle se dsintressera de la musique et abandonnera son apprentissage du piano quelques annes plus tard. On retrouve lat-tachement d'Andre Putman aux objets qui l'entourent lorsquelle dcrit sa chambre dalors : On tait sous le charme de certains ob-jets qui ont gard leur magie. Je pense particulirement aux lumi-naires en papier de Noguchi. Lun deux, en forme de citrouille, pos

    Linfluence du crateur 1. Des vcus

    madame louise aynard, mre dandre putman ne louise saint-ren tallandier lge de 30 ans.

    cabine dessayage de la boutique Balenciaga avenue Georges V paris, andre putman, 1989. embrase gros pompom de passementerie, miroir cintr et biseaut, applique flamme en mtal bronze, sige en X tapiss de velours rouge, etc. les codes bourgeois sy superposent.

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    sur un tripode, tait lobjet que je prfrais dans ma chambre. Les amis de mes parents, membres de lestablishment, borns, faisaient des condolances ma mre pour mon mauvais got. 3 Devons-nous voir dans les socits quelle a cres, Crateurs&Industriels dans un premier temps, puis Ecart International, le prolongement de sa volont de faire partager les objets quelle affectionne ? Dans tous les cas, ses amnagements traduisent clairement son attache-ment aux objets. Dans les boutiques, les htels et les villas quelle a conus, son travail a dabord consist faire coexister et dialoguer entre eux des objets dautres crateurs. Stephan Gerschel va jusqu crire que lon trouve dans lenfance dAndre Putman tous les l-ments constitutifs de sa carrire : la rigueur, lharmonie, la fantai-sie et la rupture.4

    Une proximit avec le milieu artistique

    Il nous est galement possible de lire dans le travail dAndre Putman linfluence des milieux artistiques quelle a trs tt frquen-ts. quinze ans, jallais au Flore parce que ctait l quil fallait tre. Me retrouver tous les jours entre Giacometti et Antonin Ar-taud, Sartre et Beauvoir, ctait a mon addiction. Les voir et peut-tre un jour leur parler. 5 Lorsquelle sinstalle en 1960 avec son mari Jacques Putman, rue des Grands-Augustins, ce sont les amis artistes de ce dernier qui participent la dcoration de lapparte-ment. Alechinsky peint le plafond du vestibule, les sculptures de Messagier et les toiles de Bram sont accroches dans les grandes pices o avoisinent le style annes 30 et des meubles espagnols. Les souvenirs dAndre Putman tmoignent de cette proximit : Il y a eu des ftes incroyables chez nous, avec des gens de la mode, de la danse, des crivains, des comdiens, des musiciens Ils taient tous l comme dans la chanson dAznavour. Cest comme a que je me suis retrouve trs proche dune quantit de gens qui, entre

    3 stephan Gerschel, Le style Putman, paris, assouline, 2005, p. 44.4 Ibid., p. 10.5 andre putman cite par stephan Gerschel, Ibid., p. 17.

    autres, taient des gens de la nuit. 6 Enfin, ges d peine trente ans, Andre Putman et un de ses proches, Michel Guy (pas encore ministre de la Culture), participent la vie de la grande bourgeoi-sie parisienne dont ils rejettent pourtant les obligations. Anims par les mmes passions, la mme curiosit, ils sillonnent Paris jour et nuit, dans la Mini Austin beige aux vitres noires dAndre. Ils fr-quentent Beckett et Ionesco et dcouvrent la faune interlope des noctambules. 7. On retrouve linfluence de ces frquentations dans de nombreux projets. Il y a dans lamnagement de lhtel Morgans et le mobilier du bureau de Jack Lang au ministre de la Culture une dualit. Nous y dcelons la fois le rejet dun ordre tabli et du dcorum bourgeois mais aussi toute la stabilit des typologies qui lui sont associes. Par exemple, les fauteuils club du sige dEbel, le

    6 Ibid., p. 16.7 stephan Gerschel, op. cit., p. 36.

    sige de social de Ebel, usa, andre putman, 1988.

    Linfluence du crateur 1. Des vcus

    amnagement intrieur de lhtel Saint-James Club, andre putman, paris, 1986.

    bureau de Jack lang au ministre de la culture, 1985.

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    large bureau du dcideur, les canaps disposs autour dune table basse, etc. Certains diront quil faut bien se conformer aux attentes des commanditaires. Toujours est-il quil nous est difficile de ne pas faire de lien entre sa matrise des codes et des typologies bourgeoises et le milieu dont elle est issue.

    Des similitudes avec Eileen Gray ?

    Il est intressant de comparer les conditions dexistence dAndre Putman avec celles dune autre cratrice dont elle admire le travail. Les ralisations dEileen Gray lont inspire et accompagne tout au long de sa carrire. Elle a dailleurs jou un rle important pour la redcouverte de son travail en faisant rditer des pices par sa socit Ecart International. On trouve des crations dEileen Gray dans de nombreux projets, notamment ses fauteuils transats et ses miroirs. Andre Putman les rutilise abondamment dans ses amna-gements. Nous observons aussi que les motifs de certains tapis ont t largement inspirs par ceux dEileen Gray. Linfluence se ressent particulirement entre les tapis Night and day et Black board. Toute-fois, nous avons vu prcdemment que le travail d'Andre Putman se dfinit avant tout par la mise en relation dobjets quelle na pas elle-mme crs. Dans un prochain chapitre, nous tudierons plus en dtail linfluence des pairs sur la production dun designer. Dans limmdiat, concentrons-nous sur la proximit des conditions den-fance des deux cratrices. Nous tenterons avec ce rapprochement de percevoir si le lien qui unit ces deux cratrices peut s'expliquer par la proximit de leur milieu social d'origine.

    Nous devons Peter Adams une biographie dtaille dEileen Gray8. Elle nat Kathleen Eileen Moray dans la maison familiale de Browsnwood Enniscorthy (comt de Wexford), en Irlande, le 9 aot 1878. Sa famille prend le nom de Gray en 1893, aprs que sa mre, lady Eveleen Pounden, eut hrit dune prairie dun de ses oncles cossais et pris le titre de baronne Gray. Cadette de cinq enfants, Eileen passe son enfance entre les rsidences familiales

    8 peter adam, Eileen Gray: Architect/Designer, new York, Harry n. abrams, 1987.

    dIrlande et le quartier chic de Kensington Londres. Elle hrite du sens de la dcoration de sa mre, et de lesprit dindpendance et daventure de son pre, le peintre James Maclaren Smith, quelle ac-compagne dans ses voyages professionnels en Italie. La professeur darchitecture Caroline Constant nous renseigne sur son ducation. Comme beaucoup de jeunes femmes de sa classe sociale, elle ne reoit pas dducation formelle, en dehors de quelques tudes in-termittentes dans un pensionnat de Dresde, et est essentiellement leve par des gouvernantes. Elle se rend pour la premire fois Paris en 1900, pour accompagner sa mre lExposition Univer-selle. 9. La jeune fille qui est dcrite ici a, tout comme Andre Putman, grandi dans un milieu ais. Toutes les deux viennent de fa-milles labri du besoin. Nous remarquons par ailleurs que les deux femmes ont pass leur vie quelques centaines de mtres lune de lautre, ancres dans le VIe arrondissement de Paris. Eileen Gray a habit 70 ans (jusqu sa mort) dans un appartement de la rue Bo-naparte et Andre Putman rue des Grands-Augustins. De plus, tout comme Andre Putman sest ouverte la modernit en sopposant son milieu dorigine, Eileen Gray sest dtache de ses racines en sexilant Paris.

    Cependant, mfions-nous des raccourcis. Etablir une influen-ce du travail de lune sur lautre en nous basant simplement sur la proximit des milieux sociaux dont ces cratrices sont issues serait parcellaire. Nous omettrions les profondes diffrences entre les ori-gines irlandaises dEileen et lenvironnement de tradition franaise dAndre Putman. Ensuite, les deux cratrices se sont ralises dans des contextes diffrents. Si Eileen Gray a volu au ct de Jean Ba-dovici, il ne semble pas que la carrire dAndre Putman soit lie celle dun autre crateur. Ainsi, il est dlicat de faire un pont entre ces femmes uniquement au regard de leurs conditions sociales.

    Nous ne pouvons nier ltroite influence entre la nature des rali-sations dAndre Putman et lunivers dans lequel elle a grandi. Nous avons observ de quelles manires ses origines transpirent dans ses crations et influencent ses choix lors de la conception despaces. Nanmoins, le travail dun seul designer, aussi riche soit-il, ne peut

    9 caroline constant, Eileen Gray, paris, phaidon, 2003, p. 8.

    tapis Black Board dessin par eileen Gray en 1925, rdit par ecart international en 1978, 250 x 230 cm.

    Linfluence du crateur 1. Des vcus

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    pas nous offrir un point de vue suffisamment tendu. Pour appr-hender plus largement les relations entre les milieux sociaux et les formes, nous devons nous appuyer sur le travail dun crateur dont les origines sont radicalement loignes de celles que nous venons dtudier.

    Ettore Sottsass Jr., une enfance montagnarde

    Ettore Sottsass, contrairement Andre Putman, na pas grandi en ville. Il est originaire dune rgion montagneuse dItalie septen-trionale, le Trentin-Tyrol, qui a t autrichienne jusquen 1919. La topographie des valles encaisses y a favoris la conservation de traditions fortes. La rgion est dailleurs officiellement bilingue. Son enfance ne sy est pas passe sous lautorit de gouvernantes mais au contact de la nature. Qua-t-il conserv de cette priode ? Pou-vons-nous lire dans son travail linfluence de ce milieu ? Le journa-liste Gilles de Bure, qui a rencontr Ettore Sottsass plusieurs re-prises, nous confie quil a conserv de ces expriences un amour vif de la nature, une acceptation sereine de lvolution, la certitude que rien nest dfinitif et des sensations, des impressions par mil-liers. Ces impressions, insignifiantes en ville, devenaient boulever-santes dans cette solitude, comme si un arbre stait mis frmir de toutes ses branches sans que le vent ni lenvol dun oiseau puissent en rendre compte.10 Devons-nous nous risquer faire un rappro-chement entre la fracheur, limmdiatet, le foisonnement de ses dessins et les paysages montagneux qui ont laiss leur empreinte dans son esprit. Daprs Gilles de Bure, le milieu dans lequel Sott-sass a pass les premires annes de sa vie a profondment influ sur son temprament. Tout tait l qui allait favoriser son got de lindicible, son intuition de la fugacit, sa science de limpalpable. Neuf annes pour simprgner tout jamais de ce climat, de cette atmosphre. Neuf annes indestructibles, inoubliables, si profond-ment ancres en lui que, presque inconsciemment, ses proches col-laborateurs des annes 1980, Aldo Cibic, Michele de Lucchi, Matteo

    10 Gilles de bure, Ettore Sottsass Jr., paris, rivages, 1987, p. 20.

    Thun, Marco Zaniniseront encore originaires du Haut-Adige ou de la Vntie. 11 Les crations quil ralise dans les annes 80, prs de soixante ans aprs avoir quitt les valles du Sud Tyrol pour Turin puis Milan, conservent cette science de limpalpable . Le meuble Beverly (1981), la stle de bronze et de marbre La Presenza (1992) et la commode Coming back from the palace in Jaisalmer (1987) ren-forcent notre sentiment de fugacit et d indicible .

    Lenvironnement rural nest pas le seul avoir eu une influence sur Sottsass. Son adolescence a t marque par la reconstruction en Trentino et le dveloppement urbain Turin. Tout le pousse la rationalit linverse de lempirisme organique des montagnes du Tyrol. Il sy appliquera longtemps admirant ds 1945 et 1946, la suite de divers voyages, Mondrian, Bill et Pevsner, Arp et Calder. Il faudra attendre 1953 pour quil avoue presque dsol : Ma nature me porte peut-tre plus lexpressivit qu la rationalit .

    11 Ibid., p. 20.

    Linfluence du crateur 1. Des vcus

    Vue de la rgion dinnsbruck, ville natale dettore sottsass, sud tyrol, autriche

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    Un pre architecte

    Cependant, il est vident que les annes passes au contact de la nature ne peuvent suffire dceler les lments qui ont influ sur ses ralisations. De la mme manire, nous avons vu que lenfance rurale de Patrick Jouin nexplique pas elle seule la nature de ses crations. Les annes montagnardes dEttore Sottsass ne sont quune influence parmi tant dautres. Ds la fin de son adolescence, son pre la pouss entrer lInstitut Polytechnique pour commencer des tudes darchitecture. Notons que son pre, Ettore Sottsass Sr., por-tait non seulement le mme prnom, mais tait lui aussi architecte et fut, autrefois, le collaborateur du viennois Otto Wagner. Est-il pos-sible de voir dans les esquisses de Sottsass une influence du Jugens-til et de la scession viennoise ? Les pitements quil dessine dans les annes 80 et les motifs gomtriques de certains de ses projets architecturaux peuvent voquer le btiment dOtto Wagner pour la caisse dpargne de Vienne. Cependant, il ne faut pas oublier que ses projets sinscrivent dans un mouvement radical plus large. Bien quil ait une proximit avec lAutriche, sa culture reste latine. Les activits du groupe Memphis, quil fonde en 1980, en tmoignent.

    Dans un sens plus large, il nous est difficile de quantifier lin-fluence dun pre sur les ralisations dun crateur sans en avoir une connaissance intime. En effet, comment formuler des hypothses qui relvent de la psychologie lorsque nos informations se limitent celles disponibles dans la littrature ? Dans quelle mesure Ettore senior a influenc les formes proposes par Ettore Junior ? Le pro-jet dessin par son pre pour lhpital de Thione na, premire vue, rien de commun avec les crations de son fils. Cette emprise, si elle existe, passe par des filtres cratifs qui la rendent dautant plus difficile discerner. De plus, notre ambition nest pas dobserver le travail dEttore Sottsass Jr. sous un angle psychanalytique mais de regarder les formes qui rsultent de cette influence.

    Nous pouvons faire un lien avec les propos de Patrick Jouin. Lors de notre entrevue, celui-ci a fait abondamment rfrence son pre. Mon pre avait une moto . Mon pre tait artisan . Mon pre

    est en train de rparer des voitures . Bien quil lui ait transmis le got de la belle pice , rien ne nous indique que sa prsence puisse transparatre explicitement dans les formes de ses objets. En effet, les fes de la boutique de Van Kleef & Arpels sont bien plus proches des cratures quil peignait sur les rservoirs de mobylettes que des machines conues dans lusine de son pre. Ainsi, il est ncessaire de relativiser linfluence paternelle. Elle apparat comme une in-fluence diffuse qui correspond davantage une sensibilit et une orientation qu un ascendant et une inspiration formelle. Ce point de vue est tay par la relation entre le travail de Victor Prouv et de son fils Jean. La production formelle des deux crateurs na rien de commun. Le vocabulaire curviligne des crations de Victor Prouv nest pas celui qua adopt Jean Prouv. Cependant, la place de Victor Prouv au sein de lcole de Nancy tait dj celle dun crateur technicien. Sa collaboration avec larchitecte Art Nouveau Emile Andr en tmoigne. Alors que ce dernier conoit une gamme de meubles sharmonisant avec ses constructions, Victor Prouv est omniprsent et lui apporte des conseils techniques.12 Linfluence du travail de Victor sur son fils a donc moins voir avec la forme quavec la transmission dune sensibilit technicienne. Pour revenir Ettore Sottsass Jr., nous pouvons supposer que cest avant tout la vision globale et laspiration lharmonie dveloppes par la sces-sion viennoise dont il a hrit de son pre. Gilles de Bure va dans ce sens lorsquil crit cette aspiration au bonheur, Ettore Sottsass Jr. la fortement ancre en lui. Son bonheur, celui de lautre, celui des autres. Non pas le bonheur de tout le monde mais le bonheur de chacun. 13

    Nous avons voqu les racines latines dEttore Sottsass Jr. Bien quinfluenc par sa rgion natale, son travail sinscrit dans une aire culturelle plus large. Y a-t-il dans ses objets des marqueurs formels qui nous permettent dassimiler ses crations lItalie ? Le design italien existe-t-il ou il ny a quun design dItalie ? Plus gnralement, les origines gographiques des crateurs ont-elles une influence sur

    12 anne bony, Le design, paris, larousse, coll. reconnatre et comprendre, 2004, p. 28-29. 13 Gilles de bure, Ettore Sottsass Jr., op. cit., p. 28.

    Linfluence du crateur 1. Des vcus

    dessin pour lhpital de thione, ettore sottsass senior, vers 1910.

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    les formes quils dessinent ? Il nous faut observer quels sont les re-groupements envisageables pour dterminer si la vision dune cra-tion formelle divise par des identits culturelles, des nationalits et des coles est pertinente.

    Des oppositions persistantes

    La lecture des courants formels sest notamment dfinie autour doppositions schmatiques entre zones gographiques. lchelle mondiale, la production occidentale, aux rfrences grco-latines, se dtacherait des ralisations orientales. Sous quels critres morpho-logiques pouvons-nous dire quils se diffrencient ? Chaque rgion du monde est associe un folklore dans lequel les objets prennent part. Les lanternes de mtal cisel sont lies au Maghreb tout comme les tapis la Perse, et les cabs noirs voquent Londres. Avec ces ca-ricatures, bien souvent dpasses, nous prenons conscience que les objets sont aussi la traduction dun savoir-faire et dune culture pro-pre un lieu. Ils sont la fois les tmoins et les ambassadeurs des particularits locales. Les formes des thires traditionnelles illus-trent ces propos. La forme ramasse des thires en fonte japonaises et le col sinueux des thires marocaines sont le fruit dune culture spcifique ces pays, notamment relative la manire de dguster le th. Leurs crateurs sont imprgns dun environnement et dun territoire. Plus que le rsultat de lhritage dune culture, ces thi-res font partie de la culture elle-mme.

    2

    les origines gographiques

    et culturelles

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    Ainsi, nous pouvons lire dans la forme des objets leur provenance pour les associer des zones gographiques. Les connaissances des conservateurs de muses et des antiquaires leur permettent de rat-tacher le moindre ustensile un lieu, une date, une histoire et une culture. Paris, la saison de la Turquie, lautomne 2009, proposait aux visiteurs de diffrentes manifestations de dcouvrir la culture ottomane par le biais des objets utiliss alors. Le muse du Quai Branly regroupe ses collections selon des appartenances ethniques identifies. Dans le mme sens, lInstitut du Monde Arabe organise rgulirement des expositions dans lesquelles les productions de laire culturelle musulmane sont montres. Les exemples sont nom-breux. La musographie participe un classement des objets selon un dcoupage culturel et gographique.

    Nous pouvons greffer ces oppositions plusieurs filtres. Pourquoi ne pas proposer une division thologique des influences ? LIMA1 la fait rcemment avec une exposition sur les Arts de lIslam . Nous pourrions alors tudier le mobilier Shaker amricain au regard des croyances de la secte fonde par Anne Lee. Plus rcemment, nous irions jusqu voir dans la pratique rigoriste du design par Dieter Rams et David Millor la marque dune tradition protestante par op-position lexubrance catholique de Gaetano Pesce, Joe Colombo ou Vico Magistretti. La sobrit de langlais Jasper Morrison serait alors perue comme linfluence lointaine du Calvinisme. Evidem-ment, la ralit est plus complexe et plus floue. Les mouvements radicaux italiens, par exemple, se rapprochent beaucoup plus dune position athiste que dune filiation catholique. Nanmoins, ces sup-positions nous clairent sur des influences profondment ancres.

    En effet, comment nier les racines nippones des crations de Natao Fukasawa ? Bien que son langage fasse usage dun vocabulaire contemporain, la forme de ses objets laisse largement transparatre ses inspirations traditionnelles. En 1954, moins de dix ans aprs les premires expriences avec du contre-plaqu moul, Yanagi Sori a dessin le tabouret Butterfly, qui malgr un matriau alors nova-teur conserve un dessin dessence traditionnelle japonaise. Le mo-bilier conu par Shiro Kuramata des annes plus tard est tout aussi

    1 institut du monde arabe, paris.

    rvlateur des particularits culturelles de ce pays. La cration est le reflet de lidentit des designers. Elle sinscrit dans des territoires la fois nationaux et culturels. Toutefois, ces frontires pourraient ne pas tre aussi marques que nous lavons suppos.

    La mobilit des hommes et des esprits

    Ce morcellement culturel est contestable sous plusieurs aspects. En premier lieu, ce point de vue prend comme postulat le fait quil sagit daires isoles. Or, ds le IIe sicle av. J.C., le transport de marchandises le long de la route de la soie, entre Asie et Europe, a favoris les influences mutuelles. Plus rcemment, dans la seconde moiti du XIXe sicle, le japon sest ouvert loccident et donc aux changes commerciaux. Son influence culturelle sest faite sentir en occident autant dans les arts dcoratifs que dans la peinture ou lar-chitecture. Le courant japoniste est le fruit de cette ouverture. En sens inverse, aprs la fin de la seconde guerre mondiale, le Japon a commenc simprgner des ides venant dautres pays en impor-tant quantit de meubles et objets scandinaves puis italiens. Sachant que pour le japonais, le fait de copier peut tre considr comme un acte dhumble apprentissage, cest partir des annes 50 que la rputation de copieurs que les japonais staient forge sest trans-forme en rputation de crateurs de produits biens finis et de haute technologie. On constate aujourdhui que les rfrents formels de leurs crations sont largement internationaliss. Bien que les objets fabriqus par Sony, Hitachi et Panasonic continuent dtre les am-bassadeurs dun savoir-faire technologique, ils ne participent plus la diffusion dun style japonais sous une forme traditionnelle. De mme, lapparence des produits Muji est dtermine autant par une philosophie dentreprise nippone que par une volont revendique de neutralit formelle. En dehors du Japon, la dlocalisation de la production et des processus cratifs cre des contacts permanents entre aires culturelles distantes. Un tlphone produit par une en-treprise scandinave peut tre dessin par une quipe multiculturelle aux Etats-Unis, fabriqu en Chine, assembl en Inde et utilis par un maghrbin. Nous reviendrons sur les problmatiques de marques

    lampadaire, david mellor, abacus, 1955.

    couverts symbol, david mellor, Walker and Hall, 1961.

    enregistreur TP1, dieter rams, braun, 1959.

    Linfluence du crateur 2. Les origines gographiques et culturelles

    tabouret Butterfly, sori Yanagi, Vitra, 1954

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    et dinternationalisation par la suite. Dans limmdiat, concentrons-nous sur les crateurs et les dterminismes qui les influencent.

    La forme des objets est dautant moins assujettie aux particulari-ts culturelles que leurs crateurs circulent entre des zones gogra-phiques distinctes. Les exemples de designers expatris sont nom-breux. Marc Newson a quitt lAustralie et travaille aujourdhui entre Paris et Londres. Karim Rashid est n au Caire, a t lev en An-gleterre et vit New York. LAnglais Jasper Morrison est dsormais Tokyote. Lassoci de Patrick Jouin, Sanjit Manku, est dorigine in-dienne mais a grandi au Kenya et fait ses tudes au Canada avant de sinstaller en France. Les cas de mobilit ne manquent pas. La facult des hommes se dtacher de leur milieu dorigine en cap-tant de nouvelles influences brouille les sparations et rend par-tiellement caduque la notion de territoire. En partie seulement car nous verrons par la suite que des attachements peuvent persister et des marqueurs culturels peuvent se manifester sous dautres formes.

    Au-del de la mobilit des crateurs, leur terrain dintervention est loin de se circonscrire aux environs de leur lieu de travail. Ainsi, en architecture, les concours internationaux sont ouverts des pro-positions de tous horizons. Bien quil arrive que larchitecte dve-loppe une lecture des codes formels associs au pays dimplantation du btiment, cest parfois sa volont et sa personnalit crative qui priment sur ces considrations. Pour illustrer cela, nous pouvons mettre en parallle des projets distants de quelques kilomtres et ra-liss par des architectes aux origines diverses dans un pays qui leur est, tous, tranger. Sur lle de Saadiyat Abu Dhabi aux Emirats Arabes Unis, Jean Nouvel propose une interprtation des moucha-rabiehs pour la coupole de la future antenne du muse du Louvre. loppos, Tadao Ando, Foster and Partners, Frank Gehry et Zaha Hadid, ont dessin des projets qui se dtachent clairement de toute rfrence islamique. Par ailleurs, les designers, commencer par Philippe Starck, conoivent des htels et des restaurants aux quatre coins du monde avec une lecture tout aussi libre des particularits locales. Dans le domaine de lobjet, le service th cr en 2008 par larchitecte Kazuyo Sejima pour Alessi est explicite. Lobserva-tion de ces objets rvle la flexibilit de leur auteur par rapport aux

    rfrences formelles japonaises. Les commentaires de Toyo Ito sur son travail vont dans ce sens. Sa faon de concevoir larchitecture ne prsente aucune continuit historique. Aucune hsitation [] mme inconsciente vis--vis des archtypes de lhistoire. Le sens de relation physique avec lespace que lon trouve dans ses projets nest pas assimilable au type de relation exprimentale dans larchi-tecture traditionnelle mais quelque chose qui dpend purement et simplement de formes abstraites spatiales .2 Si le bec verseur peut tre interprt comme un marqueur formel japonais, lensemble traduit une libert dinterprtation tendue.

    Il nous faut donc privilgier une lecture par bassin dinfluence plutt que dadopter une vision qui segmente les formes selon des critres gographiques. De plus, si nous dlaissons lchelle plan-taire pour nous rapprocher de lEurope, nous observons dautres re-groupements identifiables.

    Hritage commun et particularisme local

    lintrieur de lEurope, la production germanique soppose par convention au design transalpin. La vision selon laquelle lexubran-ce du design italien se diffrencierait de la rigueur allemande est souvent voque. Lautomobile notamment fournit aux commenta-teurs des occasions de confronter les belles italiennes aux berli-nes allemandes, Fiat Volkswagen et Ferrari Porsche. La chaleur du temprament latin se dtacherait de la froide retenue des men-talits almaniques. Les proccupations concrtent des nordistes divergeraient des inspirations oniriques des sudistes. Bref, loin de manquer, ces poncifs orientent la lecture dune partie de la produc-tion europenne.

    Notre propos nest pas de dfinir les traits de ces antagonismes. Bien que nous ne cherchions pas opposer le brun au blond et le Compasso doro au Gute Form, nous constatons quil existe en effet des influences quil est difficile de nier. Les formes issues des ateliers

    2 commentaires de larchitecte japonais toyo ito sur travail de Kazuyo sejima. Viewon, officina alessi, avril 2007.

    Linfluence du crateur 2. Les origines gographiques et culturelles

    crmier et sucrier, collection Fruit Basket, Kazuyo sejima et ryue nishizawa, alessi, 2008.

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    du Bauhaus puis de lcole dUlm rsultent des thories fonctionna-listes dveloppes durant cette priode. La morphologie des objets conus par Dieter Rams pour Braun est effectivement rvlatrice dune certaine posture desprit et de mthodes de travail emprein-tes de rationalit. loppos, les mouvements radicaux ns en Italie dans la deuxime partie du XXe sicle, comme Archizoom, Supers-tudio, Alchymia et Memphis peuvent tre perus comme privilgiant lexpressivit et le sens sur dautres considrations. Toutefois, les pas-serelles sont trop nombreuses pour quune telle vision puisse enti-rement se justifier. La personnalit du designer allemand travaillant Milan, Richard Sapper, apparat comme la synthse des caract-ristiques cites. La lampe Tizio, dessine en 1972 pour Artemide, il-lustre ce rapprochement. Par ailleurs, les crations de Gio Ponti ne sont pas dnues de technicit, tout comme Olivetti sest fortement proccupe de la dimension fonctionnelle de ses produits.

    Plus gnralement, le design europen sarticule autour daires culturelles identifiables par leurs approches cratives. Ainsi, la Scan-dinavie et la partie flamande de lEurope produisent des objets aux apparences divergentes. La notion daire culturelle renvoie celles dhritage et de pass. Les marqueurs formels communs aux objets provenant dun mme bassin culturel peuvent sexpliquer par les rfrents identiques de leurs crateurs. Le smiologue Benot Heil-brunn oppose ainsi la tradition picturale hollandaise lhritage thtral franais. Si lon peut penser que certaines cultures telle la culture hollandaise tirent leur conception du design de leur hritage pictural, il y a fort parier que la reprsentation culturelle franaise de lobjet tient davantage du thtre. Car comment conjoindre les effets de rcit, dimage, de scnarisation et dintrigue si caractris-tiques dun design franais, si ce nest une mtaphore du thtre ? Le design franais nenvisage lobjet que mis en scne, do limpor-tance des structures dintermdiation et notamment des magazines et des boutiques dites de design. Le design franais est donc dabord celui qui transforme lobjet en intermdiaire, cest--dire en sujet. Lobjet devient un acteur, il parle. Il acquiert finalement le statut

    dun personnage, do la notion de produit acteur. 3 Christine Colin va dans le mme sens lorsquelle crit que le scnario est devenu le leitmotiv des tudiants des coles de design. Tout doit dsormais raconter une histoire .4

    Ce qui fait cole

    Ces remarques nous poussent nous interroger sur la perti-nence de la notion dcole dun point de vue morphologique. Si nous consultons les dfinitions du terme cole 5 6, nous compre-nons que ce mot suppose le regroupement dhommes soit autour dune doctrine, dun mouvement ou dun hritage rattachable une ville, une rgion ou un pays.

    Les objets dessins par des designers hollandais jusquau dbut des annes 90 restent profondment marqus par une retenue et une sobrit formelle. Lhorloge Axis (1991) de Paul Schudel en alumi-nium anodis se place dans cette dmarche. Le Spots halognes de Bruno Niamber Van Eyben produits par Siemens en 1990 sy ratta-chent galement. Mais, dans lensemble, les crations sont htro-gnes. La sobrit des formes ne suffit pas relier lensemble de ces objets sous la bannire dune cole et encore moins dun collectif. Ce nest quau cours de cette dcennie que sest dveloppe une d-marche singulire.

    3 benot Heilbrunn, quelques marqueurs du design franais in Design & designers franais, paris, medifa, industries franaises de lameublement, 2006, p. 51.4 christine colin, notre histoire, seule planche de salut des designers franais in Design & designers franais, paris, medifa, industries franaises de lameublement, 2006, p. 28.5 ensemble des partisans dune mme doctrine, des disciples dun penseur, etc. ; mouvement issu de cette doctrine ; cette doctrine elle-mme : lcole linguistique de prague. lcole platonicienne. Dictionnaire alphabtique et analogique de la langue franaise, le robert, 2000.6 ensemble des disciples dun matre, ou groupe dartistes de mme tendance, ou encore ensemble des artistes qui constituent lhritage artistique dune ville, dune rgion ou dun pays. (exemple : lcole de rembrandt, lcole nazarenne, lcole de barbizon, lcole bolonaise, lcole anglaise, etc.). Ibid.

    dieter rams dans un magasin de bricolage.celui-ci dit admirer llgante simplicit des outils.

    hardware stores exercice their magic spell on me. Everything here fascinates me. . les magasins doutillage mensorcellent. tout ici me fascine.

    extrait du l'ouvrage de inez franksen et franois bukhardt, Dieter Rams, berlin, Gerhardt Verlag, 1980, p. 63.

    Linfluence du crateur 2. Les origines gographiques et culturelles

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    En 1992, Inger Uipkes propose un paravent constitu de bande-lettes de papier recycl. Leffet optique nest pas sans voquer les pro-pos de Benot Heilbrunn sur la tradition picturale nerlandaise. Tejo Remy a conu en 1991 un luminaire compos de douze bouteilles de lait suspendues. La mme anne et dans le mme esprit, Marcel Wanders, qui vient dintgrer Landmark Design & Consultancy, lun des studios de design les plus importants des Pays-Bas, propose une accumulation totmique dabat-jours. Ces objets peuvent tre perus comme le dbut dun mouvement de fond qui prend comme base de langage le dtournement dobjets existants. Nous nous intres-serons par la suite linfluence du ready-made sur les formes. Les dtournements proposs alors ont comme point commun la cra-tion de sens en faisant se rencontrer, voire sentrechoquer, des objets aux provenances et aux fonctions diverses. Le collectif Droog Design, cr dans la foule par Gjis Bakker et Renny Ramakers, prend ses racines sur ce terrain. II se caractrise par une utilisation conome des ressources, notamment en ayant recours des matriaux de rcupration et une forme dhumour constant qui nat des rappro-chements et des dtournements crs. Ce mouvement a contribu faire connatre plusieurs jeunes designers comme Hella Jongerius, Jurgen Bay et Richard Hutten. La commode Chest of Drawers de Tejo

    Remy, la Knotted Chair de Marcel Wanders et le chandelier Bulb de Rody Graumans sont emblmatiques de ce courant.

    De fait, si nous revenons aux dfinitions nonces plus haut, nous observons quil nest pas sans fondement de parler dune cole Hol-landaise . En effet, les designers dont nous parlons sont non seu-lement tous issus du mme pays mais revendiquent des aspirations communes. Pour revenir ce qui nous intresse particulirement, linfluence formelle de ce mouvement, lhritage en est moins vi-dent. Comme les designers se basent principalement sur des dtour-nements dobjets existants, leurs formes varient dune ralisation lautre. Bien que les gestes cratifs se rejoignent, les rsultats sont morphologiquement htroclites. Leurs formes dpendent avant tout des objets archtypaux qui sont la base de leur construction. Les individualits qui sont apparues au cours des annes 2000 ont conserv ces similitudes. Les crations de Maarten Baas, Bertjan Pot et Marcel Wanders dites par Moooi gardent lhumour et la spon-tanit comme signe distinctif.

    Un moule partag

    La formation de ces designers nest certainement pas trangre la cohrence de leurs crations. Plus quun pays, cest la ville dEind-hoven et plus prcisment lcole qui sy trouve qui est aujourdhui le berceau de ce courant. La plupart des acteurs de ce mouvement a t forme la Design Academy dEindhoven. Les designers les plus reprsentatifs de la scne hollandaise actuelle se sont forms dans cet tablissement fond en 1947 et dirig jusquen 2009 par Li Edelkoort. Ainsi, nous pouvons nous interroger sur le rle de la p-dagogie et des enseignements qui y sont dispenss dans laffirma-tion dun design hollandais, dune cole du Nord .

    Dune manire gnrale, linfluence de la formation sur les fu-turs designers se vrifie plusieurs niveaux. La mthodologie ac-quise durant la priode dapprentissage se reflte dans le travail des crateurs. Par exemple, les thories fonctionnalistes que Max Bill et Tomas Maldonado transmettaient leurs tudiants de lcole dUlm ont particip la dfinition des canons esthtiques de lentreprise

    ci-dessus: Horloge Axis, paul schudel, designum et laag keppel, 1991.

    ci-contre: spots Strahler, bruno niamber Van eyben, siemens aG Holland, 1990

    Linfluence du crateur 2. Les origines gographiques et culturelles

    luminaire Stehleuchte, marcel Wanders, dmd, 1991.

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    Braun. La vaisselle dhtellerie empilable TC1000 dessin par Hans Roericht pour Rosenthal traduit galement cette filiation formelle.

    La notion de profil peut studier dans un sens plus large. Une personne ayant suivi une formation darchitecte, un ingnieur, un lve des Beaux-arts et un tudiant dcole spcialise auront vi-demment des rfrences et une culture du projet diffrentes. Non seulement leurs mthodes de travail ne seront pas les mmes, mais leurs sensibilits varieront. Malgr cela, rien nindique que nous pouvons tablir un lien entre les formes proposes et la formation suivie. La tentation est grande dimputer aux designers ayant eu un apprentissage technique une approche rationnelle des questions for-melles et, a contrario, dattribuer aux tudiants de filires artistiques une sensibilit plus plastique. La ralit nous montre un paysage beaucoup plus vari. Dune part, parmi les architectes pratiquant le design, il existe une grande diversit dexpressions. La compa-raison des objets de Zaha Hadid avec ceux de Norman Foster suf-fit dmontrer quel point cette division est contestable. Dautre part, la varit des formes issues des travaux dtudiants de lEnsci va galement contre-sens des regroupements noncs plus haut. Sil y a une proximit entre les travaux de designers ayant suivi des formations identiques, elles concernent plus des mthodes de re-prsentation, de communication et des proccupations communes que des similarits formelles.

    Nous aborderons les questions lies aux expriences accumu-les au cours dune vie et leurs influences ultrieurement. Pour le moment, ces remarques nous amnent nous questionner sur le design franais.

    Le design franais a-t-il une forme ?

    De Pierre Charpin Gilles Belley, la France prsente aujourdhui un panel de talents, de comptences et de maturits totalement h-trogne. Cette diversit des profils nous invite nous interroger sur lidentit du design franais. Lexpression design franais a-t-elle un sens? Est-il possible de synthtiser les caractristiques dune approche franaise du design comme nous lavons fait pour

    les crations hollandaises ? Y a-t-il lieu de parler de design franais ou plutt de designers franais ? lvidence, ce nud de ques-tions pose problme tant il apparat dlicat de trouver des points de convergence entre le travail des Bouroullec et celui dun Szekely, celui dun Tallon et celui dun Stadler. O rechercher des exemples de rapprochement formel ? O trouver un style franais ? Dans quelles rcurrences ?

    On voit assez rapidement poindre le type dcueils auxquels conduirait une quelconque volont de circonscrire une forme de francit du design. Notre tude se concentre sur les influences mor-phologiques. De ce point de vue, nous devons admettre quil est diffi-cile de relier les dessins de Pascal Mourgue ceux de Matali Crasset et simplement parce quils partagent la mme nationalit. Cepen-dant, selon lhistorien Raymond Guidot, leurs partis-pris esthtiques ne sont pas si loigns. Si certains ont tendance surraliser, la plupart privilgie le fonctionnel sur la forme. Cest un peu comme sil fallait arrter, en raction au tape--lil des annes 80, de faire nimporte quoi. 7 Ainsi, ce ne serait pas sur le plan formel mais dans la conception de leur mtier et dans lapproche des questions inh-rentes quil nous faut chercher des regroupements.

    Le commissaire dexpositions Cdric Morisset partage notre point de vue. Daprs lui, mme si ces designers se dfendent de former une cole et mme si leur carrire les conduit aux quatre coins de la plante pour chercher des inspirations de tous horizons, ils ont une construction de lesprit bien franaise. Tous partagent une ma-nire empirique daborder les projets qui se diffrencierait du prag-matisme anglo-saxon.8 A ce sujet, nous observons que les princi-pales figures actuelles du design franais ont t formes dans les mmes grandes coles.

    Pourquoi les particularits de lapproche franaise, la french touch, ne se matrialisent-elles pas dans un style commun ? Nous ne pouvons pas faire lconomie dune tude plus large de la question.

    7 raymond Guidot cit par cdric morisset, les designers franais sur la scne internationale in Design & designers franais. op. cit., p. 66.8 Ibid. , p. 66.

    Vaisselle empilable tc1000, Hans roericht, rosenthal, 1961/62.

    Linfluence du crateur 2. Les origines gographiques et culturelles

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    Les symptmes dune approche individualiste

    En 2006, le palais de Tokyo a organis une exposition dont le titre tait Notre Histoire . Les organisateurs de cet vnement sou-haitaient mettre sur le devant de la scne la jeune gnration des artistes franais. La mme anne, Milan, la France tait reprsen-te par deux expositions. Lune au nom explicite Design France sous le label Via, lautre La rpublique libre du Design au centre culturel franais (CCF). Durant la mme manifestation, les designers dEindhoven runis sous la bannire MadEindhoven surfaient sur la popularit de lcole du mme nom, en rassemblant des travaux linitiative de la municipalit dEindhoven. La notion de territoire, dappartenance une entit est clairement affiche sous la forme dun design AOC. Tout est fait pour exhiber un dnominateur com-mun et pour extirper le nous du ntre.

    Paradoxalement, pour Christine Colin, rares sont les designers qui parlent de patrie (la terre du pre) ou de patrimoine (lhritage du pre). Le pays nvoquerait plus que paysages et paysans ; la nation issue du natif est srieusement conteste par le politique-ment correct forg par les universits amricaines, bas sur les no-tions de multi-culturalit et de diversit culturelle, et le mot mme franais est lourd dincorrection. Le natif, qui fait le national, ne serait plus le socle rpublicain quil a t, il ne serait plus un rem-part contre le monarchique (lorigine unique), mais le masque du nationalisme. 9. Concrtement, part les frres Campana qui par-lent travers leurs objets des problmes que connat leur pays dori-gine, le Brsil, il est vrai que peu de designers utilisent leur nation comme source dexpression et base dinspiration. Rcemment, lors dun entretien avec Giulio Cappellini, Andrea Branzi exprimait un point de vue selon lequel la notion de nationalit sest dissoute dans une somme dindividualits. Le design daujourdhui ne correspond donc plus ni aux diffrentes cultures nationales, ni aux produits qui les composent, mais des individus qui sont les seuls acteurs solides dans un scnario chaotique compos de molcules en mouvement.

    9 christine colin, notre histoire, seule planche de salut des designers franais in Design & designers franais. op. cit., p. 28.

    Toujours selon lui, les seules ralits encore reconnaissables sont les designers en tant quindividus. Les designers sont des personnes dsormais devenues continents, villes, rgions, territoires : des per-sonnes qui laborent et propagent un ADN qui est leur propre sen-sibilit, de crmonies, de couleurs, de salutations.

    Il rsulte de ce mouvement une ncessit imprieuse de faire va-loir sa diffrence et son style propre. Si nous revenons nos inter-rogations sur la diversit du design franais, nous devons y voir un effet symptomatique. Daprs Benot Heilbrunn, celui-ci serait donc essentiellement un design dauteur, do une forme de glorification du designer dont le travail obit une logique de singularit10. Il en rsulte la primaut du style individuel sur un style collectif. Lobjet doit rendre reconnaissable le style du designer afin quil lui soit at-tribu. Les crations de Jaime hayon ne peuvent-elles pas tre per-ues ainsi ? Et celles de Marti Guix ? Limpratif doriginalit est un facteur dinfluence dont nous mesurons lintensit lorsque nous nous intresserons la notion dexclusivits formelles.

    Mais la dsagrgation des identits nationales au profit du par-ticularisme individuel naurait-elle pas leffet inverse ? Cest--dire de favoriser lmergence dun style international partag par des de-signers dhorizons divers. En effet, ceux-ci nayant plus de rfrents propres leurs origines, ils partagent dsormais des influences si-milaires, pour ne pas dire universelles. Nous navons qu feuilleter la presse spcialise internationale pour constater quel point tout se ressemble. Lorigine gographique et culturelle dun designer ne permet plus den dduire un rpertoire formel. Tout au plus, livre-t-elle des interprtations personnelles du folklore qui sy rattache. Les objets qui composent les intrieurs pkinois, new-yorkais et parisiens nont jamais t aussi proches. Pour donner quelques exemples, ne remarquons-nous pas des similitudes entre les produits de Mathew Hilton, de Karim Rashid, ceux dAlfredo Hberli, de Patrice Norguet et de Christophe Pillet ? Ce dernier prdit dailleurs lessoufflement de ce mouvement dans lequel beaucoup de designers se sont engouf-frs. Tu peux te paumer. Particulirement au regard de la situation

    10 benot Heilbrunn, quelques marqueurs du design franais in Design & designers franais. op. cit., p. 46.

    Linfluence du crateur 2. Les origines gographiques et culturelles

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    du moment, de lpuisement de ce style international dans lequel tout le monde sest un peu allong. Cest une interruption brutale, un saut dans le vide. Je pense avoir fait mon tour moi, avec le no-pop, les relectures nostalgiques, le mobilier joyeux. 11 La place de lentreprise nest peut-tre pas extrieure cela. Dans un environne-ment mondialis, cest elle qui joue le rle de diffuseur des formes et qui propose des millions de personnes des produits identiques. Un designer qui dessine un objet destin tre vendu dans une ving-taine de pays diffrents a-t-il dautres alternatives que dadopter un langage universellement compris ?

    Lentreprise se substitue au national

    Roger Tallon va plus loin lorsquil rfute lide dun design na-tional. Plutt quun design japonais, allemand, italien ou amri-cain, celui-ci prfre parler dun design de Sony, Braun, Olivetti, Kartell ou IBM. Selon lui, cest la firme qui est au centre de la ques-tion didentit et des influences qui en dcoulent. Nous comprenons mieux la justesse de ses propos si nous essayons de percevoir ce quil y a damricain dans les produits Apple. Limage de la marque et son homognit priment sur toutes rfrences nationales. Le di-recteur du Via, Grard Laiz, au-del du partage de cette lecture, va jusqu nuancer linfluence du designer dans ltablissement des styles. Ce nest pas le designer qui fait lorigine des choses, ce sont les marques. Il ny aurait pas de design italien sil nexistait pas des marques comme Fiat, Alfa Romeo, Cappellini, Kartell, Alessi Ni de design allemand sans AEG, Braun, Mercedes, Interlke Et il ny aurait peut-tre pas de reconnaissance dun design franais sans Renault, Seb et les marques de luxe 12 La firme reste ainsi lie son territoire dimplantation historique. Sa personnalit se substi-tue lide dun style national mais aussi, en croire Grard Laiz, lorigine du designer. Les rditions des meubles de Jean Prouv par

    11 christophe pillet cit par pierre doze, paris, pyramid, coll. portraits, 2009, p. 11.12 propos recueillis par Henri Griffon (prsident de lassociation des industries franaises de lameublement). Design & designers franais, paris, medifa, industries franaises de lameublement, 2006, p. 11.

    Vitra en 2006 permettent simplement de rappeler que la collabora-tion de Perriand et Prouv est bien le fruit de la rencontre des trajec-toires de deux crateurs de meubles. Il sagit de la deuxime version dune rdition de 2002 qui navait pas tout fait convaincu : les fini-tions prcieuses italianisaient lingnieur franais. Les premires rditions de Prouv par Tecta lavaient germanis. Ainsi, cest sou-vent par la ngative que lon est oblig de reconnatre aujourdhui une identit franaise. La version propose par Vitra semble mieux rendre compte de lesprit de lingnieur et notamment la conjonc-tion dans son travail de la modernit, de la science, de la technique et de la rusticit.

    Cependant, cest parfois lentreprise qui cherche faire fructifier les particularismes locaux en se faisant le relais dune singularit nationale. Lors dun entretien sur le travail des Bouroullec, Giulio Cappellini confie son attachement aux valeurs endmiques du de-sign. Je suis persuad que le futur offre des perspectives pour les designs dits rgionaux ou nationaux et je travaille beaucoup dans ce sens en essayant danalyser les diffrentes influences cultu-relles des designers dans diffrentes parties du monde, mme en Afrique ou en Extrme-Orient, qui commencent dsormais ap-procher le monde du design. 13 Les fondateurs de lditeur anglais Established&Sons ont une conception quivalente de lvolution du design. Lentreprise revendique le British Made et nhsite pas le rpter autant de fois que ncessaire dans sa dclaration dintention. Elle est une entreprise dont le design et la fabrication sont bass en Grande-Bretagne avec un engagement pour la production base au Royaume-Uni et avec lambition de promouvoir les meilleurs talents du design britannique sur une plate-forme internationale. Established&Sons a pour but de tracer la voie en une croyance re-nouvele dans la substance et le style de la cration britannique. .

    Ainsi, la question des identits pourrait bien ressurgir sous des formes renouveles, plus morceles, avec la rsurgence diden-tits rgionales voire municipales. En 2009, lexposition de Patrick Jouin au centre Tomie Ohtake Sao Paulo est rvlatrice. Son nom,

    13 extrait dun entretien avec Giulio cappellini, propos recueillis par cdric morisset, Design & designers franais. op. cit., p. 75.

    Linfluence du crateur 2. Les origines gographiques et culturelles

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    Le Paris de Patrick Jouin , laisse entrevoir ces origines de nouveau revendiques. Ce courant pourrait bien donner raison Philippe Starck. Ce dernier affirme depuis longtemps travailler pour sa tribu. Mais une tribu, contrairement la famille ou au pays de naissance, a se choisit.

    Nous allons prsent revenir plus en dtail sur la relation entre le travail dun designer et sa formation. Dans un premier temps, nous nous intresserons la priode dapprentissage qui prcde la vie professionnelle. Nous tenterons dobserver de quelle manire cette priode laisse des traces visibles dans les crations dun desi-gner. Ensuite, cest sur la formation au sens large, la construction dun individu et de sa personnalit, que nous focaliserons notre at-tention. Dans chacun des cas, cest sur des exemples concrets quil nous faudra nous appuyer afin de ne pas dvier vers un amoncelle-ment de suppositions.

    Des ppinires

    En leur temps, le Bauhaus et lcole dUlm ont particip louver-ture de nouvelles voies dinnovation formelles. Que ce soit sous lim-pulsion des matres de forme Dessau ou dans le sillage de Max Bill, ces coles ont contribu faire voluer les canons de lpo-que. Dans ces lieux, des prceptes thoriques se sont formaliss et ont particip renouveler les esthtiques dominantes. Quelles sont aujourdhui les coles do mergent les nouveaux vecteurs

    3

    la formation

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    de transformation et de mutation dans la morphologie des objets ? Nous avons dcrit prcdemment dans quelle mesure la Design Aca-demy dEindhoven continue jouer un rle essentiel dans laffirma-tion dune approche hollandaise du design.

    En France, labsence dhomognit peut sexpliquer par la di-versit des formations existantes. Cest du moins lavis de Grard Laiz, le directeur du Via, qui relie la varit des profils de designers la multitude dcoles existantes. Selon lui, la crativit sexplique dabord par le nombre et la qualit des coles en France. Elles ont une particularit, celle dtre trs diverses en terme de programmes pdagogiques, si bien que quelquun sorti de lEnsci na rien voir avec quelquun issu de lEcole Nationale Suprieure des Arts Dco-ratifs (Ensad) ou de Camondo et encore moins avec celui qui sort des Beaux-arts. Cela cre une diversit qui est, pour moi, une des valeurs identitaires de la France depuis toujours. 1 Grard Laiz tablit donc un lien entre les coles et les personnalits cratives des designers qui en sont issus. Ce serait la personnalit des coles elles-mmes qui dteindrait sur les lves.

    Nous avons vu plus haut que la pluralit de la production des lves de certaines coles, notamment de lEnsci, devait nous faire relativiser limportance de cette influence. Sur un plan uniquement formel, les lves sinspirent au moins autant les uns des autres que de leurs professeurs. Les tics de langage nous viennent toujours de notre entourage. De plus, ceux-ci partagent souvent les mmes lec-tures et passent le plus clair de leur temps dans le mme environne-ment au contact les uns des autres. Nous rejoignons donc nos prc-dentes remarques. Linfluence dune cole concernerait davantage les mthodes de travail que les affinits formelles des lves.

    Dans ce cas, que dire dune cole comme lEcal ? En quelques an-nes, lcole cantonale dart de Lausanne est passe, sous la direction de Pierre Keller, dun quasi-anonymat une reconnaissance interna-tionale. Les tudiants qui y sont forms font rgulirement lobjet de portraits dans la presse spcialise o ils sont prsents comme de jeunes talents. Les mmes magazines dcrivent cette cole comme une vritable ppinire de designers prometteurs. Jusquau milieu

    1 entretien avec Henri Griffon et Grard laiz, Design & designers franais. op. cit., p. 9.

    proposition dalejandro bona-schaufel au workshop organis lecole cantonale dart de lausanne (suisse) sur le thme de lassainissement, 2008.

    de la dcennie, une grande partie des ralisations produites parta-geaient le mme esprit. Une patte Ecal faite de dtournements humoristiques, de scnarisations, et de citations explicites se retrou-veraient dans de nombreux projets dtudiants. Les objets dessins par Alexis Georgacopoulos, le responsable du dpartement design produit, sont certainement les plus re