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Dmitri Merejkovski (Мережковский Дмитрий Сергеевич) 1866 — 1941 LA FUITE EN ÉGYPTE 1923 Paris, Revue politique et littéraire, t.6, année 61, 1923. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Merejkovski - La Fuite en Egypte

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La Fuite en Egypte

Dmitri Merejkovski

( )

1866 1941

LA FUITE EN GYPTE

1923

Paris, Revue politique et littraire, t.6, anne 61, 1923.

I

Un ange du Seigneur apparut en songe Joseph et lui dit: Lve-toi, prends lEnfant et sa Mre, et tenfuis en gypte. (Math., II, 13.)

Le Christianisme commena par la fuite en gypte. Et si le Christ nest pas mort pour toujours dans le cur des hommes, sil doit y renatre de nouveau, Il fuira en gypte.

II

Aux confins du dsert se dressent comme dternels jalons, annonciateurs du mystre de lgypte, les Pyramides et le Sphinx.

La pyramide, en grec: pyramis, en gyptien: pir-m-us, signifie: Sortie de la terre, Rsurrection. Et le titre du Livre des Morts, le livre gyptien par excellence, Pir-m-haru, signifie: Sortie la lumire des tnbres de la mort la lumire de la Rsurrection.

III

Quant aux deux noms gyptiens du Sphinx, lun, Hor-Harmakhitu, signifie: Dieu du soleil levant, lautre, Chepra: devenir (Werden), sortir du nant ltre, ressusciter.

Voil pourquoi, aux confins du dsert, royaume de la mort, le Sphinx lve la tte pour apercevoir le premier le Soleil ressuscit.

IV

Lorsque la Mre avec lEnfant fuyait en gypte, lasse davoir march tout le jour, ne se reposait-elle pas lombre des Pyramides, au pied du Sphinx? Et les noirs triangles des ternels spulcres ne se profilaient-ils pas dans le ciel toil au-dessus de la Mre et de lEnfant? La face de pierre du Dieu-Bte ne leur souriait-elle pas?

V

Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem. Commence, enfant, reconnatre ta mre avec le premier sourire, dit la prophtie messianique de Virgile.

Sourire de lEnfant et du Sphinx: un seul et mme mystre est en ces deux sourires. Toute lgypte nattendait que Lui, ne pensait qu Lui, au Dieu venu sur la terre pour mourir et ressusciter.

VI

Chaque peuple est grand par ce quil trouve. Qua trouv lgypte? Dieu.

Les gyptiens sont les plus pieux des hommes, dit Hrodote. Ils ont enseign presque tout lUnivers adorer les dieux: nous savons que les immortels ont habit, et maintenant encore, habitent en gypte, dit un hellniste paen du IVe sicle aprs J.-C. Notre terre est le sanctuaire de tout lunivers, dit Herms Trismgiste.

La sainte gypte est la patrie de Dieu. Les colonnes de la religion furent leves en gypte: voil qui est plus haut, plus ternel que les Pyramides. (Rozanov.)

Cest l, dans la religion, que se manifeste notre premire opposition avec lgypte. Elle a trouv Dieu, nous lavons perdu; elle a lev les colonnes de la religion, nous les avons dtruites: elle est la trs pieuse, nous sommes les trs impies.

VII

Sil ny a pas de Dieu, il ny a pas dgypte et tout est comme sil ny en avait jamais eu. Mais si Dieu existe et sil est tout, lgypte existe elle aussi et jusquaujourdhui elle est en tout. Dans le premier cas les gyptiens, les plus sages des hommes, selon Hrodote, sont des fous; dans le second cas, cest nous qui sommes fous. Mais dans les deux cas nous et lgypte, nous nous infirmons mutuellement; nous ne pouvons passer lun devant lautre avec indiffrence; nous devons ou har ou aimer lgypte, fuir loin delle ou vers elle.

VIII

la veille de notre grande impit, le plus grand dentre nous entra dans la Sainte gypte. Le premier Napolon y entra et comprit que du haut des pyramides quarante sicles nous contemplent. Plus de quarante sicles: tous les sicles depuis le commencement du monde. Le commencement du monde contemple sa fin.

IX

Personne na vu lgypte et tu y entras le premier, dit le grand philosophe russe, Rozanov, un des plus profonds penseurs religieux de notre poque, celui qui crivit lApocalypse de nos jours. Lapocalypse est la fin du monde; lgypte en est le commencement. Plus on est prs de la fin, plus on est prs du commencement.

Sois en gypte! Suis-moi!, Soloviev, le prophte russe qui a crit le Rcit de la fin du monde, entendit cet appel mystrieux. Et le prophte europen, Henrik Ibsen, qui prdit le Troisime rgne de lesprit la fin des temps (Csar et Galilen) entendit le mme appel: Je tattendrai comme je lai promis, chante Solveig dans sa chaumire du Nord. Et aprs cela: En gypte, devant le Colosse de Memnon demi enseveli sous les sables.

Cest ici quil convient de commencer mon chemin, dit Per Gynt.

L, en gypte, commence le chemin qui mne vers le Troisime rgne la fin des temps.

X

LApocalypse prdit le rgne de mille ans des saints sur la terre, le rgne de la paix, la fin des guerres la fin des temps. Et leur commencement, en gypte, on trouve le prototype de ce rgne.

De la iiie la ive dynastie (de 3.300 2.400 ans av. J.-C.) pendant mille annes, rien en gypte ne trouble la paix, sinon quelques campagnes contre les nomades demi-sauvages de la presqule de Sina.

Si les cent ans de la paix Romaine pax Romana nous semblent maintenant encore un miracle, une re de bonheur unique dans la mmoire de lhumanit, combien plus miraculeuse doit alors nous paratre cette paix millnaire de lgypte?

XI

Une fresque funraire gyptienne reprsente la moisson mre et des moissonneurs avec des faucilles. ct cette inscription: Voici la moisson. Doux est celui qui travaille.

XII

Cet excs de force que les autres peuples prodiguent dans les guerres est absorb, en gypte, par le travail paisible. Et si les gyptiens ont cr plus de merveilles que tous les autres peuples (Hrodote), toutes ces merveilles peintures, sculptures, monuments jamais surpasss, sagesse, lgret, puissance de vie sont les merveilles de la paix. Ce nest que sous le soleil ternellement radieux de la paix qua pu mrir lgypte, le fruit de la terre la cleste douceur.

XIII

Bon et doux fut mon cur, cest pourquoi les dieux mont donn le bonheur sur la terre, dit un mort dans une inscription funraire, et toute lgypte aurait pu dire cela delle-mme.

XIV

Le premier Pharaon de la premire dynastie, Mns (environ 4.000-3.500 ans av. J.-C.) modifia le cours du Nil dans la Haute-gypte grce une gigantesque digue (quosheisch). Elle existe toujours et jusquaujourdhui, rpartissant les eaux du Nil, fertilise la contre. Cest ainsi quaprs dix mille ans, les hommes prouvent encore les bienfaits du Pharaon Mns. Son nom est oubli tandis que ceux des Csar et des Alexandre sont illustres. Mais laquelle a le plus de prix, de leur gloire bruyante ou de la gloire paisible de Mns?

XV

Jai multipli le froment. Jai aim le dieu du seigle.

Nul, sous mon rgne, na eu faim ni soif.

Les hommes vivaient en paix et en grce.

Cest ainsi que se glorifie Amenenkhet Ier de la xiie dynastie. Et Ramss II de la xixe dynastie dit de mme: Jai durant ma vie oblig linfanterie et la cavalerie rester paisiblement dans leurs camps et les glaives et les arcs sont demeurs oisifs dans mes arsenaux.

Et voici la gloire dAmn, chef de province: Pas un enfant ne fut maltrait de mon temps.

Les sicles effaceront cette gloire; elle ne sera comprise ni dAchille, ni mme du doux roi David. Le soleil de la paix se couchera en gypte et ne se lvera plus jusqu la fin des temps.

XVI

la veille mme des terribles invasions des nomades asiatiques les Hyksos le Pharaon Amenenkhet III ne pense point la guerre, lve dadmirables monuments, irrigue les dserts. Les Hyksos vinrent, conquirent et asservirent lgypte pour cinq sicles. Pour se dlivrer des barbares, lgypte fut contrainte de faire la guerre. Et lorsque les Hyksos chasss, le grand conqurant Toutms III runit dans sa main le monde entier, du Nil Bleu lEuphrate, cette domination universelle resta prcaire et fragile. Parfois les vainqueurs eux-mmes ne semblent point attacher de prix leur victoire, et perdent en une anne le fruit des conqutes de sicles entiers.

Ne combattant qu contre-cur, ils ne hassent mme pas la guerre, ils la mprisent. Et ce nest quavec une sorte de dgot instinctif quils semblent toucher le fer, mtal de Set, dieu de la guerre, demi-dmon.

XVII

On dirait que lHistoire tchant denseigner la guerre lgypte ny parvient pas. Aprs les Toutms guerriers, les Amnophis pacifiques; aprs Ramss II, Csar gyptien, Ramss III, celui-l mme qui se vante de loisivet de ses arcs et de ses glaives.

Et de nouvelles hordes de barbares inondent la paisible contre: Libyens, Assyriens, Perses, thiopiens, Grecs, Romains tous dchirent le corps sacr dOsiris. Mais lgypte jusquau bout reste fidle elle-mme. Elle sait que la paix vaut mieux que la guerre; cest la plus populaire et la plus sage de toutes les sentences de la sagesse gyptienne.

Telle est notre seconde opposition avec lgypte: nous sommes impies et guerriers; elle est pieuse et pacifique.

XVIII

Et enfin voici la troisime opposition. Nous vivons, nous nous mouvons dans des espaces infinis, mais notre temps est court. Ltendue de lgypte est infime un lopin de terre, un point, mais ce point se meut sur la ligne infinie du temps. Nous sommes les dvorateurs de lespace; lgypte est la dvoratrice du temps. Comme le temps est plus synthtique, plus mystrieux et plus profond que lespace, ainsi lesprit de lgypte est plus profond que le ntre.

XIX

Lgypte, don du Nil, selon ladmirable expression dHrodote, est une troite bande de terre tonnamment fertile, du limon du fleuve, resserre entre deux dserts, louest et lest. Au nord, la rive du Delta dnue de ports, et au sud les cataractes du Nil enferment lgypte comme des murs infranchissables. Ce resserrement, ce recueillement, cette concentration de la terre se refltent dans lesprit de ses habitants. Terre unique, hommes uniques.

XX

La profonde et douce valle du Nil, abrite de partout, fut le berceau de lhumanit. Descendre signifie en gyptien: Revenir dans sa patrie descendre dans la valle du Nil, se coucher dans le berceau.

XXI

Tout lunivers est pour les gyptiens la terre noire et rouge, lhumus et le sable du dsert. Terre noire Qumet cest le nom de lgypte elle-mme. La noirceur du limon du Nil, humide et brillant comme la vivante prunelle dIsis et la rougeur des sables morts; la vie et la mort cte cte, non point dans des luttes et des temptes subites, mais dans lternelle union, dans lternelle paix.

XXII

Ici le cycle des phnomnes terrestres est aussi invariablement rgulier que le cycle des astres clestes. Chaque anne, le mme jour, les eaux du Nil commencent crotre, sortent peu peu de leurs rives, inondant les champs brls par la scheresse de lt et de la mort, engendrent la vie. Et au mme jour elles commencent dcrotre, rentrent dans leur lit jusquau nouveau dbordement de lanne suivante.

Ces crues et ces dcrues sont rgulires, lentes et calmes comme la respiration dun enfant qui dort.

Lesprit des hommes a reu lempreinte de ce calme et de cette ternit de la nature.

XXIII

Ce qui nest pas ternel nest pas vrai, dit Herms Trismgiste. Lternelle gypte est la vrit ternelle.

XXIV

Toute jeunesse passe. Seule, la vieille gypte fleurit dune jeunesse immortelle.

XXV

Les livres sacrs gyptiens de lpoque grco-romaine rptent exactement les inscriptions des pyramides infiniment plus anciennes que les pyramides elles-mmes. Cest comme si nous rptions les paroles non pas mme dAbraham, mais des hommes davant le dluge.

Et non seulement les livres, les rites, les croyances, mais mme les dtails de la vie quotidienne, les expressions du visage, les attitudes, le son de la voix restent presque immuables.

XXVI

Selon Hrodote, la lamentation des Maneros chant funbre dIsis sur Osiris se chantait sous la xxviie dynastie exactement de mme que sous la premire: durant trois mille annes pas un son ne changea.

Dans les images sacres le dieu Ammon relve la main droite avec le flau; lenfant Hor approche son doigt de sa bouche, comme les petits enfants qui ttent et tous deux restent ainsi, immobiles, pendant des milliers dannes. Mais cette immobilit nest pas celle dun corps dans le cercueil, cest celle du grain vivant dans la terre ou de lenfant dans le ventre de sa mre; cest limmobilit, le calme du midi rayonnant, la Vie parfaite dans le calme parfait, la vie ternelle dans la paix ternelle.

XXVII

Vous vous tes mis croire la future vie ternelle?

Non pas la future vie ternelle, mais la vie ternelle prsente. Il y a des moments. Vous y parvenez et le temps tout coup sarrte et cest lternit.

Vous esprez parvenir jusqu un tel moment?

Oui.

Je doute que de notre temps cela soit possible. Dans lApocalypse lAnge jure quil ny aura plus de temps.

Je le sais. Cest trs juste, trs net, trs prcis. Lorsque lhomme entier atteindra au bonheur, il ny aura plus de temps parce quil nen aura plus besoin. Cest une pense trs juste.

O donc cachera-t-on le temps?

On ne le cachera nulle part. Le temps nest pas un objet, mais une ide. Elle steindra dans lme. (Entretien de Stavroguine et de Kirillov dans les Dmons de Dostoievsky.)

XXVIII

L-bas, derrire cette colline de sable de Khenunzuten (Heracleopolis), dans cette anse du Nil, chaque matin comme au premier jour de la cration, sort de la corolle entrouverte du lotus bleu, lenfant nouveau-n, le dieu-Soleil, R. Et alors lhomme tout entier est heureux: il nest plus besoin de temps; le temps sarrte: cest linstant immobile de lternit, cest la vie ternelle prsente.

XXIX

Ce qui nous frappe dabord et surtout dans tout ce qui est gyptien, cest un extraordinaire silence (Spengler). La plus haute perfection des sciences mathmatiques dans larchitecture, dans la construction des canaux, dans les calculs astronomiques et pas un manuel de mathmatiques; une lgislation qui sert de modle lEmpire Romain (ce nest point sans raison que Jules Csar rve de faire dAlexandrie la capitale du monde) et pas un recueil de lois; une sagesse insondable et aucune philosophie.

L encore nous nous opposons lgypte. Dans tout ce qui est gyptien notre rationalisme est absent, parce quabsente est notre mcanique morte. Tout y est vivant, animal, vgtal, et tout croit, vit, respire silencieusement.

Nos tonneaux vides roulent avec un bruit assourdissant, mais les eaux de la vie en gypte coulent silencieuses; notre maison scroule avec fracas et la moisson gyptienne mrit doucement. Nous dtruisons en bavardant, et lgypte cre en se taisant.

Voil do vient cet extraordinaire silence, ce mutisme de lgypte.

Pays muet et immobile et mort. (Lermontov.)

Non pas: pays vivant, mais dautant plus muet quil est plus vivant.

XXX

Paroles dune prire Thot, dieu de la sagesse: Source dans le dsert, scelle pour ceux qui parlent, ouverte pour ceux qui se taisent!

Verset dun hymne au dieu du Soleil, Ammon-R: Le bruit est dtest de Dieu. Hommes, priez en silence!

Cest ainsi que lgypte est muette en attente du Verbe qui vient.

XXXI

Elle vit dans le temps, mais si doux est son vol au-dessus delle quelle le sent peine; elle vit dans le temps comme dans lternit.

Voil pourquoi les gyptiens nont pas dHistoire, au sens que nous donnons ce mot. Leur sentiment du temps lui-mme na pas encore volu; il est faible, confus et comme mouss en comparaison du ntre, si aigu et qui saiguise toujours vers cette suprme acuit prdite par lAnge de lApocalypse: Il ny aura plus de temps.

XXXII

Les gyptiens semblent ntre pas encore tout fait ns. On dirait que leurs mes ne sont pas encore compltement incarnes, dfinitivement tombes de lautre monde en celui-ci, de lternit dans le temps.

XXXIII

Nos recherches historiques, lorsquelles sondent labme de lantiquit gyptienne, nen touchent pas le fond. A-t-il un fond, cet abme?

XXXIV

Daprs les plus rcentes recherches (de Morgan, Maspero), lgypte des pyramides nest point le commencement, mais la fin et peut-tre la dcadence dune gypte plus ancienne. Sa premire apparition dans lHistoire est dj parfaite et, en partie, surpasse mme toutes ses manifestations ultrieures. Son volution prhistorique est pour le moins aussi longue que les quatre mille ans de son histoire.

Sil en est ainsi, Platon ne se trompe pas de beaucoup en assurant que les arts y existaient dix mille ans avant les Grecs.

XXXV

On ne trouve chez les indignes de lge de pierre habitant la valle du Nil aucun indice de leurs rapports avec lancienne gypte (de Morgan). Entre lgypte des pyramides et lge de pierre, il y a un vide, une interruption non comble par toutes nos recherches historiques.

XXXVI

Lapparition de lgypte est subite; lorsquelle apparat lhorizon de lHistoire elle est parfaite comme le disque du soleil levant: au del de la ligne de lhorizon il est le mme que dans le ciel.

XXXVII

La soudaine apparition de lgypte confond toutes nos ides sur le Progrs, lvolution de lhumanit. Daprs ces thories, les tnbres seraient derrire, la lumire devant nous et nous marcherions des tnbres vers la lumire. Mais voici que la marche de lgypte est inverse; elle vient don ne sait quelle grande lumire. Plus on recule dans le pass et plus elle est vive, comme si sa source mme tait l, dans labme des ges. Quelle est donc cette lumire? Do vient-elle? Quy a-t-il au fond de cette insondable, de cette vertigineuse antiquit?

XXXVIII

Notre sonde nen touchera jamais le fond. Lhomme est-il sorti des pattes du singe ou des mains de Dieu? Nous nen serons jamais ncessairement convaincus. Mais plus nous reculons dans le pass et plus vidente est la trace de Dieu sur lhomme. La trace du Paradis est sur les visages gyptiens.

XXXIX

Vous, Hellnes, vous tes dternels enfants. Il ny a pas un vieillard parmi vous. Vous navez aucune tradition, aucun souvenir de lantiquit lointaine, dit Solon lAthnien le vieux prtre de Sas (Platon, Time). Il explique cette absence de mmoire de la nouvelle humanit par les dluges et les conflagrations universelles qui ont maintes fois extermin le genre humain. Il ny en eut pas en gypte et cest l seulement que se conserva le souvenir de la jeunesse du monde davant ces cataclysmes antiques.

Il y eut jadis, en face de ce dtroit que vous appelez les Colonnes dHercule, une le, une terre plus grande que la Libye et lAsie-Mineure runies. Elle sappelait lAtlantide. Cest ainsi que le mme prtre de Sas rapporte une des plus anciennes lgendes de lgypte. Les Atlantes, habitants de lle, taient des fils des dieux (Platon, Critias).

En ce temps-l il y avait sur la terre des gants, surtout depuis le temps o les fils de Dieu descendirent vers les filles des hommes et quelles leur eurent donn des enfants. Ce sont ces puissants hommes qui, de tout temps, ont t des gens de renom, dit le livre de la Gense (VI, 4) semblant faire cho lgypte.

Lorsque la nature divine des hommes se fut graduellement puise en se mlant la nature humaine et que celle-ci eut entirement pris le dessus, les hommes furent pervertis, continue le prtre de Sas dans le dialogue de Platon. Les sages voyaient bien la mchancet des hommes, mais les insenss simaginaient avoir atteint le sommet de la vertu et du bonheur, alors quune folle soif de richesses et de puissance les dvorait... Et Zeus dcida de punir la race pervertie des hommes.

Et lternel, voyant que la malice des hommes tait trs grande sur la terre... en eut un grand dplaisir dans son cur. Et il dit: Jexterminerai les hommes de dessus la terre (Gense, VI, 6-7).

Les deux rcits ont la mme fin. Le dieu gyptien Atoum dit: Je dtruirai tout ce que jai cr; je submergerai la terre et la terre deviendra de nouveau de leau. Les eaux du dluge vinrent sur la terre et toute chair expira (Gense VII, 10-21). Il y eut de grands cataclysmes, des dluges et en un jour, en une nuit, lle Atlantide disparut dans les profondeurs de la mer. (Platon, Time).

XL

Les Atlantes tendirent leur domination jusquaux limites de lgypte, dit Platon (Critias). Et daprs Hrodote: Il y eut une route allant de Thbes aux Colonnes dHercule lAtlantide.

Ainsi, dans cette antique lgende, le premier balbutiement peut-tre de lhumanit, lorigine de notre monde est lie la fin de quelquautre monde. Et le lien entre eux, cest lgypte.

XLI

Si dans la lgende de lAtlantide nous ne trouvons aucune trace de vrit objective, historique, nous y trouvons cependant une trace de vrit subjective, religieuse: cest leschatologie paenne du commencement du monde, de la Gense, si contradictoirement semblable leschatologie chrtienne de la fin lApocalypse.

XLII

La lumire de lAtlantide: voici ce qui est au fond de la vertigineuse, de leffroyable antiquit, de lternit gyptienne.

XLIII

Quest-ce que l Atlantide? Lgende ou prophtie? Fut-elle ou bien sera-t-elle?

Les Atlantes sont les fils des dieux ou, comme nous le dirions aujourdhui, des hommes-dieux. Lhomme sexaltera dun orgueil titanique, divin et alors viendra lHomme-Dieu, dit Ivan Karamazov, dans Dostoievsky. De qui cela est-il dit? des Atlantes ou de nous? Nous aussi, ne sommes-nous pas des fils de dieux condamns lavance, possds dun fol orgueil, altrs de grandeur et de puissance surhumaines, rvolts contre Dieu? Et une fin pareille celle de lAtlantide ne nous attend-elle pas?

XLIV

Ainsi, nous inclinant lentement et nous refroidissant, nous approchons de notre commencement.

(Pouchkine)

Nous approchons du commencement et de la fin, car la fin des temps concide avec leur commencement dans le cercle de lternit.

XLV

Voil pourquoi personne na vu lgypte et tu seras le premier. Le premier de nous y entrera celui qui est le plus prs de lApocalypse.

XLVI

Et voil pourquoi lgypte nous fait cette double impression: dune infinie antiquit et dune nouveaut galement infinie.

XLVII

Memphis et Hliopolis sont plus prs de lavenir, plus apocalyptiques que toutes nos cits contemporaines. Les aiguilles de pierre des oblisques sur les places de Constantinople, de Rome, de Paris, de New-York et de Londres sont dternels jalons sur la route de lhumanit, route de lAtlantide vers lApocalypse.

XLVIII

Lorsquaux jours les plus noirs de la Terreur bolcheviste, en dcembre 1918, dans les salles non chauffes de la Bibliothque Nationale de Ptersbourg o lencre gelait dans les encriers, je feuilletais les normes volumes de lExpdition de Bonaparte, de Champollion et de Lepsius, avec les planches des peintures et des sculptures gyptiennes, je ny aurais rien compris si l mme, ct de moi, je navais vu saccomplir lApocalypse de nos jours.

XLIX

Je me rappelle, dans mon enfance, sous le ciel vert et transparent dun jour de fvrier, au-dessus de la nappe brumeuse et blanche de la Nva, les faces de granit rose, poudres de givre, des Sphinx. Avec quelle avidit les contemplais-je! Comme je voulais savoir quoi ils songent!

Et aujourdhui encore je voudrais le savoir savoir ce quils pensent de tout ce qui se passe autour deux. Leurs yeux de pierre ne voient-ils pas plus avant que tous les yeux vivants dans le mystre de lavenir?

L

La fin de lAtlantide, le commencement de lgypte, cest la fin du premier monde et le commencement du second. LApocalypse, cest la fin du second et le commencement du troisime, car en trois mondes saccomplit le mystre de Trois.

LI

Que lgypte soit la seule voie vers ce mystre, nous le comprendrons un jour si le Christ nest pas mort dans nos curs.

Et voil ce que signifie notre fuite en gypte.

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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 14 aot 2013.

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