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Tracés. Revue de Sciences humaines #13 (2013) Hors-série 2013. Philosophie et sciences scociales ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Florence Hulak Michel Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle être foucaldienne ? ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Florence Hulak, « Michel Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle être foucaldienne ? », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #13 | 2013, mis en ligne le 21 octobre 2015, consulté le 14 novembre 2013. URL : http://traces.revues.org/5718 ; DOI : 10.4000/traces.5718 Éditeur : ENS Éditions http://traces.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://traces.revues.org/5718 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info). Distribution électronique Cairn pour ENS Éditions et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) © ENS Éditions

Michel Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle être foucaldienne ?

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Tracés. Revue de Scienceshumaines#13  (2013)Hors-série 2013. Philosophie et sciences scociales

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Florence Hulak

Michel Foucault, la philosophie et lessciences humaines : jusqu’où l’histoirepeut-elle être foucaldienne ?................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueFlorence Hulak, « Michel Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle êtrefoucaldienne ? », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #13 | 2013, mis en ligne le 21 octobre 2015,consulté le 14 novembre 2013. URL : http://traces.revues.org/5718 ; DOI : 10.4000/traces.5718

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TRACÉS 2013 / HORS-SÉRIE PAGES 103-120

michel foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle être foucaldienne ?

flOrENCE hulAk

Les sciences humaines et sociales se sont progressivement autonomisées de la philosophie depuis la fin du xixe siècle. C’est à partir de ce lien premier que leurs rapports actuels sont souvent interrogés. L’histoire fait toutefois exception ici : aussi ancienne que la philosophie, elle n’a en effet pas eu besoin de cette dernière pour acquérir le statut de science au xixe siècle, en mettant au point des techniques de critique des sources. Pour devenir une science humaine, il lui a certes fallu développer des méthodes d’explication et de compréhension du passé et non plus seulement d’établissement des faits. Mais lorsqu’elle s’y emploie, au début du xxe siècle, elle peut direc-tement emprunter à d’autres disciplines, sans avoir besoin de passer par la philosophie. Saisir les relations qu’elle entretient avec cette dernière suppose pour cette raison d’étudier la façon dont elle a élaboré son outillage concep-tuel en traduisant et transformant des méthodes issues d’autres sciences, portant elles-mêmes le legs de la philosophie1.

L’histoire néanmoins a pu plus tardivement développer des liens directs avec la philosophie. Le dialogue qu’elle a noué avec Michel Foucault est apparu comme l’une des formes de cette nouvelle collaboration. S’il revient à l’historiographie d’étudier les conditions de réception de la pensée foucal-dienne en histoire, la philosophie des sciences humaines doit quant à elle considérer les difficultés épistémologiques que soulève un tel rapproche-ment. En effet, c’est précisément contre l’alliance de la philosophie et des sciences humaines que Foucault s’est intéressé à l’histoire, qu’il a toujours tenu à distinguer de ces dernières. On ne saurait comprendre l’importance que revêtait à ses yeux le travail des historiens, ni la portée des usages que

1 Nous avons proposé, dans cet esprit, une lecture des travaux de Marc Bloch et de Lucien Febvre. Voir Hulak (2012).

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ceux-ci peuvent faire de ses écrits, sans tenir compte de la critique que Fou-cault a formulée à l’encontre des sciences humaines et du rôle traditionnel-lement joué par la philosophie dans la constitution de ces dernières.

Cet article examine si une histoire peut être pleinement foucaldienne tout en relevant des sciences humaines. Nous interrogeons en premier lieu le rôle que Foucault assigne à la science historique : il souffre d’une équivoque majeure, dans la mesure où elle est souvent associée à la pratique de ce philo-sophe, tout en faisant inévitablement partie des sciences humaines, auxquelles il adresse pourtant des critiques massives. Nous nous intéressons ensuite aux usages de la pensée foucaldienne chez les historiens, sans prétendre en faire un inventaire exhaustif, mais en explorant plutôt les limites qu’elles sont vouées à rencontrer pour des raisons épistémologiques. Jusqu’où l’histoire peut-elle se faire foucaldienne, et au prix de quelles mutations ?

l’histoire selon foucault : une science humaine ?

Pour comprendre la façon dont Foucault conçoit la science historique, il faut tenir compte du statut qu’il accorde aux sciences humaines. Les mots et les choses propose une « archéologie des sciences humaines », c’est-à-dire une description des conditions discursives de leur émergence, dont la visée est explicitement critique. Foucault caractérise l’épistémè moderne par un trièdre des savoirs : les sciences mathématiques et physiques, les sciences empiriques et la philosophie. Les sciences humaines ne possèdent pas de domaine spécifique, car elles se sont développées « dans l’interstice de ces savoirs » (Foucault, 1990, p. 358). Pour cette raison, « elles ne peuvent pas être des sciences » (ibid., p. 377). Elles représentent en revanche un danger majeur pour les trois savoirs modernes, car il suffit à ceux-ci de dévier légèrement de leur domaine propre pour tomber dans cet entre-deux qu’est le champ des sciences humaines. Si ces dernières peuvent se rapprocher du domaine des mathématiques lorsqu’elles tendent à la formalisation, ce lien reste toutefois relativement externe : le lieu essentiel de formation des sciences humaines réside donc dans l’interstice entre les deux autres domaines.

C’est à ce point de jonction des sciences empiriques (de la vie, du travail et du langage) et de la philosophie que les sciences humaines (en particulier la psychologie, la sociologie et les études des mythes) ont engendré la figure moderne de l’homme. Figure paradoxale, car elle se donne à la fois comme l’objet de la connaissance empirique et comme son sujet philosophique, situé au fondement de toute connaissance. La pensée moderne, pour Fou-cault, s’est endormie dans ce « sommeil anthropologique » (ibid., p. 351) qui

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veut que l’homme soit le centre à partir duquel tous les savoirs devraient être ordonnés. Ainsi, le mouvement de transfert des concepts ontologiques de la philosophie vers les sciences empiriques, ou celui de reprise par la phi-losophie des clivages méthodologiques rencontrés par ces sciences, consti-tue le cœur du processus d’anthropologisation de la pensée que dénonce l’archéologie foucaldienne.

La généalogie des sciences humaines présentée par Surveiller et punir, qui réarticule l’étude des conditions de formation du savoir à celles du pou-voir, aggrave ce constat : elle complète l’analyse de la figure épistémologique impure que constitue l’homme par la mise en évidence de la technologie disciplinaire qui en est le corrélat (Foucault, 1993, p. 356-357). Les sciences humaines ont été rendues possibles par le pouvoir disciplinaire auquel elles ont réciproquement donné un objet, en traçant les contours d’une nature humaine normalisable (Foucault, 1997, p. 34).

Face au développement des sciences humaines, la tâche fondamentale ne saurait donc être épistémologique aux yeux de Foucault, car cette pers-pective suppose d’accepter que ces disciplines soient des sciences et qu’elles aient pour objet les formes de l’existence humaine. La démarche doit au contraire être archéologique, afin de montrer comment s’est constituée cette figure dans le champ du savoir et quels en sont les dangers théoriques, ainsi que généalogiques, afin de montrer comment cette genèse des savoirs est corrélative d’une genèse du pouvoir, et quels en sont les dangers pratiques.

La place qu’occupe la science historique au sein de cette pensée n’est toutefois pas aisée à déterminer, car le terme d’histoire y possède de nom-breuses significations, entre lesquelles Foucault se plaît parfois à jouer. Il indique l’existence d’une « équivoque qu’il n’est sans doute pas possible de maîtriser », entre l’histoire comme « science empirique des événements » et la conception philosophique de l’histoire comme « mode d’être radi-cal », c’est-à-dire l’idée que la condition de l’homme est d’être historique de part en part et donc irréductiblement fini (Foucault, 1990, p. 231). Mais ces deux significations dérivent d’une troisième, plus fondamentale, le mot étant alors doté d’une majuscule. « L’Histoire » représente pour l’épistémè moderne l’équivalent de « l’Ordre » pour l’épistémè classique, à savoir l’es-pace de constitution de toute connaissance : l’Ordre classique distribue les choses et les êtres selon des lois universelles et statiques d’identité et de différence, là où l’Histoire déploie dynamiquement des séries tempo-relles. L’Histoire est pour la modernité « le lieu de naissance de ce qui est empirique » (ibid., p. 231). Mais ce concept pose une difficulté spécifique : alors que celui d’Ordre permet de faire l’archéologie d’un type de pensée définitivement disparu, qui se laisse objectiver comme pure altérité, celui

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d’Histoire, né au début du xixe siècle, représente toujours « l’incontour-nable de notre pensée » (ibid.). Il renvoie à la fois à l’espace des savoirs étu-diés par Foucault et à celui de sa propre pensée.

Si le terme d’histoire est fondamentalement équivoque chez Foucault, ce n’est donc pas tant du fait de la distinction entre histoire empirique et réflexion philosophique sur l’historicité : l’une et l’autre sont de toute façon irréductiblement enchevêtrées au sein des sciences humaines. L’op-position essentielle est plutôt celle de « l’histoire effective » (wirkliche Histo-rie) et de l’histoire réintroduisant un « point de vue supra-historique ». La première, identifiée à la généalogie nietzschéenne (Nietzsche, 1994, p. 15), ne postule aucune stabilité. La seconde, objet de la critique de Nietzsche (Nietzsche, 1992, p. 100-103), s’efforce en revanche de reconstituer un deve-nir cohérent et des totalités culturelles homogènes, ce qui suppose de dis-poser d’un point d’appui hors du temps (Foucault, 1994d, p. 146). L’opposi-tion est donc propre à la phase généalogique de la pensée foucaldienne, qui débute en 1971 (ibid.). On en trouve toutefois déjà un équivalent archéolo-gique dans la différence qu’il dégage alors entre « histoire générale » et « his-toire globale ». La première établit le système vertical que plusieurs séries peuvent former, sans toutefois jamais les ramener à un principe commun permettant de constituer des totalités unifiées sur une trame continue, comme le fait la seconde (Foucault, 1969, p. 17-19). Ces deux types d’his-toire (conçues d’un point de vue archéologique ou généalogique) n’entre-tiennent donc pas le même type de rapport à l’Histoire. L’histoire effective déploie toutes les potentialités de l’épistémè moderne alors que l’histoire dominée par le point de vue supra-historique n’est qu’une forme précaire et instable de résistance à cette dernière.

Or le développement de ce point de vue supra-historique en histoire s’est joué à travers l’institution de la figure de l’homme. Il est le point fixe que l’on a tenté d’établir pour constituer des totalités historiques (chacune exprimant une certaine forme de vie humaine) et pour établir des points de contacts analogiques entre les époques (l’homme d’une époque étant jugé apte à comprendre celui d’une autre en vertu de sa qualité d’homme). Les sciences humaines apparaissent alors prises dans une tension insurmontable entre la reconnaissance du caractère intégralement historique de l’existence humaine (qui se manifestait déjà dans les sciences empiriques du xixe siècle, et que les contre-sciences qui leur succèdent, telles la linguistique ou la psychanalyse, assument pleinement) et la volonté de constituer des unités stables à partir de ce terrain mouvant.

Mais alors que cette partition théorique est claire – l’Histoire comme lieu de constitution de l’épistémè moderne donne lieu à deux grands types

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de pensée, selon qu’elles relèvent de l’histoire effective ou de l’histoire domi-née par un point de vue supra-historique –, la place qu’y occupe la science historique l’est beaucoup moins. On pourrait suggérer qu’elle varie seule-ment entre l’archéologie et la généalogie. En effet, alors que Foucault dis-tingue dans sa période généalogique l’histoire effective de « l’histoire des his-toriens », restée rivée du côté du supra-historique (Foucault, 1994d, p. 147), il associe encore, à l’époque archéologique, « l’histoire nouvelle » des Annales (Foucault, 1969, p. 19) à l’archéologie qu’il pratique et oppose à l’histoire globale. On voit toutefois mal comment la science historique pourrait échapper au diagnostic archéologique porté sur les sciences humaines.

Les mots et les choses élude toutefois adroitement cette question. La seconde partie s’ouvre par une présentation de « L’âge de l’Histoire » suc-cédant à celui de l’Ordre (Foucault, 1990, p. 229-233). On s’attend alors à ce que la section consacrée à « L’histoire » au sein du chapitre sur « Les sciences humaines » (ibid., p. 378-385) traite cette fois de la science histo-rique. Foucault commence certes par remarquer que « l’Histoire » est la plus ancienne des sciences de l’homme : il s’agit bien ici, malgré cette majuscule, de l’histoire comme type de savoir, dont l’existence précède même l’âge de l’Histoire. Mais c’est pour en conclure qu’elle n’a pour cette raison peut-être « pas place parmi les sciences humaines ni à côté d’elles : il est probable qu’elle entretient avec elles toutes un rapport étrange, indéfini, ineffaçable » (ibid., p. 378). Or c’est ici de l’Histoire au sens de l’épistémè moderne qu’il est question, ce que confirme la suite du texte : Foucault décrit la rupture qui sépare l’historicité antique et chrétienne de l’historicité de la nature telle qu’elle se manifeste dans les sciences empiriques du xixe siècle, sans même mentionner la science historique. Il peut ainsi aboutir à la mise en évidence de la tension propre au statut des sciences humaines : l’Histoire est à la fois leur espace de constitution, car les objets des sciences humaines sont tou-jours situés dans une trame historique, et ce qui risque de les dissoudre, puisque la prise en compte radicale de l’historicité défait l’unité de leurs objets et la stabilité du sujet de connaissance.

Cependant, dans cette tension entre Histoire et sciences humaines, la science historique ne saurait se trouver ailleurs que du côté des secondes – ce que Foucault reconnaît d’ailleurs allusivement, en suggérant qu’on « peut [la] placer parmi elles » (ibid., p. 383)2. L’histoire, en effet, est la science qui a sans doute le plus attaché d’importance à la notion d’homme,

2 « Même lorsqu’elles évitent toute référence à l’histoire, les sciences humaines (et à ce titre on peut placer l’histoire parmi elles) [nous soulignons] ne font jamais que mettre en rapport un épisode culturel avec un autre […]. »

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parce qu’elle a pallié son absence d’objet spécifique par l’idée qu’elle serait la science « des hommes, dans le temps » (Bloch, 1997, p. 52). L’effort pour reconstruire une continuité temporelle et penser chaque époque comme une totalité est propre à l’histoire plus qu’à toute autre science humaine.

Si Foucault ne souhaite pas mettre en avant la pleine appartenance de l’histoire aux sciences humaines, c’est qu’il préfère souligner ce qui la rap-proche de son propre travail. Il soutient ainsi avoir voulu, dans Les mots et les choses, « faire un travail d’historien » (Foucault, 1994a, p. 598). Mais c’est dans la « Préface » de L’archéologie du savoir qu’il pousse le plus loin cette proximité, en déclarant que son archéologie se contenterait de « déployer les principes et les conséquences d’une transformation autochtone qui est train de s’accom-plir dans le domaine du savoir historique » (Foucault, 1969, p. 25). Il fait ici allusion à l’histoire sérielle pratiquée dans les années 1950-1970 par les his-toriens des Annales, autour de Fernand Braudel et d’Ernest Labrousse, sans évoquer aucun travail historique précis. Il y pallie toutefois dans un article de 1972, « Revenir à l’histoire », qui propose notamment une analyse de Séville et l’Atlantique de Pierre et Huguette Chaunu (Foucault, 1994e).

Foucault montre dans ces textes comment l’histoire sérielle s’est affranchie du modèle herméneutique (supposant d’étudier les documents comme des témoignages sur la réalité du passé), pour produire des séries homogènes à partir des documents dont elle dispose ; dès lors, « ce sont les relations internes ou externes de ce corpus de documents qui constituent le résultat du travail de l’historien » (ibid., p. 277). Ainsi, l’histoire n’étudie plus des objets don-nés d’avance, tel le développement économique de l’Espagne, mais des séries de documents, telles les entrées et sorties de bateaux et leurs marchandises au port de Séville entre 1504 et 1650. Cette mise en série permet de faire des statistiques et de découvrir des événements qui restent souvent invisibles aux contemporains, comme le moment où une courbe économique crois-sante passe en régression. Les types de sources susceptibles d’être utilisées par l’histoire sérielle étant plurielles, on voit alors « les couches d’événements se multiplier » (ibid., p. 278). Comme les périodisations sont toujours relatives aux différents corpus de documents étudiés, on rompt ainsi avec les idées de continuité temporelle et de totalité culturelle.

La mise en cause foucaldienne de la méthode herméneutique est fidèle à la démarche de l’histoire sérielle, et on peut savoir gré à Foucault d’avoir souligné ce point, que l’influente lecture des historiens par Ricœur tend à occulter3. Ces derniers conçoivent effectivement les documents comme des

3 « Nous n’avons pas mieux que le témoignage et la critique du témoignage pour accréditer la représentation historienne du passé » (Ricœur, 2000, p. 364).

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données qu’ils peuvent analyser, notamment par voie statistique, afin de produire des connaissances, et non comme des témoignages sur un passé inaccessible. De plus, cette méthode ne vaut pas pour les seuls documents administratifs : l’histoire des mentalités l’a étendue à des corpus littéraires ou testamentaires. Ces historiens partagent bien avec Foucault la revendi-cation de la multiplicité des temporalités, toujours corrélatives aux objets étudiés. Foucault n’a donc aucun mal à tracer le portrait de leur adversaire commun : il s’agit de la philosophie de l’histoire des philosophes ou des his-toriens romantiques cherchant à restituer « la signification commune à tous les phénomènes d’une période » (Foucault, 1969, p. 18).

On peut toutefois douter que la critique de Foucault se borne à cela. Elle vise, bien plus radicalement, toute tentative d’interprétation des sources visant à reconstituer la réalité ou la vie des hommes du passé. Or, même les travaux d’histoire les plus quantitatifs, tel Séville et l’Atlantique, ne constituent des courbes statistiques que pour en produire une inter-prétation. Non seulement les Chaunu entendent bien, à partir de l’étude du port de Séville, faire l’histoire du développement économique de l’Es-pagne, mais c’est aussi celle de l’Atlantique qui se trouve engagée. Bien plus encore : « Séville et nos calculs doivent, en cas de succès, nous livrer le rythme du monde » (Chaunu, 1955, t. 1, p. 4). Les historiens convoquent l’arsenal des sciences humaines pour évaluer le poids des facteurs (écono-miques, sociaux ou politiques) permettant de rendre raison des inflexions des courbes. Quant à l’histoire des mentalités, elle ne pratique la méthode sérielle que pour mieux formuler des hypothèses psychologiques sur la vie mentale des hommes du passé, tombant ainsi pleinement sous le coup de la critique foucaldienne de l’anthropologie des sciences humaines. Lors même que les documents ne sont pas conçus comme des représentations du passé, ils restent néanmoins envisagés comme des traces d’un passé qu’il s’agit tou-jours de comprendre à travers eux.

Or la composition des séries n’a pas non plus pour Foucault une visée de pure description des événements et des discontinuités. Si la visée interpré-tative est encore implicite dans le cas de l’archéologie, elle est en revanche assumée par la généalogie, en tant que cette dernière entend constituer « une ontologie du présent, une ontologie de nous-mêmes » (Foucault, 1994h, p. 687). Mais le présent dont elle entend faire le « diagnostic » (Fou-cault, 1994c, p. 665) n’est pas celui que décrivent les sciences humaines et notamment l’histoire. Il ne saurait en effet s’agir de comprendre l’homme et sa psychologie, ni la société. La généalogie foucaldienne s’interroge sur la formation historique de la raison, de la vérité ou de la subjectivité, c’est-à-dire d’objets intrinsèquement philosophiques.

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Si Foucault a progressivement reconnu ce qui sépare sa généalogie de l’histoire historienne4, il leur assigne toutefois une provenance commune (Foucault, 1994d, p. 150). Leur divergence résultant seulement de l’usage qui est fait du savoir, l’histoire des historiens reste alors susceptible d’une réap-propriation stratégique. Il faut, suivant le modèle nietzschéen, « se rendre maître de l’histoire pour en faire un usage généalogique » (ibid., p. 152). Il propose d’ailleurs une généalogie du savoir historique depuis Boulainvil-liers, qui montre que les mêmes connaissances sont l’objet d’appropria-tions tactiques par des positions antagonistes (Foucault, 1997). Le choix de mettre en valeur ses affinités avec les historiens, plutôt que ce qui les oppose, semble donc relever d’une stratégie visant à désolidariser l’histoire des sciences humaines pour mieux la reconnecter à la généalogie. Il ne s’agit toutefois alors plus d’une articulation entre deux disciplines mais d’une pra-tique philosophique ancrée dans l’histoire. La généalogie reste une entre-prise philosophique, mais elle se nourrit du savoir historique, et l’alliance avec les historiens est pour cette raison éminemment précieuse.

Foucault a esquissé une généalogie du savoir historique avant l’émer-gence des sciences humaines dans « Il faut défendre la société » (1997). Il ne s’est en revanche jamais penché sur le rôle du savoir historique dans la constitution des sciences humaines ni sur celui de ces dernières dans la formation du premier. Il avait pourtant projeté d’écrire, après Les mots et les choses, un nouvel ouvrage proposant « une analyse du savoir et de la conscience historique en Occident depuis le xvie siècle » (Foucault, 1994a, p. 587), qui aurait dû s’intituler « Le Passé et le Présent : une autre archéo-logie des sciences humaines » (Foucault, 1994b, p. 676, note 1). Ce projet d’une « autre » archéologie, centrée sur le savoir historique, peut surprendre si on se souvient que Les mots et les choses portait déjà sur l’âge de l’His-toire (Legrand, 2007, p. 22-37). Mais l’histoire comme savoir spécifique est en réalité, nous l’avons vu, la grande absente de la description de cet âge. Cette absence ainsi que l’abandon du projet de cette archéologie alterna-tive tiennent sans doute à ce que Foucault ne souhaite pas éclairer la pleine coappartenance des sciences humaines et du savoir historique.

La critique foucaldienne des sciences humaines vise donc directement le rôle que la philosophie a joué dans la formation de l’objet de ces dernières, l’homme. À la démarche épistémologique, qui renforce ce paradigme anthropologique en le parcourant comme un territoire constitué, il subs-

4 Voir par exemple au sujet de l’historien Philippe Ariès : « Oui, mais Ariès était historien, a voulu faire œuvre d’historien. Alors que moi, au fond, je faisais de la philosophie » (Foucault, 1994j, p. 652).

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titue l’archéologie et la généalogie des sciences humaines, qui en exhibent les dangers théoriques et pratiques. Ces formes « effectives » d’histoire sont alors opposées à celles qui adoptent un point de vue supra-historique pour édifier des entités historiques stables. Mais alors que cette critique atteint de plein fouet la science historique, Foucault se contente de souligner ce qui le rapproche de cette dernière, et notamment de l’histoire sérielle. Il occulte ainsi la phase d’interprétation des séries, qui s’inscrit pleinement dans le champ des sciences humaines.

la pensée foucaldienne en histoire : une science humaine ?

Foucault chez les historiens

En marquant la supériorité de l’histoire sur toutes les autres sciences humaines, Foucault avait mis en place les conditions d’une bonne réception de son œuvre chez les historiens. Elle avait toutefois retenu leur attention avant même la parution des Mots et les choses. À la suite de nombreux refus, c’est dans la collection d’histoire dirigée par Philippe Ariès qu’il était par-venu à publier Histoire de la folie à l’âge classique en 1961 (Foucault, 1976). Les historiens des Annales y ont d’abord vu un travail exemplaire d’histoire des mentalités (Mandrou et Braudel, 1962), avant de reconnaître la spécificité de la démarche foucaldienne. Mais c’est paradoxalement surtout depuis la mise en cause de l’histoire sérielle et de son aspiration à la constitution d’un savoir cumulatif, au début des années 1970, que les historiens sont allés chercher chez Foucault des ressources pour concevoir autrement l’écriture de l’histoire.

Paul Veyne est sans doute le premier et le plus radical défenseur de ce qu’il conçoit comme la « révolution » foucaldienne en histoire (Veyne, 1996, p. 383-429). Il présente de façon provocante Foucault comme « le pre-mier historien complètement positiviste » (ibid., p. 386), en ce qu’il renonce aux principes explicatifs supra-historiques pour historiser radicalement les objets du savoir. À ses yeux, la généalogie remplit « entièrement le pro-gramme de l’histoire traditionnelle ; elle ne laisse pas de côté la société, l’économie, etc., mais elle structure cette matière autrement », c’est-à-dire à partir des pratiques (ibid., p. 427). Roger Chartier a repris la thèse de Veyne en associant Norbert Elias à Michel Foucault dans cette réélabora-tion du statut des objets historiques : ils doivent désormais être considérés comme l’objectivation de pratiques différenciées et non comme des réalités transhistoriques dont varieraient les seules modalités d’existence (Chartier, 1998a, p. 243 ; 1998c, p. 156). Présenter la pensée de Foucault comme une

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révolution par rapport à la pratique usuelle des historiens implique toute-fois de reconnaître ce qui les a séparés jusque-là, en dépit même des affir-mations de Foucault. Ainsi Jacques Revel a-t-il souligné que les proximités revendiquées par Foucault avec l’histoire sérielle ne devaient pas masquer la portée critique de son œuvre vis-à-vis de l’histoire des mentalités avec laquelle on l’avait d’abord confondue, car cette dernière ne cesse pas de concevoir les mentalités comme des totalités psychologiques ou sociolo-giques (Revel, 1992 ; 2006, p. 143-149).

L’histoire est-elle parvenue à intégrer les principes de cette « révolu-tion » ? Sans doute pas totalement. Ainsi le projet de restreindre l’histoire des mentalités à la seule « “description des événements discursifs” des énon-cés rares évoquée par Foucault » (Boureau, 1989, p. 1498) est-il resté lettre morte. Son œuvre a certes participé d’un renouvellement des façons d’écrire l’histoire. Dans un article fondateur pour l’histoire culturelle, « Le monde comme représentation », Chartier met en cause, en se réclamant de Fou-cault, le paradigme expressif qui fonde l’histoire des mentalités, coupable d’identifier le contenu culturel d’une œuvre avec la mentalité du public auquel il s’adresse (Chartier, 1998b, p. 82-83). La lecture historienne de Fou-cault a permis une meilleure prise en compte de la spécificité des discours, qui ne sont jamais des reflets des pratiques mais obéissent à une logique propre. Toutefois, parce que Chartier entend rénover l’histoire sociale et non la révoquer, il ne s’en tient pas à l’étude des discours. Il suggère alors de faire appel à la notion de « représentation » pour la réarticuler à l’histoire sociale, en convoquant notamment la notion durkheimienne de « représen-tation collective ». Ce faisant, il incorpore la pensée de Foucault à l’anthro-pologie sociologique que dénonce précisément ce dernier.

Au-delà de la défense de l’histoire sociale, d’abord portée par l’histoire française de la tradition des Annales, l’obstacle à l’intégration de la pensée foucaldienne en histoire tient à ce que les historiens n’ont jamais renoncé à l’ambition de comprendre le passé tel qu’il fut. Ainsi, même les histo-riens américains de la new cultural history (Megill, 1987, p. 117-141 ; Hunt, 1989), qui reprennent la critique foucaldienne de la prééminence accordée à l’histoire sociale, se contentent en réalité de lui substituer celle de l’his-toire culturelle, c’est-à-dire une autre conception de la réalité historique, à laquelle ils associent indument Foucault (Noiriel, 2003, p. 45). Veyne lui-même se trouve confronté à la contradiction entre son adhésion au nomina-lisme de Foucault (Veyne, 1996, p. 64-65), qui suppose de renoncer à l’exis-tence d’une réalité à restituer (Foucault, 1980, p. 34), et sa propre volonté, toute historienne, de maintenir la définition du champ de la connaissance historique comme totalité indéterminée de ce qui a réellement eu lieu

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(Veyne, 1996, p. 28), ou d’affirmer que, si les faits n’existent pas isolément, ils ont néanmoins entre eux « des liaisons objectives » (ibid., p. 51). Il est alors tenté de combler ce hiatus en faisant appel au concept d’« imagina-tion constituante », renvoyant au « fait que chaque époque pense et agit à l’intérieur de cadres arbitraires et inertes » (Veyne, 1992, p. 127). Il peut ainsi considérer les travaux de Foucault comme relevant d’une réflexion sur les conditions réelles de possibilité du monde empirique, ce qui permet de les concilier avec la définition empirique de l’objet de l’histoire.

Si la résistance des historiens est si grande sur ce point, c’est qu’il tient au fondement même de leur pratique. Arlette Farge, qui a travaillé avec Michel Foucault (Farge et Foucault, 1982), décrit bien la tension, dans son rapport aux archives, entre la résurgence invincible du sentiment michelétiste qu’en elles « apparaissent non seulement l’inaccessible mais le vivant » (Farge, 1997, p. 15) et la conscience foucaldienne que les archives sont des constructions dis-cursives spécifiques, et non des reflets du passé. La perspective foucaldienne peut néanmoins être mise au service de la visée historienne de compréhen-sion des sociétés du passé. En effet, si les archives judiciaires ne sont pas une représentation des faits divers qui y sont racontés, elles constituent toutefois des traces, plus intéressantes encore, des dispositifs de pouvoir et des pra-tiques discursives que chaque narration judiciaire réarticule de façon spéci-fique. Or cet agencement peut être saisi comme l’expression d’un fait social : au croisement de stratégies discursives distinctes, celle de l’homme qui parle et du greffier qui réécrit, « se repèrent des identités sociales s’exprimant par des formes précises de représentation de soi et des autres, se dessinent des formes de sociabilité et des manières de percevoir le familier et l’étrange, le tolérable et l’insupportable » (ibid., p. 99). Analysées comme conjonctions de pratiques discursives et comme nœuds de rapports de pouvoirs, les archives nous livrent « la complexité des relations sociales » (ibid., p. 102-103). Comme le suggérait Chartier, on passe ici insensiblement de l’histoire des pratiques et des discours à celle des représentations que les archives nous révèlent : « L’objet de l’histoire est sans nul doute la conscience d’une époque et d’un milieu » (ibid., p. 116). Certes, cette « conscience » n’est pas une entité psychologique unifiée que l’on pourrait retrouver derrière l’opacité des archives. Les écueils de l’histoire des mentalités sont ainsi évités. Les pratiques discursives et les stratégies de pou-voir qui se mettent en place dans les archives participent pleinement à la structuration complexe de cette conscience. Il n’en reste pas moins que l’ob-jet ultime de la connaissance historique relève toujours d’une histoire sociale n’ayant pas renoncé à son fondement anthropologique. Ce sont les hommes d’une époque, leurs façons singulières et collectives de vivre et de penser, qu’il s’agit ici de comprendre.

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Faut-il conclure de cet écart persistant que les historiens seraient encore insuffisamment foucaldiens, que la réception de Foucault n’aurait pas encore été menée à terme en histoire, comme le suggère Gérard Noiriel (2003) ? Ce dernier met en parallèle les difficultés d’introduction de la phi-losophie foucaldienne en histoire avec celles rencontrées par la sociologie durkheimienne, issue de la philosophie, au début du xxe siècle. Pour pou-voir assimiler les concepts de Foucault, il manquerait encore à l’histoire l’équivalent de la traduction, effectuée par Ernest Labrousse, des concepts du philosophe et économiste durkheimien François Simiand dans le lan-gage de l’histoire (Noiriel, 2003, p. 43). Il subsiste toutefois une différence notable entre ces deux cas : la sociologie durkheimienne pouvait rejoindre l’histoire à partir d’un projet commun, celui de la connaissance de l’homme vivant en société. Les critiques durkheimiennes de l’empirisme des his-toriens portaient sur la conception trop étroite du réel qu’entretenaient ces derniers, et non sur l’idée que les objets de la connaissance historique seraient réels. À l’inverse, le transfert des fondements épistémologiques de la philosophie foucaldienne en histoire supposerait une rupture avec le pro-jet même des sciences humaines ou sociales. Les résistances rencontrées par la pensée foucaldienne en histoire doivent donc moins aux limites de la lecture des historiens qu’à un obstacle plus fondamental, que ceux-ci ne sauraient lever sous peine de saper les fondements de leur propre discipline.

Nous ne suggérons toutefois pas que les usages de Foucault n’auraient eu – ou ne sauraient avoir – aucune pertinence en histoire. Au-delà même de la fécondité que peuvent avoir certains malentendus, les historiens sont dans une certaine mesure susceptibles de rejoindre la perspective de ce dernier. Foucault redéfinit à la fin de son œuvre sa démarche comme une histoire des « problématisations » (Foucault, 1994k), qui ne sont ni des représenta-tions d’objets préexistants, ni des créations d’objet, mais la constitution historique d’un domaine ou d’une question comme bons à penser. Cette approche a souvent été présentée, à raison, comme l’apport de Foucault à l’histoire (Takacs, 2004), ce qui rejoint en partie la lecture de Veyne et de Chartier. L’histoire peut ainsi étudier la façon dont la pensée élabore de nouveaux cadres de réponse aux problèmes qui surgissent quand certaines pratiques ou agencements symboliques (relatifs à la folie, à la sexualité ou à l’État par exemple) ne vont plus de soi, sous l’action incitative (mais non déterminante) de certains « processus sociaux, économiques ou politiques » (Foucault, 1994k, p. 597). Mais comment articuler ces transformations de la pensée aux transformations sociales ? Et que faire des éléments qui ne vont pas dans le sens de la mutation dégagée ? Ce sont des questions que se pose l’histoire, mais dont Foucault n’a nul besoin, parce qu’il ne se situe

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pas dans la perspective d’une science humaine ou sociale. S’il faut admettre que son travail et celui des historiens peuvent converger jusqu’à un certain point, il importe alors de préciser où précisément se situe ce point ultime de divergence.

À quoi devrait renoncer une histoire devenue foucaldienne ?

Selon Foucault, les sciences humaines se définissent, nous l’avons vu, par les rapports qu’elles entretiennent, sans leur appartenir, avec les trois domaines de l’épistémè moderne : les sciences mathématiques et physiques, les sciences empiriques et la philosophie. Extraire l’histoire du champ des sciences humaines pour l’affilier à l’archéologie ou à la généalogie suppo-serait donc de dénouer ses liens avec ces trois pôles. En s’éloignant du pre-mier, elle abdiquerait son statut de science : lors même que l’on maintient une distinction forte entre sciences naturelles et sciences de l’homme, le qualificatif commun de science suppose qu’elles relèvent d’un principe com-mun. En se séparant du second, elle se détournerait de l’étude du social, en tant qu’il a été conçu, du moins dans la tradition sociologique fran-çaise, comme une entité naturelle prenant place dans le monde empirique. En se détachant du troisième, elle renoncerait à être une connaissance du réel, délaissant alors l’ontologie philosophique qui l’a jusqu’ici supportée. Quelles seraient les conséquences de ces trois ruptures ?

L’abandon du statut de science humaine n’équivaudrait certes pas à la disparition de toute règle de méthode en histoire. La généalogie revendique l’observation de « règles techniques : de documentation, de recherche, de vérification » (Foucault, 1994i, p. 414). Dans ce corpus de règles, pour-raient prendre place les méthodes de critique des sources, ainsi que celles de l’histoire sérielle dont Foucault fait l’éloge (Foucault, 1969 ; 1994e). Mais il faudrait en revanche récuser la validité des méthodes formées par les sciences humaines pour tenter de comprendre et d’expliquer les phéno-mènes humains, en se contentant d’admettre que la « fiction historique » (Foucault, 1994g, p. 805) construite sur la base de ce matériau archivistique authentifié n’est pas la seule possible. Toutefois, si la notion de « fiction » permet à Foucault de se libérer du régime de vérité propre aux sciences, il ne s’agit en rien de renoncer à l’exigence de vérité en tant que telle. Le dia-gnostic qu’il porte sur le présent à partir de sa construction généalogique repose peut-être sur une fiction, en tant qu’il sélectionne et systématise déli-bérément ses données, mais on peut « induire des effets de vérité avec un discours de fiction » (Foucault, 1994f, p. 236). Mais ce nouveau régime de vérité ne fait sens qu’à partir de l’articulation philosophique de la question

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de la vérité, de l’éthique et de la politique (Foucault, 2009, p. 60-65). Le discours généalogique peut être qualifié de discours vrai parce qu’en exhi-bant les conditions historiques de constitution du régime de vérité actuel, il est susceptible de produire un effet éthico-politique sur le présent qui en manifestera alors rétroactivement la vérité : « Mon espoir est que mes livres prennent leur vérité une fois écrits – et non avant » (Foucault, 1994g, p. 805). Or cette conception de la vérité est de tradition strictement philo-sophique (Foucault, 2009, p. 62-63). La prétention au dire-vrai d’une his-toire foucaldienne restera ainsi aux mains de la seule philosophie, la science historique se contentant alors d’assurer la vérification technique des procé-dures de critique des sources.

Le renoncement à l’histoire « sociale » est évidemment supposé par le rejet des méthodes propres aux sciences humaines. Mais la notion de société, notamment telle qu’elle a été développée par la tradition socio-logique française, occupe une place centrale dans la critique de Foucault. Alors qu’il évoque parfois Max Weber, il ignore les sociologues français de son temps et fait d’Émile Durkheim une figure repoussoir (Fabiani, 2004). La conception de la société comme réalité naturelle, objet d’une connais-sance positive et permettant une évaluation en termes de normal et de pathologique, est sans doute apparue à Foucault comme l’expression par-faite de l’anthropologie naturaliste corrélative des institutions disciplinaires. Pourtant la notion de normal est chez Durkheim un instrument de critique sociale, en ce qu’elle permet la mise en cause des institutions existantes au nom de la norme que constitue « l’idéal social » (Durkheim, 1996b, p. 76) fondant les jugements de valeur des individus. De plus, en situant l’analyse au niveau des représentations collectives et en refusant toute autonomie au niveau psychologique (Durkheim, 1996a), l’anthropologie sociologique se décentre radicalement de l’interrogation sur l’individu qui est l’objet des disciplines visées par Foucault. Le modèle durkheimien offre notamment pour ces raisons des ressources précieuses à l’histoire. Tel qu’il a été mis en œuvre par Marc Bloch, il permet d’articuler les connaissances historiques à partir de l’étude des rapports sociaux, là où l’histoire sérielle a souvent été réduite à superposer les analyses économiques, socioprofessionnelles et psychologiques ou culturelles relatives aux différents corpus de documents étudiés (Hulak, 2012, p. 297-303).

La remise en cause de l’ontologie naïve de l’histoire a été portée par la critique foucaldienne montrant que le « réel » n’existe pas comme « tota-lité à restituer » (Foucault, 1980, p. 34). Il est toutefois possible de faire un autre usage philosophique de la notion de réel en histoire, en considérant qu’il renvoie simultanément à l’objet et au sujet de la connaissance histo-

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rienne. Ainsi, selon Michel de Certeau, « d’une part, le réel est le résultat de l’analyse, et, d’autre part, il est son postulat. […] La science historique se tient précisément dans leur rapport » (de Certeau, 2002b, p. 57). L’opéra-tion historiographique trace une limite entre le passé connu et le présent qui en prend connaissance, bien que cette limite soit toujours remise en jeu, puisque le passé est configuré par l’acte de connaître, et le présent constitué par le passé. Foucault, nous l’avons vu, perçoit ce cercle comme la contra-diction ontologique qui condamne les sciences humaines (Foucault, 1990). Mais en s’en libérant pour proposer des fictions généalogiques, il écarte ce rapport entre passé et présent qui est constitutif du régime de vérité de la science historique. Certes, alors que l’archéologie était sans sujet (de Cer-teau, 2002a), la généalogie se reconnaît comme savoir perspectiviste. Mais parce qu’elle ne thématise pas le rôle du sujet de la généalogie dans la consti-tution même du savoir, elle « revient pour l’essentiel à une pratique de non-lieu » (de Certeau, 2002c, p. 185) : le savoir généalogique se déroule dans la plénitude, en occultant ses manques et ses choix. À l’inverse, la référence à un passé réel exerce une contrainte à la fois méthodologique et éthique sur l’historien, analogue à celle que la référence à la réalité des peuples étu-diés fait peser sur l’ethnographe. Elle lui commande de faire apparaître les limites de ses constructions, les absences qu’il ne peut combler, les décalages qui subsistent toujours entre l’ordonnancement de la réalité du passé que permettent ses choix perspectivistes et ce qui y résiste. Ce faisant, l’histoire ne renonce en rien à ce que Foucault appelle les « effets de vérité », car cette production de décalages est ce qui lui permet de défaire la continuité des représentations mémorielles du passé par une « tactique de l’écart » (de Cer-teau, 2002b, p. 114), de déconstruire les représentations légendaires du passé en donnant à voir l’altérité du passé par rapport à ce qu’est le présent, mais aussi vis-à-vis de ce que le présent peut et veut en connaître. Là où Foucault articule les questions de la vérité, de la politique et de l’éthique autour d’une pensée du présent, c’est le rapport entre passé et présent qui commande le régime de vérité de l’histoire : la vérité historique ne peut être établie que sur la base d’une référence éthique au passé saisi dans sa différence. Et c’est ce qui libère ses effets politiques, en lui permettant de montrer comment le passé pèse toujours sur le présent, et comment le présent construit sa repré-sentation du passé à partir de lui-même.

Michel Foucault a toujours revendiqué sa proximité avec l’histoire, alors même qu’il n’a jamais cessé de mettre en cause les fondements épistémolo-giques et politiques du projet des sciences humaines. Pour cette raison, il s’est toujours gardé d’expliciter l’appartenance de l’histoire à ces dernières. En évoquant la figure familière pour les historiens de leur ennemi commun,

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la philosophie de l’histoire et la science historique du xixe siècle, il peut passer sous silence la portée de sa critique vis-à-vis de la science historique dans son ensemble. Cette stratégie vise à désolidariser l’histoire des sciences humaines afin de mieux l’associer à sa propre pratique de l’histoire. Cette analyse permet de justifier le caractère apparemment inachevé de l’intro-duction de la pensée foucaldienne en histoire, qui a pu être jugée insuf-fisamment radicale. Il résulte de l’effort des historiens pour concilier les principes de cette philosophie de l’histoire avec la démarche des sciences humaines qu’elle entend précisément congédier. Ce compromis a pu, et pourra sans doute toujours, produire des effets méthodologiques féconds. En revanche, accepter comme tels les fondements théoriques de la généalo-gie foucaldienne demanderait à l’histoire de suspendre toute appartenance aux sciences humaines, ce qui supposerait trois renoncements corrélatifs : à son statut de science, à l’étude du social et à la référence au réel. Ce fai-sant, elle se verrait privée de son autonomie épistémologique, politique et éthique, pour redevenir, comme dans la philosophie de l’histoire tradition-nelle, quoique sous un mode nouveau, la servante de la philosophie.

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