Mémoire Moi

Embed Size (px)

Citation preview

Institut dEtudes Politiques de LillePremire anne de Master de science politique

LA MOBILISATION DU PASS DANS LES MOUVEMENTS TUDIANTS

Mmoire prpar sous la direction de M. Guillaume Duseigneur Prsent et soutenu par Jules Girardet

Anne universitaire 2007/2008 TABLE DES MATIRES1

INTRODUCTION4 PARTIE I/ Les tudiants: identits et mobilisations...15 1.1 Des hritiers la cit: les nouveaux tudiants...15 1.1.1 Qui est tudiant?..........................................................................................................15 1.1.2 Transformation du monde tudiant.19 1.1.3 Les nouveaux mouvements tudiants [1986-2006].24 1.2 Les nouveaux tudiants: identit et identits.35 1.2.1 Un groupe social tudiant?..........................................................................................35 1.2.2 Ltudiant dans les reprsentations.43 1.3. Ltudiant en mouvement ou laffirmation dune identit..52 1.3.1 Lentre luniversit comme processus de dsocialisation...52 1.3.2 Lengagement tudiant la reconqute dune sociabilit...56 1.3.3 La dimension identitaire des conflits..61 PARTIE II/ Des tudiants en mouvement : usages du passs........................................68 2.1/ existe-il une mmoire tudiante ?..............................................................................68 2.1.1 Thorie de la mmoire collective68 2.1.2 Les tudiants se souviennent-ils ?...............................................................................75 2.2/ Capitalisation des expriences passes..85 2.2.1 Un rpertoire d'action particulier.85 2.2.2 La dmocratie tudiante, une ruption spontane ?....................................................90 2.2.3 Le CPE, une transformation du rpertoire d'action.95 2.3/ Une mythologie au service du mouvement..101 2.3.1 Le pass : entre mmoires et mythes.102 2.3.2 Des pratiques mmorielles111

2

PARTIE III/ Le poids du pass...119 3.1/ La mmoire des adversaires du mouvement119 3.1.1/ La mmoire des gouvernements...120 3.1.2 Prvenir les mouvements..126 3.2/ Les usages mdiatiques de la mmoire134 3.2.1/ Les mdias, dpositaires de la mmoire tudiante..134 3.3.2 La mmoire mdiatique.139 3.3/ Des conflits de gnrations ?....................................................................................150 3.1.1/ Mai ou 68 lge dor tudiant : un complexe dinfriorit ?....................................150 3.3.2/ Les nouveaux mouvements tentent-ils de sortir du mythe ?....................................159 CONCLUSION169 BIBLIOGRAPHIE...173 ANNEXES....179

3

INTRODUCTION Les peuples qui nont plus de voix nen ont pas moins de la mmoire Benjamin Constant Quand on na pas de mmoire, on se rpte; quand on en a, on rpte les autres Albert Brie Mercredi 22 mars, dfaut daction directe contre la prsidence, les lections du CROUS sont perturbes. Une urne est dtruite, la parodie de dmocratie est dnonce. Puis concert sympa de la Compagnie Jolie Mme et Daniel Bensad vient souffler les bougies du mouvement du 22 mars et le dbut mai 68. Le dbat auquel il participe est lnifiant. Les tudiant-e-s semblent saouls ou endormis. Les propos du dirigeant rvolutionnaire tentent pourtant de sortir des clichs soixante-huitard. Les prises de paroles sternisent. Plus marrant, au mme moment des tudiant-e-s organisent un Nanterrement. Ils et elles trimballent le cercueil de mai 68 et pleurent grosses et bruyantes larmes. 1 Le 31 octobre 2007, une assemble gnrale tudiante se tient Tolbiac sur lmergente mobilisation contre la LRU. Les dbats sont houleux, mais ne portent pas sur le texte de loi. Non les tudiants dbattent du blocage et surtout de la dernire mobilisation, le CPE. Le mot est sur toutes les bouches: vont-ils nous refaire le coup du CPE ? Des deux cts les tudiants sy rfrent spontanment. Une tudiante tente dexpliquer : on a le pouvoir de faire plier le gouvernement, comme on a russi avec le CPE ! , ce qui provoque de nombreuses rprobations de la part des tudiants.2 Cette mme anne, des lycens mobiliss contre les suppressions de poste prvus dans lducation Nationale dfilent Paris sous un tendard o est crit: Mai 68, Mai 2008 ? Nous trouvons dans ces anecdotes la substance du travail de recherche que nous allons accomplir. Lide tait de sonder la mmoire tudiante, et plus particulirement la mmoire des mobilisations tudiantes. La mobilisation contre la LRU a remis sur le devant de la scne le blocage et surtout la mobilisation contre le CPE. En outre, cette anne est1 Journal de grve : mouvement anti CPE CNE LEC Nanterre , CNT-FTE. 2 Facs bloques: vers un nouveau mouvement tudiant ? , rue89.com, le 4 novembre 2007; Grve des tudiants : on se la refait anti-CPE ? , bondyblog, le 31 octobre 2007 4

toute particulire puisquelle clbre le quarantime anniversaire de Mai 68. Les mouvements tudiants, contemporains et antcdents, font donc lactualit franaise. Essayons, dans ce cadre l, de parcourir la mmoire des mouvements, et de ses usages, au sein du groupe tudiant en action. Les nouveaux mouvements tudiants [1986 - 2006] Travailler sur les tudiants, leurs mobilisations et leurs organisations nest pas chose aise tant il est difficile de considrer ce milieu comme homogne. Nanmoins, comme lont dit Claudie Weill et Yolande Cohen dans un article de 19783: lmergence dun mouvement tudiant en tant que force sociale est un lment important pour saisir les volutions de la socit franaise au cours du XXme sicle. En effet, l'tude du milieu tudiant, de sa mmoire et des rfrences collectives construites et transmises en son sein nous semble tre un moyen intressant de questionner ce qui se joue dans et en dehors des mobilisations tudiantes. Si Mai 68 reste la rfrence commune la plus marquante, il nen reste pas moins quun certain nombre d'autres mouvements tudiants a soulign le poids des mobilisations de jeunesse dans la vie politique franaise. Des mobilisations contre la guerre dAlgrie au mouvement contre le CPE, le mouvement syndical tudiant, dans sa diversit, a jou un rle majeur qui sest construit la fois sur les moments conjoncturels particuliers que sont les luttes tudiantes mais aussi sur les organisations syndicales qui revendiquent incarner la continuit et la quotidiennet de l'engagement. Pour ces raisons, la priode que nous allons couvrir dans ce travail, de 1986 2006, est balise par deux mobilisations de la jeunesse dont la nature et l'ampleur diffrentes nous permettront de voir quels sont les enjeux lis au vcu et l'histoire des mouvements tudiants. Nous avons choisi cette priode puisquelle correspond cycle de renouvellement des mobilisations tudiantes. Cette priode que nous pourrions caractrise comme celle des nouveaux mouvements tudiants comprend plusieurs mouvements tudiants. Le premier de ces mouvements a lieu en novembre-dcembre 1986 et avait pour objet le rejet du projet de loi Devaquet. En 2006, les tudiants rejetaient le Contrat Premire Embauche (CPE). Cette priode comprend aussi dautres mouvements dont deux considrables pour le monde tudiant, et la jeunesse en gnrale, le mouvement anti-CIP en 1994 et les grves de novembre-dcembre 1995 qui ont prcd le mouvement salari3 Cohen Yolande et Weil Claudie, Les mouvements tudiants: une histoire en miettes , le Mouvement social, n120,1982, p.3-11. 5

contre le plan Jupp. Dans cette analyse, nous proposons une lecture croise permanente entre ces diffrents mouvements, afin de comprendre comment se faonne la mmoire tudiante et de tisser des liens entre ces mobilisations qui assemble presque chaque fois un groupe quasiment renouvel. Nous aborderons aussi la dernire mobilisation, contre la LRU, afin de cerner les changements oprs par le mouvement anti-CPE et de parcourir la mmoire de celui-ci. Les tudiants : un objet dtude familier Le choix de travailler sur le milieu tudiant n'est pas le fruit du hasard et trouve ses origines dans notre parcours universitaire et nos participations diffrentes mobilisations. Ce parcours, loin dtre celui dun militant, est nanmoins celui dun engag, et nous a donn lenvie de questionner ce objet particulier que sont les mouvements tudiants et leurs mmoires. La proximit personnelle avec l'objet de recherche prsente l'avantage de faciliter l'accs aux sources. De plus, parce que le chercheur n'est pas en dehors de toute influence ou de toute prdisposition, il faut tre attentif ne pas faire des raccourcis politiques des postulats de recherche. Le risque est grand d'intgrer les grilles de lectures du milieu social et politique (forcment subjectives) acquises lors du parcours tudiant et de participations des actions collectives, dans la formulation mme des questions poses ou dans le choix des axes de la recherche. De la mme manire, nous avons essay de faire en sorte de ne pas questionner seulement les personnes de notre carnet d'adresse , ce qui aurait eu pour consquence fcheuse de biaiser les rponses et les questions, du reste nous ne prtendons pas la reprsentativit au travers des personnes interroges. Notre choix dobjet de recherche sest orient vers la production et la diffusion des rfrences et valeurs collectives, et leurs usages politiques en oeuvre dans les actions collectives. En effet, le milieu tudiant nest pas dot, la diffrence des milieux salaris, de structures solides et prennes pour proposer des grilles de lecture de lhistoire que les syndicats mettent gnralement sur pied (institut de formation,...). Mais comme le dit l'adage qui na pas de pass, n'a pas d'avenir . Les organisations syndicales tudiantes, conscientes de ce fait, mettent en oeuvre des processus divers et complmentaires pour construire et transmettre des rfrences, des valeurs voire une rflexion construite sur leur propre histoire et sur celle du mouvement tudiant entendu dans un sens plus large. Nanmoins nous ne souhaitons pas dans ce travail nous focaliser uniquement sur les organisations syndicales et leurs rapports lhistoire. Aborder seulement les structures6

syndicales et leurs militants aurait eu pour effet de rduire considrablement le champs danalyse des mouvements tudiants. Comme le souligne Jacques Ion, le paysage de lengagement peut tre dcrit comme un puzzle o plus personne ne peut prtendre dtenir seul la bonne dfinition du militantisme. 4 En effet, les mobilisations tudiantes ne sont pas lunique fait des syndicats et il est bien vident que les personnes qui y participent et sinvestissent ne sont pas dans leur grande majorit adhrent des organisations politique ou syndicales. Ainsi tre militant, dans le cadre de notre tude, ne se borne ladhsion dune organisation, dautant plus complexe que le monde tudiant est particulirement mfiant des structures classiques de reprsentation. Nous aurons loccasion de revenir sur cette dfinition au cours de lanalyse. Mobilisation tudiante : mmoire et identit Avant davancer dans lanalyse, nous devons dfinir clairement ce que nous entendons par une mobilisation : Tout acte qui replace, au centre dintrt dun groupe, une question dlaisse ou reformule, afin que tous les membres de ce groupe puissent rclamer, exiger, condamner, imposer, obtenir, modifier, instaurer, exclure, pour atteindre leurs fins. La mobilisation commence dabord par une priode dalerte (produire et faire circuler une information), elle se poursuit avec des rencontres de toutes les personnes concernes, (confrences, runions, dbats, missions, votes) et se termine par les actions retenues qui mnent aux fins vises cest--dire, agir sur la cible, au moment opportun, avec les moyens adquats. On peut donner autant de noms possibles une mobilisation : lectorale, citoyenne, rvolutionnaire, elle empruntera toujours et obligatoirement ces trois tapes. Dans un tat de guerre on parle de mobilisation gnrale [] Dans une situation de lutte sociale, la mobilisation syndicale est lentre en action de tous les membres dune corporation dtermins dfendre leurs intrts contre les employeurs ou les pouvoirs publics. [] Si la mobilisation politique vise changer de gouvernement ou de rgime politique, lobjectif de toute mobilisation sociale, demeure lmancipation de lindividu par rapport sa condition sociale. 5 Ainsi, le mouvement social est donc compos dune dimension collective, ce qui4 Ion Jacques , La Fin des militants, ditions de l'Atelier, 1997, p.30 5 Mokhtar Lakehal, Dictionnaire de Science Politique, LHarmattan, 2005. 7

suppose un groupe pralablement existant. Dautre part, la mobilisation sarticule autour de fins partages ou de projets communs. De plus, le mouvement saccompagne dun dimension perturbatrice qui veut bousculer les rgles du jeu politique. Cette fonction perturbatrice dcoule du fait que le conflit est lexpression dun conflit qui implique la collectivit. Enfin, tout mouvement est orient vers un changement social. Appliquer cette dfinition aux mobilisations tudiantes ne va pas de soi, car il est aujourdhui manifeste que le monde tudiant est extrmement composite. Donc, avant de sattacher comprendre les dynamiques de mmoire qui traverse les tudiants mobiliss, nous devons pralablement nous interroger sur la nature du groupe tudiant. Le principe daction collective suppose quun groupe soit pralablement constitu. Or, le groupe tudiant est un groupe spcifique en raison de son caractre gnrationnel et purement transitoire. Les tudiants sont-ils un simple agrgat dindividus que seul le statut dtudiant, du fait quils fassent des tudes post-baccalaurat, runit ? Ou bien existe-il des dynamiques identitaires en action, des pratiques sociales et culturelles communes ? Les tudiants forment-ils un groupe social cohrent ? Ceci suppose quun certain nombre de rfrences communes soient partages. La mmoire est donc un enjeu crucial de ce travail de recherche. Nous sommes partis du postulat quun groupe nexistait en tant que tel qu la condition davoir une identit propre, collective, dont la mmoire est un ferment indispensable. Pour cela, nous avons donc fait le choix de travailler le lien, la continuit et les ruptures mmorielles autour des nouveaux mouvements tudiants. Lapproche identitaire nous a sembl particulirement clairante concernant lapprhension des logiques dassociation dans la mesure o les individus sinscrivent dans une multitude despaces sociaux o ils puisent des fragments didentit qui conditionnent et orientent leurs actions. Les personnes mobilises possdent leurs rves, leurs peurs, leurs passions, leurs ambitions, leurs projets, leurs frustrations et cest ce mlange subtil qui nourrit, dune certaine faon, leurs engagements dans le mouvement. Nous utilisons ici volontairement le pluriel car nous sommes convaincus que lengagement de ltre humain est aujourdhui ncessairement multidimensionnel et pluriel. A travers le prisme les mouvements tudiants, nous tenterons de comprendre les mcanismes et les modalits dunion de lindividu au collectif. De ce fait, une telle dmarche s'inscrit dans le champs de lhistoire et de la sociologie politique dans la mesure o elle sappuie sur une analyse historique du milieu tudiant, sur la comprhension des aspects lis la socialisation individuelle et collective, et sur celle des mouvements sociaux, dans leur forme comme dans leur contenu. Ainsi, elle entend galement mettre en uvre les outils de comprhension du fonctionnement collectif de la8

mmoire. De l'histoire des mouvements sociaux une sociologie de la mmoire des luttes La question des mouvements tudiants des vingt dernires annes a t peu aborde dans la littrature scientifique. En effet, notre connaissance, quelques mmoires ont t engags loccasion de certains mouvements tudiants, mais ne sont tous faciles daccs6. Nanmoins les mmoires dEmmanuel Porte et de Fabrice Rajerison nous ont t dune grande utilit dans les orientations bibliographiques et de par le travail de terrain qui avait t effectu. lexception de louvrage de Pierre Bauby et Thierry Gerber sur les mobilisations de jeunesse dans les annes 19907, il nexiste pas dtudes sociologiques sur les mouvements tudiants de cette priode. Par ailleurs, on ne trouve pas encore danalyse des mouvements depuis les annes 2000. Au cours de nos recherches, nous avons constat que les principaux travaux de recherche relatifs aux mouvements tudiants ont t consacrs des priodes plus anciennes ou nabordent que furtivement les vingt dernires annes. Cependant nous nous servirons de ces ouvrages comme point de dpart la rflexion. En outre, de plusieurs travaux synthtiques abordent les tudiants en tant que groupe sans se pencher foncirement sur les mobilisations tudiantes. Les travaux de Franois Dubet, Didier Lapeyronnie, Valrie Erlich et Pierre Bourdieu nous sont dun grand intrt pour dessiner les contours de lidentit tudiante. L'ouvrage synthtique de rfrence le plus rcent sur l'histoire des mouvements tudiants, celui du GERME 8, analyse furtivement les derniers mouvements tudiants (un seul chapitre dune quinzaine de pages pour la priode que nous couvrons). Nanmoins, mme si peu des travaux traitent directement des mobilisations tudiantes sur cette priode, un certain nombre d'autres recherches existent et devront tre mobilises dans le cadre de notre travail. Ces travaux mobilisent tant la sociologie, l'histoire que la science politique et nous permettront de questionner les axes de notre recherche que sont le travail sur la mmoire, le travail sur les mouvements et l'expression de leur liaison dans diffrents cadres de socialisation militante6 Levy Jean-Daniel, Les coordinations, mergences et dveloppement. tude partir des mobilisations de la jeunesse scolarise, DEA de sociologie politique sous direction de Isabelle Sommier, Universit Paris I, 1997; Porte Emmanuel, Retour crois sur les mobilisations de 1986 et de 1995 : construction, enjeux et modes de transmission des rfrences collectives, mmoire de Master 2 en science politique, Sophie Broud (dir.), Universit Lyon 2, 2006 ; Rajerison Fabrice, Novembre-dcembre 1986. Tmoignage d'un tudiant en grve, Matrise sous la direction de F. Gauthier, Paris VII, 1996, 2 vol. (739 p.), p.575 7 Bauby Pierre et Gerber Thierry, Singulire jeunesse plurielle, les jeunes des annes 1990 et leurs mobilisations, Publisud, 1996 8 Cent ans de mouvements tudiants, Collection "Germe", Coordinateurs: Legois Jean-Philippe, Monchablon Alain, Morder Robi, mars 2007. 9

(organisations, mobilisations etc.). De nombreux travaux ont abord le thme de la mmoire collective au rang desquels figurent les travaux pionniers de Maurice Halbwachs9. Ces tudes pourront tre une base thorique une rflexion empirique et critique applique au milieu tudiant car ils apportent des lments importants sur la dimension collective et interactive de la construction des rfrences communes. De la mme manire, les travaux de Marie Claire Lavabre, de Pierre Nora qui traitant de la fabrication de la mmoire, de lhistoire collective et des usages de la mmoire constituent une source de questionnement riche pour tenter de mieux comprendre comment se jouent les enjeux de transmissions des rfrences collectives. L'ensemble de ces travaux doivent nous permettre de dvelopper une rflexion thorique sur la manire la plus adquate de traiter de la transmission d'une mmoire tudiante. La mobilisation du pass dans laction collective Les mouvements tudiants reviennent frquemment en France, chaque gnration dtudiants a connu sa vague de contestation. Les mouvements tudiants voluent assez rapidement, modalits daction et mots dordre changent selon les poques et les lieux. Pourtant des traces des expriences passes subsistent. Cette trace du pass nest autre que la mmoire collective. Cependant ny a-t-il pas l quelque chose de paradoxal se souvenir dvnement que lindividu na pas vcu et qui, selon toutes apparences lui est totalement tranger ? La tche nous incombe de comprendre comment les tudiants, qui sont un groupe par essence transitoire, parviennent capitaliser leurs expriences politiques pour transformer leurs rpertoires daction. Il sagit donc de questionner la mmoire collective des tudiants en mouvements. Comment les rfrences aux mouvements passs ont-elles t transmises ? Mais cest surtout lusage politique de ces rfrences que nous devons interroger. Comment ces rfrences nouvellement acquises par le groupe sont-elles rutilises ? Dautre part, les tudiants en mouvement, en se rfrant explicitement un pass qui nest pas individuellement le leur, ne sexposent-ils pas un danger consquent, savoir la rprobation des anciens tudiant, spolis dune certaine manire de leur pass. Enfin, mobiliser le pass dans les mouvements des tudiants nest peut-tre pas seulement du fait des tudiants. Les expriences passes sont aussi prsentifies, donc remmores, afin dtre confronts la ralit prsente. Ainsi, lenjeu est de taille, nous devrons essayer9 Halbwachs (1925), Les cadres sociaux de la mmoire, Paris, Flix Alcan, 1925, Maurice Halbwachs, La mmoire collective, (1950), Paris, PUF, 1967 10

de voir si la mmoire, cest--dire la mobilisation consciente ou inconsciente du pass dans laction, savre tre un atout pour les tudiants en mouvement ou si cela ne se mute en un poids, en un frein laction collective et plus forte raison leur mancipation sociale. Hypothses Par hypothses de travail, nous entendons propositions de rponses au questionnement de dpart. Ces hypothses ne sont en aucun cas des savoirs tablis mais des pistes et angles dapproche du sujet retenu et pourront donc en ce sens tre invalides au cours de notre rflexion. Tout dabord, nous postulerons que lidentit tudiante est inexistante dans la mesure o la diversit du groupe nuit toute unicit de conditions de vie et dtude. Partant de l, nous pensons que lidentit tudiante nexiste qu la condition dun mouvement social. Par consquent nous essayerons de dmontrer que la mobilisation tudiante se construit, en dehors du cadre revendicatif et contestataire (mme si lon peut contester son manque didentit), selon un processus identitaire. Le concept est ici de dire que ltudiant ne se ralise en tant que tel que par le truchement du conflit collectif. Par consquent, si laction collective suppose lexistence dun groupe, nous pouvons supposer dans le cadre des tudiants, que cest laction collective qui donne naissance un groupe. Le deuxime axe de rflexion concerne celui de la mmoire collective . Nous tenterons de voir si les rfrences sont le fruit d'une remobilisation collective de l'exprience. Dans ce cas, il faudra dterminer quel est le rle des groupes, des organisations et des diffrentes sphres d'appartenance des tudiants dans ce phnomne de construction et de transmissions des rfrences collectives. Si ces rfrences sont construites collectivement, il nous faudra comprendre et voir pourquoi, et tenter de montrer quels sont les enjeux lis la rfrence aux mouvements tudiants dans le milieu syndical. Poser la question de la construction et de la transmission des rfrences porte en soi lobjectif de montrer quil existe une mmoire collective des mouvements tudiants. Si elle existe, il faudra montrer comment et quel niveau elle s'exprime. Ensuite, nous nous intresserons lusage politique de cette mmoire collective. Nous supposons ainsi que la mmoire des mouvements antcdents serrent les tudiants dans leurs nouvelles batailles. Nous essayerons de voir quelles fonctions occupe cette mmoire collective. Nous prsumons quelle exerce une double fonction : dabord de sauvegarder le rpertoire de laction collective tudiante, ensuite de fournir un rpertoire11

idologique suffisant fermenter une mobilisation dampleur. Enfin, loppos de ces usages de la mmoire, nous avanons que lutilisation du pass peut aussi se faire en dfaveur des tudiants si celui-ci nest pas convoqu par les tudiants mme. En effet, nous supposons que les tudiants ne sont pas entirement propritaires de la mmoire des mouvements, en raison de la particularit du groupe, cette mmoire est largement partage et entretenue par un vaste ensemble dacteur qui ne se cantonne pas aux organisations tudiantes. Mthodologie Pour mener bien ce travail, nous avons dcid de privilgier une approche globale pluridisciplinaire nourrie des mthodes et des rflexions historiographiques et pistmologiques rencontres au gr de notre cursus en science politique. A partir de l, nous avons dcid d'organiser notre recherche autour de deux types principaux de sources constitutives d'un terrain riche sur le plan thorique comme sur le plan empirique. Le premier type de source, auquel nous avons fait appel est larchive dites papier . Nous comprenons dans cette catgorie la littrature scientifique existante, les articles de presse, les documents internes des organisations (quand cela est possible et accessible), les documents des coordinations nationales, les tracts, les communiqus, les affiches etc. Par ailleurs, la difficult majeure que revt l'utilisation de ces sources rside dans la complexe rcupration des documents dpoque, souvent pas ou mal archivs. Les archives des organisations tudiantes en effet sont quelque chose de peu soignes, tant donn que quelques annes constituent une ternit dans un milieu marqu par une importante rotation des effectifs. De plus, nous nous sommes concentrs sur les archives papiers militantes pour le mouvement CPE et LRU, et pour les mouvements antrieurs nous avons favoris les tmoignages recueillis dans les ouvrages prcdents, les revues scientifique et surtout la presse. Pour donner une ide de l'intrt du recours de telles ressources, nous citerons le cas de la presse nationale (quotidien, rgionale et magazine) investigue qui nous a permis de reconstituer le cours des vnements des diffrents mouvement jour par jour (mme s'il faut prendre aussi en compte une certaine subjectivit de la presse). Ces lments prcis et factuels ont permis de reconstruire la chronologie et la cartographie des vnements. En outre, les mdias audio tlvisuels, dont les archives sont faciles daccs (en particulier lINA) nous ont t dune grande aide pour replonger dans latmosphre des diffrents mouvements. Enfin, lutilisation dinternet, nous a permis de parcourir de12

nombreux sites militants divers et varis qui diffusent de plus en plus souvent de documents des anciens mouvements. Le deuxime type de source avec lequel nous avons travaill est le tmoignage oral. Concrtement, ces tmoignages oraux sont collects au moyen dentretiens sociologiques semi directifs. Ces entretiens sont importants pour tenter de rpondre notre problmatique dans la mesure o ils tmoignent de la mmoire vive. De plus, les discours des tudiants constituent en effet une collection prcieuse darguments et dillustrations permettant dinfirmer ou de corroborer nos hypothses de dpart et de prciser lacception que les acteurs prtent aujourdhui leur engagement. Nous avons effectu sept entretiens que nous avons essay dordonner selon les appartenances politiques et syndicales. Cet chantillon ne vise en rien la reprsentativit du monde tudiant, les tudiants interrogs tant tous politis et ayant dj fait lexprience de plusieurs mouvements. Ce panel pouvait prtendre tout au plus reprsenter jusqu un certain degr les tudiants engags. SUD, CNT, Fac Verte, UNEF, MJS, PS, et AL sont les tendances politiques et syndicales reprsentes dans cet chantillon, sachant que certains interrogs peuvent cumuler jusqu trois appartenances diffrentes. Dautre part, nous avons dcid de ne pas utiliser trois entretiens dans le corps mme du texte, puisque nous ne les avons pas retranscrits en annexe pour diverses raisons. En outre, nous avons galement enrichi ces entretiens de diverses rencontres plus informelles avec une dizaine d'autres militants appartenants diverses organisations. Nayant pas eu la possibilit denregistrer ces discussions, nous navons pas retranscris ces propos dans le corps du texte pour ne pas dnaturer le matriau. Nanmoins, ces discussions nous ont permis de tester certaines hypothses et de prciser certains points de dtails. Enfin, ma participation observante aux mouvements de contestation contre le CPE et la LRU, aux manifestations et aux assembles gnrales divers endroits mont permis de nous imprgner des modes de fonctionnement des mobilisations tudiants et den comprendre les ressorts. Annonce du plan Nous sommes donc en mesure d'annoncer le plan de notre travail. Dans une premire partie, nous dresserons un portrait de ces nouveaux tudiants, au travers des transformations du monde universitaire, de la question identitaire puis de leurs mobilisations. Dans une deuxime partie, nous analyserons comment se construit et se13

transmet la mmoire collective des mouvements, nous verrons quels usages font les tudiants mobiliss de la mmoire et comment celle-ci est indispensable au rpertoire daction tudiant. Dans la dernire partie, nous dcomposerons comment le pass quand il est mobilis par des lments externes au milieu tudiant peut desservir le mouvement.

PREMIRE PARTIE/14

LES ETUDIANTS : IDENTITES ET MOBILISATIONSAfin de cerner les enjeux des mouvements tudiants, et de mieux comprendre les pratiques mmorielles quils engendrent, il est ncessaire, avant de dessiner les contours dune identit tudiante en perptuelle mutation, de relever succinctement les transformations du monde tudiant depuis les 1960, cest--dire depuis le premier mouvement de massification de luniversit jusqu aujourdhui.. En effet, le monde tudiant, et la jeunesse en gnral, nont cess dvoluer limage de toute la socit franaise. Sans prtendre lexhaustivit, saisir les volutions du monde tudiant nous permettra de dresser, avec une plus grande acuit, un portrait de ce quest lunivers tudiant de nos jours. Ainsi, nous essaierons daborder les grandes volutions du monde universitaire pour cerner ce nouvel acteur du social, ltudiant de masse . Parce que les tudiants des annes 68 nont probablement rien en commun avec les tudiants des annes 2000, nous devrons distinguer ces diffrences et souligner les changements du monde universitaire, ainsi nous discernerons avec plus de justesse les caractristiques des mouvements tudiants de chaque poque. Dautre part, cest en prenant une photographie sociale la plus juste de lactuel monde tudiant que nous serons mme de voir lhritage du pass et les originalits de notre poque dans cette identit tudiante en question.

SECTION 1/ Des hritiers la cit : les nouveaux tudiants1.1.1 Qui est tudiant? La question centrale est ici de savoir qui est tudiant, cest--dire de sinterroger de sa dfinition et de comprendre comment celle-ci a t construite. Comment pouvons-nous dfinir qui est tudiant? Sagit-il dune catgorie socioprofessionnelle ou dun groupe social part entire? Cest une srie de questions complexes qui ne dispose pas de rponses finies. Les lments de comprhension de la question tudiante nont pas t les mmes selon les poques, dautant plus que les reprsentations sociales et culturelles de ltudiant ont chang. Pierre Bourdieu disait la jeunesse nest quun mot 10, il semble que cette formule puisse aussi sappliquer ltudiant. tre tudiant ne serait quun mot tant cette condition prend des allures diverses et plurielles selon tout un ensemble de10 Bourdieu Pierre, La jeunesse nest quun mot in Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1980, pp. 143-154 15

facteurs comme les lieux dtude, le choix des tudes, lappartenance sociale et culturelle et autres dterminants sociaux. Des problmes de dfinition Il nexiste pas proprement parler de dfinition de ltudiant. Le 24 avril 1946 est une date historique pour le monde tudiant franais, puisque cest lissue des dlibrations du Congrs de lUNEF que fut proclame la charte de Grenoble qui constitue les fondements mme du syndicalisme tudiant, et qui dfinit ltudiant comme un jeune travailleur intellectuel 11. Cette dfinition est actuellement fort contestable, on peut en effet discuter du fait que les tudiants se retrouvent dans cette dfinition, peu de personnes parmi lactuel effectif tudiant (2,2 millions dtudiants12) sidentifieront cette triple qualit que lui attribue lUNEF. Les mutations de la socit auront t telles quil apparat peu probable aujourdhui que les tudiants se dfinissent spontanment comme des jeunes travailleurs intellectuels, encore que rponse dpende des filires et des tudes choisies. Nous reviendrons plus tard sur limportance quaccordent les tudiants laspect intellectuel de leurs tudes et sur lide de classe dge particulire quils forment. On peut apposer une autre dfinition de tudiant, selon le dictionnaire, est tudiant celui qui mne des tudes suprieures et suit des cours dune universit, dune grande cole13, donc qui poursuit des tudes post-baccalaurat . Cette dfinition de ltudiant est trs vague puisque nombre dindividus au parcours divers et varis peuvent sy retrouver. Ainsi, sont tudiants les inscrits dans un tablissement public caractre scientifique et culturel (les facults donc), tout comme les lves des grandes coles, et notamment des petites grandes coles prives, mais galement des diffrents tablissements denseignement suprieurs diffrents des facults comme les coles dinfirmires etc. Une prtendue existence dune identit tudiante est ici mise mal, tant il semble difficile dtablir un lien entre un tudiant de BTS, un tudiant de sociologie Nanterre et un tudiant dHEC. Sils peuvent tous se dfinir comme tudiant, on peut largement supposer quil y a un grand nombre de diffrences notables dans leur pratiques sociales et leurs conceptions de ce quest la vie tudiante. Nous le voyons bien, le monde universitaire revt un aspect trs largement protiforme. En outre, au niveau des individus, il est important de relever11 Charte de Grenoble, 1946, http://www.unef.fr/delia-CMS/index/topic_id-4,26,/ 12 Les effectifs du suprieur : volution , in Repres et rfrences statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, RERS 2007, Ministre ducation nationale, p.172-173 13 Dictionnaire Le Robert Quotidien, 1996 16

lexistence dtudiants de moins de 18 ans, de vieux tudiants et de salaris qui dcident dentamer des tudes ou de les reprendre si elles avaient t interrompues. la grande diversit des lieux et des choix dtude, peut donc sassocier la pluralit des parcours biographiques et des publics tudiants. Le statut dtudiant Il existe en France un quasi-consensus pour considrer ltat dtudiant comme une tape du devenir social de lindividu. La principale action de lUNEF en dfendant les droits des tudiants, tels que la protection sociale, lindpendance matrielle mais encore les droits syndicaux nont pas pour autre but que de faire en sorte que ltudiant puisse tre reconnu comme un salari en devenir, un futur travailleur 14. Cette volont dinsrer les tudiants dans la socit en reconnaissant leur rle futur ne se retrouve concrtement que lorsque le statut juridique de ltudiant fut lgalement officialis en 1946. Ds lors, les tudiants deviennent lobjet dune politique gnrale de prvoyance sociale, induite par les porte-parole syndicaux du groupe, et se mettent en place des organismes institus propres aux tudiants au mme titre que les autres catgories de travailleurs. La loi du 23 septembre 1948, vote lunanimit, tend le rgime de scurit sociale aux tudiants, leur accordant ainsi un vritable statut juridique, qui na jamais t modifi depuis 15. Cette loi signifie avant tout la prise de conscience par ltat de la collectivit tudiante, mais elle souligne galement la volont de dmocratiser lUniversit aux lendemains de la Libration. La spcificit de la condition tudiante et la loi de 1948 ont conduit le lgislateur dfinir le rgime de Scurit sociale des tudiants comme un rgime particulier. Ainsi un systme daides spcifiques sest peu peu dvelopp et sest trs largement tendu dans tous les domaines de la vie tudiante (bourse, prts, logements, restaurants universitaires). Linstitutionnalisation de ce systme de solidarit a permis, outre de garantir les tudiants contre certains alas de la vie et de participer au processus douverture de luniversit, dassurer la prise en charge et lencadrement dune population de plus en plus importante. Cest donc la rglementation et lextension des rgulations sociales et conomiques de ltat qui ont gnralis le statut dtudiant. En effet, au travers des politiques de lducation, de la protection sociale, les pouvoirs publics ont rgi - quand14 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008 15 Erlich Valrie, Les nouveaux tudiants, un groupe social en mutation, d. Armand Colin, 1998, p.88-89. 17

ils ne les ont pas invents - les ges de la vie (enfance, jeunesse, troisime ge). Dune certaine faon, lge tudiant d un point de vue strictement institutionnel correspond une priode qui schelonnerait entre 17 et 26 ans, ges pendant lesquels les tudiants peuvent bnficier dune prvoyance sociale spcifique16. Valrie Erlich parle dun ge tudiant en raison de linstauration de systmes de prvoyance et de rgimes mutualistes qui ont favoris de cette faon le dcoupage de la population des jeunes en catgorie plus fines, faisant concider anne dge et classe scolaire. En tablissant des protections par tranches dges, en fixant des ges dentre et de sortie, les politiques publiques participent la dlimitation des frontires du groupe tudiant. Cest dailleurs ainsi quon assimile communment le groupe tudiant une classe dge particulire: la jeunesse. tre tudiant : une tape transitoire Le groupe tudiant est ainsi toujours une classe dge particulire dans une poque donne. Cette premire fermeture du groupe nous permet dj de lui assigner des traits identitaires spcifiques. La stratification par classes dge est ainsi llment explicatif qui permet de rendre compte du comportement des jeunes, de leur spcificit et de leur constitution en sous-groupe. Si la jeunesse nest quun mot, il nempche quil est toujours assez ais de discerner en elle des modes de vie, des pratiques culturelles et sociales, diffrents du reste de la population. Lge tudiant est donc le temps de la jeunesse avec ce quil porte en lui de plus distinctif17. Le groupe tudiant est dautant plus spcifique, quil est btt sur une classe dge particulire, il est le reprsentant dune gnration contrairement aux autres groupes sociaux. Dautre part, le groupe tudiant a la vocation dtre transclassiste. Construit de manire inverse des autres groupes socioprofessionnels, homognes et transgnrationnels, le groupe tudiant apparat comme dpositaire dune identit spcifique. Celle-ci est pourtant ballotte par le caractre intrinsque du groupe tudiant: cest une classe de gnration, en ce sens elle regroupe lensemble des personnes nes une mme anne ou un mme groupe dannes. Par dfinition, on nest tudiant que le temps dapprendre une profession. Une fois la formation accomplie, ltudiant devient un vritable travailleur, il sort du groupe tudiant pour entrer dans un groupe professionnel. Donc, la suppose identit tudiante se succde une identit professionnelle, qui est16 Erlich V., op. cit. p.90 17 La jeunesse, priode de transition entre lenfance et lentre dans la vie adulte se caractrise par diffrents traits dominants, savoir le report de la formation du couple, multiplication des expriences, dconnexion avec le groupe dappartenance etc. voir Bauby Pierre et Gerber Thierry, identification et exprimentation p.28-34, in Singulire jeunesse plurielle, les jeunes des annes 1990 et leurs mobilisations, Publisud, 1996 18

marque par toute une srie de caractristiques socioculturelles, elles-mmes relativement aises distinguer. Laspect transitoire du groupe tudiant - il se renouvelle peu prs tous les cinq ans - pose la question de la transmission des rfrences communes. La particularit intrinsque du fait dtre tudiant est sa dure limite. La condition tudiante ne dure effectivement que quelques annes, ce nest donc pas un groupe stable dans le temps, ainsi cette courte temporalit peut mettre en pril le sentiment didentification. Ainsi, comment un groupe, dont les composants sont rgulirement changs, peut-il se stabiliser dans le temps afin de constituer une collectivit cohrente, dtentrice de rfrents identitaires suffisamment solides pour faire perdurer un processus didentification? Nous dvelopperons plus loin ce point quand nous analyserons le rle que jouent les organisations politiques et syndicales dans la construction identitaire tudiante. 1.1.2 Transformations du monde tudiant Si lon voulait dessiner le portrait-type de ltudiant du pass, celui-ci serait assurment un garon, de classe bourgeoise, au statut dintellectuel et voluant dans ce monde clos du pays latin. Longtemps les reprsentations de la vie tudiante voqurent une poque bohme et romantique, des tudiants plus pres aux loisirs qu ltude. La figure de Frdric Moreau dpeinte par Flaubert en est le symbole. Un changement dans les reprsentations sopre avec lapparition de ltudiant pauvre et surtout en raison de la massification des effectifs tudiants depuis les annes 1960. La massification Entre 1961 et 1969 le cortge tudiant a t multipli par 2,7.18 Cette premire massification de luniversit est la rsultante de la conjonction de plusieurs facteurs. Dabord, on constate larrive de la gnration du baby-boom. De plus, les Trente Glorieuses sont une priode de progrs conomique et sociale dans laquelle linstruction suprieure apparat comme un facteur de promotion sociale, ce qui explique la demande sociale croissante de formation. Enfin, la tertiarisation de lconomie requiert une hausse de la main duvre qualifie dont souffre la France aux lendemains de la guerre. La progression de leffectif est moins forte dans la quinzaine dannes suivantes, mais elle connat une nouvelle acclration au dbut des annes quatre-vingt-dix. Le18 Erlich V, op. cit. p.43 19

nombre dtudiants dans les seules universits est pass de 214 700 en 1960-61 1 285 400 en 2006-07. Au total le nombre dtudiants sest multipli par plus de 7 sur les quarante dernires annes, le nombre total dans lenseignement suprieur passant de 309 700 2 254 400 aujourdhui.19 En prenant en compte les seuls effectifs des inscrits lUniversit, la proportion tudiants parmi les 18-22 ans a t multiplie par six depuis le dbut des annes cinquante, cette proportion est actuellement suprieur 35%. Si lon prend en compte la totalit des inscrits dans lenseignement suprieur, les effectifs reprsentent plus de la moiti de la population des 18-22 ans20. Nous assistons depuis le dbut des annes quatre-vingt un clatement de la catgorie tudiante, puisque, si les inscrits en universit sont toujours la grande majorit des jeunes qui poursuivent des tudes suprieures, ils en forment une proportion lgrement dcroissante. Le dclin relatif du poids de lUniversit est modr mais continu: de 74% en 1970-1971, la proportion dtudiants des universits (hors IUT) parmi lensemble des effectif du suprieur est pass 68% en 1980-1981, pour finalement tomber 57% en 2006-2007.21 Cette dcroissance relative nest pas due une baisse du nombre dinscrits dans les universits. Depuis dix ans le nombre dinscrits tend se stabiliser lgrement en dessous 1 300 000, les volutions annuelles rsultent davantage de la structure dmographique que dune tendance sociale. Les autres tablissements que les universits ont simplement enregistr une croissance beaucoup plus rapide de leurs effectifs, mme si pour la premire fois en 2006-2007 une baisse a t enregistre dans lensemble de lenseignement suprieur ( - 1,3% par rapport lanne prcdente, donc 2 254 400 contre 2 283 300). Selon des prvisions du ministre de lducation Nationale, la moindre croissance que par le pass des effectifs dlves dans les lyces, rsulte de larrive de gnrations moins nombreuses lge daccs au second degr devrait abaisser le taux de croissance des tudiants22. Il est prvu que la hausse des inscriptions devrait se maintenir en sattnuant jusquen 2009. Elles diminueraient ensuite jusquen 2013. Le nombre dtudiants dans le 1er cycle du suprieur, dpendant troitement du nombre de bacheliers, serait en baisse. Le succs des 2me et 3me cycle se confirmerait alors que les filires slectives seraient en recul. Par ailleurs, depuis quatre ans, nous avons dj commenc constater une vritable stagnation de leffectif tudiant, et mme les dbuts dune19 Les effectifs du suprieur : volution , op. cit. 20 Galland Oliver et Oberti Marco, Les tudiants, Paris, La Dcouverte, 1996 21 Les effectifs du suprieur : volution , op. cit. 22 Benot Leseur Les effectifs de l'enseignement suprieur l'horizon suprieur l'horizon 2013 , Donnes sociales - La socit Franaise, dition 2006 (doc. INSEE) 20

rgression lanne dernire. Mutations des publics tudiants cot de luniversit, hgmonique dans le parcours tudiant jusque dans les annes 1970, sest dveloppe une myriade de filires alternatives (IUT, IUFM, STS, coles et instituts spcifiques). Lhtrognit de la population tudiante a dautres causes que la diversification des tablissements et des filires. Diffrents profils tudiants se distinguent: adultes actifs en reprise dtude - des tudiants atypiques donc, qui sapparentent plus des adultes en formation permanente qu de vritables tudiants -, des jeunes tudiants actifs, de plus vieux tudiants inactifs - les ternels tudiants - etc. Le premier changement notable dans le public tudiant est lactuelle domination des filles. De 3% en 1900, la proportion de filles lUniversit est passe 34% en 1950 et 43% en 1970. En 1993, elle est de 55%. Lavantage des filles apparat indniable et leur scolarisation massive est lun des lments marquants de lvolution du systme ducatif23. Dautre part, si la croissance des effectifs de lenseignement suprieur et la multiplication des parcours ont transform le monde tudiant, cest en priorit louverture de luniversit dautres milieux qui est lorigine de ce changement. Peut-on en effet parler de dmocratisation de lenseignement suprieur ou bien les tudes restent-elles un monde clos rserv une caste de privilgis? Une dmocratisation ou simple rduction des ingalits? Si la dmocratisation de lenseignement a t lobjectif explicite de toutes les politiques scolaires depuis le Front populaire ( lexception de celle de Vichy), elle napparat rellement en ce qui concerne lenseignement suprieur qu laube des annes 1960, lorsque laccroissement des flux tudiants devient incontestable. Ds lors lenseignement doit donc offrir tous dgales possibilits de dveloppement, ouvrir tous laccs la culture, se dmocratiser moins par une slection qui loigne du peuple les plus dous que par une lvation continue du niveau culturel de lensemble de la nation .24 Selon A. Prost, le terme de dmocratisation accepte simultanment deux sens23 C. Baudelot et R. Establet consacrent ainsi leur ouvrage Allez les filles! la fminisation du systme ducatif. 24 Commission dtude sur lenseignement suprieur Langevin-Wallon en 1947 cit in A. Prost, Lcole et la Famille dans une socit en mutation, Histoire gnrale de lenseignement et de lducation en France, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981, p.206 21

complmentaires, quantitatif et qualitatif. Quantitativement, la dmocratisation se confond avec la croissance de lenseignement, le dveloppement de la scolarisation.25 En un sens, la dmocratisation quantitative de lenseignement suprieur est incontestable puisque les taux de scolarisation ont largement augment. Pourtant nous navons pas assist une vritable dmocratisation du recrutement. En France mtropolitaine et dans les DOM, lorigine sociale des tudiants franais volue trs peu dune anne sur lautre : les tudiants des catgories sociales les plus favorises continuent tre fortement surreprsents au dtriment des jeunes de catgories sociales plus modestes : toutes formations confondues, 30,1 % des tudiants ont des parents cadres suprieurs ou exerant une profession librale, 11,2 % sont enfants douvriers et seulement 2,4 % fils ou filles dagriculteurs26. Ainsi il sagit plus dune rduction des ingalits que dune relle dmocratisation. Si transclassiste est le groupe tudiant, il fonctionne nanmoins comme un miroir dformant de la composition sociale. Dautre part, si lentre lenseignement suprieur sest ouverte , on constate tout de mme une importante fracture sociale selon les filires universitaires. En effet, si lon considre le recrutement social des classes prparatoires aux grandes coles et celui des autres coles, on remarque toujours la surreprsentation des catgories sociales leves.27 On peut logiquement parler dune dichotomie du monde tudiant, puisquil y a dun ct le secteur ouvert de luniversit et de lautre le secteur ferm des grandes coles qui mettent en uvre un processus de slection assurant llite sociale les meilleures chances sur le march de lemploi. Dautre part, la rentre 2006, la poursuite d'tudes longues l'universit est plus encore le fait de jeunes dont les parents sont cadres suprieurs ou exerant une profession librale : leur part passe de 28,7 % en cursus Licence et IUT 38,3 % en cursus Doctorat. Inversement, alors que les enfants douvriers reprsentent 12,3 % des tudiants inscrits luniversit en cursus Licence, cette part est de 4,4 % en cursus Doctorat28. Cette relative dmocratisation de luniversit, principalement du premier cycle l o les taux dchec sont les plus forts, explique lvolution des discours de reprsentation des tudiants: des hritiers nous sommes passs au petitbourgeois, puis ltudiant de mass, jusqu aujourdhui o semble se dessiner la figure25 Prost A., LEnseignement sest-il dmocratis?, Paris, PUF, 1986, pp.11-12. 26 Lorigine socioprofessionnelle des tudiants franais , in Repres et rfrences statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, RERS 2007, pp.198-199 27 Aujourdhui les fils de cadres suprieurs auraient 17 fois plus de chances que les fils douvriers dtre dans une classe prparatoire aux grandes coles, M.Euriat, C.Thlot, le recrutement social de llite scolaire , pp. 403-438 cit dans Erlich V. op. cit. p.57 28 Lorigine socioprofessionnelle des tudiants franais , op. cit. 22

dun tudiant pauvre de banlieue. Dvaluation des diplmes, prcarisation des jeunes. Lenseignement na pas tenu ses promesses: les diplmes nont pas lefficacit sociale escompte et ne garantissent pas les places attendues. Les mdias ne cessent de reprocher lenseignement de fabriquer des chmeurs. Pourtant si la crise conomique a touch tous les jeunes et que les garanties professionnelles sont devenues plus alatoires, la plupart des tudes montrent que les diplmes de lenseignement suprieur demeurent la meilleure protection contre le chmage. Mais le chmage ne touche plus seulement les non-diplms, il frappe tous les jeunes et de faon diffrente. Mais jusqu quel point les diffrents diplmes et spcialits de formation post-baccalaurat prmunissent-ils ou non leurs dtenteurs contre les difficults daccs aux emplois, la prcarit, la sousqualification, les petits salaires? Linflation scolaire et laugmentation du taux daccs dune classe dge lenseignement suprieur ont branl un diplme comme le baccalaurat qui pouvait encore avoir une valeur sur le march du travail avant la massification des tudes. Le CAP et le BEP subissent aussi les contrecoups de la dmocratisation des tudes suprieures. Linvestissement ducatif du jeune diplm en est dvaloris de mme que la priode de transition entre luniversit et lemploi est rallonge. Si le temps des tudes sest prolong, cest surtout lentre dans le march du travail qui a t retard par des phnomnes de blocage conomique. Plus cette priode transitoire stend, plus elle risque de crer une situation de dvalorisation, du diplme et des comptences professionnelles, qui compromette durablement linvestissement ducatif. Pendant longtemps la possession dun diplme denseignement suprieur a t la cl dinsertion dans la vie professionnelle et une assurance contre le chmage. Depuis plusieurs annes, avec les difficults conomiques du pays, ces postulats ont t srieusement mis mal. Depuis quelques annes, lenqute annuelle de lINSEE sur lemploi (anne 2005) ainsi que les enqutes dinsertion, observe 3 annes aprs le diplme, du CEREQ (Centre dtudes et de recherche sur lemploi et les qualifications) soulignent que cette relative protection du chmage sestompe et, en particulier, pour les diplmes universitaires de type Bac + 529. Actuellement, plus dun diplm du suprieur29 CEREQ (2004),GNRATION 2001, Sinsrer lorsque la conjoncture se dgrade, Bref n 214, dcembre, accs (12/06 2006) http://www.cereq.fr/pdf/b214.pdf 23

sur trois est dclass du point de vue du salaire : il est moins rmunr que la moiti des titulaires dun diplme immdiatement infrieur.30 Les plus reprsentes dans ce phnomne de dclassement : les jeunes femmes. Sur prs de dix ans, les enqutes CEREQ montrent que la proportion de diplms de troisime cycle universitaire ou dune cole devenus cadres, trois annes aprs leur insertion, diminue rgulirement passant de 80% 70%. Les diplms de cycles universitaires plus courts semblent, en revanche, moins souvent dclasss par rapport leur niveau de formation. Ct salaire, au bout de trois ans de vie active, les diplms de troisime cycle universitaire ou dune partie des coles auraient mme subi une sensible diminution de leur pouvoir dachat. Si un diplme de haut niveau reste encore une meilleure garantie contre le chmage, linsertion professionnelle ne sopre toutefois pas toujours au niveau correspondant la qualification du diplm. Les dsillusions peuvent prendre des formes plus ou moins aigus selon les priodes et la scolarisation de plus en plus massive a cr de nouvelles attentes - au demeurant forts lgitimes - et de nouvelles formes de dsenchantement. Pierre Bourdieu a dcrit ce processus de dsillusion collective engendr par le dcalage entre, dune part, les chances et lidentit que semble promettre le systme scolaire et, dautre part, les possibilits quoffrent rellement le march de lemploi et les situations de travail. tel point quil parle de gnration abuse 31. 1.1.3/ Les nouveaux mouvements tudiants [1986-2006] Des mouvements dfensifs Ces vingt dernires annes ont t jalonnes par de nombreuses mobilisations tudiantes. Mme si ces mouvements restent ponctuels et bien souvent phmres, le milieu a su conserver une capacit gnrer des mobilisation de masse aptes faire plier un gouvernement. Les mouvements de 1986 (contre le projet Devaquet), de 1994 (contre le contrat dinsertion professionnelle), de novembre-dcembre 1995 (pour de meilleures conditions dtudes et une meilleure rpartition des moyens), de 2006 (contre le CPE) pour ne citer que les victoires - font ressortir clairement les aspects de ces nouvelles mobilisations tudiantes. Ces nouveaux mouvements tudiants sont gnralement prsents30 Bourdon Jean, Que valent vraiment les diplmes universitaires sur le march du travail ? , Le mensuel de l'universit, n7 - juillet 2006 31 Bourdieu Pierre, classement, dclassement, reclassement , actes de la recherche en sciences sociales, n24, novembre 1978. 24

comme des mouvements conservateurs. Ces mouvements sont en grande partie dfensifs, le point commun lensemble des mouvements tudiants depuis 1986 est une raction la difficult daccs lemploi par la formation universitaire. Les mobilisations reposent sur des problmes concrets, qui conditionnent la libert et lgalit daccs luniversit (refus de la slection, droits dinscription, encadrements, locaux, validation des diplmes et quivalences, etc.). La thmatique de la prcarisation de la jeunesse a pris notamment une ampleur sans prcdent depuis les annes quatre-vingt-dix, au moment o la reprsentation de ltudiant de masse se mue peu peu en celle de ltudiant de cit . La prcarit du march de lemploi, et la fragilisation des garanties collectives dinsertion professionnelles lies aux diplmes sont au cur de toutes les mobilisations tudiantes. Dans un contexte de crise conomique et de chmage de masse, les tudiants ont limpression dtre engags dans des tudes dvalues par avance que toute rforme viendrait dprcier plus encore. Ainsi, ils se sentent mpriss et maltraits, et ils expriment donc leur malaise, leur frustration au travers de ces mobilisations. Laction collective tudiante, depuis les annes quatre-vingt, exprime la force de la demande sociale dducation de couches de plus en plus diversifies de la population qui sopposent tout ce qui viendrait entraver la libert daccs lUniversit ou mettre en cause les conditions de la russite. Single issue movement32 Ces mouvements de jeunesse sont marqus par un certain ralisme qui sexprime dans le rejet dune globalisation . Cest le triptyque une revendication, un objectif, une cible cens faire gagner un mouvement. Les tudiants en mouvement ne souhaitent plus largir leurs revendications des questions globales, ils se cantonnent un mot dordre qui est suppos tre le socle de la victoire. Pourtant, ne pas largir la plateforme des revendications est quelque chose de difficile tenir face la puissance des organisations politiques de jeunesse dans les mobilisations tudiantes. Depuis 1986, llargissement des revendications est craint par les syndicats tudiants majoritaires - surtout par lUNEF qui, depuis sa runification en 2001, se prsente souvent comme le fer de lance des mouvements tudiants - , ils redoutent une dilution des lments revendicatifs et une crispation plus forte encore de ladversaire.32 Hine D. (1982) Factionalism in West European Parties: A Framework for Analysis, West EuropeanPolitics vol. 5 no. 1 pp. 36-53 25

Ils savaient [lUNEF] que pour le mouvement [2006] dure il ne fallait pas largir la plateforme de revendications. Et pendant trs longtemps le but de lUNEF la coordination a t de ne pas largir la plateforme de revendications. On ne voulait pas devenir les personnes qui rclamaient la rforme de telle ou telle chose. [] LUNEF a plac des gens pour quon nen parle pas [llargissement des revendications] . On a tout fait pour que ce ne soit pas dit. Un truc tout simple, lIEP, il y avait des gens de gauche, voire bien gauche, qui votent de faon systmatique le blocage, cest--dire 150 personnes peu prs. Mais on a besoin de 100 personnes en plus pour le voter, et avec une plateforme largie on laurait jamais obtenu ce blocage. 33 Ces nouveaux mouvements se construisent dans un souci defficacit certain, il faut tre ferme et ne pas senliser dans un conflit de longue dure. Les tudiants craignent en effet de quitter trop longtemps les universits, il faut gagner vite pour reprendre au plus vite les tudes. Cette pression est videmment inhrente chaque forme dengagement, mais chez les tudiants elle revt une allure toute particulire quand on sait que les annes 68 ont t symbolises par le fameux Ce nest quun dbut, continuons le combat ! . Les annes 1980 et 1990 sont en effet marques par ce refus du jusquau-boutisme. Les tudiants font preuve dune rationalit nouvelle par rapport au pass, face leurs tudes et aux contraintes universitaires, telles que les examens qui sont toujours une chance fatale pour les mobilisations tudiantes. Les pressions de ladministration, des professeurs et des parents rendent de plus en plus difficiles dinscrire ces mouvements dans la dure. Chaque lutte tudiante est ainsi ancre dans une dialectique de soumission-dfi, un rapport de force dans lequel le temps joue un rle considrable. Cest ainsi quen 1986, les tudiants souhaitaient une victoire rapide pour reprendre les cours. La mobilisation contre le projet Devaquet a t trs forte au dbut, lorsquil sagissait de sopposer toutes tentatives de slection lentre de lUniversit. Lobjectif tait ramen sa plus simple expression: retrait du projet sans autre proposition ou revendication. Le mouvement sarrtera rapidement aprs le retrait du projet et la mort dun tudiant. Les tentatives, suite cet vnement dramatique, de relancer la mobilisation sur des mots dordre dmocratiques et thiques choueront. De mme, lorsque le CPE est abrog en avril 2006, des tudiants tenteront vainement de continuer le mouvement en maintenant actions et blocages, mais la plupart des tudiant auront aussitt regagn les salles de cours lapproche des examens.33 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008 26

chaque fois que les organisations politiques tenteront dlargir le mouvement, ils se trouveront lchs par la base qui, dans sa trs large majorit, prfre sen tenir des revendications prcises concernant lUniversit. Des mouvements apolitiques ? Depuis 1986, les mouvements tudiants se distinguent par cette volont de prserver leur autonomie, leur indpendance, dans le but de ne pas tre rcuprs. Laffirmation de lautonomie personnelle conduit un rejet de laction politique .34 Plus prcisment, la volont de rester soi-mme et de ne pas tre rcupr politiquement se conjugue limportance accorde aux tudes pour la russite sociale, parfois pour son panouissement personnel, et explique la fois le rejet du politique mais aussi la forte capacit de mobilisation du monde tudiant. Il ne sagit plus, comme dans les mouvements des annes soixante et soixante-dix, de dfendre de grands principes et encore moins de proposer des projets de socit ou une autre politique universitaire. Dans ces nouvelles manifestations, les revendications corporatives dominent, et de loin, les manifestations politiques. La majorit des tudiants fait preuve dune grande vigilance, voulant tout prix en rester des choses concrtes et surtout ne pas politiser les revendications. Les rfrences au mouvement ouvrier ont peu peu dsert les slogans et les cris de ralliement des mouvements tudiants. Les drapeaux rouges et noirs se font de plus en plus discrets, comme les rfrences aux grandes idologies ont progressivement disparu. Ltudiant de masse, des temps de la prcarit, ne semporte pas dans une logorrhe marxiste comme ltudiant gauchiste des annes soixante et soixante-dix. Enfin, ces mouvements sociaux sinscrivent dans un contexte tout fait particulier, celui de leffondrement de lURSS et des grandes idologies. La proclamation de la fin de lhistoire et du libralisme comme seul horizon aux socits humaines expliquent le dclin idologique des discours tudiants. Ayant perdu de sa crdibilit, et donc de sa lgitimit, lensemble du vocable rvolutionnaire - toute rfrence au marxisme, la remise en question de la socit capitaliste, la lutte des classes etc. - sefface progressivement du discours tudiant, pour finalement devenir presque tabou dans les AG, considr comme un passisme vulgaire et attard. Une dpolitisation?34 Lapeyronnie Didier et Marie Jean-Louis, Campus Blues, Les tudiants face leurs tudes, Seuil, 1992 27

Les actions tudiantes les plus rcentes ressemblent de plus en plus une action collective sans contenu culturel, des explosions soudaines, des meutes charges dune forte dimension motionnelle35. En une vingtaine dannes, nous sommes passs dun climat sartrien, dhyper-engagement, dans lequel tout paraissait politique, une priode paradoxale de mobilisation sans politique, voire de mobilisation hostiles la politique .36 Sommes-nous en prsence dtudiants compltement hostiles la politique, qui ne se mobilisent quen raison de leurs soucis personnels? Ouais mais alors a cest des tartes la crme. Tu peux tre sur quon dit la mme chose des lycens en ce moment. En 95 on disait la mme chose, les mdias au dbut ne parlaient pas des revendications ils parlaient du malaise des tudiants. En gros, ils sont dpolitiss, cest juste quils ont peur de leur avenir etc. cest aussi un moyen, comme pendant le CPE, de mettre un cran de fume sur les revendications. Sur la dpolitisation de la jeunesse, je pense que cest un peu une tarte la crme. [] Alors videmment maintenant il y a pas un engagement fort de remise en question de la socit. Mais aujourdhui tas une remise en question de la prcarit. Alors le fait quaujourdhui lhorizon indpassable pour un jeune diplm ou non diplm se soit une priode de 3,4,5, 6 voire 10 ans dintrim, CDD, stage tout a nest bien sur pas une remise en cause du capitalisme dans une perspective rvolutionnaire. En mme temps, cest un phnomne politique et tu peux voir que cest la jeunesse qui a mis a au centre du dbat. [] on peut considrer que cest un truc petit bourgeois qui nest pas trs radical mais qui peut donner naissance des radicaux. Bon, on peut dire que cest des mouvements conservateurs dans la mesure o ce qui est rclam cest davoir la mme situation sociale que nos parents. Faire des tudes, avoir un boulot stable correctement pay, on en est l ouais. Mais en Angleterre ils en sont niveau de prcarit avance et pourtant ma connaissance il ny a pas de mouvement de jeunesse, de mouvement social l-bas, ils ont compltement intgr tous les phnomnes de domination et de prcarisation des classes moyennes et des classes populaires. 37 Dans le CPE, tas un effet de masse assez grgaire, assez moutonnier, et quest35 ibid. 36 Dubet Franois, Dimensions et figures de l'exprience tudiante dans l'universit de masse, Revuefranaise de sociologie, XXXV, 1994, pp.511-532. 37 Entretien avec Clment Grenier le 23 mars 2008 28

ce que demandaient les jeunes en dfinitive? Ctait un travail, une bonne situation sociale, des salaires confortables, et pour y parvenir, les jeunes se dotent de techniques comme des manifs de masse, des journes de mobilisation ponctuelles. On se retrouve des dizaines de milliers dans la rue, mais il y a un rejet trs massif de la violence politique, on veut surtout pas sen prendre ltat, la police, on est des gentils tudiants, on est des pacifistes. On ne pense absolument pas, car derrire cette loi dgueulasse, il y a toute une idologie derrire. Ce que veulent les tudiants cest se fondre dans la socit, se fondre dans le monde du travail, sans remettre en question les dogmes de la socit capitaliste qui est la ntre. 38 Cest sans doute cet aspect quil faut retenir, celui dune forte capacit de mobilisation sur le devenir des tudiants dans le march du travail et sur la condition universitaire, dans un contexte de perte de crdibilit du politique et de valorisation de la personnalit et de la subjectivit. Ces actions reposent sur des inquitudes, mais constituent par ailleurs des moments privilgis dexpression et dexpriences personnelles et collectives qui donnent cette spontanit et cette intensit motionnelle aux mouvements tudiants. Des jeunes anti-institutions Nanmoins, il serait erron de considrer lapolitisme des tudiants comme un rejet de la politique, car ils sont politiss, cest juste une faon diffrente daborder la chose politique par rapport aux gnrations prcdentes. Le dclin des organisations syndicales et politiques en terme numrique est un mauvais indicateur du niveau de politisation, puisque de nos jours militer sillustre moins par le fait dtre encart que de se montrer disponible en terme daction collective. On nest plus lintrieur , en tant que membre, en tant quiniti, comme dans les annes soixante-dix; tre actif politiquement, tre engag, militer donc, cest participer et non pas signer. De ces volutions, sil ne sagit pas dun rejet de la politique, pouvons-nous conclure une relative dpolitisation des tudiants? Il semble quil soit toutefois prmatur de parler de jeunesse dpolitise au regard des importantes mobilisations qui se sont multiplies ces dernires annes (loi Fillon, CPE, LRU, lycens contre Darcos). Nous

38 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008 29

savons que la jeunesse est un moratoire politique 39. Effectivement, les jeunes sont une classe dge particulirement mfiante vis--vis des institutions et des organisations politiques. De plus, rares sont les jeunes qui se disent spontanment intresss par le phnomne politique. Cependant, les tudiants sont des jeunes diffrents des autres quant la question politique. Plus de la moiti dentre eux se disent intresss par la vie politique.40 Cette surpolitisation relative des tudiants sexplique principalement par leur niveau dducation plus lev, et de fait, il est reconnu que le niveau dtude est troitement corrl avec le degr de politisation.41 Lapolitisme revendiqu des tudiants ne serait pas tellement un refus dtre politique, mais plutt un refus dentrer dans le jeu politique partisan, celui de la politique politicienne. Des changements dattitudes face la vie politique et la participation politique samorcent dans les annes quatre-vingt. Depuis, les modles dengagement civique et politique auront connu une sensible volution, les tudiants, et plus gnralement tous les acteurs du mouvement social, se tournent vers de nouvelles formes de participation. En effet les jeunes, et les tudiants, sont de plus en plus rticents sengager dans des organisations politiques classiques. Franois Dubet explique ce phnomne de mise distance de la politique parmi les tudiants par la conjonction de deux phnomnes: la massification de luniversit et le renforcement des mcanismes slectifs internes de linstitution scolaire et universitaire. Cest--dire que les tudiants opposent de plus en plus leurs intrts et leurs inquitudes linefficacit de leurs tudes. Lengagement serait devenu un luxe coteux en termes de prise de temps et deffort dans une situation o luniversit massifie tend renforcer les mcanismes slectifs internes de linstitution scolaire et universitaire.42 Pour preuve, selon un rapport remis au Ministre de l'ducation Nationale, les tudiants des universits conoivent dsormais leur engagement comme une responsabilit individuelle davantage que comme la participation un tout. Il nest plus question pour eux de se fondre dans un groupe au service duquel ils mettraient disposition leurs comptences et leur temps.43 En revanche, de nouvelles formes dengagement mergent, plus distancies, plus cibles, volontiers indpendantes des39 Muxel Anne, le moratoire politique des annes de jeunesse , in Les jeunes et la politique, Coll. Questions de politique, Hachette, 1996, p.67 40 Galland O. et Oberti M., op. cit. 41 Brchon Pierre, Le rapport la politique , in H. Riffault, Les Valeurs des Franais, PUF, Paris, 1994, p.163-200 42 Dubet Franois, Dimensions et figures de l'exprience tudiante dans l'universit de masse, op. cit. 43 Houzel Guillaume, Les engagements bnvoles des tudiants. Perspectives pour de nouvelles formes de participation civique , Paris, Rapport aux ministres chargs de l'ducation Nationales et des Affaires sociales, 2002. L'auteur du rapport distingue trois grandes postures d'engags tudiants entranant diverses conceptions du collectif : le reprsentant, lintervenant et lentreprenant. 30

organisations politiques classiques, et rebelles des structures excessivement centralises. En qute dun nouveau rpertoire daction, les jeunes enquts par Anne Muxel paraissent la recherche dune politique sans tiquette , incluent une vision souvent trs plantaire des problmes et un soucis de lefficacit pratique sur le terrain.44 Je ne pense pas mengager dans un parti politique, mais plutt mengager pour une cause. a serait plutt dans une association qui dfendrait des causes conomiques ou environnementales, solidaires etc. Mais minvestir politiquement dans un parti classique, de droite comme de gauche je ne pense que a marrivera dans les prochaines annes mme jamais. [] Ltiquette politique ne me drange pas, ce qui me drange plus cest de devoir soutenir absolument toutes les positions du parti auquel je serais affili. Je pense tre de gauche, mais il y a plein daspect dvelopps par des partis de gauche auxquels je ne midentifie pas, pour lesquels je ne voudrais pas tre oblig de militer. 45 Lapolitisme de forme des tudiants est donc clairement une position antiorganisation. Ce refus dtre affili une organisation sexplique par la grande importance quils attribuent lindpendance de leurs mouvements. Cette peur de la rcupration trouve probablement son origine dans les squelles entranes par les dchirements politiques de lextrme gauche, alors la tte du mouvement tudiant dans les annes soixante-dix. Bah tre apolitique dans une manifestation a veut plus ou moins rien dire, car quand on manifeste on sengage forcment pour ou contre quelque chose. Mme si on veut pas tre affili une structure classique de reprsentation tel quun syndicat ou parti politique, on est dans tous les cas politis, a cest certain. Aprs, par rapport au rle des partis politique ou des syndicats, moi-mme en tant qutudiant, jaimerais pouvoir russir me faire dissocier des syndicats, dans le sens o les syndicats sont connots euh enfin sont lis au monde du travail, je nai donc pas envie de maffilier ces syndicats l. [] Par exemple si on manifeste contre les rgimes spciaux, on va rcuprer les quelques tudiants qui ont manifest, certains syndicats iront dire que leurs rangs ont grossi. Ils craignent la dformation de la ralit, comme ils craignent les mdias. Ils craignent la rcupration de leur mouvement, de leurs voix. []Aprs pour le ct dpolitis, si on44 Muxel Anne ,1996, op. cit., p.83 45 Entretien avec Simon Lorcy le 28 mars 2008 31

entend par cela quon ne se reconnat plus dans les structures politiques classiques mais quon a toujours la capacit de sengager pour des convictions, dans ce cas l on peut considrer les tudiants comme dpolitiss. Mais, comme dit, le fait de participer une expression dmocratique dides ou didaux, je pense que a reste une manifestation politique, donc de l dire quon est dpolitis 46 Pendant le CPE les jeunes se mettent en grve contre un projet de loi du gouvernement, pour moi cest politique. Aprs ne pas tre politique a dpend dans quel sens tu lentends. Si voter aux prochaines lections PS pour retirer le CPE cest a tre politique, moi a mintresse pas et la limite les tudiants ont raison de ne pas tre dans cette dmarche l. 47 Cet apolitisme de forme est nanmoins dcri par toute une frange tudiante, la plus politise nen pas douter, qui considre cet apolitisme comme une blague 48 dans la mesure o cet apolitisme ne serait quune faade, quun ultime rempart face aux vampiriques organisations politiques. Cette soi-disant peur de la manipulation, pour Les tudiants certains, ne montre que lappauvrissement du discours gauche 49.

rejettent aujourdhui ltiquette dapolitique comme celle daffili, il savre quune partie des tudiants engags refusent clairement cette posture quils ddaignent, cela est vrai, avec un certain mpris: Et alors effectivement pourquoi les tudiants se disent-ils apolitiques? Que veulent-ils dire? Alors les grandes illusions sont mortes, ils mettent souvent sur le mme plan, nazisme et stalinisme. Pour eux il y a des fascistes de droite et des fascistes de gauche. Pour eux ne pas tre politique, a veut dire je suis libre, je ne me rfre aucune idologie, je suis indpendant, je suis un individu pensant et non soumis telle ou telle tiquette, ou dogme partisan. Enfin tout a, a vaut pas grand-chose. 50 Globalement, la qualificatif dapolitique est rejet par lensemble des tudiants, il semble que lapolitisme de rigueur de 1986 se soit un peu attnu pour ntre plus quun dsir dautonomie du mouvement et dindpendance la classe politique et aux diffrentes46 Ibid. 47 Entretien avec Clment Grenier le 23 mars 2008 48 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008 49 Ibid. 50 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008 32

organisations. Si en rgle gnrale, dans chaque mouvement social, il existe toujours des tensions entre les organisations et la masse, les relations entre syndicats tudiants et le mouvement tudiant - incarn par la coordination tudiante - ont pu prendre des tournures trs conflictuelles durant les mobilisations, comme en 1986 par exemple ou plus rcemment pendant les manifestations contre le CPE quand les cortges de lUNEF se sont faits dlogs du trajet de la manifestation par les tudiants51. Maintien du rle des syndicats Le rejet du politique, ou plus prcisment des organisations politiques, explique largement la crise du syndicalisme tudiant. Acteur central de la vie politique universitaire dans les annes soixante et soixante-dix, il est trs largement rejet aujourdhui. Seuls 6,6% des tudiants participent des runions syndicales et politiques.52 La difficult des syndicats reprsenter le monde tudiant est lie, bien sr, la crise plus large du syndicalisme dans la socit franaise, mais se rattache aussi lmergence de nouvelles formes dorganisation fondes sur la dsignation de reprsentants ad hoc, indpendants des syndicats (les coordinations). Les structures politiques et lexprience des militants sont utilises, mais doivent rester sous le contrle de lassemble gnrale et de la coordination, seules structures reconnues par tous et lgitimes prendre et avaliser des dcisions. Les syndicats, mme mis distance , restent donc prsents dans les moments deffervescence sociale, mais ils ne les contrlent plus totalement. Les organisations politiques sont lorigine du mouvement, elles permettent de le structurer pour viter que a parte en couille, et la fin du mouvement elles permettent de recadrer les choses. Mais il y a un moment o les gens ne veulent pas que lUNEF dirige officiellement le mouvement. Ce qui est une blague complte quand on voit ce qui sest pass. Par exemple lIEP, moi et mes camarades de lUNEF et du PS on se parlait dix fois pendant les AG pour savoir qui allait intervenir et quel moment. [] Moi jai fait partie daucune commission, [] il y a eu un discours anti-politique, les gens taient politiques mais ils tenaient un discours anti-institution, anti-syndicat qui ma fait chier, je leur ai dit allez vous faire foutre, je nirais jamais dans votre truc. [] Quand on a lanc le mouvement ctait moi qui avait le mgaphone, qui animait les trois premires runions51 Par exemple lors du dfil du 1er Mai 2006, les cortges de lUNEF et de la coordination tudiante se disputaient le carr de tte et en sont venus laffrontement. 52 Donnes de lOVE (Observatoire de la Vie tudiante), enqute 2003 33

de lancement. []Et quand on est arriv 300 personnes, ctait plus moi, je me suis tout de suite retir, javais aucun problme avec a, parce que javais plus intrt tre en salle, faire mes interventions, [] Et dans la tribune il y avait des affilis, Soraya qui est chez ATTAC, telle ou telle personne affilie lUNEF, telle ou telle au PS. Et cest pas de la manipulation, cest juste quon est bien structur, a fait plusieurs annes, quon est acteur du mouvement social, on sait comment a marche. Cest comme a que a se fait. 53 Ce tmoignage dun tudiant syndiqu lUNEF nous prouve tout de mme que les syndicats sont loin davoir perdu de leur importance dans le droulement du mouvement. Bien souvent ils sont lorigine de la mobilisation, et il revient eux de seffacer quand lensemble du groupe mobilis prouvera de lhostilit se faire piloter par telle ou telle organisation. Ainsi Tolbiac: Oui effectivement, les JCR et les types de LO se dmerdaient toujours pour prsider les tribunes, diriger lAG, clturer les temps de parole quand a les arrangeait. a a dur le temps des 4-5 premires AG, le temps que nous, inorganiss, toto54, se dmerdent pour prendre la tribune et pour grosso modo manipuler les AG tel que nous lentendions. 55

SECTION 2/ Les tudiants : identit et identitsLe caractre spontan, phmre, pragmatique des mobilisation tudiantes est le signe de ce rapport ambigu une Universit que les tudiants souhaiteraient aussi efficace et reconnue que les autres secteurs de lenseignement suprieur. Mais leur obsession de ne pas tre pnaliss dans la course aux diplmes dbouche aussi sur des stratgies personnelles peu favorables une forte identification linstitution et donc lmergence dune vaste action collective. Ltudiant semble se comporter de plus en plus comme lusager dun service denseignement suprieur. Ltudiant ne serait donc quun simple individu consommateur de cours? Ltudiant daujourdhui nest plus lhritier des annes53 Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008 54 toto: pseudonyme pour tout personne se revendiquant du mouvement autonome, cest--dire qui refuse toute affiliation politique et se veut inorganis. 55 Entretien avec Antoine Cheltiel le 15 avril 2008 34

soixante. Si tous les tudiants ne sont pas dorigine populaire, ils sont en tout cas plus proches des classes populaires quauparavant.56 Son rapport la culture a chang, il est moins lecteur, il na plus de vocation exclusive devenir un intellectuel. En somme, tre tudiant aujourdhui, comme le note Didier Fisher, cest se distinguer de moins en moins des autres catgories de la socit franaise dans ses pratiques sociales et culturelles.57 Ceci est en partie d une certaine homognisation des pratiques culturelles de la jeunesse. Les tudiants ne forment plus lensemble uniforme du dbut des Trente Glorieuses comme ils se sont loigns progressivement de cette reprsentation litiste deux-mmes. Face un groupe tudiant dcousu et fragment par les diffrences sociales, il apparat dautant plus paradoxal qutre tudiant confre, plus que dans les annes soixante, une identit forte mais variable selon les cursus et les lieux de formation au jeune qui intgre lenseignement suprieur .58 1.2.1/ Un groupe social tudiant? Le groupe tudiant nest devenu un objet lgitime dtude sociologique, ds lors que son objectivation sociale tait accomplie ( limage des travaux de Luc Boltanski sur les cadres). Or, en mme temps que le groupe tudiant sinstitutionnalisait, quil imposait sa reconnaissance officielle et lgale et quil accdait au champs des luttes politiques, il a acquis le statut de problme sociologique . Les travaux sociologiques ont longtemps considr les tudiants comme un groupe qui ne pourrait tre saisi que dans sa seule signification sociale. Effectivement, luniversit, lieu de reproduction sociale et processus de slection favorisant les lments culturels dominants ne peut faire natre une classe sociale ou plutt un groupe qui ne saurait tre autre chose quune manation nouvelle de la classe dominante59. Mme si ces analyses sont videmment toujours dactualit, lvolution de luniversit depuis les annes soixante a engendr une telle diversit dans le groupe tudiant, quil convient dlargir ltude et les champs danalyse en ouvrant le processus didentification des tudiants de nouveaux facteurs.56 Molinari Jean-Paul, Le mouvement tudiant depuis 1985 extrait du colloque 50 ans de syndicalisme tudiant , organis en avril 1996 par RESSY et les UNEF avec le concours du GERME, disponible sur le site internet du GERME : http://www.germe.info/kiosque/Molinari_ColloqueRESSY1996.PDF 57 Fisher Didier, Lhistoire des tudiants en France de 1945 nos jours, Flammarion, 2000, chapitre X, p.470 58 Fisher Didier, 2000, op.cit., p.511 59 Bourdieu et Passeron avec Les Hritiers, collection le sens commun, ditions de minuit, 1964 ; puis Boudon Raymond, Lingalit des chances, Paris, Hachette / Pluriel, 1979 (1re dition 1973) 35

Les hritiers ou les avatars de la classe dominante Un groupe en perptuel renouvellement, dont les membres diffrent autant par leur pass social que par leur avenir professionnel et qui, au moins jusqu ce jour, ne vivent pas comme une profession la prparation la profession, a chance de se dfinir plutt par la signification et la fonction symbolique quil confre, presque unanimement, sa pratique que par lunit de sa pratique 60 Ltudiant est un jeune travailleur en devenir, il travaille pour sa vie prsente et future. Sa formation doit lpanouir intellectuellement et lui permettre de sintgrer au monde professionnel61. Les tudiants forment-ils une collectivit, cest--dire un groupe social cohrent? La question est frquemment pose, et si Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient rpondu par la ngative dans les annes soixante, il semble que cela soit plus complexe aujourdhui. Malgr les apparences dun groupe homogne (mmes rfrences culturelles, mmes origines sociales, isolement du reste de la socit du fait de limportance du mouvement tudiant dans les annes soixante), il nexiste pas selon eux de groupe tudiant. En premier lieu, les conditions de vie tudiante sont trs diffrentes selon lappartenance sociale, tout comme le rapport aux tudes exprime le rapport fondamental que sa classe sociale entretien avec la socit globale . Et puis, en ce qui concerne le rapport aux tudes, les tudiants peuvent avoir en commun des pratiques, sans que lon puisse en conclure quils en ont une exprience identique et surtout collective 62. J. Freyssinet avait avanc lencontre de Bourdieu et Passeron que le mouvement tudiant et lisolement avait renforc lunification du groupe, il a par ailleurs ds 1960 annonc quune relle dmocratisation de lenseignement suprieur transformerait peut-tre ces tendances en introduisant dans luniversit des jeunes ayant des comportements et des styles de vie diffrents .63 Si les tudiants ntaient dj pas un groupe homogne dans ses conditions de vie et dtude, la situation est dsormais beaucoup plus bigarre quelle ne ltait lpoque. Pourtant il demeure deux voies possibles de ralisation dune identit tudiante :60 Bourdieu et Passeron, Les Hritiers, 1964, op.cit., p.47 61 On veut une formation pour spanouir intellectuellement et puis pour intgrer le monde professionnel, il y a toujours un va-et-vient entre ces deux mondes. Entretien avec Thierry Marchal-Beck le 2 mars 2008. 62 Bourdieu et Passeron, op.cit., p.27. 63 o vont les tudiants? , Cahiers de la Rpublique, juillet-aot 1960, cit dans Identit tudiante, une construction volontaire? Robi morder, in Factuel n3 36

dune part, celle qui est lie lusage du temps, et dautre part, celle qui dcoule de la possible identification symbolique une essence historique de ltudiant . Par usage du temps, il faut ici entendre que la parenthse ouverte par les tudes les affranchit momentanment des rythmes de la vie familiale et professionnelle64. La condition dtudiant permet de briser les cadres temporels de la vie sociale ou den inverser lordonnance. Ltudiant peut faire un usage libre et libertaire de son temps , prompt dfinir positivement une condition tudiante. Mais il en nest rien soulignent les auteurs des Hritiers, puisque ce sont les contraintes temporelles qui font les groupes intgrs : le temps flottant de la vie universitaire ne rassemble les tudiants que ngativement, puisque les rythmes individuels peuvent navoir en commun que de diffrer diffremment des grands rythmes collectifs. . Ils soulignent aussi que les tudiants nont en commun que dassister aux mmes cours; en outre, le rapprochement spatial na pas lui seul un pouvoir intgrateur, cest un usage commun de lespace dans un cadre temporel contraignant qui fournit un groupe un cadre dintgration ; enfin, les traditions tudiantes, le folklore tudiant, mcanismes traditionnels de lintgration communautaire sont tombs en dsutude (except dans les petites villes universitaire de province ce qui tmoigne dune intgration la communaut locale plus quau milieu tudiant, et dans les corps plus traditionnels tels que la mdecine et le droit). Lautre voie possible dintgration tudiante peut passer par lidentification ce quils dnomment lessence historique de ltudiant , ils entendent dans cette expression une image idalise de ltudiant qui, si elle est adopte, peut gnrer certaines pratiques spcifiques, par exemple la frquentation des espaces mythiques o les tudiants viennent rejoindre ltudiant archtypal plus quils ne sy rejoignent 65. Cette identit est donc ici purement factice, puisque les tudiants se contentent de consommer des significations symboliques de certains lieux. Ainsi les tudiants ne composent pas un groupe social homogne, indpendant et intgr, les auteurs en concluent quune identit proclame qui affirme lunit de la condition tudiante et lunanimit des aspirations tudiantes ne fait que masquer une identit masque lie la prpondrance des tudiants dorigine bourgeoise. Une communaut tudiante?

64 Bourdieu et Passeron, op.cit., p.48 65 Bourdieu et Passeron, op.cit., p.60 37

Au vu de limportance de la production littraire et du nombre de rapports sur les tudiants, leurs modes de vie, leurs tats de sant, leur niveau dintgration dans la socit etc. il apparat difficile daffirmer la non-existence dun groupe social cohrent. Par ailleurs, la cration en 1989 de lObservatoire de la Vie tudiante institutionnalise lgitime lentre de lunivers tudiant dans la recherche scientifique au mme titre quelle renforce la reconnaissance sociale du statut dtudiant. Ltat des recherches en France tend considrer les tudiants comme un groupe social part entire, il ne sagit plus tellement dun milieu tudiant rduit sa seule perspective universitaire, o ltudiant se cantonne tre un jeune en formation. Les tudiants sont aujourdhui examins comme un groupe autonome, avec ses modes de vie spcifiques et ses positions sociales qui permettent denvisager cette collectivit de manire homogne. Il est ds lors possible quil nest plus anormal dapprcier les tudiants comme un groupe social. Pourtant lexistence de cette collectivit tudiante, et donc dune identit collective, ne va pas de soi. Le groupe social est dfini comme ensemble dindividus formant une unit sociale durable, caractrise par des liens internes - directs ou indirects - plus ou moins intenses, une situation et/ou des activits communes, une conscience collective plus ou moins affirme (sentiment dappartenance, reprsentations propres); cette unit est reconnue comme telle par les autres 66. Le groupe social se distingue nettement de la catgorie sociale qui est une collection dindividus ayant des caractristiques communes (revenu, degr de formation, possession dun bien quelconque) sans pour autant former une collectivit pour les individus ainsi regroups. La catgorie est constitue par lobservateur; le groupe existe par lui-mme. Le groupe social est une unit collective relle qui implique une mme culture, des caractristiques communes (valeurs, style de vie) et de la communication entre ses membres. Lexistence de ce groupe repose en partie sur le sentiment dappartenance de chaque individu au groupe. Cest un ensemble de croyance complexe, dans lequel le je peut se soustraire au nous . Le nous devient un ple de rfrence et dappartenance par lequel le soi se constitue jusque dans son identit personnelle. Cela revient dire que chacun est li un tout imaginaire ou objectif, cre de manire rflchie ou spontane. Dans cette optique, le groupe social repose sur un systme dinterdpendance entre les individus le constituant. Les tudiants forment-ils ainsi un groupe social ou sont-ils seulement une catgorie, un agrgat de caractristiques?66 Dicti