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Mensonge bien gardé

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« Un premier roman magistral. » Publishers Weekly « La tension monte jusqu’à un final cathartique. Les fans de Thriller devraient garder un œil sur Eskens. » Booklist Joe Talbert, étudiant, doit interviewer un inconnu puis écrire sa biographie pour son cours d’anglais. En se rendant dans une maison de retraite, il fait la connaissance de Carl Iverson et sa vie change à jamais. Carl est un vétéran du Viêt Nam… et un monstre. Il n’a plus que quelques mois à vivre et a été autorisé à sortir de prison après trente ans pour finir ses jours dans un hospice. Pourtant à mesure que Joe en apprend davantage sur le vieil homme, il a de plus en plus de mal à imaginer le héros de guerre commettant les actes abjects pour lesquels il a été condamné : le viol et le meurtre d’une petite fille. Il se lance alors dans une quête effrénée de la vérité, mais va découvrir à ses dépens que les mensonges protègent parfois autant qu’ils détruisent.

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Mensonge bien gardé

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A l l e n es k e n

Mensonge bien gardé

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Raucy

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Titre original : The Life We Bury© 2014 by Allen EskensTous droits réservés.Originellement publié par Seventh Street Books, un imprint de Prometheus Books, États-Unis.

© Éditions Delpierre, 2016ISBN : 978-2-37072-033-7

Éditions Delpierre60-62, rue d’Hauteville, 75010 [email protected]

Direction d’ouvrage : Isabelle Varange

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Je dédie ce roman à mon épouse, Joely,ma meilleure conseillère et ma meilleure amie.

Je le dédie également à ma fille, Mikayla,qui a toujours su m’ inspirer,

et à mes parents,Pat et Bill Eskens, pour leurs nombreuses leçons de vie.

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Je me souviens qu’un sentiment de peur indéfinissable me taraudait tandis que je rejoignais ma voiture ce jour-là, comme oppressé par un nuage de fumée qui tournait autour de ma tête et se dissipait dans l’air du soir en petites volutes. Quelqu’un de superstitieux aurait pu y voir une prémonition, un avertissement lancé par un sixième sens prophétique. Je n’ai jamais cru à ce genre de choses, mais j’avoue que, lorsque je repense à cette journée, je me demande parfois : Si le destin m’avait vraiment murmuré à l’oreille, si j’avais su tout ce que ce voyage allait changer, aurais-je pris un chemin plus sûr ? Aurais-je tourné à gauche plutôt qu’à droite ? ou aurais-je quand même emprunté la route qui m’a mené jusqu’à Carl Iverson ?

En cette soirée froide de septembre, mon équipe favorite, les Twins du Minnesota, affronterait les Indians de Cleveland pour sacrer le champion de la division centrale de base-ball. Les projecteurs du stade Target Field illumineraient bientôt l’horizon ouest de Minneapolis et inonderaient le ciel nocturne de leur gloire, mais je ne serais pas là pour les voir : encore un luxe que je ne pouvais pas me permettre avec mon budget d’étudiant. À la place, je ferais le videur au pub Chez Molly, en essayant de suivre le match sur l’écran au-dessus du bar tout en vérifiant des permis de conduire et en calmant des disputes d’ivrognes. Ce n’était pas le métier que j’aurais choisi, mais il payait le loyer.

Bizarrement, le mot « université » n’avait jamais franchi les lèvres de la conseillère d’orientation de mon lycée pendant nos

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entretiens. Peut-être avait-elle senti les relents de désespoir qui émanaient de mes vêtements d’occasion. Peut-être avait-elle eu vent du fait que j’avais commencé à travailler dans un rade appelé Le Piedmont Club dès mes dix-huit ans. Ou, et c’est vraiment là-dessus que j’aurais parié, elle avait simplement entendu parler de ma mère et elle s’était dit que les chats ne font pas des chiens. De toute façon, je ne lui en voulais pas de ne pas avoir vu en moi l’étoffe d’un étudiant. À vrai dire, j’étais plus à l’aise dans un bar miteux que dans les couloirs d’une école prestigieuse, où je me prenais les pieds dans le tapis.

Je sautai dans ma voiture ce jour-là, une vieille Honda Accord toute rouillée, et je quittai le campus en direction du sud, avant de rejoindre l’autoroute 35 en pleine heure de pointe, tandis qu’Alicia Keyes chantait depuis mes haut-parleurs déglingués. Au moment de prendre la sortie, je tendis la main pour fouiller dans mon sac à dos et y retrouver l’adresse de la maison de vieux.

– Pas « maison de vieux », marmonnai-je pour moi-même. Dis plutôt « maison de retraite » ou « centre pour seniors », un truc du genre.

Arrivé dans la petite ville de Richfield, j’errai un moment dans le dédale des rues, jusqu’à trouver le panneau indiquant ma destination, une maison de retraite nommée Hillview Manor. « Le manoir avec vue sur la colline »… Sûrement une blague. Pas la moindre trace d’une colline alentour et on aurait été bien en peine de donner au petit bâtiment le titre ronflant de « manoir ». La façade donnait sur une quatre-voies et le mur arrière sur un vieux complexe immobilier branlant. Ce nom, bien qu’inapproprié, était probablement ce qu’il y avait de plus gai à Hillview Manor, à voir cette grosse masse de briques grises aux murs tachetés de lichen, ce terrain vague en guise de parc, et ces fenêtres à guillotine toutes prises dans une gangue de moisissure de la couleur du cuivre rouillé. Le bâtiment semblait ramassé sur ses fondations comme un footballeur prêt à tacler et avait l’air tout aussi sympathique.

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À peine la porte d’entrée ouverte, mon nez fut assailli par une odeur d’urine, d’air vicié et de crème antiseptique qui me mit presque les larmes aux yeux. Assise sur une chaise roulante, une vieille femme avec une perruque posée de travers regardait vaguement dans ma direction, comme si elle attendait qu’un de ses amants passés émerge du parking et l’emmène loin d’ici. Elle sourit à mon passage, mais ce n’était pas pour moi. Je n’étais pas réel à ses yeux, pas plus que les fantômes de ses souvenirs ne l’étaient aux miens.

Avant de m’approcher de la réception, je marquai un temps de pause pour une dernière fois prêter l’oreille aux murmures du doute, à cette petite voix agaçante qui me disait d’abandonner mon cursus d’anglais avant qu’il soit trop tard et de choisir quelque chose de plus sensé, comme la géologie ou l’histoire. Un mois plus tôt, j’étais parti d’Austin, quittant ma maison en catimini, comme un gamin qui va rejoindre le cirque. Je n’avais laissé qu’un message sur la table. Je voulais éviter une dispute, ne laisser aucune chance à ma mère de me faire changer d’avis. Je m’étais contenté de faire mon sac et de dire au revoir à mon petit frère, puis j’avais filé vers Minneapolis. Le temps d’arriver au bureau des inscriptions de l’université, tous les bons cours d’anglais étaient complets. Je m’étais inscrit à un cours sur la biographie, et l’un des travaux du semestre consistait à m’entretenir avec un parfait inconnu. J’avais senti dès le début que ce projet allait être une corvée. Je l’avais remis à plus tard bien trop longtemps, et, maintenant que je me tenais dans l’entrée de l’hospice, je me sentais nerveux à l’idée de devoir enfin m’y coller.

La réceptionniste de Hillview, une femme au visage carré, avec des joues pleines, un chignon strict et des yeux renfoncés qui lui faisaient une tête de gardienne de goulag, se pencha vers moi derrière le comptoir et me demanda :

– Je peux vous aider ?– Oui, répondis-je. Je veux dire, j’espère. Est-ce que je peux

parler au responsable ?

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– On n’accepte pas les colporteurs, dit-elle, les sourcils froncés et le visage fermé.

– Les colporteurs ? (J’eus un rire forcé et levai les mains en un geste conciliant.) M’dame, dis-je, je serais pas capable de vendre du feu à un homme des cavernes.

– Eh bien, vous n’êtes pas un résident, vous ne rendez pas visite à quelqu’un, et vous ne travaillez pas ici, c’est sûr. Alors qu’est-ce que vous voulez ?

– Je m’appelle Joe Talbert. Je suis étudiant à l’université du Minnesota.

– Et alors ?Je jetai un coup d’œil au petit badge qui indiquait son nom.– Et alors… Janet… j’aimerais parler à votre responsable,

au sujet d’un projet pour un de mes cours.– Il n’y a pas de responsable, dit Janet sans se dérider. Il y a

une directrice : Mme Lorngren.– Ah ! pardon, fis-je en m’efforçant de garder un air cordial.

Je pourrais parler à la directrice ?– Mme Lorngren est très occupée, et c’est l’heure du

souper…– Ça ne prendra que quelques instants.– Expliquez-moi donc ce que c’est que ce projet, et je verrai

si ça vaut la peine que je dérange Mme Lorngren.– C’est un devoir pour l’université, dis-je, pour un cours

d’anglais. Je dois m’entretenir avec un vi… euh… je veux dire avec une personne âgée et écrire sa biographie. Vous savez, pour raconter les épreuves qu’elle a traversées et les choix qui ont façonné sa vie.

– Vous êtes écrivain ?Janet m’examina de bas en haut, comme si elle pouvait

trouver la réponse dans mon apparence. Je me tins le plus droit possible et la regardai du haut de mon mètre soixante-dix-sept. À vingt et un ans, j’avais fini par accepter que je ne grandirais pas plus. Merci Joe Talbert senior, où que tu sois. Je travaillais

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bien comme videur, mais je n’avais rien de commun avec les types baraqués qu’on voit habituellement surveiller les portes des bars. Je faisais plutôt partie des minus de la profession.

– Non, répondis-je. Je ne suis pas écrivain, juste étudiant.– Et on vous fait écrire tout un livre pour votre cours ?– Presque, fis-je avec un sourire. Il faut quelques chapitres

d’introduction, un qui parle d’un moment où la vie de la pers - onne a changé, un autre sur un événement important et une conclusion. Ce sera surtout un résumé. Mais ça doit faire au moins cent vingt pages.

Janet fronça son nez en pied de marmite et secoua la tête. Elle finit par décrocher le téléphone, apparemment convaincue que je n’essayais pas de lui vendre quelque chose, et parla à voix basse. Une femme portant un tailleur vert sortit d’un couloir derrière la réception, et vint rejoindre Janet derrière la réception.

– Je suis Mme Lorngren, la directrice, dit-elle, la tête haute et droite, comme si une tasse de thé y tenait en équilibre. Je peux vous aider ?

– Je l’espère.J’inspirai un grand coup et lui répétai toute mon explication.Mme Lorngren médita mes paroles avec une expression

perplexe, et finit par dire :– Pourquoi êtes-vous venu ici ? Vous ne pouvez pas vous

entretenir avec vos parents ou vos grands-parents ?– Je n’ai pas de famille à proximité, répondis-je.Un mensonge. Ma mère et mon frère ne vivaient qu’à deux

heures de Minneapolis, mais même une brève visite à ma mère m’aurait fait l’effet d’une course à travers des orties. Je n’avais jamais connu mon père, et je ne savais même pas s’il entachait encore la face de ce monde. Tout ce que je savais de lui, c’était son nom, ma mère ayant eu la bonne idée de me le donner dans l’espoir que Joe Talbert père ne la quitte pas, voire qu’il accepte de l’épouser et de s’occuper d’elle et du petit Joey. Peine perdue. Elle avait essayé le même coup à la naissance de Jeremy, mon

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petit frère, et le résultat avait été le même. J’avais passé mon enfance à expliquer pourquoi je m’appelais Joe Talbert alors que ma mère s’appelait Kathy Nelson et mon frère Jeremy Naylor.

De mes grands-parents, je n’avais connu que mon grand- père maternel, et je l’adorais. Grand-père Bill était un homme taciturne qui pouvait se faire obéir d’un regard ou d’un signe de tête, un homme à la fois doux et fort, qui affichait ces qualités non pas tour à tour, mais mêlées l’une à l’autre, comme les fils d’un riche tissu. Certains jours j’évoquais sa mémoire, quand j’avais besoin de sa sagesse pour me guider. Mais certaines nuits, lorsque le bruit de la pluie contre la fenêtre se faufilait dans mon esprit endormi, il me rendait visite en rêve. Je me réveillais toujours en sursaut, couvert de sueur froide, et les mains tremblantes du souvenir de l’avoir vu mourir.

– Vous avez bien conscience d’être dans une maison de retraite, n’est-ce pas ? dit Mme Lorngren.

– C’est pour ça que je suis venu, répondis-je. Certains de vos résidents ont vécu à des époques incroyables.

– C’est exact, dit-elle en se penchant par-dessus le comptoir qui nous séparait.

Je distinguai maintenant les rides qui partaient du coin de ses yeux et celles qui striaient ses lèvres comme le lit d’un lac asséché, et je sentais la faible odeur de scotch dans son haleine.

– Nos résidents vivent ici parce qu’ils ne peuvent pas se prendre en charge tout seuls. La plupart d’entre eux souffrent de la maladie d’Alzheimer, de sénilité ou d’autres troubles neuro -logiques. Ils ne se souviennent même pas de leurs propres enfants, encore moins des détails de leur vie.

Je n’y avais pas songé. Mon plan commençait à s’effondrer. Comment relater la vie d’un héros de guerre si ce héros ne pouvait même plus s’en rappeler ?

– Il n’y a personne ici qui ait encore toute sa tête ? demandai-je d’un ton plus pitoyable que je l’aurais voulu.

– On pourrait le laisser parler à Carl, intervint Janet.

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Mme Lorngren la fusilla du regard, comme un copain qu’on dévisage lorsqu’il vient de saborder votre parfait mensonge.

– Carl ? demandai-je.Mme Lorngren croisa les bras et fit un pas en arrière.– Qui est Carl ? insistai-je.Janet se tourna vers Mme Lorngren, lui demandant sa

permission du regard. La directrice finit par hocher la tête et Janet se pencha à son tour par-dessus le comptoir.

– Il s’appelle Carl Iverson. C’est un meurtrier, murmura-t-elle comme une écolière qui raconte une rumeur. Le dépar tement pénitentiaire l’a envoyé ici il y a à peu près trois mois. Il était à la prison de Stillwater, mais ils lui ont accordé la liberté conditionnelle parce qu’il va mourir d’un cancer.

Mme Lorngren fit une moue de désapprobation.– Apparemment, l’État considère qu’un cancer du pancréas

se substitue très bien à la réhabilitation pénale.– C’est un meurtrier ? demandai-je.Janet jeta un œil alentour pour s’assurer que personne ne

l’écoutait.– Il y a trente ans, il a violé et tué une fille de quatorze ans,

chuchota-t-elle. J’ai tout lu dans son dossier. Après l’avoir tuée, il a essayé de détruire les preuves en brûlant le corps dans sa cabane à outils.

Un violeur et un meurtrier. J’étais venu à Hillview à la recherche d’un héros et j’avais trouvé un meurtrier. Il aurait sûrement une histoire à raconter, mais était-ce celle que je voulais écrire ? Tandis que mes camarades parleraient de leur grand-mère en train d’accoucher à même le sol, ou de la fois où leur grand-père avait vu John Dillinger 1 dans le lobby d’un hôtel, j’écrirais au sujet d’un homme qui avait violé puis tué une petite fille, avant de brûler son cadavre dans une cabane à

1. John Herbert Dillinger (1903-1934) était un célèbre gangster et braqueur de banques américain durant la Grande Dépression des années trente aux U.S.A.

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outils. D’abord, l’idée de m’entretenir avec un meurtrier m’avait mis mal à l’aise, mais plus j’y pensai, plus je m’y faisais. Ça faisait trop longtemps que je remettais ce projet au lendemain. Le mois de septembre était presque fini et je devais rendre les premiers chapitres dans quelques semaines. Mes camarades avaient lancé leurs étalons hors des box et ma vieille rosse était encore en train de mâchonner du foin au fond de la grange. Je n’avais plus le choix : Carl Iverson serait mon sujet, si toutefois il acceptait.

– J’aimerais m’entretenir avec M. Iverson, dis-je.– Cet homme est un monstre, répondit Mme Lorngren. Si

j’étais vous, je ne lui ferais pas ce plaisir. Je sais que ce n’est pas chrétien de le dire, mais il vaudrait mieux qu’il reste seul dans sa chambre et s’éteigne tranquillement.

Elle eut un mouvement de recul lorsqu’elle entendit ces mots lui échapper : c’était des choses que l’on pouvait penser, mais qu’il ne fallait jamais dire à voix haute, en particulier devant un étranger.

– Écoutez, dis-je, si j’écris son histoire, peut-être que… je sais pas, peut-être que je peux l’amener à regretter ses actes. (Finalement, je parlais comme un vendeur, pensai-je.) Et puis il a bien le droit de recevoir des visiteurs, n’est-ce pas ?

Mme Lorngren avait l’air piégée. Elle n’avait pas le choix : Carl n’était pas un prisonnier, il était résident de Hillview et avait les mêmes droits que les autres. Elle décroisa les bras et posa de nouveau les mains sur le comptoir.

– Je vais devoir lui demander s’il veut de la visite, dit-elle. Il n’a jamais eu qu’un seul visiteur dans les quelques mois qu’il a passés ici.

– Est-ce que je peux parler à Carl moi-même ? demandai-je. Je peux peut-être…

– À M. Iverson, me reprit-elle, toute impatiente de retrouver son autorité.

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– Bien sûr, fis-je tout en haussant les épaules pour m’excuser. Je pourrais expliquer à M. Iverson en quoi consiste le projet, et peut-être que…

Je fus interrompu par la sonnerie de mon portable.– Désolé, dis-je, je croyais que je l’avais éteint.Mes oreilles rougirent lorsque je sortis mon téléphone de

ma poche et vis le numéro de ma mère.– Excusez-moi, fis-je en tournant le dos à Janet et à

Mme Lorngren, comme si ça allait les empêcher de m’entendre. Maman, je peux pas discuter, là, je…

– Joey, faut que tu viennes me chercher, dit ma mère d’une voix stridente où les mots s’entremêlaient sous l’effet de l’alcool.

– Maman, il faut que…– Ils m’ont menottée, putain !– Quoi ? Qui…– Ils m’ont arrêtée, Joey, ils… Ces connards ! Je vais leur

coller un procès. Je vais prendre un avocat bien vicieux. (Elle criait ces mots à quelqu’un près d’elle.) Tu m’entends, espèce de… espèce de connard ! Je veux ton matricule. Je vais te faire virer.

– Maman, tu es où ? demandai-je lentement et clairement pour essayer de ramener son attention sur moi.

– Ils m’ont mis des menottes, Joey.– Est-ce qu’il y a un agent qui est là ? Tu peux me le passer ?Elle ignora ma question et passa d’une remarque

inintelligible à une autre.– Si tu m’aimais, tu viendrais me chercher. Je suis ta mère,

putain de merde ! Ils m’ont… les menottes… ramène ton cul… tu m’as jamais aimée. Moi je t’aimais… j’ai pas… je devrais m’ouvrir les veines. Personne ne m’aime. J’étais presque rentrée à la maison… vais leur coller un procès.

– D’accord, maman, dis-je. Je vais venir te chercher, mais il faut que je parle à l’agent.

– Tu veux dire M. Connard ?

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– Ouais, maman, faut que je parle à M. Connard. Passe-lui le téléphone une seconde, puis je vais venir te chercher.

– D’accord, dit-elle. Tiens, Connard. Joey veut te parler.– Madame Nelson, dit l’agent, c’est le moment de contacter

votre avocat, pas votre fils.– Hé ! agent Connard, Joey veut te parler.Le policier soupira.– Vous avez dit que vous vouliez parler à un avocat. C’est

le moment d’en appeler un.– L’agent Connard veut pas te parler, éructa ma mère.– Maman, dis-lui que j’ai dit « s’il vous plaît ».– Joey, faut que tu…– Putain de merde ! maman, chuchotai-je avec colère, dis-lui

que j’ai dit « s’il vous plaît ».Il y eut un instant de silence, suivi par un « D’accord ! »

et ma mère éloigna le combiné de son visage. Je pus à peine entendre ses paroles.

– Joey dit « s’il vous plaît ».Après une longue pause, le policier prit le téléphone.– Allô ?Je me mis à parler rapidement et à voix basse.– Monsieur l’agent, je suis désolé, mais mon frère est autiste.

Il vit avec ma mère. Il faut que je sache si elle va être relâchée aujourd’hui, sinon il faut que j’aille m’occuper de lui.

– Écoutez, votre mère a été arrêtée pour conduite en état d’ivresse. (J’entendis ma mère gémir et lancer des insultes.) Elle est au centre des forces de l’ordre du comté de Mower pour passer un alcootest. Elle a exercé son droit de contacter un avocat avant de passer le test, donc elle devrait utiliser le temps qu’elle a pour en appeler un, pas pour vous demander de la faire sortir.

– Je comprends. Il faut juste que je sache si elle va être relâchée ce soir.

– La réponse est non.

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Il n’avait donné qu’une réponse limitée, pour que ma mère n’apprenne pas ce qui l’attendait. Je jouai le jeu.

– Elle va aller en cure de désintox ?– Oui.– Combien de jours ?– Deux ou trois.– Et après, elle sera relâchée ? demandai-je.– Non.Je réfléchis un instant.– Elle va passer de la désintox à la prison ?– C’est ça, jusqu’à ce qu’elle fasse un premier passage au

tribunal.Maman entendit le mot tribunal et se remit à crier. L’ivresse

et l’épuisement faisaient tanguer ses mots comme un pont de cordes pourri.

– Putain de merde ! Joey… ramène tes fesses ici. Tu m’aimes pas… espèce de sale ingrat… je suis ta mère. Joey, ils… ils… Ramène-toi ici. Sors-moi de là.

– Merci, dis-je au policier. J’apprécie vraiment votre aide. Bon courage avec ma mère.

– Bon courage à vous aussi, répondit-il.Je mis fin à l’appel et me retournai. Janet et Mme Lorngren

me regardait comme un bébé qui venait de se faire mordre par un chien pour la première fois.

– Je suis désolé, dis-je. Ma mère, elle… elle a des problèmes. Je ne vais pas pouvoir m’entretenir avec Carl… je veux dire avec M. Iverson aujourd’hui. J’ai une affaire à régler.

Le regard de Mme Lorngren s’adoucit et la sympathie remplaça peu à peu la sévérité sur son visage.

– Pas de problème, dit-elle. Je parlerai de vous à M. Iverson. Laissez votre nom et votre numéro à Janet et je vous dirai s’il accepte de vous rencontrer.

– C’est vraiment gentil de votre part, répondis-je.J’écrivis les informations sur un bout de papier.

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– Mon téléphone sera peut-être éteint pendant quelque temps, donc, si je ne réponds pas, laissez-moi un message et dites-moi ce que M. Iverson a décidé.

– Très bien, fit Mme Lorngren.

Une fois dans ma voiture, je m’éloignai de quelques centaines de mètres de Hillview, m’arrêtai dans un parking, puis j’agrippai le volant de toutes mes forces et le secouai violemment tout en jurant. « Putain de merde ! criai-je. Merde ! Merde ! Merde ! Tu peux pas me laisser tranquille ?! » Mes phalanges blanchirent et tremblèrent alors que ma colère s’enflammait. Je respirai profondément et attendis que la boule dans ma gorge disparaisse, que le voile que j’avais devant les yeux se dissipe. Puis, une fois calmé, j’appelai Molly pour la prévenir que je ne pourrais pas venir bosser ce soir-là. Elle ne fut pas heureuse de l’apprendre, mais elle comprit. Après avoir raccroché, j’éteignis mon portable, le jetai sur le siège passager et je partis vers le sud, entamant le long trajet qui me mènerait à mon frère.

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La plupart des gens n’ont jamais entendu parler d’Austin, dans le Minnesota, et ceux qui connaissent auront surtout entendu parler du Spam, une marque de viande de porc salée qui ne pourrit jamais et qui nourrit des soldats et des réfugiés partout dans le monde. Le Spam est le joyau de Hormel Foods, et aussi la source du surnom de ma ville natale : Spam Town. Nous avons même un musée dédié à la grandeur du Spam. Et comme si ce n’était pas déjà suffisant pour marquer Austin du sceau de l’infamie, il y avait eu la grève.

Elle avait eu lieu quatre ans avant ma naissance, mais c’est une histoire qu’on raconte à tous les gosses d’Austin, un peu comme d’autres enfants entendent parler de la conquête de l’Ouest ou de la guerre d’Indépendance. Au début des années 1980, une récession avait estropié l’industrie de la viande et Hormel avait demandé au syndicat d’accepter une grosse réduction des salaires. Bien sûr, les syndicalistes les envoyèrent se faire foutre et la grève commença. À force d’alter -cations, les manifestations se transformèrent en émeutes, ce qui attira bien vite les médias. Une équipe de tournage avait fini sa journée en s’écrasant en hélicoptère dans un champ de maïs près d’Ellendale. Le gouverneur envoya enfin la garde nationale, mais la violence et l’animosité avaient déjà laissé sur la ville une marque dont certains disaient qu’elle lui donnait du caractère. Pour moi, ce n’était qu’une vilaine cicatrice.

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Comme toute petite ville, Austin avait aussi ses bons côtés, même si la plupart des gens n’arrivent pas à distinguer la peau sous les boutons d’acné : des parcs, une piscine, un bon hôpital, un monastère carmélite, son propre aéroport municipal, ainsi que Rochester et sa célèbre Mayo Clinic, le meilleur hôpital des États-Unis, qui n’étaient qu’à deux pas. Il y avait une petite fac où j’avais suivi des cours tout en jonglant entre deux jobs à temps partiel. Après trois ans, j’avais économisé assez d’argent et accumulé assez de crédits pour obtenir un transfert à l’université du Minnesota en deuxième année.

Austin comptait aussi treize bars, sans compter ceux des hôtels et des clubs. La ville comptant environ vingt-trois mille habitants, elle possédait le plus grand nombre de bars par habitant de tout l’État du Minnesota. Je connaissais bien ces établissements, puisque je m’étais rendu dans chacun d’eux à un moment ou à un autre. J’étais entré dans mon premier rade alors que je n’avais pas plus de dix ans et que j’étais haut comme trois pommes. Ma mère m’avait laissé à la maison pour que je surveille Jeremy pendant qu’elle allait boire un verre ou deux. J’avais deux ans de plus que mon frère et il était autiste, ce qui en faisait un garçon très calme, et ma mère s’était donc dit que j’étais suffisamment âgé pour jouer les baby-sitters.

Ce soir-là, Jeremy était assis dans un fauteuil au salon, en train de regarder son film préféré du moment, Le Roi Lion. J’avais des devoirs à rendre pour mon cours de géographie et je m’étais enfermé dans la minuscule chambre à coucher que nous partagions. J’ai oublié la plupart des chambres que nous avons occupées au fil des années, mais je souviens très bien de celle-ci : les murs étaient fins comme des biscottes et recouverts de la même nuance de bleu qu’on retrouve au fond de toutes les piscines publiques du monde entier. Les sons passaient sans problème d’une pièce à l’autre, y compris les chansons du Roi Lion, que Jeremy ne cessait pas de regarder en boucle. J’étais assis sur notre lit-couchette, une cochonnerie de seconde main

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avec des ressorts si mous qu’il fallait poser le matelas sur des planches, et j’essayais désespérément d’ignorer la musique. Mais j’avais beau plaquer mes mains sur mes oreilles, je ne pouvais rien faire pour empêcher le bruit incessant et répétitif d’abattre les murs poreux de ma concentration. Je ne sais pas si ce souvenir est exact ou si je l’ai inventé pour apaiser ma culpabilité, mais je crois me souvenir que j’ai demandé à Jeremy de baisser le volume et qu’il l’a carrément augmenté. Tout le monde a ses limites.

J’étais entré dans le salon d’un pas furieux et j’avais poussé Jeremy hors du fauteuil, assez fort pour qu’il se cogne contre le mur. Le choc avait fait tomber une photo de son clou, une petite photo de nous deux, alors qu’il n’était qu’un bébé de trois ans. Le cadre était tombé d’un coup et s’était écrasé sur le crâne de Jeremy, tandis que le verre se brisait en mille morceaux aiguisés.

Jeremy s’était brièvement nettoyé pour enlever les débris du cadre, puis il m’avait regardé. Un bout de verre dépassait du sommet de sa tête, comme une pièce qu’on aurait voulu faire entrer dans une tirelire trop petite. Il avait plissé les yeux, pas de colère, mais d’incompréhension. Il me regardait rarement dans les yeux, mais ce jour-là il m’avait regardé fixement, comme s’il avait été sur le point de résoudre une énigme. Puis son regard s’était adouci d’un coup, comme s’il avait trouvé la réponse, et il avait baissé les yeux pour considérer son bras, où des gouttes de sang s’étaient mises à couler depuis la plaie sur son front.

J’avais couru à la salle de bains pour trouver une serviette et j’avais doucement retiré le bout de verre de sa tête ; l’écharde n’avait pas pénétré aussi profondément que je l’avais craint et j’avais enveloppé la tête de Jeremy avec la serviette, comme un turban. J’avais essuyé le sang sur son bras avec un torchon et attendu que la plaie cesse de saigner. Après dix minutes, du sang coulait toujours et il y avait des grandes taches toutes rouges sur le blanc de la serviette. Après l’avoir de nouveau enroulée autour de la tête de Jeremy, j’avais placé sa main sur le sommet de son

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crâne afin que le turban ne tombe pas et j’étais sorti en courant pour chercher notre mère.

Je n’avais pas besoin d’une piste de miettes de pain pour la retrouver, maman. Notre voiture était garée devant le duplex avec deux pneus crevés, ma mère n’était donc pas trop loin. Ça ne laissait que deux ou trois bars possibles. À l’époque, ça ne me paraissait pas bizarre que ma mère me laisse seul à surveiller mon frère autiste sans même me dire où elle allait, où que j’aille spontanément la chercher dans un bar. À vrai dire, ce que je considérais comme normal à ce moment-là me paraît atroce quand j’y repense. J’avais d’abord essayé L’Odyssey et je l’avais trouvée tout de suite.

Je me rappelle avoir été surpris de voir le bar presque vide. J’avais toujours pensé que ma mère nous abandonnait pour rejoindre une foule de gens magnifiques qui riaient, dansaient et plaisantaient entre eux, comme dans les pubs à la télé. L’Odyssey avait un plancher irrégulier, une atmosphère de médiocrité totale, et n’était empli que de musique country bas de gamme et des crachotements d’enceintes à l’agonie. J’avais immédiatement repéré ma mère assise sur un tabouret, en pleine discussion avec le barman. Elle avait posé le regard sur moi et je m’étais demandé si son visage exprimait de la colère ou de l’inquiétude. Elle avait bien vite répondu à cette question en m’agrippant le bras si fort qu’elle me coupa la circulation, avant de me traîner hors du bar. Nous étions rentrés à l’appartement d’un pas vif, pour trouver Jeremy assis devant son film, la main toujours sur le sommet de sa tête, là où je l’avais posée avant de partir. En voyant la serviette ensanglantée, maman avait pété un câble.

– Mais qu’est-ce que tu as foutu ! Nom de Dieu, regarde-moi ce foutoir !

Elle avait retiré la serviette de la tête de Jeremy et l’avait traîné par le bras jusqu’à la salle de bains, avant de le faire monter dans la baignoire vide. Le sang plaquait ses cheveux blonds contre sa tête. Après avoir jeté la serviette ensanglantée

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dans l’évier, elle était revenue dans le salon pour nettoyer les trois minuscules taches de sang qui étaient tombées sur la moquette brune.

– Tu pouvais pas prendre autre chose que ma belle ser viette ? criait-elle. Tu pouvais pas prendre un torchon ? Regarde-moi tout le sang qu’il y a sur la moquette ! Tu veux qu’on se fasse sucrer notre caution, hein ? T’y as pas pensé ? Non, tu réfléchis jamais. Tu fous le bordel et c’est moi qui dois tout nettoyer.

J’étais entré dans la salle de bains, à la fois pour échapper à ma mère et pour rassurer Jeremy, au cas où il prendrait peur. Mais non, il n’avait jamais peur, ou tout du moins il ne le montrait jamais. Il m’avait regardé pendant un instant. Il aurait semblé dépourvu de toute expression pour le reste du monde, mais moi j’avais vu l’ombre de ma trahison dans ses yeux. J’ai essayé d’oublier ce qui s’est passé cette nuit-là, d’enterrer ce souvenir au plus profond de moi et de laisser disparaître, mais je me souviens encore de Jeremy et de son regard.

Mon frère avait désormais dix-huit ans, il était assez âgé pour rester seul dans l’appartement pendant quelques heures, mais pas quelques jours. Alors que je me garais devant l’appartement de ma mère ce soir-là, les Twins et les Indians étaient à égalité, un run partout pendant la troisième manche. J’ouvris la porte avec ma clé et je trouvai Jeremy en train de regarder Pirates des Caraïbes, son nouveau film préféré. Il eut l’air surpris pendant quelques secondes, puis il se mit à regarder le sol entre nous.

– Salut, mon grand, lui dis-je. Comment va mon petit frérot ?

– Salut, Joe, dit-il.Lorsque Jeremy avait quitté la classe préparatoire, le district

lui avait assigné une assistante éducative appelée Helen Bollinger. Elle savait ce qu’était l’autisme. Elle comprenait que Jeremy avait besoin de routines et d’aller à son rythme, qu’il préférait la solitude, qu’il n’aimait pas toucher des choses et n’aimait pas

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qu’on le touche, et qu’il était incapable de comprendre plus que ses besoins primaires et les instructions les plus simples. Tandis que Mme Bollinger luttait pour que Jeremy sorte de l’ombre où il était retranché, ma mère l’encourageait à se faire invisible et inaudible. La guerre avait duré sept ans, et Mme Bollinger avait accumulé plus de victoires que de défaites. Lorsqu’il était sorti du lycée, mon frère était devenu à peu près capable de converser, même s’il avait toujours du mal à me regarder lorsque nous parlions.

– Peut-être que je croyais que tu étais à l’université, dit Jeremy en égrenant les mots un par un, comme s’il les plaçait prudemment sur un tapis roulant.

– Je suis rentré pour te voir, lui dis-je.– Oh ! D’accord.Il se retourna vers son film.– Maman m’a appelé, dis-je. Elle a une réunion et elle

rentrera pas avant un moment.C’était facile de mentir à Jeremy car, par nature, il était inca -

pable de comprendre le concept de tromperie. Je ne faisais pas ça par malveillance, c’était simplement ma manière de lui expliquer les choses sans m’embarrasser de la complexité ou des nuances que la vérité exigeait. La première fois que ma mère s’était retrouvée en cure de désintox, j’avais dit à Jeremy qu’elle était partie en réunion. Après ça, chaque fois qu’elle allait perdre son argent dans un casino indien ou qu’elle passait la nuit chez un type, Jeremy me disait qu’elle était en réunion. Il ne posait jamais de questions sur ces mystérieuses réunions, il ne se demandait jamais pourquoi certaines duraient quelques heures et d’autres des jours entiers, et il ne s’étonnait jamais que maman parte si précipitamment.

– C’est une réunion assez longue, cette fois, lui dis-je. Alors il va falloir que tu vives chez moi quelques jours.

Jeremy cessa de regarder la télé et se mit à considérer le sol autour de lui tout en fronçant légèrement les sourcils. Je voyais bien qu’il essayait de croiser mon regard, et ce n’était pas quelque chose de naturel chez lui.

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– Peut-être que je vais rester ici et attendre maman, dit-il.– Tu ne peux pas rester ici. Il faut que j’aille en cours demain.

Il faut que tu viennes avec moi, à mon appartement.Ce n’était pas la réponse qu’il espérait. Je pouvais deviner

sa déception au fait qu’il n’essayait plus de me regarder dans les yeux, signe qu’il commençait à se sentir angoissé.

– Peut-être que tu peux rester ici et aller en cours demain matin.– Mes cours sont à l’université. C’est à plusieurs heures

d’ici. Je ne peux pas rester ici, mon grand, répliquai-je d’une voix calme, mais ferme.

– Peut-être que je vais rester ici tout seul.– Tu ne peux pas rester ici, Jeremy. Maman m’a dit de venir

te chercher. Tu peux venir à mon appartement à l’université.Jeremy commença à frotter son pouce gauche contre les

phalanges de sa main droite. Il faisait ça lorsque son monde n’avait plus de sens.

– Peut-être que je peux attendre ici.Je m’assis sur le canapé à côté de lui.– Ce sera marrant, lui dis-je. Rien que toi et moi. J’emporte

le lecteur DVD et tu pourras regarder le film que tu veux. Tu peux prendre tout un sac rempli de films. (Il sourit.) Mais maman ne rentre pas avant quelques jours et il faut que tu viennes à mon appartement. D’accord ?

Il eut un moment d’intense réflexion, puis dit :– Peut-être que je peux emmener Pirates des Caraïbes ?– D’accord, répondis-je. Ce sera drôle, ce sera comme une

aventure. Tu seras le capitaine Jack Sparrow et je serai Will Turner. Ça te dit ?

Jeremy leva les yeux vers moi et imita sa réplique préférée du film :

– « Que cette journée demeure celle où vous avez failli capturer le capitaine Jack Sparrow. »

Puis il se mit à rire et ses joues devinrent toutes rouges, et je ris avec lui, comme je riais chaque fois que Jeremy faisait

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une blague. J’attrapai quelques sacs-poubelles, dont un que je donnai à Jeremy pour qu’il y mette ses DVD et ses vêtements. Je pris bien soin de vérifier qu’il avait assez de fringues pour plusieurs jours, au cas où maman n’aurait pas le droit de sortir sous caution.

Tout en faisant démarrer la voiture, je passai mon emploi du temps en revue, cherchant des moments entre mes cours et mon boulot qui me permettraient de garder un œil sur Jeremy. À toutes ces pensées, des questions s’ajoutaient les unes aux autres. Est-ce que Jeremy saurait se débrouiller dans un lieu étranger comme mon appartement ? Où est-ce que j’allais trouver le temps ou l’argent pour faire sortir ma mère de prison ? Et comment m’étais-je retrouvé à jouer le parent responsable dans cette foutue famille ?