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8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
1/14
Littérature
Payer de sa personne. Leiris entre Rimbaud et MallarméVincent Kaufmann
Abstract
Leiri's writing can be considered, on the whole, as haunted by the possibility of an act which would not be a failure, which would
not be only a semblance, a rhetorical one : how truly pay the price ? This is maybe the question Leiris has never been able to actually answer.
When he attempts suicide (« Fade suprême ») , he finds himself fascinated by Mallarmés Livre (Fibrilles). And when he goes to
war (in 1939) y he feels less like taking action than like entering a legend whose premature hero would he himself : a hero who
has not yet acted, and who will never do so. (Biffures.)
Citer ce document Cite this document :
Kaufmann Vincent. Payer de sa personne. Leiris entre Rimbaud et Mallarmé. In: Littérature, n°79, 1990. Michel Leiris. pp. 63-
75.
doi : 10.3406/litt.1990.2540
http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540
Document généré le 25/09/2015
http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540http://www.persee.fr/author/auteur_litt_747http://dx.doi.org/10.3406/litt.1990.2540http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540http://dx.doi.org/10.3406/litt.1990.2540http://www.persee.fr/author/auteur_litt_747http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/
8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
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OSCILLER ENTRE
POÉSIE
ET
ENGAGEMENT
Vincent Kaufmann, Université de Berkeley
P YER DE S PERSONNE
Leiris
entre Rimbaud
et
Mallarmé
«
L écrivain engagé
sait
que
la parole
est
action
»,
écrit
Jean-Paul Sartre
dans
les premières pages de Qu est-ce que la
littérature^1. En quoi
il
se distingue
comme
l eau du feu du
poète,
qui
au
contraire
ne le
sait
pas, qui
parle
justement
pour
ne
pas
agir.
Voyant
les
mots
à
l envers,
au
point
de
ne
plus
véritablement appartenir
à
l humanité, celui-ci se voit attribuer
du même
coup une
sorte
de
droit au
non-engagement
et
à
l irresponsabilité qui
font,
pour Sartre,
tout
son charme.
La
preuve de l existence
du poète,
c est
en
somme
qu il est dispensé
de figurer au sommaire des Temps
modernes.
On
peut
imaginer
que
Michel
Leiris
a
dû
découvrir
ces pages
d anthologie avec
une
certaine perplexité, ou du moins qu elles
l auront confronté une
fois
de plus
au
caractère paradoxal de son
rapport
à l « engagement »
littéraire. Il y
a en
effet
dans
la
brutale
(et
vieille)
distinction de
Sartre
de quoi
le
laisser étrangement en
porte-à-faux.
Il
collabore occasionnellement aux Temps modernes
(où paraissent
notamment
des extraits de Biffures), mais il est
évoqué à
titre de poète dans
le passage
auquel
je
viens de
faire
allusion
:
selon
Sartre,
il est exemplairement celui
que
les
mots
renvoient
à lui-même et non
pas
au monde 2. Là où
il
pense agir,
il se retrouve du côté
des
poètes, de ceux qui ne
savent pas
se
« servir » des mots. Mais inversement,
s il se
voue à l aventure
poétique,
c est
toujours en
attendant de celle-ci
qu elle
serve
malgré tout
à
quelque
chose,
qu elle
change
la
vie
et
transforme
le monde, comme l exigeaient déjà,
avant
Sartre, les
surréalistes.
Entre la figure du
poète et
celle de l écrivain engagé,
il
hésite,
il
oscille.
Il
n est ni tout à
fait
l un, ni tout à fait
l autre,
ou alors
il
l est
toujours
malgré
lui
: jamais exactement à sa place
nulle
part.
Cela vaut
pour l époque des
Temps modernes, mais
aussi pour
plus
tard :
on
pourrait dire de la trajectoire du
Leiris
de
l ensemble
de L,a Règle du jeu qu elle se présente
comme
un
désengagement
contraint.
Elle
est hantée par
un
impossible
passage
1.
Situations,
II,
p.
73-
2. Ibid., p. 67.
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8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
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LE
SUICIDE MANQUE
ET L ACCEPTATION
DU
SEMBLANT
LITTÉRAIRE
à l acte ou à l action ; soit aussi par un irrésistible penchant
pour
l acte manqué, dont
je voudrais
retracer ici quelques-uns des
temps
forts, en
partant de l épisode de la
«
tentative de
suicide »
racontée dans
Fibrilles.
On se souvient des raisons qui
conduisent
à
une
telle
tentative.
Une
liaison
amoureuse oblige
notre
autobiographe
à
mentir
à la compagne de toujours,
et
l empêche d être à la
hauteur de
sa volonté
de
tout
dire, qui
constitue pourtant le nerf
de la guerre de son entreprise littéraire. Celle-ci se retrouve par
conséquent comme frai~>r>ée d inanité,
ou
du moins
une
fois
de
plus
en
crise, et ce n est
pas
le succès de Fourbis, récemment
paru,
qui
y change quoi que ce soit. Au contraire, les
échos qui
reviennent à Leiris de son
travail
le dépriment encore plus,
surtout
lorsqu ils
sont positifs
et
qu ils
lui
attribuent par
exemple
« la
découverte
d un système permettant de supprimer toute
distance
entre
une vie
personnelle
et
la
mythologie
»
—
comme
s il avait réellement réussi
à
changer sa vie.
Il ne
sait que
trop, et
j y
reviendrai,
que cette
mythologie n a d existence
que
dans ce
qu il écrit,
pour
les autres.
De
la vie qu il serait
parvenu
à
transformer,
il
reste exclu :
«
Mais,
quelque joie vaniteuse qu aient pu sur-le-champ me procurer les pages
de
mon
supporter, elles cessèrent vite d être un baume pour devenir plutôt le
couteau dans la plaie, car
je
savais trop
bien
quant à
moi que, même
en
admettant
que je sois
parvenu à
transformer
ma
vie
en mythe,
elle
ne
l est
devenue que
par
écrit,
dans le récit au passé
que j en fais et non
pas en elle-même,
dans
le
présent
où
je la vis.
»
3
Au-delà de ses raisons affectives immédiates, le geste « fatal »
apparaît ainsi
comme
une tentative de
sortir
de
la comédie ou
du
semblant de vie
qu est
devenue la
littérature.
Le risque est
évidemment de jeter l enfant
avec
l eau du bain, sauf si la
tentative relève elle-même encore de la
littérature, comme
tout
semble
l indiquer
dans
le
cas de Leiris.
C est
d ailleurs
apparemment
la
dernière pensée
qui lui
traverse l esprit lorsqu il
est sur
le point de
sombrer dans
l inconscience, après avoir avalé des
comprimés
de
phénobarbital
:
Tout ça, c est de la littérature... assurai-je
enfin,
voulant dire non seulement que la
littérature m avait vicié jusqu au cœur et
que
je n étais plus
que cela, mais que
rien
ne
pouvait désormais
m arriver
qui
pesât plus lourd
que ce qui s accomplit
par l encre
et le
papier dans un
monde
privé
d une
au moins
des trois
dimensions réglementaires.
C est (suivant le récit
de mon
témoin) après cela
que je
m enfonçai
décidément
dans le noir {Fibrilles, pp. 106-107).
Il
faut
dire que
Leiris y met du sien
pour
que sa
tentative
ne
soit que de la littérature, notamment
en
s empressant d avouer sa
3.
Fibrilles,
Gallimard,
1966,
p.
90.
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Études
« mauvaise farce »
(les comprimés)
à
sa
compagne
:
«
Allongé
auprès
de ma
femme, il
me parut impossible de garder
cela
pour
moi »
{Fibrilles,
106). Une fois
de plus,
il n y aura
eu
d acte
que
manqué.
Rien n aura
eu
lieu qui
lui
aurait
permis
de
sortir
du
semblant d existence
auquel l écriture
le
voue de
plus en plus.
Dès
lors
qu il
y
a
aveu,
l «
acte
suprême
»
n aura
été
qu une
comédie,
une de plus : «
J avais
avoué, mon geste était
sorti
de
l irréparable et tout semblait promis —
maintenant que
j avais
lâché
pied —
à s effondrer dans une lugubre
comédie
» {Fibrilles,
106).
Mais,
comme le
dit
Leiris à propos d une
autre
de
ses
innombrables «
faillites »,
« à quelque
chose malheur est
bon »
4,
surtout
lorsque
le
malheur
en question n est qu une comédie. A
défaut de constituer véritablement un
acte,
sa
«
tentative
»
lui
permet
en effet d appréhender
de
façon
plus
précise ou lucide la
nature
de l action littéraire
dans
laquelle il
est engagé : soit
justement son
statut d acte
nécessairement manqué, dans tous les
sens du terme, et
en
particulier au sens freudien, qui suppose
que
l acte
manqué est
toujours réussi sur
un
autre plan —
ici
celui de
la
littérature. Au
regard de celle-ci, son geste
constitue en
effet
véritablement une preuve par l acte
manqué
: la tentative est
littéraire parce
que
manquée, ou manquée
parce que
littéraire. La
différence entre un suicide réussi et un suicide
raté,
ce serait
que
le second
est
toujours
susceptible d un investissement poétique :
il
représente
une
assumption
du
semblant,
comme
si
désormais
plus
rien n était
possible
au-delà, dès lors même
que mourir
n est
plus
qu un artifice,
une figure de rhétorique.
Tel serait le
sens
du
« Tout ça, c est
de
la littérature... » de l écrivain sur le point de
s enfoncer dans
le noir.
Mourir (un peu),
pour
d autant
mieux
renaître (un
peu
aussi) : ce sont bien là les
figures,
premières et dernières, dont se
supporte tout un régime
«
moderne
»
de l écriture
5. Le
geste raté
de Leiris
leur
donne
paradoxalement leur
poids
de
réalité,
il
lui
permet
d autant
mieux de
les
incarner
qu il
aura
évité
d y
disparaître
tout à fait. Pour
une
fois, la vie et
l œuvre
coïncident,
ou
presque,
dans
ce point de suspension où toutes les
deux
ont
failli s interrompre.
Désormais,
l écrivain peut vivre (si l on
peut
dire) sur un pied d égalité avec les
morts
et les
ressuscites
les
plus
célèbres de l histoire de la
littérature
: « Je tirais une certaine
fierté de m être
jeté à corps
perdu dans
des
vicissitudes qui me
mettaient hors du
commun. J avais
joué
le
grand jeu.
J étais
le
ténébreux,
le veuf,
l inconsolé qui traite
de
pair à
compagnon
avec la
4.
Fourbis,
Gallimard, 1955,
p.
62.
5. Sur ce point, voir notamment Michel Beaujour, Miroirs
d encre,
Seuil, pp. 273-293, ainsi
que Daniel Oster, «
D un
statut d évangéliste », Passage de Zenon, Seuil, 1983-
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ENTRE
MALLARMÉ
ET RIMBAUD
mort et
la folie
»
[Fibrilles,
111). Tout
se
passe donc comme
s il
avait ainsi
réellement
payé de sa personne. A son
réveil,
il estime
en tout
cas que son geste
lui
donne
le droit de
ne
plus dissimuler
la liaison qui en
était
le déclencheur le
plus immédiat :
« le
ressuscité
que j étais avait payé
assez
chèrement le droit d être
amoureux
sans
se dissimuler» [Fibrilles,
113).
Leiris
ne revient
pas
pour
se taire,
et
encore moins
pour
ne
plus
écrire
:
en
lui
permettant d arracher sa liaison à la clandestinité (c est le retour
au tout
dire),
la «
tentative
»
confère
à la pratique poétique
une
nouvelle
légitimité, d autant
plus
irréfutable qu en la matière il
est difficile fou
en
font cas
dano-erenx^
d en
demander nlus.
Descente au royaume des
ombres et,
au
moment de refaire
surface, cap
sur le
semblant :
immobilisé sur
son lit
d hôpital,
Leiris (qui dans
Fourbis
déjà
envisageait la
scène théâtrale
comme
« le
lieu
»
de
la « mort
feinte
» (p. 44),
notant également alors que
« savoir mourir est la pierre de touche du grand
acteur
» (p. 44))
est
assiégé
de
souvenirs
—
sortes
d idées
fixes
—
se
rapportant
tous d une manière ou d une autre au théâtre,
registre
dans
lequel
la figure de l artiste
en
général apparaît à de
nombreuses
reprises au
cours de
La Règle
du
jeu.
Il ressuscite, mais c est
moins
pour faire table
rase
des contradictions qui avaient fini par le
paralyser,
pour revivre
et
donner
à
ce
qu il écrit
la
force d un
acte,
que
pour
prendre
son parti
du
semblant auquel toute action
littéraire lui
paraît
vouée. Le Leiris nouveau
ressemble
beaucoup
à l ancien, et
aussi
à l étrange
prestidigitateur
auquel il se
compare
lui-même
tout
au
début
du
chapitre
qui
suit
Fépisode
de
sa
tentative
de
suicide
: ce
personnage
qui, plutôt que de se
livrer
à des tours de passe-passe, se contente de faire semblant d en
préparer
en
sollicitant à outrance
le
concours du
public et en
laissant
ensuite
tout
en
plan
6
:
croyez-moi,
ce
sera
d autant
plus
beau
que rien
n aura
eu lieu...
S il fallait
chercher
à ce paradoxal
prestidigitateur
des
antécédents littéraires, c est incontestablement du
côté
de Mallarmé
qu il
conviendrait
de se
tourner
;
du
Mallarmé histrion,
annonçant inlassablement
un
livre
«
total
»,
sorte
de
chef-d œuvre
aussi
absolu
qu inconnu :
un
livre
jamais
réalisé, que les célèbres notes
du Livre publiées par
J. Scherer 7
permettent à maints
égards
d assimiler à
un
tour de
passe-passe.
Les allusions
au
« prince
des
poètes » ne manquent pas dans
les premiers
volumes
de
La Règle
du
jeu. Mais il faut attendre la tentative de suicide
pour
que
le
prestigieux aîné
(passé
maître, dit-on,
en
matière de « disparition
6.
iibnlks, pp. 196-197.
7.
J.
Scherer,
l^e
« livre » de
Mallarmé,
Gallimard,
éd.
1977.
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autres préoccupations, devient raison de vivre quand
il
visait,
originellement, à être moyen de
m éclairer
pour
une
conduite
plus cohérente de ma façon de vivre »
{Fourbis,
14). Mais
avec
la
coloration
mallarméenne
subie
dans Fibrilles
par ce
même
motif,
le paradoxe
voulant que
le
livre écrit pour changer la vie
et
la
société
finisse purement et
simplement
par
remplacer la
vie, n est
plus
ressenti
comme
un
déchirement,
et
encore moins
comme
une raison de se suicider.
Mallarmé
montre la
voie
vers une autre
forme d effacement de soi
:
même raté, le suicide
perd
de sa
nécessité et de son
intérêt,
parce
que
l œuvre
totale est une forme
de suicide.
On
vient de
le
voir, Leiris envisage
le
projet
mallarméen
comme
un moyen
d échapper au
« subjectivisme ».
Plus radicalement, pourrait-on dire,
le
Livre
implique par
définition une suppression de
la « personne », et
ceci
quel
que soit
le
crédit
que l on
accorde
à la tentative de Mallarmé : soit on croit
à
la
possibilité
de
sa
réalisation,
et
dans
ce
cas
le
livre,
«
monde
complet, irrécusable »,
doit
tenir tout
seul,
sans
que
n intervienne
plus
aucune personne,
plus
aucun
auteur pour
le «
couvrir » ;
soit on
considère
que
les notes
du
Livre vont
dans
le sens
d une ironique
destruction de toute
croyance
déposée
dans le
Livre, ce qui laisse peu de chances à un
sujet
d y
advenir.
Vouloir
réaliser le Livre revient
en somme
à disparaître dans la
comédie
que
devient
nécessairement son
impossible
réalisation. Il n est
donc
pas
indispensable
de savoir si Leiris,
ou
Mallarmé lui-
même, « croient » véritablement
à l œuvre
totale : viser
le
Livre,
c est
toujours
faire
le
deuil de soi,
payer
de
sa
personne,
et
c est
là sans doute l essentiel de la «
leçon
» mallarméenne à laquelle
l autobiographe revenu à un peu
de vie se
dit docile.
La tombe
se creuse maintenant à coups de plume
:
[...] ce livre, tissé
de
ma vie
et
devenu ma vie même,
point
tellement parce qu il
en
contient le
récit
et que j use
à le
fabriquer
le
meilleur
de
mon temps, mais
parce qu il est à la fois
ce dont
je
me souviens et le
souvenir
que
je
veux
laisser,
un substitut
de
ma force défunte
sans avoir jamais véritablement
existé
et le
tombeau que je me bâtis [...] (Fibrilles, 220).
On se souvient que dans L action restreinte, Mallarmé écrivait
ceci
à
l intention
de ceux
que
tenterait
une
littérature
engagée
:
« Le suicide
ou
abstention,
ne
rien faire, pourquoi
?
— Unique
fois au
monde,
parce
qu en
raison d un événement toujours
que
j expliquerai, il n est pas
de
Présent,
non, un
présent n existe
pas...
Faute que se déclare la
Foule, faute
— de tout »
9.
Mallarmé
dit
bien ici
« le suicide
ou abstention
»
:
au
regard de
l impossibilité
d être
en
prise sur le présent,
d agir
au moyen de
la parole sur un
autre
(ou sur cet Autre
plus général dont
la
foule
est chez lui
une
figure privilégiée), les deux choses
semblent
9- Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, 1945, p. 372.
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Études
DE
L ACTIONANS L HISTOIRE
L ENTRÉE ENÉGENDE
revenir au même. L attitude du poète, qui limite son
action
à un
effet
de représentation,
correspond donc à
un
suicide
indéfiniment prolongé (ou raté).
Elle
revient
en
tout cas
à
renoncer
à
vivre,
et
plus encore à
agir.
Confiant
l ombre
de sa
parole
à un
livre écrit
comme par personne et pour
personne,
le poète
s ensevelit
lui-même
avec
ce livre,
se
coupant des
autres,
et
du
même coup de toute possibilité
d action. C est cette
position
qu il revient maintenant à Leiris d assumer,
comme s il
devait
passer
d un
suicide raté à
une abstention réussie
; Leiris,
dont
l incapacité d agir
est toujours allée de pair avec
une
incapacité
de parler,
jusqu à
s en étrangler (est-ce un
hasard
si, pour
survivre à sa « tentative
»,
il devra subir
une
trachéotomie ?)
:
Sentiment d être
au
pied du mur
quand je suis mis dans l obligation
de
m exprimer.
Frousse
panique devant
les
mots
à
enchaîner comme devant l acte
à
accomplir.
Tourner
toujours
autour
du
pot.
Ondoyer. Biaiser. Tergiverser.
Comment faire
crouler
tout cela ? Comment ruiner
cette
Jéricho.
Par
le
battement
de quel
tambour
ou
le souffle
de quelle
trompette abolir les barrières
de
confusion et
de
contrainte qui
m étranglent
la voix
?
(Biffures, 292).
Il
voudrait
parler, mais
il
s étrangle
; il voudrait
agir, mais
il
reste désespérément théâtral.
La différence
essentielle
entre
Mallarmé et
Leiris
tient
alors sans doute
à
ce «
voudrait
» (à ce
qu on pourrait appeler le syndrome-Rimbaud
de Leiris :
son
imaginaire de
l action, avec Rimbaud
dans
le
rôle du héros ; un
Rimbaud qui
aurait « changé la
vie », mythique bien
sûr, promu
à
cette
fonction
par
la
nébuleuse
surréaliste).
Mallarmé
s est
en
effet toujours gardé
de
vouloir
quoi que
ce
soit
— y compris
peut-être le Livre
lui-même :
retrait
absolu
de toute
parole
engageant
un «
je
», une intention.
Il
s en
tient à P«
action
restreinte
», alors que
Leiris multiplie les actes manques parce
qu il
se sent
obligé
de sortir de la restriction propre à l action
littéraire. S il
se retrouve
du
côté de Mallarmé,
c est
donc
bien
malgré
lui. Tout
son
problème, est-on tenté
de
dire, c est
que
plus il
cherche
à
lier sa pratique poétique au domaine de l action,
et
plus
il
en
sort.
Plus
il
cherche, en
rimbaldien
enthousiaste,
à
changer la
vie,
ou même l Histoire, à faire passer un
peu
de
vie
dans l écriture,
et
plus
il
s enterre dans de
mallarméens
tombeaux.
Rien n est
plus
emblématique (ou
du
moins symptomatique),
à cet
égard, que
le rapport
de Leiris
à la guerre, ce
moment
où
la question
de
l Histoire
se pose pour
tous
de
façon
particulièrement aiguë.
Comment être dans
l Histoire, comment
y
participer
?
Leiris aurait pu, imagine-t-on, rejoindre la Résistance (ne
brûlait-il
pas,
alors
qu il
s ennuyait
en
1934
quelque
part
entre
Dakar et
Djibouti, de rentrer
en
France
pour prendre
part
aux
69
8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
9/14
luttes contre le fascisme montant
?
10).
Il
aurait aussi pu choisir
l exil, continuer
le combat
de l extérieur, ou se tourner
vers une
pratique
d écriture explicitement
engagée, ou encore
tout
simplement
décider
de se taire,
comme
d autres l ont
fait. Mais,
démobilisé
(apparemment
dans tous
les sens du
terme), il choisit
d écrire ha Règle du
jeu,
qu il commence
en
1940 et
en
France
occupée. Le
«
comment
être
dans
l Histoire
»
n est
pas
pour
lui
de
l ordre d un « comment
faire
l Histoire
», mais bien plus un
« comment être
soi-même
dans l Histoire » : comment
ne pas
s effacer
dans sa singularité derrière les
exigences
de
l Histoire en
marche. Être
dans
l Histoire
revient
ainsi
à ne pas la
faire et, dans
une certaine mesure, à ne
pas
y être, la guerre entraînant une
sorte d urgence à n être
que
soi-même
:
II y a, certes, quelque chose de
risible
(voire que
d aucuns
n hésiteraient pas à
qualifier d odieux)
dans
mon obstination à poursuivre
cette
recherche
sans
rapport
direct
avec
la crise pourtant tragique que le monde traverse
aujourd hui.
Mais
n est-ce
pas dans
le
moment
même
que
tout
est remis
en
question
qu on éprouve,
avec
le plus
d urgence,
le
besoin de faire
le
point
en soi-même
?
C est
maintenant ou
jamais, en
effet,
qu il
me faut
être
fixé
sur
ce
à quoi
vraiment
je tiens, ce pour quoi ma vie peut valoir d être vécue, ce
au
regard de
quoi je
ne
veux
pas
démériter, —
en
d autres
termes
:
cette
image de
moi-même
que je
m efforce
d imposer aux autres, du
moins
à certains autres que j aime et
que
j estime, qui
seront mes témoins
choisis.
Image dont
j exige
qu elle soit
ressemblante et
à
laquelle surtout je fais ce que je puis pour ressembler. [...]
à
rien
ne servirait
d user de fausse monnaie pour
le règlement
de ce compte,
à
rien
ne servirait
de tenter de
donner le change
:
il
me faudra, littéralement, payer
de
ma personne si j ai conclu
ce
marché qui est commerce
avec
moi-même autant que
transaction avec autrui
(Biffures,
201).
De cette longue
justification,
on
retiendra
surtout
que
« payer
de sa
personne » —
soit
écrire —
revient
à payer pour ne
pas
être
un
sujet
« historique »
participant
activement,
comme
tant
d autres,
à l Histoire
en
train de se faire
et
risquant éventuellement
d y laisser sa
peau.
Leiris
paie pour n être
littéralement
personne
au
regard des événements qui se déroulent,
pour ne pas
être,
comme
on
dit,
un acteur
du
drame historique
qui est en train
de
se
jouer. Il
paie
de sa
personne, il sacrifie
sa
personne à l écriture,
pour
ne
l engager nulle part
ailleurs
n.
Il
faut
dire
que lorsqu il
tente
de
se
produire
sur la
scène de
l Histoire,
il
se retrouve
immanquablement
du
côté
de la
comédie, ou
encore (et
idéalement)
du côté de la
légende
;
non pas
du côté de l action,
mais du côté
de
sa
représentation
pr stigi us
: décalé, à distance,
avec
déjà à la main un crayon
et
du papier
pour
investir ce décalage, pour
creuser la distance,
pour
que la
représentation trouve
quelqu un
à
qui se destiner. Le mythe ou
10. L Afrique
fantôme,
p. 187.
11.
Sur
le rapport de
Tetris à
la guerre et la
question
du sacrifice de soi,
on
consultera aussi
le
chapitre
qu
Allan
Stoekl
lui
consacre
dans
Politics,
Writing,
Mutilation, University of
Minnesota Press, Minneapolis, 1985,
pp. 51-69.
70
8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
10/14
Études
la légende constituent ainsi le fondement tant de
l imaginaire
leirisien
de
l action
que de son projet
autobiographique, mais
en
même temps
ils sont la
raison pour
laquelle,
précisément,
l écrivain
ne fait que s imaginer
agir,
la raison
pour laquelle
l action
sera
toujours
de
l ordre
d un acte
manqué. Ils sont
comme
la
source
d un
désir
d action,
et
ce
qui empêche
radicalement celle-ci d avoir lieu : Leiris voudrait agir
comme
un
personnage de légende, et c est
pourquoi
il
ne peut jamais
advenir en
sujet historique.
On se reportera à ce propos au chapitre de Biffures intitulé « II
était une
fois
», dont le point de départ est la
mobilisation
de
Leiris pendant la « drôle de guerre
»,
bien
nommée en
l occurrence, puisque notre héros la
passe
aux
confins
du
Sahara,
loin de
tout ennemi,
dans
une unité d artillerie expérimentant
des
armes
chimiques.
C est dans
ce désert qu il
bute
sur la force presque
magique de
la
formule
«
II
était
une
fois
»
(inscrite, significati-
vement,
sur
une boîte de
papier à lettres qu il
vient
d acheter
:
l enjeu est bien de revenir aux
siens,
à «
certains
autres » qu il
aime et
estime),
sur
sa
force
de substitution d un
univers
légendaire à celui de l action et de
l Histoire
: « formule
traditionnelle
évoquant des temps
en
marge de l histoire », ou encore
« clausule
magique qui,
établissant d un
coup
entre l action et
nous les distances, suscite
un recul
vertigineux dans le temps »
{Biffures, 139).
Sans
doute
est-il
de
toute
façon
difficile,
lorsqu on
est
mobilisé au
beau milieu
du
désert, de se sentir
véritablement
acteur de
l Histoire. Mais lorsqu on est,
de plus,
sensible aux
charmes
du «
il
était
une
fois », les obstacles deviennent presque
insurmontables,
l étau théâtral
se referme : « Ici, bien
qu il ne
se
passe
pas
encore quelque
chose,
du moins
il
se produit un
début
de situation ; avant que soient
posées
les toiles qui créeront
le
décor, l espace
scénique est édifié par ces
deux
petits
mots
[une
fois] » {Biffures, 141). Là où Leiris pourrait s apprêter
à
entrer
dans l Histoire,
la
formule
inscrite sur
sa
boîte de
papier
à
lettres
le
précipite
dans le légendaire
:
non
seulement
dans un passé de
contes
et
de
légendes
connues de tous, ou
dans
un
passé
fait de
clichés
historiques
(Vercingétorix, Charlemagne, etc.),
non plus
seulement dans le passé que constitue sa propre
enfance,
mais
dans un présent devenu légendaire, dans une situation où
il
se
vit,
au présent, comme
une figure
légendaire
:
Au militaire
que
j étais
lorsque
tomba
sous mes yeux, de façon
si
inopinée, la
phrase « II
était
une fois... »
ce
n est pas
seulement l enfant
d avant
l autre
guerre — ni même le civil récent — qui apparut. Il me sembla aussi que le
personnage
drôlement
costumé
et
situé
qu en
cet
instant
j étais
—
soldat
coiffé
d un calot
sous
le
soleil
d Afrique
(vu
aujourd hui
:
espèce
d auguste
dans
l éclairage cru d un cirque) —
devenait objet
de
légende,
héros possible
d un
71
8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
11/14
récit que ma mémoire aurait, ultérieurement, toute latitude de me faire et
dans
lequel une chose de ce genre
serait
peut-être dite : « II
était
une fois un
soldat
coiffé d un calot sous le soleil d Afrique et ce
soldat
s appelait Julien-Michel
Leiris
; une boîte de
papier à lettres lui appartenait,
sur laquelle
était écrit
:
II
était une fois... » Si
grande était
la vertu, lu en
bordure du
Sahara et dans la
condition nouvelle
où
je
me
trouvais,
de
ce banal bout
de
phrase imprégné
simplement
d un fort relent d enfance et
de terroir que, le
prononçant
mentalement, je me voyais,
sans
sortir du présent, transformé en un être
ressortissant
au
domaine
de
la
mythologie
ou
à
celui, non
moins
merveilleux
bien
que réel, de l histoire.
Figure
projetée hors de moi, comme pour l ébauche
d une statue future. Portrait avant la lettre descendu de son cadre ; nullement
spectral,
pourtant bien
éveillé, tout au
contraire,
et
parfaitement vivant
(Biffures, 143).
Vivre le présent
comme
un
passé
dont
on
se souviendra plus
tard,
pour
en
faire un
récit, entrer dès
maintenant dans une
légende
dont on
pourra se
reconnaître ultérieurement
comme le
héros
prestigieux,
retomber
en somme
dans une
espèce d enfance
qui serait encore à
venir :
tel est l effet « magique »
du
«
II était
une
fois ». A ce titre, la formule me
semble
parfaitement
représentative du geste
auquel
obéit
l ensemble
de
ha Règle
du
jeu. Elle
est
l embrayeur discursif clandestin
(idéal et en
même
temps
impossible, j y reviendrai) d une «
chasse
» dont Leiris
ne
cesse
d affirmer
qu il la mène au présent,
attendant
donc
de
l écriture elle-même
qu elle
le transporte dans un univers
mythologique,
légendaire,
où
vie
et action
coïncideraient dans une
figure
héroïque.
Ecrire
pour
retomber
en
enfance,
ou plus
exactement
pour
qu à
la
place
du présent de
l adulte qui
devrait
agir revienne
un
merveilleux
enfantin,
isolé
par
la
vertu
d un
«
II
était
une fois
»,
comme
pour parer
à
la
nostalgie
d un
«
là
où
c était, je ne suis
plus
».
Mais,
pourrait-on
dire,
si je n y suis
plus,
c est sans
doute
parce
que
je n y
ai jamais été
(ou au
mieux,
lorsque
j y
étais, je n en savais rien)
:
il y a en
tout
cas peu
de
chances que je
m y
retrouve. Et le seul résultat
tangible
d une
telle
quête,
toujours déçue,
sera de
l ordre d un « là où je devrais
être (et agir), je n y suis
pas
non
plus
». La « légendarisation » de
soi
visée par Leiris représente ainsi avant
tout
une impasse
maintenue sur
toute
forme d action ou
d engagement
concret
:
sorte de tranchée
creusée
dans le temps historique, celui
qu on
partage
avec
les autres.
Le « II
était une
fois » ratifie
un
« état
d exil », une « condition d inadapté »
(Biffures,
141)
dont
l écriture est
sinon à l origine, du moins
ce qui l entretient
en faisant
miroiter
pour
Fautobiographe, comme un
horizon
qui toujours
se déplace, alternative ou substitut à
une
action « véritable », la
possibilité d une
entrée
en légende.
Inlassablement Leiris plante
le décor
de son
entrée en
légende,
mais
en oubliant qu il n y a
pas de
bonne légende sans
héros
actif.
A
propos
des
effets
du
«
II
était
une
fois
»,
il
note
72
8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
12/14
Études
encore ceci : « J ai
oublié
seulement qu une
scène
n est
pas
un
simple chevalet
pour le
tableau que composent costumes
et
décors, mais
le
lieu
d une action »
(Biffures,
142). La légende, pas
plus que
l action, n a lieu, parce que là où Leiris voudrait surgir
en
héros
d une
action, se
produit immanquablement
un
court-
circuit.
C est
bien
lui
qui
apparaît,
mais
toujours
avec
sa
boîte
de
papier sous le
bras
et
sa formule d entrée
en légende ne
débouchant
que
sur un décor vide. Victime,
on
le voit dans le
long extrait
cité ci-dessus, du syndrome de la
Vache
qui rit,
Leiris se retrouve du même
coup
condamné à un livre devenu
« serpent
qui
se
mord
la queue » : soit
tout
aussi bien
au Livre
lui-même, total
au
moins
en
ce sens qu il
ne
saurait
être
question
d en
sortir.
En d autres
termes, le
« II était
une fois
», dont la vertu
fascine
tant
Leiris, n est
jamais,
en
ce
qui
concerne son
entreprise
autobiographique,
qu un
«
J étais
une
fois
» repoussant à
plus
tard
l entrée
en légende. Pour y
entrer
vraiment, il
faudrait
ne
plus dire «
je
»,
il
faudrait payer de sa personne grammaticale,
devenir
un « il
», un
mort en
somme,
confiant à
un autre
le
récit
de
sa vie,
pour
que
cet autre
en
fasse enfin
une
légende.
A se
vouloir
l auteur de sa propre mythologie,
à
renvoyer
l action
qu il pourrait
mener
à un
univers
légendaire,
l autobiographe
se
retrouve les
mains vides
: ayant
passé
sa vie
à
écrire,
il n a non
seulement
pas
eu
le
temps
(ni sans doute le
désir)
d agir
pour
tenir
décemment sa
place
dans une légende
(n est-ce
pas
là
le
sens
profond de l ironique futilité de
nombre
d anecdotes si peu
légendaires qui constituent l^a
Règle
du jeu}), mais de
plus il
restera toujours encombré
de sa personne,
d un « je » qui
représente un irréductible obstacle à son devenir-héros.
Il n y a de légende que pour les autres,
il
n y a de mythe que
raconté
par
les autres. Mallarmé
le savait,
lui qui
produit
presque
délibérément —
c est-à-dire ironiquement
— le mythe
d un
Livre
sans
jamais y engager le
moindre
« je
»,
faisant
ainsi
exister
ce
Livre
comme
un
objet
dépendant
de
la
seule croyance
des
autres : signes
cabbalistiques, allusions, énigmes.
A
l autre
extrémité, Rimbaud ne le savait peut-être pas,
mais
de
toute
façon ce
n était
pas
son
problème
: s il
y a quelqu un
qui
n y
est pour rien
dans
le « mythe de Rimbaud », c est bien Rimbaud lui-même.
Les
dernières
pages
de Fibrilles
en
conviendront,
qui sont
autant de
variations sur
une
impossible conjonction
du
mythe et
de
la
vie
évoquée
dès l épisode de la
tentative
de
suicide.
Rimbaud
perd
alors
enfin
un peu de son
aura mythique
:
« Expérience et
réflexion
étalées sur bien des années m ont été nécessaires
pour
découvrir,
par
exemple,
que
Rimbaud
n a
pas
vécu
l aventure qui
nous exalte : ce qu il a vécu
pour
lui (et non selon l idée
que
s en
73
8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
13/14
feraient ultérieurement les autres),
c est tout
simplement
une
vie
de
chien,
comme
en
témoignent
les plaintes contenues
dans
ses
lettres d Ethiopie »
[Fibrilles,
251).
Tout le
parcours de Leiris se
présente ainsi
comme
une oscillation
entre
deux
« mythes » ;
celui de
Rimbaud, le
poète-aventurier réinventant la
vie, et
celui
de Mallarmé,
vouant
la vie
à
un
Livre
total derrière
lequel
se
profile
toujours
l ombre
d un
faux
prestidigitateur.
Oscillation,
car Leiris
n est ni
vraiment
du
côté de
Rimbaud,
qui finit par choisir la vie (de chien) et le commerce des
armes
contre la poésie, ni vraiment du côté de
Mallarmé.
Son
histoire
est
celle
d un « je » qui n arrive pas à disparaître, comme s il
tenait
trop à rester le témoin du «
il
»
qu il
deviendrait
en
disparaissant,
que
ce soit du côté de Mallarmé ou du côté de
Rimbaud.
L aventure
n est
pas
son fort,
mais
le « tombeau » non
plus,
qui permet
de parler
pour
les morts, dans tous les sens du
«
pour
»,
et
donc
de
se
mettre à
leur
place,
ou du
moins
au
plus
près d eux.
Là où je
me
transforme en
un
« il » (plus
ou
moins héroïque),
je ne
suis justement plus là pour me voir,
et
encore moins pour
me
mettre en
scène.
Vivre à
la troisième
personne, c est déjà ne
plus
vivre tout à fait, ou
du
moins
ne
plus
se voir vivre,
ne
plus
redoubler la vie
d une parole
qui la
rejoue
sur
sa
propre scène,
dans un texte. Au moment de
sa
tentative de
suicide,
Leiris se
réveille à l hôpital flanqué d un compagnon de chambre qui,
note-t-il,
« persistait, lui, à ne
plus
vivre qu à la
troisième
personne
»
{Fibrilles,
194). Ce compagnon
—
sorte
de
fantôme
mallarméen dans lequel
je
verrais pour ma
part le
véritable
auteur du Livre — est
l emblématique
figure
d une
existence
déliée de
tout
«
je
» : un «
il
» qui
n a
lieu que pour les autres,
qui
ne
se réveillera plus jamais pour dire
« je »
;
l emblème en
somme
du
prix
à payer
pour entrer en légende.
Il
ne
se réveillera plus,
il
ne
se verra pas
«
vivre
» à
la troisième
personne,
contrairement
à Leiris
qui peut,
lui,
revenir
sur les lieux de son existence
en
« il ». Mais
un
tel retour est
nécessairement décevant, il
ne
représente
qu un
simulacre
:
rien
de
ce
qui
a été
vécu
à
la
troisième
personne ne
revient
à
la première qui cherche
à
voir si
elle y est
encore.
Le « il »
n aura
vécu
que
le
temps
de l éclipsé
du
« je ».
Et
si
ça
se trouve,
il
aura
alors
même
mieux
vécu
que le
« je » revenant sur les lieux de sa disparition ; telle
est
du moins
l étrange impression produite lors d un
contrôle
ultérieur à
l hôpital :
A
me trouver
en face
de ces
personnes
que
je reconnaissais
sans que
ce
fût
réciproque
et
qui, après avoir
prodigué
soins
et
encouragements à
la
loque
que
j étais un an
auparavant,
n avaient même pas iair de
remarquer
ma présence,
il
me
sembla
être
revenu
dans
cet
hôpital
comme
un
fantôme inconsistant
jusqu à
74
8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale
14/14
Études
ne pas offrir de prise à la
lumière
et, vedette d antan, j éprouvai la décevante
impression
d être devenu moins vivant aux yeux de
tous
ces gens que quand
j étais à
moitié mort (Fibrilles,
195).
La vraie vie, la « véritable » action
commenceraient
là où
n intervient plus
aucun « je »
pour les
passer au
crible d un
regard, d une
écriture.
Celle-ci décolle la
vie
d elle-même
et
voue
tout
acte à
l inactualité d une légende,
soit
aussi,
du point de vue
de
l action, au
ratage.
Rien n aura
jamais
vraiment
eu
lieu
:
il
faut
à Leiris un
peu
de «
il
»,
mais
pas trop,
pour
que
demeure un
«
je
»
capable, orgueilleusement et
poétiquement, de témoigner
de ce
passage
au «
il
». Le poète
? une
sorte d ancien combattant
qui se serait blessé sans avoir jamais vraiment combattu, mais fier
d exhiber sa
blessure,
comme
Leiris
l est
d évoquer,
pour
conclure Fibrilles, la cicatrice
qui
lui reste
au
cou à la suite de sa
trachéotomie :
Cette
marque [...]
est
demeurée
pour
moi
l objet,
non
d une
horreur
rétrospective,
mais
d un orgueil disproportionné à un acte accompli seulement à demi
(ratage
sans
quoi, en vérité, il y
aurait
bien un il
dont
quelques-uns
conserveraient l image,
mais
pas l ombre d un je pour
parler
de mon
orgueil
ou de mon
horreur). Tels ces anciens combattants qui ressassent leur guerre parce qu ils
n ont connu aucune autre grande
aventure
et qui aiment éventuellement exhiber
les
traces de leurs
blessures,
je me reporte à mon suicide manqué comme
au
grand et aventureux moment qui représente,
dans
le cours de mon existence à
peu près sans cahots, le seul
risque majeur
que j aurai osé prendre. Et il
me
semble aussi
que c est
à
ce moment
là
que,
mariant vie et
mort,
ivresse et acuité
de vue, ferveur et négation, j ai embrassé le plus étroitement
cette
chose
fascinante, et toujours à poursuivre parce que jamais tout à
fait
saisie, que l on
croirait
désignée
à
dessein
par un
nom
féminin
:
la
poésie
(Fibrilles,
292).