Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

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  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

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    Littérature

    Payer de sa personne. Leiris entre Rimbaud et MallarméVincent Kaufmann

    Abstract

    Leiri's writing can be considered, on the whole, as haunted by the possibility of an act which would not be a failure, which would 

    not be only a semblance, a rhetorical one : how truly pay the price ? This is maybe the question Leiris has never been able to actually answer.

    When he attempts suicide (« Fade suprême ») , he finds himself fascinated by Mallarmés Livre (Fibrilles). And when he goes to 

    war (in 1939) y he feels less like taking action than like entering a legend whose premature hero would he himself : a hero who 

    has not yet acted, and who will never do so. (Biffures.) 

    Citer ce document Cite this document :

    Kaufmann Vincent. Payer de sa personne. Leiris entre Rimbaud et Mallarmé. In: Littérature, n°79, 1990. Michel Leiris. pp. 63-

    75.

    doi : 10.3406/litt.1990.2540

    http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540

    Document généré le 25/09/2015

    http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540http://www.persee.fr/author/auteur_litt_747http://dx.doi.org/10.3406/litt.1990.2540http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540http://dx.doi.org/10.3406/litt.1990.2540http://www.persee.fr/author/auteur_litt_747http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1990_num_79_3_2540http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/

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    OSCILLER ENTRE

    POÉSIE

    ET

    ENGAGEMENT

    Vincent Kaufmann, Université de Berkeley

    P YER DE S PERSONNE

    Leiris

    entre Rimbaud

    et

    Mallarmé

    «

    L écrivain engagé

    sait

    que

    la parole

    est

    action

    »,

    écrit

    Jean-Paul Sartre

    dans

    les premières pages de Qu est-ce que la

    littérature^1. En quoi

    il

    se distingue

    comme

    l eau du feu du

    poète,

    qui

    au

    contraire

    ne le

    sait

    pas, qui

    parle

    justement

    pour

    ne

    pas

    agir.

    Voyant

    les

    mots

    à

    l envers,

    au

    point

    de

    ne

    plus

    véritablement appartenir

    à

    l humanité, celui-ci se voit attribuer

    du même

    coup une

    sorte

    de

    droit au

    non-engagement

    et

    à

    l irresponsabilité qui

    font,

    pour Sartre,

    tout

    son charme.

    La

    preuve de l existence

    du poète,

    c est

    en

    somme

    qu il est dispensé

    de figurer au sommaire des Temps

    modernes.

    On

    peut

    imaginer

    que

    Michel

    Leiris

    a

    découvrir

    ces pages

    d anthologie avec

    une

    certaine perplexité, ou du moins qu elles

    l auront confronté une

    fois

    de plus

    au

    caractère paradoxal de son

    rapport

    à l « engagement »

    littéraire. Il y

    a en

    effet

    dans

    la

    brutale

    (et

    vieille)

    distinction de

    Sartre

    de quoi

    le

    laisser étrangement en

    porte-à-faux.

    Il

    collabore occasionnellement aux Temps modernes

    (où paraissent

    notamment

    des extraits de Biffures), mais il est

    évoqué à

    titre de poète dans

    le passage

    auquel

    je

    viens de

    faire

    allusion

    :

    selon

    Sartre,

    il est exemplairement celui

    que

    les

    mots

    renvoient

    à lui-même et non

    pas

    au monde 2. Là où

    il

    pense agir,

    il se retrouve du côté

    des

    poètes, de ceux qui ne

    savent pas

    se

    « servir » des mots. Mais inversement,

    s il se

    voue à l aventure

    poétique,

    c est

    toujours en

    attendant de celle-ci

    qu elle

    serve

    malgré tout

    à

    quelque

    chose,

    qu elle

    change

    la

    vie

    et

    transforme

    le monde, comme l exigeaient déjà,

    avant

    Sartre, les

    surréalistes.

    Entre la figure du

    poète et

    celle de l écrivain engagé,

    il

    hésite,

    il

    oscille.

    Il

    n est ni tout à

    fait

    l un, ni tout à fait

    l autre,

    ou alors

    il

    l est

    toujours

    malgré

    lui

    : jamais exactement à sa place

    nulle

    part.

    Cela vaut

    pour l époque des

    Temps modernes, mais

    aussi pour

    plus

    tard :

    on

    pourrait dire de la trajectoire du

    Leiris

    de

    l ensemble

    de L,a Règle du jeu qu elle se présente

    comme

    un

    désengagement

    contraint.

    Elle

    est hantée par

    un

    impossible

    passage

    1.

    Situations,

    II,

    p.

    73-

    2. Ibid., p. 67.

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    LE

    SUICIDE MANQUE

    ET L ACCEPTATION

    DU

    SEMBLANT

    LITTÉRAIRE

    à l acte ou à l action ; soit aussi par un irrésistible penchant

    pour

    l acte manqué, dont

    je voudrais

    retracer ici quelques-uns des

    temps

    forts, en

    partant de l épisode de la

    «

    tentative de

    suicide »

    racontée dans

    Fibrilles.

    On se souvient des raisons qui

    conduisent

    à

    une

    telle

    tentative.

    Une

    liaison

    amoureuse oblige

    notre

    autobiographe

    à

    mentir

    à la compagne de toujours,

    et

    l empêche d être à la

    hauteur de

    sa volonté

    de

    tout

    dire, qui

    constitue pourtant le nerf

    de la guerre de son entreprise littéraire. Celle-ci se retrouve par

    conséquent comme frai~>r>ée d inanité,

    ou

    du moins

    une

    fois

    de

    plus

    en

    crise, et ce n est

    pas

    le succès de Fourbis, récemment

    paru,

    qui

    y change quoi que ce soit. Au contraire, les

    échos qui

    reviennent à Leiris de son

    travail

    le dépriment encore plus,

    surtout

    lorsqu ils

    sont positifs

    et

    qu ils

    lui

    attribuent par

    exemple

    « la

    découverte

    d un système permettant de supprimer toute

    distance

    entre

    une vie

    personnelle

    et

    la

    mythologie

    »

    comme

    s il avait réellement réussi

    à

    changer sa vie.

    Il ne

    sait que

    trop, et

    j y

    reviendrai,

    que cette

    mythologie n a d existence

    que

    dans ce

    qu il écrit,

    pour

    les autres.

    De

    la vie qu il serait

    parvenu

    à

    transformer,

    il

    reste exclu :

    «

    Mais,

    quelque joie vaniteuse qu aient pu sur-le-champ me procurer les pages

    de

    mon

    supporter, elles cessèrent vite d être un baume pour devenir plutôt le

    couteau dans la plaie, car

    je

    savais trop

    bien

    quant à

    moi que, même

    en

    admettant

    que je sois

    parvenu à

    transformer

    ma

    vie

    en mythe,

    elle

    ne

    l est

    devenue que

    par

    écrit,

    dans le récit au passé

    que j en fais et non

    pas en elle-même,

    dans

    le

    présent

    je la vis.

    »

    3

    Au-delà de ses raisons affectives immédiates, le geste « fatal »

    apparaît ainsi

    comme

    une tentative de

    sortir

    de

    la comédie ou

    du

    semblant de vie

    qu est

    devenue la

    littérature.

    Le risque est

    évidemment de jeter l enfant

    avec

    l eau du bain, sauf si la

    tentative relève elle-même encore de la

    littérature, comme

    tout

    semble

    l indiquer

    dans

    le

    cas de Leiris.

    C est

    d ailleurs

    apparemment

    la

    dernière pensée

    qui lui

    traverse l esprit lorsqu il

    est sur

    le point de

    sombrer dans

    l inconscience, après avoir avalé des

    comprimés

    de

    phénobarbital

    :

    Tout ça, c est de la littérature... assurai-je

    enfin,

    voulant dire non seulement que la

    littérature m avait vicié jusqu au cœur et

    que

    je n étais plus

    que cela, mais que

    rien

    ne

    pouvait désormais

    m arriver

    qui

    pesât plus lourd

    que ce qui s accomplit

    par l encre

    et le

    papier dans un

    monde

    privé

    d une

    au moins

    des trois

    dimensions réglementaires.

    C est (suivant le récit

    de mon

    témoin) après cela

    que je

    m enfonçai

    décidément

    dans le noir {Fibrilles, pp. 106-107).

    Il

    faut

    dire que

    Leiris y met du sien

    pour

    que sa

    tentative

    ne

    soit que de la littérature, notamment

    en

    s empressant d avouer sa

    3.

    Fibrilles,

    Gallimard,

    1966,

    p.

    90.

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    Études

    « mauvaise farce »

    (les comprimés)

    à

    sa

    compagne

    :

    «

    Allongé

    auprès

    de ma

    femme, il

    me parut impossible de garder

    cela

    pour

    moi »

    {Fibrilles,

    106). Une fois

    de plus,

    il n y aura

    eu

    d acte

    que

    manqué.

    Rien n aura

    eu

    lieu qui

    lui

    aurait

    permis

    de

    sortir

    du

    semblant d existence

    auquel l écriture

    le

    voue de

    plus en plus.

    Dès

    lors

    qu il

    y

    a

    aveu,

    l «

    acte

    suprême

    »

    n aura

    été

    qu une

    comédie,

    une de plus : «

    J avais

    avoué, mon geste était

    sorti

    de

    l irréparable et tout semblait promis —

    maintenant que

    j avais

    lâché

    pied —

    à s effondrer dans une lugubre

    comédie

    » {Fibrilles,

    106).

    Mais,

    comme le

    dit

    Leiris à propos d une

    autre

    de

    ses

    innombrables «

    faillites »,

    « à quelque

    chose malheur est

    bon »

    4,

    surtout

    lorsque

    le

    malheur

    en question n est qu une comédie. A

    défaut de constituer véritablement un

    acte,

    sa

    «

    tentative

    »

    lui

    permet

    en effet d appréhender

    de

    façon

    plus

    précise ou lucide la

    nature

    de l action littéraire

    dans

    laquelle il

    est engagé : soit

    justement son

    statut d acte

    nécessairement manqué, dans tous les

    sens du terme, et

    en

    particulier au sens freudien, qui suppose

    que

    l acte

    manqué est

    toujours réussi sur

    un

    autre plan —

    ici

    celui de

    la

    littérature. Au

    regard de celle-ci, son geste

    constitue en

    effet

    véritablement une preuve par l acte

    manqué

    : la tentative est

    littéraire parce

    que

    manquée, ou manquée

    parce que

    littéraire. La

    différence entre un suicide réussi et un suicide

    raté,

    ce serait

    que

    le second

    est

    toujours

    susceptible d un investissement poétique :

    il

    représente

    une

    assumption

    du

    semblant,

    comme

    si

    désormais

    plus

    rien n était

    possible

    au-delà, dès lors même

    que mourir

    n est

    plus

    qu un artifice,

    une figure de rhétorique.

    Tel serait le

    sens

    du

    « Tout ça, c est

    de

    la littérature... » de l écrivain sur le point de

    s enfoncer dans

    le noir.

    Mourir (un peu),

    pour

    d autant

    mieux

    renaître (un

    peu

    aussi) : ce sont bien là les

    figures,

    premières et dernières, dont se

    supporte tout un régime

    «

    moderne

    »

    de l écriture

    5. Le

    geste raté

    de Leiris

    leur

    donne

    paradoxalement leur

    poids

    de

    réalité,

    il

    lui

    permet

    d autant

    mieux de

    les

    incarner

    qu il

    aura

    évité

    d y

    disparaître

    tout à fait. Pour

    une

    fois, la vie et

    l œuvre

    coïncident,

    ou

    presque,

    dans

    ce point de suspension où toutes les

    deux

    ont

    failli s interrompre.

    Désormais,

    l écrivain peut vivre (si l on

    peut

    dire) sur un pied d égalité avec les

    morts

    et les

    ressuscites

    les

    plus

    célèbres de l histoire de la

    littérature

    : « Je tirais une certaine

    fierté de m être

    jeté à corps

    perdu dans

    des

    vicissitudes qui me

    mettaient hors du

    commun. J avais

    joué

    le

    grand jeu.

    J étais

    le

    ténébreux,

    le veuf,

    l inconsolé qui traite

    de

    pair à

    compagnon

    avec la

    4.

    Fourbis,

    Gallimard, 1955,

    p.

    62.

    5. Sur ce point, voir notamment Michel Beaujour, Miroirs

    d encre,

    Seuil, pp. 273-293, ainsi

    que Daniel Oster, «

    D un

    statut d évangéliste », Passage de Zenon, Seuil, 1983-

    65

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    ENTRE

    MALLARMÉ

    ET RIMBAUD

    mort et

    la folie

    »

    [Fibrilles,

    111). Tout

    se

    passe donc comme

    s il

    avait ainsi

    réellement

    payé de sa personne. A son

    réveil,

    il estime

    en tout

    cas que son geste

    lui

    donne

    le droit de

    ne

    plus dissimuler

    la liaison qui en

    était

    le déclencheur le

    plus immédiat :

    « le

    ressuscité

    que j étais avait payé

    assez

    chèrement le droit d être

    amoureux

    sans

    se dissimuler» [Fibrilles,

    113).

    Leiris

    ne revient

    pas

    pour

    se taire,

    et

    encore moins

    pour

    ne

    plus

    écrire

    :

    en

    lui

    permettant d arracher sa liaison à la clandestinité (c est le retour

    au tout

    dire),

    la «

    tentative

    »

    confère

    à la pratique poétique

    une

    nouvelle

    légitimité, d autant

    plus

    irréfutable qu en la matière il

    est difficile fou

    en

    font cas

    dano-erenx^

    d en

    demander nlus.

    Descente au royaume des

    ombres et,

    au

    moment de refaire

    surface, cap

    sur le

    semblant :

    immobilisé sur

    son lit

    d hôpital,

    Leiris (qui dans

    Fourbis

    déjà

    envisageait la

    scène théâtrale

    comme

    « le

    lieu

    »

    de

    la « mort

    feinte

    » (p. 44),

    notant également alors que

    « savoir mourir est la pierre de touche du grand

    acteur

    » (p. 44))

    est

    assiégé

    de

    souvenirs

    sortes

    d idées

    fixes

    se

    rapportant

    tous d une manière ou d une autre au théâtre,

    registre

    dans

    lequel

    la figure de l artiste

    en

    général apparaît à de

    nombreuses

    reprises au

    cours de

    La Règle

    du

    jeu.

    Il ressuscite, mais c est

    moins

    pour faire table

    rase

    des contradictions qui avaient fini par le

    paralyser,

    pour revivre

    et

    donner

    à

    ce

    qu il écrit

    la

    force d un

    acte,

    que

    pour

    prendre

    son parti

    du

    semblant auquel toute action

    littéraire lui

    paraît

    vouée. Le Leiris nouveau

    ressemble

    beaucoup

    à l ancien, et

    aussi

    à l étrange

    prestidigitateur

    auquel il se

    compare

    lui-même

    tout

    au

    début

    du

    chapitre

    qui

    suit

    Fépisode

    de

    sa

    tentative

    de

    suicide

    : ce

    personnage

    qui, plutôt que de se

    livrer

    à des tours de passe-passe, se contente de faire semblant d en

    préparer

    en

    sollicitant à outrance

    le

    concours du

    public et en

    laissant

    ensuite

    tout

    en

    plan

    6

    :

    croyez-moi,

    ce

    sera

    d autant

    plus

    beau

    que rien

    n aura

    eu lieu...

    S il fallait

    chercher

    à ce paradoxal

    prestidigitateur

    des

    antécédents littéraires, c est incontestablement du

    côté

    de Mallarmé

    qu il

    conviendrait

    de se

    tourner

    ;

    du

    Mallarmé histrion,

    annonçant inlassablement

    un

    livre

    «

    total

    »,

    sorte

    de

    chef-d œuvre

    aussi

    absolu

    qu inconnu :

    un

    livre

    jamais

    réalisé, que les célèbres notes

    du Livre publiées par

    J. Scherer 7

    permettent à maints

    égards

    d assimiler à

    un

    tour de

    passe-passe.

    Les allusions

    au

    « prince

    des

    poètes » ne manquent pas dans

    les premiers

    volumes

    de

    La Règle

    du

    jeu. Mais il faut attendre la tentative de suicide

    pour

    que

    le

    prestigieux aîné

    (passé

    maître, dit-on,

    en

    matière de « disparition

    6.

    iibnlks, pp. 196-197.

    7.

    J.

    Scherer,

    l^e

    « livre » de

    Mallarmé,

    Gallimard,

    éd.

    1977.

    66

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    6/14

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    7/14

    autres préoccupations, devient raison de vivre quand

    il

    visait,

    originellement, à être moyen de

    m éclairer

    pour

    une

    conduite

    plus cohérente de ma façon de vivre »

    {Fourbis,

    14). Mais

    avec

    la

    coloration

    mallarméenne

    subie

    dans Fibrilles

    par ce

    même

    motif,

    le paradoxe

    voulant que

    le

    livre écrit pour changer la vie

    et

    la

    société

    finisse purement et

    simplement

    par

    remplacer la

    vie, n est

    plus

    ressenti

    comme

    un

    déchirement,

    et

    encore moins

    comme

    une raison de se suicider.

    Mallarmé

    montre la

    voie

    vers une autre

    forme d effacement de soi

    :

    même raté, le suicide

    perd

    de sa

    nécessité et de son

    intérêt,

    parce

    que

    l œuvre

    totale est une forme

    de suicide.

    On

    vient de

    le

    voir, Leiris envisage

    le

    projet

    mallarméen

    comme

    un moyen

    d échapper au

    « subjectivisme ».

    Plus radicalement, pourrait-on dire,

    le

    Livre

    implique par

    définition une suppression de

    la « personne », et

    ceci

    quel

    que soit

    le

    crédit

    que l on

    accorde

    à la tentative de Mallarmé : soit on croit

    à

    la

    possibilité

    de

    sa

    réalisation,

    et

    dans

    ce

    cas

    le

    livre,

    «

    monde

    complet, irrécusable »,

    doit

    tenir tout

    seul,

    sans

    que

    n intervienne

    plus

    aucune personne,

    plus

    aucun

    auteur pour

    le «

    couvrir » ;

    soit on

    considère

    que

    les notes

    du

    Livre vont

    dans

    le sens

    d une ironique

    destruction de toute

    croyance

    déposée

    dans le

    Livre, ce qui laisse peu de chances à un

    sujet

    d y

    advenir.

    Vouloir

    réaliser le Livre revient

    en somme

    à disparaître dans la

    comédie

    que

    devient

    nécessairement son

    impossible

    réalisation. Il n est

    donc

    pas

    indispensable

    de savoir si Leiris,

    ou

    Mallarmé lui-

    même, « croient » véritablement

    à l œuvre

    totale : viser

    le

    Livre,

    c est

    toujours

    faire

    le

    deuil de soi,

    payer

    de

    sa

    personne,

    et

    c est

    là sans doute l essentiel de la «

    leçon

    » mallarméenne à laquelle

    l autobiographe revenu à un peu

    de vie se

    dit docile.

    La tombe

    se creuse maintenant à coups de plume

    :

    [...] ce livre, tissé

    de

    ma vie

    et

    devenu ma vie même,

    point

    tellement parce qu il

    en

    contient le

    récit

    et que j use

    à le

    fabriquer

    le

    meilleur

    de

    mon temps, mais

    parce qu il est à la fois

    ce dont

    je

    me souviens et le

    souvenir

    que

    je

    veux

    laisser,

    un substitut

    de

    ma force défunte

    sans avoir jamais véritablement

    existé

    et le

    tombeau que je me bâtis [...] (Fibrilles, 220).

    On se souvient que dans L action restreinte, Mallarmé écrivait

    ceci

    à

    l intention

    de ceux

    que

    tenterait

    une

    littérature

    engagée

    :

    « Le suicide

    ou

    abstention,

    ne

    rien faire, pourquoi

    ?

    — Unique

    fois au

    monde,

    parce

    qu en

    raison d un événement toujours

    que

    j expliquerai, il n est pas

    de

    Présent,

    non, un

    présent n existe

    pas...

    Faute que se déclare la

    Foule, faute

    — de tout »

    9.

    Mallarmé

    dit

    bien ici

    « le suicide

    ou abstention

    »

    :

    au

    regard de

    l impossibilité

    d être

    en

    prise sur le présent,

    d agir

    au moyen de

    la parole sur un

    autre

    (ou sur cet Autre

    plus général dont

    la

    foule

    est chez lui

    une

    figure privilégiée), les deux choses

    semblent

    9- Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, 1945, p. 372.

    68

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    8/14

    Études

    DE

    L ACTIONANS L HISTOIRE

    L ENTRÉE ENÉGENDE

    revenir au même. L attitude du poète, qui limite son

    action

    à un

    effet

    de représentation,

    correspond donc à

    un

    suicide

    indéfiniment prolongé (ou raté).

    Elle

    revient

    en

    tout cas

    à

    renoncer

    à

    vivre,

    et

    plus encore à

    agir.

    Confiant

    l ombre

    de sa

    parole

    à un

    livre écrit

    comme par personne et pour

    personne,

    le poète

    s ensevelit

    lui-même

    avec

    ce livre,

    se

    coupant des

    autres,

    et

    du

    même coup de toute possibilité

    d action. C est cette

    position

    qu il revient maintenant à Leiris d assumer,

    comme s il

    devait

    passer

    d un

    suicide raté à

    une abstention réussie

    ; Leiris,

    dont

    l incapacité d agir

    est toujours allée de pair avec

    une

    incapacité

    de parler,

    jusqu à

    s en étrangler (est-ce un

    hasard

    si, pour

    survivre à sa « tentative

    »,

    il devra subir

    une

    trachéotomie ?)

    :

    Sentiment d être

    au

    pied du mur

    quand je suis mis dans l obligation

    de

    m exprimer.

    Frousse

    panique devant

    les

    mots

    à

    enchaîner comme devant l acte

    à

    accomplir.

    Tourner

    toujours

    autour

    du

    pot.

    Ondoyer. Biaiser. Tergiverser.

    Comment faire

    crouler

    tout cela ? Comment ruiner

    cette

    Jéricho.

    Par

    le

    battement

    de quel

    tambour

    ou

    le souffle

    de quelle

    trompette abolir les barrières

    de

    confusion et

    de

    contrainte qui

    m étranglent

    la voix

    ?

    (Biffures, 292).

    Il

    voudrait

    parler, mais

    il

    s étrangle

    ; il voudrait

    agir, mais

    il

    reste désespérément théâtral.

    La différence

    essentielle

    entre

    Mallarmé et

    Leiris

    tient

    alors sans doute

    à

    ce «

    voudrait

    » (à ce

    qu on pourrait appeler le syndrome-Rimbaud

    de Leiris :

    son

    imaginaire de

    l action, avec Rimbaud

    dans

    le

    rôle du héros ; un

    Rimbaud qui

    aurait « changé la

    vie », mythique bien

    sûr, promu

    à

    cette

    fonction

    par

    la

    nébuleuse

    surréaliste).

    Mallarmé

    s est

    en

    effet toujours gardé

    de

    vouloir

    quoi que

    ce

    soit

    — y compris

    peut-être le Livre

    lui-même :

    retrait

    absolu

    de toute

    parole

    engageant

    un «

    je

    », une intention.

    Il

    s en

    tient à P«

    action

    restreinte

    », alors que

    Leiris multiplie les actes manques parce

    qu il

    se sent

    obligé

    de sortir de la restriction propre à l action

    littéraire. S il

    se retrouve

    du

    côté de Mallarmé,

    c est

    donc

    bien

    malgré

    lui. Tout

    son

    problème, est-on tenté

    de

    dire, c est

    que

    plus il

    cherche

    à

    lier sa pratique poétique au domaine de l action,

    et

    plus

    il

    en

    sort.

    Plus

    il

    cherche, en

    rimbaldien

    enthousiaste,

    à

    changer la

    vie,

    ou même l Histoire, à faire passer un

    peu

    de

    vie

    dans l écriture,

    et

    plus

    il

    s enterre dans de

    mallarméens

    tombeaux.

    Rien n est

    plus

    emblématique (ou

    du

    moins symptomatique),

    à cet

    égard, que

    le rapport

    de Leiris

    à la guerre, ce

    moment

    la question

    de

    l Histoire

    se pose pour

    tous

    de

    façon

    particulièrement aiguë.

    Comment être dans

    l Histoire, comment

    y

    participer

    ?

    Leiris aurait pu, imagine-t-on, rejoindre la Résistance (ne

    brûlait-il

    pas,

    alors

    qu il

    s ennuyait

    en

    1934

    quelque

    part

    entre

    Dakar et

    Djibouti, de rentrer

    en

    France

    pour prendre

    part

    aux

    69

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    9/14

    luttes contre le fascisme montant

    ?

    10).

    Il

    aurait aussi pu choisir

    l exil, continuer

    le combat

    de l extérieur, ou se tourner

    vers une

    pratique

    d écriture explicitement

    engagée, ou encore

    tout

    simplement

    décider

    de se taire,

    comme

    d autres l ont

    fait. Mais,

    démobilisé

    (apparemment

    dans tous

    les sens du

    terme), il choisit

    d écrire ha Règle du

    jeu,

    qu il commence

    en

    1940 et

    en

    France

    occupée. Le

    «

    comment

    être

    dans

    l Histoire

    »

    n est

    pas

    pour

    lui

    de

    l ordre d un « comment

    faire

    l Histoire

    », mais bien plus un

    « comment être

    soi-même

    dans l Histoire » : comment

    ne pas

    s effacer

    dans sa singularité derrière les

    exigences

    de

    l Histoire en

    marche. Être

    dans

    l Histoire

    revient

    ainsi

    à ne pas la

    faire et, dans

    une certaine mesure, à ne

    pas

    y être, la guerre entraînant une

    sorte d urgence à n être

    que

    soi-même

    :

    II y a, certes, quelque chose de

    risible

    (voire que

    d aucuns

    n hésiteraient pas à

    qualifier d odieux)

    dans

    mon obstination à poursuivre

    cette

    recherche

    sans

    rapport

    direct

    avec

    la crise pourtant tragique que le monde traverse

    aujourd hui.

    Mais

    n est-ce

    pas dans

    le

    moment

    même

    que

    tout

    est remis

    en

    question

    qu on éprouve,

    avec

    le plus

    d urgence,

    le

    besoin de faire

    le

    point

    en soi-même

    ?

    C est

    maintenant ou

    jamais, en

    effet,

    qu il

    me faut

    être

    fixé

    sur

    ce

    à quoi

    vraiment

    je tiens, ce pour quoi ma vie peut valoir d être vécue, ce

    au

    regard de

    quoi je

    ne

    veux

    pas

    démériter, —

    en

    d autres

    termes

    :

    cette

    image de

    moi-même

    que je

    m efforce

    d imposer aux autres, du

    moins

    à certains autres que j aime et

    que

    j estime, qui

    seront mes témoins

    choisis.

    Image dont

    j exige

    qu elle soit

    ressemblante et

    à

    laquelle surtout je fais ce que je puis pour ressembler. [...]

    à

    rien

    ne servirait

    d user de fausse monnaie pour

    le règlement

    de ce compte,

    à

    rien

    ne servirait

    de tenter de

    donner le change

    :

    il

    me faudra, littéralement, payer

    de

    ma personne si j ai conclu

    ce

    marché qui est commerce

    avec

    moi-même autant que

    transaction avec autrui

    (Biffures,

    201).

    De cette longue

    justification,

    on

    retiendra

    surtout

    que

    « payer

    de sa

    personne » —

    soit

    écrire —

    revient

    à payer pour ne

    pas

    être

    un

    sujet

    « historique »

    participant

    activement,

    comme

    tant

    d autres,

    à l Histoire

    en

    train de se faire

    et

    risquant éventuellement

    d y laisser sa

    peau.

    Leiris

    paie pour n être

    littéralement

    personne

    au

    regard des événements qui se déroulent,

    pour ne pas

    être,

    comme

    on

    dit,

    un acteur

    du

    drame historique

    qui est en train

    de

    se

    jouer. Il

    paie

    de sa

    personne, il sacrifie

    sa

    personne à l écriture,

    pour

    ne

    l engager nulle part

    ailleurs

    n.

    Il

    faut

    dire

    que lorsqu il

    tente

    de

    se

    produire

    sur la

    scène de

    l Histoire,

    il

    se retrouve

    immanquablement

    du

    côté

    de la

    comédie, ou

    encore (et

    idéalement)

    du côté de la

    légende

    ;

    non pas

    du côté de l action,

    mais du côté

    de

    sa

    représentation

    pr stigi us

    : décalé, à distance,

    avec

    déjà à la main un crayon

    et

    du papier

    pour

    investir ce décalage, pour

    creuser la distance,

    pour

    que la

    représentation trouve

    quelqu un

    à

    qui se destiner. Le mythe ou

    10. L Afrique

    fantôme,

    p. 187.

    11.

    Sur

    le rapport de

    Tetris à

    la guerre et la

    question

    du sacrifice de soi,

    on

    consultera aussi

    le

    chapitre

    qu

    Allan

    Stoekl

    lui

    consacre

    dans

    Politics,

    Writing,

    Mutilation, University of

    Minnesota Press, Minneapolis, 1985,

    pp. 51-69.

    70

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    10/14

    Études

    la légende constituent ainsi le fondement tant de

    l imaginaire

    leirisien

    de

    l action

    que de son projet

    autobiographique, mais

    en

    même temps

    ils sont la

    raison pour

    laquelle,

    précisément,

    l écrivain

    ne fait que s imaginer

    agir,

    la raison

    pour laquelle

    l action

    sera

    toujours

    de

    l ordre

    d un acte

    manqué. Ils sont

    comme

    la

    source

    d un

    désir

    d action,

    et

    ce

    qui empêche

    radicalement celle-ci d avoir lieu : Leiris voudrait agir

    comme

    un

    personnage de légende, et c est

    pourquoi

    il

    ne peut jamais

    advenir en

    sujet historique.

    On se reportera à ce propos au chapitre de Biffures intitulé « II

    était une

    fois

    », dont le point de départ est la

    mobilisation

    de

    Leiris pendant la « drôle de guerre

    »,

    bien

    nommée en

    l occurrence, puisque notre héros la

    passe

    aux

    confins

    du

    Sahara,

    loin de

    tout ennemi,

    dans

    une unité d artillerie expérimentant

    des

    armes

    chimiques.

    C est dans

    ce désert qu il

    bute

    sur la force presque

    magique de

    la

    formule

    «

    II

    était

    une

    fois

    »

    (inscrite, significati-

    vement,

    sur

    une boîte de

    papier à lettres qu il

    vient

    d acheter

    :

    l enjeu est bien de revenir aux

    siens,

    à «

    certains

    autres » qu il

    aime et

    estime),

    sur

    sa

    force

    de substitution d un

    univers

    légendaire à celui de l action et de

    l Histoire

    : « formule

    traditionnelle

    évoquant des temps

    en

    marge de l histoire », ou encore

    « clausule

    magique qui,

    établissant d un

    coup

    entre l action et

    nous les distances, suscite

    un recul

    vertigineux dans le temps »

    {Biffures, 139).

    Sans

    doute

    est-il

    de

    toute

    façon

    difficile,

    lorsqu on

    est

    mobilisé au

    beau milieu

    du

    désert, de se sentir

    véritablement

    acteur de

    l Histoire. Mais lorsqu on est,

    de plus,

    sensible aux

    charmes

    du «

    il

    était

    une

    fois », les obstacles deviennent presque

    insurmontables,

    l étau théâtral

    se referme : « Ici, bien

    qu il ne

    se

    passe

    pas

    encore quelque

    chose,

    du moins

    il

    se produit un

    début

    de situation ; avant que soient

    posées

    les toiles qui créeront

    le

    décor, l espace

    scénique est édifié par ces

    deux

    petits

    mots

    [une

    fois] » {Biffures, 141). Là où Leiris pourrait s apprêter

    à

    entrer

    dans l Histoire,

    la

    formule

    inscrite sur

    sa

    boîte de

    papier

    à

    lettres

    le

    précipite

    dans le légendaire

    :

    non

    seulement

    dans un passé de

    contes

    et

    de

    légendes

    connues de tous, ou

    dans

    un

    passé

    fait de

    clichés

    historiques

    (Vercingétorix, Charlemagne, etc.),

    non plus

    seulement dans le passé que constitue sa propre

    enfance,

    mais

    dans un présent devenu légendaire, dans une situation où

    il

    se

    vit,

    au présent, comme

    une figure

    légendaire

    :

    Au militaire

    que

    j étais

    lorsque

    tomba

    sous mes yeux, de façon

    si

    inopinée, la

    phrase « II

    était

    une fois... »

    ce

    n est pas

    seulement l enfant

    d avant

    l autre

    guerre — ni même le civil récent — qui apparut. Il me sembla aussi que le

    personnage

    drôlement

    costumé

    et

    situé

    qu en

    cet

    instant

    j étais

    soldat

    coiffé

    d un calot

    sous

    le

    soleil

    d Afrique

    (vu

    aujourd hui

    :

    espèce

    d auguste

    dans

    l éclairage cru d un cirque) —

    devenait objet

    de

    légende,

    héros possible

    d un

    71

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    11/14

    récit que ma mémoire aurait, ultérieurement, toute latitude de me faire et

    dans

    lequel une chose de ce genre

    serait

    peut-être dite : « II

    était

    une fois un

    soldat

    coiffé d un calot sous le soleil d Afrique et ce

    soldat

    s appelait Julien-Michel

    Leiris

    ; une boîte de

    papier à lettres lui appartenait,

    sur laquelle

    était écrit

    :

    II

    était une fois... » Si

    grande était

    la vertu, lu en

    bordure du

    Sahara et dans la

    condition nouvelle

    je

    me

    trouvais,

    de

    ce banal bout

    de

    phrase imprégné

    simplement

    d un fort relent d enfance et

    de terroir que, le

    prononçant

    mentalement, je me voyais,

    sans

    sortir du présent, transformé en un être

    ressortissant

    au

    domaine

    de

    la

    mythologie

    ou

    à

    celui, non

    moins

    merveilleux

    bien

    que réel, de l histoire.

    Figure

    projetée hors de moi, comme pour l ébauche

    d une statue future. Portrait avant la lettre descendu de son cadre ; nullement

    spectral,

    pourtant bien

    éveillé, tout au

    contraire,

    et

    parfaitement vivant

    (Biffures, 143).

    Vivre le présent

    comme

    un

    passé

    dont

    on

    se souviendra plus

    tard,

    pour

    en

    faire un

    récit, entrer dès

    maintenant dans une

    légende

    dont on

    pourra se

    reconnaître ultérieurement

    comme le

    héros

    prestigieux,

    retomber

    en somme

    dans une

    espèce d enfance

    qui serait encore à

    venir :

    tel est l effet « magique »

    du

    «

    II était

    une

    fois ». A ce titre, la formule me

    semble

    parfaitement

    représentative du geste

    auquel

    obéit

    l ensemble

    de

    ha Règle

    du

    jeu. Elle

    est

    l embrayeur discursif clandestin

    (idéal et en

    même

    temps

    impossible, j y reviendrai) d une «

    chasse

    » dont Leiris

    ne

    cesse

    d affirmer

    qu il la mène au présent,

    attendant

    donc

    de

    l écriture elle-même

    qu elle

    le transporte dans un univers

    mythologique,

    légendaire,

    vie

    et action

    coïncideraient dans une

    figure

    héroïque.

    Ecrire

    pour

    retomber

    en

    enfance,

    ou plus

    exactement

    pour

    qu à

    la

    place

    du présent de

    l adulte qui

    devrait

    agir revienne

    un

    merveilleux

    enfantin,

    isolé

    par

    la

    vertu

    d un

    «

    II

    était

    une fois

    »,

    comme

    pour parer

    à

    la

    nostalgie

    d un

    «

    c était, je ne suis

    plus

    ».

    Mais,

    pourrait-on

    dire,

    si je n y suis

    plus,

    c est sans

    doute

    parce

    que

    je n y

    ai jamais été

    (ou au

    mieux,

    lorsque

    j y

    étais, je n en savais rien)

    :

    il y a en

    tout

    cas peu

    de

    chances que je

    m y

    retrouve. Et le seul résultat

    tangible

    d une

    telle

    quête,

    toujours déçue,

    sera de

    l ordre d un « là où je devrais

    être (et agir), je n y suis

    pas

    non

    plus

    ». La « légendarisation » de

    soi

    visée par Leiris représente ainsi avant

    tout

    une impasse

    maintenue sur

    toute

    forme d action ou

    d engagement

    concret

    :

    sorte de tranchée

    creusée

    dans le temps historique, celui

    qu on

    partage

    avec

    les autres.

    Le « II

    était une

    fois » ratifie

    un

    « état

    d exil », une « condition d inadapté »

    (Biffures,

    141)

    dont

    l écriture est

    sinon à l origine, du moins

    ce qui l entretient

    en faisant

    miroiter

    pour

    Fautobiographe, comme un

    horizon

    qui toujours

    se déplace, alternative ou substitut à

    une

    action « véritable », la

    possibilité d une

    entrée

    en légende.

    Inlassablement Leiris plante

    le décor

    de son

    entrée en

    légende,

    mais

    en oubliant qu il n y a

    pas de

    bonne légende sans

    héros

    actif.

    A

    propos

    des

    effets

    du

    «

    II

    était

    une

    fois

    »,

    il

    note

    72

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    12/14

    Études

    encore ceci : « J ai

    oublié

    seulement qu une

    scène

    n est

    pas

    un

    simple chevalet

    pour le

    tableau que composent costumes

    et

    décors, mais

    le

    lieu

    d une action »

    (Biffures,

    142). La légende, pas

    plus que

    l action, n a lieu, parce que là où Leiris voudrait surgir

    en

    héros

    d une

    action, se

    produit immanquablement

    un

    court-

    circuit.

    C est

    bien

    lui

    qui

    apparaît,

    mais

    toujours

    avec

    sa

    boîte

    de

    papier sous le

    bras

    et

    sa formule d entrée

    en légende ne

    débouchant

    que

    sur un décor vide. Victime,

    on

    le voit dans le

    long extrait

    cité ci-dessus, du syndrome de la

    Vache

    qui rit,

    Leiris se retrouve du même

    coup

    condamné à un livre devenu

    « serpent

    qui

    se

    mord

    la queue » : soit

    tout

    aussi bien

    au Livre

    lui-même, total

    au

    moins

    en

    ce sens qu il

    ne

    saurait

    être

    question

    d en

    sortir.

    En d autres

    termes, le

    « II était

    une fois

    », dont la vertu

    fascine

    tant

    Leiris, n est

    jamais,

    en

    ce

    qui

    concerne son

    entreprise

    autobiographique,

    qu un

    «

    J étais

    une

    fois

    » repoussant à

    plus

    tard

    l entrée

    en légende. Pour y

    entrer

    vraiment, il

    faudrait

    ne

    plus dire «

    je

    »,

    il

    faudrait payer de sa personne grammaticale,

    devenir

    un « il

    », un

    mort en

    somme,

    confiant à

    un autre

    le

    récit

    de

    sa vie,

    pour

    que

    cet autre

    en

    fasse enfin

    une

    légende.

    A se

    vouloir

    l auteur de sa propre mythologie,

    à

    renvoyer

    l action

    qu il pourrait

    mener

    à un

    univers

    légendaire,

    l autobiographe

    se

    retrouve les

    mains vides

    : ayant

    passé

    sa vie

    à

    écrire,

    il n a non

    seulement

    pas

    eu

    le

    temps

    (ni sans doute le

    désir)

    d agir

    pour

    tenir

    décemment sa

    place

    dans une légende

    (n est-ce

    pas

    le

    sens

    profond de l ironique futilité de

    nombre

    d anecdotes si peu

    légendaires qui constituent l^a

    Règle

    du jeu}), mais de

    plus il

    restera toujours encombré

    de sa personne,

    d un « je » qui

    représente un irréductible obstacle à son devenir-héros.

    Il n y a de légende que pour les autres,

    il

    n y a de mythe que

    raconté

    par

    les autres. Mallarmé

    le savait,

    lui qui

    produit

    presque

    délibérément —

    c est-à-dire ironiquement

    — le mythe

    d un

    Livre

    sans

    jamais y engager le

    moindre

    « je

    »,

    faisant

    ainsi

    exister

    ce

    Livre

    comme

    un

    objet

    dépendant

    de

    la

    seule croyance

    des

    autres : signes

    cabbalistiques, allusions, énigmes.

    A

    l autre

    extrémité, Rimbaud ne le savait peut-être pas,

    mais

    de

    toute

    façon ce

    n était

    pas

    son

    problème

    : s il

    y a quelqu un

    qui

    n y

    est pour rien

    dans

    le « mythe de Rimbaud », c est bien Rimbaud lui-même.

    Les

    dernières

    pages

    de Fibrilles

    en

    conviendront,

    qui sont

    autant de

    variations sur

    une

    impossible conjonction

    du

    mythe et

    de

    la

    vie

    évoquée

    dès l épisode de la

    tentative

    de

    suicide.

    Rimbaud

    perd

    alors

    enfin

    un peu de son

    aura mythique

    :

    « Expérience et

    réflexion

    étalées sur bien des années m ont été nécessaires

    pour

    découvrir,

    par

    exemple,

    que

    Rimbaud

    n a

    pas

    vécu

    l aventure qui

    nous exalte : ce qu il a vécu

    pour

    lui (et non selon l idée

    que

    s en

    73

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    13/14

    feraient ultérieurement les autres),

    c est tout

    simplement

    une

    vie

    de

    chien,

    comme

    en

    témoignent

    les plaintes contenues

    dans

    ses

    lettres d Ethiopie »

    [Fibrilles,

    251).

    Tout le

    parcours de Leiris se

    présente ainsi

    comme

    une oscillation

    entre

    deux

    « mythes » ;

    celui de

    Rimbaud, le

    poète-aventurier réinventant la

    vie, et

    celui

    de Mallarmé,

    vouant

    la vie

    à

    un

    Livre

    total derrière

    lequel

    se

    profile

    toujours

    l ombre

    d un

    faux

    prestidigitateur.

    Oscillation,

    car Leiris

    n est ni

    vraiment

    du

    côté de

    Rimbaud,

    qui finit par choisir la vie (de chien) et le commerce des

    armes

    contre la poésie, ni vraiment du côté de

    Mallarmé.

    Son

    histoire

    est

    celle

    d un « je » qui n arrive pas à disparaître, comme s il

    tenait

    trop à rester le témoin du «

    il

    »

    qu il

    deviendrait

    en

    disparaissant,

    que

    ce soit du côté de Mallarmé ou du côté de

    Rimbaud.

    L aventure

    n est

    pas

    son fort,

    mais

    le « tombeau » non

    plus,

    qui permet

    de parler

    pour

    les morts, dans tous les sens du

    «

    pour

    »,

    et

    donc

    de

    se

    mettre à

    leur

    place,

    ou du

    moins

    au

    plus

    près d eux.

    Là où je

    me

    transforme en

    un

    « il » (plus

    ou

    moins héroïque),

    je ne

    suis justement plus là pour me voir,

    et

    encore moins pour

    me

    mettre en

    scène.

    Vivre à

    la troisième

    personne, c est déjà ne

    plus

    vivre tout à fait, ou

    du

    moins

    ne

    plus

    se voir vivre,

    ne

    plus

    redoubler la vie

    d une parole

    qui la

    rejoue

    sur

    sa

    propre scène,

    dans un texte. Au moment de

    sa

    tentative de

    suicide,

    Leiris se

    réveille à l hôpital flanqué d un compagnon de chambre qui,

    note-t-il,

    « persistait, lui, à ne

    plus

    vivre qu à la

    troisième

    personne

    »

    {Fibrilles,

    194). Ce compagnon

    sorte

    de

    fantôme

    mallarméen dans lequel

    je

    verrais pour ma

    part le

    véritable

    auteur du Livre — est

    l emblématique

    figure

    d une

    existence

    déliée de

    tout

    «

    je

    » : un «

    il

    » qui

    n a

    lieu que pour les autres,

    qui

    ne

    se réveillera plus jamais pour dire

    « je »

    ;

    l emblème en

    somme

    du

    prix

    à payer

    pour entrer en légende.

    Il

    ne

    se réveillera plus,

    il

    ne

    se verra pas

    «

    vivre

    » à

    la troisième

    personne,

    contrairement

    à Leiris

    qui peut,

    lui,

    revenir

    sur les lieux de son existence

    en

    « il ». Mais

    un

    tel retour est

    nécessairement décevant, il

    ne

    représente

    qu un

    simulacre

    :

    rien

    de

    ce

    qui

    a été

    vécu

    à

    la

    troisième

    personne ne

    revient

    à

    la première qui cherche

    à

    voir si

    elle y est

    encore.

    Le « il »

    n aura

    vécu

    que

    le

    temps

    de l éclipsé

    du

    « je ».

    Et

    si

    ça

    se trouve,

    il

    aura

    alors

    même

    mieux

    vécu

    que le

    « je » revenant sur les lieux de sa disparition ; telle

    est

    du moins

    l étrange impression produite lors d un

    contrôle

    ultérieur à

    l hôpital :

    A

    me trouver

    en face

    de ces

    personnes

    que

    je reconnaissais

    sans que

    ce

    fût

    réciproque

    et

    qui, après avoir

    prodigué

    soins

    et

    encouragements à

    la

    loque

    que

    j étais un an

    auparavant,

    n avaient même pas iair de

    remarquer

    ma présence,

    il

    me

    sembla

    être

    revenu

    dans

    cet

    hôpital

    comme

    un

    fantôme inconsistant

    jusqu à

    74

  • 8/18/2019 Michel Leiris, Mallarmé, professeur de morale

    14/14

    Études

    ne pas offrir de prise à la

    lumière

    et, vedette d antan, j éprouvai la décevante

    impression

    d être devenu moins vivant aux yeux de

    tous

    ces gens que quand

    j étais à

    moitié mort (Fibrilles,

    195).

    La vraie vie, la « véritable » action

    commenceraient

    là où

    n intervient plus

    aucun « je »

    pour les

    passer au

    crible d un

    regard, d une

    écriture.

    Celle-ci décolle la

    vie

    d elle-même

    et

    voue

    tout

    acte à

    l inactualité d une légende,

    soit

    aussi,

    du point de vue

    de

    l action, au

    ratage.

    Rien n aura

    jamais

    vraiment

    eu

    lieu

    :

    il

    faut

    à Leiris un

    peu

    de «

    il

    »,

    mais

    pas trop,

    pour

    que

    demeure un

    «

    je

    »

    capable, orgueilleusement et

    poétiquement, de témoigner

    de ce

    passage

    au «

    il

    ». Le poète

    ? une

    sorte d ancien combattant

    qui se serait blessé sans avoir jamais vraiment combattu, mais fier

    d exhiber sa

    blessure,

    comme

    Leiris

    l est

    d évoquer,

    pour

    conclure Fibrilles, la cicatrice

    qui

    lui reste

    au

    cou à la suite de sa

    trachéotomie :

    Cette

    marque [...]

    est

    demeurée

    pour

    moi

    l objet,

    non

    d une

    horreur

    rétrospective,

    mais

    d un orgueil disproportionné à un acte accompli seulement à demi

    (ratage

    sans

    quoi, en vérité, il y

    aurait

    bien un il

    dont

    quelques-uns

    conserveraient l image,

    mais

    pas l ombre d un je pour

    parler

    de mon

    orgueil

    ou de mon

    horreur). Tels ces anciens combattants qui ressassent leur guerre parce qu ils

    n ont connu aucune autre grande

    aventure

    et qui aiment éventuellement exhiber

    les

    traces de leurs

    blessures,

    je me reporte à mon suicide manqué comme

    au

    grand et aventureux moment qui représente,

    dans

    le cours de mon existence à

    peu près sans cahots, le seul

    risque majeur

    que j aurai osé prendre. Et il

    me

    semble aussi

    que c est

    à

    ce moment

    que,

    mariant vie et

    mort,

    ivresse et acuité

    de vue, ferveur et négation, j ai embrassé le plus étroitement

    cette

    chose

    fascinante, et toujours à poursuivre parce que jamais tout à

    fait

    saisie, que l on

    croirait

    désignée

    à

    dessein

    par un

    nom

    féminin

    :

    la

    poésie

    (Fibrilles,

    292).