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mgversion2>datura mgv2_62 | 07_08 Jérémy Bérenger présente Le container suivi de Le décapsulage raté de Norbert et Junket blues

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mgversion2>datura mgv2_62 | 07_08 July 2008 issue

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Jérémy Bérenger présente

Le container

suivi de

Le décapsulage raté de Norbert

et

Junket blues

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Contents | Sommaire

Jérémy Bérenger présente

Le container

suivi de

Le décapsulage raté de Norbert

et

Junket blues

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Portrait – Walter Ruhlmann

A toutes et à tous, bonjour.

S'il est rare que je prenne la parole, l'occasion est trop belle aussi pour que je ne le fasse pas.

Après quelques semaines de sommeil, les vacances d'été me permettant de mettre le site à jour, voici venu le temps de réveiller mgversion2>datura.Le jardin est en fleurs, les mauvaises graines donnent elles-aussi très souvent de belles fleurs: chardons, orties, ronces, liserons... autant de plantes aussi attachantes qu'urticantes ou envahissantes.Pour cet été, et en attendant le nouveau numéro de cet automne qui, je vous le rappelle, sera consacré à la poésie anglophone et nous amènera à découvrir ou retrouver des auteurs déjà publiés dans la section en anglais, mais cette fois traduits, je vous propose cette nouvelle estivale, Le container, de Jérémy Bérenger.

Parler de Jérémy, c'est parler d'un ami de longue date. Il fut l'un des premiers à me contacter lorsque je décidai, en 1996, de lancer cette revue depuis Cirencester.A l'époque, Jérémy était prolifique en nouvelles, poèmes et récits. Plusieurs de ses textes ont d'ailleurs été publiés dans différentes revues et avaient même trouvés une maison d'éditions, Sol'Air, à Nantes, co-dirigée par Laure Ménoreau, chez qui il a publié Allyson la sibylline et La rousseur des bananes à l'été finissant - sous-titré Fantaisie fin de siècle. Un délice.Cette période est à oublier selon Jérémy

qui n'a gardé aucune trace d'elle... Dans le portrait qu'elle avait dressé de lui dans le numéro 23 de Mauvaise graine qui était consacré à Jérémy, Laure Ménoreau écrivait que c'était "un authentique poète et écrivain vivant uniquement pour son art, ceci sans aucune concession envers un système de faux-semblants qu’il exècre." Cela n'a pas changé. Il me le confiait encore dans son dernier courrier électronique.

Jérémy n'écrit plus, ou très peu, et ne s'en vante pas. Il compose de la musique, des mixes que vous avez pu écouter depuis ces pages et que vous pouvez toujours entendre ici, je vous le rappelle, sur last.fm. Mais aussi là, sur onvibes.com.

Jérémy fait partie de ces hommes, rares de nos jours, fidèles à ceux qui ont leur confiance et à leurs idéaux, qui ne jouent pas, ne trichent pas, ne cachent pas, mais lancent au contraire les mots qu'ils ont à dire, du fait même qu'ils détestent les postiches, les leurres et tout ce qui va avec.Pour cela je le remercie et lui redit publiquement toute mon amitié.

Je ne voulais pas mettre en ligne une seule nouvelle de Jérémy. Aussi me suis-je permis de la faire accompagner de deux autres textes parus en juin 1998 dans ce numéro 23 dont je parlais plus haut: Junket Blues et Le décapsulage raté de Norbert.

Très bonne lecture, bon été et à très vite.

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Le container

Samir Mehreb fixait l’intérieur du container à ordures, sa main gantée crispée sur les bords du couvercle de PVC, son bras levé comme pour repousser la terreur qu’il sentait l’envahir, pareille au froid humide de janvier.

Le petit matin sentait le camion chaud, le fruit pourri, un peu l’amertume aussi de se trouver là, au pied de ces barres si vite rendues au délabrement chronique né de la misère planifiée, après tant de mois consacrés à leur « réhabilitation ». Les télés étaient venues escorter le maire, flanqué du député local et de quelque vague sous-ministresse black, pardon ! de couleur, dont on avait oublié le nom après qu’elle eut sauté à la faveur d’un énième remaniement. Les cravatés avaient parlé de défi, d’enjeux collectifs, d’insertion. Des jeunes triés sur le volet, quatre filles et deux garçons, avaient été invités à s’exprimer devant les caméras. L’une des filles « s’intéressait à l’informatique, dont elle espérait faire son métier ». Pour le moment elle était employée à mi-temps à reconditionner des PC réformés de l’Administration qui seraient fourgués à bas prix aux bénéficiaires du plan de lutte contre la fracture numérique. Les trois autres faisaient caissières à l’hyper-discount qui s’était monté l’année précédente à l’orée de la zone indus, sur un terrain où, d’après les plus anciens, s’étendait voici longtemps un bidonville abritant Gitans et Harkis. Les deux lascars retenus s’étaient contentés de répéter mot pour mot à la blondasse dépêchée par la chaîne locale de service public, le baratin à base de projets, de savoir-faire et de visions à moyen terme appris au stage de création d’entreprise auquel ils s’étaient inscrits pour couper aux « missions » qui leur coûtaient en frais de déplacement à peu près exactement ce qu’elles leur rapportaient. Le stage se tenait dans une salle mal chauffée du collège voisin. Cela leur permettait de traîner au pieu jusqu’à huit heures passées. L’heure où en principe Samir ramenait les containers à ordures dans leur local à l’entrée du parking qu’il nettoyait à grande eau deux fois par semaine, trois en été. Deux par deux, un container pour chaque bras, en tétant sa roulée, ses traits taillés au burin figés dans cette expression mi-pensive mi-affairée que l’on apprend à plaquer sur son visage lorsqu’on sait qu’on finira ses jours au quartier et qu’on tient à ce que ça se passe au mieux. Le regard fixe qui ne remarque rien. Le sourire rare. Et on en dit le moins possible. La moindre mimique peut être ici interprétée comme une provocation. On ne prend pas parti, jamais. On fait son boulot à hauteur du salaire qu’ils vous laissent - c'est-à-dire plus ou moins mal, c’est devenu la seule forme de résistance -, puis on fait ce qu’on a à faire pour soi, entre chez soi et le centre commercial, son sac de bouffe hebdomadaire, sa blague hebdomadaire de tabac fort, son papier à rouler et de temps en temps une pipe chez une fille du village devenu grande banlieue, pas regardante, la fille, sur la race du micheton, sa dégaine, son âge.

Samir a cinquante-quatre ans, il est célibataire et ne fréquente pas le

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bar. C’est là que se fomentent les embrouilles entre jeunes qui voudraient jouer le jeu et les autres, ceux qui parlent deal ou Charia ou des deux à la fois, et que l’on voit revenir de taule à chaque fois plus aigris, plus disjonctés, plus irrécupérables. C’est là aussi, mais pas aux mêmes heures, que les francaouis gras du bide viennent s’exciter entre deux Rapido à coups de y’a qu’à et de faut qu’on arrosés de bière à l’odeur aigre, et c’est comme ça qu’ils retrouvent leurs caisses bonnes pour la broyeuse, et c’est ainsi que ça se fabrique, le cercle vicieux.

Samir, en fait, ne parle plus à personne depuis qu’il a compris que c’était la meilleure solution.

Du coup, là, il ne sait pas quoi faire.

Il a refermé le container, puis l’a aussitôt rouvert pour vérifier qu’il y avait bien vu ce qu’il y avait vu.

Pas de doute. Il y avait là de quoi déclencher un patacaisse de cinéma. Il voyait déjà, Samir, les cars de flics investissant la cité, les balaises à flashball et Tazer se déployant dans les coursives, les hélicos survoler le théâtre des opérations grouillant de langues de vipères armées de caméras-épaule et de ces micros fichés sur des perches qui ressemblaient à des balais-brosse. L’écho sourd des explosions des réservoirs d’essence, dans le parking transformé en casse automobile mise à feu et à sang, résonnait encore à ses oreilles quatre ans après les fameuses émeutes que l’on évoquait à mi-voix entre résidents de la cité, les soirs d’été où la télé ne proposait que de la redif à deux balles.

À l’époque, Samir avait préféré partir prendre une piaule dans un hôtel pourrave de Barbès tenu par un vieux pote, et c’est à sage distance qu’il avait suivi à la télé le film des émeutes. Sûr que ce n’était qu’un début, une répétition, que ça partirait des quartiers. Finalement ce n’était jamais parti de nulle part. Il suffit de se balader dans n’importe quelle rue de n’importe quelle ville aux heures d’affluence pour entretenir en soi l’illusion que tout ne va pas si mal dans ce pays. Bagnoles rutilantes et coûteuses, bus profilés, jeunes overlookés suréquipés de gadgets high-tech, les terrasses des café ne désemplissaient pas plus que les hypers, l’on consommait, buvait, mangeait à sa faim – du moins se nourrissait-on – et trouvait toujours le moyen quand la thune se faisait rare de discutailler du match du moment comme de la magouille en cours traitée à la manière d’un feuilleton, la plus efficace qui soit lorsqu’il s’agit de brouiller les pistes et de nier l’impéritie d’institutions en phase terminale de décadence.

Loin des quartiers, Samir en convenait, la vie prenait une tout autre saveur. Celle des possibles assenés par les faciès lisses et tout sourire des bouffons surpayés à servir la propagande. Tout était à portée pourvu qu’on se

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donne la peine de le cueillir. Tout. Les jolis ordis connectés au monde entier, les téléphones portables qui te servent à te faire ton cinoche personnel et à demander à ton interlocuteur, à tout bout de champ, où il se trouve et s’il fait beau là où il se trouve. Et les belles bagnoles, et les apparts qui ressemblent à des apparts, et les maisons de rêve, et en amont les salaires qui te donnent le droit d’avoir tout ça, et encore en amont les formations qui te permettent d’accéder à ces salaires. Sauf que les choses ne se passent pas si facilement dans les faits, et ça tu le piges très vite lorsque précisément tu te donnes quelque peine pour prétendre cueillir les petits bonheurs jetables qui s’alignent dans les vitrines blindées du système. Samir était de ceux qui y avaient cru un temps, il s’était démené dans ce sens, et à mesure qu’il croyait avancer il avait vu se dresser devant lui barrières, chausse-trapes et interdits nés de législations absurdes et de mesurettes se contredisant.

Au final, Samir avait dû se contenter d’un poste d’employé au Smic dans l’entreprise de sous-traitance qui avait décroché les marchés de l’entretien de sa cité, plus de quelques autres, au prix de dessous de table bien placés – c’est ce qu’aimait répéter le patron, jeune con à l’accent méridional et aux cheveux hérissés au gel, chaîne en or en sautoir par-dessus sa chemisette griffée. Il tutoyait le député-maire, vieux briscard suant la veulerie, réélu à chaque fois on se demandait comment, mais en face ils ne valaient pas plus lourd martelait le patron.

Le prévenir, lui, d’abord.

Déjà, Samir avait dégainé son portable, un vieux machin de l’autre génération dont il lui fallait recharger les accus deux fois par jour.

Faut venir voir, Laurent, vite fait, il se passe quelque chose de grave.

Ils s’appelaient par leur prénom et se donnaient du tu et du toi. Aux autres, Laurent donnait du Monsieur, de la Madame, de la Mademoiselle prononcés de haut, du bout des lèvres. Pas confiance. Même si tout passait par lui, les entretiens d’embauche, les décisions d’embaucher et de virer les filles, les gars que lui envoyaient l’Anpe et les assos d’insertion. Qu’importaient les conséquences. Il créchait dans un pavillon de meulière d’un quartier arboré à l’autre bout de la ville, ses voisins étaient cadres sups, professions libérales, retraités à l’aise. La flicaille rôdait et les portails étaient équipés de digicodes et de caméras de surveillance. A la première incartade les CRS se pointaient et les téléphones des caciques des tribunaux locaux partaient en surchauffe. Il pouvait se permettre, Laurent, de régner sans partage sur sa petite troupaille d’esclaves, de la mener au chantage lorsque se succédaient les heures-sup, de jeter qui lui déplaisait comme on se débarrasse d’une capote usagée.

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Ça va comme tu veux, Samir ?

Laurent raffolait des expressions employées dans les films américains.

Ça va comme je veux, lui répondait Samir, pas dupe de la sympathie affichée du keke.

Sauf que là, il lui faudrait lui dire qu’un gros barouf se préparait et qu’il avait beau, Laurent, se prendre pour Brad Pitt et le considérer, lui, comme un avatar de Will Smith, ils ne seraient pas en mesure à tous deux de maîtriser la situation.

Deuxième sonnerie. Samir jeta un œil sur sa montre-bracelet. Huit heures dix. À cette heure, Laurent prenait son p’tit déj avec sa blondasse, la voisine s’étant chargée d’emmener les gosses à l’école privée… de racaille, comme dit la chanson du vieux Renaud. Il savait à peu près tout, Samir, de l’emploi du temps du patron. Laurent avait la tchatche facile en sa présence. Samir avait toute sa confiance, il le lui avait tant de fois répété. Un mec comme toi, Samir, ça vaut plus ce que je le paie. Mais merde, avec leurs putains de charges, tous ces planqués qu’il faut entretenir, ils nous coulent toi, moi, et c’est pour ça qu’on en sort pas, tè ! Ce serait que de moi, Samir, ajoutait-il en ponctuant d’une bourrade voulue affectueuse, je te refilerais deux mille nets et on ferait ensemble du super bon boulot, j’te jure.

- Allo oui ?

La voix de Jessica, c’est le prénom de la blondasse, au bout du fil. Derrière, des rumeurs de pub, télé ou radio.

- Ouais salut, c’est Samir, des Hespérides. J’peux parler au patron ?

Les Hespérides c’était le nom de la cité. Personne ne savait au juste ce que ça voulait dire.

La voix de Laurent, molle, son accent de supporter de l’OM, ses intonations fausses. Le ton préoccupé de celui qui ne s’attendait pas à un coup de fil de Samir sur sa ligne perso.

- Oh Samir, prononça t-il en guise de salut, qu’est ce qui t’arrive ?

- Peux pas te le dire au téléphone. Faut que tu viennes, ça urge.

Bref silence.

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- Attends, attends… Tu veux que je me pointe là, maintenant, aux Hespérides, mais… ?

- C’est grave, j’te dis. Peux pas gérer ça seul.

- Gérer quoi ?

- Pointe-toi vite fait, merde !

Une onde de panique traversa soudain Samir de part en part. Il sentit ses jambes se dérober sous lui, au point qu’il lui fallut s’appuyer à ce foutu container. Et si quelqu’un en avait soulevé le couvercle avant lui ? La nausée qu’il avait jusque-là réussi à maîtriser déforma sa voix quand il ajouta : - Un truc de fou, Laurent…

Non. Les flics seraient là. Et puis, se raisonna Samir, le container n’était pas en première ligne. Les gens jettent ce qu’ils ont à jeter dans le premier ou le second, même s’ils sont pleins jusqu’à la gueule. Pas dans celui qui est en quatrième position.

- Allo, tu es là ? Laurent ?

L’autre devait regarder sa femme qui le regardait, la télé en fond sonore. Samir reconnut dans les lointains l’indicatif d’un flash d’infos. A huit heures dix-neuf.

- Ok, j’arrive, souffla Laurent avant de raccrocher.

Samir glissa machinalement son portable dans la poche de la cotte vert d’eau qu’il portait sous son gilet réfléchissant. À sa lippe pendait une roulée qu’il eut du mal à allumer. La goulée qu’il en aspira ajouta à sa nausée. Il fallait qu’il maîtrise les tremblements qui l’agitaient, qu’il passe pour aussi naturel que possible. Farida, la femme de Nordine, son cousin à qui il n’adressait plus la parole, s’annonçait dans l’allée, courbée sur sa poussette italienne où le petit dernier marmottait des trucs. Sa tchador sur la tête, une espèce de robe de grossesse recyclée passée sur un jean moulant, elle avait un sac poubelle de deux jours suspendu au crochet fixé au dossier de la poussette.

Sans un mot, Farida tendit le sac poubelle à Samir qui hocha la tête, puis elle passa son chemin en direction du centre commercial. Samir la suivit des yeux un moment. Née ici. Grandie ici. Elevée ici. Comme Nordine qui l’avait draguée parmi d’autres dès le collège, pour l’épouser elle plutôt qu’une autre. Ils s’étaient plus. Mystère de l’amour. L’une s’était installée chez l’autre et au deuxième marmot ils avaient obtenu un F3 dans la barre en face. Nordine,

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jusqu’alors frimeur, fêtard, joyeux et plein de projets à l’occidentale à base de grosse cylindrée et d’ambitions de petit propriétaire, s’était laissé embringuer par l’imam du coin. Depuis il n’était plus question que de la Charia et Farida avait troqué la mini et les collants qui composaient l’ordinaire de son look d’étudiante en gestion contre le triste uniforme mis en vigueur par les fondamentalistes.

Quand Samir était arrivé au quartier, vingt ans plus tôt, les filles de la cité ressemblaient à ces chanteuses de R’n’B que l’on voit dans les clips sur M6, beauté arrogante et fringue sexy. Tu n’en vois jamais, de celles-là, s’égosiller en tchador sur du groove occidental. A croire que les rêves de Djihad ne sont qu’une façon comme une autre de policer la misère et d’en contenir les effets.

Trop revenu de tout, Samir, pour croire encore en la parole du Prophète. Mais ça il le garde pour lui. Il se rend à la prière du vendredi comme les autres, parmi les autres, il écoute le prêche de l’imam, pas un mot plus haut que l’autre, un vrai croisé de l’impossible intégration cet imam-là, il doit faire partie de la clique subventionnée de Dalil Boubakeur. Cela n’empêche en rien les jeunes qui font les cons de faire les cons, et les autres de se résigner à subir ceux qui font les cons et tout le reste.

Le SUV Lexus noir de Laurent se rangeait le long du trottoir de l’avenue Malraux. Celui-là non plus on ne savait pas qui il était ni ce qu’il avait fait, c’était comme les Hespérides, les Mureaux, le collège Georges-Brassens et le Lycée Alfred-Binet. Ça restait abstrait, témoignait d’une culture qu’on n’arrivait pas à s’approprier, en fait on n’y pensait jamais, ça s’appelait comme ça, comme le café qu’on se fait en taule s’appelle Ricoré et pas Legal, comme un McDo s’appelle un McDo, comme une Audi A4 s’appelle une Audi A4 et pas une Merco Classe S, point barre.

- Alors ? fit Laurent, pas ravi. Il portait un jean clair, des mocassins Vuarnet et une chemise Gucci couleur saumon, sa chaîne en or passée en sautoir autour du col ouvert bas comme cela se fait par chez lui. Son oreille BlueTooth dessinait une rouflaquette chromée dans le prolongement de sa coupe au rasoir fixée au gel.

Du menton, Samir lui désigna le container.

- Ouais, eh ben ?

Jetant un coup d’œil circulaire autour d’eux, Samir en souleva le couvercle. Laurent se pencha à l’intérieur non sans froncer le nez, par anticipation. Il recula aussitôt dans un « P… ! » sonore et gerba son petit déj’ au pied du lampadaire voisin.

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Samir avait dépassé le stade de la nausée.

- On fait quoi, là ? jeta t-il à son patron.

Celui-ci, se reprenant lentement, dirigea vers lui un regard vitreux.

- Tu l’as pas touché ?

- Non. Que le container.

- Sûr sûr ?

- J’te jure.

- Ok.

Quelques secondes seulement avaient suffi à Laurent pour mesurer toutes les conséquences de la décision qu’il devait prendre. D’une voix raffermie, il prononça un numéro de téléphone qui, par le truchement du gadget fixé à son oreille droite, le mit en contact avec un de ses employés croisant dans le secteur.

- Monsieur Kharoubi ? C’est le patron. Je suis cité des Hespérides, avenue Malraux, chez Samir, ouais. Vous nous rejoignez. À tout de suite.

*

* *

Dès son arrivée, Kharoubi, habituellement affecté à la maintenance des containers, avait été dépêché balai et pelle en main dans le parking souterrain des Hespérides « qui avait besoin d’un sérieux nettoyage ». Samir étant malade, il ne pouvait s’acquitter de cette tâche. Le teint blême de l’Algérien avait suffi à convaincre son collègue. Sitôt que celui-ci eut tourné les talons, Samir aida son patron à charger le container dans le fourgon équipé d’une rampe, non sans avoir remplacé celui-ci par un autre en tous points identique.

Laurent avait ensuite ôté sa chemise griffée. On était en été, un gilet réfléchissant passé à même la peau, ses Ray-Ban sur le nez, il ferait parfaitement illusion au volant du fourgon. Samir l’attendrait chez lui, où il ramènerait le SUV Lexus. Jessica étant sortie pour la journée, elle n’y verrait que du feu. Laurent lui inventerait une salade bien assaisonnée lorsqu’elle s’inquièterait des raisons

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de son déplacement aux Hespérides, suite à l’appel de Samir.

À midi, tout était plié. À une heure, Samir descendait du RER, une sensation de creux dans l’estomac dont il ne savait trop si elle était due à la faim ou à l’angoisse.

- Tu rentres chez toi, tu reprends ton boulot demain matin, pas avant. Tu as eu un léger malaise, rien de grave. Le fric, je te fais confiance pour le claquer discrètement, Ok ?

L’enveloppe était rebondie. Elle contenait quoi ? Deux mois, six de salaire ? Un peu plus. Le prix fixé par Laurent à la discrétion de Samir. Qui pourrait faire changer les amortisseurs de sa vieille 205. Qui, plus tard, troquerait sa télé pourrie contre un de ces écrans plats exposés au Carrouf, oh, pas un grand qui donne l’impression d’avoir le cinéma chez soi, un 36 centimètres suffirait, avec son stéréo, et pourquoi pas un abonnement à Canalsat pour occuper mieux les soirées. Le reste il le mettrait de côté.

- Pour ta rallonge, Samir, c’est plié. J’appelle mon comptable cet aprême. J’invoquerai l’ancienneté. C’est vrai que tu es le plus ancien dans la boîte, et que les mecs comme toi ça mérite franchement d’être payé autre chose que de quoi financer le loyer et les charges d’une HLM infecte.

Samir palperait deux mille euros nets pour le boulot qu’il assurait jusqu’alors contre mille cent. Il se dit qu’il pourrait prendre un studio dans un meilleur quartier, un vrai appart qui irait avec la télé qu’il se promettait de s’acheter. Comme ça il ne verrait plus la triste gueule de son cousin Nordine, avec la barbe réglementaire qu’ils portaient lui et les pauvres types qu’il fréquentait. Il ne viendrait plus dans la cité que pour y faire son boulot. Et il le ferait mieux. C’était toujours possible. Il le ferait à hauteur de son nouveau salaire. Cela faisait partie de ses principes, à Samir. Il s’était toujours efforcé de se tenir droit, de ne pas dévier de sa route, de traiter autrui avec un respect distant, c’est comme ça que d’après lui on s’attire soi-même le respect des autres et surtout, qu’on s’évite les embrouilles. Travailler plus pour gagner plus, disait l’Autre. Samir, il gagnerait plus et pour cela, il travaillerait mieux.

L’Autre.

On l’appelait comme ça dans la cité. Les jeunes, surtout. Certains lui vouaient un mélange de défiance et d’admiration. Il parlait comme eux, pas vrai ? et puis c’était un fils d’immigré et il aimait les belles caisses, les jolies filles et la frime, et ses manières étaient celles d’un gangsta’ rapper arrivé.

L’Autre, dont la télé ne cessait d’évoquer la disparition inexplicable.

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Rapt ? Impensable fuite à l’étranger ? Improbable repli dans quelque secret repaire ? Ce n’était pas dans les habitudes de l’homme, et le contexte politique se prêtait mal à ce genre d’excentricités. Le Parlement français se voyait confronté à une crise majeure. Le parti majoritaire se scindait jour après jour en courants contradictoires allant se radicalisant. La démission du président était réclamée par ceux-là mêmes qui l’avaient porté au pouvoir, tandis qu’une explosion sociale s’annonçait pour la rentrée, déjà s’organisaient grèves et manifestations dans tous les secteurs. Cette présidence et l’exécutif travaillant sous ses ordres accumulaient fiasco sur revers depuis leur prise de pouvoir. L’Autre avait beau être passé maître dans l’art de la diversion, il battait des records historiques d’impopularité.

Depuis la veille, dix-huit heures, il n’avait plus donné signe de vie. Selon le porte-parole de l’Elysée, l’Autre s’était retiré dans son bureau pour étudier seul l’organigramme de la rentrée parlementaire. Lorsque, vers vingt et une heures, un huissier avait frappé à la porte du bureau présidentiel pour soumettre une circulaire interne à la signature de son occupant, il n’avait pas obtenu de réponse. Inquiet, il s’était permis d’entrer. Le bureau était vide et les dossiers en ordre. On avait alors fait rechercher le président à travers tout le palais, et à vingt deux heures, il avait fallu se rendre à l’évidence et prévenir la cellule spéciale de l’Elysée des Renseignements Généraux : le président avait proprement disparu.

Tout au long de l’après-midi, Samir, étendu sur son canapé, avait suivi le défilé surmené des flashes spéciaux.

L’Autre était attendu ce matin à l’aéroport militaire de Villacoublay en compagnie de ses conseillers et de l’élite de ses ministres pour accueillir le nouveau président des Etats-Unis, qui entamait à Paris sa première tournée de voyages officiels en Europe. Air Force One avait atterri à l’heure prévue, et il ne s’était trouvé que le Premier ministre flanqué du ministre des Affaires étrangères et d’un aréopage de conseillers en costumes et tailleurs pour serrer la main du nouveau locataire de la Maison-Blanche. Les images diffusées en boucle montraient un Premier ministre tendu à l’extrême, qui ne cessait d’échanger des regards anxieux avec son entourage. Le monde entier évoquait la disparition mystérieuse du Président. Les chaînes françaises reprenaient les flashes de CNN, CBS, MSNBC et Fox News, où l’évènement atténuait très nettement, à l’heure qu’il était, l’impact de la tournée en Europe du successeur de George W. Bush.

Vers sept heures, Samir s’étira. Du parking de la cité lui parvenaient des cris d’enfants, des rumeurs de jeux de ballon, le sourd martèlement d’une rythmique syncopée jaillie des baffles d’une stéréo poussée à plein volume. Samir se dit qu’il allait sortir se dégourdir les jambes, après quoi il mettrait un plat à chauffer au micro-ondes et il descendrait une bière.

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A peine refermées sur lui les portes coulissantes du vieil ascenseur, Samir crut entendre dans le lointain la sonnerie de son portable, mélodie Bouygues bien connue, qu’il avait mis à recharger dans le vestibule de son studio. Mais il pouvait se tromper. Il y avait tellement de bruit dans cet immeuble. Derechef, Samir sortit sa blague et son carnet Job et entreprit de rouler sa cigarette du soir.

Après douze étages passés à ferrailler et à vibrer, la cabine s’immobilisa au rez-de-chaussée. Samir allumait sa roulée lorsque les portes coulissèrent sur deux inconnus flanqués d’une demi-douzaine de flics en tenue.

- Monsieur Mehreb ? fit l’un d’eux, brandissant sa carte.

Comment ces types le connaissaient-ils ?

Encadré par les flics, Samir sortit de l’immeuble. Un silence de morgue s’était abattu sur la cité. Des jeunes observaient la scène depuis les halls d’immeubles. Les loggias étaient noires de monde. La musique s’était tue.

L’un des civils prit Samir par le bras et le fit monter à l’arrière d’un monospace Citroën aux glaces fumées. Laurent en occupait l’un des sièges. Il était pâle comme un linge et une paire de menottes brillait à ses poignets.

Comme le monospace démarrait, escorté de plusieurs voitures de police, Laurent, accablé, glissa à l’adresse de Samir :

- Kharoubi a merdé. Il a trouvé une montre dans le parking souterrain. Sa montre. Ce con a essayé de la fourguer. On est dedans, Samir. Jusqu’au cou.

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Le décapsulage raté de Norbert

Norbert il regarde pas les femmes et elles non plus. Norbert il est un

grand garçon, il a de l'éducation, il va pas au bar, il regarde pas les femmes et il

fume pas. Sauf le dimanche après le gâteau. M'man cache ensuite le paquet en

haut dans le buffet de la cuisine. Papa a donné la permission quand il a eu vingt

ans. Après, Papa il est parti et Norbert il l'a remplacé. Les pin's au revers du

manteau gris, c'est un peu comme les médailles de Papa. Aux commissions, un

manoeuvre l'appelle mon colonel et les autres le saluent au garde-à-vous. Norbert

il relève le front, il crispe la mâchoire. Depuis tout petit.

Le mercredi il vient la cousine Canette et son demi-frère Guigui.

Norbert il est pas comme eux, ah ça non. D'ailleurs il a honte qu'on le voie avec

eux. Guigui il bave tout le temps, il a un oeil fermé, il crie des choses qu'on

comprend pas et il sent mauvais et la Canette elle est grosse et elle met la jupe

courte et elle a un défaut de langue et elle fait des choses avec les hommes.

Papa il les aimait pas. Il avait bien raison. Il avait toujours raison, Papa. Et

Norbert, il est pas comme eux, ah ben non.

L'été, Canette elle le force à mettre un ticheurte, à Norbert. Il aime pas

ça. Il préfère les costumes de Papa, ses chemises, ses cravates, son manteau gris,

sa casquette. On garde les choses longtemps, dans la famille, on ne dépense pas

à tort et à travers. A la caisse des commissions, Norbert il vérifie qu'on lui rend

bien la monnaie. Il compte sur ses doigts, les gens derrière rouspètent, il y en a

même qui se moquent, mais Norbert il compte quand même. Il doit ramener la

monnaie à M'man. Elle compte aussi. Elle a que ça à faire, M'man. Elle sort plus.

Norbert il fait la cuisine, un peu de ménage et la vaisselle pour se rendre utile.

Après il demande la permission de faire ses coloriages, ou il lit son livre, le même

depuis qu'il apprend. M'man lui explique, quand elle est d'humeur. Il a déjà lu

douze pages. Il sait même se servir de la télécommande de la télévision, et

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comment on appelle le docteur.

M'man elle est très malade. Norbert il lui donne ses gouttes tous les

soirs, ça la fait bien dormir, elle tousse moins, elle crie pas la nuit. Des fois, la

concierge demande comment elle va M'man, qu'on la voit plus, et Norbert il

répond de sa voix restée petit garçon, une voix comme les mickeys on lui a dit au

dispensaire, il lui dit à la concierge qu'elle va bien M'man, qu'elle sort pas parce

qu'elle est fatiguée et qu'il fait froid et qu'elle tousse, alors elle dort beaucoup.

Sinon Norbert il parle à personne, et il regarde pas les filles. C'est pas

pour toi les filles, lui disait tout le temps Papa qu'il avait toujours raison. C'est

vrai. Un jour, au dispensaire, il a touché une fille. Elle a crié. Ils l'ont grondé. On

l'a jamais plus vue.

La cousine Canette elle s'est laissé tripoter. Elle lui a même fait des

choses à Norbert. Depuis, il y pense tout le temps. Mais ça sent mauvais et c'est

pas bien. Le mois dernier, il a eu envie de faire des choses dans un coin sous son

manteau gris. Deux agents l'ont pris, ils l'ont emmené, Norbert il a pleuré. M'man

elle est venue le chercher au commissèriat, après elle l'a tapé sur les fesses avec

la cravache de Papa, puis elle a appelé le docteur qui lui a fait la piqûre. Depuis,

Norbert il sait pas pourquoi, mais il a comme une boule qui lui brûle en dedans,

et alors M'man elle dort beaucoup. Les gouttes elles font plus d'effet quand on en

met plus.

Vaut mieux qu'elle dorme, M'man, parce que la cousine Canette elle doit

viendre aujourd'hui pour le décapsuler, Norbert. Il sait pas trop ce que ça veut

dire mais ce qu'il sait, c'est que Canette elle se laissera toucher et qu'elle le fera

essayer comme dans les journaux que Guigui il lit le soir en grognant. Non,

vraiment, il faut pas que M'man elle se réveille, ah ça non. Ca fait... Norbert il

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compte sur ses doigts, quatre jours que M'man elle dort.

Il marche vite, Norbert. Il a rendez-vous quand la petite aiguille sera

juste avant la grande, l'heure du journal parlé. Le manoeuvre des commissions le

salue mon colonel. Norbert il relève le front, il crispe la mâchoire. Norbert il est

un homme. Papa le lui disait souvent en le regardant de haut, comme quand il

regardait ses hommes à lui quand c'était la guerre et qu'ils tuaient les arabes.

Canette aussi, elle lui a dit qu'il est un homme, même qu'elle veut se marier avec

lui pour avoir les sous. Mais elle aura pas les sous, personne aura les sous, le

docteur il l'a dit.

Canette elle est devant la porte de la maison avec la tante Marie-Josée

qu'elle est un peu infèrmière. Elle a mis la petite jupe Canette, et son noeud dans

les cheveux. La tante Marie-Josée elle parle à la concierge, il y a aussi le docteur

et une voiture rouge et une autre blanche. Norbert il lève sa casquette comme

Papa, il dit bonjour en hochant la tête avec sa voix comme les mickeys. Le

docteur il lui dit de monter dans la voiture rouge, mais Norbert il répond qu'il doit

d'abord poser les commissions, faire un peu la cuisine et aussi qu'il a rendez-vous

avec Canette qu'elle doit le décapsuler. Mais le docteur il insiste et deux

messieurs en bleu le prennent par les bras. Ils sont sympathiques ces messieurs,

mais Norbert il veut pas monter dans la voiture rouge, ah ben non. Et pourquoi

que Canette elle rigole comme ça ? Et pourquoi la tante Marie-Josée elle pleure ?

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Junket blues

Nauséeux, le dôme croûteux, jaunâtre, dont les bords épousent le

pourtour de la casserole, et qui enfle, s’élève, crève. Nauséeuse, l’odeur du lait

qui déborde, jaunit la flamme qui grésille, l’éteint.

Le temps est gris et bas, humide, clos. De ses longs doigts, Nel trace des

figures sur les vitres embuées. Le bruit du trafic, douloureux, ralenti, éteint, lui

parvient comme d’un autre monde où il se vit des événements dilatés par

l’affectif de ceux qui les vivent.

Nel s’est rétractée, elle.

Garrin a dit que Fredo était noir, à cette heure. Garrin ne sait pas ce

qu’est le tact et comment on s’en sert, Fredo est en terre depuis ce matin. Une

rupture d’anévrisme, a dit sa mère au téléphone dans un sanglot étouffé. Nel n’a

rien répondu. Nel a passé son caban, pris le bus comme si de rien n’était, elles

ont passé la nuit dans le salon, enveloppées dans une même stupeur. Nel est

rentrée au matin, la tête pleine de terre. Celle dont elle a jeté une poignée sur

le cercueil de Fredo après Bardette, le chef d’atelier, avant Garrin, coincé dans

son costume trop juste aux revers démodés. La mère n’a pas pu. Le carré des

indigents, pour Fredo, elle ne peut pas. Nel non plus qui croyait à Fredo, son

talent, sa peinture, sa réussite. Effective à leurs yeux et à ceux de Garrin, qui

pourtant n’est pas une lumière, pas plus que Bardette qui disait y’a quelque

chose, il a un joli coup de pinceau le p’tit gars. Mais bon, Fredo était mécano,

n’avait que des amis mécanos et Nel qui n’existe professionnellement que quand

ça se présente, ce qui pose mal quand on veut exposer ses toiles et les vendre et

se faire reconnaître. Des copains à queue de cheval, il n’en avait pas Fredo. Des

copines à Passy non plus. Dans les ministères il ne connaissait personne et il était

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trop crevé le soir pour aller traîner là où il convient d’aller se montrer au bras

d’une poule quand on veut faire artiste. Et Nel n’a rien d’une poule. Elle ne se

maquille jamais. Ni belle ni moche ni quelconque, elle a, comme disait la mère

de Fredo, quand elle avait encore la tête à ça, une finesse bien à elle qui doit

venir de la petite coquetterie qu’elle a dans le regard. Il suffit de peu pour se

distinguer des comme-si, la plupart, qui recourent à des artifices pour dépasser

ce qui les retient d’être bien.

Nel s’aide d’une cuillère pour empêcher la crème de tomber dans le bol

où s’épand son lait chaud. Elle y cassera un œuf, mélangera, avalera d’un trait

cette bouillie dégueulasse, cependant nutritive. On confectionne un junket avec

du lait froid, en principe. Mais Nel a froid, alors ce sera un junket chaud.

Au ras des cheminées, le ciel est d’un gris presque bleu. Cette clarté

sourde fait ressortir les gris sales des façades, de l’autre côté de la rue, le blanc

cassé des évacuateurs de fumées, poussés au gré des mises aux normes

réglementaires. L’appart’ sent encore le citron moisi de la vieille dame d’avant.

La famille a laissé le frigo à Nel, la télé, un poste TSF en Bakélite art-déco et des

cartons, dans le débarras, remplis de vieilles revues. Des fois que vous pourriez

en tirer quelque chose, a dit la belle-fille avec ce pauvre sourire des pauvres sur

le retour qui s’adressent à plus jeune pauvre qu’eux, il y en a qui datent de la

guerre, des L’Illustration je crois, ça peut être recherché. Ils ont laissé, aussi,

deux robes-blouses dans la penderie, bizarrement déformées. Les vieilles riches

ne connaissent pas cette continue supplique de la voussure. Les vieilles pauvres,

trop. Combien de milliers de voussures dans cinquante ans ?

Ce devait être leur appart’. Un mot à Nel, pas à Fredo. Appart’ est un

diminutif estudiantin. Fredo parlait de piaule. Leur piaule à eux, avec leur pieu

où ils passeraient leurs dimanches en jeune couple blottis tous les deux. Et la

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téloche, le magnétoscope pour se passer des films qu’ils loueraient. Ensuite, ils

achèteraient une gazinière neuve. Pas de machine à laver, déjà trop chère la

facture d’eau. Puis, comme Nel avait son permis, ils prendraient une caisse.

Justement Bardette changerait la sienne au printemps prochain pour une plus

grande, vu les facilités de crédits, même s’ils en chieraient six ans.

Et il est parti Fredo, sans prévenir. Nel se retrouve seule avec ses

affaires dans le sac de voyage. Tout ce qu’elle possède tient dans un boudin de

nylon aux anses suffisamment grandes pour qu’elle puisse le porter comme un sac

à dos. Son sac, elle, sa piaule qu’elle devra libérer faute de pouvoir assurer le

loyer. Discuter avec la pouffe de l’agence immobilière est au-dessus de ses

forces. La mère de Fredo a envoyé un chèque pour le mois. Après... Déjà que ça

n’avait pas été facile de faire accepter le dossier. La propriétaire voulait un

fonctionnaire, ils veulent tous des fonctionnaires en ces temps acculés de gré ou

de force à un présent où tout ne va bien que dans les journaux télévisés, quand

rien ne va plus dans une majorité de vécus bradés, castrés, niés, sous la menace

d’un toujours pire sanctionné par le Droit, bras armé de la bourgeoisie qui, plus

que jamais, le détient, le maîtrise et en sévit. Nel n’est pas fonctionnaire et ne

veut pas le devenir. Fredo avait son salaire d’ouvrier mécano, un Smig « stable »

donc, pour rassurer la propriétaire du placard de vingt mètres carrés en soupente

qui serait leur nid sur Montparnasse. Bardette a avancé trois mille balles pour les

frais d’agence. Part du lion incontournable et irrécupérable. La pouffe de

l’agence a exigé un chèque certifié - une Beurette on ne peut mieux intégrée,

maquillée comme un carré d’as, en tailleur presque Chanel, mais trop mini pour

être Chanel. Bref, une fille à vieux. Elle a exigé un chèque certifié du bout de ses

lèvres trop vermillon, trop lignées, trop pulpeuses pour ne pas être siliconées. Nel

s’est dit qu’elle ne devait pas avoir de père ni de grands frères, comme les

beurettes du lycée, de la fac, passibles de torgnoles si elles étaient vues au bras

d’un cul-blanc, c’est-à-dire d’un Français.

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Trois milles balles, plus cinq milles de dépôt de garantie, plus deux

mille cinq... Nel est payée deux mille sept pour le job d’agent de surface que

l’ANPE lui a refilé contre sa maîtrise de socio. Le hall du bureau de poste du

quinzième, c’est génial pour observer la société des pauvres gens, lui a fait

remarquer Fayçal. Lui est un agent de surface bac plus cinq années d’économie

gestion, mais délit d’origine aggravé du refus insolent de se départir de son

keffieh. Nel a expédié une tonne de CV partout où se vend la socio, elle a fait des

agences de pub, des télés, des radios, des hebdos, pas d’expérience lui a-t-on

objecté. Alors, agent de surface. Et c’était limite. Un poil, et elle n’avait plus

l’âge requis pour bénéficier des dernières mesurettes en date. Dans trois mois,

vous pourrez faire valoir vos droits au Revenu Minimum d’Insertion, l’a avertie

sans sourciller le prospecteur-placier de l’ANPE. Heureusement, Fredo et sa

gouaille, ses toiles, son cambouis étaient là pour faire passer tout ça. À présent...

Le junket est un bon plan, quand on n’a pas trop de quoi manger à sa

faim. C’est courant, à Londres, les gens qui avalent un, deux junkets par jour en

guise de repas, même s’il est plus facile là-bas de gagner sa dalle pour peu qu’on

assure bien et qu’on sache fermer sa gueule quand les heures sup’ se succèdent

et qu’il n’y a plus de week-ends, de soirées, de vie à soi possible. Bats, un ex de

Nel, avec qui elle a vécu quelque temps à Soho, payait d’un régime junket les

stigmates de son passé de punk. Quand Bats a repris la route, Nel est rentrée.

Fredo, ç’a été tout de suite après, sur le pavé de Montmartre, consenti aux

croûteurs à la petite semaine et aux peintres au talent authentique qui n’ont pas

les moyens d’avoir les amis qu’il faut pour exposer dignement.

La fille, sur la toile, ressemblait un peu à Nel. Par la coquetterie dans le

regard et les jambes interminables. Nel a demandé combien elle coûtait. Il a

répondu je m’appelle Fredo et je crois au hasard. Ça a commencé le soir même

dans sa piaule de Villemomble, banlieue triste, au-dessus du garage où il

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travaillait. Les draps sentaient le gas-oil. La vaisselle s’entassait, entartrée, dans

la bassine de celluloïd qui, avec le concours d’un brûleur à gaz, faisait de la salle

d’eau, selon l’usage, un semblant de kitchenette. Pour le reste, des revues de

cul, un vieux poste de télé repeint psychédélique, des disques de Sheller, de

Manset et d’Aerosmith, un coin salon improvisé avec des banquettes de bagnoles,

un téléphone à cadran, des affiches de films, série Inspecteur Harry.

Il est noir, Fredo, à cette heure, disait Garrin. Plus de cambouis. Plus de

peinture. Car Fredo n’utilisait jamais de noir ni de blanc. Il détestait le lait et a

toujours refusé de goûter aux junkets que Nel se confectionnait autour du quinze

du mois, en attendant l’obole suivante.

Il fait vraiment noir, dehors aussi. Nel frissonne. Décroche son caban,

l’enfile.

L’escalier de service, alloué à ce qui était jadis les chambres de bonne.

Les portes de service des appartements en étage ont été murées quand les temps

ont changé. La cage est une spirale vertigineuse. Six étages. La rumeur

grandissante de la rue, imbibée de la populace apprêtée du vendredi soir, quand

il s’agit de sortir parce qu’il est de bon ton de sortir les soirs où on ne travaille

pas le lendemain. Quand on en est.

Nel, les poings dans les poches, fend la horde soucieuse d’en être

vraiment, des costards-pardessus-classiques, catogans, étudiants à lunettes,

lookés rap, tendance, filles à l’avenant, en sombre, maquillées-pour-le-soir,

cheveux propres, manteaux de bonne coupe, grungy clean, jupes longes, mini,

micro, talons, platform-boots, et des mûrissants et des entre-deux et des quadras

et des quinquas bien mis pas-de-circonstance, et des qui traînent leurs mômes

emmitouflés, et des arabes en passe-montagne égarés là pourquoi comment, et

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des crieurs de journaux qu’on achète parce qu’on en a pris l’habitude, et qu’on

ne lit pas tellement ils soulèvent des questions gênantes... Nel est seule dans

cette foule qui va où ? Vers quoi ? Dans quel dessein ? Et qui bourdonne les temps

au rythme de ses écrase-merde raclant le bitume en direction de la gare

Montparnasse, énorme structure métal et verre, néons, taxis, McDo, la foule,

Fredo, Fredo, Fredo, Fredo...

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mgversion2>daturaISSN: 1365 5418

mgv2_62 | 07_08edited by: Walter Ruhlmann

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