Michel_Berges - Machiavel, Un Penseur Masqué

8/12/2019 Michel_Berges - Machiavel, Un Penseur Masqu

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Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert


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Michel Bergs, Machiavel, un penseur masqu ? (2000) 5

Sommaire

Quatrime de couvertureINDEX

INTRODUCTION.LE MYSTRE MACHIAVEL

PREMIRE NIGME : LHOMME, LE CONTEXTE ET LOEUVRE

Le fonctionnaire florentin

La formation(1469-1498)Le secrtaire de la Rpublique(1498-1512)puration et cration compensatoire(1512-1520)Machiavel rempile avec les Mdicis(1520-1527)

Lobservateur dun baril de poudre

Limbroglio de la politique extrieureRivalits et factions intrieures

Pour une mthode globale

Historicisme et contextualismeLa synchronie du sens

SECONDE NIGME : MORALE OU POLITIQUE ?

Les fondements de lordre politique

Les rponses humanistes des GrecsOmnis potestas a Deo :la transcendance chrtienne

Science politique et valeurs



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PREMIRE PARTIELA RAISON POLITIQUE MACHIAVLIENNE

LE BIEN POLITIQUE

Une thorie dualiste du pouvoirDes princes vertueuxDes rpubliques durables

LA CORRUPTION POLITIQUE

Le cycle ternaire de la dgnrescence des formes de pouvoirLes causes naturelles et humaines de la corruption politiquePar-del le bien et le mal : le retour de lidal

DEUXIME PARTIE

LIMAGINAIRE MACHIAVLIEN

LE CHRISTIANISME DE MACHIAVEL

Machiavel et Savonarole

Le christianisme du chemin de lenfer Un humble pcheurLe libertinLe paysanLe supplici

LA NUIT DE JRME BOSCH

La nature den hautLes causes que je dis du ciel

Lenfer dantesque et carnavalesqueLa Fortune, antique magicienne De la magie la sorcellerie

La nature den bas

Lme perdue ou la nature subjective de lhommeLa nature objective de lhomme

La nature fantastique

Le bestiaire machiavlien

LApocalypse de la fin de lhomme



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TROISIME PARTIELE MYTHE MACHIAVEL

PHILOSOPHIE POLITIQUE ET MACHIAVLISME

La mise lIndex catholique et protestanteLe purgatoire du sicle de la RaisonLes Machiavel des LumiresLes machiavliades rvolutionnairesLes Machiavel romantiques du printemps des peuplesLe rouge et le noir : les Machiavel marxistes et fascistes

UNE SCIENCE POLITIQUE MACHIAVLIENNE ?

Une historiographie diviseLes tours de valse politologiquesUn Machiavel oligarchique ?Un Machiavel libral ?

CONCLUSIONUN PENSEUR MASQU ?

LE TEMPS EN MACHIAVELUne pense chaotique et dbile ?La prison de lpistm machiavlienne ?

LES CODES ET LES MASQUES DE MACHIAVEL

Les codes discursifs : la thorie martrienne du relativisme masqu de

Machiavel

Deux discours cods : les masques du diplomate et du dramaturge

Le diplomateLe Shakespeare florentin

LMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Oeuvres de MachiavelHistoriographie



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Machiavel, un penseur masqu ?

Quatrime de couverture

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Voici une relecture culturaliste des crits de Nicolas Machiavel (1469-

1527). Inspire de Michel Foucault, elle dvoile la vision du monde dun chrtiende 1500, enserr entre deux logiques.Dabord, la Raison machiavlienne, non Raison dtat, mais discours

lantique, rvlant sa faon le secret du pouvoir, princier ou rpublicain, pourtous les temps.

Puis, lImaginaire machiavlien. Ce systme de valeurs fait dfiler, cavalcadetragique, la nature den haut de Dieu tout-puissant et de la Fortune,ltrange nature den bas de la magie, du fleuve noir de la sorcellerie,dhommes transforms en animaux. Visions rdemptrices et apocalyptiques dunMachiavel des tnbres, plus proche de Jrme Bosch ou du dominicain

Savonarole, rveurs dune impossible Cit cleste sur terre, que de la sciencepolitique moderne.

Lanalyse de ce corpus permet de mieux comprendre le Mythe Machiavel,form aussi des interprtations qui, pendant cinq sicles, ont dnatur la pense decet crivain maudit et en ont fait le miroir de la politique occidentale.

Le Machiavel rel se dcouvre en filigrane: un diplomate de la Rpublique deFlorence, humaniste, libertin, paysan, mais aussi un suspect arrt, emprisonnpuis tortur lors dun complot contre les Mdicis.

Le stocisme raliste de ce Shakespeare florentin, plus inquiet quinquitant,pour qui la vie nest quun songe, nous questionne sur le mal politique etlanimalit de lhomme. Dactualit plus que jamais.

Michel Bergsa enseign pendant dix ans lhistoire culturelle lUniversitMichel de Montaigne Bordeaux. Aujourdhui professeur de science politique lUniversit Montesquieu, responsable du Centre dAnalyse Politique Compare,il a publi notamment une tude sur les relations entre christianisme et politique:Vichy contre Mounier. Les non-conformistes face aux annes quarante.



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INDEX

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AbelAdamAgathocleAgrippa de NettescheimAlberto, fraAlbret, Carlotte d'AlexandreAlexandre VI, papeAmiguet, PhilippeAmmirato

AndreaAngenot, MarcAnjou, duc d'AntigoneAntonetti, PierreAppiusApuleAragonAretinoArgensonAristoteArtaudAubign

BaccinoBaconBakhtine, MikhalBaldini, A. EnzoBalibar, tienne

Baltrusatis, JurgisBalzacBarberaBarclay

Barincou, EdmondBattista della PallaBaudoin, JeanBayleBec, ChristianBechi, RicciardoBellarminBelleforestBelphgorBly, Lucien

Benoist, CharlesBerns, ThomasBernstein, SergeBerr, HenriBertiniBthuneBiagioBismarckBoccaceBodin, JeanBonnaud, RobertBorgia, familleBorgia, CsarBorgia, LucrceBorgia, Rodrigue

(Alexandre VI)Borrelli, GianfranoBosch, JrmeBossuet

Botero, GiovanniBotticelli, SandroBouillBouts, Thierry

BoveyBozio, TommasoBrancaccioBrant, SbastienBraudel, FernandBrhier, mileBrissoBruno, GiordanoBrutusBud, Guillaume

Burnham, JamesBurns, James Henderson

Cabot, VincentCanCalabre, duc deCalliclsCallimacoCampanellaCamporesi, PieroCaraccioliCarnCarnadeCasavecchia, FilippoCastiglione, ValerianoCastracani, CastruccioCatilinaCatonCavour

Ceditius, MariusCerteau, Michel deCsarCharles Ier



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Charles VIII, Roi deFrance

Charles, Christophe

Charles-QuintCharronChartier, RogerChastel, AndrChateaubriandChrel, AlbertChrtien-Goni, Jean-

PierreChristianCibo, cardinalCicronCircClausewitzClment VII, papeCloots, AnacharsisCloulas, IvanCohn, NormannColas, DominiqueColonna

CondorcetConstant, BenjaminConstantiaContzenCopernicCorneilleCorsini, Lodovico deCosimoCousin, VictorCricca

CromwellCrozier, MichelCyprisCyrus

Da PoppiDanteDarnton, RobertDavidDe Bellendene

De BoyvinDe Neli, Bartholomea,mre de Nicolas

MachiavelDe Scudrydella Valle, Antonio

Delumeau, JeanDenis de SyracuseDescartes, RenDi VairDianeDiaphoirusDiderotDierkens, AlainDiogneDonatoDonegani, Jean-MarieDreyffus, H.DrozDu Plessis-MornayDuby, GeorgesDuconseil, MarcDumont, LoDupouey, PatrickDrer, Albrecht

Easton, DavidEco, UmbertoEhnmark, A.lisabeth, Princesse

palatineEngelsrasmesopeEspagnet

Espence

Faivre, AntoineFaraklas, GeorgesFaxardoFebvre, LucienFnelonFerdinand, roi d'EspagneFerdinoFerrari, Joseph

Ferry, LucFichteFicin, Marsile

FilippoFirpo, L.Fitz-Herbert

Flaubert, GustaveFleury, abb ClaudeFolingoFoucault, MichelFournel, Jean-LouisFragonard, Marie-

MadeleineFrdric de PrusseFremont, ChristianeFresnay, PierreFriedberg, Ehrard

Gaddi, MgrGalienGarasseGaxie, DanielGentillet, InnocentGhizzano, cardinalGibson,Walter S.

Gilbert, FlixGinzburg, CarloGiocominiGiono, JeanGiovanniGirolami, RaffaelloGiulianoGiunta, BernardoGladstoneGodeau

Gohory, JacquesGoody, JackGoosens, AlineGorgiasGoyard-Fabre, SimoneGracian, BaltasarGramsci, AntonioGrand TurcGravelleGrgoire VII, pape

GrotiusGuadetGuichardin, Franois



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Guichardin, LouisGuidoGuillemain, Bernard

Guillon de Montlon,abb Aim

Guiraudet, Toussaint

Han FeiHarringtonHaussoullier, BeernardHcatonHeers, JacquesHegelHelvtiusHenri IIIHenri IVHenri VIIIHerculeHrodoteHeusch, Luc deHippocrateHirschman, Albert

HobbesHolbachHugo, VictorHuraultHusson, douard

IcotInglese, G.Innocent III, papeInnocent VIII, pape

Isis

Janet, PaulJehanneJoly, ClaudeJoly, MauriceJove, PaulJules II, papeJupiterJuste-Lipse

Knock

LHpital, Michel deLa Balue, Cardinal deLa Botie

La BruyreLa Fontaine, Jean deLa Houssaye, Amelot deLa Madeleine, Jean deLa NouLa Taille, Jean deLamartineLamennaisLanguet, HubertLarivaille, PaulLaroque, FranoisLavroff, Dmitri GeorgesLazzeri, ChristianLe Goff, JacquesLeca, JeanLeduc-Fayette, DeniseLefort, ClaudeLemerrLnine

Lenoble, RobertLon X, papeLon XIII, papeLvi-Strauss, ClaudeLvy-Bruhl, HenriLochner, StephanLocke, JohnLouis XIILouis XIVLouis XVI

Louis-PhilippeLucasLucchesini, GianLorenzoLuciusLucrceLuther, MartinLycurgueLysandre

MablyMachiavel, BaccinaMachiavel, Bartoloma

Machiavel, Bernardo,pre de Nicolas

Machiavel, Bernardo,

fils de NicolasMachiavel, GirolamoMachiavel, GuidoMachiavel, LodovicoMachiavel, LudovicMachiavel, Margherita,

soeur de NicholasMachiavelMachiavel, Marietta,

pouse de NicolasMachiavel, PieroMachiavel, Primerana,

soeur de NicholasMachiavelaMachiavel, Totto frre

de NicolasMachon, chanoineMagni, VeranoMaistre, Joseph de

Malaparte, CurzioMalherbeMandevilleMandrou, RobertManent, PierreMansfield, Harvey C.MarcelloMarianaMariano, fraMarijnissen, Roger H.

Marin, LouisMariscottaMaritain, JacquesMarmontelMarnixMarquezMartin, Henri-JeanMartres, Jean-LouisMarxMathias, roi de Hongrie

Mathieu, GeorgesMatteoMatter



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MatthieuMaulde de La ClavireMaximilien, empereur

d'AllemagneMayerne TurquetMazarin, cardinal deMazresMdicis, familleMdicis, Catherine deMdicis, Cosme deMdicis, Jules deMdicis, Julien deMdicis, Laurent deMdicis, Laurent II deMdicis, Piero deMeinecke, FriedrichMenardMengMenocchioMesnard, PierreMetternichMichelet, Jules

Michelotto, donMichels, RobertMilton, JeanMinois, GeorgesMoseMolireMoncini, V.MontaigneMontesquieuMore, Thomas

Morgenstern, OskarMorgenthauMortier, RolandMosca, GaetanoMourret, FernandMussolini

Namer, mileNapolon IerNapolon III

Naud, GabrielNellio, FrancescoNerli, Filippo de

NeroniNissenoNoiriel, Grard

Numa

Oliverotto da FermoOricellariOrque, Rmy d'OrsiniOsorio, GirolamoOsoriusOvide

PacchierottoPagoloPamphilePanofsky, ErwinParel, Antony J.Pareto, VilfredoParsons, TalcottParutaPasquier, tienne

Paul IV, papePlissier, AnnickPellegrin, PierrePnlopePrisPerrens, F.T.PtainPtrarquePhotisPiazzi

Pic de la MirandolePie III, papePietrePindarePisistratidesPitti, GonfalonierPlatonPlthon, GmistePlutarquePluton

Pocock, J.G.A.Politi, AmbrogioCesare

Politien, AngePolus, cardinal ReginaldPolybe

Pomian, KrzysztofPompePomponazziPonzoPosidoniusPossevinoPothinPotiemkhine, VladimirPozzoPrat, Antoine duPrlot, MarcelPrezzolini, G.Procacci, G.Proudhon

Quinet, Edgar

Raab, F.Rabelais

Rabinow, P.RacineRaphal, l'angeRaynaud, TheofiloRegnault dOrlansRemusRenan, ErnestRenaudet, AugustinRenaut, AlainRetz, cardinal de

Reyni ; DominiqueRicciaRichelieu, cardinal deRidolfi, R.Rioux, Jean-PierreRipaRivadeneira, Pedro deRivault de FluranceRoberto, duc de RiminiRobespierre

Roeder, RalphRomulusRonsard, Pierre



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Rosso, FranoisRotrouRousseau, Jean-Jacques

Rubel, MaximilienRucellai, cercle

intellectuelRucellai, CosimoRuffini, Bartolomeo

Sade, marquis deSadoun, MarcSaint-AntoineSaint DominiqueSaint FranoisSaint Jean BaptisteSaint JrmeSaint-JustSaint PaulSaint PierreSaint-Pierre, abb deSaint Thomas dAquinSainte-Marie, Jean de

SallusteSalviati, AlamannoSalviati, cardinalSantaella LopezManuelSanti di TitoSarpi, PaoloSatanSavonaroleSchorske, Karl

ScioppiusScribaniSenellart, MichelSfez, GraldSforza familleSforza, Franois, duc de

MilanShakespeare

SignorelliSiguenza, fra deSilhon

Sirinelli, Jean-FranoisSirturiSixte IV, papeSkinner, QuentinSmith, AdamSocrateSoderini, CardinalSoderini, PieroSolonSorel, GeorgesSpinozaStal, Madame deStern, JacquesStrada, FamianoStrauss, LoStrong, RoySuarezSultan d'gypteSun-Tzu

Suppa, SilvioSylla

TaciteTafaniTalleyrandTarquinsTatusTlmaqueTenenti, Alberto

TrenceThuau, tienneTibulleTimoteoTite-Live

Valadier, PaulValentino

Valori, FrancescoValori, NiccoloVanozzi

VauquelinVdrine, HlneVenturaVnusVernaccia, GiovanniVernant, Jean-PierreVespucci, AgostinoVespucci, Agostino, ami

de NicolasVettori, FranoisVettori, PagoloVicentioVigny, Alfred deVillar, ConstanzeVirolli, MaurizioViscontiVitelliVittori, FrancescoVoltaire

Weinstein, DonaldWicht, BernardWicquefort, Abraham deWollenberg, Jrg

Xnophon

Yhs Maria

Zancarini, Jean-ClaudeZarka, Yves CharlesZecchiZhou, Xu ZhenZoccolo



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Jean-Adrien

Pour quil sache quoi sen tenirsur les politiciens de tous les tempset les Csar Borgiadu futur

Au XVIe sicle, en rgle gnrale, la ngation de Dieu ne fait gure partie desproccupations, des dsirs, voire des besoins des hommes.

Que lon naccuse pas trop vite non plus Machiavel dtre un paen parce quil acritiqu les prtres et lglise qui nous ont faits irreligieux et mauvais, oureproch au Christianisme davoir sanctifi les humbles et les contemplatifs,davoir

plac le bien suprme dans lhumilit alors que la religion antique le plaaitdans la grandeur dme. On lui reprochera, avec plus de raison, davoir cd la leon de choses de son terrible temps et plac la politique hors de la morale o elle est depuis lors reste

Fernand Braudel,

Grammaire des civilisations



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INTRODUCTIONLE MYSTRE MACHIAVEL

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Machiavel (1469-1527) constitue un mystre pour la philosophie et la science

politique. Au coeur dun dbat qui dpasse lhomme, on doit trancher, le

concernant, entre limage quil a laisse de lui, traduite dans le langage courantpar des injures et des qualificatifs pjoratifs, et le sens rel dune pense qui, au-

del de la mort elle-mme, a travers le temps et nous interpelle de faon

lancinente, comme une bouteille jete la mer.

Pourquoi cette fonction historique danti-destin, malgr les feux follets de

contresens qui ont serpent en la dfaveur de cette pense ds le XVIe sicle,

pousss pour certains jusqu lautodaf de ses livres et de son effigie ?

Crime impardonnable : ce briseur didoles, cet iconoclaste maudit aurait-ilcoup le pouvoir de toute transcendance en furetant sous le tabernacle, jusqu

dmasquer les secrets politiciens de tous les temps, devenant insupportable la

thorie de pharisiens ultrieurs qui lont pourchass de leur haine ? Aurait-il

demble trop remu la question taboue en Occident des relations entre religion et

politique ? Quelle bote de Pandore ce sorcier du pouvoir a-t-il ouverte ? Quels

diables sen sont chapps comme des ressorts ?

Une lecture comprhensive, machiavlienne et non machiavlique deloeuvre, est-elle possible face au poids crasant de lhermneutique qui sest

projete et sdimentarise sur elle, jusqu lobscurcir ? Selon quelles modalits



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mthodologiques peut-on la dployer ? En tenant compte des progrs de

lhistoriographie moderne et en des temps aujourdhui plus clments pour

lEurope que ceux des guerres obscures de cette Toscane du XVe sicle livre tous les spadassins, retres et grands fauves de la Renaissance qui forma un

contexte vital, comment dpasser le mythe Machiavel ?

Deux nigmes surgissent concernant ce Florentin. Comme sil sagissait dun

Sphinx, des questions que lon pose dpend la comprhension de ses crits.

Dabord, problme pistmologique : quel lien tablir entre lhomme, son

espace-temps historique et loeuvre elle-mme ? Surgit ici le Machiavel, esprit

scientifique qui dcortique le pouvoir comme un chirurgien de la Renaissancetudiait secrtement un cadavre avec ses instruments lui ou soignait autant que

faire se peut un corps malade. Sans anesthsie et sans immunologie.

Ensuite, problme philosophique : comment articuler, face son regard

sulfureux sur le pouvoir, morale et politique ? Reflet, l, du Machiavel mythique,

inventeur prsum de la Raison dtat et du machiavlisme

PREMIRE NIGME :LHOMME, LE CONTEXTE ET LOEUVRE

LE FONCTIONNAIRE FLORENTIN

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Afin de fleurer de faon introductive une pense enracine, qui fut aussi une

dmarche humaine conquise sur la vie de tous les jours, officielle et prive, il est

bon de prciser quelques repres temporels. Avant de dvoiler le mythe et de

mieux dfinir lnigme.



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La formation (1469-1498)

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Nicolas Pierre Michel Machiavel nat Florence le 3 mai 1469, la

quatrime heure de la nuit , dans la maison familiale prs du Ponte-Vecchio. De

Bernardo, notaire, et de Bartolomea deNelli. On le baptise le lendemain Santa

Reparata. Sa famille, de petite noblesse toscane lorigine, embourgeoise par la

suite, possde des terres et une petite mtairie quelques lieues de la cit, sur les

hauteurs. Certains anctres furent gonfaloniers. Dautres ont particip en tant que

prieurs la corporation desArts majeurs de la ville.

Bernardo amne souvent ses enfants dans la proprit campagnarde au-dessus

de la cit aux lys rouges, notamment lors des mauvaises saisons, quand lair vici

de la ville est porteur dpidmies et de maladies chroniques. Nicolas, qui y voit

ses grands-parents, dcouvre la nature dos de mule, port dans des paniers de

chtaignier avec ses soeurs, Primerana et Margherita ou son frre Totto, qui plus

tard deviendra prtre.

Son pre frquente des humanistes et des patriciens de la cit. Il aime

collectionner et relier les vieux livres. Il donne ses enfants une ducation

soigne. Dans son journal de souvenirs familiaux, il dtaille les tapes de la

formation du jeune Nicolas : lcole de da Poppi lglise Saint-Benot de

lEstude, puis des prcepteurs. Lenfant apprend lire, tudie la grammaire, les

mathmatiques, puis, en compagnie de fils dautres humanistes, les lettres latines.

Bernardo note qu 12 ans il peut rdiger tout seul des textes en latin. Lorsquil a17 ans, il lenvoie dans le quartier faire relier une histoire de Rome qui marquera

Nicholas toute sa vie : les trois premires Dcades de Tite-Live. Ltudiant,

passionn de littrature latine et de posie, traduit leDe Natura rerum de Lucrce.

Il suit, dans les pas de son pre, des cours de droit. Sa mre, qui a compos des

madrigaux, lui a transmis lamour de la musique. Il joue lui-mme du luth.



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Le secrtaire de la Rpublique (1498-1512)

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Ses tudes termines, le jeune juriste et lettr se prsente le 19 fvrier 1498

un recrutement de gratte-papier au Vieux Palais de la Cit. Il nest pas retenu. Le

18 juin suivant, il devient secrtaire la deuxime Chancellerie qui soccupe des

affaires intrieures et de dfense. Un mois plus tard, il est affect au secrtariat

des Dix qui supervise les deux services des affaires intrieures et extrieures. L,

il entame une carrire de bureau, avec lappui de certains protecteurs (Salviati,

Giocomini), puis du futur gonfalonier vie, Piero Soderini. Ses fonctions de

rdacteur lengagent pour quinze ans dans laction quotidienne de la politique de

la rpublique sodrienne des classes moyennes, entre peuple, haute bourgeoisie et

aristocratie. Rapidement, il devient responsable administratif la Chancellerie des

affaires extrieures. On lui confie aussi des fonctions de terrain en raison de ses

comptences dcriture et de jugement. En haut lieu, on apprcie sa finesse, sa

modration respectueuse. Il tranche par son intelligence rapide des faits et deshommes.

Les postes dambassadeurs tant rservs aux fils de grandes familles, le

simple lgat va accomplir des missions ponctuelles dinformation et de

ngociation. Ce nest pas un dcideur, mais un excutant aux ordres de la

Seigneurie et des Conseils. Il est envoy plusieurs reprises autour de Florence,

en Italie (auprs notamment de Csar Borgia quil craint mais dont il reconnat

lefficacit). Il se rend aussi ltranger : quatre fois en France (en 1500, 1504,1510, 1511, traitant avec Charles VIII puis Louis XII et nouant des liens damiti

avec le prsident du Parlement de Paris, Antoine du Prat), deux fois en Allemagne

auprs de lempereur Maximilien (1507, 1509), la Cour de Rome (o il suit

notamment llection du pape Jules II). En tout, prs de quarante missions

extrieures, o il fallut trouver des alliances, calmer ou attiser des factions rivales

de Florence et dautres cits, surveiller les troupes trangres, obtenir des dlais

pour payer ou rentrer de largent, faire patienter les rois et leurs ministres Le

tout complt par des responsabilits continues partir de 1506 en matire demilice, de leve de troupes et de protection de la cit. Le fonctionnaire Machiavel



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pourra crire, ultrieurement, que les quinze annes voues la Rpublique ne

furent ni dormies ni joues par lui.

Il perdit son pre en 1500, se maria en 1501 avec Marietta Corsini. Il fut

souvent absent du foyer, mais leva cinq enfants, Bartolomea, Bernardo,

Lodovico, Guido et Piero. Son ami Vespucci dita sa premire oeuvre littraire en

1506 (la Premire Dcennale, crite deux ans avant). Il rdigea aussi des rapports

dtaills sur les pays traverss (la France et lAllemagne), la Seconde Dcennale

(en 1509). En 1512, le secrtaire a le temps dachever, malgr lurgence des

vnements, les Capitoli,pomes commencs en 1505, portant sur loccasion, la

fortune et lambition.En aot 1512, les Mdicis reviennent Florence avec les armes espagnoles et

lappui du pape Lon X. La Seigneurie sest trouve incapable de rsister. Les

milices aussi, transformes en groupes de fuyards. Les choses vont sacclrer

pour Machiavel.

puration et cration compensatoire (1512-1520)

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Le secrtaire est compromis par son attachement la Rpublique. La

dbandade de ses chefs, la fuite peu glorieuse de Soderini le condamnent. Il est

licenci et remplac par le secrtaire priv des Mdicis. On lui demande des

comptes sur la gestion de la milice. Dbut novembre 1512, il est interdit au Vieux

Palais et dans toute charge publique. Il est assign Florence quil ne doit pas

quitter pendant dix ans, ne pouvant mme pas se rendre sa mtairie de

SantAndrea in Percussina. En dcembre suivant, aprs lpuration, un complot

men par des jeunes rpublicains, dont certains sont ses amis, est dcouvert. On

larrte. On le jette en prison. On le torture en lui faisant subir six fois de suite

lestrapade, cest--dire quon le monte une corde, soutenu par les bras, et on le

laisse retomber par terre violemment de tout son poids. Le chef du complot est

dcapit. Les autres meneurs, emprisonns. Lui, et quelques autres, sont assigns

rsidence. On lexile dans sa mtairie familiale. Il na pas le droit de quitterFlorence.



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Dsormais commence pour le fonctionnaire rpublicain une priode sombre,

tourmente, dpressive. Mais aussi, particulirement crative. Il conserve pour

ami Francesco Vettori, fils de riche famille, nomm par les Mdicis ambassadeur Rome auprs du pape (on avait ainsi remerci ce membre de la Seigneurie

davoir contribu retourner le Conseil de Florence et liquider la Rpublique).

Cest lhomme avec qui il stait rendu en mission en Allemagne. Puissant, il est

intervenu avec son frre et un ou deux autres amis du camp des aristocrates pour

le faire librer de prison (sous caution) et plaider sa cause auprs des nouveaux

seigneurs. Machiavel lui crit prs de vingt-cinq lettres miraculeusement

conserves.

Il se dmne pour retrouver un emploi. Bien que le pouvoir soit dsormais et

pour longtemps totalement mdicen. Vettori est bien vu de la Maison quil sert

Rome, tout en gardant des liens permanents avec ses amis de Florence. Le

secrtaire mise sur ce patron qui saura habilement utiliser son intelligence de la

situation internationale en suscitant des rapports quil maniera lui-mme en haut

lieu, sans intervenir efficacement en sa faveur. Souvent dcourag, Machiavel

patiente. Il a six bouches nourrir avec les seuls moyens de sa mtairie. Que

faire ?Il se met crire, travaillant tous les soirs la lumire dune bougie, dans sa

soli

e : une

rfl

tude campagnarde. Il se rend peu Florence. On a limpression quil

compense ses dboires personnels et professionnels par lcriture. Et quil vit, au

fond du gouffre, aprs la prison et la torture, un rve de Perrette . Il a lillusion

de retrouver lenthousiasme du temps de Laurent le Magnifique. Il joue

lhumaniste. Mais avec retard. Comme sil sagissait dune parodie de la grandeur

de Florence. Sans trop y croire. Son dialogue avec les auteurs anciens, qui renoue

aussi avec sa jeunesse latiniste et ses songes romains, apparat pathtique.

En 1513, il engage la rdaction dun ouvrage ourdi de longue dat

exion sur lesDcades de Tite-Live. Il sarrte soudainement, pour rdiger un

opuscule de quatre-vingts pages dont il aurait eu lintuition en cultivant un champ.

Des amis encouragent son projet. Il sagit du Prince, rdig en latin, envoy, puis

lu quelques proches par petits paquets, ddicac dabord Julien de Mdicis,

qui meurt en 1516, sans lavoir lu. Machiavel le lui aurait prsent un jour sous

forme de manuscrit. Le nouveau Seigneur, entour de ses braques, se proccupauniquement de nourrir ces derniers, sans rien dire. Un chroniqueur commente :



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Ce que voyant, Nicolas sen fut, indign, et jura ses amis que sil ntait

pas homme conjurer contre les princes, son livre lui, le vengerait1.

Finalement, toujours dsireux de servir sa cit, il dcide aprs avoir consult

des proches, de loffrir Laurent le Second, le descendant du Magnifique. La

ddicace apparat, dans le fond, conditionnelle, dsabuse. Machiavel, loin dtre

flagorneur, conseille. Il place cependant la barre trs haut. Trop. La Maison qui a

dsormais tous les pouvoirs Florence et Rome, sera-t-elle la force rdemptrice

pour bouter lennemi barbare hors de lItalie ? Voici les conseils dun homme du

peuple pour tre grand, tirs de ce que jai appris et vu, et de ce que jai lu chez

les auteurs anciens, lance-t-il au nouveau Magnifique (on appelle ainsi Florencetous les hauts dignitaires et seigneurs). Mais vous dtre grand !

Malheureusement, il prche dans le dsert, et pour des sourds , commente

Edmond Barincou2. Lon X, un des plus npotistes des papes refuse de

lemployer, de mme que ses deux neveux.

chaud, le secrtaire a compris. Le Prince ne sera pas dit. En dcembre

1516, il effectue une mission commerciale Livourne, enfin autoris circuler. Il

poursuit la rdaction pendant cinq ans dun autre ouvrage qui restera lui aussimanuscrit, les Discours sur la Premire Dcade de Tite-Live, commentaire du

livre tant aim depuis son adolescence, particulirement ressass depuis la mort

de son pre qui le lui avait fait relier, et dont il avait hrit vraisemblablement

avec la bibliothque familiale. Il en lit des extraits au cercle de Cosimo Rucellai,

quil frquente, qui il ddicacera lesDiscours en 1517.

Mais il est toujours dsireux de servir et de retrouver un poste. Il espre une

intervention effective de Vettori, qui, lui, lexploite, lamuse, tergiverse.Machiavel poursuit sa cration littraire. Encourag par les humanistes littraires

du cercle Rucellai, il se lance dans lcriture de pices de thtre. Un voeu de

jeunesse ? Il aurait rdig, vers 1504, la demande du gonfalonier Soderini, une

pice aujourdhui perdue,Les Masques, portant sur la vie politique florentine, la

1 Edmond Barincou, Machiavel par lui-mme, Paris, Le Seuil, 1957, coll. crivains de toujours , p. 74.

2 Edmond Barincou,Ibidem, p. 73.



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faon dAristophane. Il sait aussi que la comdie est prise la cour de Lon X 3.

En 1517, composition dun pome politique inachev, Lne dor, sur le modle

dun rcit dApule.

En 1518, Machiavel crit sa comdie qui aura le plus de succs, et la publie au

moment du mariage de Laurent II de Mdicis : La Mandragore. Il en assume les

reprsentations avec musique, danse et chant entre les actes. Il se dlecte encore

traduire et adapter la pice de Trence, LAndria, qui avait fait lobjet dun

cours de Politien luniversit du temps de Laurent Ier le Magnifique. Il rdige

encore une nouvelle comique, LArchidiable Belphgor. La mme anne, il se

rend Gnes, pour raisons commerciales.En 1519, hant par les questions militaires, desquelles dpendait tout le sort de

lItalie, comme le laissait pressentir lexhortation du Prince, il tire les leons de

son exprience la tte de la milice florentine, agrmentes de commentaires des

auteurs anciens sur le sujet : il achve LArt de la guerre en 1521. La Fortune va-

t-elle lui sourire enfin ?

Machiavel rempile avec les Mdicis (1520-1527)

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En 1520, au Palais Mdicis, il rencontre le cardinal Jules (le futur Clment

VII) qui, pour le tester, lui demande un rapport sur la rforme de ltat Florence.

Il sexcute prudemment, en dosant le poids des diffrentes institutions envisager. Pour montrer ses talents, il publie un opuscule sur lhistoire dun

homme politique illustre, Castruccio Castracani. De juillet septembre, il obtient

une mission commerciale Lucques, la demande du cardinal. son retour, en

raison du succs de son ouvrage sur Castracani, celui-ci lui octroie une bourse de

soixante-sept florins pour engager une histoire officielle de Florence qui lintgre

de faon temporaire lUniversit. Par tapes, Machiavel redresse la tte.

3 Christian Bec, Machiavel, Paris, Balland, 1985. Ouvrage fondamental etremarquable en termes de pdagogie pour sinitier loeuvre comme aucontexte. Cf.p. 28 et 336.



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En avril 1521, lancien fonctionnaire refuse un emploi de secrtaire dun

condottiere. Pour lui, les affaires politiques, les seules, les vraies, captent tout

son intrt. Son ami Vettori, confident de Jules de Mdicis, devient membre duConseil de la Marchandise et lappuie. En mai 1521, les Huit de Pratiques

lenvoient auprs des franciscains de Carpi pour ngocier. Il est nouveau lgat

officieux. Il rencontre Franois Guichardin avec qui il se met correspondre.

Jules de Mdicis devient le pape Clment VII le 18 novembre 1523. La

Mandragore est rimprime en 1524 et lanne suivante. En mai 1525, Machiavel

termine les Histoires florentines. Un mois aprs, il est envoy en mission par le

pape auprs de Franois Guichardin nomm chef des troupes de lglise. Il doit

mettre sur pied une milice, mais le projet choue. En aot 1525 est leve son

interdiction dexercer toute charge publique. Il prsente Clment VII sa

chronique officielle de Florence. On double son salaire dhistorien dsormais

appoint. Il obtient une mission commerciale Venise. La Clizia est reprsente

pour la premire fois en public avec succs.

Les Mdicis lutilisent vaguement. En raison de ses comptences militaires, il

sert nouveau la cit : en avril 1526, on confie lauteur deLArt de la guerre la

tche dorganiser la dfense des murailles de Florence. Un peu comme du temps

du pouvoir rpublicain avant sa dbandade. Machiavel est nomm responsable

des fortifications. En fvrier 1527, Parme, auprs de Guichardin, toujours

responsable des troupes pontificales, il observe les combats des armes

espagnoles retournes cette fois contre la Ligue italienne mene par Clment VII.

Les impriaux triomphent. Rome est saccage le 6 mai. De l, il apprend la chute

de Florence le 22 mai suivant.

Le 10 juin, un phmre gouvernement rpublicain sinstalle nouveau.Machiavel, qui avait fray non sans mal avec les Mdicis, est bien sr oubli. Il

sera dfinitivement cart des affaires. Il meurt Florence dune maladie de

ventre malgr (ou cause de) une potion quil stait administre lui-mme, le 22

juin 1527. On lenterre chrtiennement dans le tombeau de ses anctres. Dans sa

lettre Vettori du 16 avril 1527 il avait crit : Jaime ma patrie plus que mon

me. La rciproque ne fut pas toujours vraie.

Cet homme modeste, plac un poste-cl, qui assista tous les vnementsimportants de son temps, profita de son passage dans les coulisses du pouvoir



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pour observer sans fard le laboratoire quil avait sous les yeux concernant lart

politique dans la Florence du Quattrocento.

Quel spectacle !

LOBSERVATEUR DUN BARIL DE POUDRE

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Pendant une priode de soixante annes, Florence, norme ville-rseau pour

lpoque avec 80 000 habitants, tale sa richesse en plein soleil 4. On a frl, nous

dit Fernand Braudel, la rvolution industrielle 5. Les drapiers de la cit, soutenus

par les fils de la finance, fournissent toute lEurope. La ville marchande a dlaiss

ses structures mdivales oligarchiques pour donner le pouvoir, en 1434, aprs

des luttes fratricides entre clans familiaux, aux Mdicis. Comme par hasard, ce

sont des banquiers, entrepreneurs et propritaires fonciers qui ont difi une

holding europenne dmultipliant leur fortune.Cosme lAncien, puis son petit-fils Laurent le Magnifique, ont fait de cette

cit un des joyaux de lItalie, un temps au-dessus de Rome. Florence va battre la

mesure . Ltalement de la richesse de la haute bourgeoisie efface laristocratie

ancienne. Le surplus se dverse sous forme de mcnat sur les arts et la culture,

entre les mains des nouveaux seigneurs. Laurent lui-mme, qui acheta les plus

grands artistes du temps, joua lcrivain. Ce fut, au sommet, un ge dor. Les

palais, les sculptures, les peintures, les glises ruisselantes de beaut, entmoignent encore.

Ombre au tableau ? Les intempries conomiques, partir de 1470, annoncent

un gros orage. Laxe commence basculer de la Mditerrane vers lAtlantique.

Le protectionnisme des monarchies territoriales limite la diffusion des produits

italiens. Lindustrie textile baisse ses prix et, de l, sa qualit. Cela se ressent au

4

Cf. ce propos, pour une synthse, Alberto Tenenti, Florence lpoquedes Mdicis. De la cit ltat, Paris, Flammarion, coll. Questionsdhistoire , 1968.

5 Fernand Braudel,Le Modle italien, Paris, Arthaud, 1989, p. 39-63.



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niveau commercial puis bancaire. Les riches achtent des terres et des oeuvres

dart, au lieu de rinvestir dans les circuits financiers ou commerciaux.

Lentement, la crise va suivre la rgression des prix. Linquitude et la morositentachent la fin du rgne de Laurent. Le rseau des Mdicis, toujours puissant

jusque vers 1550, ne peut plus soutenir, comme du temps de Cosme, la politique

de la cit.

Cette vision, trop conomiste, doit tre complte. Le vrai problme, cest

bien la politique. Fernand Braudel parle tort de priode de paix . Hostile

une histoire-bataille autour des guerres, de la diplomatie, des grands hommes, des

luttes de clans et de factions, bref une histoire politique au sens fort, il na paslu, semble-t-il, lesHistoires florentines de Machiavel.

Or, l, le fonctionnaire rpublicain dresse un portrait spectral des frictions et

des enjeux de pouvoir qui court-circuitent sans cesse son terrain dobservation, la

cit des Mdicis. Projette-t-il une vision du monde ? Ou bien lobjet quil fait

surgir correspond-il la ralit ? Cest la politique Florence, extrieure comme

intrieure, qui sent le soufre. Pas son observateur.

Limbroglio de la politique extrieure

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Premire leon de Machiavel : la guerre est permanente. Cest le ressort

principal du temps, le mal qui ronge les cits et toute lItalie. La politique

extrieure mne le bal. Il en remarque labsurdit et la fatalit :

Les guerres auxquelles les Florentins sont obligs de prendre partsont causes le plus souvent par les autres peuples ou princes delItalie 6.

Dans le premier chapitre du Livre VI desHistoires, il parle de la vanit des

guerres dalors . Ce ne sont que des jeux striles et ruineux. Elles ne rapportent

6 Histoires florentines, in Machiavel, Oeuvres compltes, traduites et annotespar Edmond Barincou, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de LaPliade , 1952, p. 1487.



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rien au vainqueur. Contrairement celles de lAntiquit, elles ruinent ltat, ne

sont pas ftes par le peuple, dpouillent les citoyens qui subissent sans cesse des

agressions extrieures. Comme gnralement on ne tue pas les ennemis et quonne fait aucun prisonnier, le vaincu, une fois rarm et muni de nouveaux chevaux,

revient la charge. Les butins sont distribus aux soldats et condottieres. Le

vainqueur se trouve dpossd de sa victoire. Pour se dfendre, il doit lever de

nouveaux impts, saigner le peuple, le pressurer encore plus. Ces guerres-l

sachvent toujours au moment de la mauvaise saison. Les armes regagnent leurs

quartiers dhiver, se dbandent. Les avances sont perdues. Tout est

recommencer avec le printemps. Machiavel le note :

Comme on tait en hiver, les chefs jugrent propos dinterromprela guerre jusqu la belle saison. Ils avaient dailleurs dans leur armebeaucoup de maladies causes par le mauvais air qui avait rgnpendant lautomne 7.

Les trves ne sont pas non plus faites pour durer. Les parties en conviennent.

Machiavel prcise :

Le Trait de paix portait que lon pourrait non seulement redemanderce que lon avait perdu, mais encore faire la guerre quiconquesopposerait ce quon le recouvrt 8.

Autre remarque : les guerres ne bnficient mme pas ceux qui les lancent,

princes, comtes, marquis, ducs, ptris dambition ou de rancune. Leurs rsultats

restent trop incertains. Peu efficaces, elles dtruisent les contres et les villes

inutilement. Fernand Braudel plaisantait en parlant de drles de guerre ,

thtrales, interminables, symboliques et verbales. Comme sil ne stait agi que

de parades de chevaux, doriflammes, darmures, de combats de coqs. Avant la

pntration de lartillerie, de la poudre, des canons, elles nauraient fait que peu

de morts, consistant surtout prendre une ville par ruse ou par force, aprs un

blocus plus ou moins long ! Machiavel constate, lui, que les apptits de guerre

se rvlaient souvent sanglants : en 1481, la bataille entre le duc de Calabre et le

7 Histoires florentines, p. 1386.8 Ibidem, p. 1382.



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duc de Rimini, Roberto, gnral des troupes papales, fit plus de mille morts en

une journe de combat ininterrompu, linfanterie se montrant dailleurs plus

terrible que la cavalerie, qui fut balaye 9.

Autre leon : cest le caractre explosif et tortueux de la situation extrieure

qui produit cette logique des guerres. On en recense presque une par an. Il ny

avait pas une Italie, mais cinquante ou cent. Des petits duchs, marquisats, comts

ou principauts. Des rpubliques urbaines (Gnes, Lucques, Sienne, la Sardaigne,

la Sicile). Les tats pontificaux, clats en provinces. Et surtout, dans la cour

des grands, la rpublique de Venise, le duch de Milan, territoire des Sforza, le

potentat des Mdicis Florence, et le royaume de Naples, confi aux Aragon. Cesentits sont entre les mains, comme des jouets, de familles dynastiques au pouvoir

conomique considrable. Elles constituent des principats palatiaux qui font

lobjet daffrontements sanglants dans chaque ville entre clans rivaux. Jusquaux

massacres, lassassinat, la conjuration. Au-dessous, les couches populaires

sont compresses et tenues en laisse. Une aristocratie en perte de vitesse reste

bonne marier pour ses titres et ses terres. Enfin une glise, autant puissance

conomique (par ses terres et les bnfices prlevs), force militaire que

religieuse, prtend simposer. La papaut arbitre et constitue un enjeu de pouvoir

considrable entre les grandes familles qui sallient ou saffrontent tour de rle

pour llection des papes. Comme liant, la corruption, le npotisme, la

concurrence, lingrence, les msalliances, les prtentions, les stratgies Cest

un baril de poudre !

Autre constat : on se trouve en prsence dun systme complexe

dinteractions, dalliances, de ligues sans cesse changeantes et imprvisibles.

Les trves se font et se dfont. Les accords dhier entranent les guerres dulendemain. La situation est inextricable. Impossible analyser. Pourtant

Machiavel arrive en dresser lhistoire minutieuse. Cest fastidieux, mais

difiant. Les batailles senchanent nen plus finir. La guerre produit la guerre !

En 1440, bel exemple, clate le conflit entre la Lombardie et la Toscane.

Aussitt, deux coalitions se font : Visconti, le pape, le roi de Naples, contre les

Vnitiens, allis aux Florentins et au comte Sforza. Ce dernier cherche capter la

rpublique de Milan. Dont il va vite semparer. Le pape intervient pour proposer

9 Ibidem, p. 1376.



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une paix. Une trve de cinq ans est tente, mais le roi de Naples sabsente. Ce

dernier, aussitt le trait sign, dclare la guerre la Toscane. Venise attaque

Sforza, sallie au roi de Naples, contrle Sienne et veut Bologne. Florence choisitle duc de Milan et se prpare la guerre. Machiavel commente :

Tous ces vnements ne permirent plus aux Florentins de douterdune guerre prochaine ; ils firent donc les prparatifs accoutums dedfense ; crrent les Dix, soldrent de nouveaux condottieri,envoyrent des ambassadeurs Rome, Naples, Venise, Milan, Sienne pour demander des secours leurs amis, dmasquer les fauxamis, gagner les hsitants, et percer les desseins des ennemis 10.

Les Vnitiens attaquent aussitt le duc de Milan. Les armes alignent dun

ct 18 000 cavaliers et 3 000 fantassins. De lautre, 16 000 et 6 000. Les

campagnes sont ravages, les petites villes livres au pillage. Le conflit

sinternationalise de faon indite pour lItalie. Cest une escalade fatale.

Machiavel ajoute, parlant de sa cit :

Afin daccrotre leur prestige et deffrayer leurs ennemis, laRpublique et le duc de Milan conclurent un trait dalliance avec leroi de France pour la dfense de leurs tats respectifs, et ils firentclbrer cette nouvelle dans toute lItalie par des manifestationsmagnifiques dallgresse 11.

Lincendie repart de plus belle. Et puis, aprs la trve hivernale, la paix est

souhaite. Les partis en discutent Rome. Sforza et Venise signent un trait entre

eux le 9 avril 1454. Mais aussitt cest le roi de Naples qui attaque Gnes qui,

elle, pour se dfendre, fait allgeance au roi de France. Le duc dAnjou, envoy

sur place, assume Gnes. Le roi de Naples meurt. Et le pape change. Le nouveau

roi de Naples, Ferdinand, reproche Florence davoir aid Anjou

Si lon se projette dix ans plus tard, mme scnario chevel. Deux nouvelles

ligues se forment. Le roi de Naples sallie cette fois au pape. Venise sentend avec

Milan et les Florentins. Mais soudain, Venise bascule. Puis le pape se dresse

contre Florence. La situation dgnre. Florence, en 1478, veut renverser le pape

10 Ibidem, p. 1267.11 Ibidem, p. 1269.



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par un concile. Un an aprs, cest Gnes qui se rvolte contre Milan. Et puis, las,

Laurent le Magnifique propose la paix Naples. Florence se rconcilie

passagrement avec le Saint-Sige. Nouvelle coalition. Le pape, les Vnitiens, lesGnois, les Siennois dun ct. Les Florentins, le roi de Naples, le duc de Milan

de lautre. La trve est bientt rompue. En 1482, cest contre les Vnitiens que se

retournent Naples, Milan, Florence et le pape

Et ainsi de suite. Une valse mille temps ! Comme dit Machiavel :

On peut ainsi regagner par la paix ce quon a perdu par la

guerre12

.

Et vice versa ! Tout se fait et se dfait sans cesse. O est la cohrence ? Deux

ans aprs, la Ligue de 1482 nexiste plus. Les Vnitiens se rallient nouveau au

duc de Milan Machiavel suggre mme que Sixte IV, pape belliqueux, est mort

parce que lide de paix lavait rong. Le nouveau pape, Innocent III, va calmer le

jeu. Mais la toupie saffole nouveau. Guerre entre Naples et Rome en 1484,

entre Florence et le pape Alexandre VI

Au tournant du sicle, cest le roi de France, Charles VIII, puis son successeur

qui interviennent. On les a appels. Ils arrivent. Ils voudraient bien le royaume de

Naples. Le pape, Borgia, se tourne pourtant vers la France : il veut marier son fils

Csar et accrotre ses tats. Florence simmisce nouveau. Elle veut viter que

les Vnitiens ne rejoignent la France. Cest pourtant ce quils font le 10 fvrier

1499 avec la Ligue de Blois. Un des enjeux pour Florence, cest aussi davoir un

port. Pise ferait laffaire Mais Venise est toujours l tirer les ficelles. Voil les

Franais en Toscane. Puis Rome. Ils signent un trait avec le pape. Ce derniermeurt. Tout est refaire.

Pie III gouverne un mois. Il meurt aussi. Son successeur, Jules II, brouille

alors le jeu. Les Borgia carts, cest la lutte entre Rome et la France.

LAllemagne maintenant veut sen mler. Mais elle hsite. LAngleterre rejoint la

France. Un schisme se prpare. Et une internationalisation du conflit. Le pape

rplique : il cre une Ligue avec lEspagne. Tout semble sarranger au concile de

Latran, en mai 1512. Pour un temps seulement Et lon pourrait continuer.

12 Ibidem, p. 1380.



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Voil le spectacle que Machiavel contemple ! Il ne linvente pas. Et, malgr

limbroglio, il dcouvre une autre hypothse, vrifie par les faits. Les guerres, la

politique trangre, dterminent la politique interne des Cits. En tout cas, lesdeux sont lies. Car, au dedans, les partis et les factions en lutte, afin de se venger

de rivaux au pouvoir, cherchent des appuis au dehors. La guerre extrieure

alimente la guerre intrieure. Linverse est vrai aussi !

Rivalits et factions intrieures

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Machiavel, qui est contre les guerres donc, qui souffre de voir lItalie ainsi

dchire et sous influence trangre, soppose trs fermement aux violentes

inimitis et la lutte des factions pernicieuses qui divisent les Cits et surtout

sa ville natale. Pour lui, les partis politiques constituent le mal.

Florence est divise en sept corporations dArts majeurs (juges et notaires,

changeurs, mdecins, droguistes, drapiers, soyers, fourreurs) et quatorze dArts

moyens et mineurs, reprsentant les petits mtiers et les commerants13. Ces

groupes organisent la profession mais surtout composent le collge des lecteurs

et des ligibles (les prieurs). Dans cette priode, le popolo, pitaille condamne

au silence, que mprise passablement Machiavel chaque fois quil le peut, se

trouve horsjeu : en dehors des carnavals, des ftes, des processions ou dune

plonge permanente dans le fleuve noir de la sorcellerie , pas de luttes sociales

en bas de lchelle sous les Mdicis. Cest une force dappoint dans les conflits

entre clans de la haute bourgeoisie, de laristocratie, comme entre les couchesmoyennes, divises et allies de faon alterne par corporations aux puissants qui

mnent la danse. Les grands se payent dhumanisme artistique. La petite et

moyenne bourgeoisie, attire par les lettres plus que par le mcnat palatial, se

complat dans la sentimentalit et une idologie de fuite vers lAntiquit. Les

marchands, les mtiers, qui aiment les espces sonnantes et trbuchantes, prnent

le civisme. Mais tout le monde se mfie de tout le monde.

13 Cf. Christian Bec,Machiavel, op. cit. p. 87.



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Les institutions forment des entrelacs compliqus. En cas de crise, on appelle

par le tocsin les habitants sur la place de la Seigneurie pour dcider des rformes

institutionnelles (cest le parlamento) en criant au Peuple et la Libert , oupour convoquer une assemble exceptionnelle de citoyens (la balia), qui lgifre

la place des autres conseils dans des cas graves. lantique, les noms des

citoyens ligibles inscrits sur les rles et dans les corporations pour tre magistrats

sont tirs au sort dans des sacs de cuir, les bourses. En temps normal, le Conseil

du peuple vote la fve, la majorit des deux tiers pour approuver les lois. Trois

autres conseils contrlent la politique : celui des cent vingt et un, celui des cent,

celui des soixante-dix, qui, lui, dsigne les membres de la Seigneurie. Celle-ci,

compose du conseil des prieurs et du magistrat charg de la justice remplac tous

les deux mois (le gonfalonier), dirige et propose les lois. La chancellerie, gre

par un fonctionnaire de mtier, comprend lappareil des bureaux.

Les factions ? Les Mdicis ne furent pas pargns. Cosme lAncien, dont

Machiavel dresse un portrait princier, a t modr lgard de celles quil avait

vaincues. Il sut habilement acheter le peuple pour conserver la main. Mais

lintroduction de magistratures par tirage au sort, quil accepta dappliquer, atteint

le pouvoir oligarchique constitu autour de lui. Le rsultat ? Moins de concussion,

plus dquit dans les jugements, plus de libert de parole et de critique dans les

rues. Mais les puissants, qui avaient cru affaiblir Cosme en proposant ces

changements, perdirent rapidement leur influence. Un clan men par le

gonfalonier Pitti en 1458, voulut ressaisir le pouvoir. Il changea les membres des

conseils, noyauta les magistratures (cartant mme un grand-parent de Machiavel,

Girolamo, banni, dclar rebelle, trahi lors de sa fuite et excut dans la prison de

Florence 14).Pendant huit ans, la cit subit une politique insupportable par ses

violences . Cosme, trop vieux et malade, fut domin par un groupe cupide. Son

meneur, Luca Pitti, qui reut maints cadeaux, se fit construire en mgalomane

deux palais somptueux, utilisant comme main-doeuvre des repris de justice

amnistis. Machiavel ajoute :

14 Histoires florentines, p. 1291-1292.



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Afin que Dieu mme part avoir sa part de cette duperie, il ordonnades processions publiques et des prires solennelles pour le remercierdavoir restitu la rpublique ses honneurs dantan 15.

Florence fut mise en coupe rgle et saigne au dedans par ses propres

citoyens .

la mort de Cosme, les rancunes se dchanrent. Son fils Piero, faible et

malade de la goutte, fut la proie de toutes les manoeuvres. Un complot se prpara

contre lui. Un conseiller, Neroni (le mal nomm), suggra de faire rembourser

tous les prts gnreux accords par Cosme. Ce fut un toll. Des banqueroutes de

marchands suivirent, ruinant la cit. Deux partis se formrent, se runissant la nuit

et prparant un affrontement direct. Le clan anti-Mdicis fut trahi par un de ses

membres qui rvla le nom des conjurs au moment o on devait remplacer la

Seigneurie. Ceux-ci avaient pass des alliances lextrieur. Piero mourut en

1469, quatre ans peine aprs son pre Cosme.

En raison de la corruption croissante et de la mobilisation dallis extrieurs

contre Florence, la situation se dgrada. Le pape Sixte IV appuya les conjurs qui

envisagrent dassassiner les deux fils de Piero, Laurent et Julien, pendant unrepas, le 26 avril 1478. La tentative fut reporte dans lglise Santa-Reperata,

au cours dun office. Julien fut tu, mais Laurent, seulement bless, se rfugia

dans la sacristie. Avec lappui de la foule, il reprit rapidement la situation en

main. Au mme moment, appuy par un cardinal aux ordres du pape, Salvietti,

une autre partie des conjurs tenta de semparer de la Seigneurie. La dmarche

choua. Salvietti et ses hommes furent tous tus larme blanche par les gardes

ou pendus aux fentres. Les Piazzi, qui avaient foment le coup, furent arrts,liquids frocement. Le cadavre dun des derniers trpasss fut dterr, tir

travers places et rues par la corde avec laquelle on lavait pendu et jet dans

lArno. Soutenus par une foule vengeresse, les Mdicis triomphrent ainsi.

Cependant le scnario sinversa aprs la mort de Laurent le Magnifique.

Chass par une rvolte des classes moyennes et populaires autour de Savonarole,

en 1494, le fils de Laurent, Piero, tenta de revenir au pouvoir, tant en attaquant

Florence quen recherchant des appuis contre elle. Un coup dtat fut prpar en

15 Ibidem, p. 1292.



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1497. On donna ce jour-l une distribution norme de pain au peuple. La

populace , ajoute Machiavel, bien quappauvrie, tait prte tout compromis.

Mais la pluie retarda les troupes de Piero. Les partisans de celui-ci firent unenouvelle tentative avec lappui du pape et du cardinal da Ghizzano. Le complot

fut djou et dnonc publiquement. Aprs diverses hsitations, les conseils

condamnrent mort six notables influents qui eurent la tte tranche. Machiavel,

peu machiavlique, commente :

Lexcution eut lieu dans la cour du Palais du Capitaine. Toute laville en demeura pour ainsi dire plonge dans les tnbres ; chacun

semblait respirer la vengeance 16.

Les haines passionnes clatrent encore un an aprs, lors de la mort de

Francesco Valori, qui avait exig une condamnation svre lors du prcdent

complot.Ces exemples, pris par Machiavel dans la priode mdicenne de Florence,

rv

elques jours avant la

mo

glise du temps tait assez spciale, il est vrai. Lors de la cooptation du

pap

lent bien les conflits permanents au sommet de la cit, ports leur

paroxysme, attiss voire suscits par les guerres extrieures. Un autre vnement

dont il rend compte souligne la violence intrieure de sa ville : la politisation deSavonarole. Ce fut un tremblement de terre, consquence de la crise conomique,

sociale et politique qui couvait. Et un exutoire aux rancunes.

La foudre stait abattue sur la flche de la cathdrale qu

rt de Laurent de Mdicis, emport par une maladie destomac 44 an, en avril

1492. Signe du ciel ! scria aussitt un moine dominicain que Laurent avait cru

bon de faire revenir dans sa cit la demande de son philosophe officiel, Pic de la

Mirandole17

, afin notamment de restructurer le couvent de Saint-Marc. Quelleide !

L

e Innocent VIII, lassemble cardinalice comptait de drles de reprsentants,

mondains et immoraux. Ceux-ci donnaient Rome des ftes de nuit. Ils menaient

grand train (avec des fortunes de 100 000 ducats, comme celle du Cardinal de La

Balue). Ils jouissaient de concubines (tel Rodrigue Borgia, pre de six enfants).

16 Ibidem, p. 1402.17 Cf. Donald Weinstein, Savonarole et Florence, Paris, Calmann-Lvy, 1973,

p. 219-220.



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Le nouveau pape donna la pourpre des fils de famille, comme celui de son

propre frre, ou celui de Laurent de Mdicis (Jean, g seulement de 13 ans, ce

qui ne stait jamais vu dans lhistoire de lglise). Alexandre VI, successeurdInnocent VIII fut choisi le 11 aot 1492 par une lection simoniaque, aprs

force intrigues et marchandages : ce ntait autre que Rodrigue Borgia. Celui-ci

poursuivit sa vie antrieure et peupla le Sacr Collge de cratures lui. Il

favorisa de faon npotique son clan familial, dont son troisime fils, Csar, et sa

fille, Lucrce. Comment rendre alors la papaut indpendante et puissante contre

les tyrans italiens et les factions romaines sans lever une arme, sans faire de

politique, sans organiser des mariages ou des divorces, sans sappuyer sur les

autres grandes familles des cits italiennes, voire sur des souverains trangers, et

mme sans utiliser les assassinats de confiance ou le poison ?

Des prdicateurs critiqurent trs tt cette glise-l. Lun dentre eux sort du

lot

de croix. Le son de cloche tait diffrent de celui

des

s. Le popolo est du spectacle. Des

not

: Jrme Savonarole, n en 1452 dans une famille noble de Ferrare, entr dans

lordre de Saint-Dominique et trs tt sensible la ruine de lglise (titre de

son premier crit). Envoy Florence pour prcher, en 1482, il eut un choc. Lors

de son arrive dans la cit paenne et mondaine des Mdicis, il vit un trange

cortge : une cavalcade de masques et de chanteurs, accompagne de mercenaires

pris dans la lie du peuple (les bravi), entourant un cardinal ceint dune grande

pe et paradant sur un cheval.

Outr, il entama son chemin

franciscains que les Florentins coutaient jusque-l, flattant leur ville, leur

culture humaniste et leurs oreilles. Le dominicain tonna, vitupra, dnona,

prophtisa. Sans audience au dbut, il parla de lApocalypse. Ses sermons

dressrent le tableau des moeurs dpraves de la cit, lanant ensuite invectives etmenaces qui effrayrent les auditoires. Mais voil : aprs un bref sjour Sienne,

rappel donc par Laurent de Mdicis Florence, son retour, la crise et les

rancoeurs aidant, il prit un tout autre chemin.

Il enflamme maintenant des glises pleine

ables, des intellectuels viennent aussi couter ses transes visionnaires. Cest lui

qui avait contribu la chute des Mdicis en 1494. Piero stait rendu auprs du

roi de France, Charles VIII, sans consulter les conseils, comme pour lui faireallgeance. Une rvolte clate le 9 novembre, regroupant les partisans du



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dominicain et tous les adversaires des Mdicis (ils taient nombreux) qui se

soulvent au cri habituel de Peuple et Libert . Savonarole prche :

Le Glaive est venu ! les prophties saccomplissent ; cest leSeigneur qui mne ces armes.

Il se rend aussitt auprs de Charles VIII qui promet quil respectera la cit. Il

y entre bientt aux cris de Viva Francia. Un mois plus tard, le prtre se met faire

de la politique dans ses sermons. Il est pour la rvision de limpt, du commerce.

Il cre un mont de pit. Il propose une rforme des institutions de la cit. Lors

des Rameaux, il fait dclarer Jsus roi de Florence. Il veut une rpublique

populaire, chrtienne.

Il prche inlassablement contre le luxe et la dpravation de la cit. Un

historien de lglise, Fernand Mourret, raconte :

Pendant le carnaval de 1497, il fit dresser sur la place de laSeigneurie une grande pyramide octangulaire, haute de trente brasseset large de cent vingt. Sur quinze degrs taient dposs les objetsapports par les habitants de Florence : harpes, luths, violes et guitares,parfums, pommades et cosmtiques, oeuvres des potes paens et deshumanistes frivoles, tableaux lascifs de la jeune cole florentine. Onentassa au pied de la pyramide, des sarments, des toupes et de lapoudre. Une troupe denfants vtus de blanc fit le tour du monumenten chantant des cantiques. Puis, un signal donn, le feu fut mis auxquatre angles du bcher des vanits. Quand le premier jet deflammes, ml de fume, sleva vers le ciel, les cloches sonnrent, lestrompettes de la Seigneurie retentirent et un formidable cri de triomphe

sortit de toutes les poitrines, comme si lempire de Satan venait dtreananti 18.

Alors le dominicain ne se sent plus. Il attaque le pape, quil accuse de

simonie. Il veut que tout Florence suive les rgles de vie dun monastre. Il

transforme des pouses en nonnes, contre lavis des maris. Des jeunes sa

dvotion, les fanciulli (les jeunes du frre), entrent dans les maisons en bande,

brisent les tables de jeu, les instruments de musique, dnoncent les dlinquants,18 Fernand Mourret, Histoire gnrale de lglise, t.V., Paris, Bloud et Gay,

1910, p. 213.



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jusqu leurs propres parents. Le pape envoie des brefs Florence, puis un

missaire. Il interdit au dominicain de prcher. Lautre continue.

La Seigneurie, qui sait quoi sen tenir sur le pape, laisse faire un temps.

Savonarole demande un nouveau concile. Il crit tous les monarques dEurope.

Sa lettre Charles VIII est intercepte par le Vatican Il se durcit au moment du

renouvellement priodique de la Seigneurie, qui partage la ville en clans chaque

fois. La coupe est pleine. Les partisans des Mdicis, les franciscains (regroups

autour de Fra Mariano), le nouveau parti des Enrags (lesArrabiati) ne supportent

plus son intgrisme et sa folie. Comme dit Machiavel non sans humour noir :

Il sentait dj le brl ; car la ville, instruite de sa nouvellecontestation avec le pape, fatigue et ennuye de ses prophtiessinistres, commenait sirriter contre lui : cest pourquoi il cherchaitautant quil le pouvait loigner le mal qui le menaait []. La ville,divise, tait ballotte entre deux partis ingaux, et aussitt aprslentre en fonctions des seigneurs dsigns pour le mois de mars, onreut de nouveaux brefs du pape, extrmement pressants. On dlibraplusieurs fois sur cette affaire ; et comme dabord la Seigneurie taitdivise dopinion, il en rsultait des altercations extrmementsrieuses 19.

Attir, semble-t-il, par les flammes, Savonarole lance alors un dfi ses

adversaires, relev par un franciscain. Le 7 avril 1498, place de la Seigneurie,

aprs avoir beaucoup hsit, il accepte lpreuve du feu consistant marcher

sur un troit sentier entre les flammes dun bcher. La pluie annule la tentative.

La foule, immense, simpatiente puis sagite nerveusement. Des rixes clatent.

Lopration dgnre en un tumulte indescriptible. En un jour, dans un bcherteint par le ciel, le prestige de Savonarole scroule. Le peuple, furieux,

conscient davoir t honteusement tromp, attaque son couvent de Saint-Marc,

o il stait repli. On larrte. On lui fait un procs rapide. Il est tortur, jug en

prsence denvoys du pape. On laccuse de fausses prophties mais surtout,

davoir complot contre le gouvernement et tabli une intelligence avec des

puissances trangres. On le condamne tre pendu au gibet sur la place de la

Seigneurie, puis au bcher, afin de sparer compltement son me de son corps.

Le supplice a lieu le 23 mai 1498 La rpublique des classes moyennes

19 Histoires florentines, p. 1404.



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commence. Et un mois aprs, Machiavel devient un de ses fonctionnaires. Il

restera marqu, nous y reviendrons, par cette rvolution culturelle .

La thorie savonarolienne de lunion de tous les citoyens pour le bien

commun de la cit dans la paix, rachete par une pnitence et une ferveur

religieuse consquente, influena des notables, les quartiers populaires, les jeunes

tudiants, mais aussi tous les intellectuels qui venaient couter ses sermons. Lun

des philosophes les plus clbres de Florence, Marsile Ficin, qui eut les faveurs

des Mdicis et de Machiavel, les couta lui aussi avec admiration, avant de

dchanter, comme beaucoup dautres, et de stigmatiser son ancienne idole a

posteriori20. Savonarole fut considr comme un grand esprit, un excellentthomiste, un orateur remarquable, un interprte rudit des critures saintes et du

christianisme primitif. Ce prdicateur politis, qui annonce Martin Luther, navait

quun dfaut : il prtendait entendre des voix et parlait au nom de Dieu lui-mme.

Et surtout, il osa dfier le pape en personne. Un temps, la Rpublique de cette cit

licencieuse avait ferm les yeux. Mais elle ne pouvait continuer laisser insulter

le souverain pontife. Dfier lautorit ! On le lui fit bien voir !

Voil plants les lments du dcor. Celui de loeuvre. Mais aussi de lapense. On ne peut sparer Machiavel de sa ville natale. Mieux que quiconque, il

a compris son me, quil dfinit dans ses crits inconsciemment :

Quand Florence eut recouvr son ancienne puissance, alors cetteville, si fervente de discourir, et qui toutefois ne juge pas les gens surleurs propos mais sur leur russite, changea de langage 21.

Un changement de langage ? Efficacit des marchands florentins ! Lescontemporains de Machiavel furent des malins et des bonimenteurs. Endurcis par

les affaires, Rpublique oblige, ils shabiturent la violence de la parole

publique, aux motions populaires, aux complots, aux rglements de compte

expditifs. Do ce regard impitoyable, raliste et sceptique sur le monde. Les

enthousiasmes artistiques, festifs, quotidiens, la joie de vivre dans la cit des

20

Cf. Donald Weinstein, op. cit., p. 192-200. Cf. galement, au sujet de laposition des intellectuels florentins au tournant de 1500, Christian Bec,Machiavel, op. cit., p. 71-72.

21 Histoires florentines, p. 1373.



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Mdicis, eurent pour toile de fond ce dcor sanglant. Machiavel pouse la

mentalit et les modes de raisonnement de sa ville. Son ralisme, finalement, nest

pas le sien. Cest celui, collectif, de ses concitoyens. Pour eux, la ralit desaffaires et de la politique passe avant les discours, dont les arrivistes se parent

comme de masques. Une leon pour la suite des temps.

En tout cas, ce nest pas Machiavel, fonctionnaire modeste, qui fut

machiavlique. Mais son objet dobservation : Florence, dans une poque terrible

o rdait quotidiennement la mort politique. Les hommes de pouvoir, non encore

retenus par le Droit, ou si peu, se donnaient libre cours comme des btes fauves.

La punition des complots rvle aussi une politique rpublicaine et angoisse desmoyens : excutions immdiates, promenades des cadavres dans les rues, bchers

rdempteurs, pendaisons aux fentres, procs publics, tortures Machiavel, par

ses objets, est bien le fils de cette ville-l. Mais, lui, en humaniste, parle aussi de

tnbres !

POUR UNE METHODE GLOBALE

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Une dmarche historique simpose demble pour tenter darticuler lhomme,

un tel contexte, et le contenu de ses crits. L, deux approches sont possibles, que

lon a tendance trop souvent opposer : lune, historiciste, lautre, structurale.

Historicisme et contextualisme

La premire mthode claire tel crit par des lments biographiques, sociaux

ou vnementiels susceptibles de fournir une explication de la pense. On

relie des faits contemporains un texte et un auteur. La chose est dautant plus

facile, avec Machiavel, que, nous lavons vu, la priode est riche en vnements.

Mais cela en puise-t-il le sens ? Le risque est de proposer une lecture au premierdegr. Et aussi de diviser en tranches la vie de lauteur analys, en postulant une

unit factice de lhomme ou, linverse, une srie de coupures affublant celui-



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ci de plusieurs personnages successifs. Quels liens tablir alors entre les

diffrentes oeuvres ? Pousse trop systmatiquement, cette mthode est

susceptible de faire clater la cohrence dune pense. Cest ce travers qui estpourtant revendiqu par Christian Bec, au nom dune plus large partie de

lhistoriographie machiavlienne de tendance historiciste et contextualiste :

La mthode synchronique laquelle on a eu recours [] pourexposer les points forts de la pense politique de Machiavel prsentelavantage de la clart. Elle doit permettre au lecteur de sorienter dansles multiples dmarches dun raisonnement qui, ntant pasphilosophique, ne slabore jamais en un systme cohrentdexplication globale du monde. Jamais Machiavel ne pense rassembler et unifier ses observations et ses rflexions politiques enune thorie unique. Au contraire, il recourt tantt un argument, tantt un autre, au gr des convictions et des buts qui sont alors les siens.Jamais, donc, cette espce de systme que nous venons de prsenternest apparu comme tel notre homme. Contre tous les philosophesinterprtes de Machiavel en termes philosophiques, L. Firpo aparfaitement raison de dire : Si quelquun lavait trait de philosophe,il sen serait assurment moqu et Dieu sait avec quelles

plaisanteries22

. Reste savoir si la mise en relation du texte avec des vnements de son

temps claire suffisamment la pense elle-mme. Lapproche atomistique

suggre ici dissout la cohrence de loeuvre dans les instants multiples de la vie

de lauteur et dans les traces des pratiques contemporaines quil dcrit. Le sens en

ressort-il grandi ?

La synchronie du sens

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Lautre mthode est plutt synchronique. Sans nier lapport de lhistoricit,

elle traite de faon structurale un ensemble de textes en considrant quil forme

un tout dont on ne peut rien distraire, un corpus unique et cohrent dont toutes les

parties sont lies. La comprhension surgit alors, non des seuls vnements qui

entourent loeuvre, ou du processus dadaptation de lauteur ceux-ci, mais dune

22 Christian Bec,Machiavel, op. cit., p. 127.



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logique complexe qui travaille les textes et leur auteur de faon interne et externe.

Comment ?

Lhistoire des ides, avertit Michel Foucault, reste difficile dfinir :

Objet incertain, frontires mal dessines, mthodes empruntes dedroite et de gauche, dmarche sans rectitude ni fixit 23.

Le philosophe admet cependant que cette discipline pose un regard sur les -

cts , les marges , les ombres , sur la philosophie spontane de ceux qui

ne philosophent pas , sur les rumeurs latrales constitues de choses inavouables .

Lhistoire des ides, ajoute-t-il, sadresse toute cette insidieuse pense,

tout ce jeu de reprsentations qui courent anonymement entre les hommes ; dans

linterstice des grands monuments discursifs. Cest la discipline des langages

flottants, des oeuvres informes, des thmes non lis. Analyse des opinions plus

que du savoir, des erreurs plus que de la vrit, non des formes de pense mais

des types de mentalit []. Elle met en rapport des oeuvres avec des institutions,

des habitudes ou des comportements sociaux, des techniques, des besoins et des

pratiques muettes ; elle essaie de faire revivre les formes les plus labores de

discours dans le paysage concret, dans le milieu de croissance et de

dveloppement qui les a vues natre. Elle devient alors la discipline des

interfrences, la description des cercles concentriques qui entourent les oeuvres,

les soulignent, les relient entre elles et les insrent dans tout ce qui nest pas

elles24.

Mais en gnalogiste et en archologue, Foucault refuse les analyses

formalistes ou interprtatives : pas de recherche de sens cach , dautre

discours, dallgories, dimages. Il carte encore les tentatives de rvlation de

gense, de continuit, de totalisation. Sa thorie des formations et des pratiques

discursives, de la positivit, de larchive, des noncs, propose dautres postulats

et dautres objets.

23 Michel Foucault,LArchologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 179.24 Ibidem, p. 179-180.



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Un discours est une pratique obissant des rgles, pas un document sur

lequel on dposerait du sens (ce serait plutt un monument). On ne peut le saisir

que dans sa discontinuit . Le sens ne risque-t-il pas alors dtre rduit undiscours mort, dpass, enferm dans la prison de pratiques discursives situes

historiquement ? On connat les postulats foucaldiens qui en dcoulent. Loeuvre

dun auteur nest pas une dcoupe suffisamment pertinente, place ou non dans

les rseaux de sens et les contextes qui la soutiennent. Lauteur nest plus une

catgorie pertinente pour tudier les discours. Ceux qui circulent sont souvent

anonymes, sans auteur, et on doit les rechercher chez des crivains mineurs,

oublis voire anonymes. Le sens ne spuise pas dans les liens entre lauteur et

loeuvre. Il est produit par la rcriture de lobservateur extrieur qui dpasse ces

deux entits gnralement ftichises. Mais Foucault se rattrape heureusement. Il

avoue quil peut y avoir des points de partage nombreux entre histoire des

ides et mthode gnalogiste 25. Comment pourrait-il en tre autrement ?

Notre objectif, tout en appliquant certains pans de la mthode foucaldienne

Machiavel (la thorie des pistm), est bien de reconstruire la cohrence et les

agencements de loeuvre prise la fois comme un discours ferm sur lui-mme,

mais aussi comme un ensemble travers par dautres discours. Loeuvre devient

alors une sorte de compromis, de moyenne , despace de ngociations entre des

blocs de sens varis et contradictoires. Tout auteur assimile des modles culturels

environnants, collectifs, de faon plus ou moins consciente. Mais il en est aussi le

dmiurge. Cest lui qui rsout les contradictions entre ce quil a le droit de dire, ce

quil ressent, ce quil voit, et ce quil comprend de la pense collective, confuse,

trouble, dans laquelle il baigne, entre le haut et le bas.

Le discours de loeuvre nest finalement pas contradictoire avec les pratiquesdiscursives dune poque donne. Notre postulat, contre une mthode historiciste

troite et contre une archologie qui dissout les oeuvres et les auteurs dans des

structures collectives de sens en exigeant de ces derniers quils soient toujours

anonymes et inconscients, cest quil existe bien une philosophie politique

machiavlienne. Laquelle ? Comment en reconstruire la cohrence ?

La difficult, avec Machiavel, cest quau-del de lespace-temps de sa vie, a

surgi un mythe interprtatif de sa pense. On dpasse fatalement son contexte

25 Ibidem, p. 181-183.



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dat. Et lon se trouve face un nouvel objet dont le sens complmentaire

interroge loeuvre. Il incite se replonger dans le texte . Face cette difficult

supplmentaire, nest-il pas souhaitable de faire converger les mthodesdiachronique et synchronique ?

Il reste dchiffrer un corpus norme et foisonnant, en se montrant fidle

autant au contexte quau texte, lhomme et sa culture ambiante. Pour cela, il

est utile de prendre en considration autant les premiers crits, les lettres

familires, les rapports diplomatiques du lgat de la Rpublique, que les textes

politiques consacrs. Le regard, le sourire de Machiavel sur la vie, les hommes, le

monde, sont enferms dans un bloc dcrits que lon ne peut trononner. Cela dit,il ne sagit point de crer de faon artificielle et schizode un jeune auteur par

rapport un plus vieux ou un plus srieux : la majeure partie des crits

littraires est contemporaine des grands traits et date de lexil. La difficult est

bien dviter les priodisations artificielles, les projections de soi, ce que Lucien

Febvre dnonce comme le pch des pchs, le pch entre tous irrmissible :

lanachronisme . Comment procder alors ?

La premire partie de cette tude se propose de reconstitue la Raison politiquemachiavlienne. Sans isoler chaque oeuvre et sans les tudier sparment, en

reprant dans chacune ce qui relve de la chronique politique du temps ou de la

rfrence lhistoire antique mthode lgitime et clairante, bien investie par

Christian Bec26 , il sagit de proposer une synthse sur la pense

machiavlienne du pouvoir. Celle-ci ne peut sparer totalement Le Prince des

Discours, mme si une diffrenciation est possible : Le Prince constitue une

synthse entre histoire et approche vnementielle sur les principats, lesDiscours

une rflexion plus historique sur les rpubliques (lquivalent vnementiel tantpour celles-ci les Histoires florentines). La Raison politique nest pas donc pas

une Raison dtat, un livre de recettes pour gouverner lintention des princes du

futur. Il sagit dune dmarche intellectuelle. Machiavel propose en effet, en

philosophe et en historien, mais aussi en journaliste diplomatique de la

politique de son temps, un discours structur sur les formes de gouvernement et

26 Christian Bec, dans son Machiavel, op. cit., apporte les lments essentielsde comprhension historiciste de loeuvre. Particulirement clairante est saprsentation du Prince. Il donne de prcieux extraits de jugementshistoriographiques sur tous les points que soulve loeuvre machiavlienne.



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sur le pouvoir, tant dans ses dimensions rationnelles que dans ses aspects

imprvisibles. Selon lui, si lon sen donne les moyens, on peut mettre sur pied

une politique du bien commun dans la cit, soit sous forme princire, soit travers des institutions rpublicaines. Cependant, il reconnat quaucune forme

nest durable, ni idale, et quelle dgnre fatalement dans la violence et la

corruption. Comme si le pouvoir constituait un mal en soi et se trouvait

insparable de la nature des hommes. Cette contradiction apparente, qui nen est

pas une, ne forme-t-elle pas un autre aspect de lnigme machiavlienne ?

La deuxime partie de cet ouvrage suggre une rponse. Une des cls se

trouve, semble-t-il, dans le reprage de divers ensembles discursifs contemporainsde Machiavel qui parlent dans loeuvre. En sinspirant dune mthode

phnomnologique (qui doit Michel Foucault et son archologie du savoir tout

en sen dmarquant 27), il sagit de dcrire ces ensembles tels quils surgissent

dans leur manifestation visionnaire et mtaphorique comme dans leur dimension

externe et collective. Brouillent-ils le sens ? Orientent-ils la pense dans sa

structure et ses contenus ? Ne donnent-ils pas une certaine incohrence aux crits

de celui qui est considr pourtant comme un des fondateurs de la science

voire de la Raison politique modernes ? Au-del des langages qui se croisent,

un imaginaire nocturne taye dans une vision du monde problmatique la Raison

machiavlienne. Lequel ? Comment ?

Aprs avoir mieux cern ces relations complexes, au niveau de leur

rcriture entre lhomme, le contexte et loeuvre, il reste comprendre la

seconde question de lnigme. Le rapport entre science et valeur, morale et

politique, tel que le rvle le mythe Machiavel.

27 Michel Foucault, LArchologie du savoir, op. cit.



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SECONDE NIGME :MORALE OU POLITIQUE ?

LES FONDEMENTS DE LORDRE POLITIQUE

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Lpistmologie classificatoire des courants de pense politique varie en

raison de lhtrognit des auteurs et des doctrines. Pour voir clair dans un

corpus immense et apparemment contradictoire, on diffrencie gnralement les

conceptions holistes de celles individualistes, chacune pouvant tre moniste

(attache la recherche dune unit plus ou moins hirarchise), dualiste, voire

pluraliste (favorable un pouvoir multiple plus ou moins partag).

Les thories totalisantes valorisent le bien commun , les approches

individualistes, plutt l intrt gnral . Les premires critiquent le

dfoulement des intrts privs qui mettent en pril la cit. Les secondes insistent

sur leur articulation la chose publique qui la renforce. De l surgissent des

questions classiques que Machiavel, qui tenta de les renouveler, eut mditer en

son temps.Peut-on fonder un ordre politique sur les pratiques humaines ? Comment

lgi

ilibre

entr

timer lunit politique, labsolu de lUn, partir de la multiplicit relative desintrts de groupes sociaux ou de dirigeants possds par une soif de puissance,

toujours prts dominer autrui, se faire la guerre, fabriquer un ennemi ?

Comment concilier les contraires et imposer tous une loi juste, un qu

e autorit et obissance, puissance et soumission ? Tous les courants ont

conjugu diffremment cette combinatoire logique.



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Les rponses humanistes des Grecs

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La pense tragique et relativiste grecque instaura pour la premire fois la

politique en instance autonome. Mais dans son origine, plus que le produit

dcoles philosophiques, elle naquit de lunivers de la polis o le pouvoir devint

collectif. L, dans un espace public o lintrt commun surgit de la confrontationdes affaires prives, la logique du discours, les techniques de parole par

largumentation et la discussion contradictoire constiturent le principal

instrument dinfluence collective, renforc avec la gnralisation de lcriture. Le

pouvoir commena se mesurer laune des techniques persuasives du discours

qui transforma les assembles en vritables tribunaux politiques. Lcriture quant

elle, froide, durable, efficace, permit la rdaction de lois dpassant loralit et la

simultanit des palabres de la place publique28. La parole collective dut

affronter diverses socits secrtes mystres la recherche dune sagessecoupe du monde. Contre ces sectes, elle devint le premier laboratoire de la

thorie

Documents

Michel_Berges - Machiavel, Un Penseur Masqué