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MISSION OUVRIERE DE BORDEAUX MICHEL FAVREAU

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MISSION OUVRIERE DE BORDEAUX

MICHEL

FAVREAU

"Nous avons derrière nous un passé très riche : la sagesse des

Pontifes, la sainteté de ceux qui ont bâti l'édifice de l'Église, la

richesse même de la Révélation et de la Tradition, si bien qu'on

est tenté parfois de penser que tout a été fait et de demeurer

passifs.

Mais lorsque l'on considère les nécessités actuelles, on est

contraint de reconnaître que nous sommes encore au début et

c'est comme si rien n'avait été fait.

C'est à nous de poser la première pierre de l'édifice qui

constituera la réalité chrétienne de demain."

Mgr MONTINI,

Rome. Décembre 1950.

SOMMAIRE

Préface de Son Excellence Monseigneur RICHAUD,

Archevêque de Bordeaux 4

Introduction 5

I. - Michel en famille 6

II. - Séminariste à Luçon 8

III. - Vicaire aux Herbiers 14

IV. - Vicaire à Saint-Joseph-la-Purée 22

V. - Retraite de départ en Mission Ouvrière 30

VI. - Matelot sur "l'Argens" 34

VII. - Docker sur le Port de Bordeaux 40

VIII. - Sacrifice total 52

Lettres de l'Archevêché de Bordeaux et de l'Évêché de Luçon 58

Bordeaux, terre païenne ? 60

Le salaire et les conditions de vie du docker FAVREAU 62

Tableau de travail du docker Michel FAVREAU 63

PRÉFACE

Dans cette biographie, il faut voir surtout une âme, une âme sacerdotale, et une expérience, une

expérience missionnaire.

Nous devons savoir gré à ceux qui ont rassemblé ces notes d'avoir mis en relief l'unité profonde de

cette évolution sincère, précipitée, vers l'héroïsme évangélique. Une âme de prêtre ne peut parvenir à

une compréhension aussi intégrale de l'Évangile et à une incarnation aussi pure de la médiation

sacerdotale sans qu'il y ait eu, à la racine et tout le long de pareille existence, d'authentiques et violentes

poussées de surnaturel, auxquelles il a été répondu avec loyauté, avec générosité.

Certaines pages de cette biographie pourront étonner ceux qui ne les replaceraient pas dans leur

contexte social. Les missionnaires doivent parler la langue du peuple, au milieu duquel ils vivent. Il leur

en faut prendre les usages. Il importe qu'ils se mêlent aux activités les plus symptomatiques du milieu à

évangéliser.

Sans dire que tout est également juste dans ce témoignage, il faut avouer qu'on ne peut le recevoir

sans être remué, renouvelé. Ce n'est pas pourtant une émotion qu'il faut chercher dans la lecture de ce

récit. Les vrais apôtres ne font pas de romantisme. C'est plutôt une lumière qui se dégagera de ces pages,

une lumière sur le Christ, sur le sacerdoce, sur le problème social.

La projection vivante de cette lumière a été trop brève. Nous pleurons encore la disparition d'un tel

prêtre. Mais, grâce à cette brochure, le faisceau lumineux continuera de se promener sur notre port de

Bordeaux et sur ses dockers. Faisceau lumineux qui est fulgurant à certains moments, quoique chargé

de beaucoup de poussières, très noires. Faisceau lumineux qui ne risque pas cependant d'éblouir et

d'aveugler. Il y a eu tant d' hésitations et de défiance de soi chez Michel Favreau ! Si, à l'instar de saint

François d'Assise et de Charles de Foucauld, il n'avait poussé si loin l'amour de l'abjection, on ne

comprendrait pas ses procédés. Rien, dans cette vie, du torrent passionné qui emporte et bouscule, mais

tout du souffle profond, retenu, puis exhalé franchement, et qui soulève. Beaucoup du poète, de l'artiste,

du chevalier.

Tous ceux qui liront ces pages sans prévention se retrouveront, à certains moments, face au Dieu

d'Abraham et de l'Évangile.

On remarquera l'esprit méthodique et jusqu'à un certain point, traditionnaliste de ce prêtre qui a l'air

d'un aventurier et d'un clochard. Il s'est inséré pa' docilité dans une expérience missionnaire. Il s'y

est-fidèlement abreuvé aux sources les plus riches du surnaturel : la Bible, le Bréviaire, la Messe,

l'impulsion de la Hiérarchie. Il a eu l'impression de voir son sacerdoce grandir. Jusqu'à quel point

celui-ci a·t-il été fécond ? C'est à Dieu seul de répondre.

Toutefois on ne peut dire que cette expérience ait été inutile. Il est certain que Michel Favreau a

réussi, sur un petit point du globe, sur les quais d'un beau fleuve, la trouée évangélique à travers une

petite portion de la masse ouvrière. Je dis la trouée. Je ne dis pas la pénétration. Le mot serait exagéré.

"Avec le Seigneur, il ne .faut pas se presser. Tout est long !" J'ose dire, encore moins, la conversion.

Cette expression, pour beaucoup, prend un sens trop extérieur. Elle ne coïnciderait pas avec

l'appréciation profonde de Michel Favreau sur la. masse ouvrière qui a tout à apprendre du Christ, mais

que sa condition souvent misérable dispose tellement au plein Évangile.

La masse ouvrière est plus loin qu'on ne pense du Christ et de l'Église. Elle est plus près qu'on ne

pense du Cœur du Christ et de la préoccupation constante, aimante, des chefs de l'Église. Qu'on ne

s'étonne pas que ceux-ci aient pu tenter des expériences !

Il appartient au seul Chef de l'Église, le Père souverain, de dire jusqu'à quel point et sous quelles

formes ces missions ouvrières locales peuvent s'intégrer dans la Mission de l'Église.

Ce 30 août 1951.

Paul RICHAUD, Archevêque de Bordeaux, Évêque de Bazas.

INTRODUCTION

POURQUOI écrire une vie de Michel FAVREAU ?

Un prêtre jeune, mort à 28 ans... comme beaucoup d'autres.

Un prêtre intégré à une équipe de la Mission Ouvrière de Bordeaux depuis 6 à 7 mois à peine...

Ses obsèques auraient pu être un triomphe... mais son équipe s'est refusée à "utiliser" cette mort.

Seule importait la valeur de ce sacrifice couronnant une vie orientée vers Dieu et ses frères humains,

sacrifice uni au Sacrifice de l'unique Prêtre.

Ces pages gardent le même esprit et n'ont aucun but de "réclame". Elles découvrent, sans plus, le

voile qui cache les richesses d'une âme de prêtre que Dieu a creusée, burinée lui-même... que Dieu a

menée par ses chemins à Lui.

Avec Michel on a devant soi un être .exigeant, avide d'absolu, mais dont l'humilité, l'honnêteté

foncière, le bon sens, marqueront "l'aventure" surnaturelle (la vie de tout chrétien !) de réalisme et par

suite d'authenticité.

Chez lui, pas de fausses notes sentimentales...

Sa marche vers Dieu devient plus rapide et plus sûre précisément lorsqu'il met ses pas dans les dures

réalités quotidiennes de sa vie de docker ou de marinier.

Quelle logique l'a conduit de sa terre de Vendée, profondément croyante, jusqu'à ces milliers de

travailleurs du port de Bordeaux, étrangers à l'Église?

C'est l'éternelle histoire de "l'Appel"… l'histoire d'Abraham, le sédentaire de cette ville évoluée

d'Our, en Chaldée, quittant la foule sur l'ordre de Dieu et, devenu nomade, cheminant sa vie entière sur

les pistes du désert ...

C'est le mouvement profond qui conduit le Fils de Dieu du sein de la' Trinité à la crèche de Bethléem

et au Golgotha. "Bien qu'il fût dans la condition de, Dieu, il n'a pas retenu avidement son égalité avec

Dieu, mais il s' est anéanti lui-même, en prenant la condition d'esclave, en se rendant semblable aux

hommes... Il s'est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la Croix. C'est

pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé." (Épître aux Philippiens, II, 6-9.)

"Partout où l'Église prend conscience que sur un secteur de cette terre la Croix n'est pas plantée, elle

devient missionnaire. Elle se porte vers ces païens avec toute la sollicitude que le Christ a mise en Elle...

sans quoi Elle ne serait plus l'Église vivante du Christ vivant.

Comme jadis, Jésus se choisit des "apôtres", les "appelle" et les "envoie"…, mais il a fallu la grande

voix autorisée de Pie XI pour rappeler à tout chrétien qu'il doit s'ouvrir et s'accorder à l'inquiétude

missionnaire de l'Église. Comment un seul chrétien de France pourrait-il se croire quitte en laissant à

des spécialistes le souci de ces larges zones païennes qui couvrent le pays, le souci du prolétariat, sans

s'inquiéter davantage de ce qui intéresse la vie même de son Église.

Nous n'avons aucune raison de "maquiller" ou "d'édulcorer" la personnalité de Michel. Nous

essayons de la présenter de façon simple et vraie.

Le milieu où évoluait Michel dans la dernière partie de sa vie, inconnu de beaucoup, risque d'amener

étonnement ou incompréhension. Nous supplions ceux qui liront ces lignes de franchir l'extérieur, les

barrières immédiates, les réactions personnelles pour découvrir la Foi indiscutable que cette âme de

prêtre qui ne vivait que pour Dieu et pour les pauvres à lui confiés1.

L'équipe sacerdotale de la M. O.

1 A travers ces pages reviendront souvent les noms de deux autres prêtres de la mission ouvrière de Bordeaux, désignés

simplement par leurs prénoms : Émile BONDU et Etienne DAMORAN. Denise est la sœur de Michel ; Jean, son beau-frère. Leurs deux garçons : Jean-Michel (3 ans et demi) et Jacques (16 mois) sont

les neveux très aimés de "Tonton l'Abbé".

MICHEL en FAMILLE

Michel et moi2, nous avons eu la grâce de naître dans une famille profondément chrétienne. La

tradition veut qu'un de nos ancêtres mourut en 1793 pour son Dieu et son Roi dans un chemin creux de

Vendée des environs de Montaigu, et tous deux nous en étions très fiers.

* * * Si Michel était courageux, il avait de qui tenir. Notre père, ancien officier au 137

e R. I., avait, en

1914-1918, été cinq fois blessé et cité trois fois. Son colonel l'avait décoré de la Légion d'honneur sur le

champ de bataille et Michel m'avait demandé, depuis qu'il était à Bordeaux, le texte des citations de

papa. Michel avait hérité de lui un grand esprit d'abnégation, car c'est bien souvent que notre père avait

remplacé dans des coups durs (il commandait un corps franc) des camarades pères de famille.

De bonne heure il disait, quand on lui demandait ce qu'il ferait quand il serait grand : "Je serai pape

ou colonel de zouaves."

* * * A deux ans, il fut plâtré pendant treize mois. La guérison fut complète et à quatre ans il courait sans

fatigue et faisait, paraît-il, pas mal de bêtises avec sa grande sœur.

A l'école de Montaigu il était toujours premier et l'instituteur actuel, qui lui a fait la classe alors qu'il

avait 7 à 10 ans, dit que c'était un excellent petit écolier.

Il a 10 ans et demi lorsqu'il entre an collège Richelieu de la Roche-sur-Yon, d'où il passera, deux ans

plus tard, au Petit Séminaire de Chavagnes.

* * * A Chavagnes il n'eut pas que des bonnes notes. C'était un vrai boute-en-train, assez malicieux, très

franc, ne camouflant pas ses bêtises.

C'est l'époque où ses camarades le surnomment "Le Négus". Il participe en 1939 à la rédaction d'un

journal humoristique, "Le Petit Hitlérophobe", qui n'est pas du goût des professeurs et lui vaut la plus

mauvaise note ! Ce qui ne l'empêche pas d'enlever sa seconde partie de bac avec mention Très Bien.

Quand on l'en complimente, il répond : "Bah ! les examinateurs sont tous fous avec la guerre. S'ils

2 Notes de Denise, la sœur de Michel.

avaient eu l'esprit plus calme, j'aurais peut-être bien été recalé." Et il n'a jamais voulu dépenser 5 francs

(je crois) pour avoir le diplôme3.

* * * Pendant ses vacances, il s'occupait du patronage "Cœurs Vaillants" de Montaigu et touns les petits

gars d'alors l'ont pleuré.

Durant la guerre, il fit tout ce qu'il put pour rouler l'occupant. Et il fallait le voir rire ! Il m'obligea un

jour à l'accompagner. Nous transportions dans une brouette, sous des débris de légumes, révolvers,

fusils de chasse, balles, etc., du jardin à la maison. Nous étions très bien avec les enfants d'un chef de

Résistance4. Pendant quinze jours il garda dans sa chambre les papiers de ce dernier. Il se faisait un

malin plaisir de prendre des photos interdites.

* * * Comme dans chaque famille, deuils et joies se succèdent. Nous avions perdu papa subitement le 13

août 1939.

En avril 1946, Michel venait nous fiancer, Jean et moi. Notre mariage était fixé au 30 juillet... et le 4

nous perdions maman.

Depuis ce jour un lien de plus nous unissait. C'était en même temps mon grand et mon petit frère. Je

me sentais pour lui un cœur de maman.

* * * Michel fut bien heureux lorsque nous lui avons appris une future première naissance à notre foyer. Il

préféra faire le baptême. "Comme j'espère bien que ce ne sera pas un fils unique, je serai parrain du

second."

Nous avions ordre de le prévenir dès l'arrivée du poupon. Il vint aussitôt et pleura de joie dans notre

chambre. Ce petit Jean-Michel ! Quel bonheur il nous apporta à tous. Son oncle ne savait que faire pour

lui et lorsqu'il grandit il ne ménagea pas les conseils pour "élever" cet enfant et en faire plus tard un

homme.

* * * Puis c'est Bordeaux.

Il revint en décembre pour être parrain de notre petit Jacques. Grande joie pour lui et pour nous. "Tu

sais, me dit· il en arrivant, tu aurais peut-être préféré une, mais moi j'aime bien mieux être parrain d'un

gars !"

Durant les trois jours qu'il passe à la maison, il ne cesse de chanter "Sur le Congo solitaire" ; il monte

dans notre chambre plus de vingt fois par jour. C'est un vivant ! Quand il .repart, il nous semble que la

vieille maison est vide tant il occupe de place.

3 On s'est défié des appréciations louangeuses sur l'enfance de Michel, appréciations qui risquent, avec les années écoulées, de

s'apparenter plus à la fiction qu'à la vérité.

Comment ne pas citer cependant, après une longue conversation, le jugement de M. l'abbé Coumailleau, actuel supérieur du

Petit Séminaire de Chavagnes, un de ceux qui a le mieux connu Michel, à Richelieu en particulier : "Enfant doué, dit-il, brillant, un des plus complets que j'ai connu (ce qui est rare à cet âge). Point sans défaut, certes, ni sans malice, mais très droit.

Brillant en littérature (plus qu'en sciences), ajoute-t-il, mais il renoncera dès son grand Séminaire à se cultiver dans ce sens.

Renoncement authentique de quelqu'un qui a opté systématiquement pour l'essentiel."

M. l'abbé Coumailleau nous apprend encore que Michel a découvert sa vocation, de façon précise, à Richelieu, un jour, de Noël, "sous le signe de l'Incarnation qui restera le signe même de son sacerdoce". 4 Raymond Deflin, responsable de Libération Nord pour la Vendée, et qui habitait l'actuel 23 rue de Tiffauges à Montaigu.

SÉMINARISTE à LUÇON

L'ABBE FAVREAU5 entre au Grand Séminaire le 30 septembre 1940. Il n'avait pas encore 18 ans.

Au moment de prendre la soutane, comme à la veille de toutes les décisions importantes de sa vie,

Michel craint et hésite. Il a peur de ne pas réaliser l'idéal du sacerdoce.

* * * Mais, à peine rentré, il montre ce qu'il est une âme franche, sensible sans sensiblerie, non

conformiste, mais humble et docile, délicate jusqu'au scrupule, généreuse jusqu'à l'héroïsme.

Au Petit Séminaire il passait pour chahuteur. Il s'est assagi pendant son année de Philosophie. Dès

les premiers mois du Grand Séminaire, il observe scrupuleusement son règlement et se met au travail.

* * * Au début de l'année 1941, les Allemands occupent une partie de la maison. Michel, sur un ton

gouailleur, décrit l'invasion de l'ennemi.

"Le séminaire est une véritable caserne d'Allemands. La muqueuse de nos fosses nasales s'est

adaptée à l'odeur "sui generis" de graisse, d'orange, de tabac, de bière et d'eau de Cologne. J'apprends

à mettre en batterie à force de le voir faire, et surtout, avec la permission du lieutenant allemand, nous

pouvons passer des vivres aux prisonniers martiniquais qui viennent balayer les couloirs, empierrer la

cour et décharger les camions. Les Allemands sont impressionnés d'être au milieu de "doktors

d'Université". (Lettre du 14 février 1941.)

* * * Dans cette même lettre, il énumère soigneusement le programme de son premier examen. Pas un mot

sur ses succès. Pourtant, il s'est classé 3e sur 52 élèves. Quelques mois plus tard, il parviendra à la

première place. Mais, par modestie, il tait ses avantages. Il se bornera parfois à des renseignements

5 D'après des notes de M. l'Abbé HAURET, directeur de conscience de Michel.

vagues : "J'ai été content de mon écrit. et de mon oral." (Lettre de février 1942.) En réalité, une fois de

plus, il était sorti premier !

* * * Les études du Grand Séminaire l'intéressent beaucoup. Mais il se plaint de l'éparpillement de ses

activités. Il regrette de ne pouvoir lire davantage ni "se livrer à des œuvres de plus longue haleine".

Cependant, il lit Maritain, Pinard de la Boullaye, Léonce de Grand'Maison. Les ouvrages spirituels

l'enchantent :

"J'ai lu en lecture spirituelle "Vivre", de ARAMI (très à la portée du peuple sur la grâce), la "Petite

Voie d'Enfance spirituelle", du P. MARTIN, et je lis actuellement "Le Christ dans ses Mystères", de Dom

MARMION. Entre temps, je relis le "Traité des Saints Ordres", qui me semble un chef-d'œuvre et le

"Manuel du Séminariste", de LETOURNEAU, que j'avais décrié sans le connaître." (Lettre du 30

novembre 1941.)

* * * Tonsuré le 27 juin 1941.

* * * Dès la fin de sa première année de séminaire, il rêve de consacrer ses vacances au service des enfants

des classes populaires. Sur les instances d'un ami, il a été admis dans une colonie. Sa délicatesse en

souffre. Il craint d'être un poids mort, sans utilité, peut-être à charge :

"Je ne veux pas aller en colo, si je dois alourdir les frais sans rendre grand service, et, d'autre part,

cette dépense m'effraie. Si je ne puis y aller, je trouverai bien de quoi m'occuper au patro (de ma

paroisse), surtout que M. l'Abbé est toujours un peu fatigué."

* * * On aura remarqué l'allusion discrète à ses difficultés financières. Pendant tout son Grand Séminaire

Michel s'ingénie à ne pas grever le budget familial. Il use ses soutanes jusqu'à la corde. Lui qui aimait

tant la lecture n'achète pas ou peu de livres. A la fin de sa Philosophie, il se procurera la Somme de saint

Thomas. Il confie, triomphant, cette emplette à l'un de ses amis intimes:

"Je me suis procuré la Somme de saint Thomas pour 40 francs : reliure un peu défraîchie, mais c'est

drôlement clair !" (12 juin 1942.)

* * * En cette seconde année de séminaire, un fait important marque sa vie.

"Notre cours marche bien. Il est le mieux coté du séminaire. Nous allons essayer de le faire monter.

Sous l'impulsion d'un type de valeur, qui, malheureusement pour nous, nous quittera sans doute pour

les Missions, nous avons élaboré un "plan d'activité surnaturelle" dans notre cours. Chacun s'est choisi

ou vu désigné par quelques confrères, formant le noyau principal, un groupe de cinq ou six camarades

qu'il s'agit de faire monter à notre suite : c'est notre part spéciale de responsabilité, ceux qui par notre

libre volonté sont plus proches de nous dans la grande communion du Corps Mystique. Moyens

d'action : amélioration de nos prières, et prières pour le succès de notre action, sacrifices, acquisition

de la sympathie de nos confrères pour permettre les entretiens spirituels peu à peu ; enfin, exemple.

Pour moi, j'ai à charge plus particulièrement six confrères: je vais essayer de développer en eux cet

esprit de vrai apostolat dont la lecture de DOM CHAUTARD m'a montré la nécessité... Il faut que ce

semestre soit parfait et... Mais j'ai confiance : quand Dieu met en nous des désirs de monter, il nous

donne de quoi les réaliser." (13 février 1942.)

* * * L'abbé Michel parle d'un "type de valeur" animateur des équipes. Mais ne nous y trompons pas !

Comme d'habitude, il se cache... En réalité, il est et il sera jusqu'à la fin de son séminaire, la cheville

ouvrière. Ceux qui ont eu le bonheur de l'approcher se souviennent de sa conviction lorsqu'il parlait, et

aussi de ses silences. Parfois, le visage tendu, il se recueillait, les yeux mi-clos. Priait-il ? Puis soudain,

il sortait de son silence et explosait... Il eut pourtant des moments de découragement. On redoutait de le

suivre. Au Séminaire, comme plus tard dans le ministère, il déconcerte ceux qui, volontiers,

s'installeraient dans le conformisme ou la médiocrité.

Et son âme, avide d'absolu, souffrait au contact des contingences. Il accuse sa "timidité orgueilleuse

qui l'handicape sérieusement". (13 février 1942.) Il craint de manquer à la charité en jugeant les

confrères qui ne marchent pas à son pas. Cependant, en cette année de 1942, le vent est à l'optimisme.

"Notre année se termine : elle a vu un départ apostolique, un lancement d'esprit ; nous allons

l'entretenir pendant les vacances. Et, l'an prochain, nous aurons un chantier splendide." (12 juin 1942.)

* * * De fait, la vitalité spirituelle du Séminaire se traduit par de nombreuses vocations missionnaires. Et

il est intéressant de noter l'appréciation que l'abbé Michel porte sur ces départs :

"Il y a un formidable exode pour les Missions (et le cloître), et, chose plus intéressante,. c'est un

exode surnaturel et non un enthousiasme bête." (13 février 1942.).

"D'assez nombreuses vocations missionnaires et religieuses (Missions de France, Bénédictins,

Jésuites, Dominicains, Fils de la Charité... ) découronnent nos cours : enfin, ça vaut mieux de donner

que de n'avoir rien à donner." (12 juin 1942.)

Dès cette date, le jeune séminariste entrevoit-il, pour lui-même, une vocation missionnaire ?

* * * Quelques semaines avant son ordination aux premiers Ordres Mineurs, il écrit à un ami, pour

solliciter des prières :

"Prie bien pour moi. J'en ai besoin : il y a eu, ces derniers mois, un peu de flanchement. Le

relèvement commence. Il faut que je sois gonflé à la fin de ma retraite 23-29 juin." (12 juin 1942.)

Dans cette même lettre, il apprécie en ces termes un prêtre du ministère :

"Plus ça va, plus je l'admire ! Quel type ! Ça ne va, peut. être pas vite, mais c'est bâti sur la vie

intérieure !"

* * * Premiers ordres Mineurs, le 29 juin 1942.

* * * Vers la fin de l'année 1942 une certaine effervescence se manifeste au Séminaire. On parle de

débarquement anglais sur les côtes bretonnes. Notre séminariste reste calme :

"Depuis deux jours, les Anglais nous préviennent à la radio d'évacuer la zone côtière. Réactions

diverses. Comique ! Mais il y a des gens qui se font des cheveux ! Nous serons toujours les mêmes !"

* * * Il devient un des principaux artisans d'une grande fête mariale, organisée le 31 mai 1943, afin

d'attirer la protection de la Sainte Vierge sur ses frères soumis à l'épreuve de l'exil. Le soir, au cours

d'une veillée, les séminaristes, en présence de Mgr l'Évêque, réalisent un " Mystère de la Passion".

Michel fait le Christ en croix.

* * * Pendant cette année 1943, il organise avec ses confrères, pour resserrer l'union de tous, des feux de

camp. Dans le bois de "Barbetorte", on se réunit autour d'un bon feu, et des saynètes, sérieuses ou

comiques, se succèdent. Ces démonstrations, il le constate avec joie, assainissent l'atmosphère du

Séminaire :

"Plus de simplicité, d'allant et de joie : apostolat moins sous le manteau ... Les Vendéens, c'est dur à

remuer: Enfin, ça remue !" (15 avril 1943, Jeudi de la Passion.)

* * *

Cependant, il ressent le contre-coup des émotions de l'année. Il écrit à un de ses compatriotes:

"Prie pour moi. Je souffre. Les nerfs ! N'en dis rien à Montaigu : rien de grave, d'ailleurs je pense

que ça ne durera pas. Je préfère, avec avis de mon directeur, que chez nous on n'en sache rien."

"Je souffre !" Ces simples mots lui ont échappé. Michel ne se plaignait jamais. Il faut rapprocher

cette confidence d'une déclaration qu'il fera, un an plus tard, quelques mois avant son ordination

sacerdotale :

"Je serai prêtre soit en juin (1945), soit auparavant s'il y a mobilisation. Joie. Elle est pourtant rare

chez moi la joie. Joie aussi du ministère prochain : misereor super turbam. Don au Christ : il faudrait

qu'il soit total." (26 novembre 1944.)

* * * Depuis des mois, le séminariste traverse une douloureuse crise de scrupules. Ses confrères

remarquaient bien ses traits tendus. Mais se doutaient-ils que Michel, si ardent au, jeu, si exubérant

parfois, calme, maître de lui-même, n'arrivait pas à tranquilliser son âme ? Il connaît alors la torture

intérieure. Véritable crucifixion qui, parfois, dans l'intimité, lui arrache des larmes. Peu à peu, il

surmontera l'épreuve grâce à une obéissance absolue. Plus tard, évoquant cette pénible période, il

s'excusera auprès de son Directeur des ennuis qu'il a pu lui causer : "Comme j'ai dû vous embêter !"

Toujours la même délicatesse.

* * * Malgré son état de santé, il mène de front de nombreuses activités. Il poursuit ses études et se

maintient aux examens, aux premiers rangs. Il multiplie cercles d'études, feux de camp. Il s'intéresse à

l'évangélisation de la France paganisée. Il écrit à l'un de ses amis pour lui demander "un compte rendu

sur la déchristianisation de la France". Après le départ des séminaristes pour l'Allemagne, il organise un

service d'entr'aide pour leur soutien moral et spirituel, provoque, avec d'autres, des journées de prières

pour les absents. Bientôt, il sera nommé infirmier et, dans cette fonction, il déploiera un grand

dévouement pour les malades.

* * * Aux grandes vacances (juillet-août 1941) .il est requis pour aller, avec des jeunes de tous mi1ieux et

toutes conditions, reconstruire une digue à Bouin, en Vendée. Il reprend la tenue civile. Et là, pendant

six semaines, il va mener un véritable apostolat. Il est adoré par tous ses copains. Beaucoup de

séminaristes y sont requis. L'Évêché obtient du Chef de Camp l'autorisation qu'ils soient tous dans la

même chambrée. Ce qui est accepté, avec toutefois une réserve. "Je voudrais bien, dit-il à l'aumônier,

que vous me laissiez Michel Favreau avec les autres gars. C'est une sécurité pour moi de le savoir là."

Quand il vient en permission de deux jours, au 15 août, il est ravi, ne parle à Montaigu que du "Caïd", le

dur du camp, et apprend à sa sœur Denise : "Dans un amphithéâtre...", malgré les protestations de la

vieille grand'mère.

* * * Au cours des vacances de 1943, il note dans un billet adressé aux membres de son équipe ses

réflexions personnelles :

"J'ai trouvé - qui m'a servi pour orienter ma spiritualité de vacances, essai pour la vie apostolique

de demain - une plaquette collection Mappus : "Pour une spiritualité d'A. C." Elle vaut mieux que ses

quatre francs ! J'ai relu dimanche dernier un roman de Pierre l'Ermite : "Les Hommes sont fous" : très

chic : c'est un peu l'histoire de nous tous. Un jeune ingénieur plein de rêves et ses déceptions à son

arrivée dans l'usine, mais son redressement splendide. Autrement, je travaille un bouquin sur la grâce :

je crois que je vais arriver à simplifier et préciser mes notions et je revois un peu de philo dans

Sertillanges : "Les grandes thèses..." que je n'avais jamais eu le, courage de lire en entier. Sur les

conseils de X, je travaillerai ensuite : "Les degrés de la vie spirituelle", de Saudreau. X... m'a assuré

que même pour faire du patro sérieusement, c'était indispensable... Pour ma lecture d'Évangile, j'utilise

"Pages d'Évangile", de l'abbé Marc, avant d'essayer de voler par mes propres ailes." (Août 1944.)

* * * Dernières vacances. Désormais les grandes ordinations approchent. Depuis longtemps il s'y

préparait. Une lettre du 15 avril 1943 en fait foi.

"Il n' y aura pas de sous-diacres cette année, du moins parmi ceux qui n'ont pas été soldats. Du

moins, si, pour nous, le terme est repoussé, préparons-le."

* * * Cette dernière année s'annonce bien. Il écrit le 26 novembre :

"Ici, ça marche. L'équipe reprend avec trois nouveaux, ce qui fait sept en tout : 1'atmosphère y est.

Premier cercle Sur "1'amour de nos études" ; c'est X… qui dirigeait : il se lance bien. Prie. On a

l'impression encore plus que l'an dernier que nous sommes pour le Séminaire à une année-tournant."

Mgr Cazaux s'intéresse vivement aux "équipes" du Séminaire. A chaque visite il guide, conseille.

"Lorsque vous passez, lui dit Michel, avec sa simplicité bon enfant, vous devriez nous dire vos soucis,

vos inquiétudes, vos intentions majeures. Ça nous stimulerait !" Monseigneur souscrit bien volontiers à

cette requête.

* * * Michel est ordonné sous-diacre le 24 décembre, et deux jours plus tard, diacre :

"Je serai ordonné... diacre le 26 décembre, fête de saint Etienne."

Et il ajoute cette remarque émouvante:

"C'est symbolique cette date du premier martyr."

Et la lettre s'achève sur ces paroles :

"Nous pouvons, nous devons et nous voulons faire avec le Christ un beau sacerdoce."

* * * La plupart des confrères de son cours seront ordonnés prêtres en mars 1945. L'abbé Michel Favreau,

en raison de son âge, attendra jusqu'au 29 juin. Nous ne possédons aucun ,écrit de lui, daté de cette

époque. Mais ce que nous savons, c'est qu'il recevra le sacerdoce avec joie, mais aussi avec crainte.

Il chante sa première grand'messe à Montaigu le jour de la fête du Précieux Sang.

* * * D'aucuns suspectaient son "enthousiasme" et même son jugement. Ceux qui le connaissent attestent

que son ardeur était toujours marquée du signe de la croix. Chacun de ses projets - et il en élaborait

beaucoup : "J'ai tout un tas de projets... comme d'habitude", écrivait-il à 16 ans ! - lui coûtait beaucoup.

Pourquoi ? Parce que son esprit intuitif apercevait l'idéal. Aussitôt, car il était entier et toujours en quête

d'absolu, il voulait passer à la réalisation. Mais sa nature frémissait, indécise. Il y a, dans ses craintes et

ses appréhensions, une part qui revient à son tempérament, et une autre, toujours plus grande à mesure

qu'il avance dans le dépouillement, attribuable à la défiance de lui· même, à l'humilité.

* * * Quant à son jugement, nous avons son propre témoignage. Un jour des confrères lui disaient :

"Michel, vous réussirez certainement plus tard dans le ministère, car vous êtes intelligent et vous avez

de l'allant." Un silence. Puis l'abbé tranquillement de répondre : "Ah ! qui sait ? Je manquerai peut-être

de jugement, et je ne réussirai pas !"

Cette défiance était chez lui une garantie contre les égarements.

* * * Quelques-unes de ses paroles :

Un jour de Pentecôte, les élèves du Séminaire se rendent à la cathédrale pour les offices. Le long du

chemin, un ami fait remarquer à Michel que sa soutane était percée. Réponse : "Ah ! les apôtres, le jour

de la Pentecôte, étaient sans doute plus mal habillés que moi."

Quelques autres recueillies par un de ses amis intimes, le Père GEFFARD, actuellement missionnaire

diocésain à Luçon :

Michel, dans une circulaire à tous les responsables d'équipe :

"Nous sommes au pied du mur. C'est maintenant que notre utilité, notre efficacité vont être jugées.

Sommes-nous capables d'obtenir un résultat ?

Il ne faut pas que la prière et le sacrifice soient le refuge de notre paresse aux abois.

La valeur apostolique du clergé vendéen dans dix ans dépend pour une part· de la manière dont

nous allons réagir. A l'œuvre ! Sans quoi, nous serions accusés par le Christ d'avoir saboté son œuvre,

celle pour laquelle il est mort.

Dans une préparation de cercle d'études. A la question posée : "Jusqu'où doit aller la charité ?" Il

répondit : "Jusqu'où celle du Christ est allée."

Si un prêtre ça revient simplement à avoir une soutane sur le dos, ça n'en vaut pas la peine !"

VICAIRE aux HERBIERS

Denise nous dit les craintes de Michel en attendant sa nomination et comment il s'installe dans son

premier vicariat :

"Il tremble d'être nommé professeur. Mais un contre-ordre arrive et c'est pour partir vicaire aux

Herbiers. Pendant quatre ans il s'y dévouera corps et âme. Il commence à se dépouiller pour les

pauvres : vêtements, linge, tout va y passer. Il enlève de sa chambre le prie-Dieu. "Le Bon Dieu n'en

avait pas quand il est venu sur la terre." Le bureau : "Beaucoup trop beau pour moi." Il le remplace par

une vieille table. Toutes les chaises branlantes se donnent rendez-vous dans sa chambre et il faut se

méfier quand on veut s'asseoir. Un tiroir de sa commode est occupé par des souvenirs de famille : le

chapelet de maman, des photos, nos lettres ; un autre, par un fusil-mitrailleur. (Il est bien resté le même :

pape ou colonel de zouaves !) Ailleurs : ce n'est que des bouquins, papiers, vieilles boîtes où l'on trouve

un peu de tout (sauf souvent ce que l'on cherche)."

* * * Son curé avoue que pendant ces années on ne trouve pas de faits saillants dans la vie de Michel qui

est "un dévouement continuel réalisé tout simplement".

Les préparations des kermesses qui permettent aux écoles libres de vivre lui donnent du souci :

"Il lui était extrêmement pénible d'aller demander étoffes, sucre, chocolat et autres denrées chez les

fabricants des villes voisines au moment où tout cela était très rare pour en alimenter les comptoirs de

vente. Mais après plusieurs démarches infructueuses il avait trouvé là tellement de goût aux

humiliations que cela lui procurait, qu'il le faisait presque avec plaisir."

* * * Dans son cœur, les pauvres ont la place qu'il ne leur marchande jamais : la première.

"Un pauvre sans logis venait-il au presbytère, nous dit son curé, il fallait bien qu'il trouve le moyen

de le loger quelque part (entre parenthèses: non sans faire maugréer la bonne qui n'était pas toujours

fière de cohabiter avec des gens à mine peu recommandable).

Il ne gardait pas un sou sur lui et les emprunteurs avaient vite fait de l'apitoyer. Combien a-t-il prêté

ainsi à fonds perdus ?"

C'est M. le Curé des Herbiers qui nous apprend aussi qu'en ce domaine il n'hésitait pas à mettre la

main à la pâte pour rendre service, aidant à pousser la charrette à bras de celui qui lui paraissait fatigué,

se chargeant de petites courses..., etc.

Et il ajoute :

"Ce qui le caractérisait c'était son désir intense de faire du bien, d'aider ceux qu'il voyait dans la peine

morale ou matérielle. Cela le mettait sens dessus-dessous de voir une souffrance, de ne pouvoir

lui-même la soulager et de se rendre compte que certains auraient pu le faire si facilement parfois."

Il y a le côté pittoresque de cette vie d'un Michel ardent et très... "jeune vicaire".

Sa chambre est à tout le monde, bien sûr, aux jeunes en particulier et comme la plupart de ses

semblables, il fait monter son calvaire à Eugénie, la gouvernante du presbytère. Comment tenir des

escaliers propres avec un tel va-et-vient ? Comment arriver à mettre en ordre une chambre qui est un

capharnaüm ? Eugénie proteste. Michel respectera les marches cirées... et il attache une corde lisse dans

la cage de l'escalier. Sur sa porte, une étiquette : "Avis. - Eugénie n'est pas responsable du désordre qui

règne ici." Eugénie lève les bras au ciel... et pourtant elle aime bien ce vicaire qui lui casse son bois et en

qui surtout elle sent une âme profondément sacerdotale.

Certes, il n'est pas de tout repos.

Certes, son linge neuf disparaît de son armoire et c'est Eugénie qui doit ensuite interminablement

raccommoder des chaussettes informes ou des chemises élimées... Mais, au fond !

* * * On parle encore dans la paroisse de son "imagination furibonde", de ses "industries" pour remplir la

caisse de ses œuvres. Chaque fête connaissait une attraction nouvelle. On le vit mettre sur pied un

"motocross" pour attirer du monde.

* * * Ses réactions ont quelquefois davantage de portée. Il rend visite un jour à une famille aisée qui lui

offre à cette occasion une paire de souliers neufs (il en a grand besoin !)... mais ne souffle mot d'un

article paru dans le Bulletin Paroissial sous la signature de Michel.

La critique en sera faite deux jours plus tard à M. le Curé pour être transmise au vicaire. "Comment,

on me fait des sourires par devant, on m'offre des souliers... et la critique qu'on aurait pu faire

amicalement à cette occasion on la glisse par derrière ?" Michel bout. Il faut l'empêcher d'aller remettre

ce cadeau et de faire un drame. Mais le soir il a réunion au presbytère : "Tu as besoin de souliers, dit-il

à un gars ; combien chausses-tu ? Ça va ! Prends ceux-ci. Tu diras que c'est M. X... qui te les a donnés."

* * * Nous avons eu la joie de passer aux Herbiers une après-midi de ce mois de juin et d'y rencontrer en

un long dialogue un groupe de ces jeunes auxquels Michel s'était particulièrement attaché. Avec quelle

simplicité, . mais quelle "ferveur" ils nous ont parlé de celui qui restera "leur abbé Michel".

* * * "Il avait une prédilection pour un quartier des Herbiers, le plus pauvre. C'est là qu'il envoyait tout ce

qu'il avait, depuis ses chaussettes... jusqu'à l'édredon de la cure."

"Il ne fallait pas lui parler d'une misère, ajoute un autre, sans quoi on savait comment ça finirait."

* * * Nous avions un groupe du "Loisir Populaire" pour les jeunes ouvriers. Ce groupe était sa grande

préoccupation. Grâce à lui nous avons pu réaliser trois camps : le premier, en vélo, à cinq, du Croisic

aux Sables-d'Olonne. L'année suivante, nous partions en car, une vingtaine, pour le Massif Central, les

gorges du Tarn et Marseille. Une troisième année : vallée de la Loire, vallée du Rhône, Basses-Alpes,

Côte d'Azur, en car, mais cette fois avec 25 ouvriers.

- Qu'est-ce qui vous a frappé durant ces camps ?

- Rien ! Mais on a pu le mieux connaître et l'apprécier. Il était de corvée comme tout le monde, de

popote comme tout le monde... naturellement.

- Et ce fameux moto-cross ?

- Il s'était donné beaucoup de mal aussi. Pareille organisation n'allait pas sans difficulté. "Je ne, l'ai

jamais vu se démonter", ajoute l'un d'eux... "Et le jour-même, nous dira son beau-frère Jean qui perçut

les entrées, il paie sa place malgré les protestations."

* * * France-Dimanche, dans son numéro du 15-4-1951, a écrit (en insérant une photo qui n'est pas de

Michel) :

"Pour montrer ce dont ,était capable un prêtre, il participa en soutane, il y a un an, à une course de

bicyclette patronnée par L'Humanité. A la grande joie de la foule il arriva second. Mais cet exploit

sportif souleva une certaine émotion."

- Qu'en est-il exactement ?,

- Les sourcils se froncent. "Nous avons envoyé une lettre à fin de rectification à ce journal."

La course n'était pas patronnée par L'Humanité mais organisée par le "Vélo-Club Herbretais", un

club ouvert à tous. Elle eut lieu un dimanche ordinaire. Simple course "corporative" pour l'attribution

d'un challenge (objet d'art remis en compétition chaque année).

Michel lance : "Pourquoi que je ferais pas l'équipe des curés ?" Il demande au second vicaire s'il

accepte de courir avec lui. Refus.

Il y avait donc en ligne quatre équipes de cinq coureurs chacune. Les bouchers, les charcutiers, les

menuisiers… et la chaussure. Cette dernière équipe, incomplète, cherchait en vain son cinquième

coureur. Alors Michel : "Je me mets avec vous."

On retarde l'heure de la course pour attendre la fin des vêpres. Michel prend le départ de la course

avec la "chaussure". Il arrive deuxième.

Une autre épreuve de "marche à pieds" complète la course de vélo et compte pour le challenge. Cette

fois il arrive premier. Tous le voient encore s'épongeant le front : "Mon vieux, il fait chaud !"

Un bal doit suivre. Avant que Michel ne parte, un des organisateurs s'approche de lui : "Il manque

des chaises." Question délicate aux Herbiers car le Vélo-Club est indépendant. "Y en a au patronage !"

répond Michel et il les aide à les transporter.

Certains furent choqués une fois encore, mais s'ils réagissent c'est parce qu'il a couru avec X..., qui

est militant socialiste, ou avec Y..., qui ne pratique pas.

Or, nous disent les jeunes, ce qu'il voulait c'était "l'union de tous". Il y travaillait sans cesse et par

tous les moyens... mais "c'est une chose presque impossible", ajoute un des interlocuteurs.

Impossible ? Non ! C'est sans doute chez des non pratiquants que Michel a rencontré le plus de

sympathie. Mais nous espérons que, même s'il a choqué quelques pratiquants, l'ensemble des chrétiens

le comprend maintenant. Puisse "l'Appel" de sa vie et la force de son sacrifice entraîner vers une union

plus profonde cette ville des Herbiers.

* * * Son objectif : rapprocher et unir était le même lors du grand feu de Saint-Jean aux Alouettes (3 km.

des Herbiers), le point le plus haut de la Vendée. Service d'autobus, pick-up, parcourir la ville pour

l'annoncer avec de vieux tacots et des haut-parleurs... c'est l'extérieur.

De même lorsqu'il fallait sauter le feu. On sait la tradition : les "filles à marier" sautent d'abord afin

de rencontrer dans l'année le prince de leurs rêves. "Mais elles se font prier... Si encore c'était efficace

elles auraient un peu plus d'audace." Alors Michel n'hésitait pas à sauter le feu pour créer l'ambiance.

* * * Souci d'union qui fait de lui un des principaux artisans de la fusion des deux sociétés de football... on

l'amène à demander à ses gars de travailler aussi bien pour l'Arbre de Noël des écoles laïques que pour

l'Arbre de Noël des écoles libres.

* * * Quand il aidait une vieille femme en poussant sa brouette de linge, on entendait quelquefois : "C'est

tout de même pas le travail d'un prêtre !"

* * * En terminant, ces jeunes nous disent avec une délicatesse souriante que nous retenons : "M. le Curé

l'aimait bien. Il le comprenait. Il le soutenait... mais c'est lui qui avait la tâche difficile pour faire

comprendre cet abbé Michel qui fonçait."

* * * Michel s'est-il laissé enliser dans les occupations matérielles ? Non. Il est Directeur de patronage et

de ce fait doit s'occuper de sport... mais ne devient ni "l'entraineur" de ses équipes, ni un marchand de

crampons ou de shorts. Il s'en tient au rôle d'aumônier et use de son influence pour élever le niveau

spirituel du milieu.

Il croit d'ailleurs beaucoup moins aux cercles, aux réunions organisées, aux laïus... qu'à l'influence

directe et personnelle, au contact.

* * * Dans les réunions des, prêtres du doyenné il se faisait le boute-en-train. Quand vint son tour de faire

une conférence sur un sujet donné, il s'amusa à jeter le désarroi chez les bons curés qui l'écoutaient par

le paradoxe de sa pensée. Il devait nous en parler plus tard à Bordeaux, les yeux pétillants de malice.

"J'aurais pu copier des idées dans des bouquins. Tout le monde aurait trouvé ça très bien et serait parti en

disant : Amen... Moi j'aime pas ça !"

Était-ce tellement un jeu ?

* * * Des confrères de son cours de séminaire notent à cette époque la "fidélité" de ses amitiés, fidélité qui

tiendra malgré la séparation et se poursuivra après son départ à Bordeaux.

Mais en ce domaine, comme en tout autre, Michel ne cède pas à la facilité. Un prêtre, qui est son ami

de toujours, lui téléphone à Pâques 1949 en lui demandant s'il peut le recevoir ce jour-là. Non, répond-il.

Je déjeune et je pars visiter ·les malades pour les communions pascales."

* * * Pourtant ce ministère aux Herbiers ne suffit pas il combler les aspirations de son âme. Il s'en ouvre à

M. le Curé et à Mgr Cazaux.

La Vendée est une terre chrétienne, un secteur privilégié, Michel aspire à autre chose.

Est-ce à dire que tout prêtre généreux quittera une paroisse chrétienne pour un apostolat en Mission

étrangère..., ou au cœur des masses déchristianisées ? Non. "Il y a beaucoup de demeures dans la

Maison du Père." - "C'est le même esprit, mais il y a diversité de dons. Il y a diversité d'opérations, mais

c'est le même Dieu qui opère tout en tous." (1re

Épître aux Corinthiens XII, 4-6.) - "Vous êtes le Corps

du Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part... tous sont-ils apôtres ? tous sont-ils

prophètes ? tous sont-ils docteurs ?..." (Même Épître XII, 27 et 29.)

La "vocation" de Michel est ailleurs, tout simplement. Il va lui falloir trouver "sa" place dans le

Corps du Christ. Recherche laborieuse, mais qui ne s'apparente pas à la pure fantaisie puisqu'elle se

poursuit avec l'aide de ceux qui le connaissent, de ceux qui ont charge de lui, de son Évêque en

particulier qui représente officiellement l'Église.

Il peut partir en Indochine comme aumônier militaire. Les soldats manquent de prêtres là-bas.

Il peut venir à Bordeaux où il trouvera la masse ouvrière dont il pressent les besoins.

De ces deux voies, la première fait vibrer en lui le sens de l'aventure en même temps que des désirs

apostoliques. Elle a ses préférences humainement. Par l'intermédiaire de son Évêque, l'Église met

l'accent sur la seconde et la lui conseille. Michel n'essaiera pas de manœuvrer pour obtenir ce qu 'il

"veut". Il ira où l'appelle le Seigneur6.

* * * Après sa mort, nous avons relu en équipe la lettre que Mgr Cazaux lui écrivit de Luçon à ce sujet le 2

mars 1949. La grande force de la Mission doit être son sens de l'Église, son attachement à l'Évêque,

successeur des Apôtres. Mgr Cazaux a toujours tenu dans le cœur de Michel une très grande place. Il

avait reçu de lui le sacerdoce, il se savait toujours compris. Il s'appuyait sur lui comme sur un guide

sûr… mais plus encore il l'écoutait avec toute sa fidélité à l'Église.

Évêché de Luçon, 2 mars 1949.

BIEN CHER ABBE,

M. l'Abbé B... m'a écrit pour me demander ce que je pense de votre candidature pour l'Aumônerie

militaire en Indochine.

J'ai réfléchi. J'ai consulté. Entre temps j'avais vu Mgr Feltin qui cherche des prêtres pour ses

ouvriers bordelais. Tout mûrement pesé, voici quelles sont mes dispositions et mon avis.

Je suis décidé à ne plus vous retenir, si rien ne vient contrecarrer cette décision, de manière grave.

Mais j'ai été assez, je demeure assez votre Père, pour me croire autorisé à vous donner ma pensée

toute loyale sur votre cas. A mon avis mieux vaudrait Bordeaux que Saïgon. Votre santé n'est pas

tellement forte, votre prudence pas tellement excessive... et surtout le soutien que votre âme sacerdotale

désire, plus qu'aléatoire et épisodique en Extrême-Orient. Au contraire, j'ai pensé spontanément à vous

lorsque Mgr Feltin nous a parlé en assemblée provinciale des besoins des milieux ouvriers dans les

paroisses populeuses des bords de la Gironde en particulier. Là vous trouveriez à réaliser plus

vraiment ce qui m'a paru être votre vocation de toujours. Et, sans que vous soyez obligé de faire des

vœux et un noviciat, une communauté sacerdotale, dont Monseigneur l'Archevêque m'a garanti le zèle,

l'esprit fraternel et sacerdotal ..

Je désirerais avoir votre réponse, avant de répondre moi-même à l'Abbé B... Mon avis est formel. Il

peut n'être pas le meilleur. Je vous laisse toute liberté pour réfléchir, prier, consulter... C'est avec toute

l'affection et tout l'intérêt que je vous porte que je prie pour vous et que je vous bénis! -

ANTOINE-MARIE,

Évêque de Luçon.

* * * Michel a pu "choquer" aux Herbiers, "étonner" quelquefois.

C'était un esprit original et inventif. Dans ce presbytère des Herbiers, au cours d'un repas, Mgr

Cazaux lui dit en souriant : "Vous êtes un peu bohème, mais c'est pour ça qu'on vous aime !"

Nous tenons de la bouche même de son évêque ce jugement : "Michel allait tout droit."

"En l'envoyant à Bordeaux, ajoute-t-il, je ne pensais pas l'envoyer au sacrifice suprême, à la mort."

Et l'évêque de Luçon fait alors, avec beaucoup de Vendéens, le rapprochement entre cette vie de

Michel et celle de l'abbé René Giraudet, prêtre-ouvrier volontaire pour l'Allemagne et mort des suites de

son internement à Bergen-Belsen. Il rappelle la phrase de René Giraudet pour décider son évêque à lui

donner la permission de partir en Allemagne : "Ne m'épargnez pas !"

Michel avait une véritable dévotion pour René, son ami, dont l'image souvenir marquait l'office du

jour dans son bréviaire.

* * *

6 Que Michel n'ait pas été compris de toute le monde, une phrase entendue en Vendée tendrait à le prouver : "S'il était resté à sa place, celui-là, ça ne lui serait pas arrivé !" Sur les lèvres qui l'ont prononcée, et dont il vaut mieux ne rien dire, ce Jugement

frise l'aberration et n'a d'égale qu'une autre réflexion, à Bordeaux, après l'offrande totale du 7 avril. Un chrétien de milieu

bourgeois s'adresse à un autre chrétien, ardent militant a la C.G.T.: "Vous ne pensez pas que ce soit un coup des communistes

pour se débarrasser de lui ?" Il faut n'avoir, pour parler ainsi, aucune idée, non seulement des valeurs ouvrières, mais au moins de ce coude à coude du travail qui "rapproche" toujours ceux qui peinent. En tout cas, nous avons vu, pour toute réponse,

pleurer de honte et de souffrance le militant ouvrier... sans un mot pour exprimer l'indignation qui lui serrait la gorge.

Dans l'express qui le conduit des Herbiers vers Bordeaux, le cœur inquiet et serré, il regarde défiler

le paysage familier de sa Vendée. En gare de La Roche-sur-Yon monte l'abbé Coumailleau, qui vient

d'être nommé Supérieur du Petit Séminaire. Joie de Michel. Conversation amicale au cours de laquelle

chacun apprend à l'autre l'orientation nouvelle de sa vie. Au bout d'un moment : "Et maintenant, si on

priait", dit Michel.

Arrivé à Luçon, l'abbé Coumailleau s'apprête à descendre... En lui, Michel perd un peu plus de sa

terre natale (ce prêtre lui-même disait récemment : "Visiblement, il ne partait pas le cœur gai. On sentait

un véritable arrachement.") Alors se mettant à genoux dans le couloir, sous les regards étonnés :

"Bénissez moi avec les âmes qui m'attendent !"

Chiqué ? Originalité inutile ? Non... mais absence de respect humain chez un Michel dont la Foi

éclate.

Nous avons retrouvé dans les affaires de Michel un carnet "intime" bourré de noms, d'objectifs

précis, de détails concrets qui servaient de base à sa prière, à son amour sacerdotal.

Il a écrit ces pages entre juillet 1946 et avril 1948, pendant son vicariat des Herbiers.

Ce carnet n'est qu'une étape dans l'évolution spirituelle de Michel. Il avancera dans 1'amour du

Christ entre les Herbiers et sa mort... Et durant cette dernière période, il n'écrira plus guère, bien sûr !

Il est important cependant de citer quelques phrases de ce carnet. A travers la jeunesse qui se

retrouve dans l'expression, on est relié très logiquement, par l'effort continu et tenace de Michel, au

prêtre plus mûr qu'il sera devenu au moment du sacrifice.

"Il y a trop de prêtres corrects, honnêtes, bons. Il n'y a pas assez de prêtres dont l'âme soit à

l'unisson de celle du Christ...

Il faut que j'aie l'obsession de révolutionner la paroisse, et que cette obsession me fasse toujours

chercher de nouveaux moyens, et surtout qu'elle soit pour moi un continuel stimulant à la prière. D'où

sacrifice ! Méditer la vie du curé d'Ars...

Un prêtre ne peut rester médiocre longtemps. Il sent bon ou mauvais... Ou alors c'est un zéro.

Ma messe égale ma vie. Est-ce vrai ?

Je dis "mes militants", alors que ce sont les militants du Christ. Je n'ai pas le désintéressement

sacerdotal. Je tiens au succès, à la bonne marche de "ma" section, de "mes" cerclés !

Le grand moyen de gagner du temps : prier !

M'occuper de Dieu pour Dieu (non comme un moyen d'arranger mes affaires)."

(Retraite juillet 1946.)

"L'amour du Christ pour moi n'est pas un amour . passé, l'amour de quelqu'un qui m'a aimé voici

1.900 ans - et 1.900 ans c'est si vieux - mais un amour présent. Le Christ n'est pas un ami d'autrefois,

c'est un ami d'aujourd'hui...

Attention : ne pas simplement paraître aux yeux des gens un autre Christ, mais en être un. Sinon, ce

serait de l' hypocrisie."

(27 novembre 1946.)

Je n'arriverai à faire aimer Dieu que si moi-même Je suis passionné pour Lui. Les chrétiens sentent

comme d'instinct si le prêtre est passionné de Dieu...

Il ne faut pas rabaisser l'apostolat : l'apôtre vrai est animé plus encore par la passion de Dieu que

par la passion des âmes."

(7 décembre 1946.)

"Esprit-Saint, Vous, Vous seul, Vous pouvez transformer les 4000 hommes qui me sont confiés."

(9 décembre 1946.)

"Ce soir, je me sens découragé. Je me trouve sans militants : des types qui ne s'y crèvent pas. Et tant

de travail : on n'en sort pas. Démissionner ou devenir rapidement un saint. Je n'ai pas de choix à faire

ailleurs."

(27 décembre 1946.)

"Est-ce que très souvent le point de départ de mon action n'est pas une sorte de sentiment du devoir,

impersonnel, quelque reste de mes scrupules d'autrefois. Et puis surtout le "Moi", ma section, mes

efforts, mes réunions... et l'opinion qu'on a de moi, ce qu'on dit de moi, ce que je parais. L'œuvre du

Christ ? Mon œuvre à moi ? Je ne sais. L'orgueil a gangrené toute mon activité, tout mon zèle."

(3 janvier 1947.)

"La recherche trop ardente du succès est le signe de l'orgueil."

(4 janvier 1947.)

"Au soir de la vie, vous serez jugés sur l'amour." Me rappeler souvent cela.

(Cette phrase du 14 janvier 1947, il l'écrira à nouveau - la toute dernière - avant de mourir.)

"Prêtre toujours et partout : donc hantise de Jésus à faire aimer partout et toujours. Le prêtre ne se

comprend pas sans cet amour fou de Jésus...

Prier, prier et me sanctifier : secret de ceux qui ont bouleversé le paganisme."

(14 mars 1947.)

"Patience et hardiesse à la fois."

(24 mars 1947.)

"L'appel des âmes : S.O.S..., S.O.S."

(26 mars 1947.)

"Beaucoup de gars de la masse viennent jouer au foot sur le champ de foire, le soir après la

débauche."

(18 avril 1947.)

"Prier Marie, et me jeter vers elle (deux chapelets par jour)."

(28 avril 1947.)

"Aujourd'hui, coup de pompe, avec peut-être paresse... Le Christ n'est vraiment pas pour moi un ami

dont la pensée m'obsède. Quand je pense que des gars, à longueur de journée, rêvent de leur fiancée, et

que moi qui le matin ai dit la messe, j'oublie le Christ et "je renâcle" pour faire une visite au

Saint-Sacrement."

(7 mai 1947.)

"Le Christ, représenté par Monseigneur l'Évêque, m'a envoyé dans cette paroisse des Herbiers avec

mission de la rendre plus chrétienne... Je n'ai pas à chercher des trucs ou des méthodes, et à m'y

réfugier comme si c'était là l'explication profonde de la conversion des foules. Mais j'ai à devenir un

saint... Ce qui me manque, c'est la volonté de monter très haut, très rapidement."

(11 mai 1947.)

"Sainte Vierge Marie, priez pour que Jésus ne soit plus pour moi cet être lointain,·sans personnalité,

pour lequel je n'ai pas d'affection, mais qu'il soit désormais pour moi, pour tous les prêtres, pour tous

les militants, pour tous les baptisés, le Jésus Vivant, Ami intime, qu'Il est en réalité."

(15 mai 1947.)

"Sine sanguinis effusione, non fit remission (sans effusion de sang, il n'y a pas de rachat)."

(16 mai 1947.)

"Tu connais, toi, des passions qui ne coûtent rien" (dans Le Père Tranquille, Noël-Noël). Si j'ai la

passion du règne de Dieu, ça me coûtera cher, en peines, en sacrifices, en souffrances. Et cette passion,

il faut qu'elle soit en moi forte comme dans le Christ."

(18 mai 1947.)

"Hantise des âmes. Un chrétien qui n'est pas un apôtre est un apostat. Un prêtre "fonctionnaire" est

un traître."

(7 juillet 1947.)

"Je manque de confiance, beaucoup. J'ai pourtant pour moi le sang du Christ...

Je ne prie pas au sens de supplier. Prier égale désir ardent, désir farouchement exprimé..."

(9 juillet 1947.)

"Je ne me suis pas fait prêtre pour faire des travaux matériels. C'est évidemment plus facile, mais ce

n'est pas ma fonction. Donc ne pas croire que ma journée a été remplie quand je l'ai occupée à

arranger des lits ou arroser le jardin. Sans doute je dois rendre service, mais attention à ne pas prendre

le change. Je ne suis pas fait non plus pour enterrer des morts, même administrer les sacrements...

Prêcher. Prier. Offrir. Or, j'ai nettement l'impression que ma vie se laïcise. J'attends autre chose. Ce

n'est pas une vie de prêtre."

(28 juillet 1947.)

"Grâce à demander : Comprendre mieux ce qu'est le sacrifice de la messe. Célébrer toujours plus

parfaitement la messe. M'unir à Jésus, Prêtre et Victime, par la participation chaque jour plus complète

à ses sentiments de prêtre et de victime. Demander ces grâces pour moi et les autres prêtres."

(9 août 1947.)

"La première qualité d'une prière, c'est d'être sincère. Une prière qui ne correspond pas à un désir

n'est qu'un mot et souvent une hypocrisie. Plus le désir est profond, violent, plus la prière est prière."

(Retraite 1947.)

"Monter ou descendre. Monter beaucoup et vite ou descendre beaucoup et vite. Si je fais le bien à

demi, si je me contente d'un idéal à 50 %, ce sera pour moi la décadence plus ou moins rapide, rapidité

qui dépendra des circonstances où la vie me jettera."

(3 septembre 1947.)

"Sans amour on ne fait rien. Il faut que cet amour soit fort, fort comme la mort... C'est-à-dire

capable de me détacher de tout."

(4 septembre 1947.)

"Le premier boulot du missionnaire, c'est de construire une église, au moins de mettre un autel. Ce

que le prêtre emporte toujours : un autel portatif. La grande œuvre du prêtre : dire la messe. C'est le

moment le plus important de sa journée. Le prêtre est pour la messe."

(4 octobre 1947.)

"Avec le Christ, je ne sais pas quoi dire... Honteux ! S'ennuyer avec le Christ, alors que 5000 juifs en

oubliaient de manger pour accompagner Jésus. Mon Dieu, augmentez ma foi."

(10 octobre 1947.)

"Devant Vous, O Jésus, je répondrai et dès maintenant je réponds de ces 4000 âmes. Faites que ce

sens de nos responsabilités devienne plus vif, plus crucifiant, dans chacun de vos prêtres."

(2 novembre 1947.)

"Il y a trois ans, j'étais diacre. Diacre comme saint Etienne... A force de vivre plongé dans le travail

sacerdotal, je m' y suis comme habitué, blasé, et je n'en suis plus frappé par la noblesse et la beauté

uniques. Esprit-Saint, ravivez ma foi dans mon sacerdoce."

(26 décembre 1947.)

VICAIRE à SAINT-JOSEPH-la-PURÉE

A mesure que je rassemble mes souvenirs7, revient vivant en moi un Michel que j'avais presque

oublié depuis septembre et le départ de l'équipe à trois : Michel vicaire de paroisse. J'avais cru à une

rupture complète dans sa vie lors de son départ en Mission. C'est faux. La physionomie de Michel

m'apparaît aujourd'hui comme un tout, unifié dans une logique solide et continue : le dépouillement de

la Foi la "réalisation" du Sacerdoce en lui. Cela je ne voudrais par le trahir !

* * * MICHEL ARRIVE A BORDEAUX - JUIN 1949

* * * L'équipe sacerdotale de Saint-Rémi prépare la Communion Solennelle. Au repas de midi ce jour-là

ils se retrouvent quatre au lieu de trois. "Voyez, avait dit Mgr Feltin, si vous pouvez intégrer dans votre

équipe ce jeune prêtre vendéen que Mgr Cazaux veut bien nous envoyer. Il a demandé son départ pour

l'Indochine en qualité d'aumônier volontaire ; Mgr de Luçon vous le confierait à titre d'essai. C'est un

prêtre qui a songé beaucoup à l'apostolat ouvrier. Chez vous il pourrait étudier sa vocation."

Trois regards scrutateurs observent le nouveau venu. Il est le deuxième du genre, volontaire pour

l'Indochine et venu chez nous pour rechercher sa vocation. Sera-t-il lui aussi un original qui repartira au

bout de quelques semaines ? Et qu'est-ce qu'on pourra bien lui donner à faire ? Il arrive de Vendée,

quittant une paroisse de chrétienté aux activités multiples et absorbantes. Dans le secteur missionnaire

de Saint-Rémy-Saint-Joseph le nombre des pratiquants est si faible qu'il est loin d'absorber les

occupations de quatre prêtres. Bien sûr il y a tout le vaste secteur païen, notre raison d'être au fond, mais

il faut consentir à perdre apparemment beaucoup de temps, sans résultat visible. La transition risque

d'être brutale pour Michel. Peut-être y aurait-il à Bordeaux d'autres paroisses moins décevantes...

Michel écoute. S'il est un homme en quête d'aventure ou de réussite, son enthousiasme ne tiendra pas

devant un tableau si peu encourageant. Mais il est d'accord : "Je n'ai pas envie de me retrouver à

Bordeaux ce que j'ai été en Vendée : le vicaire d'œuvres. Il vaudrait mieux alors que je reste là-bas. Si

vous m'acceptez dans votre équipe, je chercherai avec vous. Je vais réfléchir encore..."

Et il repart aux Herbiers, emportant dans sa poche la clef du presbytère... puis, plus de nouvelles.

A-t-il changé d'avis ? Est-il parti en Indochine ? Nos lettres restent sans réponse.

7 Notes rédigées par Émile BONDU (qui a vécu avec Michel cette année 1949-1950) et complétées par des extraits de lettres.

* * * Il faut l'avouer, il est un peu original lui aussi. Que veut· il au juste ? Est-ce bien sérieux son désir de

quitter la Vendée ? L'Indochine ou Bordeaux ? Entre les deux il y a tout un monde. Quelle angoisse

profonde se cache derrière ce regard mystérieux, inquiet et rêveur ? Il est plutôt timide et taciturne.

Quand il parle, sa voix douce passe du ton grave au ton aigu de façon capricieuse, mais il a parfois des

réparties sans réplique de Vendéen têtu. Son front, d'ailleurs, est volontaire, et son visage, malgré sa

douceur, trahit un caractère dur à lui-même.

Ce qu'il cherchait, c'est maintenant que nous le savons, depuis que sa mort a déchiré le voile du

mystère qui se cache en tout homme, et jeté sur sa vie la pleine lumière. Oui, c'est vrai, Michel était un

rêveur et un aventurier : c'est à cause de cela, pour une part, qu'il voulait partir en Indochine ou plus tard

à Terre-Neuve... Pour une part seulement, car il vivait une autre aventure, celle d'Abraham, le vagabond

de la Foi qui part sans savoir où il va, partout où Dieu le mène. Le Vendéen têtu, à la fois timide et

courageux, était prêt à tout, à verser son sang sur le sol indochinois ou sur le pavé du port. L'un ou

l'autre, au fond, ça lui était égal. L'essentiel pour lui était de ne pas lâcher Dieu qui le cramponnait et

Auquel il s'était accroché comme le Vendéen s'accroche à sa terre. Son Évêque avait décidé pour lui que

Bordeaux serait le lieu de son sacrifice. Michel, longtemps scrupuleux, reste en tout cas toute sa vie

disponible à la volonté de Dieu, dans la Foi, et disponible à la Volonté de Dieu exprimée par les

hommes et par les événements. "Aux moments importants de ma vie, disait-il, ce n'est jamais moi qui ai

choisi : tout seul, j'aurais toujours hésité. Pour mon sous-diaconat, pour mon sacerdoce, j'ai fait

confiance à mon directeur... J'avais pensé à l'Indochine, on m'envoie à Bordeaux..."

Et à Bordeaux, comme aux Herbiers, il reste étrangement disponible à son Dieu, jusqu'au don du

sang, épousant de tout son être la volonté de salut de Dieu sur le monde, accompagnant son Christ

jusque parmi les derniers, dans le dépouillement le plus complet de l'amour. C'était là vraiment

l'aventure de sa vie!

* * * Michel nous arrive donc ayant épousé, comme il l'écrivait à sa sœur, "Dame Pauvreté". Il débarque

presque sans bagage et sans argent..., quelques livres seulement, parmi lesquels ses préférés : "France,

pays de Mission" et "La Pauvreté du Prêtre", cadeau de Denise, sa "sœur-maman" qui connaissait bien

l'âme de son jeune frère.

Un vieux béret troué ("mais ça fait prendre l'air"), un blouson kaki américain dûment rapiécé sur une

Soutane élimée, une musette en bandoulière contenant son bréviaire et son cahier de notes, un vieux

vélo... voilà son équipement !

Ça fait un peu original, mais ça lui plaît. S'il ne voulait pas choquer les pauvres, il n'était pas si

mécontent de choquer les riches... ou les confrères ! "Un genre", penseront certains. Peut-être, mais

combien de bourgeois d'Assise ont pensé aussi autrefois que François "faisait du genre". Et Michel est

heureux de raconter la méprise d'une brave bonne de presbytère qui s'était confondue en excuses après

l'avoir retenu sous la pluie devant la porte et sans le faire entrer, comme un vagabond. Il est vrai que sa

barbe de plusieurs jours et ses ,bottes boueuses n'avaient rien de particulièrement "ecclésiastique". C'est

à la suite de cela que lui vient ,l'idée (jamais réalisée évidemment) de faire, déguisé en clochard, tous les

presbytères de la ville pour voir comment on y accueillait les pauvres.

Sous cet accoutrement et derrière ces boutades, vit un cœur passionné pour les petits, les derniers. Sa

pauvreté matérielle est à la fois une vocation et un moyen de communion. Le peu d'argent qu'il a, il le

confie au Père Curé : "Un souci de moins... et puis je ne suis pas capable de me débrouiller avec

l'argent… Si j'en ai besoin je viendrai vous en demander" Et il en a rarement "besoin". "J'ai des impôts à

payer, mais je n'ai rien que "mes hardes", comme ils disent... ils ne peuvent rien me prendre... En

Vendée, ils ont fini par se décourager... ceux de Bordeaux en feront bien autant." Dans une lettre du 23

avril 1950 à sa famille... "Je n'ai aucun besoin d'argent, ayant comme saint François, contracté mariage

indissoluble (plus encore que la République) avec Dame Pauvreté, qui est très bonne, très douce et très

accommodante. D'ailleurs la paroisse s'appelle Saint-Joseph-la-Purée... Il faut toujours un peu de rêve

dans la vie."

* * *

Les mois d'été et de vacances amènent une certaine accalmie dans les activités paroissiales. Arrivé

en septembre 1949 Michel trouve la paroisse quasi sans vie. Mais nous sommes à ce moment-là occupés

à la construction d'une chapelle de secours dans le quartier de l'usine à gaz à Bacalan. Il peut disposer de

tout son temps et s'y consacre à tel point qu'il nourrit longtemps le projet de l'habiter et de faire du

quartier qui l'entourait "son" quartier. Le projet ne se réalise jamais puisque Michel devait quitter le

secteur avant la fin des travaux, mais on peut bien dire que la chapelle du gaz était "sa" chapelle. S'il

n'était pas encore bordelais quand la construction en fut décidée, c'est bien lui qui y passe le plus de

temps; démontage de la baraque au camp Saint-Médard - transport des matériaux - reconstruction. On

avait pensé qu'en quelques semaines tout serait fini, mais il faudra presque un an et demi de travail avant

de pouvoir ouvrir au culte la nouvelle chapelle. Le travail avait débuté dans l'enthousiasme: les prêtres

de la paroisse, les gens du quartier, les ouvriers sollicités se retrouvaient sur le chantier, décidés et

pleins d'ardeur. Dès le début de l'hiver la dispersion commence : le clergé retrouve ses activités

paroissiales, l'ouvrier son travail et sa maison. Pendant des· mois Michel est le seul artisan ou presque à

y travailler. Dès qu'il a quelques temps libres il y court avec quelques camarades fidèles, André ou

Raymond, pour le crépissage à l'intérieur ou à l'extérieur et divers aménagements.

* * * C'est au travail qu'on juge l'ouvrier. La construction de la chapelle du Gaz nous fait découvrir dès le

début les qualités maîtresses de Michel : son corps qu'il n'a jamais flatté, sa volonté tenace et

persévérante. Apparemment, il ne connaît ni la fatigue ni la lassitude, toujours un sourire, une chanson

ou une boutade aux lèvres.

Dès le début aussi se manifeste son amour pour les pauvres. Il avait le don de les rencontrer et de se

lier avec eux d'amitié : les sans-travail, les clochards et même les poivrots. Il a pour eux un penchant

naturel, une sorte de parti-pris, qui fait sourire parfois ou qu'à certains jours même on lui reproche, car il

aime ingénument, excuse leurs faiblesses, et fonde sur eux des espérances d'enfant émerveillé de sa

trouvaille. Passer une après-midi entière à catéchiser des nomades sous leur tente, accroupi avec eux à

l'orientale sur des nattes, tirer la charrette de quelque collecteur de ferraille à travers les terrains vagues,

remettre sur son vélo le gars qui a trop bu... et Michel rentre au presbytère aussi rayonnant que s'il avait

découvert le militant idéal. Il les entrevoit déjà dans le royaume de Dieu - il cherche de quel amour

miséricordieux le Seigneur peut bien les aimer... et comment ils participent au progrès de l'Évangile ?

Ses préférences spontanées vont aux plus humbles, aux plus simples, aux plus pauvres, aux plus

éloignés. Il est vraiment leur frère, de leur race et de leur famille, chez eux il se trouve heureux. II les

regarde et les aime avec des yeux et un cœur d'enfant. Partager leur vie lui est naturel en même temps

qu'un besoin : la condition du pauvre est le bouillon de culture de son sacerdoce.

* * * Parmi les enfants du catéchisme on a constitué à part un groupe de retardataires et de "croûtes" dont

la présence alourdissait les autres groupes, et en retardait les progrès. Michel se propose comme

volontaire pour les "croûtes". Il les aime ces jeunes âmes peu éveillées et pas très délicates, et

doucement, patiemment, les oriente vers le Christ. Quand l'un d'eux a su faire quelques bonnes

réponses, ses camarades le trouvent "un peu fortiche"…, leur capacité d'attention n'est pas très

développée, mais tous ces jeunes durs ont pris à cœur de vivre en chrétien. Ils sont entre eux, entre

"croûtes", et Michel est leur grand frère qui les comprend. De ce seul fait ils reviennent et retrouvent une

espérance.

* * * Le nombre étonnant de témoignages recueillis après sa mort a révélé à quel point était réelle cette

longueur d'onde commune entre son cœur de prêtre et le monde de la pauvreté: c'est une petite vieille

qui arrive en pleurant : "Vous savez, on l'aimait bien notre abbé...", c'est un vieux ménage, abrité dans

une masure, et qui deux mois après, n'a pas encore réalisé que Michel est mort... , un ouvrier sans

profession ni domicile fixe qui raconte sa première entrevue avec Michel. L'abbé, qui passait, avait

sauté de dessus son vélo pour donner un coup de main au déménagement. Le travail fini ont se rend au

bar du coin. "Alors, Monsieur l'Abbé, qu'est-ce que vous prenez ? Un café soviétique ?" – "D'accord."

Et on trinque. Quelques jours plus tard le gars explique à son frère qu'il a trouvé "un curé un peu bien".

Cela se passe encore dans un petit bar. Michel se trouve juste à passer. Le brave homme bondit, fait

signe : "Adieu, ça va ?" Vous arrêtez pas ?" On cause un peu. "Qu'est-ce qu'on va boire ?" – "Un rouge",

répond Michel. Et l'homme, se retournant vers son frère : "Hein, qu'est-ce que je t'avais dit ?" C'est le

petit côté anecdotique de la rencontre, le geste extérieur d'un cœur fraternel largement ouvert. Mais le

Seigneur connaît tous ceux qui en ont profité pour se décharger du poids de leur souffrance et sont

repartis soulagés, réconfortés par sa charité, un peu plus nourris d'espérance. L'apostolat du verre de

rouge, peut être un "genre" qui réussit en période électorale ; celui qui le pratique peut lui-même s'y

tromper, mais les pauvres, eux, ne s'y trompent pas. Ils ont vite flairé la tactique du curé qui veut les

avoir ou bien "ils savent si le cœur y est".

* * * Michel aime les chansons populaires, surtout celles qui expriment la misère, qui crient la souffrance

humaine. Il les chante de tout son cœur, religieusement, avec sa Foi, et sur ses lèvres elles deviennent

prières. Tout d'un coup il s'arrête pour en approfondir l'expression. Il prend dans son cœur de prêtre ces

sentiments parfois terre à terre, ces angoisses, ces espérances, plus ou moins gauchement traduits, et

comme dans une liturgie, il les présente au Seigneur. Il a ainsi ses rengaines et les reprend

inlassablement :

- Y'a pas d'printemps, le long d'ma vie.

- Du gris que l'on prend dans ses doigts

Et qu'on roule...

ou bien encore lorsque nous revenions tard dans la nuit et seuls dans les rues de nos visites au Cours de

la Marne :

- Un air de chanson populaire

Un air qui sort des vieux faubourgs

Ça fait ram' dam'

Ça fait du tam' tam'

Dans les rues et jusque sur le macadam

- On chante dans mon quartier.

* * * Il aime courir à travers les terrains vagues de la base sous-marine, fouiller dans les vieilles ferrailles

de quoi réparer son vélo, ramener un vieux réservoir qui lui servira de batterie pour accompagner ses

chansons. C'est là qu'il retrouve ses petits frères, les "croûtes" de son catéchisme, et les clochards du

quartier.

Saisir toute la vie, partager la condition la plus humble est pour lui un besoin jamais rassasié. A

Saint-Joseph, Mme A... le surveille pour qu'il ne se dépouille pas du strict nécessaire. El1e tient en

réserve, sans le dire, une paire de souliers pour le jour où il aura donné les siens. Pour lui faire accepter

quelques chemises, dont il a vraiment besoin, on les lui fait offrir par les petits, du catéchisme.

Cette pauvreté amoureuse et volontaire, dans son cœur et dans sa vie, fait de lui et naturellement

l'expression vivante de tout un peuple de prolétaires en marche vers le Seigneur. Sa pauvreté est

sacerdotale. Partageant la vie des humbles, il les précède dans la Foi comme le Prophète marche devant

son peuple, et la foule qui suivait son corps vers l'église de Belcier, le soir du 9 avril 1951, traduisait

concrètement la marche vers Dieu d'un monde toujours à la remorque des vrais témoins du Dieu

Sauveur.

* * * Michel est une âme en perpétuelle recherche et jamais satisfaite. Longtemps scrupuleux, il n'a trouvé

de vraie lumière et de paix que dans les dernières semaines de sa vie (quand il fut jugé mûr par le

Seigneur pour le sacrifice).

Il y a dans son tempérament quelque chose d'inquiet, qu'il camoufle volontiers sous des boutades et

de la bonne humeur. La peur qu'il éprouve en face de chacun des grands engagements de sa vie,

sacerdoce, départ en Mission Ouvrière, la façon dont il recueille à la communion de la Messe les

dernières parcelles d'hostie ou les dernières gouttes du Précieux Sang, le "trac" qui le saisit au moment

de commencer son catéchisme ou sa prédication du dimanche et même parfois une certaine gaucherie

dans l'expression8, l'appréhension qu'il a au moment de faire une visite, surtout si elle est délicate..., tout

cela dénote une méfiance de soi, un doute instinctif. Mais s'il doute de lui, il ne doute jamais de Dieu et

sa Foi est de grande classe. C'est par' la Foi qu'il est fort et courageux, tenace et persévérant.

* * * Son ministère à Bordeaux coïncide providentiellement sans doute avec une éclosion, un

épanouissement de sa foi et une redécouverte de son sacerdoce.

Michel n'aime pas les solutions bâtardes ou les demi-mesures. Un jour il découvre dans une lettre

venue de Lisieux, la pensée dont il va faire le directoire de son sacerdoce missionnaire, une pensée qui

exprime déjà toute sa vie (il la souligne d'ailleurs de trois traits de crayon, et il la relit souvent pour s'en

pénétrer).

Il est question des conditions de pénétration de l'Évangile en milieu païen ; le passage concerne la

vie du prêtre missionnaire :

- N'ayons pas une vie moins dure que la leur qui ,est très dure. Le Seigneur nous donnera toujours

la force nécessaire si c'est son œuvre que nous faisons.

- Rappelons-nous que nous avons choisi d'être immolés comme le Christ, et non de mener une

existence raisonnable et inspirée par les conseils de la prudence. Un dévouement raisonnable

ne porte pas témoignage pour un amour exclusif selon la Foi totale. (Souligné trois fois.)

- Notre efficience surnaturelle n'est pas fonction de notre "durée", mais de notre disponibilité à

l'appel de la Croix.

(Lettre aux communautés : 11-2-50, page 10.)

Ces quelques lignes expriment Michel tout entier : il le sait et il le veut, et le Seigneur a permis que

ce programme se réalise à la lettre.

* * * Foi et Sacerdoce sont rapidement devenus son unique problème. Foi et problème du Salut,

Sacerdoce et problème de l'Église. Son expérience. personnelle et aussi les Sessions régionales des

prêtres de la Mission de France auxquelles il participe lui ont fait découvrir l'urgence de ce double

problème. Les classes laborieuses ne se tournent plus du côté de l'Église pour en recevoir le salut.

L'Église peut épuiser ses ressources en œuvres charitables, elle est battue souvent sur le terrain de

l'efficacité temporelle. Le monde actuel n'est plus sensible à une charité qui semble l'offenser; d'ailleurs

le milieu populaire a beaucoup à nous apprendre en fait de solidarité, d'entr'aide, de générosité. Le

Seigneur dont se réclament les chrétiens n'apparaît pas comme Sauveur à des gars préoccupés de leur

salut temporel. Dans la construction de la civilisation moderne, l'Église est une entreprise à côté des

autres, utile ou gênante suivant le cas. Il faut retrouver la communauté de Foi qui porte le témoignage

scandaleux de la Croix. Il faut un Sacerdoce épuré qui apparaisse moins comme une fonction que

comme la prise en charge dans l'amour de tous les efforts des hommes, un sacerdoce prophétique qui

oblige les hommes à se dépasser en face du mystère qu'il représente. Il faut une Église missionnaire, non

plus coupée de la vie mais présente au monde qui avance, lui reposant à chaque pas le problème de

Dieu. Il faut des témoignages absolument purs.

* * * Cette prise de conscience s'accentue au-dedans de lui-même. Inviter à la Foi, éveiller la Foi,

provoquer à croire, vivre en fonction de cela son Sacerdoce, voilà pendant cette année 1949·1950 sa.

hantise et sa prière. Il a fait au séminaire de brillantes études, mais il souffre de ce que sa culture

théologique (solide) soit restée celle d'un intellectuel. Longtemps il a recherché la synthèse vivifiante de

8 Son premier sermon à Saint-Joseph - il raconte un fait vécu : impossible de trouver une expression adéquate à sa pensée pour

dire qu'il pleuvait. Une vieille expression du terroir vendéen finit par sortir : "Mes Frères, ce jour-là ça mouillait..." (Sourires

dans l'assistance.) Ou encore, à propos d'une collecte : "Pour éviter de faire deux quêtes, et laisser libre la générosité de chacun, on a placé au fond

de l'église un.... une... une écuelle !

tout ce qu'il a appris et retenu. La Bible lui fournit la réponse attendue. Il lit et médite le "Dessein de

Dieu"9...; son âme commence à respirer. Elle entre en possession de son unité intérieure.

Le ministère paroissial de cette année-là est l'écho de ses recherches et de ses découvertes.

Le catéchisme aux enfants est fortement axé sur la profession de Foi qui doit en être le

couronnement.

Il y a dans cette année de catéchisme des jours inoubliables. Les fêtes du Baptême - de Noël - la

Communion Solennelle en particulier. Il faut par tous les moyens faire prendre conscience à ces jeunes

âmes de baptisés, du mystère de salut qui se déroule en elles et dans le monde. Michel a un don pour

expliquer l'Écriture aux enfants, les enthousiasmer pour le Christ et l'Évangile. Il veut des instructions

vivantes, concrètes, adaptées, des chants appropriés, "bourrés de mystique" comme il dit, beaucoup de

chants, de jolis chants, des messes vivantes, des gestes d'enfants accompagnant leurs découvertes:

décoration des salles, gestes de charité, prières composées par eux-mêmes, formule personnelle de

Promesse chrétienne, etc.

Grâce à l'aide de catéchistes dévouées, c'est une bonne année, dont Michel reparle souvent. Sans s'en

douter les petits enfants de Saint-Joseph... et les "croûtes" de Bacalan conduisent leur abbé sur les

chemins du Seigneur, ils activent l'approfondissement de sa Foi, l'obligent à se pénétrer de la Bible qu'il

leur enseigne. Volontiers il fait siennes les prières composées par les enfants, il les utilise comme thème

pour les faire prier ensuite. Il s'inspire de leurs dessins pour ses explications. Ces petits, qui ne l'ont pas

oublié, sont pour quelque chose dans le témoignage de son sang versé par amour "selon la Foi totale".

* * * Tout se résume en effet au seul problème de la Rédemption, à l'adhésion totale au Christ Sauveur.

Michel s'efforce de faire saisir avec acuité cette vérité fondamentale aux chrétiens de la Paroisse. Les

prédications de l'année ont pour thème l'Église... et l'on raconte l'histoire du peuple de Dieu sauvé par sa

Foi vécue dans la communauté. Les confrères de Saint-Vincent-de-Paul sont invités à ressourcer leur

activité charitable dans la méditation du Grand Mystère.

* * * Voici comment Michel décrit à sa sœur ses activités de Carême avec Émile (Lettre Pâques 1950) :

"A Saint-Joseph nous avons, Émile et moi essayé une petite mission de carême. Nous avions prévu

six réunions dans des bistrots, mais nous nous sommes rendus compte que c'était trop pour faire du

travail sérieux et que nous n'avions personne sur qui compter pour préparer le boulot. Alors, nous

avons réduit le nombre en décidant de prévenir nous-mêmes toutes les familles de ces quartiers, en leur

portant à domicile un tract. Un jeune dont la mère tient une petite imprimerie nous a fait ces tracts à

l'œil (heureusement car l'E.C.E.P.U.: Entreprise Communautaire d'Évangélisation du Prolétariat

Urbain est sans fonds !). Aidé de deux ou trois autres et de quelques gosses on les a écrits, préparé les

salles, etc. Première réunion au quartier du Pont-de-Laroque, environ 120 familles : très pauvres, dans

les marais, rouge ; un seul café ; la patronne est d'accord ; c'est là qu'ont lieu habituellement les

réunions communistes ; on est heureux c'est vraiment en pleine masse. Le mercredi on commence à

visiter le quartier ; nous voilà partis tous deux à travers les rues après une petite prière ; accueil un peu

surpris, mais très sympa. Le jeudi midi : première tuile ! la patronne du bistrot ne marche plus : "Ça

vous ferait des histoires à vous et à moi." Le jeudi soir je découvre un garage-hangar ; impossible de

l'utiliser ; on va voir une vieille salle de bal que tenait un noir ; elle est démolie ; on renonce ! Enfin ces

visites nous avaient fait connaître le quartier ; contacts très chics. On lance une deuxième réunion pour

le Mardi-Saint : quartier du cimetière Nord ; moins rouge, pas pratiquant car loin de toutes les

paroisses ; on commence le lundi les visites ; (la première condition pour les visites est de n'avoir pas

peur des chiens ; il y a des clebs dans chaque maison, parfois deux ou trois !) On avance dans le

quartier accompagné par des aboiements ! Au bout de cinq ou six maisons, deuxième tuile ! Le mardi,

réunion pour l'élection du comité des fêtes du quartier ! On repousse au mercredi et on continue ;

accueil des plus sympa. On prépare le local : un vaste hangar ; un bistrot nous prête des bancs ; on

transporte le reste du matériel avec une remorque et le mercredi soir, à 9 h. 1/4, on commence, non sans

avoir le trac ! Résultat épatant : 60 adultes dont plusieurs hommes et une quinzaine de jeunes gens, et

9 Ouvrage de S. de Dietrich, éditions Nestlé.

20 gosses; auditoire vraiment empoigné. On pense y revenir dans quelque temps dire la Messe. En

rentrant vers 11 heures on prend un café et on monte le reposoir du Jeudi-Saint. Le jeudi on fait

distribuer tous les tracts qui restent dans le quartier environnant l'église et dans une grande cité

ouvrière, ainsi que dans tout le Pont-de-Laroque. Pour le Vendredi-Saint (local paroissial) : 120 ou

130 adultes dont des figures absolument inconnues, et une ribambelle de gosses. Le dimanche des

Rameaux avait amené la grande (!) foule : 5 à 600 personnes ; c'est peu pourtant pour les 5200

habitants ; l' église, trop petite, ressemble à une forêt ! Je bénis en silence les rameaux pendant

qu'Émile explique et fait chanter des chants français ; au refrain "hosannah" on demande de lever et

d'agiter les rameaux en signe d'acclamations au Christ ; ça se fait et ça paraît religieux. Nous étions

contents, si on peut l'être quand on pense aux 4600 qui ne sont pas venus. Le Jeudi-Saint environ 80

communions y compris les enfants, et ce matin environ 150 (surtout adultes). Pour presque 6.000

personnes, Pâques n'est qu'un jour de repos doublé du lundi ! Ce tantôt j'étais à un match de foot, après

l'office de 3 heures qui remplaçait les Vêpres : c'était l'équipe des dockers. Conversations très chics. On

termine en prenant un blanc sur le zinc dans un petit bistrot tenu par la mère du secrétaire C.G.T. des

dockers."

En fin de lettre... détail piquant :

"J'ai reçu un avis de saisie de mon mobilier (!) pour le 31 mars ! On est le 9 avril et... rien. Ça devait

être un poisson d'avril du percepteur !"

* * * Michel en est là, pauvre dans ses biens, pauvre dans son cœur, volontairement pauvre aussi dans les

moyens d'apostolat, mais riche de Foi, d'Écriture, d'esprit sacerdotal.

Il a bien compris la Vie Ouvrière... lui qui écrit à son beau-frère, employé à l'E.D.F. à Nantes : "Si tu

es en grève, ça doit tirer dur à la maison. Ici les métallos commencent leur quatrième semaine de grève ;

ce matin nous avons lancé un appel aux chrétiens pour leur venir en aide." (19 mars 1950.)

Huit jours auparavant, il encourageait Jean à se mettre en grève : "Il vaut mieux souffrir tous

ensemble qu'abandonner les plus déshérités."

Déjà, en décembre 1949, après une courte absence de Bordeaux, il revient à Bacalan et' écrit : "J'ai

retrouvé mes quais et mes usines. Toujours heureux." Et voici comment il décrit Bacalan à son petit

neveu Jacques, en mars 1950 :

"Si les feuilles poussaient sur les cheminées d'usine, les bras de grues et les mâts des bateaux, on

pourrait se croire à la campagne. Hier on a vu la première hirondelle. J'aime mieux les hirondelles que

les gros "Halifax" de la base de Mérignac qui volent sans cesse au-dessus de nos quartiers. Les

hirondelles ça fait plus gai et plus pacifique. Il est vrai que toi, à 90 jours, tu te moques pas mal des

hirondelles et des Halifax. Tu n'as, guère d'autre souci que ton lait. Ton papa, lui, c'est le pain

quotidien... chacun ses soucis."

Et cette petite anecdote qu'il "sent" profondément, au cours de la construction, de la chapelle de

l'usine à gaz :

"L'autre soir, je passe prendre à la maison B... un camion 10 tonnes pour transporter une partie des

pièces de la chapelle. J'étais en bleu, sale, grande barbe, poussiéreux. Je me présente au directeur : très

chic et chrétien. Il ne s'est pas aperçu évidemment que j'étais prêtre; j'ai dit seulement que je venais de

la part du curé, -un de ses amis d'enfance. Si j'avais été en soutane j'avais un fauteuil, petit verre, etc.

Là, comme j'étais en ouvrier, on m'a tenu debout dans le couloir ! Quand donc les chrétiens

comprendront-ils qu'aux yeux du Christ il n'y a ni patrons, ni ouvriers, mais tous des frères égaux dans

le péché et dans la Rédemption." (Lettre à Denise.)

* * * C'est alors qu'Étienne vient le solliciter pour se joindre à l'équipe de la Mission Ouvrière de

Bordeaux : "Tu es venu de ta Vendée, attiré par les païens de la masse ouvrière. Te voilà à Bordeaux. Tu

résides dans un secteur païen ? Les prolos sont partout autour de toi... mais tu ne les rencontres jamais.

C'est d'ailleurs d'autant moins possible que le secteur est plus païen. Le mouvement normal de ta

recherche t'amène à la Mission."

Pour Michel, ce n'est pas une question de réussite. En Vendée il n'a pas (( réussi )). Il a vu au

contraire se dissoudre entre ses mains d'excellentes sections de J.O.C. dont il était chargé. Son court

ministère paroissial à Bordeaux (un an) n'a pas eu le temps de porter des fruits visibles.

La Mission, c'est pour lui l'occasion de vivre en plénitude sa Foi et son Sacerdoce.

"Partir de Ur, en Chaldée,

Tout quitter, tout laisser, tout !"

* * * Bien qu'il soit prêt, Michel est soudain repris par ses inquiétudes et ses appréhensions. Il a plus que

d'autres le pressentiment du dépouillement que cela comporte pour lui. Une seule hésitation de la part de

l'Autorité ecclésiastique l'eût replongé dans le désarroi. La hantise de l'Indochine revient. (Mme

A... lui a

caché ses feuilles d'adhésion à l'Aumônerie militaire.) Parfois le désir reparaît de retrouver sa Vendée.

Les obstacles extérieurs cependant, incompréhension, opposition, conseils défavorables, ne sont pas les

plus sérieux. Que l'autorité dise: non, et il obéit sans sourciller. Les vrais obstacles sont en lui : sa peur

de ne pas répondre à la Grâce du Seigneur, sa peur de ce nouveau plongeon dans l'inconnu.

"Qu'est-ce que tu veux, dit-il, il est indispensable que la Mission existe... il n'est pas dit que nous en

soyons les artisans indispensables. Si c'est oui, j'irai, mais je ne vois pas où cela nous mènera. On a tout

exposé à Monseigneur, il a grâce d'état pour décider. Si c'est non, je te répète, je ne sais pas ce que je

ferai : l'Indochine... on curé de. campagne chez moi en Vendée."

A l'avis favorable de Mgr Richaud, Michel répond par un "oui" de principe peu enthousiaste. Une

retraite de départ de quinze jours est prévue pour la fin août. Il réserve sa réponse définitive pour le

retour.

"Ce n'est pas vous qui m'avez choisi. - C'est moi qui vous ai choisis", dit le Seigneur.

A quoi Michel répond par son chant préféré du moment :

"Le Seigneur nous mènera

Par les chemins qu'il lui plaira."

* * * En retour, Michel "embrayera" dans la foi, avec assurance, mais pas emballé. La lumière totale ne

viendra que huit mois plus tard. Il ne prend pas "une vie moins dure que la leur (celle des dockers) qui

est très dure, il prend leur vie tout simplement, ayant "choisi d'être immolé dans le Christ", sans se

demander s'il mènerait une "existence raisonnable et inspirée par les conseils de la prudence", prêt à

porter le "témoignage d'un amour exclusif selon la Foi totale" disponible dès le point de départ "à l'appel

de la Croix".

RETRAITE de DÉPART en MISSION OUVRIÈRE

Durant plusieurs semaines nous retournons ensemble sous tous ses angles le problème de notre

départ en Mission Ouvrière en équipe à trois, Émile, Étienne et Michel.

Nous rencontrons Mgr Richaud souvent. A cœur ouvert nous lui disons comment nous voyons la

Mission, ses exigences, Lui-même nous souligne les conditions indispensables à une vie spirituelle

sérieuse. Fin juillet, Monseigneur a décidé que cette équipe était suffisamment préparée... et c'est le

"départ" en Mission. "En vous envoyant en Mission, dit-il, - et il insiste sur cet aspect de l'Église qui

délègue ses prêtres en secteur païen - je vous envoie à la sainteté." Cette idée bouleverse Michel. Il

répètera la phrase de son Archevêque plusieurs fois durant la retraite de départ.

* * * L'équipe, en ,effet, commence par "fuir au désert". Pour nous, le désert sera la- chaîne des Pyrénées,

dans la vallée d'Ossau. Un ami a de la famille en vacances à Bilhères. Nous aurons là-bas une grange

isolée pour gîte.

Deux séminaristes de Lisieux se joignent à nous au départ de Bordeaux. Ils partent avec Émile en

"stop"... Michel et Etienne empruntent jusqu'à Pau un camion qui entraîne vers une excursion un groupe

des Auberges de la Jeunesse. Avec eux, ils font suivre ainsi bagages et ravitaillement.

* * * Le camion file sur l'interminable route des Landes. La matinée est fraîche et chacun se serre contre

son voisin. Peu de paroles échangées, lorsque à Rochefort, nous traversons une ville en effervescence.

Une fête se prépare. Michel va· dégeler l'atmosphère. Le voilà qui se hisse sur la cabine du camion,

bientôt imité par deux ou trois audacieux et ils cherchent à saisir au passage quelques fanions au fil des

guirlandes tendues au travers de la rue. A l'allure rapide du camion, c'est "du sport"... Étienne tremble et

prodigue en vain des conseils de prudence.

Michel arbore trois fanions de toile comme des trophées de guerre. Le voyage s'achève dans les

chants et la joie.

De Pau, un petit train de montagne conduit les deux voyageurs et leur chargement à la gare de Bielle,

village blotti dans le creux de la vallée.

Il faut monter, après avoir renoncé à emporter une partie des bagages qui est confiée à la tenancière

d'un bar.

C'est la montée, les sacs qui tirent aux épaules, le soleil qui brûle maintenant, la faim qui tenaille...

avec l'espoir d'un repos là-haut seulement, au bout de cette route interminable.

Enfin toute l'équipe est rassemblée. Après un repos bien gagné on repère les lieux, on s'organise, on

envisage concrètement ces jours de recueillement.

* * * Le coin est ravissant avec sa vue plongeante sur la vallée, avec les maisons minuscules des deux

villages de Bielle et de Bilhères ramassés dans des creux de verdure comme pour un jeu d'enfant. En

face, la chaîne des grands pics pyrénéens inondés de soleil. La cabane de pierres sèches, couverte

d'ardoises, nous offre un gîte suffisant dans l'abondance d'un foin rentré depuis peu. Deux pierres

suffisent à édifier un foyer qu'alimentera le bois mort de la forêt. A quelques pas, l'eau de source pour

boire, cuisiner, se laver. Ce que nous cherchons surtout, nous l'avons trouvé, la solitude, le silence

absolu dans ce cadre de beauté où il semble facile de se taire intérieurement et de rencontrer Dieu. "Et il

s'en alla dans la montagne pour prier." (Évangile.)

* * * Nos "15 jours" commencent. Ils seront des jours de grâce. Le programme en est simple. La Messe

dite au début du jour par l'un des trois prêtres et à laquelle tous participent. Un petit déjeuner rapidement

expédié avant que chacun s'égaille pour une demi-journée de silence absolu. Michel affectionne les

sommets. Un livre de spiritualité, quelques feuilles blanches pour prendre des notes, sa Bible, son

bréviaire et il va se percher au sommet d'un rocher. Si le temps est frais, brumeux, il s'enveloppe dans

une pèlerine noire... et durant des heures nous l'apercevons, immobile. Il prie.

Dans l'après-midi nous disons une partie de l'office divin en commun, nous lisons ensemble des

passages de la Bible, en coupant cette lecture de silences. Nous méditerons ainsi la Genèse, l'Exode, une

partie d'Isaïe et des prophètes, certaines pages des Actes de saint Paul, de l'Évangile...

Ainsi chaque après-midi le petit groupe chemine à travers les sentiers, descend ou remonte les

pentes... avec des arrêts fréquents pour ces lectures ou ces échanges. Michel se plonge avec avidité dans

la Parole de Dieu. Il a l'impression, dit-il, de lire pour la première fois ces textes connus... mais c'est

qu'ils rentrent profondément en lui. Le visage d'Abraham prend à ses yeux\ un relief saisissant, il y a

entre cette aventure du Père des Croyants et sa propre vie, un lien de parenté. Michel lira et relira ces

pages, seul ou en groupe. Il revient sans cesse. Dix fois par jour, inlassablement, il chante le chant de la

Foi d'Abraham :

Partir de Our en Chaldée

Tout quitter, tout laisser, tout !

Lâcher tout !Partir sans bien, sans rien

Couper tout lien. Rien !

Partir de Our en Chaldée

Sur l'ordre de Dieu

A la voix de Dieu qui dit : « Va !"

Lâche tout et va !

Partir de Our en Chaldée

Dans le désert, dans la nuit.

Partir de Our en Chaldée

Sur les seuls gages de Dieu

Vers la terre d'abondance

Vers la terre d'allégresse

Vers la postérité innombrable

Comme les sables du rivage

Comme les étoiles innombrables des cieux

Partir vers Dieu !

Partir de Our en Chaldée...

* * *

Il ne faudrait pas croire cependant que Michel a brusquement trouvé la lumière, que tout est clair et

facile.

En lui Jacob lutte encore avec l'ange. Dans les jours qui précédèrent la retraite, tandis qu'il gardait la

paroisse Saint-Joseph, en attendant l'arrivée du nouveau pasteur, il cherchait visiblement à rester ignoré.

Lutte âpre, douloureuse.

Au Cours de la Marne, centre de la Mission, on n'entendait guère parler de lui. Il y venait plus

rarement. Comme Jonas qui prit le bateau pour fuir loin de Ninive où Dieu l'envoyait, il cherchait. tous

les prétextes pour retourner en Vendée. La veille du départ il paraissait pas songer à faire son sac. Il

aurait été content qu'on l'oublie à Bordeaux.

En arrivant à Bilhères, un de ses premiers mots : "Attendez ! ! pour moi, rien de décidé encore !" Et

le soir, tendu sur le foin de notre couche : "Et maintenant, je fonce tête baissée dans le grand silence."

Un de premiers jours de cette retraite, Michel retrouve au dos d'une image la prière de Zundel qu'il

connaît déjà : "Donnez-nous, Seigneur, ce qu'on ne peut attendre que de soi !" Cette phrase il l'aime.

Elle traduit bien pour lui le problème mystérieux de la grâce et de sa volonté à lui... Au cours de la

veillée, il regarde une autre phrase de Zundel : "Je veux l'insécurité et l'inquiétude, je veux la tourmente

et la bagarre !" – "Non, dit-il, je ne peux pas demander cela !"

* * * Aux heures de détente, quand nous sommes réunis, il exprime une joie exubérante, il plaisante, il ne

tarit pas, il raconte sans fin des histoire désopilantes (avec cet humour qui porte parce que précisément il

n'est pas un désir de se faire valoir). Il propose des "chasses à l'ours", refuse de continuer à boire de l'eau

et réclame un "pèlerinage" jusqu'au bistrot du village... Il faut le supplier de s'arrêter. Mais il nous confie

un jour : "Quand vous me voyez comme ça, c'est que ça ne va pas. Si je chante, si je blague, c'est que je

suis terriblement travaillé."

Il arrive aussi que ses boutades soient le simple jaillissement de sa nature exubérante.

Pour améliorer le menu nous ramassons des champignons... nous essayons (en vain !) de prendre des

oiseaux au piège... nous allons trois ou quatre fois a la pêche. La truite serait un plat de luxe. Nous nous

contentons de prendre des cc vairons" à la bouteille, ces minuscules poissons des eaux fraîches. Un

berger qui passe s'amuse de ces villageois qui pêchent des "pesquites", mais nos prises sont abondantes

et Michel le fait "marcher", explique sans sourciller qu'a Bordeaux on a toute une technique de cette

pêche-là et que ces simples bouteilles ont les appelle des "chaluts" (allusion aux chalutiers, de

Terre-Neuve). Devant l'air ébahi du berger, devant les explications volubiles d'un Michel en grande

forme, nous avons peine ! à garder notre sérieux. Quant à lui, il décide de baptiser "Pesquite" un

membre de l'équipe et lui gardera ce titre jusqu'au retour.

* * * Nous avons rendu visite à la famille qui nous a procuré notre gîte et ce cadre idéal. Milieu bourgeois

mais chrétien et compréhensif à l'égard de la Mission. Michel dit son amour des plus pauvres .et son

désir de se consacrer à eux. Il pense à ceux qui crochètent les poubelles pour ramasser ferraille et vieux

chiffons. S'adressant alors à une jeune infirmière qui l'écoute : en rentrant à Bordeaux, voulez-vous que

nous "fassions la gueille" ensemble. Tout le monde rit en devinant la figure que feraient les "gens bien"

qui les reconnaîtraient... Mais le visage de Michel est devenu étrangement sérieux : "Vous ne pouvez

savoir, dit-il, la joie qu'on a d'être ainsi le dernier des derniers, d'être regardé de haut, méprisé, de se

faire enguirlander, d'être traité comme un "pauvre type".

Michel, nous sommes alors tous entrés en nous-mêmes à tes paroles et notre silence est devenu

prière...

Avec un peu de recul et malgré les différences de circonstances, comme ton âme nous semble proche

de celle du "poverello d'Assise".

* * * Un soir, pour la veillée, nous avons allumé un feu. Les chants partent d'eux-mêmes. D'abord des

chants de camping, des chants scouts. Chants de "jeunes", bien sûr, assez sentimentaux, reflet d'une

évasion qui peut tourner à la facilité et éloigner d'une vie quotidienne dure. La voix de Michel dans la

nuit rompt le charme : "Ça, c'est des chansons de riches." Pour les autres, il n'y a de vrai que "Y'a pas

d'printemps" ou "Du gris". Aucun parti-pris dans la calme réflexion de Michel mais immédiatement

nous sentons qu'il a rejoint dans son cœur "ses" pauvres.

* * * A mesure que les jours passent, la lumière se fait peu à peu en lui. Cheminement laborieux, mais

combien sûr. Comme Jésus, Michel peut dire : "Ma nourriture est de faire la volonté du Père". Toute la

retraite de Michel a été centrée sur cette "volonté divine". Combien d'autres à sa place auraient passé ces

longues heures à envisager concrètement les modalités d'une vie aussi nouvelle... ou du moins

n'auraient pu s'abstraire de ces questions de détail. Pour Michel ce n'est même pas une tentation.

Il n'est là que pour "rencontrer Dieu", se perdre en Lui, disparaître, se nourrir de sa volonté... le reste

il aura le temps d'y penser et d'en parler plus tard. Témoin cette lettre à Denise le 30 août, donc plusieurs

jours après la retraite. Il n'est pas encore bien fixé :

"J'ai fait une très chic retraite. Je resterai a Bordeaux comme prêtre-ouvrier, spécialement chargé du

sous-prolétariat (dockers, clochards, etc.). J'ai une chambre en vue dans un garni, dans un quartier qui

n'a rien de reluisant. Comme travail j'ai plusieurs perspectives : dockers, boueux (ramasse-bourrier),

chiffons, matelot sur les chalands qui tirent le sable de la Garonne. Ce sont des métiers de

sous-prolétariat)10

. Je ne désespère pas d'ailleurs, mais pas pour l'instant, de partir faire une campagne à

Terre-Neuve."

* * * Nous gardons le souvenir d'une des dernières et décisives rencontres. Assis dans un chemin creux les

trois prêtres de cette équipe qui se soude dans le Seigneur nous reprenons les doutes et les scrupules de

Michel. Nous lui montrons que cette peur de sa faiblesse n'est pas un obstacle (au contraire !). Nous lui

répétons que c'est le même sentiment qui anime tout prêtre au moment d'accéder au sacerdoce et que la

question n'est pas de savoir ce que vaut l'instrument mais si, oui ou non, on est "appelé". Il finit par dire :

"Émile, Étienne, je m'en remettrai à ce que vous déciderez. Il en a toujours été ainsi aux grandes heures

de ma vie. Sous-diaconat, Prêtrise, Bordeaux. Je n'ai jamais rien décidé moi-même." Michel n'est pas un

indécis, pas un faible, mais très humblement dépouillé.

10 Le prolétaire est caractérisé par sa dépendance dans l'entreprise et son état d'insécurité matérielle. Le prolétaire d'aujourd'hui "prend conscience" de son état dans la société et lutte pour l'améliorer. C'est dans le prolétariat qu'on rencontre les militants du

"Mouvement Ouvrier".

Le sous-prolétaire est caractérisé par un état de plus grande misère (salaires les plus bas) et par une certaine apathie dans cette

misère. Les dockers professionnels sont des prolétaires et dans l'ensemble très militants, presque toujours à la pointe du "combat"

ouvrier.

Parmi les non-professionnels un certain nombre appartient au sous-prolétariat.

Cette distinction n'est qu'une vue de l'esprit, toute théorique. Elle indique simplement ici que Michel se sentait appelé en premier lieu vers la misère, même celle qui paraît sans réaction.

Nous verrons qu'il n'ignorera pas cependant le "mouvement ouvrier" et participera à la vie syndicale.

MATELOT sur "l'ARGENS"

Après avoir "embrayé" sur le Port, au bout de quelques semaines, le travail manque.

Michel quitte Bordeaux, il va naviguer sur le canal du Midi comme matelot à bord de la péniche

"Argens".

Mais il reste en liaison étroite avec son équipe par lettres.

Ces lettres de Michel, avec trois autres écrites à sa famille, suffisent à le faire revivre dans ses

occupations... et à nous restituer son âme sacerdotale.

* * * (Lettre à Denise, arrivée le 5 décembre à Nantes.)

"Changement dans ma vie. N'ayant pas assez de travail aux quais pour pouvoir vivre, j'ai été obligé

de chercher autre chose. Je suis embarqué comme matelot sur une péniche qui part après-demain pour

Sète par le canal du Midi. Le boulot n'est pas dur. Je couche à bord et mange avec le patron (l'équipage

se compose de moi seul). Le patron est marié et a deux enfants : une fillette de trois ans, un garçon de

cinq jours. On met douze jours pour aller à Sète. Autant pour revenir. Je ne sais combien de temps on

restera là-bas. Il faut m'écrire toujours 188, cours de la Marne ; on fera suivre mes lettres à Sète.

J'ignore l'adresse là-bas. Je compte faire seulement un voyage. Je regrette les dockers ! A mon retour,

je pense aller vous dire bonjour. Que ferai-je ensuite ? C'est à la grâce de Dieu."

* * * Le soir du départ, notre équipe est réunie pour le dîner au 188. Les habitués, quelques camarades de

passage sont là. Le repas terminé, Michel prend son sac de matelot. Adieux bruyants. Les trois prêtres

de l'équipe nous partons vers la Garonne. Il tombe une pluie fine dans cette nuit de décembre. Au bout

de la rue Peyronnet une quinzaine de péniches sont amarrées très proches, longues formes noires sur

l'eau sale. Tous les trois nous passons sur les planches étroites, nous sautons de péniche en péniche,

jusqu'à la dernière : "l'Argens". Une lampe tempête à la main, le patron nous accueille. Présentation :

nous sommes des copains de Michel.

A l'avant de "l'Argens", deux pièces minuscules réservées à la famille du patron. A l'arrière, nous

descendons l'échelle qui conduit au moteur. Un réduit formé par les tôles de coque et celles d'une

cloison qui sépare le moteur de la cargaison. Un 30 cv Diésel, des accessoires et de l'outillage. A même

la paroi de métal et au-dessous du niveau de flottaison, une planche étroite... c'est le lit de Michel.

Michel croyait embarquer pour partir le lendemain comme prévu. Mais le bébé attendu par l'épouse

du patron est né cette nuit. Dans ce métier de marinier où la famille tient nécessairement une grande

place puisqu'elle vit sur la péniche, les événements de ce genre ont leur répercussion. Michel est

embarqué, mais le départ effectif est repoussé de huit jours.

* * *

(Lettre à l'équipe. - Quelque part sur le canal un peu après Valence-d'Agen (environ 110 km. de

Castets).

Dimanche soir.

En vitesse quelques nouvelles pour l'équipe et toute la maisonnée.

Je viens de passer mon premier dimanche sur le canal. Journée identique aux autres. Voici à peu

près l'horaire. A 7 heures, jus. On chauffe le moteur (chacun son tour : l'estomac d'abord, le moteur

ensuite, pour prouver que let machine passe après l'homme !) ; je largue les amarres et on part. On

navigue sans arrêt jusqu'à environ 7 heures le soir (sauf ce soir où une écluse a arrêté à 6 heures moins

le quart). A chaque écluse je saute à terre pour attraper le filin et aider l'éclusier. Je tiens la barre une

grande partie du temps, mais je suis obligé d'appeler le patron quand on passe sous des ponts très

étroits ou qu'on croise un autre bateau (environ six par jour). Le soir, quand il fait noir, c'est le patron

qui gouverne. Une fois arrivé le soir, j'amarre et je nettoie le moteur et vidange les pompes. Bref, douze

heures environ sans interruption notable de travail ; et surtout même quand on ne travaille pas (il y a

aussi le pont à laver, etc.) il faut être prêt (v. g. pour veiller aux feux de route, à l'écoulement de l'eau

des pompes... ). Aussitôt le travail fini, on mange.

Impossible d'avoir Messe ou communion. Ce soir, par exemple, où j'ai environ trois quarts d'heure

avant souper, je suis à plusieurs kilomètres (2 ou 4) du patelin. j'ai faim de la Messe. En ce sens c'est

bon, j'ai beaucoup le temps de prier, et quand je suis seul à la barre, je chante : les chants de la

Mission, le Congo, des chants qui me sont une prière. Le moral est bon. Je fais une cure de silence ; ça

ne fait pas de mal. J'espère dire la Messe à Toulouse où je crois nous serons mercredi dans la matinée.

Je pense qu'on y passera la journée.

Voici mon adresse à Sète :

Michel FAVREAU

Matelot sur l'Argens

Compagnie de Navigation HPLM

Quai de la Bordigue

SETE (Hérault)

Je m'entends à merveille avec mon patron, sa femme, sa belle-sœur. Le bébé profite. Tout va bien à

bord.

Cependant je n'oublie pas l'équipe et je vous embrasse tous bien fort à la vendéenne.

Dites bien des choses aux deux Jacques.

Ça me fait beaucoup de bien de vivre par moi-même sans avoir un nid où me raccrocher chaque

soir. C'est pas marrant, mais c'est mieux : "Cum essem parvulus..."

* * * (Lettre à Jean et Denise.)

Toulouse, mercredi après-midi.

Dans la journée je prie beaucoup. Le travail est moins dur que sur les quais, mais tenir la barre

demande beaucoup d'attention (le canal n'a que quinze mètres de large). Heureusement que je suis leste

car à chaque écluse (une cinquantaine entre Bordeaux et Toulouse) il faut sauter à terre pour faire la

manœuvre.

Depuis hier soir il pleut sans arrêt. Heureusement j'ai un imperméable huilé américain en deux

pièces (veste et pantalon) et mes bottes ; comme ça je suis bien à l'abri. Je ne sais pas combien de temps

je resterai à Sète. En tout cas, à mon retour à Bordeaux, je sauterai jusqu'à Nantes.

Vous me demandiez ce qui' me ferait plaisir pour mes étrennes. Je verrai ça avec vous à Nantes. Je

vous envoie une image du Christ que j'ai dessiné dimanche soir, ce n'est pas un chef-d'œuvre, mais il me

paraît exprimer vraiment la souffrance de la flagellation dans toute son horreur.

Je vous embrasse de tout cœur en attendant de le faire pour de bon.

Votre petit Michel,

prêtre.

* * * (Lettre à l'équipe.)

Jeudi soir, entre Toulouse et Castelnaudary.

C'est presque un besoin pour moi d'écrire ce soir à l'équipe, bien que je n'aie pas grand'chose à dire

et que je ne sais pas quand ni où je pourrai poster cette lettre.

Nous avons fait une dure journée, treize heures de navigation sans arrêt ; j'ai été occupé presque

tout le temps ; nous étions partis de Toulouse à 5 heures ce matin ; nous avons dû faire environ 45

kilomètres. A chaque écluse c'est une vraie gymnastique ; si seulement j'avais les jambes et les bras

d'Étienne ! Le canal du Midi est plus dur que le canal latéral, car il est tout en tournants serrés et la

barre est dure à remuer.

C'est épatant comme retraite : ascèse, silence, etc.

Hier midi à Toulouse, j'ai été communier, car je n'ai su que dans l'après-midi qu'on coucherait à

Toulouse. Le soir j'ai été voir les gars de la Mission. Très chic. Ils sont lancés à plein eux aussi sur le

problème de la Paix. Mgr Garrone va dîner chez eux mardi, soir pour parler de leur action.

Hier soir aussi j'ai vu L...; je le trouve de plus en plus au poil. Il vous envoie le bonjour à tous et

pense souvent à Bordeaux et surtout à Bacalan où il serait heureux de revenir comme prêtre... si le

Seigneur et Monseigneur le veulent... Il y a à Toulouse trois stagiaires au poil.

Voici mon itinéraire probable : demain dans la matinée, Castelnaudary ; samedi, Carcassonne,

ensuite Béziers, où nous nous arrêterons une journée, le patron y ayant de la famille. Je me

débrouillerai pour retrouver l'adresse des parents de Jean-Claude et dire la Messe chez un curé sympa.

Puis Sète, où nous serons sans doute mardi ou mercredi.

J'ai parlé hier à Toulouse avec un jeune matelot de 18 ans, d'une autre péniche ; il cherche à devenir

inscrit maritime. Comme il va peut-être retourner à Bordeaux avant moi, je lui ai dit d'aller voir Pierre

ou Jacques au 188 ; ne soyez donc pas étonnés si vous le voyez rappliquer un de ces jours.

Je termine mon bavardage· pour ce soir ; ça m'a fait du bien d'écrire tout ça. Maintenant, je vais

dire Complies, lire un peu de Bible (les Juges ; j'ai fini Josué) et après m'endormir dans la vapeur de

mazout (ça ne vaut pas le rhum de Jacques).

Je compte bien avoir dès mon arrivée à Sète lettre détaillée sur les problèmes de la Paix à Bordeaux

et la vie de l'équipe.

* * * (Lettre à l'équipe.)

Dimanche soir.

Journée comme les autres. Hier soir, j'ai eu la chance d'arrêter dans un bled où il y a un curé sympa,

et où, ayant un peu de temps, j'ai pu sauter jusqu'à l'église pour communier. Je trouve dans le silence et

dans cette privation de tout ce qui faisait jusqu'à présent ma journée de prêtre, un approfondissement

de mon sacerdoce.

Je comprends mieux que le caractère sacerdotal n'est pas lié à quelques actes, mais que c'est tout

dans ma journée, depuis le jus du matin jusqu'au dernier coup de chiffon sur le moteur qui est

sacerdotal.

Avec la famille du patron, je suis vraiment de la famille. Le boulot, ça va. Hier j'entendais le patron

dire à un autre qu'il était content de son nouveau matelot (vous pensez si je me rengorgeais). Je suis en

pleine forme physique ; jamais je n'ai fait autant de sport, ni pris autant de grand air. Paysage

splendide; la montagne Noire (couverte de neige à gauche ; les Pyrénées (également blanches) à

droite ; souvenirs du Benou et des mines de cuivre, mais aucun ours en vue. Temps froid ; la nuit

dernière il a neigé et le pont, ce matin, une patinoire. Demain soir nous serons à Béziers. Enfin, deux

jours et demi pour aller de Carcassonne à Béziers !

Je termine pour tâcher de poster cette lettre demain afin que vous l'ayiez pour la réunion d'équipe.

Bons baisers. Bien des choses à Denise (et André que devient-il ?), à Pierrette si elle est encore là et à

tous ceux qui vivent autour du 188.

Vachement unis.

Avez-vous des nouvelles pour mon embarquement à Terre-Neuve ? Je serai content de le savoir au

plus tôt, car on ne sait pas combien de temps on restera à Sète, et surtout il n'est pas du· tout sûr que

mon bateau revienne à Bordeaux. Il peut aussi bien aller à Marseille ou sur le Rhône... ça me serait une

raison pour le quitter, si j'étais sûr pour Terre-Neuve11.

* * * (Lettre à l'équipe.)

Béziers, mardi après-midi.

Hier soir nous sommes arrivés, après onze heures de route, à l'écluse qui précède Béziers (huit

bassins consécutifs ; heureusement le fonctionnement des portes et des vannes est électrique). J'ai

essayé aussitôt, par l'annuaire téléphonique, de retrouver l'adresse de Jean-Claude, mais il y a bien une

quinzaine de B... qui ont le téléphone. Alors, macache... Aujourd'hui, nous avons descendu l'écluse ;

c'est fête à bord et j'en suis : repas avec toute la famille (beau-frère, oncles, etc.) car c'est le baptême du

petit bébé. Ça me gêne un peu pour ma liberté, mais je ne puis refuser de m'asseoir à cette fête de

famille. Demain dans la journée nous serons à Agde et jeudi, si le mistral n'est pas trop fort, nous

traverserons l'étang pour arriver à Sète vers la fin de la matinée. Écrivez-moi à l'adresse indiquée mais

pas après Noël (sauf contre-ordre). En effet, probablement, nous repartirons aussitôt le cuivre

déchargé, à vide pour la Nouvelle (entre Béziers et Perpignan) afin d'y prendre un chargement de liège

pour Toulouse. Mais ce n'est que du probable. Je vous donnerai des tuyaux plus sûrs une fois à Sète.

Peut-être aussi chargerons-nous du sel pour Bordeaux.

Je continue à lire la Bible. Je suis surtout frappé dans les Juges que Dieu se sert de types vraiment

pas bien extraordinaires pour faire son œuvre et que celle-ci s'accomplit malgré les rivalités des ,tribus

d'Israël. Et aussi par le fait de la miséricorde de Dieu. Il y a une flopée de Juges qui se ramènent

toujours à l'heure H quand tout va mal, malgré les fautes d'Israël. Et je pense que dans l'Église ce doit

être pareil.

Malgré absence de Messes, vie spirituelle très sérieuse (du moins, il me semble). Je crois que nous

manquons de silence dans la vie ordinaire. Ici j'en ai peut-être trop... je ne crois pas cependant que ça

m'ait fait du mal. La grosse tentation pour moi est de débarquer pour retourner à Bordeaux, afin de fuir

cette solitude à deux. Si vous saviez la joie que c'est de voir d'autres figures que toujours les mêmes !

Mais je continuerai loyalement le jeu. Cette impression de solitude chaque matelot de péniche doit

l'avoir ; il est juste que je l'aie et que j'en souffre. Je crois que c'est ça le plus dur dans le métier,

beaucoup plus dur que la fatigue physique. Et à deux on devient vite nerveux, susceptible... Si encore

nous avions la radio à bord... c'est le rêve de la patronne et de sa sœur, et je les comprends. On vit

coupé du monde. Pour un petit frère du Père de Foucauld ce serait l'idéal ; à signaler à Mgr

l'Archevêque, le cas échéant...

Et à Bordeaux ? La Paix ? C..., l'avez-vous revu ? Mgr l'Archevêque ? etc. Je me pose un tas de

questions. J'ai envoyé une carte chez Dédé et chez Achourd. J'ai écrit aussi à E... Je crois que c'est utile

pour garder le contact avec ces différents milieux.

Pour mon avenir à Bordeaux (si on peut parler d'avenir) je crois que ma vie actuelle, caractérisée

par l'absence d'un chez soi, m'incline à avoir une piaule à moi. Je me demande quand même si c'est un

bien (pour moi, dont la vocation semble plus orientée vers le sous-prolétariat) ou un besoin d'évasion,

d'installation... Ce sera à voir en équipe quand je reviendrai. C'est vraiment une déchéance de n'avoir

pas de chez soi. Je me demande si personnellement j'ai le droit de la refuser."

Bons baisers. Bonjour aux voisins.

11 Michel va connaître à cette période deux tentations : - Il est parti sur sa péniche parce que sans le sou et qu'il lui fallait gagner sa vie ici ou là. Si le voyage doit se prolonger, la

péniche ne revenant pas directement à Bordeaux, mais s'orientant vers le Rhône, il propose de donner son congé de matelot et

de rentrer à Bordeaux. L'équipe n'est pas d'accord et lui demande de rester "soudé" à sa péniche, d'aller jusqu'au bout, même si

c'est dur et plus long qu'il n'avait pensé. - Il espère partir pour Terre-Neuve. L'équipe là aussi fera des réserves, connaissant le sens de l'aventure qui habite de façon

indéniable le cœur de Michel. Il ne s'agit pas de "papillonner". Une question d'argent, par exemple, peut amener ce nouveau

départ, mais pas une recherche de nouveauté, Michel l'avait pleinement compris dans les derniers mois de sa vie. "Maintenant,

disait-il, je peux être amené à partir pour Terre-Neuve... mais peu importe... j'ai compris et ce ne sera plus pareil. Je suis marié au Port."

Je vais sans doute envoyer une carte à B... Je crois que c'est aussi un contact humain à garder,

parmi d'autres.

N'oubliez pas surtout les renseignements pour Terre-Neuve. Il faudrait que je les aie à Sète (sauf

impossible évidemment).

4 heures 1/2. Je viens de sortir en ville (deux heures de liberté). J'ai été dans une église. Trouvé un

curé et un vicaire au poil. Dit la Messe. Indiqué un prêtre de Sète, dont G... à Toulouse m'avait parlé et

dont l'église est tout près du Port; il m'accueillera à bras ouverts. C'était la première messe depuis mon

départ de Bordeaux. Tout va bien.

* * * (Lettre à l'équipe.)

Sète, vendredi matin.

Depuis hier vers 10 heures 1/2 nous sommes à Sète.

En arrivant après avoir amarré et nettoyé, j'ai été chercher le courrier. J'étais vachement heureux.

Je les ai relues deux et trois fois chacune ces lettres. Les détails donnés par les "autorités compétentes",

comme dit Étienne, m'ont fait revivre la vie du 188. Les lettres d'Étienne et d'Émile (celle-ci reçue hier

soir) m'ont permis de faire une réunion d'équipe évidemment d'un genre spécial.

Aujourd'hui, c'est l'inaction, plus encore qu'à Bordeaux, car avec l'eau de mer impossible de laver le

pont de tôle. On ne le lave qu'une fois par semaine en le rinçant à l'eau douce. A part quelques petites

corvées (bâches à plier, courses à faire) je suis libre ; malgré tout il faut que je sois présent. Je lis, je

prie, récris. J'ai commencé à lire "Signification du Marxisme". Je me rends compte de plus en plus que

si j'ai été intellectuel, il y a longtemps que ça m'est passé... Cette lecture m'en fait baver plus que les

sacs de 100 kilos. Je suis entièrement d'accord, comme tu le disais, pour rester soudé à ma péniche. J'ai

médité le chant "Le Seigneur nous mènera par les chemins qu'il lui plaira" et je crois que j'ai peut-être

trop souvent envie de choisir moi-même le chemin. Je mets cependant une réserve ;; au cas où nos

pérégrinations dans le Midi dureraient trop longtemps (le patron m'a dit qu'ils sont parfois de six ou

sept mois sans retourner à Bordeaux) je pense qu'il serait mieux de débarquer pour reprendre ma place

aux quais; je crois que sur cette réserve vous devez être d'accord ; qu'en pensez-vous en équipe ?

Voici mes raisons : milieu trop restreint, convenant mieux à un petit frère contemplatif qu'à un

prêtre ouvrier ; d'autre part, j'ai pris ça comme expérience et pour pouvoir manger. Or six ou sept mois

seraient une incrustation plus qu'une expérience, et vaudrait comme prépation d'une vie consacrée à la

batellerie. A ce sujet, il y a, paraît-il, à Toulouse, une Aumônerie de la batellerie et cependant les

péniches y sont moins nombreuses et y séjournent moins longtemps qu'à Bordeaux ; d'où conclusion...

D'autre part, j'imagine mal quel serait le travail d'un Aumônier... Ce peut être à dire à l'Archevêque

lors de mon retour pour orienter un vicaire de Sainte-Croix ou de Saint-Michel vers cette

préoccupation ? ? ?

Nous avons reçu hier des feuilles pour les élections aux Caisses d'Allocations ; mon patron est

C.G.T. sans conviction, mais ça doit être le seul syndicat sur le Midi, la C.F.T.C. ayant surtout la

Basse-Seine, le Rhin, le Nord...

Hier soir j'ai pris contact avec le clergé de Sète (30.000 habitants, 4 paroisses, 8 prêtres), ville

indifférente, 6.000 voix communistes aux élections.

A l'église où je suis rentré hier soir pour voir te Curé, la récitation du chapelet groupait (il était 6

heures) une dizaine de vieilles personnes. Contraste pénible avec la fête foraine qui tournait à 150

mètres de là et avec l'animation des rues. On conserve vraiment les cendres sans s'apercevoir que

d'autres ont pris feu... Ce n'est pas que je sois contre le chapelet... mais une église de vieux... tout juste

un quarteron de bigotes. Je ne pourrai dire la Messe dans une paroisse, à cause du scandale de cette

Messe du soir dite par un type en civil (ajoutons que ce type à force de vivre dans le mazout est de plus

en plus crasseux et noir). Mais le Curé m'a conduit chez des religieuses qui m'ont reçu à bras ouverts.

J'y dirai la Messe chaque soir, et pour Noël aussi. Conversation avec le Curé: Quel apostolat

faites-vous ? J'ai essayé de faire comprendre sans le scandaliser (mais ça c'est du mal) que je ne

voulais convertir personne, que mon rôle n'était pas un rôle de conquête, mais de présence, et que

l'important pour nous n'était pas un changement d'individus, mais l'insufflation de l'esprit de l'Évangile

dans les bouillonnements du monde ouvrier ; nous parlions deux langages différents. Enfin mon

célébret et les petits à-côtés pénibles que comporte toute vie de prêtre-ouvrier lui ont fait bonne

impression... mais évidemment on sent, une fois de plus, combien le clergé paroissial est loin de la vie,

même quand il est très chic et très accueillant.

Dernière nouvelle ; nous partirons dans la semaine qui suit Noël pour Aigues-Mortes prendre un

chargement de sel pour Bordeaux. Dans ce cas, je serais peut-être à Bordeaux vers le 15 janvier. Mais

tout cela n'est peut-être qu'un bruit. Dans ce milieu fermé, on a besoin de bruits et de bobards.

Hier j'ai été voir le Port. Il y a beaucoup moins de trafic qu'à Bordeaux. Le port n'est pas entouré de

grilles. Je n'ai pu causer avec aucun docker. Nous n'avons pas encore déchargé. Ce sera pour après

Noël. J'y travaillerai car ici le débarquement des péniches se passe en famille. Quelle ambiance

différente des quais de Bordeaux. On sent que c'est le pays où personne ne se casse trop la tête.

Pour le moment je ne vois plus grand chose à vous dire.

Je vous embrasse tous et vous souhaite un bon Noël.

MICHEL.

J'oubliais : au sujet d'E..., entièrement d'accord pour qu'il ne se fourvoie pas là-dedans. Il a sa place

ailleurs que dans une procession et son boulot c'est de sauver les dockers, de s'intégrer de plus en plus

dans le mouvement des quais et d'y mettre le Christ. C'est plus difficile, plus obscur, mais plus grand.

* * * (Lettre à son dernier petit neveu.)

Aigues-Mortes, 2 janvier 1951.

MON CHER PETIT JACQUES,

C'est à toi aujourd'hui que j'adresse cette lettre. Je la commence aujourd'hui, mais je ne sais pas

quand je la posterai. Tu as dû recevoir par l'intermédiaire de ta maman et de ton papa mes vœux et mes

baisers pour le Premier de l'An ; en tout cas, je t'en fais un second et volumineux envoi. J'espère que tu

vas bien, que tu es un mignon bébé moins diable que ton parrain, et qu'autour de toi tout le monde est

heureux. Et ton grand frère ? Est-ce que tu le soignes bien ? Est-ce qu'il devient plus solide ?? Il faudra

me dire tout cela sur la prochaine lettre que tu m'écriras.

Pour moi, ça va bien. Toujours en voyage, J'ai passé les fêtes de Noël à Sète, où j'ai dit la Messe tous

les jours (y compris la Messe de Minuit).

Suite à Bordeaux, le 16 janvier.

Je suis arrivé samedi à 2 heures à Bordeaux après un voyage très pénible où sur la fin nous avons

travaillé jusqu'à 50 heures en deux jours et demi. J'ai débarqué définitivement hier à midi. Ce matin j'ai

été toucher ma paye. Je pense avec ça m'habiller de vêtements chauds. Ce midi je vais voir pour mon

embarquement pour Terre-Neuve. Je pense que ça va marcher. Je vais vous tenir au courant et dès que

je le pourrai (d'ici une semaine peut-être) je sauterai à Nantes. Je vous quitte en vous embrassant tous

car on va se mettre à table et je suis en retard, m'étant levé ce matin à 9 heures 1/2. A bientôt et mille

gros baisers de votre petit

MICHEL.

DOCKER sur le PORT de BORDEAUX

Quel est le secteur missionnaire de Michel ? L'équipe a décidé qu'il prend "les quais". Cette longue

installation portuaire de Bordeaux qui épouse sur plusieurs kilomètres le croissant du fleuve pour

s'achever dans les docks le long des deux bassins à flot, jusqu'à la base sous-marine, voilà "sa paroisse".

II vivra désormais sous ce ciel zébré par les mâts de charge des cargos, par les flèches des grues, derrière

les hautes et lourdes grilles qui ferment au profane ce domaine à part, au milieu des tracteurs, des

camions, parmi les sacs de café, d'arachide, de sucre, les caisses de liqueurs, de rhum, le vin, les

madriers, les poteaux de mine. Dans ce dédale, 4000 hommes vont et viennent, 4000 hommes qui ne

retiennent guère l'attention que par la valeur marchande de leur main-d'œuvre, 4000 hommes courbés

sous la charge des sacs ou le visage tendu vers la griffe géante qui promène là-haut les lourdes tonnes

des "palanquées"… 4000 dockers qui sont "à lui" désormais, dans le plan de Dieu, à la fois ses frères et

ses enfants.

Ces dockers se répartissent en deux grandes catégories : les "professionnels" qui ont la carte,

travailleurs plus stables dont le nombre est fixé par statistiques en fonction des besoins normaux du

Port. Mieux défendus par leur syndicat ils embauchent les premiers, ils profitent d'une caisse de

compensation qui vient combler une partie de leurs journées creuses en cas de chômage forcé. Quand ils

le peuvent, ils choisissent un peu leur travail.

Quant aux "occasionnels", presque aussi nombreux que les professionnels, ils n'embauchent qu'une

fois terminée l'embauche des professionnels, ils viennent comme une main-d'œuvre de surcroît, une

main-d'œuvre assez mouvante, difficile à défendre par une organisation syndicale, sujette à une

insécurité totale et ne pouvant attendre de façon ordinaire que les travaux durs ou sales, les travaux les

moins rétribués aussi. Michel est docker occasionnel.

* * * Qui n'a pas vu l'embauche aux grilles du Port, deux fois le jour, n'a pas idée des survivances de

l'esclavage de notre temps ! Plusieurs centaines d'hommes attendent qu'on les appelle pour entrer dans

une équipe. Et chaque fois, dix, vingt, cent de ces hommes restent sur le pavé, les bras ballants. Pas

assez forts..., trop vieux..., ou peu de travail !... Pour eux l'espoir du pain quotidien s'est envolé.

Michel aura bientôt ses lieux d'embauche préférés avec ses camarades plus intimes : place

Bir-Hakeim, Jean-Jaurès, le Hangar 20... Il connaît lui aussi l'attente nerveuse et inquiète... et d'être

laissé pour compte en supputant ce qui reste d'argent dans sa poche...

Ces dockers que Michel va aimer passionnément, d'un amour tenace et confiant (ils le lui rendront,

sans phrase, de la même manière virile), que sont-ils par rapport à l'Église ?

Des étrangers !

A notre connaissance, un seul d'entre eux est chrétien pratiquant...

Le prêtre de paroisse les rencontre rarement... Leur vie se passe en ces longues heures de travail

derrière les grilles fermées du Port, dans les petits bistrots des quais où ils se rencontrent, en famille ou

dans leurs contacts de quartiers, à la Bourse du Travail, dans leurs réunions syndicales ou politiques.

Leurs préoccupations, surtout celle du pain à gagner, leur vie très dure, les enferment dans un cercle

à eux... où l'Église est absente. de fait, où elle semble n'avoir rien à faire, où souvent elle est suspectée

comme une ennemie !

L'aumônier du Port, lui-même, peut les croiser ici ou là, peut secourir tel ou tel. Il n'a pas davantage

pied dans cette vie.

Un abîme se creuse donc tous les jours entre l'Église et les dockers pour deux raisons :

- sociologiquement ils sont "un monde à part" rendu plus solidaire par la misère et des soucis

communs12

;

- ils n'attendent rien de l'Église... ou la suspectent d'appartenir à d'autres groupes humains, à une

autre classe sociale contre laquelle il leur faut lutter.

* * * Michel sait tout cela. Un double souci l'anime :

- Se placer au niveau même des plus pauvres (pour que les bergers, les "derniers", puissent venir

librement adorer le Messie, il fallait le dénuement de la crèche de Bethléem... et on se souvient que pour

cette adoration ils ont été appelés de façon positive et les "premiers") ;

- Être en contact avec les forces vives de ce monde dans sa vie collective, militants syndicaux, par

exemple...

Michel sait aussi, dans quel esprit et avec quel respect il doit aborder ceux qui lui sont confiés. Pas

comme un maître, pas comme un "docteur de la loi"..., comme un serviteur et comme un "élève",

intérieurement dépouillé, pauvre, avide de recueillir dans la Foi des richesses évangéliques inconnues

ou inattendues... avec la certitude que sur cette fraction de l'humanité repose le sang du Christ, sa

volonté rédemptrice, sa volonté de salut..., la présence de l'Esprit.

Se perdre et disparaître, pour que par lui, serviteur aussi inutile que possible, passe la grâce, pour une

œuvre d'avenir dont seule la science de Dieu connaît le secret et qu'il va lui falloir découvrir pas à pas,

docilement...

12 Il y a ainsi dans la classe ouvrière des "blocs humains" absolument en marge de l'Église..., même sociologiquement.

C'est le cas des "grands routiers". En dehors des "transitaires" qui circulent dans la ville ou dans les environs immédiats (110

entreprises ayant leur siège à l'intérieur des boulevards) Bordeaux qui est peut-être parmi les centres routiers, un des plus importants de France, compte 830 entreprises (chiffre de la Chambre de Commerce). Ce chiffre s'entend pour la ville seule, il

faudrait ajouter les banlieues. 830 entreprises dont les poids lourds sillonnent les routes en étoile autour de la capitale du

Sud-ouest : Bordeaux-Paris et le Nord, Bordeaux-Clermont-Ferrand et Lyon, Bordeaux-Toulouse et Marseille, Bordeaux-Dax

et Bayonne, Bordeaux-Arcachon, Bordeaux-la Rochelle Nantes et l'Ouest. Placez-vous, par exemple, à l'entrée du Pont-de-Pierre et comptez durant une heure l'interminable défilé des citernes de vin ou

d'essence, des camions avec leurs lourdes remorques, portant le nom de tous les départements, de toutes les destinations.

Regardez, place du Pont, place des Anciens-Abattoirs, l'envahissement progressif des poids lourds à l'affût d'un espace libre

pour stationner. Comment vivent ces milliers d'hommes. Pendant que vous dormez, beaucoup ,d'entre eux roulent. Ils dormiront pendant que

vous travaillerez. Le calendrier n'existe pas pour les routiers. Leur dimanche tombe aussi bien lundi que mercredi.

Vous ne les connaissez pas, même si leur femme et leurs enfants habitent votre rue, votre immeuble. Eux se connaissent entre

eux, s'entr'aident. C'est une "famille" que celle des grands routiers. On les appelle "les seigneurs de la route". Ils ont leurs risques, leurs vertus, leur discipline et même leur panache, leurs lieux de rencontre et leurs habitudes !

La nuit où nous ramenions le corps de Michel en Vendée, nous arrivions dans un coin de Charente. Dans la nuit, dix à douze

points oranges ou rouges brillent à un mètre du sol : les feux de position des camions énormes, alignés comme des monstres,

les flancs alourdis de marchandises sous les bâches. Cette maison perdue dans la campagne, c'est une halte de routiers, leur gîte. Les fenêtres jettent de la lumière sur la route et dans la grande salle des hommes mangent, boivent et causent. Au premier

étage, derrière les volets clos, d'autres dorment.

Que peut l'Église pour les routiers à partir de ses paroisses ou de ses mouvements ? Rien ou presque rien. Ce n'est pas

seulement une question de bonne volonté, de préoccupation..., c'est une impossibilité matérielle qui tient à la structure même du monde d'aujourd'hui.

La "Route" appartient à la Mission.... Par la Mission, l'Église sera présente à la Route.

* * * Il prend la chambre laissée par A..., un stagiaire du Séminaire de Lisieux, rue du Cancéra, dans le

quartier Saint-Pierre. Une quinzaine de familles s'entassent dans ce vieil immeuble autour d'une

courette, sorte de puits du jour. Un escalier grimpe, permettant à Michel de saluer ses voisins au

passage. Au troisième, un couloir obscur et tout au long de ce couloir des chambres qui s'ouvrent,

réduits sans air et sans lumière... à peine une étroite lucarne laisse descendre du toit un demi-jour. Un lit

de fer occupe les deux tiers de la surface, une chaise, un bout de table... et il ne reste guère de place pour

l'occupant.

Michel se trouve bien... A un ami venu lui rendre visite : "Je suis fait pour être clochard avec eux.

C'est le plus, clair de ma vocation", dit-il. Il prend alors ses repas dans un bistrot surtout fréquenté par

des Nord-Africains.

* * * L'équipe va lui demander de quitter et sa chambre et ce bistrot après quelques semaines.

Sa chambre ne "cadre" pas avec les exigences de sa vie de prêtre-ouvrier. Il peut y dormir, il lui est

humainement impossible d'y séjourner durant ses heures de chômage forcé pour se reposer, lire, prier.

Elle est d'accès difficile pour ses camarades (où pourraient-ils s'asseoir d'ailleurs ?)13

Quant au restaurant, il n'y l'encontre pas les dockers vers qui il a été envoyé. Mieux vaut changer vite

que d'être obligé de rompre - c'est toujours difficile - un enracinement dans cette misère qui elle aussi le

sollicite.

* * * Par un camarade, E... connaît Dédé, qui tient un autre bistrot, au bout de la rue des Pontets, à deux

pas des quais et de la place Bir-Hakeim..., un bistrot fréquenté par des dockers. Michel aura du mal à

quitter sa rue du Cancéra, mais après le premier pas, comme il s'attache à la rue des Pontet. Il va être là

pleinement chez lui. Mme

Dédé lui a trouvé une chambre tout près, rue de la Rousselle, en attendant une

pièce libre sur place.

Très-vite, chez Dédé, il est en famille. Il parle sans cesse de Dédé... "qui en connaît un bout sur la

question", qui a roulé sa bosse sur les mers, qui lui aussi a été docker au Port. Mme

Dédé, c'est "la

patronne", une vraie maman pour tous. Elle connaît son monde, plaisante avec les uns et les autres, mais

il faut qu'on "se tienne". La tentation viendrait à d'autres de gagner un argent facile en ce quartier

propice... mais Mme

Dédé éconduit avec fermeté "protecteurs et protégées".

Ici, tout le monde devient bientôt un ami pour Michel. Les copains dockers dont il partage la vie. Ils

partent à l'embauche ensemble, ils se retrouvent quand il n'y a pas de travail, ils se passent les derniers

tuyaux sur le boulot... Paul, le noir, qui vend ses cacahuètes et vit de son petit commerce..., les

Espagnols en exil qui gardent au cœur l'espérance du retour au pays.

Michel est à l'aise. On est tellement chez soi. On met la main à la pâte. Tour à tour, l'un, l'autre,

donne un coup de balai, ramasse le couvert, met en place la barrique de vin ou ferme le volet. Pour rien

au monde il n'aurait donné sa place pour accompagner Mme

Dédé aux "Capucins" (les Halles Centrales),

lui porter son sac de légumes.

Le dimanche matin, c'est fête chez Dédé. On se rase, on fait toilette. On part en petits groupes faire

un tour sur... "les fossés". "Le Marché du dimanche, ça c'est le marché des ouvriers", dit Michel. On va,

on vient, du "casseur d'assiettes" au, marchand de pierres à briquet, à travers les petits étalages où on

trouve de tout, sous le boniment des camelots. On retrouve les copains, on cause (pour une fois qu'on est

libre et pas pressé), on boit un verre. Michel est à son aise.

* * *

13 A cette période il dit sa Messe cours de la Marne, dans notre petite chapelle...

Mais, après en avoir parlé à l'équipe il emporte notre autel portatif. Avant de quitter la rue de Cancéra il veut qu'une Messe soit

dite là-haut dans cette mansarde misérable..., que le Sacrifice Parfait soit offert au milieu de ces familles. Il gardera au fond de son cœur une secrète prédilection pour ce secteur et de sa péniche griffonnera un projet de "Crèche moderne" qu'il intitule ; "Si

le Christ naissait rue du Cancéra."

Il reviendra avec les achats les plus hétéroclites. On se moque de lui... Lui, sans se démonter : "Tu

comprends, personne lui achetait rien à ce pauvre type !"

Il fera ainsi l'emplette d'une "chevalière". "300 francs, c'est pas cher, et puis c'est de l'argent, et puis

c'est ciselé !" On rit de le voir justifier la valeur d'un tel achat... "Vous comprenez rien, finit-il par

ronchonner. Il en avait besoin, lui, de ces 300 francs." Cette quelconque chevalière d'argent, le

beau-frère de Michel la porte maintenant avec fierté.

* * * Début avril, une semaine avant l'accident, l'un de nous passe pour voir Michel entre midi et deux

heures. Une poignée de main à Dédé : "Bonjour, ça va ? Michel travaille ?" – "Oui, dans cinq minutes il

sera là." Michel entre bientôt. Il pousse devant lui son vélo (lamentable) et l'appuie sur d'autres le long

du mur. Son vieux béret enfoncé, toujours le même, celui (déjà troué) qui le suivit de Vendée voici deux

ans. Visage creusé par la fatigue. Son imperméable difforme de matelot, celui· là qu'il portait sur sa

péniche... et qu'il portera à l'heure où la mort viendra le cueillir. En bandoulière, sa musette avec le sac

de toile qu'il met en capuchon sur sa tête pour se protéger le cou et les épaules. En apercevant un frère

d'équipe, son visage se détend. dans ce grand sourire direct où il passe tout entier. Avec Dédé et un autre

camarade on boit un verre en signe de joie... "C'était la dernière fois que j'apercevais ta silhouette de

docker, Michel, dans ce bistrot bien à toi..., avant la dernière réunion de l'équipe le mardi suivant. Tu

étais ce travailleur fatigué, semblable en tout à ceux qui t'entouraient, un d'entre eux... pleinement."

* * * Aux cartes il manque d'entraînement, mais il y met du cœur, de la conscience. "Il faut que j'arrive à ta

per la belote comme il faut."

* * * Le travail se poursuit avec ses hauts et ses bas, comme pour ses camarades.

Dans ses lettres à Denise, il écrira :

Tantôt :

"Ça va; j'ai travaillé toute la semaine." (20 septembre 1950.)

Tantôt :

"Il n'y a pas trop de boulot. Je prends ce que je trouve. Cette semaine j'ai fait deux jours dans un

frigo (780 francs par jour) et un jour et demi à décharger un bananier (1.914 francs en tout).

Aujourd'hui j'ai déchargé 12 tonnes de Saint-Emilion (800 francs pour 4 heures de travail)." (26

novembre 1950.)

ou le 5 février 1951 :

"J'ai eu du travail ce qui va me permettre de payer mon loyer" mais il a été à deux doigts de partir

avec un camarade comme "soutier" sur un cargo norvégien (par manque d'embauche et donc d'argent).

"Ça peut m'arriver un jour ; ce ne serait que pour un voyage. Je vous préviendrais de toute façon. En

attendant, dormez (comme moi) sur vos deux oreilles."

* * * Après les premières semaines de son rude apprentissage, il tient. Il écrira à Denise en octobre 1950 :

"Ma santé, ça va ! Je supporte la fatigue aussi bien que les autres dockers."

A la même époque : "Je suis habitué maintenant et je fatigue bien moins qu'au début." Il ajoute : "Je

ne suis pas encore connu comme prêtre sur les quais, ni dans mon quartier, mais je commence à avoir

des copains."... et cette phrase d'une grande importance : "Je ne suis plus un étranger."

Cependant, dans sa correspondance avec sa famille, un mot de ci, de là, avoue : "Je vous laisse après

cette lettre bien courte, mais je suis un peu "vaseux", aujourd'hui le travail a été assez (?) dur, surtout

avec le mauvais temps."

Nous l'avons vu arriver certain soir, Cours de la Marne, roulant les épaules, de cette démarche

d'homme épuisé, si caractéristique chez ceux qui peinent durement. Il allait s'asseoir, le dos voûté, sans

le courage de se lever... et récupérait peu à peu, en causant un moment, avant la Messe.

Un jour, il tousse : "Tu devrais faire gaffe, t'arrêter", lui dit, P... , un employé de bureau. Il rétorque,

brusque : "Et les copains, tu crois qu'ils s'arrêtent. E..., il va au boulot avec 39°."

* * * De temps en temps, quand ses finances le lui permettent, il complète son vestiaire : "Je me suis

acheté un bleu neuf, un pantalon de travail en velours..."14

. (Lettre à Denise.)

* * * C'est encore une lettre d'octobre 1950 qui montre à la fois son intégration progressive an milieu ...

avec cette prédilection que l'on sait pour les derniers.

"Tout va à bloc. Je me suis fait de bons copains (malheureusement à peu près tous sont d'anciens

repris de justice, ou de "futurs" repris de justice...). Malgré ces fréquentations, je reste un "bon

chrétien". Je pense bien souvent à vous. Je vous envoie quelques cartes qui illustreront ma vie et vous

donneront une idée. Mardi prochain, je vais souper à l'Archevêché, et je ramènerai ce qu'il me faut

pour dire la Messe chez moi. Je travaille en moyenne cinq jours par semaine et je suis considéré comme

un type "travailleur, costaud et pas buveur". Samedi et dimanche, je serai à Limoges en session de

prêtres-ouvriers."

Parmi ces conquêtes d'un genre spécial, il en est un qui a ses préférences... Docker de fraîche date

parce que récemment libéré après trente ans de bagne. Son nouvel ami évoque ses souvenirs, parle de

Cayenne... et tapant sur l'épaule de Michel :"Je te dis ça, tu comprends. Ça peut servir... si tu vas au

bagne !" Michel exulte...

* * * Un dimanche nous partons en groupe du 188 pour une soirée dans un cinéma de quartier. On entre

dans la salle, cherchant des places libres. Presque à l'entrée, un client dort dans son fauteuil, ivre-mort,

le buste renversé sur le fauteuil voisin. Inutile de dire qu'on ne se bouscule pas autour de lui malgré

l'affluence. Michel s'assoit simplement à son côté, met la tête de l'ivrogne sur son épaule et l'homme y

restera la séance entière.

* * * Son amour des pauvres le conduit à des attitudes parfois violentes où les parti-pris d'un caractère

frondeur se mêlent à la plus pure charité.

Il sait la dureté du travail de docker, cela il le sent jusque dans sa chair. Or que voit-il ? Partout des

douaniers, des agents, pour certains bateaux une masse de C.R.S., mitraillette à l'épaule, revolver au

côté. Il sait bien certes qu'une société a besoin d'un "ordre". Il sait (mieux que personne) qu'il y a des

éléments douteux parmi ceux qu'il côtoie..., mais il rencontre sans cesse d'imposantes forces armées

prêtes à s'opposer à la moindre révolte de ses frères, ces frères dont la condition lui apparaît comme

"injuste", comme une plaie honteuse au flanc de cette société. Il aimerait voir des·C.R.S. occupés à

autre chose, au moins de temps en temps, qu'à stopper par la force les réactions peut-être brutales, mais

bien explicables de ses camarades de labeur.

Ses rancœurs, il les exprime. Un matin, un C.R.S. s'est égaré auprès d'un groupe de dockers. On

échange quelques mots..., le C.R.S. cherchant à faire oublier un instant ce qu'il est, avance : "Moi aussi,

j'ai travaillé autrefois comme vous." La réponse a jailli des lèvres de Michel, froide, cinglante :

"Peut-être, mais tu l'as oublié depuis !" et l'homme s'éloigne.

On décharge du café... et évidemment lorsque les dockers ont transporté des centaines de sacs il y a

du café partout. Les uns et les autres ils en ramassent sur le ciment des hangars. On les fouille en sortant

et Michel a vu retourner des musettes pour l'épandre, dans la boue, une livre ou deux de café..., du café

désormais perdu pour tout le monde. Ces jours-là nous voyons arriver un Michel blanc de colère.

* * *

14 En particulier avec sa paye de matelot qu'il a touchée en bloc en débarquant de "l'Argens".

Aucun déploiement de police ou de contrôle n'empêchera la "gratte", une gratte qui va plus loin

parfois qu'une livre ou deux de café, nous le savons.

Nous ne jugeons pas et nous pensons seulement au maigre salaire du docker... Il nous revient en

mémoire un des principes de l'ancienne Loi en Israël, un des principes qui n'avait d'autre but que

d'inculquer un "esprit" aux hébreux : "Tu ne musèleras pas le bœuf qui foule l'aire !"

Michel, en tout cas, englobait dans la même antipathie le percepteur et la police... parce qu'à son

point de vue ils tyrannisent ceux précisément qu'il aime, les plus humbles.

Michel a du caractère, certes, mais son caractère n'explique pas tout. Nous affirmons avec insistance

que dans ses réactions, parfois intempestives ou exagérées contre les forces de l'ordre, le mobile

profond était son amour des pauvres.

* * * La dureté de la condition de ses camarades dockers, Michel saura l'exprimer au besoin.

Il. assiste un soir à une réunion au Foyer Henri Bazire. Il s'agit, je crois, de la position du chrétien

dans le temps présent. L'auditoire (150 à 200 personnes) : ,ingénieurs, docteurs, assistantes sociales,

fonctionnaires...

Au cours de la discussion une dame s'exclame : "On parle toujours de la condition des ouvriers. Elle

n'est pas si mauvaise que cela !"

Michel est assis sur une table de restaurant au fond de la salle. A ses lèvres monte une exclamation,

véritable cri de souffrance jailli du fond de son être indigné.

Le visage de la dame s'enfonce dans la fourrure de son manteau et l'orateur n'a pas besoin de

répondre. Les trois mots de Michel (qui ne dira plus rien) ont suffi.

* * * Un autre soir, notre équipe a accepté (ce qui est rare parce que en marge de notre ligne propre) la

visite d'un étudiant en médecine et de deux ou trois de ses camarades. Michel est le seul qui soit libre ce

soir-là. Il reste avec eux, sans enthousiasme, et bien que très fatigué, pour un dialogue qu'il voudrait

utile.

Dans un mot reçu peu après, le futur médecin avoue : "Tout ce que nous avons appris ce soir-là, a été

pour moi une révélation si violente et si douloureuse que tout commentaire de ma part m'aurait paru

verbiage inutile et idiot.

Soyez bien sûr pourtant que nous sommes sortis, mes camarades et moi, bouleversés par la

découverte de la condition de tous ces hommes que vous côtoyez dans votre travail. Bouleversés et

écrasés aussi par un sentiment d'impuissance face à ce drame, de totale inutilité personnelle. Si jamais

parole du Christ nous est douloureusement rentrée dedans, c'est bien ce soir-là, celle concernant les

serviteurs inutiles. Bienheureux encore sommes-nous si nous n'avons à nous reprocher que notre

inutilité : mais l'angoisse nous saisit à la pensée qu'on est peut-être inconsciemment du côté des

bourreaux, des bénéficiaires du système, tant que le quotidien morceau de pain ne nous a pas encore

manqué. Notre relative sécurité matérielle face à cette misère absolue, devient quelque chose de

honteux, comme une sorte de péché contre la charité fraternelle.

Peut-être y a-t-il là illusion d'une sensibilité blessée, et la soumission à Dieu exige-t-elle de supporter

sans mot dire le déchirement qu'il y a à rester, et visiblement, dans la classe des privilégiés tout en

reniant intérieurement tous ces privilèges, et en étant en esprit de l'autre côté de la barrière. Mais

combien ces apparents détachements spirituels sont parfois lourds d'équivoque et de faux·-semblants !

Le plus petit acte fait en faveur des autres serait tellement plus rassurant pour l'esprit."

* * * Michel qui souffre avec ses frères de l'insécurité de la vie de docker, qui, avec eux, se voit plus ou

moins à la merci des puissances d'argent, Michel sent main. tenant avec force la nécessité pour les

dockers de s'unir. La solidarité, l'unité, voilà leur seule planche de salut..., ce qu'on appelle "le

mouvement ouvrier" (les dockers étant, bien sûr, liés aux autres professions dans la classe ouvrière toute

entière).

Désormais la vie syndicale prend de l'importance dans sa vie. Il lit les journaux professionnels, les

revues, il suit les réunions, il prend contact avec les responsables aux divers échelons, au fur et à mesure

des questions qui se posent à lui.

Dans l'équipe où il travaille le syndicat sait que les droits des travailleurs seront scrupuleusement

respectés...

Michel n'a cependant pas sa carte syndicale. "Tu comprends, lui dit un militant, on n'est pas en

mesure de défendre les occasionnels. Alors si on te faisait payer le timbre on te prendrait ton argent pour

rien., Et Michel admire cette délicatesse et ce sens de la justice."

* * * Occasionnels et Professionnels sont divisés parce que de fait leurs intérêts s'opposent par moments.

Un matin des occasionnels ont été embauchés alors qu'il restait encore des professionnels. Une

délégation vient en cours de travail exiger que les conventions soient respectées, qu'on débauche les

occasionnels pour les remplacer par des professionnels. Que va faire Michel ? Il explique calmement à

son équipe qu'il faut que les camarades défendent les droits de la profession... Mais se tournant vers les

délégués : "Il ne faut pas que nous perdions notre salaire !" Ils partiront avec les délégués au bureau de

paye, exiger que cette matinée soit payée intégralement aux camarades embauchés à la place des

professionnels et qui maintenant ne pourront trouver du travail ailleurs..., la faute revenant à

l'employeur.

Le lendemain, les professionnels lancent un mot d'ordre de grève par solidarité avec les dockers

anglais (en grève) afin que ne soient pas chargés les cargos en partance pour l'Angleterre.

Michel montrera aux occasionnels de son équipe le bien-fondé de cette décision et la nécessité de

faire bloc.

La grève est totale. Un vieux professionnel s'approche alors de lui : "Il te reste de l'argent ?" – "Pas

beaucoup." – "Tiens, prends mon casse-croûte ! A midi, tu viendras manger à la maison." En dévorant

le pain qu'on lui a tendu, Michel refuse l'invitation pour midi. Il peut encore payer chez Dédé... Mais le

camarade conclut : "Si tu es à sec tu te souviendras qu'il y aura toujours des patates pour toi à' la

maison."

* * * Michel souffre de la division professionnels-occasionnels. Il en parle souvent. Il retourne ce

problème sous ses divers aspects. Il s'informe. Il désire ardemment l'unité de ses frères.

A la Bourse du Travail les militants du syndicat des dockers sont réunis le dimanche 2 avril. La

question des occasionnels est à l'ordre du jour. Michel suit cette journée de bout en bout sans ouvrir la

bouche. Mais il est un de ceux qui a rappelé la nécessité de trouver une solution à ce problème.

* * * En attendant que la péniche "Argens" quitte Bordeaux pour Sète, Michel est quasiment libre à bord.

Il voit alors une Société de Manutention dont les camions s'arrêtent auprès du groupe des péniches.

Avec quelques autres il est embauché en priorité. A midi, on paye : "Mon ticket de Sécurité Sociale ?"

demande Michel. - "Il n'yen a pas pour vous !" lui répond le payeur. Michel a compris. Certes ce travail

lui fait doubler sa paye puisqu'il touche aussi celle de matelot, mais il enlève du travail à ses camarades

occasionnels qui en manquent déjà... et il favorise une Société qui (sans changer rien au salaire)

économise pour elle la part des charges sociales qui revient à l'employeur et celle qu'il "retient" pour

l'employé (les mariniers étant couverts par les charges sociales du bord). Michel refusera désormais ce

travail, il dénoncera cette manœuvre, il ne cache pas son dégoût15

.

* * *

15 Michel travaille un jour sur le Port pour une de ces Sociétés de Manutention. Un des patrons est là. Une caisse de sardines a

été éventrée. Pour s'éviter des histoires, ce patron fait récupérer des boîtes vides de la même marque, les fait mettre en place et reclouer la caisse... Cinq minutes plus tard le camion part vers le dépôt. Le même patron envoie un de ses employés Sur le

camion avec les dockers... pour les surveiller de peur qu'ils ne volent en route !

Dans les :dernières semaines, Michel obtiendra la "Carte Blanche" (n° 8054) qui le met dans une

situation intermédiaire entre occasionnels et professionnels, l'acheminant vers cette dernière catégorie.

Mais Michel n'est pas seulement le docker n° 8054, il est aussi prêtre de la Mission de Bordeaux.

* * * La petite équipe de la Mission tient une grande place dans sa vie. Elle est certes une solide amitié

réciproque, mais bien plus que cet appui humain, la forme communautaire de sa vie religieuse.

Dans cette vie difficile, les membres de l'équipe vont être comme "contraints" à une communion

profonde dans le Seigneur,

- précisément par ces difficultés qui l'approchent toujours,

- par la communauté d'orientation et de préoccupations,

- pour le besoin personnel d'un appui intérieur en même temps que par la nécessité d'un contrôle

réciproque (contrôle de l'engagement, contrôle de la vie spirituelle).

L'unité de l'équipe ne se fait pas du dehors, mais par le dedans....

* * * Michel entre pleinement dans la vie de notre équipe qui tourne autour de deux pôles : la réunion

d'équipe chaque mardi, la journée de silence chaque mois (du samedi midi au dimanche soir).

* * * Chacun a sa manière et son tempérament. Michel n'aime pas tellement se torturer l'esprit le mardi

soir pour "récapituler" sa semaine d'une façon qui lui paraît artificielle. Il préfère rencontrer l'un ou

l'autre de nous souvent (une heure... ou cinq minutes) en cours de semaine et dire ce qu'il porte en lui au

fur et à mesure. Il laisse volontiers à l'un ou à l'autre le soin de rappeler le mardi ce qu'il a ainsi livré de

lui-même et qui amènera le jugement de l'équipe (à noter sa fatigue de docker qui remonte en lui dans

cette réunion d'équipe prise sur le sommeil... et dont il se méfie). Ce qu'il a livré, il est sûr de ne pas

l'oublier. L'équipe peut ensuite s'exprimer et jouer son rôle.

* * * Durant la mauvaise saison, l'équipe se retrouve chaque mois pour la "journée de silence" dans une

maison de repos à quelques kilomètres de Bordeaux, en pleine forêt de pins. Avec un accueil

sympathique nous trouvons une chambre silencieuse... et l'absence de tout souci pour le gîte ou le

couvert. A la belle saison nous partons à la campagne.

* * * C'est ainsi que le jour des Rameaux, Michel vient avec nous à Carcans, près de l'Océan, dans le

presbytère d'un ami prêtre (qui appartient aussi à une équipe missionnaire, mais paroissiale). Arrivés

vers 14 heures, ce samedi 17 mars; nous réservons cette après-midi au recueillement. Michel entre dans

l'église du village et s'agenouille devant l'autel du Saint-Sacrement, sa Bible et son Bréviaire posés à

côté de lui. Quand nous le cherchons pour le repas, à 19 h. 30, c'est là que nous le retrouvons... Michel a

faim de cette présence eucharistique dont il est davantage privé dans sa vie de tous les jours.

* * * Dans la ligne de cette vie d'équipe, il attache une grande importance aux contacts avec les prêtres en

Mission dans les autres villes de France ou de Belgique. Il participe à une rencontre régionale à

Limoges (une vingtaine de prêtres-ouvriers autour de Mgr Rastouil).

Il profite aussi pleinement d'une Session à Paris qui groupe des représentants de toutes les équipes.

"La session a été au poil, écrit-il à sa sœur, très encourageante à tous points de vue, en particulier ce

que nous a dit Mgr Feltin."

(F..., de la Mission de Paris, qui rencontre Michel pour la première fois, nous dira après sa mort : "Je

garde de lui le souvenir d'une âme profondément libérée par l'Évangile.")

* * *

Michel attache en outre de l'importance à l'unité nécessaire dans l'effort à poursuivre,: unité entre

prêtres et laïques, unité entre les membres du clergé, qu'ils soient orientés vers les paroisses, l'Action

Catholique ou la Mission. Il insiste en équipe pour qu'on y pense.

* * * Le corollaire. de cette vie d'équipe c'est l'étroite liaison de ses membres avec leur évêque, Mgr

Richaud.

Un curé de paroisse peut s'appuyer sur des principes juridiquement codifiés et sur l'expérience d'un

long passé. Le lien du prêtre en Mission Ouvrière avec l'Église repose, non seulement sur un "envoi"

officiel au point de départ mais aussi par la suite, sur une union très étroite avec l'Évêque. Des visites

fréquentes permettent à l'équipe d'apporter les données concrètes de sa vie, de ses engagements, de ses

préoccupations, de ses réflexions... Au Père du diocèse la sûreté de l'enseignement d'Église, le rappel de

ses consignes, l'adaptation du Message évangélique au temps présent, le rappel des exigences

spirituelles ainsi que des conseils pour une vie sacerdotale authentique. D'ordinaire c'est à l'archevêché

(soit l'équipe toute entière, soit le responsable de cette équipe) qu'ont lieu ces rencontres. Mais un soir

Monseigneur accepte notre invitation et avec une simplicité qui nous touche s'assoit à notre table, cours

de la Marne. Michel est à côté de lui. L'équipe a parlé de sa vie, c'est maintenant notre archevêque qui

nous livre quelques-uns de ses soucis, ses préoccupations. Michel se tournant alors vers lui : "C'est dur

d'être docker, mais je préfère mon boulot au vôtre."

* * * Nous entendons souvent : "Mais dans cette vie, vous ne devez pas avoir le temps de prier", Michel

avouait n'avoir jamais autant prié que depuis sa venue au Port. La prière était devenue pour lui comme

une exigence qui s'enracinait dans tous les détails de sa dure existence. Il priait des heures sous la charge

des sacs, s'unissant au Christ du Chemin de la Croix.

Dans une journée normale, il disait de son Bréviaire : Primes le matin, Complies le soir..., mais dès

qu'il a un peu de liberté, d'instinct il reprend plus longuement l'office divin.

Il avouait autrefois, au Grand Séminaire, sa pratique des "oraisons jaculatoires" de ces courtes

phrases qui reviennent comme un leitmotiv. Il garde cette pratique, il "remâche en quelque sorte telle

phrase d'Évangile, tel texte de l'Écriture, il "s'en nourrit", il avance à grands pas sur les chemins du

Christ parce que le christianisme ne peut plus être pour Michel que ce qu'il est radicalement : une Vie !

* * * On sait déjà son habitude de "sublimer" ces chants de la misère qu'il entend chanter ou qu'il chante

lui-même et qui, à travers son cœur de prêtre, deviennent "prière".

Si au Grand Séminaire il éprouve le besoin d'avoir des "modèles" pour incarner sa spiritualité - dans

une préparation de cercle il cite : le Curé d'Ars, saint François de Salle, sainte Thérèse de Lisieux, le

Père Chevrier... - il aime maintenant encore à appuyer sa prière sur un homme : Abraham, tel ou tel Juge

dans l'histoire du Peuple de Dieu, Jonas. A Carcans, le jour des Rameaux, comme on lui demande de

dialoguer la Passion avec le prêtre qui officie et Émile : "Quelle partie veux-tu prendre ?" lui

demande-t-on. – "Moi, je ferai Barabbas." On s'étonne et il explique : "Barabbas, c'est un pauvre type.

Personne ne lui demande son avis. Rester en prison ou être libéré ne dépend pas de lui. Il est à la merci

de cette foule du prétoire qui va crier un nom." Dans sa forme cette réponse ressemble à une boutade...

Quand on connaît Michel on sait que le visage de Barabbas appuie en ce moment sa prière. Il en parlera

d'ailleurs plusieurs fois dans les jours suivants.

Un samedi soir, rapporte P... , nous allons ensemble voir "Rendez-vous de Minuit", une pièce de

théâtre montée par des frères protestants. Il exulte. Un nègre surtout retient son attention : "Le Nègre qui

vient mourir au pied de la crèche touché à la tête par les pierres destinées à son Maître.

Tu vois, ça me botte à plein."

* * * Une autre manière de fixer ses aspirations intérieures : il dessine. Son cahier de préparation au

catéchisme, à Saint-Joseph, est couvert de croquis ou de véritables tableaux. On a déjà parlé de son

projet de "Crèche moderne". De sa péniche il envoie à sa sœur un "Christ flagellé"» dessiné comme il le

.voit. Dans sa chambre, rue de la Rousselle, la décoration est simple et peu coûteuse :: quelques

coupures de journaux, quelques photos... et un dessin de lui. Nous l'avons retrouvé après sa mort piqué

à la tapisserie par quatre punaises. Humble feuille quadrillée qu'il a arrachée à un cahier d'écolier. Le

profil d'un lourd' navire à quai dont la mâture se détache en plein ciel... avec ces mots écrits de sa main :

"Ce n'est point une Croix... c'est un mât de charge de cargo... Ceux qui l'ont fait n'ont point pensé à toi,

ô Jésus crucifié pour tous. A cause d'elle cependant, tu regardes avec amour ces milliers de dockers qui

travaillent à son pied... Sans s'en douter, pliant sous leurs sacs ou leurs caisses qui leur scient les

épaules, ils font avec toi leur chemin de Croix... Ils sont des milliers... que tu aimes... et que tu

sauveras... parce qu'une Croix est dressée dans leur vie."16

.

* * * De temps en temps l'un ou l'autre d'entre nous accepte de diriger une retraite, une récollection, bonne

occasion de réfléchir, de lire, de prier davantage. Avec quelle conscience, Michel prépare longuement la

Réco-jociste qu'on lui a confiée, pour un dimanche de mars. Dès février, il écrit à Denise :"Je profite

d'un peu de temps libre pour préparer une Récollection. J.O.C.F. qui sera dans un mois. Ça me rappelle

le temps où j'étais aumônier aux Herbiers."

* * * En dehors du dimanche réservé mensuellement par l'équipe, Michel n'hésite pas à partir un autre

dimanche s'il en éprouve le besoin, par exemple à la maison dont on a déjà parlé.

Dans une lettre aux siens ::

"Je vous écris d'une maison de repos, perdue dans la forêt de pins. Je suis venu y passer un jour et

demi pour changer d'air et retrouver le calme. C'est vraiment épatant pour cela : cadre - atmosphère -

tout y est."

* * * Sous ses habits élimés de pauvre, dans cette vie de docker si différente de celle d'un vicaire de

paroisse, qu'est devenu le sacerdoce de Michel ? Michel est plus prêtre que jamais.

Sa Foi s'est purifiée. "Sa Foi est toujours au beau fixe", comme dit de lui P..., après lui avoir confié

ses difficultés et reçu sa réponse : "Mon vieux, avec le Seigneur, il ne faut pas se presser. Tout est

long !"

Il est heureux de marquer de souffrance son Vendredi-Saint 1951. En travaillant "j'ai eu le pied droit

écrasé. Heureusement aucune fracture, aucun nerf atteint, plaie superficielle. J'ai eu huit jours de repos,

mais déjà je marche à peu près normalement. Pour un Vendredi-Saint, c'était an poil." (Lettre à Denise.)

Dans une lettre suivante il exprime il la fois une lassitude humaine réelle et une joie plus profonde

que jamais.

"Avec tes loupiots si ingénieux la vie n'est pas monotone. Tandis qu'ici... si tu connais la chanson

"Y'a pas d'printemps" c'est là toute ma vie, du moins extérieurement...

…Car la Semaine Sainte a été vraiment pour moi une grande semaine. Je n'ai rien pu réaliser encore :

ni Messe chez Dédé, ni autre chose : ce n'était pas encore mûr ; mais le Seigneur m'a aidé à voir plus

clair dans ma mission et à marcher plus droit. Maintenant la plupart de mes camarades savent que je suis

prêtre ; les dirigeants de la C.G.T.-Dockers le savent aussi ; amitié de plus en plus grande entre nous ; je

sais, que certains ont été remués en l'apprenant, mais l'heure du Seigneur sonnera quand Il le voudra ;

c'est Lui et non pas moi qui peut changer une âme.

Cette nuit j'ai suivi l'office de la Vigile Pascale dans une paroisse missionnaire de Bordeaux ; il y

avait deux baptême d'adultes ; deux jeunes filles d'une vingtaine d'années ; c'était prenant. On se serait

cru au temps des premiers chrétiens tant la ferveur de la communauté paroissiale paraissait grande."

16 Cette humble page de cahier nous a paru tellement émouvante que nous l'avons faite tirer à un certain nombre d'exemplaires

par le procédé industriel de reproduction de documents. On peut se procurer ce tirage ainsi que la photo du visage de Michel, prise quelques heures après sa mort, 188, cours de la

Marne, Bordeaux.

Il porte au cœur comme une blessure permanente le "Péché du Monde", l'injustice sociale dont il

souffre avec ses frères, la misère morale qu'il rencontre à chaque pas...

Et de plus en plus il s'efface, il se dépouille de lui-même. Il a "misé" non pas sur ses propres forces

mais sur la grâce de Dieu.

Quand on le questionne, il explique patiemment qu'il n'est pas là pour un apostolat, mais pour une

"présence"17

. Pour "pourrir sur place" selon une expression familière.

"Si le grain ne meurt pas..."

* * * Il a découvert le fond même du Sacerdoce : "Être Médiateur". Sa vocation de médiateur il la vit

intensément chaque jour... avec d'autant plus de force que ceux qu'il a charge de relier à Dieu sont plus

inconscients de cette médiation, absents au monde de la Foi.

Pour ces hommes que l'Église lui a confiés, il ne peut être question de culte ou de sacrements...

Puisqu'il ne peut assurer sa médiation sacerdotale à cc niveau, il va plus loin, plus bas, il assure une

médiation plus radicale encore.

Cette médiation, elle vit dans la Foi ardente qui brûle son cœur de prêtre, dans sa prière constamment

sacerdotale et surtout dans sa Messe.

Cette Messe, le soir, la rude journée achevée, elle est le "tout" de sa vie sacerdotale, le sommet, la

clef. Et s'il la dit sans affectation, on sent qu'il passe tout entier dans cette offrande.

P... qui, de temps en temps, lui répond la Messe, nous confie : "J'étais frappé de voir le soin avec

lequel il prépare l'autel." – "C'est difficile de garder du linge propre avec le boulot que je fais... La

Messe, ça engage. Il faut la vivre ensemble."

* * * Il faut mettre en relief une qualité maîtresse de Michel, une ligne de force de son âme, qui le

caractérise : "le dépouillement".

Cette lente mort à soi-même (qui ouvre tous les chemins de la sainteté) c'est le sentier montant qu'il

a commencé à gravir dès son séminaire.

Le dépouillement de Michel se situe au delà de sa charité fraternelle, du simple service des autres.

"Pourquoi c'est-y toi qui fais toujours le c... à remplacer les vieux ?" lui demandait un copain. On

pourrait s'arrêter sur les fiorettis de sa charité. Mais pour lui ça ne comptait plus.

Dépouillement... au delà de sa pauvreté matérielle (nous la revoyons dans son "cuir" ramassé sur un

tas de détritus, soigneusement nettoyé, ciré... , une ficelle pour ceinture et une autre ficelle pour fermer

l'encolure parce qu'il n'y avait pas de boutons).

Dépouillement... au delà de sa pauvreté intérieure.

Lui, l'intellectuel de jadis, il répétait souvent : "Moi, je n'ai pas d'idées..." Et lorsqu'un contremaître

lui expliquait ce que veulent dire les mots :"Haut" et "Bas" sur les énormes caisses stockées sur les

quais, en partance pour les colonies, afin qu'il ne les mette pas à l'envers, Michel était radieux. Radieux

tout simplement d'avoir été pris sur sa mine pour un illettré, radieux comme d'un signe de Dieu venant

lui montrer que sa voie était bonne, qu'il était bien le dernier parmi les derniers.

A qui sait voir, tout le fond de l'âme de Michel est là. Dépouillement absolu en cette fin de sa vie,

dépouillement dans la Foi. Dépouillement du serviteur inutile qui permet à la grâce de passer et n'a pas

besoin d'autre chose. Ne nous y trompons pas, Michel était de la postérité d'Abraham, un fils

authentique de ce géant de la Foi.

C'est ce dépouillement qui, avec sa délicatesse naturelle, le rend attachant dès l'abord, sans qu'on

sache pourquoi.

C'est ce dépouillement qui lui permet d'être vraiment prêtre. Homme de Dieu parmi les dockers, sans

avoir à s'inquiéter d'aucun truc, d'aucune méthode.

C'est ce dépouillement qui rend possible, qui conditionne sa "Présence" et sa "Médiation

sacerdotale".

17 Nous soulignons avec insistance l'expression "présence d'Église" pour définir la Mission et sommes heureux de la

rapprocher de l'opinion de Mgr Cazaux, évêque de Luçon, qui définit le Curé : "une présence."

* * * Il nous l'este à citer une lettre de lui, une de ses dernières lettres, datée du 17 janvier 1951, à un prêtre

ami de Vendée :

Bordeaux, 17 janvier 1951.

MON CHER JEAN,

J'ai reçu ta lettre vers la Noël; si tu savais comme cela m'a fait plaisir. Je pensais en effet que tu

devais être maintenant au noviciat, mais je n'en étais pas sûr du tout ; le Seigneur ne nous mène pas

souvent par les chemins que l'on voudrait choisir. Pour moi, ici, j'ai passé une année de

bouleversement. Après être resté un an vicaire dans une paroisse de faubourg, j'ai été appelé par Mgr

l'Archevêque pour quitter le ministère paroissial et devenir prêtre-ouvrier. C'était en projet depuis

plusieurs mois. Cet été j'ai été faire quinze jours de retraite et au retour j'ai embrayé. Ce n'était pas

sans appréhension, tu peux le croire. D'un côté, je sentais depuis longtemps la nécessité de cette forme

de vie sacerdotale; on sent l'Église si loin du milieu populaire, malgré l'Action Catholique, malgré le

dévouement d'un tas de prêtres. Coupé de la masse non seulement quant au nombre, mais ce qui est plus

grave il y a un tel fossé de mentalité, de vie..., etc., qu'on ne voit pas vraiment comment le prolétariat

peut entrer un jour dans l'Église de forme paroissiale. Si tu as lu "France, Pays de Mission", de l'abbé

Godin, il n'y a rien d'exagéré dedans, tout au contraire. Maintenant, je travaille comme docker ; j'ai fait

aussi un mois et demi comme matelot sur une péniche qui faisait Bordeaux-Sète ; maintenant je

reprends le travail sur les quais à moins que je ne trouve un embarquement pour Terre-Neuve. On m'a

confié en effet la Mission du Port. Mais tout ceci : travail, chômage, fatigue, froid..., ce n'est que

l'extérieur. Intérieurement j'ai trouvé dans cette vie un approfondissement de mon sacerdoce. Celui-ci

s'est épuré. Aux Herbiers, je l'avais matérialisé terriblement ; je risquais d'être un directeur d'œuvres,

un animateur, un conseiller spirituel même, et j'en oubliais la note essentielle : être avant tout un

médiateur, comme le Christ totalement Dieu et totalement homme, sauf le péché. La prière m'est

beaucoup plus facile que dans le brouhaha des préparations de séances ou de kermesses. Quand on

porte les sacs ou les caisses, à l'ombre des mâts de charge qui ont la forme des croix, il est si facile de

s'unir au Christ crucifié. C'est "Vendredi-Saint tous les jours"… Tentations d'ordre moral beaucoup

moins graves et lancinantes que dans une vie de vicaire. La grosse tentation c'est d'avoir marre de cette

vie, de ne pas l'épouser à fond, de chercher des évasions, des adoucissements, somme toute de ne pas

réaliser dans ma vie, ni le mystère de l'Incarnation, ni celui de la Croix. Ma Messe a pris pour moi une

valeur beaucoup plus grande qu'auparavant. J'ai découvert aussi la Bible. Sentiment pénible aussi :

celui de se sentir et de se savoir incompris de la presque totalité du clergé paroissial ;; de se sentir

aussi étranger qu'un véritable prolétaire quand on rentre dans un presbytère ou une église. Je te confie

tout cela pêle-mêle. Ce serait en parlant plus qu'en écrivant qu'on pourrait communier à fond. Mais je

sais qu'avec toi du moins, malgré la grosse différence de nos genres de vie, il n'y aura jamais de ces

coupures qui me semblent si lourdes et que nous nous retrouverons unis dans la mesure où nous

approfondirons, chacun dans notre ligne, notre sacerdoce et notre identification au Christ. Au revoir.

Prions.

MICHEL.

* * * Arrivé à ce qui est le plus profond de l'âme et de la vie de Michel les mots nous échappent.

Sous l'action de la grâce qui a buriné son être, tout est devenu si simple et de ce fait comme

insaisissable.

- Michel s'efforce d'être "présent" aux hommes et à Dieu (Incarnation).

Présence dans ce prolétariat du Port par sa vie de travail et sa vie chez Dédé.

Présence à Dieu par son dépouillement, sa prière, sa Foi.

- Il s'efforce d'être le "Prêtre-médiateur" d'une médiation en deçà des gestes on des paroles,

médiation radicale dont la Messe est chaque soir le sommet (Rédemption et Sacrifice eucharistique).

- Il assure en cette zone païenne, une présence d'Église. Lui, prêtre de l'Église, envoyé par elle et qui

reste uni de façon permanente au Corps vivant du Christ.

Lui, qui posé les premiers jalons pour qu'un jour, dans ce prolétariat, la Croix soit plantée18

(1).

18 Ces lignes ne prétendent pas dessiner un aperçu théologique Sur le sacerdoce... même pas souligner les traits particuliers du sacerdoce en secteur missionnaire.

Elles partent des faits, sans plus... de ce dont a vécu intérieurement le prêtre missionnaire Michel Favreau.

SACRIFICE TOTAL

Le 7 avril 1951 chacun vaque à ses occupations. Émile est au chantier. Étienne qui ne travaille pas le

samedi à son atelier est allé au marché des Capucins.

* * * 8 heures 30. Des coups de téléphone se succèdent : "Michel vient d'être grièvement blessé." G...

saute dans un tram et aperçoit Étienne place de la Victoire. Ils courent à l'hôpital... et retrouvent le corps

de Michel à l'amphithéâtre, sans vie.

Il est 9 heures. Étienne lui donne l'absolution sous condition.

Frappé par une palanquée de madriers un peu après 8 heures, une ambulance du Port l'a

immédiatement transporté à l'hôpital Saint-André. Il expirait en arrivant à la salle 31, treize minutes

après l'accident19

.

* * * La nouvelle de sa mort se répand.

Durant deux heures les dockers cessent le travail. Le Port est immobile en signe de deuil. Les

camarades qui travaillent dans le secteur du Bassin à Flot n° 2 ne reprendront pas de la journée.

La consternation règne chez Dédé... où les dockers qui le connaissent le mieux resteront cette

journée, ensemble, à parler de lui.

Mme

Dédé nous dira, plusieurs jours après, quel vide il laisse dans la maison.

* * * Les journaux du lundi annoncent la mort de Michel à toute la ville et aux banlieues.

Dans les quartiers ouvriers, sur bien des chantiers, au bistrot entre deux tournées, le nom de Michel

est prononcé. Des questions se posent. Une sympathie naît ou grandit.

* * * Ce samedi soir, 188, cours de la Marne, les allées et venues se succèdent. Après un repas pris en

commun, comme on peut, avec ce qu'on a, des chrétiens se retrouvent, s'entassent dans la petite

chapelle.

Longuement, ils prient, lisent les textes d'Écriture qui paraissent significatifs à l'un ou à l'autre. Ils

chantent aussi. Les âmes passent de la souffrance aiguë à l'action de grâce, à l'espérance portée sur les

ailes de la Foi.

19 Voir en fin de chapitre j'extrait du rapport du Commissariat du Port.

* * * Dans la nuit, E... va annoncer la nouvelle à ses camarades de la Cité des Castors à l'Alouette.

Court dialogue avec les hommes qui assurent la garde du chantier et informeront demain ceux qui

viendront travailler.

Ils devaient décider par la suite qu'une des rues de cette nouvelle cité ouvrière porterait le nom de :

"Père Michel Favreau."

* * * Dimanche matin. Denise, la sœur de Michel, arrive avec son mari, Jean, et une tante. Souffrance

aussi, mais ils ont réalisé, dans la Foi, la portée dn sacrifice de ce Michel très aimé.

* * * Vers midi on transporte son cercueil de l'hôpital au cours de la Marne.

Des groupes se forment sur les trottoirs. Des visages paraissent aux fenêtres, émus.

* * * Notre petite chapelle l'accueille.

Sur cet autel où mardi dernier Michel célébrait la Messe d'équipe, on pose son cercueil de chêne.

Cercueil nu sur l'autel nu, humble pain de l'offrande. Sur le cercueil, son calice.

On allume, comme pour la Messe, les deux cierges.

C'est bien-la Messe qui continue, l'offrande de Michel, son sacrifice, unis à l'Offrande et au Sacrifice

du Christ-Prêtre.

Elle se poursuivra dans le Ciel pour cette "Médiation" qui, par lui, rattache à Dieu les 4000 dockers

du Port de Bordeaux.

* * * Auprès de son corps, un long défilé commence qui ira s'amplifiant jusqu'an lundi· soir.

Camarades de travail, mais aussi chrétiens de toutes les c1asses de la société...

L'un d'entre eux, un inconnu, vient à quatre reprises dans la journée. Il reste longuement immobile

devant ce cercueil, il part, il revient encore.

* * * Le soir venu, notre chapelle se remplit à nouveau de chrétiens. La Messe est célébrée près du corps

du frère d'équipe.

C'est le même souci, intense chez les premiers fidèles des Catacombes, qui amena l'Église à lier le

sacrifice des siens au sacrifice du Chef, en demandant que des reliques de martyrs soient scellées dans

toute pierre d'autel.

* * * Vers le matin, Émile et Étienne achèvent seuls cette nuit de veille avec lui. Avec lui, ils font leur

dernière réunion d'équipe.

Tour à tour, près de son cercueil, ils parlent. Ils disent à Michel ce qu'il a été pour eux. Ils le

remercient. Ils égrènent leurs préoccupations.

Tout lui est confié auprès de Dieu.

"Michel, dont le sang a rougi les pavés du Port de Bordeaux, ton sacrifice a rejoint le sang du Christ

dans le Calice. Tu es désormais une pierre de base solide sur laquelle s'appuie la Mission."

* * * Dans l'après-midi du lundi, la foule se presse dans le couloir, dans la cour du 188.

Il faut demander à chacun de ne rester qu'un court moment auprès de Michel.

* * *

18 heures 30. Le Port débauche. Par les grilles ouvertes, les dockers, musette à l'épaule, sortent

rapidement.

Beaucoup d'entre eux se dirigent vers le cours de la Marne. Les vélos s'entassent.

Un camion s'arrête. Une vingtaine d'ouvriers du bâtiment sautent de la benne. Habits de travail,

bottes boueuses, ils arrivent directement de leur chantier de la Cité des Castors.

* * * 19 heures. La circulation est maintenant interrompue sur le Cours de la Marne.

Poitrine contre poitrine, en rangs serrés, plusieurs centaines de dockers attendent Michel, délégués

syndicaux en tête.

Aussitôt après Denise et Jean, après l'équipe, les quelques parents et les amis intimes, ils s'avancent

maintenant. Ils ont droit à la première place. Ils sont "sa famille" à lui.

Le long cortège s'ébranle vers l'église Saint-Jean-de-Belcier, derrière la gare, dans un silence

impressionnant.

* * * Par les rues adjacentes, d'autres travailleurs arrivent, leur journée finie. Ils s'arrêtent. Les "trottoirs

sont noirs de monde.

Dans ce quartier où le va-et-vient des voyageurs rend propice l'industrie qu'on devine, -des "filles" se

sont rassemblées. Ce sont des habituées. Elles savent qui est Michel. Silencieuses, elles lui font une haie

d'honneur.

Que de fois en passant par là il a prononcé cette phrase du Christ dont il pénétrait toute la force et

tout le sens : "Les prostituées et les étrangers vous précéderont dans le Royaume des Cieux." Les

regardant, il murmurait : "Nous précéderons dans le Royaume des Cieux."

* * * Toute cette foule ne peut entrer dans l'église, bien qu'on ait sorti les chaises pour faire plus de place !

On s'entasse jusqu'au chœur, enserrant à le toucher le cercueil de Michel.

Tout près de Monseigneur l'Archevêque de Bordeaux, qui préside, les dockers se serrent. L'un d'eux,

fatigué, s'appuiera durant la cérémonie sur le dossier du fauteuil épiscopal.

Pour une fois, ils sont chez eux dans cette église, les dockers de Bordeaux, parce que Michel est "à

eux".

* * * Le Père Damoran remercie ceux qui sont venus :

Michel a vécu sans phrase ... Il est mort sans phrase ...

Lui-même aurait refusé qu'on "utilise" sa mort comme une réclame.

Inutile de lui jeter des fleurs.

La vie et la mort de Michel se suffisent à elles-mêmes.

Je dirai simplement auprès de lui ce qu'il a voulu :

1° Embrasser les difficultés et la dureté de votre vie, dockers ses frères. Être docker parmi les

dockers.

Voici quelques semaines, un de ses anciens camarades de Vendée lui disait : "C'est beau ce que vous

faites, Monsieur l'Abbé."

"Lorsque vous passez sur le Port de Nantes, répondit-il, et que vous voyez les dockers au travail,

vous dites que c'est beau ? Alors ? Je ne suis qu'un docker parmi les autres."

"Chez Dédé", le bar de la rue des Pontets, où il vivait, un de ses camarades, Pierrot, disait : "C'était

un copain irremplaçable."

Irremplaçable... , non, mais on sait ce que celà veut dire.

2° Mener loyalement avec vous les "luttes ouvrières". Martinez, secrétaire du syndicat des dockers,

nous le disait samedi soir à la Bourse.

Il avait "lié son sort" totalement aux milliers de dockers bordelais.

3° En même temps, pleinement, il était le prêtre de l'Église catholique comme en témoigne :

- la présence de nombreux prêtres, ses frères, dans le même sacerdoce,

- la présence de Mgr Richaud, père de ce diocèse.

Il a souffert de tout ce qui sépare les ouvriers, les dockers en particulier, de "son" Église... sans vous

en parler, mais plus que vous ne pensez !

En tout cas, écrasé, quand on l'a relevé, amas de vêtements, de chair, de boue et de sang, il venait de

rencontrer la mort dont il n'avait pas osé rêver..., semblable au. Christ crucifié.

J'ai le devoir de vous remercier au nom de Michel lui-même,

au nom de Denise, sa sœur, de Jean, son beau-frère, de sa famille,

au nom d'Émile et de moi-même qui formions avec lui la petite équipe à trois des prêtres-ouvriers de

Bordeaux.

Braves gens du quartier de la gare du Midi... Merci.

Camarades de "chez Dédé"… Merci.

Camarades de son équipe de travail ce matin-là... Merci.

Vous tous qui êtes venus... Merci.

Camarades anonymes comme ceux de la petite entreprise du Bouscat, qui avez porté gerbes ou

bouquets... Merci.

"Union des Femmes Françaises" du quartier qui nous avez aidés et marqué plus que de la

sympathie... Merci.

Syndicat des dockers qui avez apporté cette gerbe magnifique au nom de l'Union Départementale et

qui êtes ici représentés officiellement... Merci.

Vous tous que j'ai oubliés dans ma peine... Merci.

Auprès de ton corps mutilé, Michel, toi qui as versé tout ton sang sur ces quais que tu aimais, tu nous

appelles à "l'UNION".

Tu nous appelles à comprendre que chacun peut rester lui-même et bannir l'esprit de parti.

Ceux qui ont la Foi, tu les appelles à sentir la force de ton sacrifice.

Tous, croyants, incroyants, tu nous appelles à servir courageusement, chacun à notre place, chacun

à notre manière, les grandes causes chères à ton cœur.

Tu nous appelles à lutter "ensemble" pour :

plus de Justice,

plus d'amitié entre nous,

pour la Paix du monde.

* * * Le Père Bondu commence la Messe.

* * * Près de l'autel un groupe d'hommes chante :

Sur un sol pétri de haines

Nos cœurs feront germer l'amour.

Donnons tout le sang de nos veines

Pour que se lève enfin le jour

Où les humains de par le monde

Iront en se serrant la main.

Hardi les gars, l'ouvrage abonde

Sur la terre de demain...

Les textes liturgiques sont lus à haute voix, introduits par un court commentaire.

L'Offertoire est lui aussi chanté :

L'immense foule des hommes courbés sur le travail

De la mine à l'atelier 1

De la charrue au moulin

A formé ce pain.

Oh ! Seigneur, qu'il est beau ce pain !

Avant la Communion, bon nombre des assistants récitent ensemble la prière des baptisés : "Notre

Père."

* * * La Messe terminée, Mgr Richaud prend la parole, visiblement accablé par sa peine.

Son Excellence manifeste toute son émotion de père devant l'holocauste d'un prêtre qui lui était si

cher par tant de dépouillement et de surnaturel.

Monseigneur dit .également à tous les ouvriers présents combien leur sympathie le touche et quelle

sympathie il éprouve lui, le père du diocèse, pour la masse prolétarienne de Bordeaux.

Il exprime sa vive reconnaissance envers la Vendée qui lui a envoyé un tel apôtre.

Il élève les pensées de tous jusqu'à ce sacrifice que très certainement, Michel Favreau a, par avance,

offert en union avec sa Messe, en union avec le Sacrifice du Christ.

Monseigneur donne maintenant l'absoute et la cérémonie s'achève.

Le vent monte sur la plaine

Nous allons nous dire adieu

Si nos cœurs ont de la peine

Que la joie brille en nos yeux

Nous partons, mais l'âme pleine

D'un impérissable feu.

La Mission qui nous entraîne

Nous rassemblera chez Dieu.

* * * La foule s'écoule lentement. Le cercueil de Michel reste exposé dans l'église en attendant de partir

pour la Vendée le lendemain matin.

Dans la nuit, par la porte grande ouverte, on aperçoit de la place Belcier la flamme discrète des

cierges. Des' amis viennent encore. C'est leur dernière veillé avec ce Michel qui les a conquis.

Le lendemain on trouvera dans la boîte aux lettres de cette église un billet de 100 francs épinglé à un

petit papier portant ces mots : "Pour le prêtre-ouvrier qui nous a aimés."

* * * Mardi, 4 heures 30. Le fourgon mortuaire arrive.

Nous chargeons nous-mêmes le cercueil. Nous prenons la route.

* * * 10 heures 30, Montaigu.

A l'entrée de ]a ville c'est aussi une foule nombreuse et plus de 80 prêtres qui accueillent le fils de

cette paroisse.

* * * La cérémonie se déroule. Michel reçoit les honneurs que l'on réserve aux prêtres dans cette Vendée.

Déploiement de la liturgie.

Ferveur de Chrétienté.

* * * Mgr Cazaux, en tournée de confirmation, a délégué Mgr Masse qui préside et parle avant de donner

l'absoute :

"Monsieur l'Abbé Favreau continuera dans le Ciel son œuvré inachevée, car il avait la hantise des

âmes.

Quelques-uns prétendaient qu'il avait le goût de l'aventure. Il est plus vrai de dire qu'il possédait le

cœur d'un apôtre avec ses initiatives et ses audaces, ne calculant pas avec le dévouement, payant de sa

personne, se dépouillant de tout pour les autres...

Au témoignage de l'exemple, M. l'Abbé Favreau ajouta le témoignage suprême : celui du sacrifice.

C'est parce qu'il a voulu partager les risques et les dangers des dockers qu'il est tombé.

C était la veille du second Dimanche après Pâques, où les prêtres récitèrent à la Messe l'Évangile

du Bon Pasteur. Il n' y a pas de plus grande marque d'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on

aime, affirmait le Maître. En vrai disciple, ce prêtre-ouvrier a donné vie pour les ouvriers, ses amis.

Son œuvre se poursuivra..."

* * * Sa paroisse natale accompagne maintenant Michel à sa dernière demeure. Son cercueil est descendu

dans la tombe de famille auprès de ceux de son père et de sa mère.

Sur cette tombe, le Père Damoran remercie la Vendée comme l'a déjà fait Mgr Richaud à Bordeaux :

"Merci de nous l'avoir donné, vous la Vendée chrétienne, vous la Vendée de la Foi, qui envoyez

chaque année tant de vos prêtres vers les pays qui manquent du Christ.

Deux jours son corps est l' resté sur l'autel de notre chapelle, symbole de cette Messe qui a toujours

été et qui reste au sommet de sa vie sacerdotale.

C'est ici, dans la vie quotidienne, qu'avec Michel enfant vous avez dialogué les prières au bas de

l'autel.

L'offrande a eu lieu au cours de cette ordination reçue à Luçon des mains de Mgr Cazaux. Elle s'est

poursuivie dans son premier ministère aux Herbiers.

Mais l'heure de la consécration a sonné le 7 avril 1951 à 8 heures sur le Port de Bordeaux.

Et nous vous le rendons comme une Hostie pure au moment de la communion.

Ensemble, si vous le voulez, il nous reste à chanter dans l'incompréhensible de la volonté de Dieu,

dans la Foi, notre action de grâce."

* * * Sur sa table, dans sa chambre, nous avons retrouvé par la suite ses humbles affaires : son bréviaire

marqué à l'office du jour..., sa Bible..., un petit ouvrage des éditions du Cerf : le livre de Job... et

quelques notes.

Quelques jours auparavant il était passé cours de a Marne. "Je n'ai plus rien à lire." – "Te voilà le

livre de Job", et c'est ce livre du dépouillement extrême, de la souffrance incompréhensible et divine qui

arrache l'homme à ses suffisances et à ses sécurités que Michel a lu en dernier.

Ses dernières notes sur une page blanche couverte aux trois quarts de son écriture, simples réflexions

sur deux passages de l'Épître aux Hébreux, l'Épître sur le Sacerdoce dont voici les trois dernières lignes,

après quoi il n'est vraiment rien besoin d'ajouter :

"AU SOIR DE NOTRE VIE NOUS SERONS JUGES SUR L'AMOUR (saint Jean de la Croix) ON PEUT DIRE

AUSSI NOUS SERONS JUGES SUR LA FOI, FOI égale ATTACHEMENT DE TOUT L'ETRE AU CHRIST."

EXTRAIT DU RAPPORT DU COMMISSARIAT DU PORT

COMMISSAIRE DE POLICE DU PORT

SECURITE PUBLIQUE (54-00)

20 avril 1951.

A Monsieur le Procureur de la République à Bordeaux.

Le 7 avril, vers 8 heures, le docker Michel Favreau, prêtre du diocèse de Luçon, était mortellement

blessé par la chute d'une "palanquée", en travaillant au chargement de fonds de wagons sur le S/S

Mary-Stone.

Transporté à l'hôpital, il devait succomber quelques instants plus tard d'un traumatisme crânien

important.

L'accident s'est produit sur le terre-plein du bassin n° 2 au Poste IV-V, où sont entreposés des bois en

instance de chargement.

Favreau appartenait à une équipe de 8 dockers qui avaient pour travail de former les palanquées et de

les fixer à la grue qui les enlevait. Les palanquées sont des charges de 40 à 50 fonds de wagon

représentant un poids maximum de 1500 kg. sous lesquels passent deux élingues avec, chacun, 2 crocs.

Ces crocs sont destinés à être placés dans un anneau fixé au croc du câble de levage de la grue. Il était

nécessaire pour que les ouvriers accomplissent leur travail qu'ils se hissent sur ces fonds de wagon qui

formaient un tas régulier de 3 m. de haut environ.

La grue utilisée, qui porte le n° 162, est mobile sur un pont roulant. La manœuvre complète de la

grue comporte, le levage vertical de la charge: la grue "vire" - l'avance ou le recul sur le pont :: la grue

"chariotte" - la rotation de la flèche : la grue "oriente" et enfin, la descente de la charge ou palanquée.

Cette descente s'effectue toujours en utilisant le frein pour ralentir la vitesse de chute.

Dès le début du travail, à 7 heures, le grutier L... s'est aperçu que son frein ne fonctionnait pas

parfaitement et les dockers qui travaillaient dans la cale du navire lui ont également signalé le danger

que présentait son engin.

L... a alors arrêté le travail et a orienté la flèche perpendiculairement au pont roulant, c'est-à-dire en

dehors du chantier de manutention et a fait appel au mécanicien J... pour que ce frein soit remis en état

de fonctionnement. Les freins de ce type d'engin, les ouvriers et l'ingénieur chargé de l'outillage sont

d'accord sur ce point, se dérèglent fréquemment au contact de l'humidité dont ils sont mal défendus.

Le mécanicien doit alors essuyer les garnitures du frein avec de l'étoupe et le faire fonctionner à

plusieurs reprises pour qu'il s'échauffe et éliminer ainsi l'humidité.

Le chef d'équipe A... a été prévenu de la cause de l'arrêt et les dockers ont tous été informés de

l'opération.

Après 20 minutes, environ, que le mécanicien employa à faire sa mise au point, L... orienta à

nouveau sa flèche vers le tas de madriers qui devaient être enlevés.

Les dockers Favreau, Diau, Gauthier et Arcenso ont préparé une palanquée de 46 planches et l'ont

fixée au crochet de la grue pour qu'elle soit enlevée. Cette opération faite, A... a signalé par geste à L...

qu'il pouvait virer. Les dockers se sont éloignés pour éviter d'être blessés par le balancement possible de

la palanquée et la charge a été soulevée verticalement par la grue d'une hauteur de 2 m environ.

Les ouvriers dockers sont alors revenus sur les lieux pour reprendre le travail et Favreau ; aidé de

Diau, se hissait sur le tas de bois au moment où L... débrayait en serrant le frein. Le frein ne fonctionnant

pas, la palanquée tomba en chute quasi-libre sur Favreau qui fut atteint à la tête.

J'ai fait relever par photographie la position de la victime au moment de l'accident et j'ai également

fait procéder, par deux fois, à la manœuvre de la grue avec la charge même qui a frappé Favreau. Par

deux fois, les freins n'ont pas fonctionné. Il est donc certain qu'il faut attribuer l'accident à ce défaut

mécanique.

CONCLUSION : le décès de Favreau est purement accidentel. Le décès est dû à un défaut de

freinage de la grue 162 du Port Autonome.

LE COMMISSAIRE DU PORT.

LETTRES DE L'ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX

ET DE L'ÉVÊQUE DE LUÇON

(Semaine Catholique du Diocèse de Luçon. N° 15.

Samedi 14 avril 1951.)

Je tiens à faire moi-même part à mes diocésains du décès tragique de l'abbé Michel Favreau. Émule

de l'abbé René Giraudet, ce jeune prêtre, vivant, sympathique, généreux, vient de tomber au champ

d'honneur du travail, victime de sa charité pour la classe ouvrière.

Mieux que toute autre chose, l'allocution de Mgr Masse à Montaigu et la lettre que je reçois de Mgr

l'Archevêque de Bordeaux feront ressortir les circonstances et le prix d'une mort qui laisse dans nos

cœurs une peine -immense et une consolation, une fierté plus grandes encore !

Luçon, le 12 avril 1951.

ANTOINE-MARIE,

évêque de Luçon.

ARCHEVECHE DE BORDEAUX

10 avril 1951.

Cher Monseigneur,

Je vous écris le cœur navré. En rentrant samedi soir, j'ai appris l'affreuse nouvelle de la mort de M.

Michel Favreau et j'ai tout de suite songé à l'immense peine que vous en ressentiriez. Il était si

sympathique dans son surnaturel et son désintéressement complets. Je ne vous ai pas écrit tout de suite

parce que mon secrétaire avait correspondu avec vous et me disait que vous viendriez probablement

aux obsèques. Elles ont eu lieu hier soir, à l'église Saint-Jean-de-Belcier, avec une foule considérable

de dockers et d'ouvriers qui n'ont pu tous pénétrer dans l'église.

Mais quel recueillement, . quelle compréhension, quelle sympathie! Il est difficile d'assister à des

funérailles plus émouvantes. Merci de nous avoir donné un prêtre qui en si peu de temps a su faire une

telle trouée dans la masse ouvrière de Bordeaux ! Je pense à votre chagrin personnel, car je sais toute

l'affection que vous aviez pour Michel Favreau. En union de prières avec vous et tout votre diocèse

pour le repos de son âme, je vous assure, cher Monseigneur, de ma respectueuse et très douloureuse

sympathie.

PAUL,

Archevêque de Bordeaux.

* * *

BORDEAUX, TERRE PAIENNE ?

(Extraits d'une enquête menée par la Mission Ouvrière de Bordeaux, en février 1950.)

LA REALITE DES FAITS

Le prolétaire bordelais ne va plus à la messe du dimanche. Dans sa vie ordinaire, il n'attend rien de

l'Église, quand il ne la considère pas comme une ennemie. Il n'aime pas les curés ; il meurt sans

sacrements... mais sa famille le fait enterrer à l'église à cause d'une certaine répugnance pour

l'enterrement civil.

Le prolétaire bordelais fait baptiser ses enfants (sans aller lui-même à la cérémonie, lui le père, et les

hommes de sa parenté) parce que c'est l'habitude et l'occasion d'un bon repas, suivi d'un bal parfois... ou

de réjouissances sans lien aucun avec le baptême. Il suffit d'entendre le récit de ces fêtes le lundi par le

père singulièrement fatigué de la veille... Quand on n'a pas choisi pour cette fête, Pâques ou Pentecôte.

Aucun lien liturgique... simplement le lundi chômé pour continuer la fête ou récupérer.

La plupart de ces prolétaires se marient à l'Église... la première fois. Si cela ne va pas en ménage, il

n'est pas très sûr qu'ils divorceront, mais ils quitteront ce conjoint pour vivre à la "colle" avec un autre.

Ils ont du mal à se débrouiller des difficultés administratives... et ils s'en passent toujours quand ils

peuvent.

* * *

COMMENT LE PROBLEME SE POSE

Premier aspect

Il existe en dehors de l'Église un bloc humain, le Prolétariat.

L'unité de ce prolétariat se manifeste par une psychologie profonde et commune... et repose sur des

conditions concrètes de vie : salaires, habitat, situation de dépendance absolue dans une "Économie

Capitaliste", position de "Mineurs" dans l'entreprise, impuissance à sortir de son état de salarié, menace

de chômage, insécurité relative, mais réelle en face de la maladie (insuffisance de la Sécurité Sociale).

Ce bloc humain est massivement hors de l'Église. Il le sait. Il l'accepte. Il le veut. L'Église pour lui est

liée à la Bourgeoisie et au Capitalisme. Elle reste un danger, sinon toujours une ennemie.

Il est insuffisant pour l'Église d'arracher à ce bloc des individus. Ils ne deviendront pour leurs frères

ouvriers que des transfuges. D'où nécessité absolue de voir en face le problème dans sa vérité, dans

toutes ses dimensions. Il faut mettre fin au divorce de l'Église et du Prolétariat.

Le peuple, le peuple tout court, n'est plus "le peuple de Dieu". Il n'y a pas d'autre question.

L'Église est en présence d'une zone païenne. Devant ces païens modernes d'un pays à tradition

chrétienne, l'Église ne peut partir simplement de la structure paroissiale, structure d'ordre géographique.

Si on trouve le prolétariat bordelais par blocs assez compacts dans certains quartiers : Saint-Michel,

Saint-Pierre, Bacalan, dans certains secteurs de banlieue : Floirac, Cenon, la Souys, une partie de

Bègles, Verthamon, ou dans les quelques cités H.B.M. de la ville, on le rencontre aussi dans les taudis

qui voisinent avec le grand commerce, les artères les plus importantes, de vastes appartements

bourgeois. Par ailleurs, l'ouvrier habite souvent loin de son lieu de travail et la difficulté de se loger

accentue encore ce fait. L'ouvrier des grosses usines de la rive droite habite aussi bien Carbon-Blanc,

Libourne, Pessac... que les petites rues autour de la place Gambetta. Il suffit de voir aux heures

d'embauche et de débauche le mouvement des vélos sur l'avenue Thiers, le Pont-de-Pierre, les

boulevards, la rue Lecoq (bitumée), la rue de la Béchade (bitumée) ou les artères qui conduisent en

banlieue.

L'Église n'est pas en face d'un secteur territorial païen, mais en face d'une réalité humaine païenne et

relativement indépendante de la géographie... un peu comme on envisage le problème de

l'Évangélisation sous l'angle des sectes dans l'Inde, sous l'angle de l'Islam en Afrique du Nord.

L'Église doit tenir compte de cette réalité vivante.

Il lui faut non seulement faire vivre ses paroisses géographiques, mais aussi cette famille païenne,

cette "Gens". "Docete omnes gentes." ("Enseignez toutes les familles humaines.") - Saint Matthieu

XXVIII, 19.

Deuxième aspect

Il manque à l'Église vivante une de ses pierres de base... la présence des "pauvres" dans son sein.

"Nos Seigneurs les Pauvres."

Or, les prolétaires sont les Pauvres d'aujourd'hui, non plus des pauvres juxtaposés à qui nous devons·

l'aumône d'un morceau de pain, mais des pauvres dans un temps nouveau, des pauvres rassemblés, unis

par des points communs et vitaux malgré les consignes de chefs aux vues divergentes.

Il ne s'agit pas de savoir si, moralement les pauvres sont bons ou mauvais, si les prolétaires sont

impurs, orgueilleux, aveugles, haineux, partisans, inintelligents, maladroits... car nous aussi nous

sommes tout cela. Il s'agit de savoir si oui ou non les pauvres, les prolétaires ont chez nous la première

place (de droit et, de fait), la place que leur assigne l'Évangile dans le programme divinement parfait du

Christ. Le prolétaire doit apporter au corps vivant du Christ une richesse, richesse pour toute l'Église

comme le fera la conversion de l'Inde ou de la Chine.

LE SALAIRE ET LES CONDITIONS DE VIE DU DOCKER FAVREAU

Avons-nous raison de porter un jugement sévère sur les conditions qui sont faites aux ouvriers

dockers... le jugement même de Michel ?

Plus un travail est pénible, plus il use un homme, plus il prend de sa vie, plus il doit être rémunéré. Et

combien dur est le travail sur le Port.

Plus l'ouvrier court de risques20

, plus son salaire doit être élevé.

Michel tenait à jour un tableau de son travail pour percevoir quelques primes, d'ailleurs minimes et

qui n'étaient payées qu'avec plusieurs semaines de retard.

Voici ce tableau entre le 22 janvier et le 5 avril 1951 (avec les chiffres cités au passage plus haut, il

donnera une "idée" du "salaire" du docker) :

Certes, Michel n'était qu'occasionnel (le salaire du professionnel est légèrement supérieur). Par

ailleurs l'occasionnel est moins souvent embauché... il faut qu'il vive cependant.

En mars, par exemple, mois durant lequel il a réussi à travailler 15 journées, soit 127 heures, il a

gagné 13 404 francs. Avec les primes, il n'arrivera pas à 15 000 francs.

A cette période son repas lui revient à 150 francs..., soit 350 francs de nourriture par jour (avec le

casse-croûte). Pour les 31 jours de ce mois de mars il dépense 10 850 francs. Il loue sa chambre 2000

francs par mois. Il lui faut donc 12 850 francs pour vivre et se loger !

20 Quatre mois après le décès de Michel, le 3 août 1951, au poste 7 des docks, un jeune marin avait aussi la tête écrasée par une

palanquée de madriers au cours du chargement du cargo panaméen "Wear".

TABLEAU de TRAVAIL du DOCKER MICHEL FAVREAU - n° 8054

JANVIER

Lundi 22 ½ journée Rouméga 340

Mardi 23 1 – 10 h. Colin-Barbé 1082 Utrecht

Mercredi 24 1 – 8 h. – 778 Ellewoudsuk

Jeudi 25 1 – 8 h. – 778 Willem Barendz

Vendredi 26 1 – 8 h. – 778 Tourteaux

Mardi 30 ½ – 4 h. – 419 Brazza (déchargement)

Mercredi 31 ½ – 4 h. Chargeurs 419 Brazza (déchargement)

FÉVRIER

Jeudi 1 1 journée 9 h. Chargeurs 968 Brazza (déchargement)

Vendredi 2 1 – 9 h. Chargeurs 930 Brazza (déchargement)

Samedi 3 1 – 9 h. Chargeurs 980 Brazza (déchargement)

Mardi 13 1 – 9 h. Docks industriels 973 Hilaire Maurel (déchargement)

Jeudi 15 1 – 9 h. Colin-Barbé 848 Matinée s/ (chargement)

Jeudi 22 1 – 9 h. Chargeurs 930

Vendredi 23 1 – 9 h. Chargeurs 930 Le Foucauld (déchargement)

Mardi 27 2 – 16 h. Bitaly 1872 Centaure (chargement)

Mercredi 28 1 – 9 h. Worms 930 Ville de Tananarive (déchargement)

MARS

Vendredi 2 1 journée 9 h. Worms 930 Ville de Tananarive (déchargement)

Samedi 3 1 – 10 h. Worms 1080 Ville de Tananarive (déchargement)

Mardi 6 1 – 10 h. Docks industriels 1248 Aragon (déchargement)

Mercredi 7 ½ – 5 h.

½ – 4 h

Transat 541

Colin-Barbé 389

Atlas (déchargement)

Malin Mead (chargement)

Jeudi 8 1 – 9 h. Colin-Barbé 1010 Malin Mead (chargement)

Vendredi 9 1 – 8 h. Colin-Barbé 658 Malin Mead (chargement)

Lundi 12 1 – 8 h. Chargeurs 778 Cap Saint-Jacques (déchargement)

Mardi 13 1 – 9 h. Chargeurs 930 Cap Saint-Jacques (déchargement)

Mercredi 14 1 – 8 h ½

Grève

Chargeurs 853 Cap Saint-Jacques (déchargement)

Jeudi 15 1 – 9 h. Chargeurs 930 Cap Saint-Jacques (déchargement)

Vendredi 16 1 – 9 h. Chargeurs 930 Cap Saint-Jacques (déchargement)

Lundi 19 ½ – 4 h. Colin-Barbé 389 Manutention

Mardi 20 1 – 8 h. ½

Grève

Chargeurs 853 Baffa (5 H. Bigue et St-Roux 4 H.)

Mercredi 21 1 – 9 h. Chargeurs 930 Baffa (chargement)

Vendredi 23 1 – 9 h. Docks industriels 955 Hilaire Maurel (déchargement)

ACCIDENT (la reprise du travail a eu lieu le 2 avril)

AVRIL

Lundi 2 1 journée 9 h. Bitaly 930 Halcience (chargement)

Mardi 3 5 h.

4 h.

Bitaly 540

Bitaly 410

Halcience (chargement)

Wagons

Mercredi 4 1 – 9 h.

Grève

Transat 778 La Hague (déchargement)

Jeudi 5 1 – 8 h. Colin-Barbé 808 Magasin