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M E R O V A K L'HOMME DES CATHÉDRALES par M. Henri TRIBOUT DE MOREMBERT Qui se souvient encore de ce truculent personnage déambulant aux alentours des années 1937-1938 à travers les rues du vieux Metz et exhibant le costume d'un autre âge ? Qui connut jamais son nom ? Pour ceux qui eurent le plaisir de l'approcher et de bavarder avec lui — et j'en fus — c'était Merovak, « l'homme des cathédrales ». Merovak eut son heure de célébrité au Quartier Latin et les « enragés » d'alors lui faisaient fête. Il allait, répétant à qui vou- lait l'entendre : « Je date du règne de Louis XI et j'ai très bien connu Jeanne d'Arc ». La presse, la grande presse de Paris, s'était emparée de lui. C'est Adolphe Brisson qui le révéla au public dans un article paru dans «Le Temps» de 1898 et c'est encore le même quotidien, sous la plume de Robert Kempf, qui chanta ses louanges trente-huit ans plus tard. Ces dernières années, Merovak a suscité la curiosité des chercheurs. Sous la signature de Maurice Hamel, on pouvait lire dans la Gazette des Beaux-Arts (janvier 1962) : «Merovak, l'hom- me des cathédrales ! Qui parle encore de cet étrange personnage, qui connaît même encore son nom, en dehors de quelques érudits, de quelques chercheurs toujours curieux de découvrir, dans les brumes du passé, quelques fantomatiques figures ? » Faut-il livrer les secrets ? J'ai longtemps hésité et finalement je me suis décidé à retracer la vie si curieuse d'un homme qui passa pour un fou et un mystificateur mais qui, en réalité, en dehors de certains côtés bohèmes, fut un être excessivement doué, rempli d'excellentes idées. J'ai eu la bonne fortune de classer les ι

MER O V AK Qui se souvient encore de ce truculent

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M E R O V A K

L'HOMME DES CATHÉDRALES

par M. Henri TRIBOUT DE MOREMBERT

Qui se souvient encore de ce truculent personnage déambulant aux alentours des années 1937-1938 à travers les rues du vieux Metz et exhibant le costume d'un autre âge ? Qui connut jamais son nom ? Pour ceux qui eurent le plaisir de l'approcher et de bavarder avec lui — et j'en fus — c'était Merovak, « l'homme des cathédrales ».

Merovak eut son heure de célébrité au Quartier Latin et les « enragés » d'alors lui faisaient fête. Il allait, répétant à qui vou­lait l'entendre : « Je date du règne de Louis XI et j 'ai très bien connu Jeanne d'Arc ».

La presse, la grande presse de Paris, s'était emparée de lui. C'est Adolphe Brisson qui le révéla au public dans un article paru dans «Le Temps» de 1898 et c'est encore le même quotidien, sous la plume de Robert Kempf, qui chanta ses louanges trente-huit ans plus tard.

Ces dernières années, Merovak a suscité la curiosité des chercheurs. Sous la signature de Maurice Hamel, on pouvait lire dans la Gazette des Beaux-Arts (janvier 1962) : «Merovak, l'hom­me des cathédrales ! Qui parle encore de cet étrange personnage, qui connaît même encore son nom, en dehors de quelques érudits, de quelques chercheurs toujours curieux de découvrir, dans les brumes du passé, quelques fantomatiques figures ? »

Faut-il livrer les secrets ? J'ai longtemps hésité et finalement je me suis décidé à retracer la vie si curieuse d'un homme qui passa pour un fou et un mystificateur mais qui, en réalité, en dehors de certains côtés bohèmes, fut un être excessivement doué, rempli d'excellentes idées. J'ai eu la bonne fortune de classer les

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papiers trouvés chez lui après sa mort, grâce à l'amitié de sa fille et de son gendre qui m'ont aimablement autorisés à en tirer les éléments majeurs de cette étude.

Merovak était vendéen. Son père, Jules-César Robuchon, né le 30 octobre 1840 à Fontenay-le-Comte, mort en 1926, a laissé un nom dans le domaine de l'édition artistique. Fils lui-même d'un imprimeur qui composa le grand ouvrage de Fillon et Rochebrune : Poitou et Vendée, il fit son apprentissage à Paris où, à la suite de Daguerre et de Niepce, il se lança, à partir de 1861, dans l'étude des procédés photographiques. Il s'établit ensuite à Fonte-nay, puis à Poitiers et, en 1864, M. de Caumont, fondateur et directeur de la Société Française d'Archéologie, lui fit décerner une première médaille au congrès de Fontenay. Il fixa alors sur la plaque sensible tous les monuments qu'il rencontra et bientôt il lança son premier ouvrage : Paysages et Monuments du Poitou, suivi rapidement de Paysages et Monuments de Bretagne. Chaque département devait comporter une centaine de livraisons compre­nant quatre pages de texte dû aux meilleurs auteurs, deux hélio­gravures d'après les procédés de M. Robuchon, des dessins, plans et fac-similés.

Tules Robuchon fut également un sculpteur de talent qu'on ***ί étonné de ne pas voir figurer dans le Dictionnaire de Benezit. Fntre 1868 et 1920, il a exécuté quarante et un bustes ou mé­daillons en bronze, plâtre et terre cuite. Citons parmi ceux-ci : Pierre Robuchon, son père (1868) , M. et Mme Martin Flamma­rion (1890) , Benjamin Fillon, archéologue (1891) , Octave de Rochebrune (1891), Nicolas Rapin, l'un des auteurs de La Satyre Ménippée (1892) , le Père Camille de la Croix, jésuite (1907) . Mgr Le Camus, évêque de La Rochelle (1909), le docteur Mas­caret, fondateur de la Société thermale du Mont-Dore (1910) , Georges Clemenceau (1918), le président Wilson (1919). Admis au Salon des Artistes Français en 1889, 1890, 1892, 1893, 1907 et 1914, il connut un succès flatteur puisque ses œuvres furent achetées par plusieurs collectivités locales (Fontenay, Poitiers. Luçon, etc.) .

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Du mariage de Jules-César Robuchon avec Louise-Sophie-Léopoldine Cheneau devaient naître, à Fontenay-le-Comte, plusieurs enfants sur lesquels nous n'avons que peu de renseignements, no­tamment Eugène, explorateur, qui mourut sur les rives d'un affluent de l'Amazone, et une sœur qui aurait été mangée par les canni­bales, sans doute dans les mêmes lieux.

Quant à lui, prénommé Gabriel-François-Léopold, il naquit le 14 juillet 1874. Après des études à l'Institution Saint-Joseph de Fontenay où ses professeurs « se plaisaient à entretenir cette flamme de contemplation d'églises, leurs clochers, leurs vitraux... leurs grandes orgues », il vint à Paris et s'inscrivit à l'Ecole des Arts Décoratifs (1891) d'où il fut chassé au bout de quatre mois, car il ne pouvait « s'assimiler la technique officielle ».

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Il habitait alors au sixième étage d'un modeste hôtel voisin du jardin du Luxembourg, mais il passait le plus clair de ses journées dans une petite logette en planches de la tour nord de Notre-Dame où, grâce à l'amitié du sonneur, il pouvait dessiner sans arrêt des cathédrales qu'il commençait toujours par le faîte. Où avait-il puisé cet amour des cathédrales ? « Un jour, confia-t-il au rédacteur du Journal de Corrèze, sa mère, grosse de lui, quitta la Vendée natale et rejoignit pendant la Commune son père à Paris. Le hasard voulut qu'elle assistât à un étrange spectacle et qu'elle vit brûler le Palais de Justice, incendié par les émeutiers. Une véritable couronne de feu cernait la Sainte-Chapelle et la jeune femme devait conserver l'impression profonde de cette nef émergeant des flammes, intacte et glorieuse». N'exagérons pas ! La Commune, c'était en 1871, trois ans avant la naissance de l'enfant. Il serait bien étonnant que l'incendie du Palais de Justice ait ainsi marqué son destin.

On rencontrait généralement Merovak aux terrasses des cafés où il proposait des dessins sans grand succès et pourtant ce n'était pas ceux d'un gauche amateur mais d'un véritable artiste « dont la main s'exerçait à traduire l'émotion profonde que lui inspiraient les monuments religieux» (Maurice Hamel).

Ses admirateurs nombreux n'allaient donc pas jusqu'à lui acheter des œuvres « où la virtuosité le disputait à l'inspiration, où la science du trait s'alliait à la fantaisie de l'esprit». Heureu­sement qu'un petit restaurateur avait consenti à lui accorder des bons de rosbif en échange de ses dessins, sinon il aurait bel et bien crevé de faim.

On le rencontrait aussi souvent au café Procope et dans d'autres salles parisiennes où, se prétendant compositeur, il donnait de soi-disantes improvisations qui n'étaient que des reproductions d'airs célèbres. Fred Robida qui le fréquenta lui attribue cependant une Marche triomphale et Balancelle pour la vie.

« Sa joie fut à son comble, écrit encore Maurice Hamel, quand il rencontra un luthier du boul'Mich' qui mit à sa disposition un vieux piano, veuf de quelques-unes de ses touches mais qui, sous les doigts passionnés de l'improvisateur lithurgique (sci), laissait échapper encore quelques plaintes harmonieuses».

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Parfois aussi, il se faisait inviter dans des maisons bourgeoises où il payait son écot par des morceaux de piano. « Il ne s'expri­mait musicalement qu'avec son seul instinct et sans souci des règles qu'il ignorait ; il s'était en effet obstiné à n'entreprendre aucune étude musicale. Il avait cependant un jeu étourdissant, brutalisant les touches du piano de ses doigts tendus, arrachant au clavier des gémissements et même cassant parfois des cordes, il se livrait à un étrange tumulte de traits, de gammes, d'arpèges, d'accords, avec une virtuosité incomparable, fulgurante. »

Il jouait aussi de l 'orgue « où il exécutait, sans études préa­lables, de longs morceaux. Quand il était placé devant l'instrument tout chantait : les pierres, les boiseries, les piliers, les voûtes, les vapeurs de l'encens, les images des vitraux... Le front levé vers le ciel, l'âme perdue dans un rêve d'extase, il n'écoutait plus rien, en cet instant, que sa pensée... Il était inconscient et passif comme une harpe éolienne ! » Ce que Maurice Hamel ne dit pas, c'est qu'il tapait avec une telle furie sur le clavier qu'il fallait craindre pour l'instrument ; aussi le doyen de la cathédrale de Saint-Omer lui avait-il interdit l'accès de la tribune.

Il se produisit cependant avec succès, sinon avec curiosité, en l'église Saint-Gervais, puis au Trocadéro.

Un jour, chez des amis, il rencontra l'astronome Flammarion et il l'invita à Notre-Dame. Il le reçut dans un déguisement origi­nal : costume moyennageux, souliers à la poulaine, toque de ve­lours. Flammarion le baptisa Merovak et inscrivit sur le livre d'or : « J 'admire l'harmonie dans les cathédrales comme dans les cieux ». Quelques temps plus tard, il fit la connaissance d'Adolphe Brisson qui ajouta sur le livre d ' o r : «Merovak est appelé aux plus hautes destinées dans ce monde et dans l 'autre » et il lui consacra un article dans « Le Temps » du 15 février 1898. Mero­vak,. écrit-il, est un grand diable osseux « à qui les messes noires de Huysmans, le sonneur Carhaix, les évocations de Stanislas de Guaita, les costumes du Sar-Peladan et la lecture des éditions Cha-cornac ont un peu tourneboulé la tête ».

Un article dans « Le Temps », c'était le succès ! Toute la presse allait défiler dans la logette du sonneur de cloches, toute la presse et quelques privilégiés attirés par les cartes de visite

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déposées çà et là : Merovak, Vhomme des Cathédrales, Notre-Dame de Paris, Tour nord. Un jour cependant l'autorité ecclésiastique s'émut et invita l'homme des cathédrales à déguerpir.

On le rencontrait partout dans le Paris d'alors et bien entendu au Quartier-Latin où il était l'objet, de la part des étudiants, d'une admiration bruyante, la même que nous réservions aux alentours de 1935 à Ferdinand Lop.

Armory dans Cinquante ans de vie parisienne (1943) en campe un amusant portrait. « Une amie de Mrs Clark, qui signait alors Laurenty, des romans osés et bizarres et qui trouva sa voie dans l'interprétation prophétique des tarots, recevait dans un rez-de-chaussée, au fond d'une cour de la rue de l'Arbalète, des poètes, des écrivains. On y voyait Francis de Croisset, Toucas-Massillon, Valmy-Baysse, Georges Wagner, Magre, bien d'autres et parmi eux Merovak, dit « l'homme des cathédrales », qui habitait une des tours de Notre-Dame et se promenait dans Paris en costume du Moyen Age. Dans le petit appartement de cette bonne Laurenty ses éperons démesurés étaient la terreur des dames, craignant pour leurs bas et les dentelles de leurs jupes. Une des figures pitto­resques du vieux Quartier-Latin, ce Merovak ! L'homme le plus doux, le plus innocent qui fut et qui déambulait, son carton sous le bras, en quête de quelques ogives ou de quelque gargouille à fixer ».

Merovak ne fréquentait cependant pas n'importe qui, notam­ment pas « la plèbe méprisable englobant commerçants, bourgeois et artistes mondains ».

En 1898, Octave Uzanne le recommande à Frédéric Raisins, avocat à Genève et bibliophile, qui lui demande des dessins pour orner des ouvrages de luxe, comme La Cathédrale d'Huysmans et Le Carillonneur de Rodenbach. Il le quitte pour se rendre en Bel­gique où il fait des conférences d'art : Bruxelles où, après sa causerie, « il esquisse une sérénade du haut du balcon de pierre de la Maison du Roi devant une foule enthousiasmée, Louvain, où la jeunesse universitaire le fête, Malines, Bruges, Anvers qui lui livrent le secret enchanteur de leurs cloches carillonnantes ».

Il revient alors à Poitiers où il cause du scandale en prome­nant dans le pays une flèche de cathrédrale traînée par un âne.

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En 1900, on le retrouve à Paris. C'est l'année de l'Exposition Universelle. Grâce à Fred Robida, il obtient d'être nommé caril­lonneur du Palais de la métallurgie. Les visiteurs le considéraient avec un étonnement ravi ou avec une sorte de sympathie confuse, « toujours en tout cas avec un profond respect car Merovak n'ap­paraissait point en ces lieux, comme un subalterne médiocre, ni même comme un fonctionnaire anonyme, mais comme un per­sonnage de légende et de rêve paré de toutes les séductions ».

Et Maurice Hamel qui a tracé dans les Lectures pour tous de 1928 le portrait du carillonneur de l'Exposition ajoute :

« Les cloches l'avaient toujours attiré, séduit et quand il obtint d'être nommé carillonneur de l'Exposition de 1900 — poste qu'il occupa dignement — il voyait se réaliser un de ses rêves les plus anciens : faire entendre les cloches d'un beffroi, comme il avait fait retentir les orgues des églises ! »

Quand il ne carillonnait pas, il se promenait dans l'Exposition revêtu d'un habit des plus curieux qu'il avait mis le jour de l'inau­guration, derrière le président de la République : pourpoint d'azur, de pourpre et d'or, manches à crevés, chausses et haut de chausses, toque taillée dans une pièce de drap vert bouteille « posée sur une abondante chevelure dont les boucles soyeuses ornaient un visage grave et doux encadré par une barbe plus noire que l'ébène. L'étrange silhouette du personnage s'agrémentait en outre d'une escarcelle et d'un écritoire qui lui battaient les flancs».

Merovak offrit au président une aquarelle où il avait mis tous ses soins. M. Loubet y jeta un regard distrait agrémenté d'un : « Monsieur, je vous remercie ». Le peintre trouva cette indiffé­rence aussi inconvenante que le fait de ne pas être convié aux ré­ceptions officielles. Un jour, il décida de s'inviter lui-même. Ecou­tons encore Maurice Hamel : « Il brossa son toquet, astiqua sa bufflerie (sic !) et se dirigea vers la galerie des machines. Là, il s'attacha aux pas de l'ambassadeur d'Angleterre et fit, avec lui, une apparition sensationnelle au milieu des notables d'outre-Manche.

« Il entendit monter un murmure :

« Quel est cet uniforme ? San Marin ? Patagonie, Val d'An­dorre ?

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« Il continua, pendant un instant, de jouir de l'étonnement général puis, ployé tout à coup dans un large et magnifique salut : « Je suis l'ambassadeur rétrospectif de la collégiale gothique ».

«Un flot d'habits brodés l'entoura ; il eut grand mal à se dégager de l'étreinte sympathique ; quand il y fut parvenu, il regagna d'un pas alerte l'église Saint-Julien des Ménétriers, gravit les degrés de l'escalier qui menait au beffroi et, quelques secondes après, les notes cristallines d'une mélopée improvisée s'égrenèrent dans les airs. »

En 1901, il est à Caen, puis à Rouen où il s'attache « à la vision de Jeanne d'Arc » dont il reconstitue l'itinéraire historique à travers les rues bordées d'anciens logis jusqu'à la place du Vieux-Marché ; il y crée le Journal de VHomme des Cathédrales (premier numéro en juin). Dans une lettre à sa grand-mère, il écrit qu'il tient « par dessus tout à conserver les principes de foi reçus durant son enfance ».

Bientôt il s'installe à Compiègne où il reprend le cycle de ses conférences ; il devient le « pèlerin de l'enseignement ». Il n'a point abdiqué son originalité vestimentaire mais elle est un peu moins abracadabrante.

Il nous dit lui-même ce qu'il fait : « Professeur libre, je vais d'étape en étape, de pays en pays, offrir à de jeunes enfants des causeries et des projections accompagnées d'auditions phonogra­phiques. J'ai donné à cela le nom de « géographie sonore ». La vie est pour moi un perpétuel voyage et une perpétuelle joie...

« Ma subsistance et mes voyages sont assurés par les cotisa­tions modestes que les parents de mes petits spectateurs veulent bien me verser... »

La Picardie, le Boulonnais, l'Artois, les départements du Nord encouragent le conférencier et lui font connaître leurs richesses locales. Dans son autobiographie, Merovak écrit : « Les années s'écoulèrent, l'infatigable propagateur de nos trésors nationaux s'achemina de ville en ville, de village en village. Toute la presse provinciale l'accueillit. Ils sont légion les articles et études sur l'enseignement par l'image qu'il publia. Merovak a travaillé de

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toutes ses forces pour son pays, la France. Les écoles, les lycées, les écoles normales, les établissements d'enseignement laïques et libres ont assisté à ses revisions d'histoire. Des grandes villes comme Bordeaux, Le Havre, Rouen, Lille, Roubaix, Tourcoing et bien d'autres, l'ont aidé dans sa croisade. L'Illustration (11 juil­let 1914), à la veille de la guerre, lui a consacré un magistral article résumant toute son œuvre qui allait brusquement s'évanouir dans le torrent des événements de la lutte ».

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Revenons quelque peu en arrière pour parler de son mariage, célébré en 1912, à Metz, en Lorraine annexée. L'acte se trouve dans les registres de l'état civil de la ville, sous la date du 25 janvier.

Gabriel-François-Léopold Robuchon, né à Fontenay-le-Comte le 14 juillet 1874, fils de Jules-César, photographe et libraire à Fontenay-le-Comte, rue Royale, puis à Poitiers (3, rue du Moulin-à-Vent) et de Louise-Sophie-Léopoldine Cheneau, épouse Eléonore-Marie-Joséphine Staub, sans profession, fille d'Eugène-Christophe, chef de train retraité, et de Madeleine-Dorothée Müller, née le 20 octobre 1891 à Metz.

Eugène Staub, né à Bénestroff le 9 mars 1851, était le fils de Christophe, manœuvre à Bénestroff, et de Françoise Godard. Madeleine-Dorothée Müller, fille d'Ernest-Guillaume Müller, em­ployé des postes, et de Dorothée Bélier, était née à Luxembourg, le 19 janvier 1861. Elle vivait encore en 1957 lors du mariage de son arrière-petite-fille. Ils s'étaient mariés le 28 avril 1884, à Metz.

Eleonore Staub habitait avec ses parents, 12, place Saint-Etienne, derrière la cathédrale. Il n'est pas étonnant que Merovak l'ait rencontrée en ce saint lieu où se fit d'ailleurs la cérémonie religieuse.

Edouard Helsey a raconté l'événement dans Le Journal du 30 janvier. Ecoutons-le.

. «Merovak s'est marié hier à la cathédrale de Metz, 29 jan­vier 1912.

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« Et voilà que poursuivant sa voie exceptionnelle, l 'Homme des Cathédrales se trouve amené, par un détour romanesque, à accomplir, en une idylle infaillible et moyennageuse, sa pittores­que destinée.

« L'histoire est simple comme une scène de la Bible transposée dans un roman de chevalerie. On y voit l'artiste errant qui s'arrête et plante son chevalet devant la cathédrale de Metz. Cependant qu'il s'attarde à dégager les traits funèbres du grand catafalque de pierre, flanqué pour cierges de tours et de flèches, commé­morant au centre de tant de champs de bataille la chute de tant de morts, cependant qu'il regarde entrer dans cette église-caserne et en sortir les soldats allemands qui suivent militairement la messe et emplissent les nefs d'une acre odeur de cuir, la foule s'amasse sur le parvis.

« Parmi les visages attentifs, le peintre en remarque un, gracile, pâle, d'un ovale très pur sur un cou flexible, et qu'éclairent deux grands yeux très doux. Il s'approche et lui parle. Elle habite là, cette petite maison encastrée au pied du portail. Elle est née là à l'ombre de la tour. C'est la fleur des cathédrales et elle s'ap­pelle Eleonore.

« Alors pour la conquérir, toujours comme dans les romans, Merovak se remet en chemin. Il soumet aux autorités universitaires un projet d'enseignement par l'image. Il organise un vaste plan de projections coloriées, évoquant devant les enfants le passé, le présent, l'avenir en visions mémorables. Il se flatte de leur faire saisir ainsi l'histoire, la géographie, les sciences naturelles et les principes de l'art. Sa tentative a du succès dans les écoles, près des recteurs d'académie. Bientôt le fiancé aux longs cheveux revient près de celle qu'il espère, il fait tinter de beaux louis d'or qui débordent de sa sacoche et aujourd'hui, il a passé au doigt d'Eléo-nore l'anneau symbolique sous le patronage de Notre-Dame de Metz.

« J'étais convié à la cérémonie qui fut un heureux mélange d'agréments divers. Merovak en smoking de satin à revers de moire, en culotte et guêtres de satin, le feutre à cordelière de soie roman-tiquement campé sur l 'amas de ses cheveux noirs, mettait une note d'aventure et de rêve au logis familial et tiède de sa fiancée.

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« Le vieux père du marié était venu du Poitou. Il ressemble étrangement à un Napoléon III énergique, tandis qu'un des amis de la famille rappelle, à s'y méprendre, les traits de Guillaume IL

« Le cortège simili impérial écoute la Marseillaise avant de se rendre à l'église où chantaient les cloches. Merovak tenait sous son bras le livre de ses premiers dessins de cathédrale, dont il n'accepterait pas de se séparer. Après qu'on l'eut béni lui-même, il fit bénir ce talisman puis, en mangeant, il montra à ses hôtes la lanterne magique puis, mêlant la technicité des détails au lyrisme flottant des images, il raconte sa vie et ses travaux qu'il se propose de continuer, maintenant que les cathédrales lui ont donné une fiancée, une femme, en paiement de son amour mystique ».

Fantasie*, du 1er mars, consacre une page illustrée au mariage, sous la signature même de Merovak. Elle vaut la peine d'être reproduite.

« Ma cathédrale d'amour,

« Je me suis marié, car un couple est plus beau dans des cathédrales. Mon pourpoint de velours, ma culotte de soie et mon toquet gothique, que copia Peladan, s'harmonisaient certes avec la majesté sonore des nefs embaumées. Mais, seul, l'homme n'est pas complet, Dieu l'a dit ou, tout au moins, il l'a pensé, puisqu'il a créé Eve.

« Comment n'avais-je pu interpréter la pensée de Dieu ?... Mon étoile me guida vers Metz, vers la cathédrale, vers une chaise sur laquelle, je dépliais mes cartons. Car, je dessine... Sur mon album, tout est gothique, tout, même l'âme des cailloux.

« Or dans le temple de Dieu, je crayonnais quand un souffle léger vint frôler mes cheveux bouclés...

« Je tournais la tête. Une femme avait posé son filet de pro­visions à terre. Contre son joli sein, son bras serrait un fagotin et j'entrevis le symbole de l'amour maternel, conjugal et biblique de tout ce qu'une femme serre contre sa poitrine. Le lendemain, le fagotin avait fait place à une botte de ces verts et merveilleux légumes que le vulgaire dénomme poireaux.

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« — Femme, mes dessins te plaisent ? demandais-je.

« — Ça m'en bouche un coin, répondit-elle.

« — Enfin, m'écriais-je, voici donc une fille du peuple que mon œuvre impressionne. Qu'importe la façon dont elle traduit son émotion ! Et je la pris pour femme. Avec « ma douce », je vais continuer mon œuvre. Notre couple esthétique faisant de moi un être complet, se mariera mieux avec le Mystère. Et bientôt, elle aussi pourra conférencier comme je le fais contre une modeste cotisation. Car dans l'âme des pièces d'or, des pièces blanches, des billons, je reçois l 'âme des cathédrales... »

Après la naissance de sa fille Eliane, le 30 août 1913, Merovak installa à Arnaville son jeune foyer. Pas pour longtemps puisqu'en 1914, c'était la guerre. « Elle fut tragiquement émouvante dans ce village frontière, vers lequel les Barbares se ruèrent au grand galop, flot impétueux qui ne fit trembler personne. L'invasion s'engouffra. Les chants des hordes en marche vers Paris heurtèrent nos cœurs et s'évanouirent sur le seuil des maisons verrouillées. Jours et nuits, pendant que le troupeau de sauvages qui avaient juré de s'abreuver de notre sang, passait, usait nos loutes, outra­geant nos forêts de ses accents infernaux, la famille Merovak revi­vait le passé... La cannonade faisait rage ; plusieurs fois, les obus tombaient à quelques pas, faisant remuer les foyers. Toutes les terreurs planaient au ciel en courroux... toutes les violences sillon­naient les bords de la Moselle... (Autobiographie).

Le 22 décembre 1914, Merovak, sa femme et sa fille étaient emmenés en captivité, « sans pouvoir sauver les précieuses archives des Révisions d'Histoire, abandonnées aux coups de la mitraille. Les ravisseurs ne leur laissèrent qu'un vague bagage. Le convoi d'un millier d'esclaves, pendant plusieurs jours, roula lentement vers le nord de l'Allemagne et, une nuit, déversa à Holzminden (Hanovre) le long chapelet de ses victimes...

« Le premier réveil au camp fut une tempête de protesta­tions, une clameur devant laquelle les barbares mirent le fusil en joue et les canons en batterie. Les monstres firent afficher en fran­çais dans les baraques des paragraphes, à peine de mort, dont les prisonniers se contentèrent de corriger les fautes d'orthographe.

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Nous devînmes les égarés qui secouaient les horreurs, les déses­poirs de l'exil. Nos bourreaux, en face de l'horrible tableau que présentait la vue des vieillards, des femmes de tout âge et des enfants, dont plusieurs naquirent en ce lieu d'infamie, durent baisser la tête et ne purent s'empêcher de relâcher, de renvoyer en France ces malheureux et ces malheureuses » (Autobiographie).

Merovak fit entrer, dans un de ces convois, sa femme et sa fille qui s'installèrent à Poitiers, puis à Aix-les-Bains (Savoie). Quant à lui, il demeura en captivité. C'est là qu'il composa sa gigantesque « Cathédrale des Morts », dont nous reparlerons plus tard.

Le 23 décembre 1916, il fut relâché pour cause de maladie, mais il dut laisser le tableau aux mains de l'ennemi ; « il s'en alla comme il fut amené, sans autre chose que son paquet de mi­sère et sa vêture d'esclave ». D'Allemagne, il vint en Suisse, à Montreux, où sa famille le rejoignit. Il put refaire sa « Cathédrale des Morts » et, à partir d'avril 1917, donner des conférences avec projections. Une lanterne magique, un phonographe et des disques l'accompagnaient dans ses tournées à travers le Valais.

Quelques mois de bonheur devaient précéder un grand malheur. Mais laissons parler Merovak :

« Ils souhaitèrent, en revoyant la France, apporter un fils, un futur soldat. Ce vœu fut exaucé. Tous deux, en accomplissant le devoir avaient confiance, malgré les circonstances financières et l'imprévu du lendemain. Toutes les cruautés de la déportation et l'angoisse de l'attente s'effaçaient devant le joyeux événement qui se faisait proche. Mais survint l'application de l'accord franco-allemand, le rapatriement des internés favorisant directement ceux qui retrouveraient des parents à l'arrivée. Le voyage de la jeune maman ne pouvait être envisagé et le médecin consulté établit un certificat nettement défavorable, certificat dont le duplicata fut conservé. Merovak exposa aux autorités de l'internement tous les dangers d'un pareil déplacement. Mais une lettre dactylo, n° 7440, vint qui les livra aux plus sombres pressentiments ; ils furent déracinés (16 juillet 1918) et livrés, sans courage, aux détours d'un déplacement dangereux. Un mois après, le petit Romain naissait ; mais la pauvre mère, inquiète et — Dieu sait combien !

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—désorientée à la suite de l'implacable mesure, était cruellement ravie à ses tout jeunes enfants, à son mari désespéré, désormais seul devant le malheur irréparable qui équivaut à un coup de poignard en plein cœur ».

Mme Robuchon fut inhumée au cimetière d'Aix-les-Bains, le 24 septembre 1918. Merovak fit établir un faire-part original. D'un côté, en caractères gothiques, il annonçait un service solennel en l'église Notre-Dame de l'Assomption, pour le 2 octobre, à la mémoire de la défunte. De l'autre, en caractères romains, il décla­rait : « A l'issue de la cérémonie, l'enfant Romain, âgé d'un mois, fils bien-aimé offert à la France et voué par la défunte, au prix de sa vie, aux Cathédrales que défient les Barbares, sera baptisé à l'autel de la Sainte-Vierge de la dite église paroissiale. De la part de M. Merovak, ses enfants Eliane et Romain, 3 bis, place des Ecoles, à Aix-les-Bains, et de la famille de la défunte, place de la Cathédrale Saint-Etienne, à Metz ».

De toutes les lettres de condoléances qu'il reçut, retenons-en trois. Celle de Maurice Barrés (15 octobre) : « Cher Monsieur Me­rovak. Je prends une vive part à votre deuil cruel et je veux espérer que ce petit enfant saura consoler votre douleur».

Celle de l'abbé Bouellat, curé de Rolle, au canton de Vaud (16 octobre) : « Mon cher Merovak. Recevez mes condoléances les plus émues ! Je prie Notre Seigneur Jésus-Christ de mettre sur la blessure de votre âme le baume de ses divines consolations. Il possède, Lui, le secret des joies éternelles qui feront suite aux « immenses douleurs » de la terre, comme une victoire fait suite à la sauvage oppression, suavement et d'une façon si belle que le passé ne sera plus qu'un méchant souvenir.

« Courage, Homme des Cathédrales ! Que tout cela n'a pas de nom dans aucune langue terrestrç devienne la substance d'une éternité de bonheur sans mélange ! Nous ne nous plaindrons pas à Dieu d'avoir tant souffert lorsque nous serons auprès de Lui.

« Et auprès de Lui, pour vous, Merovak, cela signifie aussi auprès d'elle, auprès de celle que vous pleurez.

« Que le Christ qui aime les Francs vous tienne, vous et vos petits anges, dans sa sainte garde ».

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Celle enfin de l'abbé Gentin, curé de Noville, près de Mon­treux (16 octobre) : «Mon pauvre et cher ami. Permettez-moi de vous appeler de ce nom d'ami car l'affliction rapproche les cœurs. Saint Paul nous dit : « Soyez dans la joie, mais soyez dans les larmes avec ceux qui pleurent. Quand un membre est malade et souffre, tous les autres membres du corps doivent souffrir avec lui ». Dès lors cette fraternité qui doit unir tous les chrétiens me porte à venir partager votre douleur et mêler ma douleur à la vôtre.

« L'épreuve est d'autant plus dure, la croix d'autant plus ¿«iarde aue vous veniez de rentrer dans la chère et douce France. La victoire est à l'horizon ; une ère nouvelle va commencer et vous pouviez avec vos chers enfants et votre compagne aimée, entrevoir déjà le moment où vous fonderiez à nouveau et définitivement votre foyer et où vous pourriez oublier les douleurs du passé dans la joie du présent...

« Dieu en a décidé autrement. Je puis dire Dieu, car vous êtes un chrétien, un fils dévoué de l'Eglise. La décision que vous avez prise au sujet de votre petit garçon le prouve. C'est pourquoi tout en pleurant vous voulez garder, n'est-il pas vrai ?, toute votre confiance en Celui qui, dans notre cœur, fait germer la fleur bénie de l'espérance.

« Vos chères cathédrales qui s'élèvent bien haut dans le ciel au-dessus des maisons accroupies à leurs pieds, ne semblent-elles pas nous dire d'élever aussi nos regards au-dessus de cette Terre d'épreuves, vers la Patrie éternelle, séjour des bienheureux : « Credo in vitam aeternam », dit le Symbole apostolique, que cette pensée ou plutôt que cette conviction vous soutienne et vous per­mette de suivre jusqu'au bout votre chemin de croix, jusqu'à l'heure où tout sera oublié dans le Revoir. « Inquietum est cor nostrum donee requiescat in Te », dit saint Augustin I, 1, notre cœur est inquiet, troublé, agité jusqu'à qu'il repose en Toi, Sei­gneur ; oui, la Croix est et sera lourde pour vous, mais avec la Foi, vous savez qu'un jour il y aura le repos, la Paix, la joie, auprès de Dieu, là où il n'y aura plus de séparation, plus de larmes, là « où Dieu pour toujours effacera toutes les larmes de nos yeux» (Apocalypse).

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« Soyez fort aussi pour vos chers enfants. Faites-en de bons Français, faites-en de bon chrétiens : qui sait peut-être votre fils sera-t-il un jour (c'est le secret de Dieu) un artiste chrétien, un de ces verriers qui sont la gloire des siècles de Foi. Il est impos­sible que le fils de tant de larmes « ne soit pas en bénédiction à l'Eglise», mais ne lui apprenez pas seulement à aimer les cathé­drales de pierre (qui malgré tout hélas ! s'écroulent sous le poids des siècles ou sous la main des Barbares ! ) , mais apprenez-lui à aimer ce temple de l'Esprit « dont parlaient Notre Seigneur et saint Paul, qui se trouve dans le cœur et qui s'appelle l'amour de Dieu et l'amour de notre prochain, amour résumé dans les trois vertus théologales : la Foi, l'Espérance et la Charité ».

« Là est l'essentiel. Que Dieu bénisse vos enfants. Que Dieu vous soutienne vous-même par la puissance de la Foi. Parce que Dieu vous a marqué du sceau de la douleur (comme tous les grands serviteurs de la Vérité), eoyez doublement fidèle et cela sera pour votre bien, pour le bien de vos enfants, pour le bien de votre chère France, pour le bien de lEglise et pour la gloire de Dieu, ad majo­rem Dei gloriam.

« Et, un jour, dans les parvis éternels, il y aura pour vous et votre compagne retrouvée, la récompense qui n'aura pas de fin, dans le Royaume des Cieux, là où nos plus belles cathédrales, où les plus beaux effets de lumière se jouant dans les verrières et dans les roses, ne seront qu'enfantines constructions et aube gri­sâtre, à côté des splendeurs de l'au-delà et de la gloire éternelle...»

Merovak accepta chrétiennement cette épreuve. Il confia ses enfants à leur grand-mère maternelle, à Metz, et il s'établit à Langres où il écrivit des articles pour les journaux locaux, reprit ses pinceaux et se fit à nouveau le pèlerin de la pédagogie sonore. Il avait acheté une vieille Renault qui le transportait avec ses impedimenta de village en village. Quand il était à Langres, il habitait 11, rue Château-du-Mont, dans la tour du vieux château. Il était devenu moins bohème mais il ne pouvait se passer de ses fantaisies vestimentaires.

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En 1931, il s'en prend à Mgr Tissier « évêque de la Marne, officier de la Légion d'honneur de par le gouvernement français » qui avait déclaré du haut de la chaire de la cathédrale de Nancy : « L'école laïque ? c'est l'enseignement de la décadence ; l'école laïque ? c'est l'enseignement anti-français ».

Il lui répond par une lettre ouverte parue dans UEtoile de Γ Est (samedi 28 novembre) : «L'école laïque, c'est l'enseignement de la décadence !... défi que vous avez jeté à la face de Celui qui est la Lumière, Lumière qui n'est pas l 'apanage de vos écoles. Elle pénètre d'un même rayon dans ces écoles que vous vouez au mépris. Elle engendre dans les consciences de ces maîtres et maî­tresses le dévouement, l 'amour du prochain et le respect de toutes les convictions religieuses... L'école dite sans Dieu n'est pas et n'a jamais été impie» .

Dans les notes qu'il a laissées, nous avons retrouvé ces quel­ques lignes : « Le manuscrit de cette lettre a été soumis à l'avis d'un prêtre éclairé lequel en a reconnu méritante la publication en considérant ma confession d'avoir, durant mes voyages de confé­rencier, rencontré, côté laïque, instituteurs et institutrices catho­liques et côté libre, plusieurs indifférents, quelques-uns pétris de négation ».

C'est au cours d'une de ces tournées de pédagogie sonore qu'il avait entendu le sermon de Mgr Tissier. En effet, de 1931 à 1933, il parcourut l'Est de la France et il séjourna à plusieurs reprises à Metz, chez sa belle-mère et auprès de sa fille Eliane.

En 1946, Robert Kempf le retrouvait et lui consacrait un article dans Le Temps (29 mars) .

« Quoi ? C'est vous ?

« C'est vous Merovak, l 'Homme des Cathédrales ? Vous vivez toujours... O bain de jeunesse ! Soleil du Quartier Latin si vif à nos rétines neuves !... N'est-ce pas le poète Vincent Muselli qui nous présenta, un printemps, près de la Source ? En plongeant dans l'inconscient où rien ne se perd, dit-on, je revois votre thorax brodé de soie : une des roses du transept de Notre-Dame flamboyait entre vos pectoraux ; vos goussets étaient ogivaux. Vous étiez, pour

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nous, malgré le noir de la barbe, un Ancien. Nous vous adaptions l'illustre couplet romantique : « Merovak, Merovak, nous avons combattu avec l'épée... » C'était quelques années après que Huys-mans eut découvert la cathédrale de Chartres. Nous allions fort ! Nous prenions les cathédrales pour fétiches... Vous prétendiez les connaître toutes. Mais vous campiez à Notre-Dame, près des chimè­res. Vous dessiniez la chouette, sous son voile de veuve, fixant, depuis des siècles, le même point de Paris avec ses yeux globu­leux, et le diable qui nous tire la langue et qui a bien raison. Passion périodique des vieilles pierres...

« Nous ne vous prenions pas au sérieux, Merovak. Nous vous jugions fol, d'une gentille et sympathique folie. Vous nous rappe­liez le Sar dont les costumes avaient amusé nos pères. Nous étions pédants : nous n'avions pas confiance dans votre culture. Pourtant, vous étiez sage, puisque vous avez duré. Après trente ans, on vous retrouve, pauvre comme jadis : n'ayant rien gagné, mais n'ayant rien perdu. Rentes converties, écroulement des fonds russes, chute du franc à quatre sous-cuivre ; et la tempête sur les loyers... Vous n'avez rien enduré Merovak, ni la crise de prospérité, ni la crise de pauvreté. On dit que vous parcourez les campagnes en auto. Homme des Cathédrales, vous avez appris les secrets de la boîte de vitesse ; c'est bien !...

« Confiant dans le retour de la mode des poils longs, vous avez gardé votre barbe. Vous êtes précurseur. Vous allez ensei­gnant aux petits enfants des champs la « géographie sonore », à l 'aide de disques, de projections, d'éloquence. On vous aime dans le Berry et dans le Nivernais aux bœufs blancs, père Noël qui ins­truit en amusant, ô vagabond pédagogique ! Vous n'avez pas vieilli, puisque vous n'avez rien pris au sérieux. Vous êtes solitaire donc content de vous et disponible...

« Aux petits des oiseaux, Dieu donne la pâture. Pourquoi ne pas vous imiter, tous les deux ? La patrie change tous les jours de visage et ses gérants la mènent aux rebours de nos désirs. La pro­priété est si fragile que le plus sûr est de ne rien avoir, pour ne rien voir fondre et ne rien regretter... Je vous vois prêt à tous les événements. Le masque à gaz vous est inutile, o aéré. Les rapports changeants de la livre et de la lire, du dollar et du franc vous font

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hausser les épaules ; vous ne vous occupez que de la proportion du plaisir que vous donnez aux légumes, aux terrines de pâté, à la poignée de moules dont vous avez appétit. Avec votre cape et votre grand chapeau, vous êtes plus superbement habillé que le lys des champs qu'on devrait appeler anémone. Le bel exemple !, vous étiez déjà dégoûté de la civilisation quand nous mettions encore en elle toutes nos espérances. Qui eut dit qu'en 1936, je vous admi­rerais, Merovak ? Votre exemple est doux. »

En 1936, Merovak décide d'écrire ses Mémoires. Il achète un beau cahier doré sur tranches et relié de cuir. Sur la première page, il calligraphie : « Le Sanctuaire de mes Pensées. Les secrets extérieurs, intérieurs de ma Vie». Il écrira 21 pages, le reste demeurera blanc.

« Ce jour dimanche 18 octobre 1936, je commence à explorer cette planète qui enferme mon cœur, mon esprit, un monde de rêves qui se renouvelle sans devoir — tant que je vivrai — s'ap-paiser (sic ! ) . J'écris ces deux premières lignes en pensant ce que pourront être les deux dernières lignes qui termineront ce sanc­tuaire de mes pensées les plus intimement liées à ma vie.

« Je m'arrête un court instant pour regarder ces pages blan­ches qui suivent, dans le cadre d'or qui veut les faire resplendir tel un flambeau qui projetterait une lumière sur la voie qu'il me faudra suivre pour arriver à cette page dernière...

« J'ai écrit « Ma vie », cette vie qui, née à sa source, s'en va comme le ruisseau clair serpentant dans la feuillée d'une forêt vouée au silence des peuples forestiers ; d'une forêt où soudain la violence des éléments vient la troubler de ses frémissements.

« Vivrais-je au-delà de cette dernière page ? Oui, si j'aban­donnais le fil des travaux que me suggère ce plan de propagateur de ces trésors que je recueille sur ma route et en les ajoutant aux miens...

« Les temps que nous vivons me plongent parfois dans le brû­lant désir de souhaiter de fuir, non par ces gouffres noirs qui telles des crevasses que la terre qui tremble sait créer, mais dans ces lumières colorées où l'immensité du ciel ne suffit pas à les

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absorber. Quelle ironie pour ces hommes volants ! Nous les voyons s'élever avec cette émotion pareille à celles qui parent nos prières. Ils gravissent, puis presque rien dans la nuée qu'un point imper­ceptible qui donne l'impression qu'ils se perdent, qu'ils s'égarent là où nulles barrières ne les enserrent. Ils voudraient aller plus haut, fuir cette atmosphère de glace invisible. Leur âme commence à penser à la terre qui a fui derrière ces nuages qui ne souffrent pas toujours que l'azur s'attarde à des faveurs prolongées que nous ne saurions plus apprécier. Nos hommes volants reviennent... fuient les cieux. Et j'arrive à croire ce qui me fut dit un jour où j'inter­rogeais le lendemain d'une grande joie — celle entre toutes qui sont passagères. Plus haut Merovak que tes fragiles clochers... un pas de plus sur la dentelle de tes escaliers de pierre... puis ce sera le Ciel. Le Ciel où il n'est plus besoin d'une mécanique pour l'approcher... »

Merovak s'arrêta-là. C'était préférable pour lui et pour... nous.

Il continue cependant ses tournées de conférences, mais il n'est plus aussi zélé que jadis ; il est vrai qu'il souffre du diabète. C'est aussi l'époque où il diffuse des prospectus de tous formats, y compris le format journal : il y relate les événements artistiques, notamment la découverte archéologique à Langres d'une salle caro­lingienne sous la cathédrale.

Il reste toujours aussi virulent.

Ainsi, dans une lettre ouverte au cardinal Verdier, archevêque de Paris, il s'en prend aux vitraux modernes placés à Notre-Dame, « véritable sacrilège dans ce cadre incomparable d'esprit de pureté religieuse que l'art ogival — d'essence rigoureusement français — a divinisé...

« Faut-il que nous nous inclinions devant des peinturlures — vos vitraux — reproductions malaxées de désespérances sorties du frigidaire du matérialisme.

« Ces images vidées de dessins harmonieux... ces couleurs apoplectiques que le corps astral du Bienheuruex renie, ne peuvent, parce qu'elles ne le doivent pas, élever, substanter nos prières que défie la vue de ces malheureux saints parisiens désossés et vêtus d'attitudes givrées, parés de gestes défiants, attributs ordinaires des spectres errants.

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«Plus encore, Eminence, ces peintures brossées à la diable, suspendues en vos temples pétris de ciment armé, dont le réfrigé­rant nous désarme et, finalement, nous jette sans espoir dans le noir sillage de leur insuffisance.

« Nul doute que notre prière succombera dans les méandres de cet étranglement où choient déjà nos aspirations chrétiennes. Ce serait les outrager que de vouloir les rapprocher même mortes, de les ressusciter dans le sein de Dieu. Ce serait les torturer que de tenter de les éblouir par le jeu désordonné de ces transparences aux couleurs meurtries, plaquées en prisons d'agonie sur des for­mes humaines volontairement fracassées. Dante lui-même les ré­prouverait au seuil de ses enfers...

« Ne touchons pas à son patrimoine sacré [de la France] pour le déflorer et l'amoindrir. »

En 1939, il quitte Langres pour Yssaudon, puis pour Objat, à 20 km de Brive (Corrèze) où il vit péniblement en vendant des dessins 5 F pièce. En mai 1940, il envoie à un journal de Langres un article sur « L'aurore du miracle » où il déclare que la civili­sation latine est en danger. Il noircit bon nombre de feuilles qui demeureront dans ses cartons : « Le pays frémissant s'éveille ». — « Sérénité de la France ». — « Ce que le soldat demande au civil ». — « Egalité des sacrifices ». — « Combat du Moral ». Il fait un essai sur l'éducation nationale et un autre sur la volonté de servir. Il demeure fidèle au maréchal Pétain et en 1943 il lui dédie son Tryptique des Cathédrales. Il refait quelques causeries.

En août 1940, il a une première attaque ; il est transporté à l'hôpital Dubois de Brive où il reste près de quatre mois, vivant de la charité des uns et des autres. Le 4 février 1945, à Langres, il aura une seconde attaque qui paralysera le côté droit et la jambe. Il sera à nouveau transporté à l'hôpital où il se reprendra à rêver et où il rédigera des appels qu'il fera imprimer. Sur l'un deux, il souhaite « guérir, être délivré de cet état de demi-mort !..., reprendre la tâche ardente du réalisateur des beautés conquéran­tes » ; sur un autre, il mélange la prière de Mistral, ses commen-

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taires personnels, des appréciations données au cours de ses confé­rences en Alsace, des extraits d'une lettre du colonel de Grouchy, chef des F.F.I. et il termine par l'éloge du général de Gaulle « notre triomphateur inspiré du souffle des aïeux, éclairé du génie de la France ». Tout cela pour en arriver à un appel financier en vue de suivre un traitement thermal à Bourbonne-les-Bains.

Il demeure alors au château de Langres où il vit dans la misère ; sa sœur doit employer toutes sortes de ruses pour lui faire parvenir vêtements et denrées car il ne veut rien recevoir ; il accep­tera cependant du directeur de l'Intsitut français de Stockholm, à la suite d'un article du journal Arts, un chèque de 5.000 F (28 fé­vrier 1953).

Il entretient des relations épistolaires avec quelques amis et il continue à peindre des paysages quand il n'exécute pas quelques pastels. On le trouve souvent à la cathédrale de Langres où, de sa main gauche, il dessine et il peint. Il a ouvert une sorte de livre d'or qui recueille les signatures des visiteurs et des appré­ciations fort banales dans le genre de celles de M. Perrichon.

Il sera bientôt prié d'aller installer son chevalet ailleurs. « Loin d'avoir troublé les cérémonies, écrit-il dans des notes retrou­vées, j 'y ai prié d'une ferveur clairvoyante à l'œuvre d'art qu'at­testent les lignes et teintes de ces deux tableaux qui d'eux-mêmes, parlent, expriment les voix murmurantes s'élevant de cette recons­titution laquelle ne fut jamais tentée. Cette apparition, dans la présente cathédrale, saisit le visiteur, lui parle. Le passant, des yeux, interroge l'artiste près de son œuvre. Il entend murmurer de l'en-dessous du pavement tumulaire, les voix de ses morts... plaintes sourdes, prolongées qui paraphrasent, en successions des temps enfuis, ce que fut la vie de leur foi triomphante célébrée en ce pourtour majestueux auréolé de ses colonnes, prières puissantes à force de les élever vers l'Eternel... »

Il reviendra encore quelques temps peindre dans la cathé­drale, puis, un jour, il en sera définitivement évincé. Ulndéperudant de la Haute-Marne publiera à ce propos une mise au point du chanoine Turlure, archiprêtre de la cathédrale (6 septembre 1952) : « J'ai, dites-vous, interdit l'accès de la cathédrale à Merovak. C'est faux. J'ai au contraire dit à cet artiste qu'il viendrait à la cathé-

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drale prier le bon Dieu autant qu'il voudrait et même y faire de la peinture, mais que j'entendais borner là ses activités. Ce que j 'ai interdit, c'est un trafic qui ne se limitait pas, comme vous le dites, à l'échange de quelques esquisses, c'est ses expositions cha­que jour plus envahissantes, ses interventions intempestives et le désordre permanent qui s'en suivait. A plusieurs reprises, je l'ai invité à plus de réserve et de discrétion. J'ai perdu mon temps et j 'ai dû en venir, à la demande du chapitre et après de multiples plaintes, à la mesure incriminée. Que Merovak en ait dénaturé le sens et la portée, cela ne me surprend pas. »

Le 10 juillet 1946, il écrit à un ami pour critiquer « un festival cabotin» qui s'était tenu à Langres. Sa plume n'a pas perdu de sa véhémence.

« Oui, Messeigneurs de la chanson chaloupante, au prix où se débitent les cœurs d'artichauts et les oignons équeutés... chanter en chœur des balivernes ? J'avais près de moi, sous l'arbre haut-par­leur, sa Dignité nue-tête, M. le vice-président de (la Croix-Rouge), les yeux ravis, l'oreille tendue aux facéties déclamatoires mais surtout suspendu béatement à la jacasse à sec de la « toute belle ». Les gestes modeleurs, filamenteux, la voix en lame de rasoir de notre chanteuse ne se privaient pas d'émouvoir en photogéniques expressions — du sourire brut à l'ironie raisonnée — mon stoïque voisin surchargé, de visu, de la douche haut parlante des irréson­nantes balivernes surgies du kiosque à bourrage de crânes... »

Et il terminait ainsi sa diatribe :

« Je vous avais adressé un envoi dont aucun avis réceptif m'est venu. Ne parlons plus de cela. J'espère vivre encore. Vingt ans de plus me donne le Docteur chirurgien Hamon qui vient de m'opérer. Un de plus qui m'a sauvé, après un autre qui s'était penché sur ma détresse d'exode. Précédemment Lebrun, Paul Bon-cour, Briand, Herriot, Loubet, l'astronome Flammarion... m'ont aidé. Rien de plus. Reconnaissance, mais respect à mon indépen­dance totale. A 72 ans, mon labeur est brisé. Je suis substanté du pain de la charité. En moi-même, une blessure saigne, celle du massacre de nos cathédrales. Leurs auteurs ? Les événements qui disposent et non pas les hommes qui passent».

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En 1947, son propriétaire décidera de l'expulser du château du Mont ; il se plaindra au maire de Langres dans une lettre ouverte. Le premier magistrat prendra sa défense et il pourra rester dans sa tour vétusté, mais encore solide.

Le 14 juillet 1950, il reprend un nouveau cahier pour y consi­gner de la main gauche ses notes et souvenirs. Les idées se bouscu­lent sans suite et il saute constamment du coq à l'âne. Veut-on quelques exemples ? « La loi de ma conscience est faite invariable­ment de soumission au tribunal de Dieu, alors qu'en regard de ma confiante volonté de bien faire s'agrippe à mes faiblesses, en leurs sensibilités déficientes, les assauts perfides du mensonge, de l'hy­pocrisie harceleuse, cette joie du mal agressive à l'idée d'une réali­sation supérieure... Le talent n'assure pas, au-delà de ce qu'il est en mesure de créer, d'imposer, l'absolu de ce bonheur tant inté­rieur qu'extérieur ».

Il y a cependant une belle page digne d'Huysmans sur « l'in­comparable mise en croix du sublime François Gentil qui a su exprimer ce que fut Notre Sauveur à l'instant de son agonie même, sa mort débordante du sacrifice accompli.

« Le divin patient est représenté au moment même où il vient d'expirer. Et inclinato capite... La tête penchée en avant retombe sur l'épaule droite, les cheveux flottants sont disposés en mèches comme mouillées par les sueurs de l'agonie. La bouche est entr'ou-verte, le nez pincé ainsi qu'il arrive aux mourants, les yeux sont clos. La légère draperie, en forme de « linge mouillé », qui entoure les reins, accuse des plis disposés avec élégance et coupe heureu­sement les lignes des hanches. Les jambes sont croisées, un seul clou énorme transperce et fixe les pieds (ce clou nous fait entendre et subir le bruit, la violence de l'enfoncement).

« Au point de vue anatomique, ce sujet est magistralement traité. L'œuvre idéaliste en l'expression de la tête du Christ offre un caractère émouvant de majesté et de pathétique. Le sacrifice est consommé... La victime a achevé sa tâche. La souffrance indi­cible se voit encore aux plis contractés de la bouche, à i a saillie des pommettes. Rien de heurté, d'angoissant cependant. Une séré­nité douloureuse se répand sur toute la face et l'éclairé d'un calme

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et divin reflet. Et en contemplation, face à ce prodige, le croyant, même l'incroyant, éprouvent une seule et même émotion pétrie du grandiose au sublime».

En 1953, Mérovak ne peut plus quitter l'hôpital de Langres. C'est là qu'il meurt, dans le plus complet dénuement, le 4 novem­bre 1955, « connu seulement de quelques bonnes âmes, mais oublié de la plupart de ceux qui auraient pu réchauffer sa détresse mieux que par de parcimonieuses oboles. » (M. Hamel dans La Gazette des Beaux-Arts, janvier 1962.)

II

LE PELERIN DE L'ENSEIGNEMENT

Dès l'année 1899, Merovak fait des conférences. La première qu'il donne a pour thème l'art et pour lieu Bruxelles. Il a 25 ans alors et aucune formation particulière. Il est permis de douter de sa valeur.

Après l'Exposition Universelle de Paris où il se distingue, comme on l'a vu, il se consacre à ce qu'il appelle : « la géographie sonore ». Il veut être le pèlerin de Venseignement : « Professeur libre, je vais d'étape en étape, de pays en pays, offrir à de jeunes enfants des causeries et des projections accompagnées d'auditions phonographiques. J'ai donné à cela le nom de « géographie sono­re ». La vie est pour moi un perpétuel voyage et une perpétuelle joie... »

Sa subsistance et ses voyages sont assurés par les cotisations modiques qu'il demande aux parents.

A partir de 1901, il parcourut la Normandie, la Picardie, le Boulonnais* l'Artois, tout le Nord et une partie de l'Ouest. Il descend même jusqu'à Bordeaux. De 1909 à 1912, il visite l'Est : Nancy, Toul, Lunéville, Bar-le-Duc, Verdun, Saint-Dié, etc. Toute la presse provinciale parle de sort œuvre, la presse provinciale, mais aussi Le Figaro et VIllustration (11 juillet 1914). Le chro­niqueur Emile Beer qui l'a connu aux temps héroïques de la tour

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de Notre-Dame le retrouve à Thiers : « Le Vendéen modeste et doux a une âme d'apôtre. Mais il n'en a plus le physique tout à fait. Merovak a conservé sa chevelure abondante et bouclée d'homme des cathédrales, mais sous cette chevelure sourit une face rasée. C'est la motocyclette qui est la cause de cela. Merovak me 1 a expli­qué. Pour mener à bien l'œuvre qu'il s'est assignée, le chemin de fer ne va pas assez vite ». A sa moto était attachée une voiture d'enfant dans laquelle il mettait ses valises et sa lanterne magique. Et, hardi ! petit.

« Malheureusement à voyager ainsi, on se salit beaucoup et il était arrivé plus d'une fois à Merovak de se voir refuser l'accès d'une sous-préfecture, d'une mairie, d'une école par un concierge qu'emplissait de méfiance la vue de cette énorme barbe blanche de poussière. Il l'a donc rasée. En sorte que maintenant, avec sa culotte et son veston blanc, ses jambières et son chapeau mou à bords étroits, Vhomme des cathédrales a tout bonnement l'air d'un homme de sport qui aurait les cheveux trop longs ».

Arrivé dans une ville, il va d'abord chez l'inspecteur primaire puis à la salle d'école. Si elle est assez vaste, il y reste, sinon il se met en quête d'un local plus grand. Que raeonte-t-il aux enfants ? L'histoire de France à travers l'art. Il a recherché dans les musées, les collections d'estampes et les livres, les scènes les plus saisissan­tes de l'histoire ; il les a photographiées ; il a colorié les clichés et il les présente comme des Révisions d9histoire. Si nécessaire, il explique l'image et il pose des questions aux enfants.

Merovak vivait de son travail ; il demandait 20 centimes par élèves, 50 centimes aux plus riches et rien si les parents étaient pauvres. Quand la recette dépassait ses espérances, il faisait un don à une œuvre où il offrait des gâteaux aux écoliers ravis.

Au début, ses révisions furent uniquement faites avec la lan­terne magique ; par la suite, il les accompagna de musique.

Son idée de « pédagogie sonore » avait reçu de flatteuses approbations. Ainsi Léon Riotor lui écrit le 25 décembre 1909 une lettre qui sera reproduite dans Uart à Vécole : « Je vous suis par la pensée et ne peux que vous féliciter de promener ainsi la jolie série de visions dont j 'ai souvent admiré la forme et la couleur.

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Il y a là pour l'enfance une distraction de tout premier ordre... Votre programme peut parfaitement s'adapter au nôtre en ce qui concerne plus spécialement les projections lumineuses ».

La guerre de 1914-1918 met provisoirement fin à ses tournées en France. Il les reprend en Suisse alors qu'il est en captivité. Le 28 avril 1917, l'officier sanitaire dirigeant la région de Mon­treux lui donne son accord : « Au civil Robuchon. Vous avez l'auto­risation de donner des conférences dans la Suisse romande à condi­tion d'en référer chaque fois au bureau de l'internement». En juin, il parle à Châtel-Saint-Denis et à Vevey sur « le triomphe de l'art gothique : deux célèbres cathédrales Reims et Rouen » ; en juillet à Nyon sur les cathédrales de France.

Rentré un an plus tard dans son pays, Merovak reprend ses causeries axées principalement sur la cathédrale de Reims. On le trouve à Albertville, à Rumilly, à Faverges, au cours des mois d'août et de septembre ; en octobre, il est à Albi où il donne une conférence sur « la Cathédrale des Morts dont la création fut imposée à Merovak par l'ennemi au camp de Holzminden ».

Pour sa propagande, il fait imprimer trois pages de réfé­rences (janvier-mars 1920) émanant de maires et d'enseignants du Rhône, de la Drôme et de l'Isère. Relevons seulement ces quel­ques lignes de la directrice de l'Ecole primaire supérieure de la Tour-du-Pin : « La parole du conférencier est claire, vivante ; ses projections lumineuses sont fort variées, d'une netteté et d'un relief satisfaisants. Sa tentative mérite d'être encouragée dans toutes nos écoles ». Sa voix chaude et bien timbrée est aussi soulignée à Poitiers en 1929.

En 1930, il parcourt la Vienne, les Deux-Sèvres, la Vendée, les Charentes, la Sarthe, le Loir-et-Cher ; l'année suivante, il est en Haute-Marne, dans l'Aube, le Doubs, la Meurthe-et-Moselle, les Vosges et la Meuse ; en 1932, en Seine-et-Oise et en Eure-et-Loir ; en 1934-1935, en Côte-d'Or, dans l'Allier, le Puy-de-Dôme, l'Isère, le Vaucluse, la Drôme ; en 1935-1936 dans la Loire.

En 1932, il publie le Bulletin de la Pédagogie sonore qui s'arrêtera au troisième numéro. Dans la première feuille (avril-juin), il déclare que la société Hachette lui a accordé l'autori-

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sation de transformer en projections coloriées les illustrations de ses ouvrages ; les formes phonographiques lui ont permis de réa­liser des adaptations sonores. « Les communes, ajoute-t-il, accor­deront des subventions pour achat de phonographes et discothè­ques». C'était, en le voit, un précurseur dans le domaine de la pédagogie visuelle et sonore. Dans ce même numéro, il publie ses impressions sur ses tournées dans l'Aube, le Doubs, la Haute-Saône, les Vosges, la Meurthe-et-Moselle. Il les continuera dans les deux autres numéros.

Voici quelques exemples pour la Meurthe-et-Moselle où il donnait la leçon : La Bretagne inconnue, suite de 150 projections sur les côtes de la Manche et de l'Atlantique. Nous avons retrouvé le prospectus distribué aux enfants. A chaque série de vues cor­respondaient des morceaux de musique. Ainsi : La pointe du Raz : l'étrange roche du « Moine couché » : solo de harpe. La ronde des Corrigans. — Les grottes, la baie des trépassés, les belles forêts bretonnes : airs de cors de chasse (Le Pardon de Ploermel), Meyer­beer : Air des chasseurs. — Abbayes croulantes dans les forêts : le lierre sur les vieilles murailles : orchestre et chœurs, fragments extraits de la neuvième symphonie de Beethoven.

Il écrit dans son Bulletin :

«Vendredi 27 mai, à Pagny-sur-Moselle. — L'après-midi, ambiance différente à l'école des garçons. Extérieurement, les élèves ne laissent rien paraître de leurs impressions. La manière est que le travail est fait d'attention et de silence. Telle est l 'âme de la maison. Elle donne une empreinte à ces jeunes visages qui admirent posément ce pays breton qu'ils n'ont, à ce jour, vu que sur l'écran. Sans doute, comparaient-ils cette terre privilégiée et saupoudrée de légendes à leur Lorraine meurtrie, leur cher Pagny qui, placée aux avant-postes de l'invasion, fut durement éprouvée...

« Mercredi 29 juin, Cons-la-Grandville. — La salle de classe est vite garnie avec un souci d'ordre, un doigté étonnant. Qu'il fut agréable cet auditoire ! Quel charme nouveau et rare, j 'éprouvai dans ma mission de lui donner ce bonheur dont l'éclat varie à chaque étape. Ces écoles de campagne sont délicieuses à découvrir. Les souvenirs de la mission de conférencier scolaire, ceux que je

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classe dans la réserve aimée, viennent de ces villages qui semblent enfoncés sous l'épiderme de notre pays et qui n'en sont pas moins palpitants...

« Mercredi 29 juin, après-midi, Longuyon. — Au mois de février dernier, au cours de ma conférenc aux normaliens de Nancy, j 'ai dit aux jeunes maîtres, en présence de M. le Directeur : « Ah ! que de grandes et profitables impressions, il est possible de révéler à la génération que vous allez avoir à éduquer. L'art, dont l'origine remonte à la création, s'associe à présent aux appareils scientifi­ques pour nous donner des merveilleux moyens d'éducation ».

En dehors du Voyage dans le Finistère, Merovak avait une série de vues groupées sous les rubriques suivantes : Voyages en Auvergne, Voyages en Poitou, Voyages à Nancy, Sur la Bretagne des Calvaires, Belles cathédrales de France, Reims la Martyre.

Au cours de l'année scolaire 1936-1937, il parcourt la Haute-Marne, les Ardennes et la Meuse. L'inspecteur primaire de Bar-le-Duc le recommande vivement aux instituteurs : « Il est non seule­ment un poète et un artiste, mais un éducateur de la meilleure école. Il sait réaliser avec un rare bonheur ce qu'il est si difficile d'obtenir utilement dans nos classes : instruire et élever tout en recréant ».

Les années scolaires 1937-1938 et 1938-1939, il les passe en Alsace. Il a obtenu les autorisations du recteur de Strasbourg, des inspecteurs d'Académie et primaires. L'inspecteur d'Altkirch dit de lui : « M. Merovak est un artiste, il voit les choses en artiste, il les présente comme tel, il vibre devant les paysages de France ». Une note discordante cependant, celle de la directrice de l'Ecole primaire supérieure de jeunes filles qui déclare que, d'après cer­tains échos, ces causeries ne sont d'aucun profit. Merovak, à côté de son nom, écrira : « créature de bas étage ».

La seconde guerre mondiale et sa paralysie mirent fin aux tournées de pédagogie ecnore. Il ne restait plus à Merovak qu'à se remettre à la peinture qu'il avait bien délaissée depuis un quart de siècle.

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III

L'ARTISTE PEINTRE

Quand Merovak vint à Paris à l'âge de dix-sept ans, il dessi­nait et peignait déjà. On sait qu'il habitait dans un petit hôtel proche du Luxembourg et qu'il passait le plus clair de son temps dans la tour nord de la cathédrale Notre-Dame. Pour „récolter quelque argent, il vendait ses dessins aux terrasses des cafés, mais ses œuvres, pourtant de bonne facture, trouvaient peu d'amateurs. Heureusement qu'un petit restaurateur lui échangeait régulièrement ses dessins contre des bons pour un solide rosbif.

Jusqu'en 1900, Merovak fut un artiste doué, mais besogneux. A partir de cette année, il abandonna quelque peu le dessin et la peinture pour se consacrer presqu'exclusivement à ses conféren­ces pédagogiques. Quand il avait le temps, au cours de ses tour­nées, il prenait néanmoins ses crayons. C'est ainsi qu'en 1910, à Strasbourg, il dessina la cathédrale et qu'il trouva un amateur en la personne du Dr Kœberlé.

L'illuminé qu'était Merovak allait bientôt pouvoir concrétiser ses rêves. Interné par les Allemands au camp de Holzminden, il fut un jour appelé par le capitaine qui lui demanda « le plan d'une cathédrale pour construire».

« L'homme se redressa, écrit-il, et ce furent Metz qui parla par sa bouche, Reims qui ressuscita par son pinceau. Le rêve, le grand rêve impérissable l'avait côtoyé sur sa litière de paille. Les cloisons en planches s'écartèrent comme bousculées par le vent glacial qui soufflait sur les baraques enveloppées dans un silence de nécropole. A peine la trompette allemande avait-elle lancé dans la nuit noire sa dernière mélopée qu'aussitôt « une forme gigan­tesque transportée par les nuages, au soir de la plus sanglante de toutes les batailles et emportant dans ses flancs les âmes de nos glorieux vengeurs, surgissait à ses yeux. Dès lors, sa vie fut une transfiguration. Maître de la vision à la première heure, à partir de la deuxième, elle fut plus forte que lui et cela dura. Le Rêve avait pris corps ».

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Le peintre réalisa en huit mois ce qu'il appela « la Cathé­drale des Morts», un tableau de 2,15 m X 3,80 m. Dans la nuit de la Toussaint 1916, « à la lueur d'une veilleuse dont les pâles reflets ravivaient, par intermittence, l'impressionnante cathédrale », Merovak en fit la genèse. Le texte a été publié ; il connut une première édition à Aix-les-Bains en 1918 et une seconde à Poitiers vers 1930, cette dernière incomplète de la biographie du réalisateur.

La Cathédrale des Morts devait s'élever en face de Verdun. « La durée de la construction brute sera de dix à quinze ans. On devra y employer 50.000 boches pour traîner les pierres des carrières de Saverne à la cote 304, devant Verdun, où se dressera la Cathédrale des Morts, sentinelle imposante, personnifiant à jamais l'abolition du militarisme prussien. »

« La Cathédrale des Morts dresse sur un socle trapu les beautés des édifices célèbres que j 'ai admirés depuis vingt ans.

« Devant l'immense horizon des souvenirs — ce fut un retour vers les années déjà si lointaines, confiant dans la fidélité de mes visions d'hier — j'ai élevé d'assise en assise les pierres immor­telles en semant sur les multiples étages la floraison des ogives les plus belles qui, durant les siècles, s'épanouirent entre le XIIe siècle marquant l'apogée du roman fleuri et le XVe qui vit s'éteindre le dernier souffle de la dernière ogive ».

Après avoir décrit l'édifice, il conclut : « Demain, la Cathé­drale des Morts élèvera vers les nues, à l'Occident, ses deux tours et ses voix endeuillées berceront les heures dernières de la lutte, qui défileront en remuant les cailloux égarés sur ce lugubre par­terre de la désolation, si grand, si vaste qu'il submergera comme un nouveau déluge l'horizon tout entier...

« L'ange vertigineux, jugé sur le plus haut fleuron, aura vu s'éteindre la furie des combats ; il sourira à l'essaim céleste des enfants que la guerre a fait immoler.

« La Cathédrale des Morts, aux jours des funèbres anniver­saires, parlera aux Nations. Les bourdons, énormes masses de bronze, de leurs prisons de pierre, rejetteront les sourds gronde­ments qui pénètrent les âmes. L'orgue réveillera les trépassés que

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les vivants évoqueront sous les hautes voûtes qui se rempliront de la prière suprême des peuples endeuillés. Une grande pitié s'élèvera ».

Lorsque Merovak fut relâché le 23 décembre 1916, il ne put emporter son tableau que les Allemands confisquèrent ; il emmena seulement quarante clichés photographiques et le manuscrit qu'il publia deux ans plus tard. Le tableau fut déposé en 1919 au musée de Hanovre où il se trouve sans doute encore.

A Montreux, en Suisse, Merovak recommença son œuvre. Jean Secretan, qui rendit visite un soir à l'artiste, résuma ses impressions en un article paru dans la Feuille d'avis de Montreux (16 octobre 1917). « Un jour viendra peut-être, écrit-il, où le monument prendra vraiment corps ; fait avec la belle pierre d'Alsa­ce, il s'élèvera en face de Verdun, sentinelle imposante, perpétuant en sa masse sévère le souvenir de ceux qui ont lutté et qui sont morts, de tous les héros inconnus dont il sera un vibrant témoi­gnage pour les siècles futurs... »

La Cathédrale des Morts ne fut jamais érigée, mais l'Ossuaire de Douaumont remplit le même office.

Au coura de son internement en Suisse, Merovak donna plu­sieurs causeries sur le thème de la Cathédrale des Morts. Les jour^ naux de Lausanne, de Montreux et de Vevey en parlèrent avec éloge.

L'idée de la Cathédrale des Morts était sans doute excellente, mais il faut en voir la reproduction dans sa brochure pour se rendre compte qu'elle était irréalisable. Un article paru dans un journal de Chartres en août 1919 résume exactement notre pensée : « Les morts de la guerre, les douloureux et grands morts hantent ses méditations. Il a conçu pour leur gloire un gigantesque édifice : c'est la Cathédrale des Morts. Dans une brochure écrite d'un style étrange et tourmenté — le style ressemble aux dessins — Merovak explique le symbole que veut réaliser son œuvre...

«Heureux, après tout, qui comme cet homme s'obstine dans son rêve étoile et malgré des jours pénibles continue de croire à la force triomphante de la Beauté. Courteline, si impitoyable aux

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grimaciers et aux fourbes, aux orgueilleux et aux imbéciles, aimait ce type étrange mais au fond généreux, égaré, perdu dans les dédales de notre pauvre civilisation ».

D'Octave Uzanne enfin, cette dernière lettre de la même année 1919 (15 janvier), à propos de la Cathédrale des Morts : « Je vous ai lu, j 'ai interprété vos peines et je viens vous donner de loin un souvenir ami, un rayon d'affection fidèle et sincère. Moi aussi, j 'ai naguère, en 1916, esquissé un projet de temple in memoriam pour commémorer nos héros glorieux disparus dans la tourmente. J'en ai tracé les lignes principales en un article fugitif, mais qu'était-ce que mon temple aux héros, à côté de votre Cathédrale des Morts.

« J'aimerais la voir ériger en une ile toujours battue et encensée par le tumulte des vagues et la voix continue de l'océan qui jamais n'abdique son action. »

La dernière conférence que nous connaissions sur la Cathé­drale des Morts avec exposition du tableau fut donnée par Mero-vak, en 1930, au Mans.

D'ailleurs à ce moment, il a une autre idée en tête : il veut embellir le Mont Saint-Michel.

C'est toujours avec émotion, écrit-il dans une brochure éditée sans date, que je revois l'abbaye. « Sans cesse, la Lumière, Celle qui a présidée à tant d'Apothéoses, anime la vie mystérieuse de ces pierres désubstantifiées par les grands Bâtisseurs. Ce fantôme impénétrable qui parfois se réveille sous les rayons de lune, semble un navire dépourvu de son gouvernail et que le temps, qui fuit, se refuse à prendre à la remorque.

« Grand prêtre du culte charmant et réconfortant du souvenir des robustes Fois, des sublimes Abnégations et des belles Actions, j'implore ici mes Esprits secourables et je leur demande à deux genoux, pour inspirer mes chants, la grâce de retrouver dans les replis cachés des vieilles sculptures des chapelles quelques-unes des ondes sonores des chants sacrés de mes Aïeux. »

La brochure contient une quinzaine de dessins. Le projet de Merovak prévoyait le rétablissement des trois travées de l'ancienne abbatiale qui s'effondrèrent jadis pour les ramener au nombre des

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sept primitives, la construction d'une tour romane et sur l'espla­nade actuelle l'édification d'un cloître mérovingien. La nef devait devenir la plus longue de France (190 mètres). Le visionnaire allait plus loin encore car il démolissait toutes les maisons moder­nes pour les remplacer par des palais gothiques.

En 1940, à Objat où il s'est réfugié, il conçoit le « Pays de la paix éternelle » qu'il baptisera plus tard « Résurection ». La presse de Corrèze et de Haute-Marne commenta son dessin « d'une magnifique envolée » où l'on voyait « une admirable floraison de flèches effilées, fièrement dressées dans le ciel et reliées entre elles par d'aériens arcs-boutants ». C'était, disait un journal, « une ville calme et tranquille bâtie tout entière en gothique flamboyant sur les bords d'une paisible rivière ». Un autre ajoutait : « Dans le ciel serein que perçaient les flèches des cathédrales apparurent des paysages de France renaissants dans une atmosphère de rêve... Le Christ rédempteur, prêchant la paix aux hommes de bonne vo­lonté, trouve sa place dans un pays renaissant où apparut la noble et mâle figure du maréchal Pétain, Sauveur de la Patrie ».

Le tableau figura au premier salon d'art du Bas-Limousin, à Brive, et le maréchal ayant appris la détresse du peintre lui envoya 500 F.

A partir de 1949, il consacre à la cathédrale de Langres les dernières forces qui lui restent. A vrai dire, depuis 1935, il avait adopté la Mère-Eglise de Langres et l'avait dessinée sous toutes ses formes. Un fort bon tableau : Langres à vol d'oiseau avait été exposé en 1937, lors de l'Exposition internationale de Paris.

Sur la fin de sa vie, il comptait sur la cathédrale pour trouver de quoi subsister. Deux prospectus le disent amplement. L'un de 1949 est rédigé comme suit : « Une apparition sensationnelle à Langres. L'admirable pourtour du chœur nous est rendu tel qu'il était à l'époque florissante de Claude de Givry, le magnifique car­dinal... Le tableau va être présenté à M... Elle va venir notre cathédrale, parée du premier élan de son retour à sa magnificence. Que ses admirateurs daignent accorder l'aide secourable à la main de l'artiste qui réalise ce gigantesque effort ! »

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Le second, de juin 1952, évoque « son dernier chef d'œuvre» : Uintérieur de la cathédrale Saùit-Marnmès. Il se termine ainsi : « C'est un exemple de foi et de volonté. Je trouve admirable cette persévérance, étonnante cette dernière œuvre. Il va maintenant ici et là, donnant son tableau à ses compatriotes d'adoption. Nul doute qu'il reçoive de tous l'accueil fraternel que je pense ».

Pour mettre le point final à cette étude, nous voudrions donner l'avis d'un eminent religieux qui l'a bien connu durant son ado­lescence : « Je serais volontiers sévère pour ce brave Merovak... un inadapté affectif, social et sexuel, sans véritable génie ; avec un talent de qualité assez médiocre ; romantique attardé, pseudo­médiéval, paranoïaque caractérisé ; pique-assiette fort subtil ; un peu clochard sur les bords... ».

Il y a du vrai dans ce jugement, mais n'est-il pas quand même un peu sévère ? Merovak mérite des circonstances atténuantes car il a manqué d'affection à peu près durant toute sa vie : il a perdu sa mère très jeune et sa femme après dix ans de mariage ; il a vécu loin de ses enfants qui l'ont ignoré. Il s'est donné alors tout entier à ses conférences de pédagogie sonore et, dans ce domaine, il fait figure de précurseur. Ajoutons qu'il fut toujours aussi indé­pendant que désintéressé.

Il mourut triste, solitaire et pauvre. Dieu aura eu pitié de lui et lui aura accordé, pour avoir tant aimé les cathédrales de la terre, une place dans la cathédrale éternelle.

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