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15 MARCHER « ambulo ergo sum » (« je marche donc je suis ») 1 « On écrit bien qu’avec ses pieds » 2 Marcher est l’action humaine la plus complète. « L’homme consiste en un esprit et en un corps » 3 et c’est quand il marche qu’il existe le mieux. La marche met en avant le dialogue corps/esprit qui définit l’homme. « On n’est pas seul parce que dès qu’on marche on est aussitôt deux. Surtout après avoir marché longtemps. Je veux dire qu’il y a toujours, même seul, ce dialogue entre le corps et l’âme. Quand la marche est régulière, j’encourage, je flatte, je félicite : bonnes jambes qui m’emportez … » 4 . Marcher avec ou sans but éveille l’enfant qui est en moi, m’aide à penser. En grimpant le Pic de Cagire dans les Pyrénées, j’ai un but, celui de parvenir au sommet. Le long de cette ascension je sens d’abord mes pieds, mes jambes, mes hanches, mon dos, mon ventre, mes bras, mon souffle puis ma pensée, certes toujours obsédée par mon objectif, mais qui prend le temps de percevoir que telle fleur, telle odeur m’évoque telle ou telle chose. Une fois arrivée en haut, quelle vue ! Je suis au-dessus des nuages et je me dis quel honneur ! Là maintenant cette vue est à moi, il n’y a que moi qui la voit comme ça ! Ce dérèglement total des sens du voyant est d’autant plus accentué quand je vais sans but. Errer dans une forêt quelques heures est une pure expérience sensible. Aller là où l’on ne connaît pas, sans véritables repères comme on peut trouver dans les villes (maisons, rues …), se perdre là où les choses n’ont pas ne nom. L’homme a la fâcheuse habitude de toujours vouloir s’orienter. En forêt vous n’avez pas un chêne qui s’appelle Pierre, l’autre qui s’appelle Paul ou un bouleau qui se prénomme Jacques. Non, c’est à vous de créer vos propres repères, libre à vous de les nommer. De là je reviens à la question du langage dans l’entrée ARTISTE : pas de plan, pas de noms, pas de langage synthétisant et conditionnant dans une forêt. Cette dernière nous invite à regarder les choses comme si on les voyait pour la première fois et fait confiance à notre perception sensible. C’est un moment où l’esprit est sans cesse en alerte face au moindre mouvement, au moindre bruit, à la moindre 1 Phrase latine écrite à Descartes par Pierre Gassendi reprise par l’artiste Herman De Vries qu’il grave sur un bloc rocheux, le long du sentier d'accès au sanctuaire de la nature de roche-rousse en 2001 2 Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, 1882, prologue 3 Spinoza Baruch, Éthique, 1677, II, 13, cor. 4 Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p.82

Mémoire part3

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MARCHER

« ambulo ergo sum » (« je marche donc je suis »)1 « On écrit bien qu’avec ses pieds »2

Marcher est l’action humaine la plus complète. « L’homme consiste en un esprit et en un corps »3 et c’est quand il marche qu’il existe le mieux. La marche met en avant le dialogue corps/esprit qui définit l’homme. « On n’est pas seul parce que dès qu’on marche on est aussitôt deux. Surtout après avoir marché longtemps. Je veux dire qu’il y a toujours, même seul, ce dialogue entre le corps et l’âme. Quand la marche est régulière, j’encourage, je flatte, je félicite : bonnes jambes qui m’emportez … » 4 . Marcher avec ou sans but éveille l’enfant qui est en moi, m’aide à penser. En grimpant le Pic de Cagire dans les Pyrénées, j’ai un but, celui de parvenir au sommet. Le long de cette ascension je sens d’abord mes pieds, mes jambes, mes hanches, mon dos, mon ventre, mes bras, mon souffle puis ma pensée, certes toujours obsédée par mon objectif, mais qui prend le temps de percevoir que telle fleur, telle odeur m’évoque telle ou telle chose. Une fois arrivée en haut, quelle vue ! Je suis au-dessus des nuages et je me dis quel honneur ! Là maintenant cette vue est à moi, il n’y a que moi qui la voit comme ça !

Ce dérèglement total des sens du voyant est d’autant plus accentué quand je vais sans but. Errer dans une forêt quelques heures est une pure expérience sensible. Aller là où l’on ne connaît pas, sans véritables repères comme on peut trouver dans les villes (maisons, rues …), se perdre là où les choses n’ont pas ne nom. L’homme a la fâcheuse habitude de toujours vouloir s’orienter. En forêt vous n’avez pas un chêne qui s’appelle Pierre, l’autre qui s’appelle Paul ou un bouleau qui se prénomme Jacques. Non, c’est à vous de créer vos propres repères, libre à vous de les nommer. De là je reviens à la question du langage dans l’entrée ARTISTE : pas de plan, pas de noms, pas de langage synthétisant et conditionnant dans une forêt. Cette dernière nous invite à regarder les choses comme si on les voyait pour la première fois et fait confiance à notre perception sensible. C’est un moment où l’esprit est sans cesse en alerte face au moindre mouvement, au moindre bruit, à la moindre

                                                                                                               1 Phrase latine écrite à Descartes par Pierre Gassendi reprise par l’artiste Herman De Vries qu’il grave sur un bloc rocheux, le long du sentier d'accès au sanctuaire de la nature de roche-rousse en 2001 2 Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, 1882, prologue 3 Spinoza Baruch, Éthique, 1677, II, 13, cor. 4 Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p.82

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odeur. Mes Promenades sensibles sont des odes à la sensation. Marcher dans la neige, la sentir craquer, ressentir le froid sur mes pieds, tenter de capturer le soleil, être déséquilibré par le sable, sursauter au bruit des balles en forêt pendant la période chasse … « Marcher permet d’expérimenter le réel » (formule de Stalker)1. C’est aussi une attitude artistique marginale. Marcher est un moyen de résister à ce que Francis Alÿs appelle la « speed culture » (« Walking, in particular dufting, or strolling, is already – within the speed culture of our time – a kind of resistance. Paradoxically it’s also the last private space, safe from the phone or e-mail. But it also happens to be a very immediate method for unfolding stores. It’s an easy, cheap act to perform. The walk is simultaneously the material out of wich to produce art and the modus operandi of the artistic transaction. And the city always offers the perfect setting for accidents to happen. »2. Prendre le temps de marcher, de flâner au lieu de courir, piétiner, consommer est une attitude revendicatrice que l’artiste se doit d’avoir. De toute évidence l’Homme-Éponge est un marcheur.

« REPORTER »

« Ce qu’il faut à un artiste, c’est un tempérament de reporter, de journaliste, mais dans le grand sens de ces mots, peut-être oubliés

aujourd’hui. »3 L’artiste est un « reporter » pour reprendre les termes d’ Yves Klein. Pas n’importe quel « reporter », un « reporter » d’immédiat. Selon Klein, ce dernier est chargé de d’obtenir, de témoigner de la trace de l’immédiat. Il choisit alors de recueillir les traces les plus universelles, celles des éléments naturels (air, feu, eau, terre) à travers ce qu’il appela les Naturemétries (« Après tout, mon but est d’extraire et d’obtenir la trace de l’immédiat dans les objets naturels, quelle qu’en soit l’incidence — que les circonstances en soient humaines, animales, végétales ou atmosphériques. » 4 ). Le « reporter » est sans cesse aux aguets, c’est un rôle à l’échelle d’une vie que l’artiste doit prendre à cœur comme l’explique Klein

                                                                                                               1 Davila Thierry, Marcher, créer : déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXème siècle, 2007 2 Basualdo Carlos, Medina Cuauhtémoc, Davila Thierry ; Dirigé par Philippe Grand, Francis Alys : catalogue d'exposition, Antibes, p.31 3 Klein Yves, Le vrai devient réalité, 1960 4 Klein Yves, Manifeste de l’Hôtel Chelsea, 1961  

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lorsqu’il met à profit l’un de ses nombreux voyages entre Paris, ville où il travaille et Nice, ville dont il est originaire. En effet il décide d’accrocher une toile sur le toit de sa voiture pour enregistrer l’atmosphère du trajet : « Par exemple, un voyage de Paris à Nice aurait été une perte de temps si je ne l’avais pas mis à profit pour faire un enregistrement du vent. Je plaçai une toile, fraîchement enduite de peinture, sur le toit de ma blanche Citroën. Et tandis que j’avalais la nationale à cent kilomètres à l’heure, la chaleur, le froid, la lumière, le vent et la pluie firent en sorte que ma toile se trouva prématurément vieillie. Trente ou quarante ans au moins se trouvaient réduits à une seule journée. » 1 . Plus récemment, en 1992, Gabriel Orozco réalise Piedra que cede (Yielding stone), une sphère de plastiline d’environ 50 cm de diamètre que l’artiste pousse au grès de plusieurs promenades new yorkaises. Or la plastiline est le matériau de l’empreinte immédiate par excellence. Il est transparent et ne durcit pas. En poussant sa piedra le long des rues de New York, Orozco, « empru(ein)te », capte la ville. Au fur et à mesure de ces promenades, la plastiline devient « couleur ville », grise, terne et pleine de rebuts citadins. Ces deux oeuvres permettent de mesurer le monde (Naturemétries), d’en témoigner. D’où mon intérêt pour la vidéo. Il peut sembler absurde que quelqu’un qui prend le monde sensible et sa matérialité pour base n’a rien à trouver dans ce médium. Pourtant, bien plus que l’appareil photo, la caméra est une extension du corps, du corps en mouvement, du corps vivant. Dans la série des Promenades sensibles, ma caméra témoigne non seulement des couleurs chatoyantes du monde mais aussi de l’état de mon corps (souffle, sursauts …). Le film La forêt de Mogari de la japonaise Naomi Kawase sorti en 2007 m’avait particulièrement interpellée tant sa dimension sensible était forte. Une grande partie de ce film montre la perdition des deux personnages principaux dans la forêt de Mogari. On les voit errer, marcher, courir, sentir … Parfois, de simples actions comme à un moment cet homme qui coupe du bois rendent la vidéo haptique. Ma caméra est aussi un moyen de mesurer le monde sensible, d’en rendre compte et m’accompagne partout et à chaque instant, toujours aux aguets dans les Promenades sensibles comme dans 47,5 km/291 min, vidéo durant laquelle je fais part de 25 matins, de 25 trajets appartement-école en même temps. Parallèlement à la Piedra que cede d’Orozco cette mosaïque d’environ 25 min est elle aussi « couleur ville » mais « couleur ville » changeante selon les jours, les lumières, mes chaussures … La mosaïque stimule le regard afin qu’il ne soit jamais fixe, qu’il perçoive que même si à chaque fois c’est le même trajet effectué, chaque jour le rend différent. Le travail du « reporter » n’est jamais monotone. Il actualise

                                                                                                               1 Ibid.

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1. 2.

3. 4.

5.

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MARCHER -> PLANCHE 3

1. Emma Bourgin, Pic de Cagire, août 2010, photographie2. herman de vries, Rivières, ravins, et vallées des traces et points (cartographie réalisée par Jean-Paul Desideri)3. herman de vries, traces («ambulo ergo sum»), 2005, projet de résidence à Digne-les-Bains, Musée Gassendi4. herman de vries, traces («ars vivens»), 2005, projet de résidence à Digne-les-Bains, Musée Gassendi5. Francis Alÿs, Paradox of Praxis 1 (Sometimes Making Something Leads to Nothing), Mexico City 1997, vidéo couleur sonore, 4:59 min6. Emma Bourgin, Promenades Sensibles (Tentative de capture du soleil, Marcher dans la neige, Marcher dans le forêt, Marcher dans la mer, Marcher sur des couteaux, Marcher sur le sable), 2009-2011, série de six vidéos couleur sonores (4:34 min, 4:48 min, 5:12 min, 3:38 min, 2:38 min, 2:29 min)

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