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La trace et le tracé: Mémoires et histoires dans le "Cantu a chiterra" de Sardaigne Author(s): Édouard Fouré Caul-Futy Source: Cahiers d'ethnomusicologie, Vol. 22, mémoire, traces, histoire (2009), pp. 63-79 Published by: Ateliers d'ethnomusicologie Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20799678 . Accessed: 16/06/2014 19:33 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Ateliers d'ethnomusicologie is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers d'ethnomusicologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.253 on Mon, 16 Jun 2014 19:33:17 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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La trace et le tracé: Mémoires et histoires dans le "Cantu a chiterra" de SardaigneAuthor(s): Édouard Fouré Caul-FutySource: Cahiers d'ethnomusicologie, Vol. 22, mémoire, traces, histoire (2009), pp. 63-79Published by: Ateliers d'ethnomusicologieStable URL: http://www.jstor.org/stable/20799678 .

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La trace et le trac? M?moires et histoires dans le Cantu a chiterra de Sardaigne

Edouard Four? Caul-Futy

?Un po?te doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font r?ver?. Ren? Char

Au rythme des saisons

L'hiver en Sardaigne, on ?vite la fr?n?sie des mois estivaux. Les cantadores sont

plus disponibles, la parole est apais?e. Mais pour Bachisio, l'hiver incarne la pire saison. Bachisio fait r?f?rence ? l'hibernation des cantadores pendant laquelle ceux-ci pr?parent de nouvelles Oghes, des formules m?lodiques qu'ils pr?sente ront en d?but de saison et qui, selon lui, alt?rent tellement les mod?les qu'elles les rendent m?connaissables.

L'hiver est une p?riode pendant laquelle les chanteurs sortent moins et

restent in casa, in domo. Les forces s'inverserit: des inclinaisons centrifuges de

l'?t? o? les plus demand?s des cantadores ont un engagement chaque soir, les

forces centrip?tes de l'hiver ouvrent un grand vide. Les voix se reposent, quelques chanteurs prennent un certain embonpoint et Yinfluenza^ met ? jour une fragilit? et une vuln?rabilit? qui sont insensibles pendant l'?t?. Une certaine forme de

coquetterie et de mani?risme s'installe. Certains cantadores font ce qu'on pour rait appeler les ?douillets? et utilisent souvent l'alibi de Y influenza pour d?cliner une invitation ? chanter ou ? se d?placer, alors que c'est pr?cis?ment pendant ces trois mois d'hiver que la saucisse (salsiccia) et le vin, confectionn?s au sortir de l'?t?, lib?rent leurs saveurs, un peu comme la parole. L'hiver est ?galement la

p?riode des confidences. L'enqu?te que je pr?sente ici questionnera le rapport des chanteurs ? leur propre m?moire. Elle est, d'une certaine fa?on, le r?sultat

d'un de ces s?jours hivernaux en Sardaigne.

1 Grippe, rhume, refroidissement.

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64 Cahiers d'ethnomusicologie 22/2008

Prologue

Le 11 Janvier 2007, nous nous sommes rendus ? Bulzi avec Bachiso, mon illustre

ma?tre, dans la maison de Leonardo Cabizza, le cantadore aux ? cinq mille com

p?titions?2. Personnage mythique du chant ? guitare (cantu a chiterra), Leonardo Cabizza est consid?r? comme ?tant le cantadore qui a le plus chant? dans ce

que le milieu appelle, avec une distinction toute professionnelle, une ?carri?re?

(carriera), pour signifier qu'il ne faut pas prendre le parcours d'un chanteur trop ? la l?g?re.

Une carri?re est g?n?ralement d?finie par une ?premi?re sortie? (prima uscita) sur le podium (palco)3 mont? pour l'occasion sur la place du village

- sorte de bapt?me du feu pendant lequel un apprenti cantadore, g?n?ralement originaire du village o? se d?roule la joute, est invit? ? s'essayer ? quelques Oghes dans deux ou trois chants4. Mais la carri?re est ?galement d?finie dans le temps par une ultime sortie. Pour en parler, les cantadores utilisent des formules comme ?je me suis retir? (ritirato) du chant?, ?j'ai laiss? (lasciato) le chant?, ou ?j'ai arr?t? (ho smesso) de chanter?, comme s'il s'agissait d'arr?ter de fumer, cette derni?re

formule ayant une port?e plus d?finitive que les autres. Pourquoi? On s'aper?oit en r?alit? que toutes ces formules entretiennent une ambigu?t? entre, d'un c?t?, mettre un terme ? une carri?re - c'est-?-dire ne plus ?tre actif dans les cercles (cir

coli) ou les groupes (gruppi) de chant ? guitare - et de l'autre, arr?ter de chanter,

c'est-?-dire ne plus jamais chanter, ce qui n'est pas tout ? fait la m?me chose.

Beaucoup de cantadores ayant leur carri?re derri?re eux sont conscients

de l'importance de se retirer du circuit au moment opportun. Plus qu'une gestion

intelligente et raisonn?e de leur carri?re, il s'agit bien, pour la plupart d'entre

eux, de laisser aux m?lomanes (appassionati), ? l'histoire, ? la m?moire, une

image d'eux-m?mes qui ne pr?te pas le flanc ? la critique ou aux reproches. La

substance de ces traces touche en r?alit? autant ? la pr?servation d'une image

acoustique de soi que d'une image physique, les deux ?tant intimement li?es.

Le type de raisonnement est exactement celui qu'adoptent les sportifs pro fessionnels au moment de mettre un terme leur carri?re. Comme le dit Mario

2 Ce nombre, m?me s'il reste contest?, est

proche de la r?alit?. Pour une carri?re de plus de cinquante ans, ? raison de cent engagements

par an, Cabizza aurait pass? plus de quinze mille

heures sur les podiums des joutes de Sardaigne, c'est-?-dire pr?s de deux ans. 3

L'aspect ascensionnel de la mont?e sur le

palco, l'estrade g?n?ralement sur?lev?e ? hau

teur d'au moins un m?tre, a une valeur symbolique et ?motionnelle tr?s forte pour les jeunes canta

dores souvent p?trifi?s par le trac. C'est aussi ?

l'aune de son rapport ? affronter la masse critique

de l'auditoire que le public jugera de la ? bravoure ?

(bravura) du jeune gar?on. 4 G?n?ralement, les chants les plus orecchia

bile (qui rentrent le plus facilement dans l'oreille), comme les Mutos (forme m?trique de la po?sie sarde), la Nuoresa (seul chant ? trois temps du

r?pertoire, qui emprunte son nom ? la ville de

Nuoro) ou la Corsiscana (dont l'origine suppos?e corse tient beaucoup au fait que c'est le seul chant du r?pertoire bas? sur l'alternance de deux

accords mineurs (R? et La).

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Dossier/Four? Caul-Futy 65

Firinaiu - chez qui la tension entre son parcours professionnel, sa vie familiale et

sa carri?re vocale fut extr?mement probl?matique -, il s'agit de ?finir en beaut??

et de ne pas ?g?cher tout ce qui a ?t? fait avant pour quelques exhibitions?. Mais, dans le m?me temps, il sait pertinemment que cette d?cision tranch?e a ?priv? ses tifosi d'une grande part de plaisir?5, m?me si ce plaisir ?tait avant tout le sien.

La voix du lion

Souvent d?fini comme le ?roi?, le ?lion? ou encore le ?num?ro un? du chant

sarde, Cabizza est aussi ?l'ancien? (anziano), le maestro le plus populaire de Sar

degne. De lui, on dit qu'il n'existe pas une seule photo sur laquelle il n'appara?t pas flanqu? d'un large sourire bienveillant, ? l'allure toujours impeccable, un v?ritable

signore, comme on dit. En plus de son sourire, Cabizza a toujours eu l'habitude de chanter en tenant le fil qui relie le microphone ? la console de l'amplification. Il dit

que sourire et tenir ce fil lui permettent de ?se d?charger de son stress?, surtout

lorsqu'il s'agit d'ouvrir le premier Canto in Re de la joute. Cabizza n'a jamais quitt? Bulzi o? il est n? en 1924. Ce petit bourg du

Logudoro, berceau historique du chant ? guitare au Nord-Ouest de l'?le, est

entour? d'autres villages qui ont vu na?tre les plus grands cantadores de l'histoire :

Perfugas, Laerru, Nulvi, Chiaramonti, Sedini, Ploaghe, Condrogianus. Dans ces

lieux, on ne trouve pas ou que peu de polyphonie. Tout ici est d?di? au chant ?

guitare et les m?lomanes se plaisent souvent ? le souligner sur le mode fanatique. La m?me ann?e, en 1924, dans le m?me village, ? quelques rues pr?s,

naissait ?galement Francesco Cubeddu, qui deviendra en quelque temps le plus

grand rival de Cabizza et, pour certains, le plus grand cantadore de toute l'his

toire du cantu a chiterra. Tout oppose les deux hommes: le style, le caract?re, la voix. Alors que Cabizza a toujours ?t? dot? d'une voix surpuissante au timbre

m?tallique, Cubeddu chantait sans trop de projection ; son extraordinaire legato le portait ? ?manger les paroles? comme on dirait aujourd'hui pour les jeunes chanteurs qu'ils ?mangent le micro?. Cubeddu, si l'on en croit ses amis, c'est un

?sale caract?re? (caraterraccio). Il chante comme il se comporte, un peu ?? sa

mani?re? (al modo suo), alors que Cabizza a b?ti sa carri?re sur une attention et

une bienveillance extr?mes envers le public, son public.

Depuis des ann?es, la rumeur - entretenue au son des ?Tu sais qu'encore

aujourd'hui, ils ne se parlent toujours pas et ne se serrent pas la main? - alimente

5 ? Toglievo una fetta di piacere ai miei, tiffosi, ai

miei appassionati?. Je transcris ici cette formule

car elle rev?t en italien un sens qui n'appara?t pas dans la traduction fran?aise. Il y a chez Firiniau

l'id?e qu'il ?d?coupe une tranche de plaisir ? ses

supporters?. En italien, on utilise la m?me formule

pour dire ?d?couper une tranche dans une partie de la viande?.

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66 Cahiers d'ethnomusicologie 22/2008

quotidiennement les discussions passionn?es et passionnantes des m?lomanes au sujet de ces deux grands octog?naires. Histoires de passions, musicales,

humaines, faites de jalousies et de coups bas, l'agonistique du chant donne sou

vent lieu ? des antagonismes dans la vie de tous les jours, la vie du village, et c'est

pr?cis?ment le lien entre ces deux sph?res qui est discut?, voire ?prement d?battu sur fond de fantasmes et d'histoires re?ues, chacun d?tenant sa propre v?rit?.

Depuis sa ?premi?re sortie? {prima uscita) en septembre 1945 ? Badesi aux c?t?s de Francesco Cubeddu et de Giuseppe Puxeddu, Cabizza s'est rapide ment impos? en Sardaigne comme le ?num?ro un?. Il doit cette notori?t? jamais d?mentie ? son exquise diplomatie, qui a tr?s souvent eu pour effet de le rendre

sympathique aux comit?s d'organisation (comitati)6. Mais c'est surtout la puis sance unique de sa voix, v?ritable ?tremblement de terre? (terremoto) ou ?hurle

ment? (urlo), qui finit par l'imposer ? une ?poque o? l'amplification posait d?j? les bases d'une esth?tique fond?e sur le culte de la puissance et de la projection. Certains disent m?me que ?le micro, lui, il l'avait ? l'int?rieur?. Bref, un ensemble

de facteurs font que Cabizza s'est toujours appuy? sur une forte popularit? locale

qu'il a su orienter et, d'une certaine mani?re, instrumentaliser.

Jeudi 11 janvier 2007, chez Leonardo Cabizza

Nous arrivons ? Bulzi vers 15h; le temps est gris, le froid est empli d'humidit?. Au

t?l?phone, Bachisio - que conna?t bien Cabizza - avait pr?cis? que nous devions

venir faire une ?visite de courtoisie?, avec tout ce que contient comme implica tions rituelles la formule ?faire une visite? (fare una visita), que les Sardes utilisent bien plus volontiers que les verbes ?visiter? (visitare) ou ?saluer? (salutare). Lors

de mes s?jours, ces visites, qui servent ? saluer un ancien qui ne peut se d?placer ou tout simplement ? resserrer quelques liens d'amiti? ou d'int?r?ts, ont ?galement

pour effet de renforcer le syst?me de ?recommandation? (raccomandazione) d?crit par Paul Stirlisy sous le terme de ?protectorat efficient? (Stirlisy 1968) et

qui permet de mettre en place un imbroglio plaisant et flatteur utilis? pour appa ra?tre magnanime. Ces visites repr?sentent la majeure partie de mes activit?s7.

6 Lors de la f?te patronale du village, le comitato, renouvel? chaque ann?e, a notamment la charge d'inviter les cantadores. Son fonctionnement rel?ve

explicitement du client?lisme le plus notoire. On dit

souvent qu'il est l'objet de la manipulation des can

tadores. Cette manipulation peut avoir pour effet

d'?vincer un chanteur, de placer un autre coll?gue, ou m?me de faire changer la date de la joute (gara). La n?gociation sur la r?mun?ration peut

?galement ?tre remise en cause par les chanteurs.

7 La Sardaigne est une ?le, on la croit petite, mais

il m'arrive tr?s souvent de faire plus de 5000 kilo m?tres en un mois. La voiture est un lieu privi

l?gi? pour l'?coute des cassettes que je copie ici et l?. Je consid?re que c'est mon bureau d'?tudes, comme pour beaucoup de cantadores, l'espace qui occupe plus de la moiti? de mon temps de travail en Sardaigne.

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Dossier/Four? Caul-Futy 67

Fig. 1. ? gauche, Leonardo Cabizza, au centre, Francesco Cubeddu, et ? l'extr?mit? droite, le guitariste Nicolino Cabitza (le p?re d'Aldo Cabitza).

Pass? l'accueil des quinze premi?res minutes, nous ?vitons de nous entre

tenir de musique. Cabizza me parle de son neveu qui est ? l'origine de son site

internet8 et du calendrier d?di? ? Cabizza - une des caract?ristiques partag?es par tous les grands cantadores est de parler d'eux ? la troisi?me personne -, que ce dernier me remet ? l'issue des dix premi?res minutes. Il semblerait ?galement

que, depuis peu, la commune de Bulzi met en place des ?archives Cabizza?. Les

derni?res m?dailles et plaques comm?moratives que Leonardo s'est vu remettre en septembre ? Olbia sont dispos?es sur le buffet du salon, qui ressemble en tout

point ? un authentique salon de cantadore: coupes, m?dailles, dipl?mes, photo

graphies habillent int?gralement l'espace et m'offrent le miroir de la notori?t? de

Cabizza. Tous les chanteurs vivent en effet avec leurs troph?es, et cette m?moire

murale occupe g?n?ralement l'espace d'une pi?ce particuli?re ou du salon.

Nous d?cidons d'introduire le motif de ma visite. Je sors mon ordinateur

portable et ma cam?ra, et demande si je peux filmer. Cabizza ne cache pas un

certain embarras. Il dit en sarde qu'ici, ce sont les femmes qui commandent. Il se

tourne vers sa fille. Celle-ci me r?pond, en italien, qu'elle doit demander l'autori

sation ? son neveu de Rome puisque son p?re est li? par un contrat d'exclusivit? avec lui. Elle va en toucher deux mots ? sa m?re dans la cuisine. Cela fait partie de la mise en sc?ne. Dix minutes passent pendant lesquelles nous commen?ons ? parler de chant. J'en profite pour faire entendre des enregistrements que j'ai de Cabizza. Je lui parle de ce queje fais et de l'objet de ma recherche. Sa fille revient

8 http://www.leonardocabizza.it/

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68 Cahiers d'ethnomusicologie 22/2008

et me donne l'autorisation de filmer ? la condition de faire une copie pour son

neveu de Rome. Entre-temps, Cabizza, sous l'effet de sa propre voix queje lui fais

entendre, a d?j? rendez-vous avec ses souvenirs. En reconnectant une ?image souvenir? ? la ?mat?rialit? de la trace? sonore qu'il entend (Ricoeur 2000: 565), Cabizza retrouve une conscience - celle de sa propre voix - dans une perspec tive historique suscit?e par l'?coute. Celle-ci permet de d?clencher un processus m?moriel actif et participatif d?crit ci-dessous.

?Quelle belle tourterelle/Que Nina tient en cage?

Avant que ne se mettent en place les m?canismes communs auxquels je suis

fr?quemment confront? lorsque je me d?place chez les cantadores, ce jour-l?, Cabizza me fait un cadeau inestimable. Durant la premi?re demi-heure de l'entre

tien - d?terminante, car je sais par exp?rience qu'il est difficile de capter l'atten

tion des chanteurs et que, par-dessus tout, ces derniers se d?concentrent vite en

recentrant le discours exclusivement sur eux - et apr?s quelques incompr?hen sions et questions dont je dois sans cesse repr?ciser le sens, en lien avec ce que

je fais entendre, Cabizza se met ? chanter, ou plut?t ? fredonner.

Ma premi?re question porte sur une chiusura9, queje lui fais entendre afin de v?rifier si l'influence d'autres cantadores, que je per?ois ici, correspond bien au

ressenti personnel de Cabizza. Ce dernier me r?pond par une r?flexion mi-parl?e mi-chant?e autour de l'imitation et des ?traces? {traccie) laiss?es par les maestri

du pass?, dont celle de Mario Scanu. En ?voquant Mario Scanu, Cabizza se met

? chanter une m?lodie {'oghe) du ?chant en R?? {Canto in Re) sur ces paroles:

Che bella torturella Quelle belle tourterelle

Ch'in gabbia tenet nina Que Nina tient en cage

Cabizza chante, de sa voix ?raill?e et fatigu?e par plus de soixante ans de palco, en imitant cette Oghe qu'il attribue ? Mario Scanu. En r?alit?, si je re-visionne l'en

tretien, Cabizza fredonne. Et si je reprends pr?cis?ment ses termes avant qu'il ne se mette ? chanter, il dit: ?? l'inverse, Mario Scanu faisait comme ?a... Che bella

torturella, Ch'in gabbia tenet nina?. Mais il ne dit pas que cette 'oghe est de Mario Scanu, au sens ou celui-ci en serait ? l'origine. Cabizza imite le chant de Mario

Scanu en prenant spontan?ment la Oghe qui le caract?rise le plus. Il se rem?more ? voix haute le chant de Mario Scanu, apr?s s'?tre rem?mor? les voix d'Antonio

Desole et de Pietro Porqueddu, toujours avec ce large sourire qui le caract?rise, sauf qu'avant, comme il le dit lui-m?me, il avait encore toutes ses dents. Ici, la dis

tinction entre imitation et attribution est fondamentale pour la suite.

9 La conclusion de la Oghe.

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Dossier/Four? Caul-Futy 69

Fig. 2. Leonardo Cabizza chez lui, ? Bulzi, en janvier 2007.

Le Canto in Re, roi du chant (re del canto)

Toutes les 'oghes ?voqu?es par Cabizza sont extraites du Canto in Re, le ?roi du chant? (Re del cant?), en d'autres termes le plus beau des douze chants du

r?pertoire de la joute (gara). En italien, la polys?mie du terme ?Re?, qui d?signe ? la fois la note et le ?roi?, est ?galement utilis?e pour d?signer le ?champion?

(campione) que se choisit chaque tifoso (?fan, supporter?). Cabizza peut ainsi

?tre d?nomm? le roi du R? (// re del Re), sous-entendu le ? roi du Canto in Re?, au

point parfois de l'associer compl?tement au chant lui-m?me, ce qui ne manquera

pas de d?clencher les foudres de certains d?tracteurs.

Chaque 'oghe du Canto in Re est ainsi chant?e sur un distique de deux

octosyllabes. Ces deux vers sont souvent r?p?t?s par les chanteurs pendant l'ex?

cution de leur deuxi?me Oghe. Chaque Oghe se conclut toujours sur la m?me

?finale?, la tonique R?, qui donne son nom au chant En d?pit de ses carrures et

structures harmoniques propres, l'ensemble des douze chants du r?pertoire s'ap

puie sur le m?me principe.

La 'oghe de Mario Scanu

Ce que les connaisseurs (intenditori) entendent par les termes ?cultura del canto?

d?signe essentiellement cette capacit? de pouvoir juger chaque Oghe par rap port ? l'ensemble des interpr?tations ant?rieures, qui circulent et s'?changent dans toute l'?le sous la forme de cassettes. Cela n?cessite de pouvoir identifier

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70 Cahiers d'ethnomusicologie 22/2008

Fig. 3. Gara ? Orosei, juillet 2005.

et r?pertorier (cf. infra, ?repertorio?) les parcours m?lodico-rythmiques les plus utilis?s de ce vaste ensemble. La situation n'est au fond pas si diff?rente de celle

dans laquelle se trouve l'amateur de musique classique occidentale quand celui

ci juge Dinu Lipatti dans les Vingt-quatre pr?ludes opus 28 de Fr?d?ric Chopin ? l'aune de Samson Fran?ois, d'Alfred Cortot ou de Claudio Arrau. Ces micro

variantes dans l'interpr?tation, le guitariste Aldo Cabitza les appelle des ?petites

virgules? (virgolette). Et selon lui, c'est ? ce niveau d'appr?ciation que le chant est

?encore plus beau?.

? partir de l'?vocation chant?e de Mario Scanu par Leonardo Cabizza, j'ai pu retrouver la 'oghe originale, chant?e ici par Mario Scanu dans une gara immortalis?e sur un enregistreur ? bobine de type Geloso et copi?e de mul

tiples fois sur cassette. La date ne m'a pas ?t? sp?cifi?e, mais ceci n'est pas tr?s important dans la mesure o? cette 'oghe est si caract?ristique de Mario

Scanu qu'elle r?appara?t chant?e sur les m?mes paroles dans de multiples

enregistrements. En parlant de Mario Scanu, le cantadore Giovanni Pintus

dit de ce dernier qu'il ?tait lui-m?me ce qu'il chantait ? longueur de temps, ? savoir: ?un canari aventureux? (canarinu avventuradu). Ces formules qui tou

chent autant au chant, aventureux, c'est-?-dire libre et agile comme celui d'un

oiseau, qu'au caract?re badin et s?ducteur de Mario Scanu, rappellent combien

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Dossier/Four? Caul-Futy 71

le chant et le comportement sont intimement li?s. Voici la transcription de la

Oghe de Mario Scanu10:

Fig. 4. Transcription de la Oghe de Mario Scanu

Cette Oghe se caract?rise par: ? une intonation syllabique sur le 6?me degr? de l'?chelle (S/), ? un saut ascendant de tierce mineure (Si-R?), ? un repos, en fin de premier vers, sur le 5eme degr? (La), ? un aller-retour ascendant puis descendant (La-Fa#-La) en d?but de deuxi?me

vers, ? une conclusion (chiusura, serrada)" orn?e qui prend la forme d'un trait m?lo

dique ascendant puis descendant.

Au milieu du mouvement:

cartographie des dur?es et des occurrences

Au regard de l'ensemble du repertorio^ propre ? chaque chanteur dans le Canto

in Re, Mario Firinaiu consid?re cette formule comme une Oghe ?commune, assez

banale?. Il pr?cise m?me que c'est une ? Oghe qui pourrait ne rien dire?. Selon

lui, elle fait partie des formules les plus orrechiabile, c'est-?-dire les plus facile

ment m?morisables. Nous allons nous apercevoir que l'occurrence et la dur?e

10 Le syst?me du chant ? guitare ?tant transpo siteur, les hauteurs transcrites sont donc relatives.

En moyenne, la guitare est accord?e une quarte en dessous. Selon les accords, R?2 ?quivaut donc

en g?n?ral ? ? Sol#/La2 (220 Hz). "11 Les deux termes employ?s sont le pendant, italien (la chiusura) et sarde (sa serrada), de

?conclusion?. La chiusura est la phase la plus

importante de la Oghe. Par opposition, l'intona

tion de la Oghe est appel?e, selon les zones lin

guistiques ? su comintziu? (le commencement, le

d?but), ou ?sa bessida?, ?l'?mergence, la sortie?.

Son emploi en po?sie (par exemple le vers ?A sa bessida 'e s'istella?) est souvent rapport? ? l'?vo

cation d'une ?toile (istella) au moment o? celle-ci

point dans l'obscurit? de la nuit. Les analogies avec l'?mergence de la voix, qui appara?t apr?s le

pr?lude ex?cut? par le guitariste, sont ?videntes.

Mais on peut ?galement rapprocher cette id?e de

la pratique de la s?r?nade, encore vivante dans

les villages de Sardaigne jusque dans les ann?es

1980: apparition de la bien-aim?e ? sa fen?tre ?

la lumi?re des ?toiles et ?mergence de la voix de

l'amant dans l'obscurit? des rues du village. 12 Le repertorio se caract?rise par un stock de

'oghes dont dispose chaque cantadore. Il est tr?s

difficile d'en mesurer l'?tendue. Mais on peut ima

giner, apr?s avoir effectu? de nombreuses ana

lyses syst?matiques de comp?titions, que pour

chaque chant, les cantadores qui disposent de la

plus grande ?culture du chant? (cultura del canto) utilisent une cinquantaine de Oghes, elles-m?mes

constamment soumises ? des micro-variantes.

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72 Cahiers d'ethnomusicologie 22/2008

r?5 mi5 fa#5 sol5 Ia5 si5 do#6 r?6

Occurrences 3 5 5 3 510 2 2

% 8,6 14,3 14,3 8,6 14,3 28,6 5,7 5,7

Dur?es 1,75 2 3,25 1,25 3,25 8,5 0,5 1,25

% 8,3 9,5 15,5 6,0 15,5 40,5 2,4 6,0

Fig. 5. Tableau statistique des degr?s chant?s dans la Oghe de Mario Scanu.

Fig. 6. Tableau des mouvements m?lodiques relev?s dans la Oghe de Mario Scanu.

de certains degr?s n'est pas soumise ici au fort taux de variabilit? qu'on retrouve

dans d'autres Oghes. Le calibrage implicite de ces param?tres permet certaine

ment de distinguer les 'oghes classiques des grands ma?tres du pass?, des Oghes

peut-?tre plus r?centes, dont la profondeur m?morielle est proportionn?e ? leur

taux de variabilit?. ? quoi cela tient-il ? Il appara?t que les trois degr?s forts de cette Oghe, en dehors de la finale

R?, sont le Si (6e degr?), puis, ? ?galit?, le La (5e degr?) et le Fa# (3e degr?). L'importance nominale de ces degr?s peut ?tre mise en perspective et

affin?e par les mouvements g?n?r?s autour d'eux. C'est ce qu'indique le tableau

(fig. 6), pr?cisant, pour chacune des hauteurs list?es dans la colonne de gauche, combien de fois elle est suivie par chacune des hauteurs de la ligne sup?rieure. De fait, les cases gris?es du tableau sont celles des r?p?titions de notes. Et il en r?sulte que les cases adjacentes aux cases gris?es concernent des mouve

ments conjoints. Les r?p?titions de notes ne sont comptabilis?es que si elles

enjambent un silence.

Dans cette 'oghe, on remarque que les mouvements conjoints sont

majoritaires. Treize sont descendants et six sont ascendants, soit un rapport

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Dossier/Four? Caul-Futy 73

approximativement de un ? deux. Dans le tableau ci-dessus (fig. 6), aucune r?p? tition de note n'est relev?e par le logiciel Monika, alors que l'intonation sur le

premier vers r?p?te bien le Si (6e degr?) sur sept voyelles diff?rentes (fig. 4). En revanche, si l'on consid?re les rares intervalles disjoints, ceux-ci n'exc?dent pas la

tierce majeure. ? ce niveau, Monika n'est pas capable de hi?rarchiser ces inter

valles en fonction de leur importance pour l'assise du mod?le m?lodique. Je mets volontairement de c?t? l'intervalle de tierce majeure qui appara?t entre paren th?ses (Si-Sol descendant et La-Do# ascendant), pour souligner l'importance de l'intervalle m?lodique cadre de cette Oghe, la tierce mineure.

Profondeur m?morielle : le mod?le et ses variantes

Le jaillissement de cet intervalle-cadre, pr?c?d? d'une longue attente sur la m?me note, n'est pas sans rappeler la personnalit? m?me d'un cantadore particulier, que nous verrons plus loin ? la lumi?re de diff?rents points de vue. Deux logiques sont ? l' uvre: d'un c?t?, l'insistance sur un degr? faible de l'?chelle (Si) est accentu?e par la force de la r?p?tition ; de l'autre, la soudainet? d'un intervalle de tierce mineure

participe d'une logique en opposition qui exploite toute l'inertie, la tension, cr?e par une l'intonation d?crite pr?c?demment, C'est un geste vocal ? part enti?re extr?me

ment bien identifi?. Et c'est en cela que cet ?v?nement s'adresse ? la m?moire et

qu'il se soumet plus difficilement ? des proc?d?s de variantes. Le fait qu'un geste vocal de ce type en appelle ? la marque d'un cantadore et ? la m?moire qui l'en

toure le rend pr?cis?ment d?pendant de ces param?tres stylistiques et m?moriels. Un des probl?mes qui s'est tr?s vite pos? dans la communication avec

les chanteurs a ?t? celui de mettre un nom sur des ?v?nements musicaux que

je relevais ? un niveau de d?tail parfois ?lev?. Ainsi, la question de la similarit? et du taux de variation d'une 'oghe par rapport ? une autre repr?sente une source

in?puisable de quiproquos. C'est un v?ritable d?fi pour la musicologie car, pour ?tre effectif, le concept de mod?le doit mettre de c?t? les marques de l'ex?cution et int?grer un certain degr? d'abstraction. Chercher des mod?les, c'est chercher

des similarit?s et donc d?j? les entendre. La question est ici de savoir si la micro variante n'est pas ontologiquement plus forte que tout ?air de famille?13.

En cela, la d?marche analytique est forc?e de d?passer le seuil de la simi larit? si elle veut communiquer avec les chanteurs sur le terrain de l'esth?tique.

Car la mise en ?vidence de mod?les partag?s est consubstantielle ? la d?couverte de proc?d?s de micro-variantes propres ? chaque chanteur. Sur ce terrain, il faut

savoir manier la ressemblance en de?? du seuil o? elle touche ? l'ego du musicien.

13 Dans un registre similaire, c'est par la porte de la ruse et de la malice que Victor A. Stoichita r?ussit le mieux ? appr?hender la m?lodie des l?utari roumains (2008: 52).

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Dossier/Four? Caul-Futy 75

??ia stessa, ma non ? la stessa? (?c'est la m?me, mais ce n'est pas la m?me?), c'est

ce que r?pondent souvent les cantadores ? l'?coute d'une m?me Oghe chant?e

par diff?rents chanteurs. L'id?e est la m?me, mais les r?alisations sont contrast?es.

Dans un domaine similaire, c'est ce ?retour surprenant du m?me? qui fait dire ?

Christian B?thune que ?le jazz r?actualise davantage qu'il innove? (2008: 249). En face des chanteurs, donc, le discours de la similarit? est presque inte

nable pour au moins deux bonnes raisons. Ne pas reconna?tre de diff?rence, c'est

ne pas l'entendre et ne pas la reconna?tre. Ne pas p?n?trer dans l'ordre intime

des inflexions est incompatible avec le statut de cantadore. C'est le niveau des

?virgolette? (petites virgules) dont parlait le guitariste Aldo Cabitza. Deuxi?me ment, l'attention des chanteurs - on pourrait ?tendre le discours ? une v?ritable

anthropologie de leur comportement - est toujours orient?e vers ce qui, dans le

mod?le, a ?t? model?. La logique r?ductionniste qui pr?side ? la d?couverte de mod?les m?lo

diques ne fait pas partie du mode d'?nonciation privil?gi? des chanteurs. Ils s'en m?fient car l'analyse met de c?t? ce qui, pour eux, repr?sente l'essentiel, c'est

?-dire les particularismes, ce que l'on pourrait appeler les angles saillants de la

diff?rence. M?me si John Blacking14 semble penser qu'il n'y a que les invariants

qui soient int?ressants (Blacking 1977: 6), c'est pourtant dans cet interstice que r?side l'?motion. Pour appr?cier les mod?les, il faut donc pouvoir relever ce qui, dans leur ex?cution, s'en ?loigne.

En d?finitive, on s'aper?oit que la gara est justement investie de cette double fonction: la performance publique diffuse et renforce ses mod?les m?lo

diques en les r?p?tant aux oreilles de tous - avant d'?tre trait?e comme ?forme?, c'est la conformit? du mod?le de danse dont parle Bernard Lortat-Jacob (1987: 30)

- en m?me temps qu'elle les retravaille et les fait ?voluer en leur appliquant ce que Francesco Cubeddu appelle des ?arrangements? (arrangiament). Car si,

parmi la multitude des mod?les m?lodiques implicites chant?s par les cantadores, le mod?le doit, par nature, ?tre alt?r? par des ?l?ments de surface15, il peut ?gale

ment ?tre bouscul? dans sa structuration m?me, pratique qui ?tait d?nonc?e par Bachisio en d?but de contribution. Or, avec la Oghe qui nous int?resse ici, nous

sommes confront?s ? un des mod?les les plus stables de tout le Canto in Re. Ce mod?le donn? - ou plut?t transmis, imit? et personnalis?

- a ?t? soumis ? l'ana

lyse paradigmatique ci-dessus, retranscrivant neuf interpr?tations diff?rentes de la m?me Oghe ? plus de quarante-cinq ans d'intervalle (de 1963 ? 2008).

14 ?The most interesting and characteristically human features of music are not stylistic change and individual variation in performance, but non

change and the repetition of carefully rehearsed

passages of music?. 15 Ces marqueurs musicaux rel?vent plus par ticuli?rement du style de chacun. Les termes

?gorgheggi? (gazouillement) - mot qui, au demeu

rant, ?voque le chant des oiseaux - et ?giri? (tours) se r?f?rent surtout aux processus d'ornementa

tion; alors que ?allungamenti? (allongements) et

?arrangiamenti? (arrangements) concernent plus

sp?cifiquement des modifications structurelles

relatives ? la dur?e des notes tenues.

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Points de vue

Ce caract?re ?reconnaissable? de la voix de Mario Scanu permet ? chaque audi

teur de ressaisir le pass? de Scanu dans le pr?sent de la voix de Cabizza. Il me semble que l'approche ethnomusicologique prend tout son sens ? partir du moment o? elle int?gre ces r?f?rents qui affleurent ? la surface des Oghes ainsi

que les diff?rents plans m?moriels utilis?s dans l'?nonciation, chant?e et parl?e.

N'importe quel appassionato est en mesure de siffler cette Oghe et de la reconna?tre ? peine ?nonc?e. Quant au connaisseur, ? Y intenditore, il est capable de fredonner toutes les variantes qui apparaissent ici, sinon de les reconna?tre

sans difficult? en les attribuant ? tel ou tel cantadore. C'est toute la force du

concept de trace (traccia), d?finie par Jacques Derrida comme un ?archi-ph? nom?ne de la m?moire?, au sens o? ce ph?nom?ne, comme nous l'indique l'?ty

mologie grecque arkhi-, est pr??minent pour la m?moire (Derrida 1967: 103). Dans Poralit? du chant ? guitare, la trace occupe une position interm?diaire ?mi

nemment strat?gique. Cette position lui permet d'op?rer ce point de rencontre

entre une m?moire vivante, personnelle, subjective et suggestive, et une histoire

norm?e, officielle et collective.

En Sardaigne, on s'aper?oit que l'histoire n'a pas de sens en dehors des

histoires (storiette) et que si l'histoire se donne, les histoires, elles, se construisent.

En ?tant les produits de la m?moire personnelle, elles sont le support de strat?

gies d'?nonciation qui nous renseignent autant sur le contenu, l'?v?nement, que sur le r?cit qui en est fait. Au contraire du chant amplifi? qui a besoin d'un public pour ?tre prof?r? loin et fort et des r?activations m?morielles qui apparaissent pendant le temps de la joute, la parole, elle, ne peut ?merger que sur le ton de la confidence, sans quoi elle serait bien incapable de remonter jusqu'? la trace d'un

?v?nement ou d'un souvenir.

Et c'est sur le ton de la confession, au retour de la plage de Porto Torres,

qu'en juillet 2007, Franceschino Demuru a donn? une suite pol?mique au propos de Cabizza, apr?s avoir visionn? la s?quence dans laquelle ce dernier attribue la

'oghe pr?c?demment analys?e ? Mario Scanu.

Je vais devoir contredire Cabizza. Car cette voce a ?t? invent?e par Antonio

Desole. Et c'est Francesco Cubeddu qui l'a remise au go?t du jour en la baptisant ?La Novecento?. C'est-?-dire, en la baptisant la ?voce du si?cle?. La voix du si?cle

dernier, c'est aussi ce que pensaient tous les appassionati qui ?coutaient cette

voce. Ils l'appelaient comme ?a... la Novecento. Alors, pour r?sumer; invent?e par Antonio Desole, mais perfectionn?e et rendue c?l?bre ? 1000% par Francesco

Cubeddu. Et puis, ensuite, Mario Scanu et tout le reste... (Francesco Demuru).

L'information ?tait de taille: ?la voix du si?cle?! C'est bien la premi?re fois

qu'une 'oghe prenait un nom. J'ai montr? la vid?o de Cabizza, ainsi que celle de

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Dossier/Four? Caul-Futy 77

Francesco Demuru, ? son coll?gue le plus fid?le ? l'?poque, Emanuele Bazzoni.

Voici ce qu'en dit Emanuele:

Ce n'est absolument pas vrai. L?, c'est moi qui contredis Franceschino car cette

voce a toujours ?t? une voce caract?ristique de Mario Scanu, depuis toujours ! Elle

n'a pas ?t? rebaptis?e la voce du si?cle pour le compte de Francesco Cubeddu, mais bien pour le compte de Mario Scanu ! Et cela, par les intenditori\ Cubeddu

?tait ?bravissimo?, mais pas dans cette voce! Car Cubeddu, au niveau vocal, pro

pose une interpr?tation mineure, respectivement ? celle de Mario Scanu. (Ema nuele Bazzoni).

Entre Franceschino et Emanuele, c'est le d?saccord le plus total. J'ai ensuite

montr? la vid?o de Cabizza, celle de Franceschino et celle d'Emanuele au guita riste Aldo Cabitza, qui r?pliqua:

Non, l?, c'est moi qui contredis Franceschino. Donc, pour r?sumer, cette voce est

partie d'Antonio Desole. Celui qui l'a invent?e, c'est Antonio Desole. Mais celui qui l'a

modifi?e, la beaut? de cette voce, c'est Mario Scanu ! Donc, Desole est le cr?ateur et

Mario Scanu, l'interpr?te le plus adapt?; et il l'a personnalis?e. Apr?s, si nous parlons d'un point de vue technique, alors l? je dirais: Francesco Cubeddu. (Aldo Cabitza).

Pour finir, j'ai voulu retourner ? l'?coute sans l'image, comme je l'avais fait initiale

ment avec Leonardo Cabizza et j'ai soumis la m?me 'oghe ? Francesco Demuro.

Voici sa version :

Alors ? Berchidda, il y avait mon oncle, le po?te et chanteur Antonio Stefano

Demuru. Et cette voce est de lui, d'Antonio Stefano Demuru. C'est une voce que

je fais ?galement sur le palco. Et donc tous les chanteurs ont un peu imit? cette

voce, et c'est tout ? fait normal, l'intonation surtout... et puis dans la chiusura, chacun retourne ? sa propre voix, ? sa voce personnelle...

? (Francesco Demuro)

La nature de la trace

L'ensemble de ces opinions cr?e une v?rit? qui est flottante si l'on se place du

point de vue d'une histoire ? ?crire. Ces divergences d'interpr?tation ne peuvent manquer de se fondre dans un rapport ? l'histoire qui, quand il est point? du doigt par Pethnomusicologue, fait appara?tre des faits de pratiques strat?giques de l'his toire orale, ins?parables de ce qui se joue dans le chant au moment de la gara sul palco. La Novecento, par exemple, pourra ?tre chant?e une dizaine de fois par chacun des cantadores pendant les trois Canti in Re qui ponctuent les chants de

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la joute, mais il ne sera pas applaudi dix fois. Toute l'histoire du chant ? guitare fonctionne sur l'utilisation strat?gique de ces traces, de ces Oghes, laiss?es par les ma?tres du pass?.

Et dans le chant, la pratique vocale strat?gique des traces se cristallise dans le tragghju de chaque chanteur, dans ce que Giuseppe Chelo m'a d?fini, deux mois avant de d?c?der, comme ?le comportement du chant?. Ce terme

presque intraduisible, tant en fran?ais qu'en italien, et qui rappelle encore une fois

combien l'acte de chanter concerne le comportement, aurait ? voir avec le trac?

laiss? par le parcours m?lodique emprunt? par la 'oghe. Le tragghju, ce n'est pas la voix, la voce, ni le timbre, c'est l'?l?ment actif de sa propre personnalit? m?lo

dique, synonyme en Sardaigne de ?technique?, de ?syst?me?, et souvent r?sum?

sous la formule ?mode de chanter qui est propre ? chaque chanteur?.

Le tragghju est en r?alit? le param?tre le plus important de l'imitation. Quand Franceschino Demuru dit que la Novecento est de Cubeddu, il ne falsifie

pas consciemment l'histoire ni ne fait preuve de mauvaise foi, m?me si comme le

souligne Aldo Cabitza, ?c'est normal qu'en ?tant un inconditionnel de Cubeddu, Franceschino prenne ses parts, pour Cubeddu. C'est logique?; mais il con?oit

simplement l'ex?cution de la Novecento avec le tragghju de Cubeddu. C'est ce

qu'il a dans l'oreille. Quand il d?cide d'ailleurs de chanter une autre Oghe de

Francesco Cubeddu, ?ite bella melodia, regalada sa primavera?6, et qu'il choisit le

moment pr?cis dans la joute o?, selon lui, toutes les conditions sont r?unies pour

que cette 'oghe trouve sur le public l'impact qu'elle nourrit en lui, alors Frances

chino la ?jette? (butta) en essayant d'?prouver (provare) l'?motion qu'il a ressentie

la premi?re fois qu'il l'a entendue de la bouche de Francesco Cubeddu.

Quand r?sonne la voix de Mario Scanu dans la m?moire des m?lomanes

ou de Leonardo Cabizza, la seule mani?re de faire revivre son souvenir dans le

pr?sent est de chanter une 'oghe qui lui est propre, la Novecento, mais surtout de

retrouver les inflexions de son tragghju, sans quoi la 'oghe resterait une formule

m?lodique muette, cet ??tre invisible? dont parle Kandinsky ? propos du point g?om?trique au regard des traces laiss?es par la ligne (Kandinsky 1975: 61). Il y a les notes, le mod?le, le squelette, et puis il y a le ?trac??, le tragghju qui,

? chaque fois qu'il r?appara?t dans la gara sous les traits d'un autre cantadore,

emporte les faveurs du public. Comme pour Robinson Cruso? (Defoe: 132-133), cit? par Maurice Halbwachs (Halbwachs 1925: 25-26), qui s'interroge sur les

empreintes de pas qu'il d?couvre sur le sable, bient?t balay?es par l'effet des

vagues, ces traces signent une pr?sence humaine. Mais pour que la magie de ce

point de rencontre entre traces et m?moires soit effective, il faut bien que le lien

entre pratique musicale et m?moire de cette pratique soit op?rant au niveau du

chant, autant qu'? celui de ses histoires. Car, sans souvenirs, ?vid?e de tout ce qui entoure sa pratique, la musique risque d'y perde en premier la m?moire.

16 ?Quelle belle m?lodie, offerte en cadeau au printemps?

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Dossier/Four? Caul-Futy 79

R?f?rences

B?THUNE Christian 2008 Le Jazz et l'Occident Paris : Klincksieck.

BLACKING John 1977 ?Some Problems of Theory and Method in the Study of Musical Change?,

Yearbook of the International Folk Music Council, vol. 9: 1-26.

DEFOE Daniel 1719 Robinson Cruso? (?d. 1973). Gen?ve : L'?rable.

DERRIDA Jacques 1967 De la grammatologie. Paris : Minuit.

HALBWACHS Maurice 1994 [1925] La m?moire collective. Paris : Albin Michel.

KANDINSKY Vassily 1975 ?

Point-ligne-plan ?, ?crits complets (vol. 2). Paris : Deno?l-Gonthier.

LORTAT-JACOB Bernard 1987 ?Les entraves sociales ? l'improvisation?, in Bernard Lortat-Jacob, dir.:

L'improvisation dans les musiques de tradition orale. Paris : Selaf : 29-32.

RICOEUR Paul 2000 La m?moire, l'histoire, l'oubli. Paris : Seuil.

STIRLISY Paul 1968 ? Impartiality and personal morality in Contributions to Mediterranean sociology,

Mediterranean rural communities and social change?. Acts of the Mediterranean

sociological conference, Athens, July 1963, Paris/La Haye: Mouton et Ci?.

STOICHITA Victor A. 2008 ? Ruse, syst?me et opportunit? ?. Cahiers d'ethnomusicologie 21,

?Performance^)?: 51-65.

Discographie

FOUR? CAUL-FUTY Edouard et Bernard LORTAT-JACOB 2005 Cantu a chiterra. Paris : Ocora-Radio France C560206.

r?sum?. Dans les joutes vocales de chant ? guitare en Sardaigne, les canta

dores chantent des formules m?lodiques standardis?es qui portent souvent la

trace d'un chanteur du pass?. Le concept de trace est ainsi au c ur du syst?me

mim?tique vocal. Autour d'un cas particulier, il est apparu que la rem?moration

d'une de ces formules m?lodiques par un chanteur pouvait donner lieu ? une mul

tiplicit? de points de vue historiques. Au-del? de la confrontation des m?moires

personnelles et de l'utilisation strat?gique de l'histoire orale, la trace dont parlent les cantadores permet de r?actualiser la m?moire d'une ?motion en ?tant le pro duit d'une histoire.

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