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Mémoire sur les bouquinistes

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PREAMBULE

Par un après-midi d’hiver 1993 froid, pluvieux, gris, venteux, sans passant et sans espoir, un

de ces après-midi qui exsudent le pessimisme comme le nez enrhumé la goutte, un après-midi

où le « D'où venons nous? Que sommes nous? Où allons nous? » de Paul Gauguin nous obsède

narquoisement, je fus tiré de mes réflexions embrumées par l’arrivée d’un groupe de jeunes

gens sympathiques, riants et souriants. Alors, on ne peut même plus broyer du noir en paix ?

Comble de désagrément, ils se dirigèrent vers moi, et même, ils m’adressèrent la parole :

- Bonjour monsieur, accepteriez-vous de répondre à quelques questions, nous faisons une

étude sur les bouquinistes pour notre école ?

J’allais leur signifier de passer leur chemin, de me laisser bouder tranquille, mais ils étaient

si souriants et frais, que je fus instantanément contaminé par leur enthousiasme, et je

mentis :

- Mais oui, asseyez-vous, ça me fait plaisir, que voulez-vous savoir ? dites moi tout !

Ce qu’ils firent.

Que soient remerciés ici, Anne, Blandine, Dorothée, Marie-Laure, Stéphanie et Thomas – où

sont ils aujourd’hui ? – qui réalisèrent à la suite de ces entretiens et d’autres avec de

nombreux bouquinistes la seule étude chiffrée connue, et si précise, si complète, si

intelligente, de notre métier. Je vous en donne aujourd’hui quelques extraits et résumés,

sans les parenthèses (...) aux coupures obligées de ce mémoire de 250 pages, pour en faciliter

la lecture, avec un grand plaisir rétrospectif au souvenir de leurs visites. Voici ce qu’étaient

les quais il y a 14 ans, avec en entrée quelques chiffres.

DES BOUQUINISTES DES QUAIS DE SEINE :

UNE ETUDE SOCIALE

LE PUBLIC DES BOUQUINISTES

Nous avons interrogé un échantillon de 100 personnes prises au hasard parmi celles qui

fouillaient dans les boîtes des bouquinistes. Il se compose de 76% d’hommes et 24% de

femmes. Leur âge est, pour 7% de moins de 20 ans

48% de 21 à 35 ans

27% de 36 à 50 ans

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9% de 51 à 65 ans

9% de plus de 65 ans

Leur activité est, pour 27% : étudiants, 61% actifs : salariés, commerçants, fonctionnaires

etc., 4% chômeurs, 8% retraités.

Ils résident, pour 53% à Paris, 18% en banlieue, 12% en province, et 17% à l’étranger : ces

chiffres sont discutables car l’enquête a été menée durant les vacances scolaires pour la pro

province, incitant les provinciaux à « monter à Paris », et seuls les étrangers parlant français

pouvaient répondre…

LES BOUQUINISTES

Sur l’échantillon, 21 hommes pour 9 femmes, soit 70%.

Leur âge est pour

40% de 20 à 35 ans

30% de 36 à 50 ans

10% de 51 à 65 ans

10% de plus de 65 ans

10% non répondu

La diversité de leurs spécialités est réelle : une trentaine sur l’échantillon, certains

bouquinistes en ayant même plusieurs. Prédominent la littérature, les livres anciens, la Bande

Dessinée, la gravure, l’histoire et l’art.

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Commentaire de Françoise Louvet à cette photo qu’elle nous a gentiment confiée :

« Mme Louvet mère et sa voisine, Mme Rossignol (un personnage haut en couleurs !!) Ma

mère est assise. (quai des Grands Augustins en

1962 !!!) »

COMMENT DEVIENT-ON BOUQUINISTE ?

Pour la plupart d’entre eux, le métier s’est transmis

par tradition familiale, parent, conjoint : ils sont

nés dans cette ambiance. D’autres ont eu des amis

bouquinistes, ont découvert ainsi ce milieu et y sont

restés. Il y a aussi ceux pour qui cette attirance

s’est faite aux détours de nombreuses rencontres, et de leur découverte « passionnée » des

quais et des bouquinistes. Rares sont ceux qui sont devenus bouquinistes par hasard ou parce

qu’ils « n’avaient rien d’autre à faire ».

Un facteur important entre en jeu : la passion. Que ce soit celle des livres, des BD, ou des

gravures ; elle est une motivation importante pour devenir bouquiniste. Autre

facteur important : le désir d’être « libres », « libraires comme l’air »* de ne pas avoir de

patron.

En fait, le désir d’être bouquiniste tient à un vécu particulier de tradition, de passion,

d’envie de liberté, de recherche de « contact avec les gens », de « refus d’uniformité ». On

ne devient généralement pas bouquiniste par hasard, et si la tradition familiale représente la

majorité des motivations, elle interagit avec la passion du livre. Comme l’a si bien souligné

un bouquiniste : « je suis né dans les bouquins ».

LES BOUQUINISTES SONT-ILS MARGINAUX ?

LE POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

Les bouquinistes se sentent d’abord

« individualistes », « indépendants »,

« amoureux de la liberté » avant de se

considérer comme « marginaux ». Certains

disent ne pouvoir définir les bouquinistes, tous

différents, et ne l’enferment ainsi pas dans un

groupe ou une personnalité définie. Il est donc

à la fois surprenant et logique de constater que

les bouquinistes évoquent si peu les notions

Le sourire d’Hélène Gérard, mère et grand-mère de bouquiniste

Les boîtes de Marcel Leleu

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d’amitié, de complicité ou de solidarité. Tenant à leur individualisme, ils ont du recul par

rapport aux relations interpersonnelles. De même, peu ont décrit leurs confrères comme

passionnés de livres : c’est l’aspect individualiste qui prime.

Une faible minorité voit même ses confrères comme « introvertis », « cinglés », « originaux »,

« alcooliques », ou « anticonformistes ». La majorité se sent perçue comme « sympa » par les

clients. Ce qualificatif relativement neutre montre bien l’image agréable qu’ils pensent

donner au public. Ce qui ressort le plus, ce sont les qualificatifs de « marginaux » et, chose

surprenante, de « clochards ». Ces termes ont pour eux une connotation péjorative, comme

s’ils se sentaient perçus comme sans rapport avec leur métier. Une minorité se sent perçue

comme « agressive ».

Mais lorsqu’on considère les autres termes dont ils se qualifient : « patrimoine de Paris,

monuments, vieux métier, folkloriques, amuseurs, saltimbanques, camelots, farfelus,

originaux », on y perçoit une certaine staticité dans l’image que les bouquinistes donnent

d’eux-mêmes, comme faisant partie du paysage.

Finalement, la révélation majeure de cette partie de l’enquête est la constatation étrange de

l’absence – dans les propos des bouquinistes sur la manière dont ils se sentent perçus – de la

relation au livre et aux professionnels du livre qu’ils sont pour la plupart.

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

De leur côté, les clients perçoivent le bouquiniste comme chaleureux pour 54% des réponses,

antipathique pour 3%, mercantile pour 13%, passionné du livre pour 72% et marginal pour 45%.

(total des réponses : 187). Ce dernier terme – marginal – est cette fois associé dans leur esprit

à la passion du livre. Or, les clients comme les bouquinistes sont aussi des passionnés du livre.

Mais ces derniers osent vivre leur passion, privilégiant l’intensité de leur intérêt pour les

livres à la sécurité d’un revenu régulier, ce qui justifierait l’appellation de « marginaux ».

Certains vont jusqu’à comparer les bouquinistes à des artistes. Il faut noter que les 3

personnes ayant qualifié les bouquinistes d’« antipathiques » sont des étrangers s’exprimant

difficilement en français, ce qui peut expliquer une mauvaise connaissance des bouquinistes

dûe à un manque de communication.

Nous retiendrons donc chez les clients les termes « passionnés » et « chaleureux » pour

décrire les bouquinistes.

SYNTHESE

« Nous sommes 240 bouquinistes, et il y a 240 personnalités différentes… » En fait, les

bouquinistes savent que les clients les perçoivent comme « plutôt sympas » avec une petite

note de folklore parisien. Cependant, ils s’avouent bien volontiers différents de leur image. Si

le client voit en premier lieu dans le métier la passion du livre, le bouquiniste souligne tout

d’abord son amour de la liberté (« travailler pour soi, sans obligation »). C’est peut-être

seulement pour cette tendance individualiste qu’ils se qualifient bien souvent de

« marginaux ». Pour accorder le public et les bouquinistes sur ce terme, nous dirons que les

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bouquinistes ne occupent bel et bien une place. Une place conséquente puisque tous les

guides touristiques mentionnent « l’attrait parisien des bouquinistes ».

UNE CARICATURE DU BOUQUINISTE !

Pour savoir s’il existait un stéréotype du bouquiniste dans l’esprit du public, nous avons posé

à nos 100 clients la question suivante : Pour vous, quelle serait la caricature du bouquiniste ?

Environ 3/4 des personnes interrogées ont accepté de répondre, les autres ont refusé toute

caricature, pensant qu’il n’en existait pas , ou plus.

Voici les réponses :

a) homme 77 ; femme 5 b) vieux 64 ; jeune 13 c) barbu 54 ; imberbe 7 ; moustachu 14 d) chauve 3 ; cheveux courts 29 ; cheveux longs 44 e) introverti 31 ; extraverti 41 f) gros 38 ; mince 34 g) fumeur 69 (pipe 44 ; cigarette 25 ; cigare 0 ; non fumeur 11) h) bonnet 9 ; chapeau 14 ; casquette 19 ; béret 14 ; rien 17

Le bouquiniste type serait donc un homme vieux, barbu, aux cheveux longs et fumant la

pipe… Il ne correspond pas à la réalité actuelle : l’ensemble des bouquinistes est aujourd’hui

tout à fait hétérogène.

LA GRANDE FAMILLE DES BOUQUINISTES

Existe t’il des relations particulières entre les bouquinistes du fait qu’ils sont regroupés ?

Qu’est ce qui détermine leur emplacement sur les quais ? Aimeraient t’ils en changer ?

LE POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

Les réponses concernant les relations particulières sont très diverses et contradictoires. En

effet, si la majorité des sentiments exprimés tendent vers l’amitié, elle est suivie de près par

l’indifférence. De même, si pour certains il y a de la « jalousie », « pas vraiment de la

solidarité », et de la « concurrence », il y en a autant pour qui c’est exactement le contraire !

Cela provient sans doute de ce que les bouquinistes forment un groupe de proximité. Ceci

s’est souvent retrouvé dans les réponses puisque « l’amitié » était souvent associée au

« voisinage » et que les réponses positives étaient souvent liées au quai propre du

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bouquiniste, délimité par deux ponts, tandis que les réponses négatives étaient liées à

l’ensemble des bouquinistes.

On en revient donc à l’individualisme du bouquiniste, aucun n’ayant parlé de Grande Famille

mais en général d’une convivialité sur chaque quai, qui comprend aussi « l’entraide au

travail » et la « non-concurrence ». De même, en aucun cas, ni le syndicat ni la corporation

n’ont été mentionnés, contrairement à ce que l’on imaginait.

Concernant l’emplacement des boîtes, il est décidé par la Mairie de Paris, qui propose en

priorité les places vacantes aux bouquinistes déjà installés. Mais la plupart des bouquinistes

interrogés ne cherchent pas à quitter leur emplacement. Le peu qui le désirent sont plutôt

attirés par des perspectives commerciales, ou pour un emplacement « plus agréable ». Il n’y a

pas à proprement parler de migration vers le « triangle d’or » (Saint-Michel, Châtelet, Notre-

Dame) malgré le désir affiché des plus jeunes de « faire du fric ».

La Grande Famille des bouquinistes n’est donc qu’une illusion : il n’existe que des groupes

partiels géographiquement stables et ayant leurs petites habitudes. Ceci est d’ailleurs une

raison pour laquelle la majorité des bouquinistes ne souhaite pas changer de quai. Il faut

souligner que les bouquinistes connaissent souvent plus mal les autres quais que le leur et en

ont des a priori. Donc, à part leur quai, qui est sympathique, les bouquinistes voient les

autres quais de façon plutôt négative.

Photo Jean Roubier

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

Nous avons demandé à 100 clients leur point de vue sur cette question de la Grande Famille.

Pour eux, les bouquinistes forment :

- une Grande Famille : 44 - un regroupement purement pratique : 33

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- juste un corps professionnel : 19 - ne sait pas : 4

La plupart des clients ont donc répondu « une Grande Famille ». Mais la réponse « un

regroupement purement pratique » n’est pas à négliger. D’après les commentaires, il semble

qu’avec le temps, il y a eu un glissement des opinions de la première à la seconde. En effet,

les personnes côtoyant les bouquinistes depuis un certain temps pensent qu’il y a eu une

atténuation des relations entre les bouquinistes et ressentent moins le côté familial de nos

jours qu’auparavant. Mais la notion de Grande Famille reste ancrée dans l’esprit des gens,

tandis que 19% des clients voient les bouquinistes comme des personnes exerçant un métier

comme un autre.

SYNTHESE

Les points de vue des bouquinistes et des clients sont cohérents. En effet, les bouquinistes

disent développer une amitié avec leurs confrères dans leur voisinage immédiat, amitié allant

jusqu’à l’entraide. Il est donc logique que 44% des clients les perçoivent comme formant une

Grande Famille.

Le fait que les bouquinistes aient avec les quais éloignés des relations d’indifférence, voire de

jalousie et de concurrence s’accorde lui avec l’opinion des 33% de clients qui les considèrent

comme formant un regroupement purement pratique.

Le probable glissement d’opinion mentionné plus haut de la Grande Famille vers le

regroupement purement pratique semble fondé à juste titre sur un changement réel

d’identité des bouquinistes : auparavant, ils étaient soit invalides de guerre, soit parents de

quelques mêmes familles, alors que de nos jours, la corporation est formée plus souvent de

personnes très hétérogènes, aux motivations différentes, se connaissant à peine.

UN GRAND ETAL AU CŒUR DE PARIS

La présence des bouquinistes sur les quais crée une atmosphère particulière. Quelles en sont

les répercussions ?

LE POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

I – LE GRAND ETAL…

Nous avons demandé aux bouquinistes quels avantages et quels inconvénients entraîne le fait

de travailler dehors, et si c’est le lieu qui fait le bouquiniste ou l’inverse ?

Les inconvénients les plus marquants sont les intempéries, le bruit et l’absence de

commodités. Cette dépendance vis à vis de ces éléments les pousse à dire qu’ils sont « les

derniers paysans de Paris ». À côté de ces inconvénients incontournables, d’autres concernent

directement la marchandise : « les passants non respectueux des livres », les vols, ainsi que la

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pollution des voitures qui noircit très vite les livres, ce qui oblige les bouquinistes à les

mettre sous plastique. Toute cette ambiance de vente en extérieur fait de cette profession

une forme de métier quasi saisonnier.

Au niveau des avantages, les plus appréciés sont « les contacts avec les gens », et « les

passages ». Le plein air est en fait un garant de l’ouverture aux clients, ce qu’apprécie la

majorité des bouquinistes. Viennent ensuite « la liberté » et « la vie en plein air ». Deux

bouquinistes seulement ont fait la relation avec le lieu même, c’est à dire la Seine et son

environnement historique.

Très peu de bouquinistes nous ont entretenu d’un éventuel désir de posséder une boutique.

En fait, beaucoup d’entre eux se sentent bien où ils sont, et dans ce qu’ils font. Les

inconvénients sont donc masqués par le plaisir que leur procurent leurs boîtes, leur lieu de

travail, et la rencontre avec leurs clients.

Photo Noël Le Boyer - 1951

II – …AU CŒUR DE PARIS

Les bouquinistes ont un réel plaisir au contact de leur clientèle. Le site participe t’il à ce

plaisir ? Le site fait-il le bouquiniste, ou bien l’inverse ?

Pour la plupart des bouquinistes, ce sont eux , par leur présence, leur métier, qui font le lieu

en conditionnant son atmosphère. Ils disent qu’« un bon bouquiniste sera un bon bouquiniste

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partout ». Ils disent que s’il y a autant de passage sur les quais, c’est grâce à eux : « sans les

bouquinistes, les quais seraient bien moins peuplés ».

Pour d’autres, il existe une interaction entre les deux : si les bouquinistes n’étaient pas là,

les quais seraient différents, mais les bouquinistes de leur côté sont dépendants des quais car

ils doivent s’y adapter. Pour un bouquiniste, « il faut sélectionner ses livres en fonction des

quais, et en même temps, s’il y a de bons livres, cela fait de bons quais ».

Enfin, pour quelques uns, c’est le lieu qui fait le bouquiniste. En règle générale, ceux-là

s’adaptent aux demandes des touristes, en commençant dans la mesure du possible par

s’installer dans le « triangle d’or, là où ça marche le mieux car il y a plus de monde ».

On peut remarquer cette conception différente du métier, des premiers qui recherchent la

qualité des livres, et des seconds qui recherchent le nombre de clients.

Cependant, nous notons que la notion d’atmosphère particulière n’est jamais évoquée par les

bouquinistes. Sans doute parce que le bruit et la pollution enlèvent beaucoup de charme au

lieu, ou bien parce que, se sentant chez eux, ils le vivent autrement. tout comme ces deux

bouquinistes qui nous ont affirmé « vivre le temps autrement » : le temps s’écoule au rythme

des passants et en fonction de l’attente des clients.

III – LE GRAND ETAL AU CŒUR DE PARIS

Là ou ailleurs, les bouquinistes sont ce qu’ils sont, et à part ceux qui prônent les apports

touristiques avant tout, ce ne sont pas les monuments historiques des alentours qui leur font

vendre des livres. Que la beauté du site contribue à une certaine atmosphère, c’est possible,

mais l’intégrité des bouquinistes leur fait reconnaître qu’ils font bien partie du folklore

parisien.

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

Lors de nos premières réunions de travail, nous évoquions tous un côté « mythique » des

quais. Nos rencontres avec les bouquinistes et le public nous ont fait comprendre que le

terme n’était pas approprié. Néanmoins, tous parlaient d’atmosphère particulière. Nous

avons voulu savoir si cette ambiance dépendait des bouquinistes, des quais ou des

monuments. Nous avons recueilli 154 réponses des 100 clients interrogés :

Pourquoi venez-vous ici ?

- pour les bouquinistes : 51 - pour l’atmosphère particulière : 36 - pour la beauté du site : 32 - pour le caractère historique et culturel : 23 - autres (lieu de travail etc.) : 15

Si 15% des passants sont sur les quais pour des raisons variées, 51% viennent pour les

bouquinistes. Et de toutes les autres catégories, c’est l’atmosphère particulière qui se dégage

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le plus. En effet, les clients avaient tendance à passer dans leurs réponses des bouquinistes à

cette dernière. Parallèlement, le caractère historique et culturel découlait de la beauté du

site.

Néanmoins, ayant interrogé des personnes qui fouinaient dans les boîtes, il est normal que la

majorité déclare venir avant tout pour les bouquinistes. De plus, les pourcentages des trois

catégories suivantes sont proches, ce qui affaiblit l’hypothèse que pour les clients, ce sont les

bouquinistes qui créent cette ambiance particulière à eux seuls. Mais ils y contribuent

principalement.

SYNTHESE

Les bouquinistes sont des commerçants ouvrant leurs boîtes en plein air sur l’axe rouge de

Paris au plus fort trafic automobile, sous un soleil de plomb ou une averse de grêle, pour

gagner leur vie… Malgré le vacarme incessant de la circulation, les bouquinistes et les clients

arrivent à se comprendre, et même à communiquer au-delà de simples mots. Si les

bouquinistes sont fiers de leur situation (car pour la majorité d’entre eux, ce sont eux qui

attirent le public), les clients contribuent à nourrir cette fierté, puisque 51% d’entre eux

affirment venir sur les quais pour les bouquinistes.

Cependant, si les bouquinistes ne parlent pas d’atmosphère particulière, certains avouent que

le site est favorable à leur développement, ce qui est reconnu par 32% des clients qui

viennent pour la beauté du site.

Ainsi se crée une interaction entre le bouquiniste et le lieu. Et c’est peut-être cet échange

entre l’histoire des monuments et le quotidien des bouquinistes qui engendre l’atmosphère

particulière des quais pour laquelle viennent 33% des clients…

LA PASSION DU LIVRE

Nous avons demandé aux bouquinistes s’ils étaient des passionnés du livre et lesquels

faisaient leur passion, et si leur métier reposait sur le partage de cette passion avec les

clients.

LE POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

Ce qui se dégage d’emblée est une passion vécue dans leur métier par la grande majorité,

mais celle-ci s’étend à tout le monde du papier, y incluant gravure et vieux papiers.

Certains cultivent cette passion pour un sujet particulier, alors que d’autres avouent une

passion sensuelle pour le livre en général, au niveau de la vue, du toucher et de l’odorat, et

le plaisir aussi de devenir clients à leur tour, de chiner et de bouquiner. La différence entre

bibliophiles et lecteurs se ressent dans leurs réponses. Les beaux livres restent un objet de

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choix dans les boîtes des bouquinistes et parmi leurs centres d’intérêt. D’autres réfutent le

terme de passion et ne déclarent qu’un sentiment d’amitié pour le livre.

Ceux qui ne voient le livre que par le commerce se comptent sur les doigts d’une seule main,

de même que ceux qui s’intéressent d’abord au contact et aux relations.

Finalement, la passion du livre dans tous ses états reste le moteur du métier de bouquiniste.

Une bouquiniste a comparé une famille de bouquinistes à une famille de musiciens : la

passion du livre s’hérite aussi. Les bouquinistes connaissent en grande majorité les livres

qu’ils vendent, c’est à dire de quoi le livre parle, et peuvent donner des conseils. De plus, la

passion entraîne certains à garder les « perles rares » pour leur bibliothèque : la passion est

hors du commerce. Un bouquiniste a dit « vendre les doubles de sa collection ».

LA PASSION PARTAGEE

Là encore, il est très net que les dialogues entre les passionnés et les bouquinistes forment

l’essentiel de la trame relationnelle sur les quais. Beaucoup mettent en avant l’apport des

clients qui, par leur passion propre, enrichissent les bouquinistes de leurs connaissances : un

bouquiniste déclare que « les clients lui apprennent son métier ». Deux faits particuliers

viennent affiner cette impression : d’abord la notion de spécialisation, qui encercle les

discussions dans un cadre connu, et la raréfaction des véritables connaisseurs, à la fois du

contenant et du contenu. Quelques uns nous ont dit ne discuter qu’avec les véritables

passionnés, ceux qui fouillent, qui cherchent, qui ne font pas que passer.

Il semble donc, au vu de ces différentes réponses, que les relations entre les bouquinistes et

leurs clients soient en grande partie axées sur la collection d’ouvrages, soit pour leur sujet,

soit pour la beauté de l’édition.

La rencontre se fait bien sur les quais pour tous ces passionnés, et on peut comprendre que

les passants, touristes et autres flâneurs ne représentent pour le bouquiniste qu’un gagne-

pain.

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

Nous avons demandé aux clients ce que représentait pour eux le livre. Voici leurs réponses :

- un contenu : 75 - un objet (reliure, édition etc.) : 38 - un sujet de discussion : 12

soit 125 réponses pour 100 personnes interrogées.

Certes, 75% des clients s’intéressent avant tout au contenu du livre, mais 38% d’entre eux

attachent de l’importance à l’objet, avec tout ce qu’il comporte de sensuel : ce sont tous les

collectionneurs de vieux livres. Allant plus loin, certains nous ont même parlé de « coup de

foudre » à la vue d’un livre !

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SYNTHESE

Les quais, lieu de prédilection pour tous les passionnés du livre, lieu d’échange où vendeurs

et clients n’ont pas seulement une relation commerciale : cliché ou réalité ? Il est apparu

dans cette enquête que si la passion du livre est une des principales motivations du

bouquiniste, il en est de même pour 44% des clients.

Par ailleurs, les uns et les autres se disent sensibles à l’aspect sensuel de l’objet livre, même

si le contenu importe plus au public : on peut s’étonner que seuls 38% des clients interrogés

sur les quais, lieux connus pour leurs vieux livres et vieux papiers odorants et poussiéreux,

envisagent d’abord le livre en tant qu’objet.

LES RELATIONS ENTRE LES BOUQUINISTES ET LES CLIENTS

Nous avons continué la question précédente par celle-ci : existe t’il des relations particulières

entre les bouquinistes et leurs clients ? Nous nous étions en effet aperçus que parmi les

passants des quais, il y avait un grand nombre d’habitués qui entretenait des relations avec

leurs bouquinistes.

LE POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

Ces relations sont de deux ordres : échanges amicaux, voire « complices » avec les clients, et

échanges littéraires, voire entre « érudits ».

Dans les relations amicales, il y a les habitués « avec qui on parle de tout et de rien ». Un

bouquiniste précise : « c’est intéressant, il y a des artistes, ou des retraités qui parlent de

leur vie ». Dans certains cas, l’aspect commercial est absent des relations et certains

bouquinistes prêtent même leurs livres. On retrouve le charme des vieux métiers quand

quelques uns nous disent être le « confesseur » de certains clients : « on peut dire ce qu’on

ressent sans qu’aucune censure ne s’exerce, les gens parlent ».

Les relations littéraires naissent de la convergence des goûts dans la spécialité du

bouquiniste, et comprennent des conseils de part et d’autre : « le bouquiniste ne peut pas

tout connaître ». Cependant certains facteurs sont sources de problèmes, comme les prix :

« certains sont potes mais pas amis, à cause de l’argent », ou le manque de soin de certains

clients.

Nous voulions savoir si les touristes étaient des clients particuliers, car nous avons été surpris

de l’importance de la clientèle touristique sur les quais. mais les relations entre les

bouquinistes et les touristes sont très limitées, en raison de la langue par exemple. De plus,

leur comportement est souvent peu apprécié.

L’appréhension des touristes par les bouquinistes dépend de leur emplacement. En effet,

dans le très touristique « triangle d’or », ils sont perçus comme un gagne-pain, alors que pour

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les bouquinistes situés aux extrémités des quais, ils sont plutôt vus comme des « plaies ».En

fait, pour le bouquiniste, le « vrai » client est l’habitué avec qui il peut partager sa passion

du livre, et même une amitié. Nous pouvons ajouter qu’avec le passage incessant devant leurs

boîtes, qui n’implique pas de « pousser une porte », il est plus facile de nouer des liens. Le

client ne rentre pas chez le bouquiniste, il y est : la relation n’est pas influencée par le fait

de pénétrer dans une propriété, implicite dans les magasins. Cette liberté provoque parfois

aussi l’irrespect, qui dérange profondément les bouquinistes, très sensibles à leurs relations

avec leurs clients.

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

Nous avons demandé aux clients quelle forme de relation ils entretenaient avec les

bouquinistes.

- aucune relation particulière : 46 - une relation de sympathie : 40 - une relation de conseil : 21 - un échange de passion : 8

La réponse « aucune relation particulière » est la plus importante (46). Or le nombre de

réponses total étant de 116, 70 réponses se rapportent à une relation positive.

Nous avons vu plus haut que 44% des clients étaient des passionnés du livre. Or, 8% seulement

vivent un échange de passion (du livre ! note d’Alain) avec les bouquinistes. Certains

n’entretiennent même aucune relation avec les bouquinistes, alors qu’il aurait semblé naturel

qu’ils viennent aussi pour la partager.

Il faut noter que dans notre échantillon, il y a 17% d’étrangers, donc de touristes de passage,

n’ayant pas l’occasion de nouer une relation avec les bouquinistes.

Nous avons aussi rencontré des habitués qui côtoient régulièrement les bouquinistes. Ils

vivent des relations de sympathie caractérisées par un respect mutuel, une certaine

considération, des discussions courtoises et spontanées. Effectivement, en ce qui nous

concerne, ayant passé des journées entières sur les quais, nous entretenons désormais des

relations de sympathie avec plusieurs bouquinistes (merci ! note d’Alain).

SYNTHESE

L’obstacle d’une porte à franchir n’existe pas chez les bouquinistes des quais de Seine. Tout

passant est un client potentiel car inévitablement ses yeux sont attirés par les étalages des

boîtes.

Les échanges entre bouquinistes et clients sont de deux types : le premier introduit les

notions d’amitié et de conversations littéraires : ainsi, pour 70% des clients, la relation est

positive, de la sympathie à la passion partagée, en passant par le conseil. D’autres rapports

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sont vides de tout échange, notamment avec les touristes étrangers, attirés par les

« souvenirs de Paris » et autres gravures colorées.

PORTRAIT DES CLIENTS

Quelle est la nature de la clientèle des bouquinistes ?

E POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

Nous avons demandé aux bouquinistes quels types de clients ils rencontrent, et si cela dépend

des jours, des emplacements.

La catégorie des badauds constitue une bonne part de la clientèle, surtout le week-end. Elle

comporte des touristes, des provinciaux, des banlieusards, toutes sortes de gens peu

intéressés par les livres. À côté de cela, il y a les collectionneurs, les habitués et les

passionnés, qui viennent surtout en semaine.

Photo services techniques de la Ville de Paris

Il y a donc une grande différence entre le week-end, plus rentable, et la semaine, plus

agréable. Mais cela dépend aussi de l’emplacement, au centre ou aux extrémités des quais. Il

faut noter le faible nombre de jeunes, pas intéressés par les livres anciens, et de femmes,

moins bibliophiles que les hommes, dans la clientèle régulière des bouquinistes. Nous leur

avons aussi demandé pourquoi on vient sur les quais, et pourquoi on achète là plutôt

qu’ailleurs.

Leurs réponses sont très précises : les gens viennent principalement pour la promenade, et

achètent en raison des prix bas. Nous retrouvons la particularité des quais, qui forment un

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vaste marché aux livres, qui attire la clientèle bibliophile à la recherche d’un livre rare ou

d’un document particulier.

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

De leur côté, les clients déclarent venir chez les bouquinistes parce que :

- passionnés de livre : 44 - à la recherche d’un document particulier : 33 - il y a un grand choix : 30 - collectionneurs de choses qu’ils trouvent sur les quais : 29 - les prix ne sont pas élevés : 23 - ils passaient par hasard : 24

Si 24% des personnes passaient par hasard, 44% sont des passionnés du livre, et 29%

collectionnent des gravures, des revues, des affiches : nous avons souvent entendu que « les

quais sont la plus grande bibliothèque de France ».

SYNTHESE

Les bouquinistes et les clients ne sont pas vraiment d’accord sur ce sujet. En effet, si les

bouquinistes font une différence très nette entre les passionnés, avec lesquels ils aiment

échanger des idées, et les badauds qui ne représentent que le côté marchand, cette division

ne ressort pas auprès des clients. Tandis que les bouquinistes (surtout ceux des extrémités

des quais) semblent agir comme si les gens qu’ils ne connaissent pas ne pouvaient pas être

des amoureux du livre, 75% des clients viennent dans un but bien précis.

De plus, les bouquinistes font une distinction entre les clients suivant les jours de la semaine,

et ont tendance à dévaloriser les « clients du dimanche », pour eux essentiellement

promeneurs en famille, et dont la motivation principale n’est pas le livre.

LES BOUQUINISTES ET LES TOURISTES

Les bouquinistes sont-ils considérés par les touristes comme une curiosité touristique ou

comme des commerçants ? Et que penser de la présence d’objets touristiques dans les boîtes ?

LE POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

Ils n’ont pas, nous l’avons vu, de relations particulières avec les touristes. Mais il est

intéressant de savoir ce qu’il en est au niveau du commerce, et de l’image qu’ils pensent

présenter aux touristes.

Les bouquinistes se voient comme une curiosité touristique, et plus exactement, selon leur

expression, comme « une partie de Paris, typique de la capitale ». « On vient nous voir

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comme on va voir les rhinocéros au zoo » dit un bouquiniste. Un autre se trouve « un look

particulier ». Finalement, beaucoup se sentent être une attraction sur les quais. Certains

déplorent que leur métier se soit laissé entraîner dans une vente où la relation au client reste

anonyme.

Seuls, deux bouquinistes pensent être vus comme des commerçants, ce qui en désole un :

« malheureusement, certains bouquinistes étant allés dans ce sens, nous sommes perçus

comme des commerçants ».

Les bouquinistes ont donc nettement conscience de leur rôle touristique, même s’ils ne

l’acceptent pas toujours bien. Il faut noter l’intérêt commercial des objets touristiques, qui

permettent à certains d’avoir un revenu correct. Beaucoup cependant regrettent cette dérive

nécessaire de leur métier qu’ils jugent contre la tradition. Un grand nombre nous a répondu :

« on devrait tous vendre des livres, mais c’est dur… ».

Ainsi, s’ils se sentent concernés par l’apparition des objets touristiques, aussi bien pour eux

que pour leurs confrères, ils la cadrent dans un contexte économique difficile. Certains nous

ont dit que « cette marchandise devenait indispensable pour survivre ».

Quelques uns n’émettent pas d’opinion sur ce type de vente, mais refusent d’en vendre eux-

mêmes, tandis que d’autres y sont complètement opposés « même pour la petite brocante,

trop mercantile ».

Il semble y avoir conflit entre un sentiment nostalgique et les contraintes financières d’un

commerce classique. Ainsi, même si en général les objets touristiques ne sont pas aimés, ils

sont, avec regret pour certains, « le beefsteak du soir ».

On ne peut donc pas vraiment dire que les bouquinistes se plient de bonne grâce à l’exigence

des touristes bien qu’ils se sentent perçus comme une curiosité touristique, ce qu’ils

admettent dans la mesure où ils se considèrent eux-mêmes comme faisant partie de Paris,

comme étant un « monument ». Le problème vient de ce que la vocation des bouquinistes est

de vendre « des vieux papiers » et non des souvenirs de Paris. Ils voudraient pouvoir continuer

à vivre de leur métier en l’adaptant, tout en préservant leur image populaire.

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

Nous avons demandé aux clients leur opinion sur l’aspect touristique des quais. Voici leurs

réponses :

- l’aspect touristique des quais les attire : 50 - l’aspect touristique des quais les gêne : 15 - l’aspect touristique des quais les laisse indifférents : 35

C’est une surprise car nous pensions que l’aspect touristique des quais pouvait gêner le public

à cause de la foule déambulante et des objets touristiques empiétant peu à peu sur les

marchandises d’antan… Par rapport à notre échantillon, nous avions l’idée préconçue que les

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parisiens (53%) seraient gênés par l’aspect touristique qui attirait les étrangers (17%). Les

résultats montrent qu’il en est autrement : l’aspect touristique gêne seulement 15% du

public, et paradoxalement ce sont surtout des touristes. Cet aspect n’est donc pas un sujet

aussi polémique que nous l’avions pensé.

La moitié du public étant attirée par les étalages touristiques, c’est un facteur non

négligeable dans ses motivations à venir sur les quais.

SYNTHESE

L’étalage et la vente d’objets touristiques n’a qu’une fonction purement commerciale, qui

attire 50% des clients, tandis que dans leur grande majorité les bouquinistes se refusent à

abandonner leur tradition de vente de vieux papiers. Un paradoxe apparaît donc :

l’appréhension des bouquinistes de perdre leur identité côtoie le désir des clients de visiter

cet endroit particulier, qu’ils risquent de dénaturer par leur demande d’objets sans rapports

avec la tradition du métier.

LES QUAIS ET LA CULTURE

Les quais et leurs bouquinistes sont-ils un lieu culturel, et quelle forme y prend la culture ?

LE POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

Nous avons demandé aux bouquinistes si la culture avait changé de nature, selon eux, et s’ils

se préoccupaient de l’aspect culturel de ce qu’ils vendent.

Pour la population des bouquinistes, l’émergence de l’audiovisuel est une préoccupation

majeure. Ils pensent que l’audiovisuel diminue la volonté de lire de leurs contemporains, d’où

la diminution des achats de livres, de collection ou non. Cela correspond au changement de

mode de vie de la société. Pour les plus sévères, le manque d’érudition est à la base du

phénomène. La naissance d’une culture à la fois différente et plus spécifique est aussi

désignée comme responsable d’un changement dans les mentalités, et donc dans la façon

d’aborder la culture. Ainsi, certains bouquinistes admettent que la culture n’a pas régressé,

mais a effectivement changé de nature. Ils pensent devoir s’adapter à ces changements

comme aux modes saisonnières.

Il n’empêche qu’il reste beaucoup de bouquinistes nostalgiques et réticents devant cette

« culture nouvelle ». Nous pouvons comprendre que leur travail, qui reste un vieux métier,

est en marge de la nouveauté, surtout pour les plus puristes d’entre eux. Sans doute se

sentent-ils plus ou moins rejetés en restant à part de ces nouvelles demandes.

La plupart des bouquinistes font toutefois très attention au contenu de leurs boîtes, c’est à

dire qu’ils restent « fidèles à leurs idées » et veulent continuer « le vrai métier de

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bouquiniste ». Ils veulent choisir les auteurs qui garniront leurs boîtes, mais beaucoup sont

prêts à fournir à la clientèle ce qu’elle désire.

La culture semble être un sujet délicat. En effet,

les bouquinistes sont tiraillés entre le désir de se

faire plaisir et celui de faire plaisir au client. La

notion de rentabilité n’est pas négligeable non

plus : certains font confiance à leurs propres goûts,

d’autres font de la carte postale touristique dans

des proportions raisonnables… Mais très peu se

disent prêts à présenter n’importe quoi du moment

que ça se vend, se désintéressent de l’aspect

culturel de leurs boîtes, et vendent à la demande

des clients dans le seul but lucratif.

Nous en concluons que les bouquinistes sont

concernés par la culture qu’ils vendent, ce qui se

comprend en raison des relations qu’ils

entretiennent avec les livres et les clients : l’aspect

culturel est sous-tendu par ces deux pôles. Même si

certains bouquinistes s’inquiètent du devenir du

livre, ils restent des passionnés défendant l’objet

de leur passion.

Il est intéressant de citer ici un extrait de la préface

que Daniel Halévy** donnait en 1956 à l’important livre de Louis Lanoizelée (bouquiniste

érudit des années 20 à 60) Les bouquinistes des quais de Paris :

« … les bouquinistes discernent les signes d’un déclin du livre même. Le XVIIe, le XVIIIe et le

XIXe siècles ont été à son âge glorieux. Mais maintenant les inventeurs ont donné aux

hommes d’autres moyens d’occuper leur esprit : le cinéma que la télévision installera

demain dans les demeures. La tentation du disque depuis une vingtaine d’années s’ajoute à

celle du cinéma. Il semble bien que l’homme moderne préfère à la lecture la demi oisiveté

de l’audition et du regard. Ajoutons l’ivresse d’aller vite qui incite les gens à économiser sur

le livre et le disque pour se rendre acquéreur de quelque scooter. Perte pour le livre qui ne

sera jamais récupérée ».

La crainte de l’avenir du livre ne date donc pas d’hier. Or, plus d’une trentaine d’années

après, la culture est toujours présente sur les quais et garde toute sa spécificité par la

diversité des apports des bouquinistes. En fait, ils craignent peut-être plus la disparition de

leur métier avant celle de la culture. Ils s’adaptent par obligation à son évolution.

Par ce souci de conserver le niveau culturel de leurs boîtes, à défaut de sa nature, les quais

restent un lieu d’échange de connaissances, et même si les bouquinistes sont parfois obligés

Photo Jean Mounicq : Quai de l'Hotel de Ville - 1989

19

d’évoluer selon la demande de la

clientèle, ils restent fidèles à leurs idées

et se voient comme les « ambassadeurs

de la culture française ».

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

Nous avons demandé aux clients ce

qu’ils pensent de la nature des objets

vendus sur les quais :

Ce que vendent les bouquinistes se

rapporte le plus :

- à la culture : 75 - au loisir : 35 - autres sujets : 8

On constate que 75% des personnes interrogées pensent que les bouquinistes vendent de la

culture, et beaucoup disent « de la culture et du loisir » en précisant, pour les plus âgés

d’entre eux, qu’il y a un glissement de la culture vers les loisirs. Les clients entendent par

« loisir » les revues et magazines, les cartes postales etc. Les 8% « autres sujets » pensent

qu’il y a une invasion du moderne, en grande partie des objets touristiques, dans les boîtes.

Nous pouvons en conclure que même s’il existe un changement par rapport au passé, les

bouquinistes vendent encore de la culture, et que les quais constituent bien un lieu culturel.

Les bouquinistes ont tout simplement évolué dans le même sens que la société. Il est évident

que celle-ci se recentre depuis plusieurs années sur les loisirs : les bouquinistes sont forcés de

s’adapter s’ils veulent gagner leur vie.

SYNTHESE

S’il est évident pour les bouquinistes comme pour les clients que la culture a beaucoup évolué

depuis un siècle, avec l’arrivée du cinéma, de la télévision etc. et les changements des

mœurs, elle représente toujours un aspect important du métier de bouquiniste. Et si certains

souhaitent s’adapter, d’autres refusent totalement toute transformation de leur métier.

LES QUAIS ET LE COMMERCE

LE POINT DE VUE DES BOUQUINISTES

REVENUS

Les bouquinistes vivent-ils de leurs boîtes ? Ont-ils une autre source de revenus ?

Photo services techniques de la Ville de Paris

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La grande majorité des bouquinistes nous a répondu vivre de ses boîtes, mais de différentes

manières. Déjà, il y a ceux dont le conjoint travaille : un bouquiniste souligne que si sa

femme ne travaillait pas, il ne pourrait pas s’en sortir, « étant toute l’année au dessous du

SMIC ». Pour eux, le conjoint est la roue de secours qui leur permet de faire ce qu’ils aiment

dans d’agréables conditions, puisque le problème financier est allégé.

D’un autre côté, il y a ceux qui vivent uniquement de leurs boîtes. Pour eux, « si on veut

pratiquer le métier à fond, on ne peut pas travailler à côté ». Ce métier de bouquiniste

représente donc un réel investissement pour eux : le matin ils vont chiner, et l’après-midi ils

ouvrent. De plus, ajoute un bouquiniste, s’ils veulent connaître la marchandise qu’ils

vendent, les soirées sont souvent occupées par la lecture.

Ceux qui ont répondu ne pas vivre de leurs boîtes ont soit un travail parallèle soit une pension

ou une retraite, mais la majorité des bouquinistes vivent de leurs boîtes.

CONCURRENCE

Y a t’il une concurrence entre les bouquinistes, à l’achat et à la vente ?

La concurrence existe comme dans tous les commerces, et si elle dérange certains, elle

stimule les autres. Et il y a une si grande diversité dans les livres que pour certains

bouquinistes, la concurrence n’existe pas, ou est vécue positivement.

Les bouquinistes soulignent qu’un bouquiniste seul ne vend pas, et que c’est le nombre de

boîtes ouvertes qui attire la clientèle. Il y a donc une sorte de fidélité des bouquinistes à leur

environnement proche, comme nous l’avons noté.

MARCHANDAGE

Les bouquinistes acceptent t’ils de discuter un prix ?

Citons simplement à ce propos cet autre extrait de la préface de Daniel Halévy au livre de

Louis Lanoizelée : « Comme les boîtes, les mœurs ont changé ; jadis, autour d’elles, on

marchandait ferme, et on voulait ne payer que trois sous la brochure dont le marchand

demandait quatre. Le débat était amusant mais sans dignité. Non, un bouquiniste trouverait

qu’on discute le prix marqué. Il remettrait brochure ou livre en place et vous laisserait

pantois ».

LE POINT DE VUE DES CLIENTS

Les clients pensent t’ils que les bouquinistes vivent de leurs boîtes ?

- Oui : 33% - Non : 67%

Ont ils tendance à marchander ?

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- Oui : 40% - Non : 60%

SYNTHÈSE

L’aspect commercial est un problème délicat dont les bouquinistes ne parlent pas volontiers.

Demander des chiffres se serait révélé maladroit, aussi avons nous posé la question des

revenus de façon moins directe. Il existe un évident voile pudique recouvrant ce problème de

l’argent, qui n’est pas particulier aux bouquinistes mais peut sembler surprenant. (cette

“pudeur“ latine catholique est à opposer à “l’exhibitionnisme“ anglo-saxon protestant, dans

cette matière. note d’Alain)

Il est intéressant de noter que si la majorité des bouquinistes parvient à vivre de ses boîtes

d’une manière ou de l’autre comme nous l’avons vu, 67% des clients pensent que cela n’est

pas possible. Ce métier semble en effet être associé dans leur esprit à un loisir, une

occupation des week-ends, laissant amplement le temps de travailler à côté.

En réalité, il faut savoir qu’un bouquiniste est obligé à de nombreuses heures de recherche

pour trouver sa marchandise et la préparer. Il lui est donc bien difficile le plus souvent

d’exercer en parallèle une autre profession.

CONCLUSION NOSTALGIQUE

Le bouquiniste se trouve au centre géographique et culturel du lieu, du livre et de la

clientèle. Il est l’intermédiaire privilégié d’une certaine forme de culture, dont il se sent le

dépositaire et qui lui permet un rapprochement intellectuel plus que commercial avec le

client passionné.

Une évidente liberté est dans le cœur des bouquinistes, et leur passion enrichit le mystère du

livre. Quelque chose du passé reste ancré à tout jamais sur les bords du fleuve et unit la

connaissance écrite à l’Histoire : l’intemporalité aborde Paris. Le bouquiniste est au cœur de

ce maëlstrom paisible et fait revivre le passé. Les coups de boutoir d’un extérieur envahissant

n’ont pour l’instant pas encore départi le lieu de sa mélancolie contemplative. Le silence qui

règne dans ce monde à l’harmonie fragile et ô combien précaire est alors compréhensible. La

liberté est peut-être la dernière pierre de l’édifice qui protégeait cette magie.

Le métier et les hommes : deux mots qui ne sauraient être ici moins différents. Le

bouquiniste est son métier et pourtant celui-ci lui fait parfois du tort, et alors il a encore plus

mal. Oh ! bien sûr, tout n’est pas si romantique ! Mais l’argent qui doit tinter dans les poches

est le même pour tout le monde, et son absence révèle les mêmes difficultés, la même

prostitution passagère à une mode qui parfois tue certains…

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Mais finalement, est-il besoin de briser un charme qui nous a retenus tous pendant plusieurs

mois ?

Ainsi soient-ils…

NOTES DE LECTURE D’ALAIN

L’état des lieux dressé par ces enquêteurs remarquables est toujours d’actualité dans son

ensemble en 2007. On pourrait dans le détail juger tel chiffre un peu en deçà ou au-delà,

telles conclusions contradictoires, mais ce ne seraient que quelques traits de crayon aisés à

reprendre, et le portrait est ressemblant, vivant et expressif : les bouquinistes sont bien tels

que dessinés ici.

Nous sommes individualistes, oui, je dirais plutôt indépendants, et marginaux aussi : comme

la marge*** fait partie de la page et encadre le texte, nous faisons partie de la société et de

sa culture, et les encadrons.

Nous formons une Grande Famille aussi, dont les cousins éloignés se rendent moins visites que

les frères proches, sans doute, mais les grands évènements nous rassemblent.

Nous modelons les quais comme ils nous modèlent, comme le pied déforme la chaussure qui

pourtant le protège et le maintient. La question des bouquinistes sans les quais ou du

contraire n’a aucun sens. Est-ce la coquille de l’œuf qui donne sa forme au poussin ?

Notre goût des livres va effectivement jusqu’à la passion, et même ceux qui vendent peu de

belles éditions en ont chez eux dans leurs bibliothèques, qu’ils peuvent caresser du regard et

de la main. Je suis moi-même entouré de mes livres, ici, à mon bureau où j’écris ces lignes.

Aussi, lorsque nous rencontrons un client avide des mêmes objets, des mêmes lectures, une

relation s’installe, où nous sommes tour à tour complices, concurrents, maîtres et élèves,

ennemis parfois : deux frères amoureux de la même femme, du Marivaux !

La culture et le commerce, qui sont nos moteurs, font, eux, quelquefois mauvais ménage !

Comment se résoudre à vendre ce beau livre ? Pourquoi proposer celui-ci qui n’a aucun

intérêt ? Mais l’un poussant l’autre, l’attelage avance.

Même, les directions devinées pour cet attelage se sont révélées justes, et le métier de

bouquiniste évolue à raison de l’évolution de la clientèle et de la société. La souffrance

ressentie par nombre d’entre nous devant cette nécessité vient de ce que :

bouquiniste, ça n’est pas un métier mais un mode de vie

Non, ça n’est pas une déclaration pour faire joli dans cette revue professionnelle, et

d’ailleurs, bien que ce ne soit exprimé précisément qu’à la toute fin du mémoire de ces

23

jeunes gens, cela transpire de tous ses chapitres. Sinon, pourquoi regretterions-nous de

vendre ceci plutôt que cela ?

Les contraintes à respecter pour une exploitation viable de nos boîtes ont des « effets

secondaires indésirables », des « dommages collatéraux » sur notre mode de vie, et nous

éloignent parfois trop à notre gré du contact avec le livre : le berger n’aime pas s’éloigner de

ses moutons.

De plus, ces contraintes croissent en intensité : aujourd’hui, ce ne sont plus 17% seulement

des clients qui sont étrangers, donc indifférents à une littérature dont ils ne comprennent pas

la langue, mais plus de la moitié.

Des facteurs nouveaux autres que ceux évoqués dans ces pages nous poussent vers cette

évolution, tels que la pression des nécessaires cotisations sociales, inconnues il y a cinquante

ans, ou la déferlante internet, inconnue encore il y a seulement 14 ans, tsunami du

commerce réduisant le fleuve des livres au long de notre beau fleuve de Seine à un ruisselet.

Que faire, sinon adapter notre commerce, ou faire couler l’un d’entre nous dans la cire et

l’offrir au Musée Grévin !

NOTES

* titre de l’article de Mathilde Trébucq dans Télérama du 10 février 1993.

** Un peu de curiosité, de culture ? Daniel Halévy (1872-1962) historien, essayiste et

biographe français, directeur de la collection "les cahiers verts" chez Bernard Grasset, Auteur

de La Fin des notables et de La République des ducs, il exprime dans ses travaux une

profonde philosophie de l’histoire. Fils de Ludovic Halévy, Daniel Halévy était beau-père et

grand-père des hommes politiques Louis Joxe et Pierre Joxe. Dans son salon Second Empire,

situé Quai de l’Horloge, à Paris, défila le Tout Paris de l’entre deux guerres. Les lieux étaient

ornés de peintures de Degas. Au sujet de son salon, Serge Bernstein parle de sa «magistrature

d'influence». Hélas, je l’avoue, c’est sur internet que j’ai péché cela…

*** Encore un peu de culture, même si vous m’en trouvez – à raison – fat et suffisant : Paul

Claudel écrit ceci, dans “Positions et propositions“ Gallimard, 1928, tome 1 page 120 :

« La page d’un livre consiste essentiellement en un certain rapport du bloc imprimé, ou

justification, et du blanc, ou marge. Ce rapport n’est pas purement matériel. Il est l’image

de ce que tout mouvement de la pensée, lorsqu’il est arrivé à se traduire par un bruit et une

parole, laisse autour de lui d’inexprimé, mais non pas d’inerte, mais non pas d’incorporel : le

silence environnant d’où cette voix est issue et qu’elle imprègne à son tour, quelque chose

comme son champ magnétique. » C’est beau non ?

Trimestriel du Syndicat des Bouquinistes Professionnels des Quais de Paris

1, RUE DE LA BASSE ROCHE, 91140 VILLEBON SUR YVETTE

01 60 10 35 01 – [email protected]