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Institut national des langues et civilisations orientales Institutions politiques et sociales de la Roumanie Madame Catherine DURANDIN Mémoire de MASTER 1 Ion Iliescu entre communisme et démocratie Quelques événements de la Roumanie post-décembriste marqués par la présence de Ion Iliescu, président de la Roumanie entre 1990-1996 et 2000-2004 Ştefania SPOITU Juin 2009

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Institut national des langues et civilisations orientales

Institutions politiques et sociales de la Roumanie

Madame Catherine DURANDIN

Mémoire de MASTER 1

Ion Iliescu entre communisme et démocratie

Quelques événements de la Roumanie post-décembriste marqués par la présence de Ion Iliescu, président de la

Roumanie entre 1990-1996 et 2000-2004

Ştefania SPOITU

Juin 2009

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Table des matières

INTRODUCTION -------------------------------------------------------------------------------------- 3

I. – LA RÉVOLUTION EN QUELQUES DATES----------------------------------------------- 5

II. – LA ROUMANIE POST-DÉCEMBRISTE -------------------------------------------------- 9

III. – LE PARCOURS PROFESSIONNEL ET POLITIQUE DE ION ILIESCU DANS LES PÉRIODES DU COMMUNISME ET DE LA DÉMOCRATIE -----------------------10

3.1. – Les parents de Ion Iliescu ------------------------------------------------------------------------------------------ 10

3.2. – Autobiographie de Ion Iliescu ------------------------------------------------------------------------------------- 11

IV. – PROMOTION ET CHUTE OU COMMENT ION ILIESCU EST DEVENU DE COMMUNISTE SOCIAL-DÉMOCRATE ? ----------------------------------------------------14

4.1. – La fiche des cadres du parti de Ion Iliescu ---------------------------------------------------------------------- 14

4.2. – Comment Ion Iliescu a-t-il été déchu de ses fonctions politiques occupées durant le régime communiste ?----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 17

V. – LA RÉVOLUTION VÉCUE PAR ION ILIESCU ----------------------------------------19

5.1. – Ion Iliescu pendant la Révolution de décembre 1989 --------------------------------------------------------- 19

5.2. – Réponses aux sujets scandaleux----------------------------------------------------------------------------------- 21 5.2.1. – Y a-t-il vraiment eu une révolution ?-------------------------------------------------------------------------- 21 5.2.2. – La « particularité » de la révolution roumaine --------------------------------------------------------------- 21 5.2.3. – Le procès et la condamnation de Ceauşescu ----------------------------------------------------------------- 22 5.2.4. – Le Fil rouge ------------------------------------------------------------------------------------------------------ 23

VI. – LE REGARD SUR ION ILIESCU VINGT ANS APRÈS LA RÉVOLUTION DE 1989 -------------------------------------------------------------------------------------------------------29

BIBLIOGRAPHIE ------------------------------------------------------------------------------------31

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Introduction Personnalité controversée de la vie politique roumaine depuis la révolution de 1989, Ion

Iliescu, président élu de la Roumanie entre 1990 et 1996 puis entre 2000 et 2004, continue encore aujourd’hui, près de vingt ans après, à fasciner, intriguer voire même scandaliser par certains aspects. En effet, pendant que certains1 le qualifient de « KGB-iste » ou de « criminel », d’aucuns affirment que « le nombre d’admirateurs qui lui ont présenté leurs hommages à l’occasion de son anniversaire n’a pas diminué en comparaison des années antérieures2. » Dans le même temps, Ion Iliescu est parvenu à « faire fi d’une population dans le besoin, mais malgré tout honnête pour l’accepter de par sa qualité de tribun3. » Devant un tel faisceau de contradictions, il paraît inévitable que l’on s’interroge sur ce qui a bien pu motiver ses idées et son parcours.

Né en 1930 d’un père qui était parti en Russie pendant près de six années et qu’il quittera par la suite et d’une mère dont il se détachera aussi en se remariant, Ion Iliescu fut élevé par sa grand-mère. Plusieurs sources affirment que c’est par l’intermédiaire de sa grand-mère qui travailla pour Ana Pauker que Ion Iliescu parvint à accéder à des fonctions plus au moins liées à la vie politique de l’époque communiste4. Pendant cette période et jusqu’à la révolution de 1989, sa carrière professionnelle et politique souffrit de changements importants et souvent inattendus. Il fut ainsi promu au sein du système jusqu’en 1971, année durant laquelle Ceauşescu le rejeta en raison de ses opinions contradictoires quant à la politique menée alors par le Conducător.

Aujourd’hui, si pour les observateurs de la vie politique roumaine, Ion Iliescu reste un homme pétri de contradictions, pour l’homme de la rue, les choses sont simples : vingt ans après, qui sont les responsables des morts de la révolution ou des « minériades » de 1990 ? Plus fondamentalement, le citoyen lambda peut légitimement se demander s’il y a eu ou non une révolution en 1989. Quel rôle a eu Ion Iliescu durant la décennie 1990, en particulier durant son mandat présidentiel de 1990 à 1996 ? D’entre tous les pays de l’ex-bloc communiste, pourquoi seule la Roumanie semble ne pas avoir répondu à la population sur les « zones d’ombre » de l’histoire ? Pourquoi en est-on arrivé là ? Afin de répondre à ces questions, il est nécessaire de comprendre qui est vraiment Ion Iliescu. Pour cela, il convient aussi de revenir sur son passé.

Alors que Barack Obama s’exprime ouvertement, calmement et fièrement sur son histoire personnelle, Ion Iliescu n’a accepté que rarement d’être interrogé sur sa vie. Quinze ans après la révolution de 1989, Vladimir Tişmăneanu publie « Le grand choc de la fin d’un siècle court », un dialogue avec Ion Iliescu. De cet ouvrage, il semble que peuvent être extraites les plus importantes informations biographiques sur Iliescu. Dans cet échange avec Tişmăneanu, Iliescu évoque pour la première fois son passé, son parcours politique et professionnel à l’époque communiste et postcommuniste. D’autres sources, comme par exemple son blog sur Internet5, n’offrent pas d’informations claires sur lui, tandis que les esquisses biographiques réalisées par divers journaux voire la « Biographie secrète de Ion Iliescu » publiée par Vladimir Alexe, apportent plus de questions que de réponses.

1 Vatra. 2 http://www.hotnews.ro 3 http://www.romanialibera.ro/a143402/pacatele-domnului-iliescu.html 4 Selon Vladimir Alexe, sa grand-mère fut, après 1944, servante et cuisinière chez Ana Pauker. Après 1945, Dej lui apprit à lire et l’envoya à l’agence économique de Sofia, où elle resta un certain temps. De Sofia, Dej l’envoya à l’agence économique de Moscou, mais, à la demande des Russes, elle fut rappelée en Roumanie. Au moment de prendre sa retraite, elle était directrice générale des douanes. 5 http://ioniliescu.wordpress.com/biografie

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À tout cela, l’on peut ajouter le témoignage d’une connaissance commune à Vladimir Tişmăneanu et à Ion Iliescu, qui, durant une discussion avec Tişmăneanu disait la chose suivante : « Si l’on analyse bien sa biographie, ne serait-ce que la version officielle, pas celle qui prévaut dans son esprit – celle-ci est un sujet sur lequel lui seul peut parler et y donner du sens […] –, la logique voudrait que l’on pense qu’il a rompu avec le monde dans lequel il a grandi (i. e. le communisme) et avec les gens qu’il connaissait très bien1. » Si l’on prend ainsi en considération ce point de vue, le doute persiste sur son autobiographie issue du dialogue avec Tişmăneanu. Pourquoi celle-ci serait-elle plus « authentique » que la biographie réalisée par Vladimir Alexe ou même que la fiche des cadres ?

Toutefois, comme l’a souligné Adrian Cioflanca dans un article de la « Revue 22 »2 : « Dans l’inventaire des fiches des cadres, l’on ne trouve le dossier d’aucun des présidents postcommunistes de la Roumanie. La fiche des cadres de Ion Iliescu a été publiée à un moment donné dans la presse, mais aucune trace d’elle n’existe dans les archives. En revanche, l’on y trouve les dossiers de beaucoup de politiciens post-décembristes. »

À tout bien considérer, les tentatives entreprises pour réaliser une biographie de Ion Iliescu se révèlent plutôt nombreuses. Toutefois, tandis que certains journalistes plus ou moins à la recherche de « sensationnel » ont essayé de découvrir la véritable identité de Ion Iliescu provoquant ainsi des scandales ou polémiques, d’autres, à l’instar de Valentin Gabrielescu3 cherchent à éviter de relancer des discussions à ce sujet. Le clivage entre ces deux courants se retrouve notamment dans l’interprétation du sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989 :

« – Valentin Gabrielescu : […] Selon les usages de la commission, tous ceux qui sont passés devant nous, à l’exception des données d’identité nécessaires pour le sténogramme, nous leur avons demandé de jurer qu’ils diraient la vérité. En ce qui vous concerne, nous vous exonérons de cette obligation vu que vous avez prêté serment au Sénat. Or, nous sommes une partie du Sénat et considérons que le problème de ne pas dire la vérité ne se pose pas.

– Ion Iliescu : Mais vous le connaissez mon curriculum vitae et il est aussi relaté dans mon livre. Il est donc inutile de le répéter. Nous pouvons passer4… »

1 Apud Ion Iliescu, V. Tişmăneanu, Marele şoc din finalul unui secol scurt, p. 184. 2 A. Ciofloanca, Paznicii trecutului recent, disponible sur http://www.revista22.ro/paznicii-trecutului-recent--3796.html 3 Valentin Gabrielescu fut sénateur durant la législature allant de 1992 à 1996. Il fut élu dans le département (judeţ) de Braşov sur la liste du Parti national paysan chrétien démocratique. Il fut président de la deuxième commission sénatoriale de recherche sur les événements de décembre 1989. Cette commission se déroula le 16 décembre 1994. 4 Sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/lucrari-publicate/revolutia-traita-stenograma, p. 2.

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I. – La Révolution en quelques dates1 10 décembre

Au sein de l’église réformée de Timişoara, pendant l’office, le pasteur László Tőkés annonce à ses paroissiens qu’il devra les quitter d’ici au 15 décembre sur ordre du tribunal de Timişoara. Il les appelle à être témoins de cette expulsion.

14 décembre À Iaşi, le Front populaire roumain dirigé par Ştefan Prutianu et Cassian Spiridon tente

d’organiser sur la place de l’Union un meeting anti-Ceauşescu. C’est un échec.

15 décembre À Timişoara, en face de la maison du pasteur Tőkés, la foule s’agglutine. Le soir, on

chante « Roumain, réveille-toi ! » Des revendications se font entendre haut et fort.

16 décembre Autour de l’église réformée de la place Marie, des protestants défilent dans la paix avec

des bougies dans les mains. À côté des réformateurs, des gens de tous les âges, professions et croyances commencent à se rassembler spontanément. Une partie de ce groupe se dirige vers les résidences étudiantes afin de trouver du renfort. Les manifestants arrivent au siège du parti communiste roumain où se déroulent des altercations avec les autorités. Les premières arrestations ont lieu.

Vers 16h00, des tramways sont bloqués par des manifestants et on crie pour la première fois « À bas Ceauşescu ! ».

La foule revient encore plus nombreuse vers la place Marie, puis sur la place de l’Opéra, scandant une série de slogans anticommunistes. Sur la route, des pancartes de propagande qui parsemaient la ville sont détruites. C’est alors que naît l’emblème révolutionnaire, le drapeau duquel a été découpée l’insigne communiste.

Plusieurs manifestants dont le pasteur László Tőkés sont arrêtés et frappés. Jusqu’au milieu de la nuit, des rixes se multiplient dans les rues.

17 décembre 1989

Tôt le matin, avant la levée du soleil, des arrestations massives sont orchestrées. En pratique, quiconque se promène la nuit à travers la ville risque d’être arrêté.

Au cours de cette journée, Ceauşescu organise une téléconférence dans laquelle il demande au ministère de l’intérieur et de la sécurité d’ouvrir le feu sans sommation sur les civils. C’est le 17 décembre qu’apparaissent les premières victimes de la révolution.

Sur les marches de la cathédrale se concentre un groupe d’enfants et de jeunes civils qui commencent à scander : « À bas Ceauşescu ! Liberté ! Nous voulons un pays libre ! » D’un véhicule blindé, on commence à tirer sans discernement. Alors que les premières victimes de la révolution s’amoncellent, la foule réagit spontanément. C’est le début des luttes ouvertes entre civils et militaires. On jette des pierres et des cocktails Molotov en direction des véhicules d’où partent les balles. Tandis que les manifestants redoublent d’énergie, les tirs se poursuivent.

1 Des informations et récits sont disponibles sur http://www.timisoara.com/newmioc/0.htm

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Timişoara prend le visage d’une ville en guerre. Les militaires ordonnent aux civils de circuler sans s’arrêter et les empêchent de former des groupes.

De l’hôpital départemental sont retirés les cadavres des personnes tuées. Ils seront transportés en secret à Bucarest pour y être brûlés au crématorium. Les familles des disparus devaient être informées que leurs proches avaient fui par-delà la frontière. De la même manière, les documents qui prouvaient la cause des décès furent détruits.

Au cours de cette journée, les Roumains de n’importe où dans le pays découvrent à travers Europa Libera les événements qui secouent Timişoara.

18 décembre 1989 Dans l’après-midi, un groupe d’une trentaine de jeunes sort en face de la cathédrale après

avoir répété des chants de Noël (colinde). 500 autres manifestants se lient à eux. Ils hissent un drapeau sur lequel a été découpée l’insigne communiste et chantent « Roumain, réveille-toi ! » On leur tire dessus.

19 décembre 1989 La révolte prend de l’ampleur. Un employé des Usines Mécaniques de Timişoara fait

retentir la sirène aérienne. C’est un signal pour des milliers d’habitants de Timişoara à sortir de nouveau dans la rue. Sept personnes perdent la vie et près d’une centaine sont blessées.

20 décembre 1989 – Révolution des ouvriers Ce jour-là à Timişoara, des masses d’ouvriers entrent dans la ville. Quelque 100 000

manifestants occupent la place de l’Opéra (rebaptisée de nos jours place de la Victoire) et commencent à crier des slogans antigouvernementaux : « Nous sommes le peuple ! », « L’armée est avec nous ! », « Pas de peur, Ceauşescu tombera ! ».

En Olténie, le régime essaye d’utiliser des ouvriers pour stopper la révolte à Timişoara. C’est ainsi qu’il charge d’ouvriers des trains entiers et les envoie à Timişoara. On dit aux ouvriers que des hooligans et des hongrois dévastent Timişoara. Arrivés à Timişoara et constatant qu’il n’en est rien, les Olténiens se rangent du côté des habitants de Timişoara.

Petit à petit, les autorités perdent le contrôle de la situation. De plus en plus de militaires commencent à se lier d’amitié avec les manifestants. À la fin de la journée, Timişoara est déclarée ville libre par les manifestants.

L’exemple de Timişoara est suivi par d’autres villes du pays, telles que Sibiu, Târgu Mureş, Alba Iulia, Arad, Reşiţa, Braşov, Făgăraş, Cluj-Napoca et Caransebeş.

Les événements de Timişoara sont aussi relatés dans les journaux de quelques radios avec au premier rang desquelles Radio Europa Libera et La Voix de l’Amérique. Des Roumains les écoutent clandestinement.

Ceauşescu étant entre-temps en déplacement en Iran, quand il revient au pays le 20 décembre, il découvre une situation détériorée. À 19h00, il fait une déclaration télévisée depuis le siège du Comité central dans laquelle il stigmatise les manifestants de Timişoara comme des ennemis de la Révolution socialiste.

21 décembre 1989 – Rassemblement populaire Vers midi, un grand rassemblement populaire est convoqué afin d’exprimer le soutien de la

population envers le parti et l’État. Parlant depuis le balcon du Comité central, Ceauşescu évoque une série de réalisations de la société socialiste. La foule reste indifférente à ces paroles. Ceauşescu ne parvient pas à comprendre les événements, tandis que son incapacité à gérer la situation se révèle de nouveau lorsqu’il promet en désespoir de cause d’augmenter

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les salaires des ouvriers de 100 lei par mois, continuant contre vents et marées de louer les réalisations de la « Révolution socialiste ».

Le son de quelques pétards retentit au loin et transforme la manifestation en chaos. D’abord effrayée, la foule commence à se disloquer. Une partie des manifestants se regroupe près de l’hôtel Intercontinental et multiplie les revendications qui deviennent ensuite révolution.

Les tentatives ultérieures du couple Ceauşescu de recouvrer le contrôle de la foule en utilisant des formules du genre « Allô, Allô ! » ou « Restez calmes à vos places ! » demeurent sans effet. Plus tard dans la journée, vers 18h00, la répression proprement dite commence et durera jusqu’au milieu de la nuit suivante.

Les manifestants, non armés et inorganisés, se retrouvent face à des soldats, des chars, des personnes de la Securitate, ainsi que des officiers de l’unité spéciale de lutte antiterroriste.

On leur tire dessus de partout. On enregistre de nombreuses victimes, frappées, poignardées ou écrasées par les véhicules de l’armée. Les pompiers bloquent la foule avec des jets d’eau puissants, tandis que les militaires frappent et arrêtent les manifestants.

La nuit est incendiaire. Les tirs de balles ne cessent que vers 3 heures du matin, heure à laquelle ceux qui ont survécu ont quitté les rues. Les morts sont incinérés et l’autopsie des victimes est interdite.

22 décembre 1989 La nouvelle de la répression sanglante des manifestations arrive rapidement à Bucarest. De

nombreux survivants du carnage de la zone centrale fuient vers les zones industrielles où ils relatent aux ouvriers les événements.

Bien que le régime décide d’organiser le retour des ouvriers au travail, ces derniers refusent énergiquement. Des protestations plus amples contre le régime se font jour.

À 9h30, la place de l’Université est noire de monde. Face à la pression des manifestants, les forces armées commencent à se lier d’amitié avec eux. Du balcon du Comité central, Ceauşescu s’adresse à la foule, mais est immédiatement hué.

Ceauşescu est convaincu par le général Iulian Vlad1 de fuir en hélicoptère vers l’un des trois postes de commandement militaire secret du pays (probablement le bunker dans la zone de Piteşti).

Un communiqué radiotélévisé donné sur l’ordre du Ceauşescu dit que le général Vasile Milea2 a été reconnu coupable de trahison et qu’il s’est suicidé après que celle-ci eut été découverte. Une enquête ultérieure réalisée au moyen de l’exhumation de la dépouille a révélé qu’il se serait suicidé avec le pistolet d’un subordonné.

Après la fuite de Ceauşescu du bâtiment du Comité central, le chaos s’installe à Bucarest. Le Comité central est notamment vandalisé.

1 Iulian Vlad (né le 23 février 1931) est un général roumain. Durant les événements de décembre 1989, avec le Chef d’État-Major, le général Ştefan Guşă, Iulian Vlad réussit à prévenir la guerre civile vers laquelle se dirigeait la Roumanie à ce moment-là. 2 Vasile Milea (1er janvier 1927-22 décembre 1989) était un homme politique et un général d’armée. Il remplit notamment les fonctions de Chef d’État-Major de l’armée roumaine (1980-1985) et fut ministre de la Défense nationale (1985-1989).

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Vers midi, Mircea Dinescu et Ion Caramitru annoncent à la télévision la fuite de Ceauşescu. Le chaos se propage dans tout le pays.

À 15h00, les contours d’un nouveau gouvernement émergent. Petre Roman lit du balcon du Comité central la déclaration en trois points du Front de l’unité populaire. Trois centres de pouvoir se dessinent :

1. La télévision roumaine où se trouvent Mircea Dinescu et Ion Caramitru, ainsi que Ion Iliescu arrivé en début d’après-midi.

2. Le siège du Comité central du Parti communiste roumain où les révolutionnaires essaient de former un nouveau gouvernement. Cette tentative est rejetée catégoriquement par la foule qui clame : « Sans communisme ! »

3. Le ministère de la défense nationale où se trouve le général Victor Stănculescu.

À 23h00, c’est l’annonce d’un nouvel organe du pouvoir. Le groupe de Ion Iliescu se déplace au siège du Comité central où des discours sont prononcés. Il retourne ensuite à la télévision pour un débat avec le général Stănculescu. Le Front de Salut national est alors constitué et fait office de nouvel organe du pouvoir.

Opinion publique internationale Les chefs d’État et de gouvernement de tous horizons transmettent des messages de soutien

à la révolution roumaine : États-Unis, URSS, Chine, Japon, de nombreux pays d’Europe occidentale dont la France, mais aussi plusieurs pays d’Europe centrale et orientale.

Le soutien moral se double d’un soutien matériel. De grandes quantités de nourriture, médicaments, vêtements, etc., sont envoyées en Roumanie. Dans la presse du monde entier, les événements de Roumanie sont relatés.

Le processus de reprise du pouvoir par la nouvelle structure tarde à aboutir. Des bâtiments symboles du pouvoir communiste tant à Bucarest qu’en province sont attaqués ou incendiés par des individus qualifiés de terroristes.

De la télévision sont transmises des informations non vérifiées et contradictoires, ce qui crée une situation confuse et un état de psychose générale. On enregistre de nombreux morts et blessés. Tout le pays est en proie au chaos.

Dans la nuit du 22 au 23 décembre, Jean-Louis Calderon, journaliste français à la chaîne La Cinq, est écrasé par un char sur la place du Palais.

23 décembre

Des chars et quelques unités paramilitaires se dirigent en direction du palais de la République pour le protéger. Des armes sont distribuées à de nombreux civils qui agissent en collaboration avec les unités de l’armée.

24 décembre 1989 À la veille de Noël, Bucarest est une ville en guerre. Entre-temps, Ceauşescu et sa femme

Elena qui se trouvent à Snagov partent en hélicoptère vers Piteşti. À proximité de Boteni, ils abandonnent l’hélicoptère, l’armée leur ayant donné l’ordre d’atterrir. Les époux Ceauşescu gagnent alors à pied un centre de recherche agricole se trouvant à cinq kilomètres de Târgovişte. C’est de là que des miliciens les transportent à la garnison de Târgovişte.

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25 décembre Le jour de Noël, un tribunal militaire ad hoc se forme et condamne à mort les époux

Ceauşescu. Ils sont notamment reconnus coupables de génocide. Ils sont exécutés dans l’enceinte de la garnison de Târgovişte. Leurs dépouilles sont transportées le lendemain à Bucarest à l’hôpital militaire. De là, les époux Ceauşescu sont inhumés en secret au cimetière Ghencea.

Quelques fragments du procès des époux Ceauşescu, ainsi que leur exécution, sont diffusés le même jour à la télévision nationale. L’intensité des luttes armées chute brusquement après la diffusion de l’exécution des époux Ceauşescu, bien que quelques troubles aient lieu jusqu’au 27 décembre.

Durant la révolution, un peu plus de 1 000 personnes ont perdu la vie.

II. – La Roumanie post-décembriste Le passage du communisme à la démocratie, après 1989, présente en Roumanie quelques

différences par rapport aux autres pays de l’ancien bloc communiste.

Les premières élections libres Même si les premières élections libres furent organisées six mois après la révolution de

décembre 1989 sous l’influence du Front du Salut national (FSN), transformé en février 1990 en parti politique, les scores très élevés du FSN et de son représentant Ion Iliescu aux élections présidentielles de 1990 démontrèrent que la démocratie était encore loin d’être installée.

Dans les premiers mois de l’année 1990, plusieurs partis politiques furent créés. Alors que le FSN bénéficiait d’un large écho médiatique, la presse écrite et les médias audiovisuels étaient largement sous son contrôle. Le FSN sut exploiter toutes sortes d’initiatives politiques. Par exemple, les réunions du FSN étaient transmises à la télévision et relatées dans la presse.

Des réminiscences communistes Quelques années après la révolution, des réminiscences communistes visibles notamment entre le gouvernement et les pouvoirs locaux, les relations à l’intérieur des partis politiques, entre l’État et les citoyens, etc., se font jour. Celles-ci gardent les caractéristiques et l’inertie de l’ancien régime : l’esprit de subordination hiérarchique est présent dans le fonctionnement de la décentralisation administrative.

Les problèmes politiques impactent négativement les réformes économiques. C’est pourquoi la transition économique reste bloquée quelques années.

Les « visites » des mineurs à Bucarest Un autre aspect qui montre d’une façon évidente la faiblesse de la démocratie se trouve

dans les « visites » des mineurs à Bucarest. Celles-ci se multiplient en 1990-1991 et durent jusqu’en 19991.

1 Sous l’appellation de « minériade » sont connus les événements qui eurent lieu au cours de la décennie 1990 à Bucarest, lorsque les forces de l’ordre soutenues par les mineurs intervinrent contre les manifestants de la place de l’Université. Il y eut au total six minériades (trois en 1990, une en 1991 et deux en 1999). Celle qui se déroula du 13 au 15 juin 1990 est considérée comme la plus sanglante.

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Les partis politiques et leur évolution

La Convention Démocratique Pendant les élections locales de février 1991, les représentants des partis historiques (la

Convention Démocratique, formée essentiellement des partis historiques tels que le Parti national libéral, le Parti national paysan, etc.) gagnèrent plusieurs sièges, notamment ceux des grandes villes.

PDSR Le PDSR (Parti social-démocrate de Roumanie) obtient aux élections des années 1990 plus

de votes dans les campagnes qu’en milieu urbain. Ce phénomène s’explique dans la mesure où la presse écrite n’était pas fortement diffusée dans les villages.

PUNR, UDMR Ces deux partis politiques sont constitués sur des bases ethniques. Ils se rencontrent

principalement en Transylvanie avec l’Union démocratique des magyars de Roumanie (UDMR) et le Parti de l’unité nationale roumaine (PNUR).

Romania Mare À la suite des élections de 2000, le parti nationaliste extrémiste Romania Mare devient un

parti politique d’influence.

Si l’on dépasse le cadre général ainsi présenté, ce qui nous intéresse, c’est-à-dire ce que nous considérons comme ayant un rôle important dans les transformations politiques, sociales et économiques de la Roumanie post-décembriste, c’est la personnalité de Ion Iliescu, et plus précisément sa présence dans quelques moments clés pendant et après la révolution de 1989.

III. – Le parcours professionnel et politique de Ion Iliescu dans les périodes du communisme et de la démocratie

Avant de présenter une courte autobiographie de Ion Iliescu, l’on va donner quelques informations sur sa famille, notamment sur ses parents.

3.1. – Les parents de Ion Iliescu

Le père, Alexandru Iliescu Son père est né en 1901. « Mon père a été le seul dans la famille à avoir réussi l’École des

arts et métiers d’Olteniţa1. C’était un travailleur évolué et actif. Sans être un membre éminent du Parti communiste de son temps, il fut un militant qui connut aussi les répressions – la prison, les camps de détention s.a.m.d. [goulags]2 »

Il s’impliqua alors qu’il était encore jeune dans le mouvement des dockers d’Olteniţa. Par la suite, il fut actif dans le mouvement syndical. Il travailla comme cheminot et mécanicien aux Chemins de Fer roumains (CFR) jusqu’à la fin des années 1920. En 1930 ou 1931, suite à des mesures de réduction d’effectifs, il fut mis au chômage. Dans ces conditions, il s’inscrit en 1931 comme membre du parti. On lui proposa alors d’être envoyé comme délégué au cinquième congrès du parti communiste qui eut lieu en URSS. Il faut préciser que les « documents du cinquième congrès étaient d’un sectarisme pitoyable.3 ».

1 Ion Iliescu, V. Tişmăneanu, Marele şoc din finalul unui secol scurt, p. 41. 2 Ibidem, p. 42. 3 Ibidem, p. 52.

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Son père resta en URSS, à Moscou, environ cinq ou six ans, période durant laquelle il travailla dans une usine. En 1937, il revint au pays. Pendant son absence, sa première épouse (la mère biologique de Ion Iliescu) s’était remariée. De ce mariage, sa mère eut un fils (le demi-frère de Ion Iliescu). Quant à cette période, Ion Iliescu dit la chose suivante : « Moi j’étais resté à Olteniţa, où je prenais soin de mes grands-parents, les parents de mon père. Par conséquent, mon enfance fut une enfance sans parents, mes grands-parents m’élevèrent.1 ».

En 1937, de retour au pays, Alexandru Iliescu, le père de Ion Iliescu déménagea à Bucarest, où il se remaria. De ce mariage naîtront deux enfants. Alexandru Iliescu travailla comme ouvrier dans de nombreuses usines métallurgiques, à Bucarest – « Vulcan », « Wolf », « Lemaître », « Leonida ». À son retour au pays, il n’eut pas de fonction au sein du parti.

En 1938, les « corporations de travailleurs » se mirent en place. À l’occasion de deux des réunions de ces corporations, Ion Iliescu accompagna son père. Ce dernier, qui prenait d’habitude la parole en public, détermina Ion Iliescu à affirmer vis-à-vis de son père que « c’était un bon orateur et j’ai vu qu’il était estimé, se réjouissant dans le même temps de la sympathie des gens.2 »

En 1939, il fut impliqué dans un procès à cause d’un manifeste. Ion Iliescu participa au procès de son père. Tout ce qui concerne cette période fit l’objet d’une enquête par une milice et ne fut pas dévoilé. Au printemps de 1944, alors qu’il était au camp de Târgu Jiu, il fut exclu du parti communiste à la suite d’un conflit d’opinions qu’il eut avec Gheorghiu-Dej. La même année, il fut libéré du camp. Après sa libération, il s’engagea comme ouvrier aux Chemins de Fer (CFR), à l’atelier de maintenance TC-Filaret. Il fut nommé président du comité d’entreprise par la direction des télécommunications des CFR.

Il mourut un an après sa libération du camp, le 17 août 1945, des suites d’un infarctus alors qu’il assistait à une réunion des salariés.

La mère Au sujet de sa mère naturelle, dans une lettre adressée au directeur de l’hebdomadaire

Expres, Cornel Nistorescu, datée du 19 juillet 1993, Ion Iliescu reconnaissait la chose suivante :

« La vérité est que les événements de la vie ont fait qu’à l’âge d’un an, j’ai été abandonné par ma propre mère, laquelle ne s’intéressa jamais à mon sort. Je ne lui ai jamais rien reproché.3 »

À propos de sa belle-mère, bien qu’il ne la nomme pas, il parle d’elle avec respect affirmant qu’« elle l’a traité comme son propre fils. » Toujours à son sujet, il dit qu’elle a fait partie du parti communiste. En 1943-1944, elle travailla clandestinement au Soutien Patriotique afin d’aider les prisonniers et leurs familles respectives. Le 23 août 1944, Gheorghiu-Dej lui conditionna son avenir dans le parti seulement si elle se séparait de son mari, Alexandru Iliescu4. » Parce qu’elle refusa, elle fut exclue du parti et perdit son emploi.

3.2. – Autobiographie de Ion Iliescu Les éléments ci-après proviennent de son blog personnel et représentent un ersatz

d’« autobiographie » de Ion Iliescu5.

1 Ion Iliescu, V. Tişmăneanu, Marele şoc din finalul unui secol scurt, p. 53. 2 Ibidem, p. 54. 3 Vladimir Alexe, Ion Iliescu : la biographie secrète : le candidat mandchou. 4 Ibidem, p. 55. 5 Biografie Ion Iliescu, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/biografie

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1948 Il s’impliqua dès le plus jeune âge dans la vie publique. En 1948, comme élève, on le

comptait déjà parmi les fondateurs de l’Union des Associations des Élèves de Roumanie (UAER).

1956 En 1956, il fonda l’Union des Associations des Étudiants de Roumanie (UASR), organisée

initialement selon le modèle des unions nationales des étudiants des pays européens, c’est-à-dire comme des organisations professionnelles d’étudiants.

1967-1971 En tant que représentant de tous les étudiants roumains, il a participé au mouvement

étudiant international dans le cadre de divers forums et organismes inhérents à celui-ci.

Au cours des années 1967-1971, il fut ministre en charge des problèmes des jeunes, puis durant six mois, il occupa le poste de secrétaire du Comité central du Parti communiste roumain.

1971-1974, 1979-1984 Exclu du Comité central du parti, car accusé de « dérive intellectualiste », il continua

d’adopter une attitude critique vis-à-vis des dogmes de la « révolution culturelle », ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir la fonction de vice-président du Conseil de la circonscription (judeţ) de Timiş durant les années 1971-1974, puis celle de président du Conseil de la circonscription de Iaşi de 1974 à 1979. Par la suite, il fut écarté progressivement de la vie politique. Entre 1979 et 1984, il fut directeur des « Éditions Techniques ». Il était en permanence suivi et surveillé par les organes de sécurité, lesquels essayèrent de l’isoler, de l’exclure de la vie publique, de le contrôler et de limiter ses possibilités de communication.

Au cours de la soirée du 22 décembre 1989, il se trouvait parmi les principaux fondateurs du Conseil du Front de Salut national (CFSN) et en devint le président. Le CFSN était un organisme avec des pouvoirs étatiques provisoires et, dans le même temps, un organe de commandement ad hoc ayant la mission de diffuser et consolider la victoire de la révolution.

1989 Le communiqué inaugural qui instaurait la prise de pouvoir du CFSN fut diffusé sur

l’ensemble des postes de radio et de télévision dans la nuit du 22 décembre 1989. De nature politique et sociale, les objectifs du CFSN étaient de mettre en place des actions et mesures aptes à transformer de manière irréversible le destin de la Roumanie : démolition du système totalitaire et du monopole d’un parti unique ; instauration de la démocratie et du pluralisme politique, institution de l’état de droit ; construction de la société civile, respect de la dignité et droits de l’homme ; garantie de la liberté d’expression, d’association et de manifestation ; reforme économique et transition vers l’économie de marché, large ouverture sur la plan international.

À la fin du mois de janvier, on le comptait parmi les fondateurs du Front de Salut national, mouvement politique duquel naquirent par la suite le Parti démocrate et le Parti de la démocratie sociale de Roumanie.

1990 Entre février et mai 1990, Iliescu fut président du Conseil provisoire d’Union nationale. Ce

nouvel organisme reprit provisoirement les prérogatives du pouvoir étatique et comprenait les représentants de tous les partis politiques apparus immédiatement après la révolution.

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Le 20 mai 1990, Iliescu fut élu président de la Roumanie. Premières élections libres en Roumanie après presque un demi-siècle de totalitarisme, le pays se trouvait aussi dans la période de l’assemblée constituante, soit deux années, comme le prévoyait la loi électorale.

1992 Aux élections présidentielles du 11 octobre 1992, les premières organisées conformément

aux dispositions de la nouvelle Constitution, Iliescu obtint 7 297 551 voix, soit 61,5% du total des 11 910 609 voix exprimées, la majeure partie de l’électorat optant pour son programme intitulé « Je crois au changement en bien de la Roumanie ». Au cours du premier mandat constitutionnel de chef de l’État, les actions prioritaires de Iliescu furent les suivantes : réconciliation nationale, pacte social, travail en commun de toutes les forces politiques en vue de la stabilité et du redressement du pays, transition vers l’économie de marché, réforme économique, protection sociale, ouverture sur le monde.

1996 En lice aux élections présidentielles de novembre 1996 pour un nouveau mandat avec le

programme « Continuons ensemble le changement en bien de la Roumanie », il fut battu au second tour du scrutin. Il devint alors sénateur et leader de l’opposition durant les années 1997-2000 au sein du groupe parlementaire du Parti de la démocratie sociale de Roumanie (PDSR).

1997 La Conférence nationale extraordinaire du Parti de la démocratie sociale de Roumanie

(aujourd’hui Parti social-démocrate) du 17 janvier 1997 le propulsa président du PDSR, fonction dans laquelle il fut reconduit durant la Conférence nationale des 20 et 21 juin 1997. À travers cette fonction, il contribua à la reconstruction et à l’édification d’un parti social-démocrate moderne et européen.

2000 À la suite du scrutin de novembre-décembre 2000, proposé et soutenu par le PDSR, Iliescu

obtint nouveau mandat présidentiel avec le programme intitulé « Près des gens, ensemble avec eux ». Il s’agit du deuxième mandat constitutionnel que Ion Iliescu accomplit dans sa carrière postrévolutionnaire.

Observation – Iliescu un, Iliescu deux Durant les premières années après l’an 2000, un changement se produit à la suite duquel

naît l’idée de l’existence de deux étapes dans la période postcommuniste de Ion Iliescu. C’est pour cette raison que l’on parle d’un « Iliescu un, Iliescu deux. » Il y a d’abord la première étape quand Ion Iliescu se fait remarquer plutôt par son militantisme politique ; puis, après l’an 2000, la deuxième étape « actuelle, qui laisse entrevoir davantage la stature d’homme d’État de Ion Iliescu caractérisée par une vision plus tolérante vis-à-vis de la vie politique1. »

2004 En décembre 2004, il est élu sénateur sur la liste du Parti social-démocrate et redevient

leader du groupe parlementaire du Parti social-démocrate au Sénat.

Dans la déclaration du 20 décembre 2004, c’est-à-dire le dernier jour du deuxième mandat constitutionnel, Ion Iliescu présenta un bilan de la période 2001-2004 comprenant les principales réalisations de ces quatre années : consolidation de l’état de droit et de la démocratie, redressement économique et sociale à travers le retour au principe de la 1 Ion Iliescu, V. Tişmăneanu, Marele şoc din finalul unui secol scurt, p. 291.

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croissance économique et, sur cette base, l’amélioration des conditions de vie des citoyens ; réformes pour la modernisation du pays et l’accès aux valeurs de la démocratie et du progrès contemporain, l’intégration européenne et euro-atlantique avec respectivement la finalisation réussie des négociations d’adhésion à l’Union européenne et l’entrée de la Roumanie dans l’OTAN ; et comme corollaire de toutes ces démarches, la réconciliation nationale, la paix et la stabilité sociale, la « dé-bureaucratie » des institutions de l’État et l’amélioration de leur fonctionnement, la lutte contre la corruption, la consolidation de la société civile, la mise en œuvre de l’esprit communautaire européen et le rapport aux valeurs pratiques de celui-ci.

2006 Le 10 décembre 2006, il est élu à l’unanimité des voix président d’honneur du Parti social-

démocrate.

Autres informations Il est marié depuis 1951, son épouse Nina Iliescu (Elena Şerbănescu de son nom de jeune

fille, qu’il rencontra durant leurs études au lycée) étant ingénieur de profession et chercheur scientifique dans le domaine de la corrosion des métaux. Il parle couramment dans son activité les langues française, anglaise et russe.

IV. – Promotion et chute ou comment Ion Iliescu est devenu de communiste social-démocrate ? 4.1. – La fiche des cadres du parti de Ion Iliescu

À côté des informations fournies par lui-même, il existe plusieurs autres documents plus ou moins pertinents qui donnent plus de détails sur son évolution politique et professionnelle. Par exemple, dans son autobiographie, l’on observe qu’il n’existe pas d’informations se référant à la période 1949-1956. Malgré tout, il est possible de trouver quant à cette période la « fiche des cadres » de Ion Iliescu, document réalisé le 22 juillet 1955.

De nos jours, la fiche des cadres de Ion Iliescu n’existe plus ni dans les archives nationales ni dans les archives de presse. En ce qui concerne l’existence ou la disparition de ce dossier, le directeur des archives nationales, Dorin Dobrincu, déclara en 2008 au cours d’une conférence de presse qu’« il est possible que le dossier de Ion Iliescu n’ait pas existé ou qu’il ait été retiré. » Toutefois, nous allons présenter ce document tel qu’il a été publié par l’Académie Caţavencu1. Avant d’effectuer cette présentation, il est nécessaire de donner quelques précisions concernant l’organisme en charge de la réalisation des dossiers des cadres du parti.

Section des cadres D’après les informations disponibles, cet organisme fut créé en août 1944. Afin de ne pas

donner l’occasion à la Securitate de contrôler, de diriger ou de faire chanter les membres du parti, le parti communiste roumain fit en sorte que ses structures internes fussent surveillées par les « cadristes » qui siégeaient au comité central. La Section des cadres fonctionna tout au long de la période 1945-1989 comme une véritable police politique à l’intérieur du parti unique. Les inspecteurs ou les instructeurs de la Section, ainsi comme on les nommait, constituèrent tout au long de l’époque communiste des millions de dossiers de cadres, aussi bien des membres que des non membres du parti. 1 Academia Caţavencu est un journal satirique et d’investigation bien connu en Roumanie. Fondé en 1991, ce journal a pour objectif de sanctionner sur un ton ironique les vices de la société roumaine à l’époque postcommuniste, mais aussi les organes de pouvoir tels que le président, le gouvernement, le parlement, les partis politiques, les syndicats, les leaders d’opinion, etc.

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Dossier des cadres La recherche et la vérification des membres du parti avaient pour objectif la constitution

d’un dossier personnel (le dossier du parti). Les dossiers des cadres comprenaient la totalité des documents administratifs se référant à chacun des membres du parti (date d’adhésion, autobiographie, références de collègues de travail ou de voisins, adresses, procès-verbaux des carnets du parti, engagement au parti, déclarations, fiche personnelle, fiche de cadres, études, etc.). Les documents du dossier des cadres étaient réalisés à la suite d’enquêtes qui impliquaient un grand nombre de proches, mais aussi d’« interrogateurs ».

Fiche des cadres Une définition de l’année 1968 précise que la fiche des cadres « comprendra d’une manière

synthétique certaines données biographiques et appréciations relatives à leur préparation politico-idéologique et professionnelle, leurs aptitudes organisatrices et qualités morales et politiques, leur contribution personnelle dans la mise en œuvre des tâches, ainsi que la conclusion si le cadre correspond ou non à la fonction proposée. »

Il fallait que la fiche des cadres contînt des détails au sujet de l’activité de l’individu en rapport avec le parti, les fonctions qu’il occupait au sein du parti et les propositions de promotion, la nomination ou la confirmation dans une fonction. Cette fiche des cadres était constituée à partir du « dossier des cadres, des livres des membres du parti, des appréciations sur le lieu de travail, des références tirées des personnes qui [connaissaient] précisément l’activité et le comportement de celui proposé pour une promotion, ainsi que des discussions engagées sur ce thème. »

Par conséquent, dans ce qui va suivre apparaîtra comme une évidence une fiche constituée dans l’optique de nommer quelqu’un dans une fonction importante au sein du parti communiste.

Fiche des cadres du parti de Ion Iliescu Dans ce document1 qui date du 22 juillet 1955, l’on découvre les éléments suivants :

Membre du parti depuis avril 1955.

Né le 3 mars 1930 à Olteniţa, dans la région de Bucarest.

Origine sociale ouvrière.

Nationalité roumaine.

Marié.

Termine une formation à l’Institut énergétique de Moscou.

Connaît la langue russe.

Il est actuellement le représentant du comité central de l’UTM (union de la jeunesse travailleuse) et participe à la préparation du festival mondial de la jeunesse de Varsovie.

Son père a été serrurier à la compagnie des chemins de fer roumains (CFR), sa mère est restée au foyer. Ses parents se sont séparés en 1935. Ion Iliescu a été élevé par son père qui s’est remarié avec une blanchisseuse, cette dernière étant actuellement directeur adjoint au ministère du commerce extérieur.

1 Academia Caţavencu, Supliment Iliescu.

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À partir de 1941, Ion Iliescu a suivi huit classes de lycée à Bucarest. Pendant ce temps, il a reçu une éducation saine de ses parents qui avaient des relations avec le mouvement ouvrier.

Au lycée, il faisait partie des meilleurs élèves.

Le 23 août 1944, il s’est inscrit à l’UTC (union de la jeunesse communiste) et s’est impliqué dans le cadre de cette organisation au profit des étudiants. Il a aussi participé à diverses actions du parti.

Après l’autodissolution de l’UTC, il a continué de s’engager dans l’organisation de la jeunesse progressiste et à l’UTM. Il a été élu au bureau de l’organisation des étudiants auprès du comité central de l’UTM.

Au cours des vacances d’été de l’année 1947, il est parti comme volontaire dans la brigade de travail « Vasile Roaita », en Albanie où il a travaillé sur le chantier national des chemins de fer.

À la conférence nationale de l’UAER de 1948, il a été élu membre du comité central de l’UAER où il a travaillé jusqu’au congrès d’unification des organisations de la jeunesse de mars 1949. À cette date, il a été élu membre du comité central de l’UTM.

Après qu’il eut terminé le lycée, il a travaillé en 1949 au sein du comité central de l’UTM, dans la section de l’enseignement secondaire, puis dans la section de l’enseignement supérieur. En novembre de la même année, à l’occasion de la semaine internationale des étudiants de Prague, il a été envoyé en Tchécoslovaquie en tant que délégué du comité central de l’UTM.

Les tâches qu’il a menées ont été réalisées dans les temps impartis et ont montré sa capacité à être un bon organisateur. Pour les bons résultats obtenus dans ses activités, il a été décoré de la médaille du travail.

En 1950, il a été envoyé étudier en URSS. Il a étudié cinq années à l’Institut énergétique de Moscou.

Le groupe du parti de l’institut, mais aussi ses collègues, ont apprécié son tempérament studieux. Il a réussi comme toujours à figurer parmi les meilleurs étudiants.

Pendant qu’il résidait à Moscou, il a été secrétaire de l’union des étudiants et des aspirants roumains d’URSS. Il a travaillé avec beaucoup d’application, il a aidé les étudiants en difficulté, il a prouvé de l’initiative dans le travail et de la combativité face au manque de ressources. Toutefois, il avait parfois une attitude de commandement trop prononcée et ne tenait pas compte des opinions des autres. De la même façon, il avait tendance à prendre certaines décisions dans l’urgence.

Puisqu’il a obtenu de bons résultats tant dans ses activités extrascolaires que dans ses études, il a reçu un diplôme d’honneur du comité central de l’UTM. En 1953, il a été reçu candidat du parti.

À la conférence de l’UTM de 1954, il a été réélu au comité central de l’UTM et membre suppléant du bureau.

Après qu’il eut achevé ses études à Moscou, il est revenu en Roumanie. En décembre 1954, il a été désigné ingénieur à l’institut des projets énergétiques auprès du ministère de l’énergie électrique et de l’industrie électrotechnique. Ici, il a travaillé avec conscience professionnelle et a réussi à mener de bons travaux.

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Il a été membre du bureau de l’UTM de l’institut et en avril 1955 son ascension au sein de l’organisation a été confirmée puisqu’il est devenu membre du parti.

En juin 1955, il se trouvait à Varsovie en tant que représentant du comité central de l’UTM, dans le comité de préparation du cinquième festival mondial de la jeunesse.

Les éléments suivants sont connus au sujet de sa famille : son père a été membre du parti dans l’illégalité ; il est décédé en 1945. Sa mère est membre du parti depuis 1940. Il a trois frères : le premier est lieutenant-major au MPA ; le deuxième est élève à l’école militaire ; le dernier est élève à l’école élémentaire.

Sa femme est ingénieur à l’Institut de recherches métallurgiques ; elle a étudié en URSS et est candidate pour intégrer le parti. Le père de sa femme a été comptable et est décédé depuis plusieurs années. La mère de sa femme est fonctionnaire au MAI et membre du parti. Sa femme n’a pas de parents à l’étranger. Elle a été en 1947 en Albanie, en 1949 en Tchécoslovaquie et a étudié cinq années en URSS.

Ion Iliescu n’a pas d’épargne. Il est proposé pour être représentant du comité central de l’UTM auprès de l’Union internationale des étudiants. Vu que Ion Iliescu a été élevé dans un milieu sain, que ses différentes réalisations ont prouvé ses capacités de travail et d’organisation, la section des cadres du comité central du PMR considère qu’il peut être nommé dans la fonction pour laquelle il est proposé.

4.2. – Comment Ion Iliescu a-t-il été déchu de ses fonctions politiques occupées durant le régime communiste ?

Après avoir exposé son autobiographie et son évolution politique, nous allons voir les raisons pour lesquelles Ion Iliescu a été exclu des fonctions qu’il occupait au sein du régime communiste. Le déclenchement de sa déchéance provient d’un voyage qu’il effectua en Asie, en particulier en Corée du Nord, en 1971. Voici comment il expliqua sa décadence de la vie politique durant son audition avec les membres de la Commission sénatoriale du 16 décembre 1994.

Première raison : le désaccord vis-à-vis du projet de Ceauşescu : la construction d’une société d’après le modèle nord-coréen Pendant son audition, Ion Iliescu affirme : « J’ai eu depuis ma jeunesse une situation

spéciale. Mais, surtout après 1971, lorsque Ceauşescu, un type en général très suspicieux […], est devenu encore plus suspicieux vis-à-vis de son entourage. Cette suspicion venait d’une part du fait qu’il craignait que les Russes trament quelque chose par-devers lui. D’autre part, il redoutait que certaines personnes de son entourage s’arrogent une trop grande liberté d’action et de pensée. Moi en l’occurrence j’étais un type que l’on ne pouvait pas maîtriser comme ça. J’avais l’habitude de dire ouvertement mon opinion sur n’importe quel sujet. En 1971, j’ai eu un conflit avec lui, une discussion, après une visite en Asie. J’ai occupé la fonction de secrétaire du Comité central pendant six mois. Je n’ai jamais été membre de droit du Comité exécutif du Parti, mais seulement suppléant. Mais j’ai été promu par lui. Ma promotion avait aussi un substrat. C’était une sorte de réplique, j’étais le fils d’un homme réprimé par Gheorghiu-Dej. Ceauşescu voulait créer son propre socle en se détachant de Gheorghiu-Dej […]. J’étais donc l’un d’entre ceux promus par lui après 1965, après la mort de Gheorghiu-Dej. Toutefois, en 1971, promu dans la fonction de secrétaire de parti, Ceauşescu m’a invité dans une délégation qui partait en Asie ; nous avons visité la Chine, le Vietnam, la Mongolie et la Corée. Il a été fasciné par la modèle coréen. J’avais pour ma part déjà visité la Corée du Nord un an auparavant. Dans l’avion, j’ai fait la connaissance du fils du président de Sierra Leone, Siaka Stevens, qui suivait des cours à l’Université d’Oxford et qui visitait pour la première fois les pays socialistes. Il avait été en Allemagne de l’Est, à Moscou et maintenant

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il allait à Pyongyang. C’était l’émissaire de son père pour participer aux commémorations de la fête nationale. Après une semaine, nous nous sommes retrouvés dans l’avion de retour. Je lui ai demandé quelles sont ses impressions après cette visite. Il m’a présenté la plus expression synthèse de cette société : « Monsieur, d’abord j’ai été impressionné par l’efficience de ce peuple – peuple travailleur et discipliné. Quinze ans après la fin de la Guerre de Corée, il n’y avait plus de traces de destruction – ni à Pyongyang, ni dans le reste du pays. Cependant, pendant une semaine, je n’ai pas pu avoir un dialogue ouvert, tant avec les personnes au pouvoir qu’avec les gens simples. Toutes mes tentatives pour dialoguer restèrent vaines. Chacun répondait avec des phrases stéréotypées, en citant le Grand Leader [Kim Il-sung]. C’est une société déshumanisée. Nous nous sommes un pays africain, avec des formations tribales, avec des gens primitifs, mais, dans une telle société, moi je ne pourrais pas vivre. On ne peut pas respirer dans une telle société. »

Suite à cette rencontre, Ion Iliescu relate à Ceauşescu la discussion qu’il a eue avec Siaka Stevens. Le fait que Ion Iliescu a apprécié l’opinion du fils du président de Sierra Leone a provoqué sa chute politique et professionnelle.

Par conséquent, durant l’été de 1971, pendant une réunion du parti communiste sur des problèmes idéologiques, Ceauşescu accuse Iliescu d’« intellectualisme » et lui recommande de « poursuivre son apprentissage ».

« Il a appliqué avec moi la méthode chinoise, de l’envoi à la rééducation… À Timişoara au début, et après à Iaşi pour cinq années et de là, il m’a envoyé au Conseil national des Eaux, puis aux Éditions Techniques. J’étais connu pour ce type de postes que je n’ai même pas abandonnés après. Quand j’étais premier secrétaire à Iaşi eut lieu le premier Congrès de la Culture et de l’Education socialistes. En 1976 ou 1977, je ne m’en rappelle pas très bien. Ceux qui ont participé à ce Congrès, ils se souviennent du moment quand j’ai pris la parole. Je cite dans le livre (Révolution et Réforme) quelques fragments dans lesquels je fais référence à la discordance entre les paroles et les faits, etc., laquelle a électrisé la salle […]. Depuis ce Congrès, je n’ai jamais pu prendre la parole dans un quelconque forum national1. »

Deuxième raison : des raisons professionnelles liées à son travail au Conseil national des Eaux Une autre raison qui a contribué à la chute de Ion Iliescu a été provoquée par quelques

conflits avec Ceauşescu sur des projets qui devaient être validés par des organes spécialisés. Par exemple, le projet qui concernait un programme d’alimentation en eau de la centrale nucléaire de Cernavodă ou celui qui visait la construction du canal Dunărea-Bucureşti. En se référant à ce dernier projet, Ion Iliescu affirmait : « C’était une aberration ; […] ce projet n’avait aucune logique et n’était pas justifié sur le plan économique, et en ce qui concerne la partie technique, le projet était une vraie catastrophe.2 » Par conséquent, selon Ion Iliescu, comme il refusa de signer un certain nombre de projets, les motifs pour l’exclure du parti se multiplièrent.

Troisième raison : le désaccord au regard de la dégradation du pays Lorsqu’il travaillait au Conseil national des Eaux, puis aux Éditions Techniques, Ion Iliescu eut des discussions avec plusieurs personnes concernant la dégradation du pays. « Nous avons essayé de tisser quelques liens en vue de mener d’éventuelles actions (cf. La lettre des Six – qui n’a pas été signée par Ion Iliescu). Certaines personnes ont accueilli 1 Sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/lucrari-publicate/revolutia-traita-stenograma, p. 16. 2 Ibidem, p. 16.

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avec enthousiasme nos propositions. L’une d’entre elles, le général Militaru, une autre plus réaliste, le général Ioniţa, ainsi que Virgil Măgureanu. Nous avons constaté une dégradation continue de la vie économique et sociale et, donc, un blocage, un effondrement inévitable de la société roumaine avec de sacrifices très importants pour le pays ; d’où la conclusion que dans ces conditions, il n’était pas possible de prévoir une action de l’intérieur du système.1 »

Dans cette période, Ion Iliescu commença à être suivi par la Securitate. « J’étais marginalisé, je n’avais plus la possibilité d’avoir des relations directes avec des personnes qui occupaient des fonctions politiques importantes. Je rencontrais parfois par hasard quelques dirigeants politiques ; mais j’ai réalisé rapidement que ces personnes m’évitaient. Même les gens qui m’étaient autrefois familiers cherchaient désormais à m’éviter afin de ne pas avoir de problèmes. »

V. – La Révolution vécue par Ion Iliescu 5.1. – Ion Iliescu pendant la Révolution de décembre 1989

Rappel des faits

Ion Iliescu apparaît à la télévision le 22 décembre 1989 aux alentours de midi. Au cours de l’après-midi de cette même journée, il propose une réunion au siège du Comité Central à tous ceux qui « peuvent concourir à formuler les étapes d’une transition, mettons quelque chose en jeu ; structurons un mouvement de reconstruction de la société2. »

C’est ainsi que naquit la structure politique dénommée « Front de Salut National » (FSN).

Que s’est-il passé à ce moment-là ?

Voici la description des événements tels qu’ils se sont passés :

Quelques années avant la révolution, Ion Iliescu était constamment suivi par la Securitate. C’est en tout cas ce qu’il affirmait dans son dialogue avec Tişmăneanu : « Durant les quatre-cinq années qui précédèrent la Révolution, ils ne cachaient même plus. Le filage s’effectuait à vue : il y avait trois équipes, trois voitures, deux étaient en permanence derrière moi et la troisième surveillait ma maison, mon épouse, qui entrait et sortait de chez nous. Cependant, la surveillance était manifeste : les membres de la Securitate restaient plantés en face de chez moi et quand je partais au travail, deux voitures me suivaient3. »

Sa surveillance dura jusqu’au 22 décembre, comme il le relate lui-même :

« Le 22 décembre au matin, les deux voitures m’ont escorté jusqu’à la Maison Scânteia, où se trouvait le siège des Éditions Techniques. Mes collègues de travail avaient observé les deux voitures qui venaient et partaient avec moi. Vers 11h00, l’un de mes collègues me dit : « Les voitures qui venaient avec toi chaque matin ont disparu ». J’ai été informé par mes collègues de la fuite de Ceausescu en hélicoptère. À ce moment-là, j’ai dit « au revoir » à mes collègues : « Mes frères, c’est fini ! » Ensuite, j’ai téléphoné à la télévision et j’ai appelé le général Stănculescu. Je suis parti à la télévision ; en, route, j’ai vu la foule…4 »

1 Ibidem, p. 17. 28 Ion Iliescu, V. Tişmăneanu, Marele şoc din finalul unui secol scurt, pp. 182 – 183. 3 Ibidem, p. 174 30 Sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/lucrari-publicate/revolutia-traita-stenograma, p.20.

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En arrivant à la télévision, Ion Iliescu a été conduit dans le studio 4 où lui vint l’idée qu’il fallait mettre en place une action organisée. Il affirme toutefois qu’il n’avait aucune idée sur les moyens à mettre en œuvre pour mener à bien ce projet. C’est pourquoi il fait appel à toutes les bonnes volontés qui veulent contribuer à la création d’un système politique démocratique.

Au siège du Comité central, un groupe formé spontanément se mit à travailler pour la création d’une nouvelle structure politique. Vers 23 heures, affirme Ion Iliescu, pendant que ses partisans s’activaient à rédiger les documents qui fondaient la nouvelle structure, on commença à tirer dans la rue. À ce sujet, Ion Iliescu dit : « Nous ne parvînmes pas à finaliser les documents que nous avions alors élaborés dans la mesure où pendant que nous travaillions – nous avions rédigé quelques points parmi les dix contenus dans les documents –, on commença à tirer. Qui commença à se tirer ? D’où ? Avons-nous été pris par surprise ? Face à cette confusion apparut aussi cette hypothèse avec les terroristes. Qui étaient les terroristes ? C’étaient évidemment ceux qui voulaient réprimer ce qui commençait à se dessiner. De toute façon, nous n’avions pas le temps de penser à tous les aspects de la situation ; nous étions sous pression, en pleine décomposition chaotique du pouvoir1. »

La mise en perspective des événements pendant et après la révolution de 1989 nous a permis de constater que Ion Iliescu a tenu un rôle central dans l’histoire de la Roumanie. Quelques années après la révolution, on lui demanda s’il regrettait certaines actions qu’il avait pu engager. Sa réponse fut pour le moins évasive : « On a tous quelque chose à regretter ; mais j’ai été intrinsèquement intègre et fait preuve d’un comportement démocratique.2 »

« Ma seule culpabilité ou ce que l’on peut me reprocher est que j’ai assumé la responsabilité de sortir en face du peuple le 22 décembre 1989 pour leur parler. Pourquoi n’y a-t-il eu personne d’autre pour assumer cette responsabilité ? Pourquoi n’est-ce pas vous qui êtes sorti ? Parce qu’il n’y avait personne pour vous écouter ? Pourquoi n’est pas sorti Monsieur Coposu3 ? […] Mon avantage a donc été que j’ai trouvé cet écho. J’étais une figure connue et c’est pourquoi les gens m’ont accepté […].4»

D’après Ion Iliescu, les raison pour lesquelles il a été accepté par la population sont très simples : il n’avait pas d’autorité politique, mais morale.

« Je n’avais aucun pouvoir politique en décembre 1989, aucune autorité sur les institutions de pouvoir. Mais j’avais une autorité morale que j’avais accumulée au cours des années grâce à mes positions publiques, à mon comportement. Beaucoup de gens m’ont connu à partir de 1948 quand j’appartenais à l’Union des Associations des élèves, et ensuite dans le mouvement étudiant. Partout j’ai cherché à garder certains principes de comportement et le respect face aux autres.5 »

Toutefois aujourd’hui, l’on peut s’interroger sur la moralité revendiquée par Ion Iliescu, ce dernier ayant été au cœur de plusieurs sujets scandaleux. C’est l’analyse des événements qui nous donnera des éléments de réponse.

1 Ion Iliescu, V. Tişmăneanu, Marele şoc din finalul unui secol scurt, p.186. 2 Mariu Iurascu, disponibil sur http://www.mariusiurascu.ro/ion-iliescu-debuteaza-la-sahia/ 3Corneliu Coposu (20 mai 1914-11 novembre 1995) était un ancien détenu politique pendant le régime communiste. Il devint en 1989 président du Parti national paysan, ainsi que sénateur et leader de l’opposition pendant la Roumanie post-décembriste. 4 Sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/lucrari-publicate/revolutia-traita-stenograma, p. 20. 5 Sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/lucrari-publicate/revolutia-traita-stenograma, p. 21.

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5.2. – Réponses aux sujets scandaleux

5.2.1. – Y a-t-il vraiment eu une révolution ?

Rappel des faits

Plusieurs événements qui se sont passés durant la révolution de 1989 comme par exemple l’attaque de l’armée sur la population ou le projet (planifié) du groupe de Ion Iliescu de créer une nouvelle structure politique, font que l’on s’interroge : y a-t-il eu une révolution ou un coup d’État ?

Questionné sur le sujet s’il y a eu ou pas une vraie révolution et non pas un coup d’État, Ion Iliescu répond sur un ton convainquant : « Quelque chose comme la révolution ne s’ordonne pas, ne se manipule pas. Ces arguments sont simplistes et puériles […]. La manipulation ou la confiscation d’une révolution sont des slogans politiciens1. »

Afin de renforcer ses dires, Ion Iliescu se lance dans une démonstration présentant son projet comme le programme révolutionnaire le plus radical de tous les pays d’Europe centrale et orientale. Celui-ci prévoyait le changement du système politique, c’est-à-dire la liquidation du monopole du parti unique, l’introduction du multipartisme, la liquidation de l’État totalitaire, la réalisation d’un État de droit, des élections libres, une nouvelle constitution démocratique, la séparation des pouvoirs, la liberté des citoyens et le respect des minorités. Quant au système économique, il fallait envisager la liquidation d’un système rigide lié à la centralisation de l’économie. De toute façon, l’économie roumaine était déjà exsangue. C’est pourquoi il convenait d’adopter les principes de l’économie de marché, à l’instar de la liberté d’initiative. En pratique, le programme voulu par Ion Iliescu comprenait la réorganisation du système agricole et le soutien aux paysans roumains, la modernisation du commerce aux besoins de la population avec des mesures d’urgence : arrêt des exportations de produits alimentaires et des ressources énergétiques. Il y avait aussi l’objectif de repenser le système éducatif en éliminant les dogmes idéologiques, mais aussi de garantir la liberté de la presse et des médias. Enfin, le développement international, les relations de bon voisinage et l’orientation vers l’Europe étaient souhaités.

Selon Ion Iliescu, ces objectifs sont la preuve du passage vers une nouvelle société. Au cours de son audition en 1994 avec les membres de la commission sénatoriale, il souligna le changement radical de la physionomie de la société roumaine, ce qui, d’après lui, semblait inconcevable en 19892.

Malgré tout, les arguments de Ion Iliescu ne répondent pas à la question de savoir s’il y eu ou pas une révolution. C’est la raison pour laquelle une partie de la population roumaine attend encore que la lumière soit faite sur ces événements.

5.2.2. – La « particularité » de la révolution roumaine

Rappel des faits

La révolution politique en Roumanie fut la seule à générer des confrontations violentes se traduisant par des victimes, parmi lesquels l’ancien président Nicolae Ceauşescu et sa femme. Les deux ont été jugés par un tribunal et exécutés. A l’inverse, d’autres États, comme les républiques fédératives tchèque et slovaque ont connu une révolution politique de « velours ».

1 Sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/lucrari-publicate/revolutia-traita-stenograma, p. 17. 2 Ibidem, p.34

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Lors de son audition avec les membres de la commission sénatoriale, Ion Iliescu essaya de donner une réponse à la question : pourquoi ni une révolution « de velours » ni une transformation de l’intérieur comme en Russie ou en Bulgarie n’ont-elles pas été possibles en Roumanie ?

« Chez nous, malheureusement […], aucun changement de l’intérieur venant du sommet ne fut possible, Ceauşescu et ses acolytes n’ayant pas compris que le système qu’il tentait de sauver était devenu exsangue. Des transformations historiques étaient en train de se déclencher autour de nous et démontraient la fin du système. D’un autre côté, malgré quelques tentatives pour renverser Ceauşescu, aucun complot solide n’exista en raison du contrôle absolu instauré par Ceauşescu sur la société. »

Selon Ion Iliescu, si l’on avait pu isoler ou éloigner Ceauşescu du pouvoir, cela aurait été bénéfique pour la Roumanie. L’on aurait évité les victimes de la révolution, d’abord à Timişoara, puis à Bucarest et dans d’autres villes roumaines.

La révolution roumaine, d’après Ion Iliescu, est spécifique dans la mesure où elle fut « déclenchée par une explosion populaire et c’est le mérite du peuple roumain, en particulier des habitants des villes et de la jeunesse. »

5.2.3. – Le procès et la condamnation de Ceauşescu

Rappel des faits

Le jour de Noël, les époux Ceauşescu sont condamnés à mort par un tribunal militaire ad hoc. Ils sont notamment reconnus coupables de génocide. Quelques fragments du procès des époux Ceauşescu, ainsi que leur exécution, sont diffusés le même jour à la télévision nationale.

Pourquoi le procès et la condamnation à mort des époux Ceauşescu se déroulèrent dans une telle précipitation ?

Selon Ion Iliescu, le général Stănculescu lui affirma que la garnison de Târgovişte ne possédait pas suffisamment d’effectifs militaires pour parer à une éventuelle attaque dont le but aurait été de libérer les époux Ceauşescu. Vu la situation ce crise qui régnait entre les 22 et 25 décembre, il fallait prendre des décisions au plus vite. La population aurait pu aussi être informée de la présence des époux Ceauşescu et venir ainsi mettre à sac la garnison de Târgovişte. C’est pourquoi la décision de constituer en urgence un tribunal militaire fut prise. Alors que le général Stănculescu fut en charge d’organiser le procès proprement dit, Ion Iliescu mandata Gelu Voican et Virgil Măgureanu pour accompagner la délégation de juristes qui devaient assister au procès. Outre la décision de constituer cette cour de justice spéciale, Ion Iliescu et ses alliés se mirent d’accord pour refuser toute tentative de recours à la condamnation des époux Ceauşescu1.

Pour Ion Iliescu, le procès était nécessaire. Il dit ainsi à ce sujet : « Nous avons réalisé qu’aussi longtemps que Ceauşescu resterait au pouvoir, le maintien d’un état conflictuel et les dangers qui en découlent perdureraient […]. J’ai alors émis le vœu d’une formule révolutionnaire afin que nous organisions dans des conditions improvisées, au sein de la garnison militaire de Târgovişte, le procès des époux Ceauşescu2. »

1 Sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/lucrari-publicate/revolutia-traita-stenograma, p. 1. 2 Ion Iliescu, V. Tişmăneanu, Marele soc din finalul unui secol scurt, p. 194.

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Où se trouve le dossier du procès ? Si on lit le sténogramme, voici les informations que l’on trouve au sujet du dossier du

procès des époux Ceauşescu :

« – Valentin Gabrielescu : […] au tribunal militaire où a été rendu le jugement, le dossier n’est pas présent. De toute façon, il n’y a jamais été selon le président du tribunal. […] J’ai appelé le général Nistor qui m’a dit avoir emmené le dossier au ministère de la Défense nationale pour le donner au général Stănculescu. J’ai alors demandé au général Stănculescu où est le dossier. Il m’a dit l’avoir donné à Spiroiu. […] Ce dernier m’a dit qu’il s’était rendu chez Ion Iliescu qui a souhaité que je remette ce dossier à Vasile Ionel. Ne vous a-t-il pas dit cela ?

– Ion Iliescu : si. Il y avait de nombreux dossiers secrets. J’ai demandé à Vasile Ionel de les conserver de par son statut de Chef d’État-Major des Armées. Le général Vasile Ionel m’a dit que c’était un dossier scellé. Quand il l’a ouvert, il n’a trouvé que la sentence qui avait été prononcée. En ce qui concerne le reste des documents du dossier, si lui ne sait pas, je n’en sais rien moi non plus.

– Valentin Gabrielescu : […] mais Spiroiu dit qu’il y avait des clés et des cassettes dans ce dossier. Demandons-lui de nous confirmer ce point.

– Ion Iliescu : le dossier retrace en fait le déroulement du procès qui a été enregistré sur cassette. […] Mais le document de base correspond à la sentence du tribunal. C’est le seul document qui nous a été présenté. Nous n’avons pas vu autre chose. D’ailleurs nous n’en avions pas le temps et cela n’en valait pas la peine.

– Valentin Gabrielescu : laissons cette partie formelle, si vous le voulez bien, Monsieur le Président. Une question toutefois, et avec cela je clos ce sujet. Avez-vous bien fait ou non de lui tirer dessus ?

– Ion Iliescu : je vous l’ai dit.

– Valentin Gabrielescu : dites-le encore une fois. Et avec cela, je vous laisse en paix.

– Ion Iliescu : personnellement, en tant qu’homme politique, j’aurais préféré un procès normal. Mais dans la conjoncture d’alors, je crois que c’était la seule solution possible. […] Cela est justifié d’un point de vue historique et juridique. Nous avons stoppé la multiplication de sacrifices humains inutiles1. »

5.2.4. – Le Fil rouge

Rappel des faits

Février 2000, huit mois avant les élections présidentielles en Roumanie.

Le 25 février 2000, Ion Iliescu, président du PDSR, et Dan Voiculescu, président du PUR, signent « le protocole fondant le pôle social-démocrate de Roumanie (PDSR), alliance qui vise à la participation sur des listes communes de ces deux partis aux élections législatives de novembre et le soutien d’un candidat unique à la présidence. »2

1 Sténogramme de l’audition de Ion Iliescu avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche sur les événements de décembre 1989, disponible sur http://ioniliescu.wordpress.com/lucrari-publicate/revolutia-traita-stenograma, p. 27. 2 Stan Stoica, România 1989-2005, O istorie cronologică, Editura Meronia, Bucureşti, 2005.

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Le 29 février 2000, un hebdomadaire qui paraît à Moscou, Zavtra, publia une nouvelle qui suscita une forte agitation politico-médiatique en Roumanie. Il était question d’une liaison téléphonique directe entre le palais de Cotroceni et le Kremlin dont on avait eu des échos au cours des années 1993-1995, époque à laquelle Ion Iliescu était président de la Roumanie. Par conséquent, si la gauche était revenue au pouvoir – ce qui était tout à fait envisageable –, la controverse du « Fil Rouge » aurait vraisemblablement recouvré un intérêt certain.

Toutefois, parce que la presse roumaine1 comparait la revue Zavtra au journal La Grande Roumanie, la crédibilité de Zavtra pouvait être mise en doute. La nouvelle n’aurait donc été dans ce cas qu’« une simple farce journalistique, du genre de la “Grande Roumanie” ». C’est pourquoi, bien que cette nouvelle sensationnelle ait été reprise et diffusée au travers de la BBC, les rédactions hésitaient à la mettre en valeur, en particulier la rédaction du quotidien Ziua.

Au sujet de Zavtra, il est généralement considéré comme un hebdomadaire nationaliste. D’ailleurs, il est souvent cité dans les rapports des organisations internationales et du département d’État américain pour ses articles antisémites, anti-occidentaux et anti-américains. De surcroît, Zavtra affiche fièrement les relations qu’il entretient avec les cercles regroupant d’anciens officiers du KGB, mais aussi avec les représentants actuels des services secrets russes. Dans certains milieux journalistiques moscovites, il est même fait état qu’une partie des informations qui paraissent dans Zavtra proviendraient précisément de groupes des services secrets russes.

En bref, dans cet article de Zavtra traitant du Fil Rouge, nous découvrons les éléments suivants. « Des sondages électoraux roumains en provenance de Bucarest révèlent la probabilité d’un retour de la gauche au pouvoir. Cette hypothèse donnerait à la Russie de nouvelles chances de consolider son influence dans les Balkans. C’est pourquoi les services spéciaux étudient la possibilité d’installer une ligne téléphonique secrète entre les présidents de la Fédération de Russie et de la Roumanie, en particulier dans l’hypothèse où les élections dans ces deux pays aboutiraient à la victoire des candidats de gauche. Il convient de remarquer que l’idée de mettre en place une telle ligne téléphonique avait été proposée par le Kremlin dès 1990. Puis au cours des années 1993-1995, le FAPSI (une ancienne direction du KGB en charge de la communication secrète du président russe) avait même engagé des pourparlers à ce sujet avec son interlocuteur roumain. Au vu de ces présomptions, la méthode peut être élargie à bien d’autres ministères des deux pays… »2

À un mois de la publication de l’article de Zavtra, après une période de doutes et de recherches, la presse roumaine commença à réagir. Quant à la véracité des informations fournies par Zavtra, le journal Ziarul de Iaşi, dans un article intitulé « Iliescu coincé par un fil rouge dans le sac »3, publié le 30 mars 2000, donna quelques preuves apportées par Constantin Degeratu. « Le conseiller présidentiel Constantin Degeratu a déclaré avoir présenté à la commission de la défense la décision CSAT 103/1996 concernant le réseau crypté de téléphonie et de télégraphie, les projets d’accord avec la Fédération de Russie afin de moderniser ces lignes de communication, la liste des abonnés au téléphone gouvernemental crypté, les protocoles de septembre 1994 et janvier 1995 visant à mettre en place ce réseau, les mandats des délégués participant aux négociations jusqu’en 1996, le compte rendu de ces négociations et le rapport STS relatif à la modernisation des lignes téléphoniques. »4

1 Sorin Rosca Stanescu, http://www.ziua.ro/display.php?data=2000-03-15&id=40276 2 Bogdan Comaroni, http://ziua.net/display.php?data=2000-03-15&id=40308&kword=puciul 3 http://www.ziaruldeiasi.ro/cms/site/z_is/news/iliescu_prins_cu_firul_rosu_in_sac_41630.html 4 Ibidem.

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Liste des abonnés Si l’on se réfère à un article du quotidien Ziua intitulé « Les boucles du fil rouge », publié

dans l’édition n° 3254 du mercredi 23 février 2005 et signé par Sorin Rosca Stanescu, la liste suivante apparaît : « la présidence de la Roumanie : le président de la Roumanie (bureau, domicile), le chef de la chancellerie présidentielle (bureau), le secrétaire d’État, le chef du département Europe et Amérique du Nord (bureau), le chef de la direction des pays voisins et des nouveaux États (bureau) ; le ministère de la défense nationale : le ministre (bureau, domicile), le secrétaire d’État et chef d’État-Major des armées (bureau, domicile). »1

Dans la même veine, nous découvrons dans l’article du Ziarul de Iaşi que Degeratu a aussi précisé que « dans la période 1993-1996, des discussions eurent lieu afin de mettre en place une liaison directe et secrète entre Moscou et Bucarest », que « certaines de ces discussions furent davantage des négociations. » Dans le cadre de ces négociations, les équipes de spécialistes parvinrent à un accord, mais celui-ci ne fut pas pour autant signé, dans la mesure où « la rencontre programmée à l’automne 1996 ne se déroula pas. »

Plus précisément, comme l’affirma Sorin Rosca Stanescu dans l’article « Les boucles du fil rouge », le 19 juillet 1994, à la suite d’une décision du CSAT, il fut approuvé la négociation en vue de l’accord2 intergouvernemental roumano-russe concernant la liaison téléphonique internationale cryptée spéciale. La décision fut signée par Ion Iliescu, Nicolae Vacaroiu, Mircea Cose, Teodor Melescanu, Vasile Ionel, Gheorghe Tinca, Ioan Doru Taracila, Virgil Magureanu, Cioflina Dumitru, Ioan Talpes, Magdalena Ion. Les premières discussions se déroulèrent entre le 12 et le 16 septembre 1994, au niveau des experts. De ces discussions nous découvrons que « la délégation a proposé que la liaison directe et secrète entre Bucarest et Moscou ne soit pas seulement téléphonique mais aussi télégraphique. Afin que cet objectif soit atteint, il a été mis gratuitement à la disposition de la partie roumaine trois équipements complets de sécurisation. » Il est alors proposé de poursuivre les pourparlers afin que le texte final de l’accord soit signé par le directeur du STS (Service des Télécommunications Spéciales) avec le mandat du ministre des Affaires étrangères. Le 27 septembre 1994, Ion Iliescu approuva le projet dans les termes suivants : « Oui. Je vous prie de poursuivre ce que vous avez entrepris. » Après la signature de l’accord, « les parties mirent en place dans les six semaines deux circuits à quatre fils en fonctionnement permanent… Pour la sécurisation de la ligne téléphonique, les parties convinrent d’utiliser des matériels de production russe. » Les règles d’exploitation et de maintenance des lignes devaient être définies par les russes et transmises à Bucarest par les voies diplomatiques. Il fut aussi convenu d’installer sur la ligne télégraphique un « appareil de sécurisation plus perfectionné. »3

En bref, suite à l’analyse des documents soumis à la commission de la défense, le sénateur du parti démocrate Nicolae Alexandru, en tant que président de la commission de la défense, précisa que « les négociations ont été menées par le général Vasile Ionel, en toute connaissance et avec l’approbation de Ion Iliescu et de Teodor Melescanu. » Alexandru Nicolae ajouta que « bien que la ligne téléphonique n’ait pas fonctionné, la Roumanie a

1 http://www.ziua.net/display.php?data=2005-02-23&id=170250 2 Cet accord stipule: « Les parties contractantes (le gouvernement roumain et le gouvernement de la Fédération de Russie) ont convenu du fonctionnement d’une liaison téléphonique cryptée entre Bucarest et Moscou. À travers la liaison téléphonique cryptée spéciale, on entend des télécommunications réalisées par le chef de l’État, le chef du gouvernement, les agents diplomatiques ou consulaires, ainsi que les chefs des institutions militaires respectives des deux pays. Les postes téléphoniques seront fabriqués par les parties contractantes pour les autorités publiques de la Roumanie et de la Fédération de Russie, intéressées à utiliser cette liaison pour l’échange de données et d’informations. L’accord est conclu pour une période de trois ans et sera prorogé automatiquement une année supplémentaire, à moins que l’une des deux parties renonce à la prorogation. » 3 Ibidem.

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néanmoins payé au mois de février 2000 61 millions de lei pour son entretien. »1. Le sénateur du parti démocrate souligna également qu’en 1999 la Roumanie avait reçu trois installations de décryptage, lesquelles se trouvent désormais au STS sans jamais avoir été utilisées.

À environ deux mois de l’éclatement du scandale du « fil rouge », dans le n° 1783 du quotidien Ziua, un article intitulé « Ion Iliescu a donné son accord par écrit pour le fil rouge » et signé par Laura Gafencu mis en lumière des preuves plus éloquentes quant à la vérité – ou la falsification ! – de ce scandale. Il était question en premier lieu de l’ouverture d’une enveloppe avec les documents présentés par le STS de la commission de la défense de la chambre des députés.

Le résumé de ces documents, comme le révèle l’article de Ziua, serait le suivant : « Selon les documents transmis par le STS, la signature de Ion Iliescu apparaît clairement sur ceux-ci. »

Le président du PDSR était obsédé par la liaison secrète avec le Kremlin, tant à travers une ligne téléphonique spéciale qu’avec une ligne télégraphique sécurisée.

Il aurait souhaité que le téléphone Bucarest-Moscou ne fût utilisé que par les deux présidents.

Iliescu a menti sans vergogne aux roumains en essayant de leur cacher son obsession.

Le président Constantinescu décida de cesser tout type de négociations et de mettre fin à la liaison cryptée.2

Dans le même article, le député George Serban ajouta que dans documents présentés par le STS apparaissait même l’expression de « fil rouge ». Au-delà du fait que les négociations menées avec Moscou dépassèrent le stade des normes techniques d’organisation, il était aussi souhaité que le fil rouge ne fût utilisé par aucune autre personne que les deux présidents – celui de la Russie et de la Roumanie –, même s’il s’agissait de leurs conseillers personnels.

Quant à la question de savoir si dans les documents présentés par le STS de la commission de la défense de la chambre des députés ressortaient la preuve qu’il aurait existé un intérêt pour la réalisation d’une liaison téléphonique similaire avec d’autres pays, la réponse est clairement négative. George Serban souligna que « Ion Iliescu ne s’est jamais préoccupé de tisser une relation secrète de cette sorte avec un quelconque pays autre que la Russie, quand bien même il aurait fait partie de l’ancien bloc communiste. » Au vu des documents du STS, l’objectif de Ion Iliescu, comme le précisa George Serban, était assurément de « mettre en place une liaison téléphonique spéciale avec Moscou. »

Personne ne comprend pourquoi Ion Iliescu a caché à l’opinion publique son intérêt pour Moscou. George Serban affirma d’ailleurs qu’« il est impossible que toutes les discussions engagées au sujet du fil rouge, tant avec Vasile Ionel, son conseiller à cette époque-là, qu’au sein des réunions du CSAT, soient sorties de la mémoire de l’ancien président de la Roumanie. » « Je ne comprends pas pourquoi Ion Iliescu a essayé de cacher à l’opinion publique son obsession d’établir une liaison téléphonique spéciale avec Moscou. À qui Ion Iliescu a caché cette obsession ? À l’opinion publique ou à nos partenaires euro-atlantiques ? »3

À la suite de cette analyse des documents du STS, un certain nombre de députés appartenant à différents partis politiques réagirent. Le député de l’UDMR (Union

1 Apud http://www.ziaruldeiasi.ro/cms/site/z_is/news/iliescu_prins_cu_firul_rosu_in_sac_41630.html 2 http://www.ziua.net/display.php?id=42768&data=2000-04-27 3 Apud http://www.ziua.net/display.php?id=42768&data=2000-04-27

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démocratique des Hongrois en Roumanie), Ludovic Racotzi, déclara ainsi qu’« il a existé une “commande politique écrite” pour l’installation du “fil rouge”, exigée par l’ancien chef du STS, Ion Coman, approuvée par le général Vasile Ionel et signée par l’ancien président Ion Iliescu. »1

Le député du PNTCD (Parti national paysan chrétien démocratique), Michael Gheorghiudar affirma pour sa part, au vu des révélations de l’article de Ziua, que les documents relatifs à la liaison directe Moscou-Bucarest avaient obtenu l’accord personnel de Vasile Ionel et de Ion Iliescu, le CSAT (Consiliul Suprem de Apărare a Ţării)2 n’ayant pas émis une décision dans ce sens. « Il existe de nombreux documents avec moult paraphes de Vasile Ionel et de Ion Iliescu concernant l’accord relatif à ces négociations. »3

Le vice-président de la commission de la défense, Ovidiu Draganescu du PNL (Parti national libéral), précisa que les documents secrets confirmaient les déclarations du conseiller présidentiel Constantin Degeratu. Toutefois, bien que des négociations aient eu lieu, elles ne débouchèrent pas sur un accord en raison de changements à la tête du pouvoir politique en 1996.

En revanche, le député du PDSR (Parti démocrate social de Roumanie), Virgil Popa, soutint que l’étude des documents n’avait pas mis en évidence d’aspects nouveaux, montrant plutôt que le « fil rouge » n’avait pas existé. Virgil Popa affirma que les négociations avec la partie russe avaient continué jusqu’en 1999. D’après lui, tout le scandale du « fil rouge » s’apparente à un « gros beignet » et à « une diversion électorale du pouvoir actuel. »4

Toujours dans la catégorie des négations de ce scandale entra aussi l’affirmation du secrétaire exécutif du PDSR à cette époque-là, Corina Cretu. Le 15 mars 2000, cette dernière transmit aux attachés de presse des ambassades de Roumanie une lettre dans laquelle elle caractérisa comme étant « “une diversion” l’article publié dans l’hebdomadaire russe Zavtra, repris dans la presse roumaine, dans laquelle il était suggéré que le retour du PDSR au gouvernement équivaudrait à une rupture radicale du processus d’intégration de la Roumanie dans les structures euro-atlantiques. » Corina Cretu soutint que l’idée d’installer un « fil rouge » entre le palais de Cotroceni et le Kremlin faisait partie d’une myriade de « provocations grossières et de diversions » dirigées contre les partis d’opposition et en particulier contre le PDSR5.

La conclusion qui est ressortie de l’analyse des documents (documents écrits aussi bien en langue roumaine qu’en langue russe), comme l’a mis en exergue l’article de Ziua, est qu’il a existé une commande politique pour l’installation d’un « fil rouge » direct entre le palais de Cotroceni et le Kremlin. Presque « tous les membres de la commission ont confirmé le fait qu’il a existé un document traitant des négociations pour le “fil rouge” signé par Ion Iliescu ; les opinions des membres de la commission ne sont néanmoins pas corroborées par l’existence d’une décision claire du CSAT dans ce sens. »6

En ce qui concerne la signature et l’accord écrit de l’ancien président Ion Iliescu pour la poursuite des négociations avec Moscou afin d’installer une liaison téléphonique directe entre le palais de Cotroceni et le Kremlin, ils apparaissent sur un des documents secrets envoyés par

1 Ibidem. 2 En janvier 2007, le Parti social-démocrate (PSD) proposa de remplacer le Conseil Suprême de la Défense nationale par un Conseil de la Sécurité nationale, selon le modèle occidental. 3 Ibidem. 4 Ibidem. 5 http://www.ziua.net/display.php?data=2000-03-16&id=40348 6 Ibidem.

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le STS de la commission de la défense de la chambre des députés. D’après George Serban, à côté des négociations pour l’installation d’un fil rouge direct entre le palais de Cotroceni et le Kremlin, des pourparlers se déroulèrent aussi en vue de la mise en place d’une liaison télégraphique directe et sécurisée entre les deux présidents. George Serban affirma qu’« il existe deux documents très clairs du CSNT relatifs aux tractations menées avec Moscou pour l’installation d’un fil rouge ; l’un signé par tous les membres de cet organisme ; dans l’autre manquait seulement la signature de Teodor Melescanu, ministre des Affaires étrangères à cette époque-là, dans la mesure où il était à l’étranger au moment des signatures. »1

Malgré les tentatives visant à faire émerger une autre alternative que celle soutenue par le PDSR (et y compris par Ion Iliescu), le scandale du « fil rouge » ne put éclore davantage en raison du démenti de Ion Iliescu. Revenons au 16 décembre 1994, c’est-à-dire six ans avant la publication de l’article au sujet du fil rouge dans l’hebdomadaire moscovite Zavtra. À l’instar du sténogramme des pourparlers avec les membres de la commission sénatoriale pour la recherche des événements de décembre 1989, Ion Iliescu déclara : « On fait toutes sortes de spéculations. J’ai vu ce quotidien Ziua dans lequel on parle d’une soi-disant liaison téléphonique directe que j’entretiendrais avec Gorbatchev. À présent, nous avons tous des moyens téléphoniques rapides. Avec ces derniers, les institutions d’État à Bucarest communiquent entre elles. Ce journaliste, quand il parle de téléphone direct, il donne l’impression qu’il s’agit d’une ligne spéciale avec le Kremlin. Or, je n’ai jamais eu ni même jamais disposé de quelque chose comme cela. Je n’ai eu aucune sorte de discussion avec Gorbatchev. »2

Dans ce dialogue, à la question de V. Tişmăneanu : « Comment les relations avec les autres pays ont-elles repris suite aux événements de décembre 1989 ? », Ion Iliescu répond : « Mon premier contact avec Gorbatchev eut lieu le 27 décembre. Alors que j’assistais à la première réunion du Comité du Front de Salut national (CFSN) après l’exécution de Ceauşescu, l’on vint m’annoncer que Gorbatchev souhaitait me parler au téléphone. »

Ci-dessous, voici les séquences du dialogue entre Vladimir Tişmăneanu et Ion Iliescu au sujet du fil rouge :

« VT : Existe-t-il un lien direct entre Bucarest et Moscou ?

II : Non, mis à part le téléphone habituel, mais cela n’a pas d’importance.

VT : En fait, je me demandais si Ceauşescu disposait d’une liaison téléphonique directe avec Moscou ?

II : Je ne suis vraiment pas en mesure de vous le dire parce que nous n’avons pas travaillé au siège du Comité central. J’étais au gouvernement et…

VT : Il est certain qu’une telle liaison n’existait pas là.

II : Il existait quelques liens probablement par le biais du CAEM (Conseil d'assistance économique mutuelle), mais aussi par les voies militaires au niveau du Chef d’État-Major des armées, la Roumanie étant membre du Traité de Varsovie. Mais moi je n’ai jamais eu connaissance d’une quelconque liaison téléphonique spéciale. On a toujours parlé d’un téléphone rouge ; je n’ai jamais eu quelque chose de genre. »3

À côté de toute cette série de négations, ripostes, excuses, dénonciations, révélations, nuances, déroutes, audiences, accusations, etc., qui ont traversé, simultanément ou

1 Ibidem. 2 Ion Iliescu, V. Tişmăneanu, Marele şoc din finalul unui secol scurt, p. 469. 3 Ibidem, pp. 216-217.

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successivement, toute la presse écrite et les médias audiovisuels, de simples observations peuvent aussi être faites. L’une d’entre elles se trouve dans le n° 8 du 18 avril 2000 de l’Observatoire Culturel. Dans un article signé par Pavel Susara, il est précisé que dans ce scandale Ion Iliescu n’avait même pas été soutenu par son propre parti. « Dans cette affaire, l’on voit bien dans les interventions publiques de Ion Iliescu sa volonté d’associer son parti dans une position de victime. »1 Dans ce contexte, ce même auteur affirme que « le PDSR se tait non pas parce que cela correspondrait à une quelconque stratégie, mais parce que il sait très bien de quoi il est question fondamentalement. »2

Cependant, tous ces événements ne sont désormais plus que des « histoires ». Et de l’histoire de la Roumanie, communiste et post-décembriste, j’ai appris que la vérité se révèle tardivement voire même très ou trop tardivement. Ainsi l’on se pose encore aujourd’hui des questions en ce qui concerne « la véracité de la Révolution décembriste », « la mort des époux Ceauşescu », « les minériades » ou « qui a tiré sur nous ? ». Tant en décembre 1989 qu’au temps des minériades, aujourd’hui, presque neuf ans après l’éclatement du scandale du « fil rouge » et quelques mois avant les élections présidentielles de novembre 2009, la presse ne sait pas encore si elle va de nouveau évoquer l’histoire du scénario littéraire du fil rouge. Mais puisque la vérité n’a pas éclos, je crois que la presse peut encore investiguer pour faire toute la lumière sur le fil rouge.

VI. – Le regard sur Ion Iliescu vingt ans après la Révolution de 1989 Le 22 décembre 2009 aura le vingtième anniversaire de la révolution roumaine. Malgré

tout, plusieurs questions restent sans réponses. Qui sont les vrais coupables de meurtres de la révolution ou des minériades ? Pourquoi pendant la présidence de Ion Iliescu, aucun organisme habilité n’a effectué de recherches sur les événements de la révolution ?

Bien que quinze ans après la révolution, un procès intitulé « La condamnation du communiste » ait eu lieu, Vladimir Tişmăneanu affirmait le 19 octobre 2005 dans un article de la Revue 22 : « Je ne vois pas quel besoin a Monsieur Băsescu3 de s’embourber dans des arguments purement administratifs, liés de surcroît à la constitution d’une commission, alors qu’il existe une base documentaire colossale, des travaux scientifiques validés au niveau international qui disent clairement les choses4. » Cependant, il reconnaît dans le même article que « la culture politique des démocraties postcommunistes ne peut que bénéficier de la condamnation ouverte par la plus haute instance politique d’un système exsangue, mais pas encore éteint en décembre 1989. »

De la même façon, Vladimir Tişmăneanu soutient l’idée qu’un tel procès ne pouvait avoir lieu avant 2004 à cause de « l’imposture idéologique du FSN ». Selon lui, « les néo-communistes ont usurpé le discours anticommuniste. Rappelez-vous de janvier 1990, lorsque Ion Iliescu et Petre Roman se déclarèrent démocrates depuis toujours. Ils utilisèrent toutefois la notion vague de “totalitarisme” pour éviter une délimitation morale et politique qui n’existait pas entre le passé et le présent. En mai 1990, j’ai écrit dans le journal américain Christian Science Monitor un article sur ce sujet. Les choses se sont prolongées au cours des années suivantes. Ceux qui étaient au pouvoir ne voulaient pas voir ce « cancer des âmes » –

1 http://www.observatorcultural.ro/Firul-rosu-un-scenariu-(ne)literar*articleID_6799-articles_details.html 2 Ibidem. 3 Traian Băsescu (né le 4novembre 1951) est un homme politique roumain. Il est président de la Roumanie depuis décembre 2004 grâce à une alliance entre le Parti démocrate et le Parti national libéral. Auparavant, il a été leader du Parti démocrate et maire de Bucarest entre 2000 et 2004. 4 V. Tişmăneanu, Condamnarea comunismului, disponibile sur http://www.revista22.ro/condamnarea-comunismului-2137.html

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la Securitate. Bien qu’un institut pour l’étude du totalitarisme ait été créé, il n’a pas réussi à devenir ce qui était et qui reste encore tellement nécessaire en Roumanie : un centre de protection de la mémoire en liaison avec la terreur communiste.1 »

En quelque sorte, même si le communisme en tant que système a été ouvertement condamné, personne n’a été condamnée.

On a demandé des excuses publiques aux révolutionnaires pour ceux qui ont perdu des proches pendant les événements de la révolution ou des minériades. Cependant, comme le souligne Tişmăneanu : « Ce qui est choquant en Roumanie tient au fait que personne n’est venu dire : “je suis désolé” (une exception est Cornel Burtica). En l’absence de regret, l’idée de l’amnistie (soutenue un temps par Adam Michnik) me semble une illusion qui ne serait en rien une thérapie. »

Aujourd’hui, à de rares exceptions près, la plupart de ceux présumés coupables n’ont pas été jugés. À l’occasion de la commémoration du dix-neuvième anniversaire de la révolution le 22 décembre 1989, il n’est donc pas étonnant que Ion Iliescu ait été agressé et rendu coupable des événements de décembre 1989.

Ion Iliescu a d’abord été agressé par un vieil homme dont les deux enfants sont morts durant la révolution, puis à la télévision par un groupe de révolutionnaires qui, de la même manière, l’ont accusé d’avoir occupé les locaux de la télévision pendant la révolution et d’« avoir volé » la révolution du peuple. Ion Iliescu a rétorqué en soulignant l’importance de la transmission de l’information durant les événements de la révolution, ajoutant aussi que la révolution ne fut ni un coup d’État ni un événement « surnaturel ou magique ». Selon lui, ce fut « un véritable redressement populaire et en particulier des classes ouvrières. »

Toujours durant la cérémonie de commémoration, de nombreuses personnes lui ont demandé qui étaient les coupables après la fuite de Ceauşescu. À cette question, Iliescu a répliqué qu’il s’agissait d’une supercherie et d’une fabulation : ni lui ni ses proches ne sont responsables de ceux qui sont morts en décembre 1989.

Par conséquent, nous voyons bien que les réponses récentes aux interrogations de l’histoire post-décembriste restent pour le moins évasives, de la même manière que reste floue la biographie de Ion Iliescu. L’incertitude est aussi présente sur les résultats de toutes les décisions prises sur le plan politique et économique par ceux qui ont dirigé la Roumanie après 1989. C’est le motif pour lequel beaucoup parmi les jeunes qui ont cru dans la révolution disent désormais qu’ils dont partie de la « génération des années perdues » ou, comme le disait quelqu’un à Ion Iliescu : « Monsieur Iliescu, je ne vous reproche pas grand-chose si ce n’est le fait que vous m’avez volé ma jeunesse… »

1 V. Tişmăneanu, Condamnarea comunismului, disponible sur http://www.revista22.ro/condamnarea-comunismului-2137.html

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