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Michèle Coulet Bibliothèque municipale de Marseille L'EXPÉRIENCE DU CONTE EN BIBLIOTHÈQUE QUAND LE LIVRE TROUVE SA VOIX(E) « La rêverie n'est-elle pas respiration commune du rêveur et du monde ? On n'a jamais bien vu le monde si l'on n'a pas rêvé ce que l'on voyait ». Gaston Bachelard « ... La vraie parole, celle qui engage l'homme dans son corps ». Denis Vasse, Le temps du désir, 1969 « Il y a des gens qui ne connaissent pas de contes et qui sont conteurs. D'autres savent dire un conte mais ne savent pas parler. Les mots du conteur vont dépendre des gens qui sont là. Le conteur parle au public « pour devrai ». L'adresse est la chose laplus importante : c'estla perception que chacun doit avoirqu'on lui parle. » Catherine Zarcate, stage L'art du conteur, été 1988 « Nous commençons à saisir plus nettement aujourd'hui que l'oral a un rôle fondateur dans la relation à l'autre et à la culture ». Michelde Certeau, Luce Giard, L'ordinaire de la communication, 1983 ART TRÈS ANCIEN de la parole, le conte renaît aujour- d'hui chez nous, sous une forme nouvelle, et les bibliothèques pour enfants sont parmi les premiers lieux d'accueil. Ce texte fait le point sur les possibilités qu'ouvre la « parole conteuse », pour les activités d'anima- tion destinées aux enfants et adoles- cents, en particulier dans le domaine de la lecture et del'écriture. Des griots dans les bibliothèques ? La parole et la lettre Schéhérazade est la « patronne » des conteurs. Il existebien desvariantes de son histoire, comme cette version rustique, que raconte Henri Gougaud : « Oùdonc sont nés les contes, et pour- quoi, et comment ? Une femme l'a su, aux premiers temps du monde. Cette femme, en vérité, était l'épouse d'une brute. Son mari la battait. Un jour elle fut enceinte. Elle se dit alors qu'elle ne pouvait plus se permettre d'être ainsi rossée, sous peine deperdre l'enfant qu'elle avait dans le ventre... Et, quand, au soir, son mari, comme à son habitude, leva sur elle le bâton, elle se mit soudain à raconter une his- toire qu'elle ignorait connaître. Et cette histoire étaitsi belle et si émou- vante que la brutel'écouta, et que le bâton oublia de s'abattre sur son dos... ». L'histoire montre bien ce qui caracté- rise le conteur : l'improvisation, au sens où le musicien de jazz, lejoueur de luth, improvisent sur un thème : « Le conteur retient ce qui se passe dans l'histoire, mais s'il apprend par coeur, il renonce à sa part decréation, il n'estplus conteur »1. Il sera donc question ici del'art du conteur et non de l'art delire des contes en public(le diseur est alors un comédien). On connaît le mot d'HampatéBâ selon lequel « en Afrique un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle ». Les conteurs et les biblio- 1. Interview de Jean-Louis LE CRAVER, Dire, n° 1.

Michèle Coulet Bibliothèque municipale de Marseillebbf.enssib.fr/consulter/bbf-1994-06-0036-006.pdf · longtemps, un grand nombre de biblio-thécaires-conteurs, passionnés par

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Michèle Coulet

Bibliothèque municipale de Marseille

L'EXPÉRIENCE DU CONTE

EN BIBLIOTHÈQUE

QUAND LE LIVRE TROUVE SA VOIX(E)

« La rêverie n'est-elle pas respiration commune du rêveur et du monde ? On n'a jamais bien vu le mondesi l'on n'a pas rêvé ce que l'on voyait ».

Gaston Bachelard

« ... La vraie parole, celle qui engage l'homme dans son corps ».Denis Vasse, Le temps du désir, 1969

« Il y a des gens qui ne connaissent pas de contes et qui sont conteurs.D'autres savent dire un conte mais ne savent pas parler.

Les mots du conteur vont dépendre des gens qui sont là. Le conteur parle au public « pour de vrai ».L'adresse est la chose la plus importante : c'est la perception que chacun doit avoir qu'on lui parle. »

Catherine Zarcate, stage L'art du conteur, été 1988

« Nous commençons à saisir plus nettement aujourd'hui que l'oral a un rôle fondateurdans la relation à l'autre et à la culture ».

Michel de Certeau, Luce Giard, L'ordinaire de la communication, 1983

ART TRÈS ANCIEN de laparole, le conte renaît aujour-

d'hui

chez nous, sous uneforme nouvelle, et les bibliothèquespour enfants sont parmi les premierslieux d'accueil. Ce texte fait le pointsur les possibilités qu'ouvre la « paroleconteuse », pour les activités d'anima-tion destinées aux enfants et adoles-cents, en particulier dans le domainede la lecture et de l'écriture.

Des griotsdans les bibliothèques ?La parole et la lettre

Schéhérazade est la « patronne » desconteurs. Il existe bien des variantes

de son histoire, comme cette versionrustique, que raconte Henri Gougaud :« Où donc sont nés les contes, et pour-quoi, et comment ? Une femme l'a su,aux premiers temps du monde. Cettefemme, en vérité, était l'épouse d'unebrute. Son mari la battait. Un jour ellefut enceinte. Elle se dit alors qu'elle nepouvait plus se permettre d'être ainsirossée, sous peine de perdre l'enfantqu'elle avait dans le ventre... Et,quand, au soir, son mari, comme àson habitude, leva sur elle le bâton,elle se mit soudain à raconter une his-toire qu'elle ignorait connaître. Etcette histoire était si belle et si émou-vante que la brute l'écouta, et que lebâton oublia de s'abattre sur sondos... ».

L'histoire montre bien ce qui caracté-rise le conteur : l'improvisation, ausens où le musicien de jazz, le joueurde luth, improvisent sur un thème :« Le conteur retient ce qui se passedans l'histoire, mais s'il apprend parcoeur, il renonce à sa part de création,il n'est plus conteur »1. Il sera doncquestion ici de l'art du conteur et nonde l'art de lire des contes en public (lediseur est alors un comédien).On connaît le mot d'Hampaté Bâselon lequel « en Afrique un vieillardqui meurt, c'est une bibliothèque quibrûle ».

Les conteurs et les biblio-

1. Interview de Jean-Louis LE CRAVER,Dire, n° 1.

thèques ont-ils donc, si l'on peut dire,le même fonds de commerce... ou demémoire ?Culture orale et écrite se sont long-temps concurrencées, jusqu'à la dis-parition récente des derniers conteurs,ceux des anciennes veillées du vil-lage. Triomphe complet de Guten-berg et des médias réunis ? Ce n'estpas si simple, on s'en doute, car lesconteurs, qu'on croyait morts et enter-rés (sauf survivances rurales) ressus-citent de plus belle. Qui sont ces nou-veaux conteurs ?2Certains, bien sûr, sont porteurs d'uneautre culture, mais ils n'ont rien dugriot africain traditionnel. Ils vivent leplus souvent dans les grandes villes,sont lettrés - ils puisent en général leurscontes dans les livres -, et racontent(entre autres) dans les bibliothèques etles fêtes du livre. Peut-on éclairer cetétrange réveil, récent mais significatif ?Il y a aussi, bien sûr, et depuis pluslongtemps, un grand nombre de biblio-thécaires-conteurs, passionnés par cedeuxième métier.Dans notre monde, le face-à-face cul-turel du texte et des médias produit

des effets contradictoires et mêmepervers. Pour reprendre le mot deJacques Ellul, la parole est humiliée.Coincée entre l'écrit qui fait autoritéet qui est le langage de la loi, desdoctes (et même des journalistes) etl'audiovisuel, où règne « l'imageréelle », la parole n'a plus de force :elle disserte ou elle bavarde. Pourtant,les nouveaux moyens de communica-tion seraient et sont déjà pour le conteet les conteurs un très beau défi. Latélévision, la radio surtout, ont aidé àla résurgence du conte (sensible dès lafin des années 70), de même que la

2. Cf. Actes du colloque international sur lerenouveau du conte, 21-24 février 1989,musée des Arts et traditions populaires, Paris ;cf. également l'enquête du CLIO (Centre delittérature orale, Chartres) intitulée Quiraconte ? (mars 1985).

psychanalyse et les scienceshumaines ont beaucoup fait pour qu'il soit traité autrement que comme une« chère vieille chose » attendrissante,mais plutôt réactionnaire. Les deuxphénomènes se sont combinés avec lacrise actuelle de la parole citée plus

haut. On pressent chez nos contempo-rains, je crois, la soif d'une communi-cation moins fabriquée (sans pourautant être insignifiante), ce qui,encore une fois, donne sa chance auconte.

L'heure du conte

L'heure du conte (story-hour) enbibliothèque est une jeune traditiontrès English qui nous vient des biblio-thèques anglo-saxonnes et surtoutaméricaines. Historiquement, ce n'estpas grâce aux griots que les toutespremières heures du conte ont eu lieuen 1923-24, dans quelques biblio-thèques de l'Aisne et de la ville deParis (créées au départ par les Améri-cains). Ce fut grâce à quelques pion-nières, qui inaugurèrent en France lemétier de bibliothécaires-conteuses,

dans la tradition de l'American et dela British public library3. Tout desuite, le conte dans les bibliothèques aété placé sous le signe des enfants etde la pédagogie.C'est toujours pour des raisons péda-gogiques que l'on invite des conteursen bibliothèque ou que les bibliothé-caires se font conteurs, même si lepublic s'est un peu élargi. Il y a aussides séances pour les adolescents, voiredes « ateliers-conteurs » pour lesadultes. Même si exceptionnellementle conte est l'occasion d'un événementspectaculaire ou permet d'attirer lepublic sur tel thème, ou à propos detelle parution, la raison principale de laprésence des conteurs en bibliothèqueest la pédagogie, et même, plus préci-sément, la pédagogie par l'art.Le but est d'inciter à la lecture, en par-ticulier les enfants, mais cette incita-tion à la lecture est le fruit même de laprestation du conteur, c'est-à-dire deson art. La réapparition des conteursprofessionnels a d'ailleurs créé uneffet d'entraînement et de stimulationchez les bibliothécaires.Le motif de cette pédagogie est toutsimple. Le conte « marche » pour lalecture des enfants, et en plus (mais

3. Voir le petit livre de la mairie de Paris quiretrace toute l'aventure (ABC de l'apprenticonteur, 1987) : Claire HUCHET. MathildeLERICHE et Marguerite GRUNY font leursdébuts de conteuses à la bibliothèque« L'Heure joyeuse » en novembre 1924.

enfants des livres dont le contenu lespassionne. Il se moque volontiers desanecdotes insignifiantes des livresd'apprentissage de la lecture (du genreune journée chez grand-mère) et ditqu'il faut aux enfants des histoiresfortes et, au premier chef, des contesde fées (dont on sait bien, que ce seraitplutôt des contes d'horreur)6. Histoiresque l'enfant, après les avoir entenduesde la bouche du conteur, veut retrou-ver dans les livres. Oui, mais pourquoiveut-il retrouver ces contes dans leslivres ? Comment ce désir de déchif-frer la page imprimée est-il suscité,dans le cas où l'enfant est en délica-tesse sérieuse avec l'institution sco-laire ? Peut-être suffit-il de penser quela moitié du chemin est déjà faite, quesi le conteur donne le goût de lire,c'est tout simplement parce que la« parole conteuse » est déjà de la litté-rature. A la bonne heure, M. de laPalice en aurait dit autant : c'est eneffet « de la littérature orale » ! Maison ne songe pas, ce disant, que nousappelons « littérature orale » ce quipeut encore se lire de l'oeuvre contée,sa « mémorisation écrite ». L'hypo-thèse avancée ici est que la perfor-mance du conteur est bel et bien enelle-même de la littérature.Le « grand parler » des contes (selonl'expression de Pierre Clastres7) a sus-cité un style oral - dont il ne nous resteque des vestiges -, des formes litté-raires particulières aujourd'hui adap-tées à la dominance de l'écrit, enfin ilremplit la fonction de toute littératurenarrative, qui me semble être de per-mettre à chacun de (se) raconter sapropre histoire. Si l'on est amené às'interroger sur la manière dont leconte fonctionne par rapport à la lec-ture, l'angle de vue est tellement mar-ginal au regard de ce que notre cultureconsidère en général comme de la lit-térature (le texte, le texte, et encore letexte), qu'on a du mal au début àcomprendre par quel miracle uneparole improvisée, jamais la même à

6. Bruno BETTELHEIM. Psychanalyse descontes de fées, Paris, R. Laffont, 1976, 400 p.(Réponses). Cet ouvrage attira l'attention surle sujet dès 1976.7. Pierre CLASTRES, Le grand parler :mythes et chants sacrés des IndiensGuaranis, Paris, Ed. du Seuil, 1974.

chaque « racontée », peut être de lalittérature, de la vraie ! Il est essentielau conteur de ne pas fixer son texte(l'enregistrement au magnétophonene sera qu'une image auditive duconte-livre sonore aux versionsrenouvelées). En somme, toutes lesconséquences ont été tirées de laparole d'Hampaté Bâ. Les conteurssont des livres vivants, encore plusvivants que les héros de Farenheit

451. On suppose habituellement quece mode de transmission a lieu seule-ment dans les civilisations tradition-nelles. Mais la manière dont l'enfantest captivé par le conteur, est exacte-ment la même que celle dont le griotenchante l'assemblée du village.J'oserai ajouter que la même passion,le même lien (mutatis mutandis) unitle lecteur impénitent et son passe-temps favori. Tirer un fil de la pelotedu conte peut mener loin. Dans le casqui nous occupe, celui de la lecture,l'art du conteur agit comme un révé-lateur de ce qu'est la littérature (etaussi dans un sens voisin, de ce qu'estle mythe).

La cuisinede la sorcière

Il n'est pas de conteur sans celui quil'écoute ! Et l'écoute est tout un travail,nécessitant une intense réceptivité... Lelecteur et l'auditeur de contes se res-semblent comme deux cousins dontl'un serait tout yeux et l'autre toutoreilles. Regardez le lecteur, parexemple, plongé dans une histoire cap-tivante : immobile, absent, tapi dans saposition préférée, seul le regard bouge.Il voyage « ailleurs ». Le spectateur duconte, surtout s'il est petit, se laisseporter par les paroles, il suit le film del'histoire, quelquefois il ferme lesyeux, tout à coup il papillonne, selaisse séduire par une image, il rêve,puis il retrouve le fil un instant aban-donné... On pourrait dire, paraphrasantMichel de Certeau : « Ecouter une his-

toire (aussi), c'est « braconner sur lesterres d'autrui »...Le moyen le plus facile pour com-prendre ce qui se passe chez l'auditeurdu conte est de prendre les choses àleur source, c'est-à-dire du côté del'« émetteur ». Pendant le temps duconte, l'auditeur, en effet, est immergédans un bain de paroles, il vit le tempsdu conte au même rythme que leconteur, et, - ce n'est pas seulement

une image -, on peut presque direqu'ils respirent en même temps. En unsecond temps, je crois que l'on peut serisquer à faire une analogie entre lec-ture et écriture : ainsi pourrait-on direque l'audition d'un conte est au racon-ter ce que la lecture est à l'écriture.C'est pourquoi, il faut entrer « dans lacuisine de la sorcière ».Le plus intéressant à ce propos meparaît être de décrire la démarche (etla pratique) de deux ateliers-contes.Le premier, dont le but est d'ap-prendre à raconter, met l'accent surl'exercice de l'imagination. Il est par-ticulièrement adapté aux enfants. Lesecond, nommé « atelier de littératureorale », insiste sur la créativité de laparole : son aboutissement est le pas-sage de l'oral à l'écrit. Il est plutôtdestiné aux adolescents (mais ce n'estpas exclusif).

Atelier-conteur

Il s'agit d'une initiation à l'art deraconter et non pas au conte dans saforme et son contenu traditionnels :peuvent aussi être abordés, à lademande, le fantastique, la science-fiction, les légendes... - en un mot lerécit. Ce qui fait le talent du conteur,ce n'est pas le code, mais la façonunique qu'il a de l'investir. Cela s'ap-pelle un style. De ce style du conteur,qui est expression du corps parlant,font partie intégrante les gestes, lamimique, la voix, le rythme - dansune unité indissociable avec lamanière au sens littéraire cette fois : lechoix et l'agencement des mots. Il est

possible aujourd'hui,grâce aux techniquesmodernes de l'imageet surtout du son, d'en-registrer sa perfor-mance. Le magnéto-phone permet deremettre l'ouvrage surle métier, comme unécrivain corrige sonmanuscrit.« Je crois, dit PaulZumthor8, que nousallons vers une oraliténouvelle (...) Vers uneoralité qui, grâce àl'audiovisuel (...)n'exige plus la pré-sence physique, maisreste

très liée à lavisualité (...). Il n'estpas inconcevable quece que nous connais-sons sous le nom de lit-térature soit un jourremplacé par quelquechose qui est encorepour moi tout à faitinimaginable ».

La conceptionde l'atelier

Voici comment onpeut comprendre le« raconter » et souli-gner particulièrementson intérêt pour lesenfants et adolescents (de 9 à 14 ansenviron). Il faut une méthode biensûr, mais l'essentiel est que s'installeun climat de confiance, de complicité,de jeu. Raconter « pour de vrai » c'estmontrer le bout de l'oreille, et quel-quefois se découvrir autre qu'on necroyait : il y faut absolument la sécu-rité de l'accueil.Apprendre aux enfants (et aux plusgrands...) à raconter, c'est d'abord leurfaire découvrir le plaisir de s'exprimeren public, d'être actif dans leurparole : tenir soi-même les rênes ducheval est encore plus amusant que dese laisser « embarquer » comme audi-teur du conte.

8. Entretien « La lettre et la voix », LaQuinzaine littéraire, janvier 1988.

Mais raconter est aussi un art :dépouillé mais délicat, primitif maissubtil. Le conteur est à la fois acteur,auteur et metteur en scène de son his-toire - il garde toujours quelque chosedu « il était une fois » de nos originesgrecques. Lorsque l'aède (dansl'Odyssée) s'avance au centre du ban-quet pour dire les hauts faits des héroset des dieux, le drame, la musique, lapoésie, sont indissolublement unis. Leconteur parle ses propres mots. C'esttout le charme du conte d'être une fêtede la communication directe, toujoursquelque peu improvisée.Conter, ce n'est pas seulement aprèsune lente (et silencieuse) incubation del'histoire, trouver ses mots. L'oralitéimplique l'engagement du conteur(son engagement physique), à la

manière du comédien.Sans doute n'est-iljamais, sauf momenta-nément, identifié à unpersonnage. Il est unthéâtre à lui tout seul, ilincame l'histoire. Lors-qu'il vit vraiment cequ'il raconte (et rien nepasse sans cette audace),tout parle en lui, pas seu-lement les mots, mais legeste, le regard, la voix,les silences. Alors, lesmots justes viennentavec leur musique, por-tés par le rythme inté-rieur. Le conteur est envérité acteur de saparole, recréée ici etmaintenant : et c'est, onl'oublie trop souvent, laforme première de la lit-térature.Pour qu'un texte nousparle, il faut que s'yentende une voix. Maisici la voix n'est pas inté-rieure, secrètement enten-due par le lecteur, elle estréelle. Comme l'acteur, leconteur apprend à êtretout entier dans son his-toire, mais en mêmetemps à « accorder sonviolon », c'est-à-dire àêtre conscient de ce qu'ilfait et à toujours gardercontact avec la salle.

Cet apprentissage de la scène peutplaire énormément aux enfants et ado-lescents. Lorsque « cela marche »,l'échange émotionnel constant entre lascène et le public provoque le bonheurd'une reconnaissance immédiate. Leconteur déroule le fil de son film inté-rieur. Il voit, il sent l'enchaînementdes images dans lesquelles il estplongé. Il raconte simplement, le plusnaturellement possible (là est toute ladifficulté) la succession de sa « per-ception interne ». Il arrive, dans le feude l'action, que le jaillissement desmots soit poésie - mais c'est par ins-piration, non par travail. Le conte estdérive des mots sur des images sensi-tives, emportées par le courant del'histoire, il n'est pas écriture, c'est-à-dire creusement du langage. Au

contraire, le conte s'inscrit dans letemps du devenir : il est un récit. Il estréductible en son noyau à une « pureaction » (sans psychologie, sanseffets, sans description même).Comme au théâtre, il a un début etune fin nettement annoncés. Maisc'est un récit de même nature que lemythe, « projection des imaginairespréverbaux » (Françoise Dolto), enlequel tous peuvent cristalliser leurimaginaire personnel. Le conte popu-laire est certes plus facile à raconterparce qu'il est vraiment d'origineorale. Mais je voudrais tenter avec lesenfants de raconter aussi des histoiresd'aujourd'hui.

A propos de la méthode

Le travail essentiel du conteur étantd'inventer sa parole en public, la basede la méthode suivie sera la mêmeque celle du travail d'acteur : prépara-tion physique, travail d'imaginationsensorielle, improvisations. On yajoutera des jeux de créativité sur lesmots et les images, et des inventionscollectives ou individuelles d'his-toires. La préparation corporelle meparaît essentielle. Elle a pour but ladécontraction aussi bien physique quepsychique, l'essentiel étant de respirerbien. Des mouvements simples degymnastique douce peuvent y aider,en relaxant le corps. Alors une respi-ration tranquille accompagne pro-gressivement le mouvement.

L'important est le climat qui peutainsi s'instaurer, favorisant l'attentionet donc l'écoute (l'écoute étant la per-ception intuitive de ce qui se passe ensoi et en l'autre). Lorsque l'agitationextérieure s'est dissipée, on peuts'aventurer à des actes d'imagination,retrouver une sensation précise, par-courir un objet familier sous tous sesaspects : tactile, visuel, auditif, etc. Ilsera particulièrement important d'ex-plorer les quatre éléments (eau, terre,feu, air) que Bachelard nomme « élé-

ments princeps de l'imaginationmatérielle ». Ces éléments correspon-dent à une expérience sensitive réelleet à des images ayant une forte réso-nance psychique.Il en est de même de lieux de la poé-tique des contes : la forêt, la mer, lerivage, la grotte, la maison, le jardin,etc. Lorsque les images sont réelle-ment présentes, la sensation remonteà la surface, sous ses multiplesfacettes, et provoque à la fois le sou-venir et la rêverie (projection dans lefutur).Les enfants pourront raconter leurexpérience. On est déjà dans l'universdu conte qui s'enracine dans la per-ception, - « Quand je raconte la mer,je dois sentir les poissons me passersous le nez » (Catherine Zarcate) -,mais est aussi un voyage intérieur. Leconte est en effet toujours initiatique :il est une aventure à portée symbo-lique, c'est-à-dire mariant le réel etl'imaginaire.Des improvisations dramatiquesseront organisées en particulier avecles personnages du conte. Elles visentà ce que le conteur ose vivre ce qu'il raconte. Les mots prononcés ne doi-vent être que la « pointe » finale. Onpeut aussi improviser sur le mouve-ment, le son, la voix. La base de l'im-provisation est de retrouver l'impul-sion interne, le meilleur moyen del'éprouver est de l'effectuer. C'estdans cette circonstance que laconfiance à donner est particulière-

ment indispensable. Rencontrer sondragon, même sur scène, est éprou-vant : mais c'est le prix d'une expres-sion véritable et les enfants goûtent lemême danger et le même plaisir queles grands.Les jeux collectifs de créativité ver-bale ou imaginative sont connus. Pourl'invention d'histoires, le « binômeimaginatif » de Gianni Rodari est par-ticulièrement intéressant. Il consiste àprovoquer l'imaginaire pur, c'est-à-dire le passage à l'irréel en choisissant

deux êtres ou choses sans aucun rap-port (par exemple, un chien et unearmoire) et à se demander : « Qu'est-ce qui pourrait leur arriver ? ».Il paraît indispensable de commencerpar raconter, à la fois pour en donnerle goût aux enfants et aussi pourmettre à leur disposition une petiteprovision de contes. Viendrontensuite les jeux d'imagination, lesimprovisations d'acteur, et lesbrouillons de conte. Il faudra enfinapprendre à trouver les mots-clés del'histoire, de façon à mémoriser sansdifficulté. A ce propos, il est impor-tant de faire ressentir et respecter laforme logique, l'enchaînement impla-cable des épisodes et des images, quidonnent au conte toute sa force.Ce à quoi je voudrais inviter lesenfants, à travers l'art du récit, c'est àtrouver leur parole, à l'oser. C'estaussi à découvrir leur sensibilité enl'extériorisant, c'est enfin à s'initier àun art qui leur est particulièrementaccessible et dont la vraie magie estde rassembler enfants et adultes.

Atelier de « littératureorale »

Ma conviction est que l'écriture (ettout spécialement l'écriture de la litté-rature) trouve son origine dans une« oralité première » - celle-là mêmequi naît dans « l'espace intérieur », làoù les mots et les images se croisent etse joignent en de secrètes correspon-dances. C'est de là qu'est née l'idéede lancer cet atelier, dit de « littératureorale », où le travail de « racontage »et plus largement l'invention verbalepuisse être une introduction (une pro-pédeutique) à l'écriture - le passage àl'écrit étant effectué à partir desacquis de l'oral.L'invention orale, qui est le propre duconteur, cette trouvaille des mots sanscesse reprise à chaque « racontée »,ouvre des possibilités insoupçonnées àla création et tout particulièrement à lacréation littéraire. Le conteur, non pascomme le poète à partir d'une inspira-tion intime, mais à partir de la matièrecommune du récit est lui aussi un« sourcier du verbe » : lorsqu'il s'estassimilé la substance de l'histoire, ilécoute en lui son déroulement et trouve

ses mots pour le dire. C'est cettesource, cette ouverture qui pourrait per-mettre à chacun d'approcher, d'éprou-ver, d'expérimenter en lui.Dans cet atelier, l'accent sera doncmis, cette fois, sur l'improvisation etl'élaboration de la parole plus que surla performance scénique du conte.L'objectif serait pour ainsi dire decréer expérimentalement le lieu d'unepoétique de la parole - poétique dontnous pourrions a posteriori vérifierles effets dans l'écriture. Cependant,l'oralité oblige le conteur à trouverson texte en s'adressant au public : leconte n'existe que dans un échangeau présent avec l'assistance.L'écrivain est imaginé comme unpenseur solitaire, enfermé dans soncabinet. Contrairement au conteur, aucomédien, hommes du direct, il est lediseur de l'après-coup. Pourtant, bienque par des moyens différents, ils ont

le même souci, la même hantise : laparole qui réveille, qui travaille, celledont on se souvient. L'écrivain luiaussi est en mal de parole : il enappelle à l'autre. Même si cet autrequi l'entendra un jour n'existe encoreque dans l'idéal.

Ecrire c'est jeter une bouteille à lamer. C'est s'adresser à l'autre, mêmeabsent. Un texte littéraire n'est qu'unexercice de style, une coque vide siune parole ne s'y est pas inscrite mar-quant le texte d'une empreinte unique

entre toutes - alors l'oreille attentivene s'y trompe pas. Nous disons :« Ça, c'est bien de lui ». Dans cet ate-lier, parler veut d'abord dire parlerréellement à d'autres, faire un récit enpublic : on ne raconte pas à un seul,mais à plusieurs.Cela implique non pas d'inscrire saparole sur la page blanche commel'écrivain mais « d'être dans saparole » au moment où elle s'exprime,en d'autres termes, d'incarner saparole. Le conteur trouve ses mots ense racontant l'histoire, il les met àl'épreuve de la communication, il lesmodifie en fonction de la salle et de sapropre évolution.

L'écriture et la voix

C'est pourquoi la base de la formationdu conteur est la même que celle del'acteur : dans les deux cas, le plus

difficile est de se laisser aller - l'ac-teur laisse son personnage vivre à par-tir de sa sensibilité, le conteur laissel'histoire « se parler » à travers lui. Saparole est là physiquement, peut-ondire, non seulement par les mots maispar la voix, le rythme, l'expression ducorps. Celui qui raconte est sur scène,il doit trouver son naturel et ne pas lelâcher. Etre naturel devant le publicdemande tout un travail sur soi - leconte n'est qu'une parole en l'air, undiscours désincarné sans cet effortconstant de sincérité, de concentra-tion, de justesse. Le but est que leconteur s'implique dans sa parole,qu'elle soit une parole véridique, cequi n'est pas sans conséquence, bienentendu, sur le passage à l'écriture quisuivra ce travail. On dit souvent queles écrivains entendent leur texte. Entout cas la lecture publique d'uneoeuvre, sielle est bienfaite, permetde juger laconsistanced'une écri-ture : le texteparle ou neparle pas.La voieinverse estproposée ici :celle qui vade l'oral àl'écrit - voieprometteuse,on a tenté dele montrer.Si elle paraîthérétique c'est peut-être que,dans noscivilisationsdu Livre (quià l'origineest la Bible), la lettre a été et restesacralisée. Cet atelier, paradoxalementappelé atelier de « littérature orale », sedivisera donc en deux parties : une par-tie « conteur » et une partie « écriture ».L'expression orale du conteur est unetransmission-trahison : une re-créa-tion. Elle trahit la lettre pour faire pas-ser la substance du conte. Elle estindéfiniment reprise, jamais achevée :et pourtant elle a aussi sa précision,

celle de la plénitude du moment, sarigueur, celle de la fidélité à l'esprit del'histoire. Les participants de l'atelierse feront alors les scribes de l'histoirequ'ils ont inventée à l'oral - après sonenregistrement au magnétophone -,les scribes et non les écrivains. Ils'agit en effet de modifier juste ce quiest nécessaire à la transcription de laparole (dans notre civilisation, aucontraire, l'écriture n'est pas simple-ment la trace qui reste du « dire », lamémoire. Elle est tension vers la pré-cision absolue, le définitif, la perfec-tion pour l'éternité).Il est sage de partir d'histoires ayantfait leurs preuves. La tâche des appren-tis conteurs sera de les réinventer à leurmanière, de les modifier à leur guise,etc. Mais si d'autres plus témérairesveulent s'essayer à l'invention exnihilo, tant mieux, bien sûr.

Raconter en s'impliquant permet de nepas fabriquer (comme le font les mau-vais acteurs), d'éviter le bavardage,l'abstraction, les poncifs. Cela supposela présence. Ainsi peut-on aller droit àl'essentiel : employant la langue detous les jours, le conteur peut évitertout ce qui est appris, convenu, lafausse littérature (on sera attentif à ceque les clichés des médias ne rempla-cent pas les clichés littéraires).

Pour conclure, il me semble que cetatelier relève une sorte de défi : mon-trer que la parole et l'improvisationorale du récit (plus particulièrementpour les jeunes) peut être une provoca-tion à la littérature, celle qui noustouche, nous émeut, et même nouschange. Le conteur est en scène, mêmes'il ne joue pas un personnage - et lascène est un état d'urgence - maisécrire vraiment, comme le dit Rilke,est aussi un état d'urgence : « Ecrivezseulement si vous pensez que votre vieen dépend » (Lettres à un jeune poète).

Du mythe

et du merveilleux

Last, but not least, il faut souligner lelien entre la forme littéraire du contetraditionnel et son origine orale, lien

qui me paraîtessentiel, au-delà d'unconstat histo-rique de fait.On divisesouvent lescontes endeux catégo-ries : lescontes mer-veilleux (quicorrespon-draient à latragédie) etles contesfacétieux (qui seraient,au théâtre.des comé-dies). Lesuns sont plu-tôt descontes d'ini-tiation aumonde et à la

vie (ne peut-on dire que le vrai sujetdes contes de fée est de savoir com-ment on devient homme ou femme ?),les autres plutôt des manières d'intro-duire au « jeu social » (les contes defées sont, de ce point de vue, assezconformistes et les contes facétieuxsouvent subversifs).Les historiens de la littérature l'ontremarqué : les contes n'ont pas étéinventés pour les enfants. C'est à l'en-

fant qui est en nous qu'ils s'adressent :et ce n'est pas la même chose de rede-venir enfant et d'être infantile ! Lesseuls contes, vraiment destinés auxenfants, sont appelés « randonnées ».Ainsi l'histoire bien connue « ducochon qui ne voulait pas passer labarrière, que le bâton ne voulait pasbattre, bâton que le feu ne voulait pasbrûler, etc. » : ces contes veulentapprendre à l'enfant l'interdépendancedes hommes et des éléments du cos-mos... Les contes merveilleux (commeles « randonnées »), par leurs thèmes etleurs personnages étayent facilement,à mon avis, la thèse qui fait des contesdes « branches détachées de l'arbre dumythe ». D'un côté, le conte brode surce qui, dans le mythe, concerne leshommes. Il ne s'occupe pas (directe-ment) de la naissance du monde ou del'origine des dieux, il nous parle del'accession de chacun à une viehumaine (l'amour, la naissance, lamort, grands thèmes des contescomme de la littérature...). GeorgesDumézil, à la fin de sa vie, disait qu'illui semblait presque impossible de dis-tinguer le conte et le mythe, commes'ils étaient taillés dans la même étoffe,et Claude Lévi-Strauss ajoute quel'une des fonctions essentielles duconte paraît être de faire le partageentre humanité et animalité.Mais, d'un autre côté, le conte est uneparole profane. S'il met en scène despersonnages divins ou diaboliques, ce

n'est pas à la manière dont le fait laparole sacrée. Le conteur invente,modifie, crée de toutes pièces uneaventure. En mentant, il dit des véri-tés. En un mot, c'est un artiste.Notre monde, aujourd'hui, n'engendreplus de contes au sens traditionnel. Siles contes sont pour les enfants, c'estque notre monde est foncièrementdésacralisé : le mythe, en tant que« récit sacré » est rangé par notre cul-ture dans la catégorie (déjà très encom-brée) de l'irrationnel. Les contes,comme « rameaux dérivés du mythe »n'ont donc plus de crédibilité.Et pourtant, nous avons aussi nosmythes et nos contes. Mais ils ontchangé de ton : s'il veut acclimater l'ir-rationnel, dans la science-fiction oudans le fantastique, l'écrivain devientun maître dans l'art d'endormir la rai-son (certains thèmes sont d'ailleursrepris directement des contes de la tra-dition). Naturellement, aujourd'hui, ilen est de même pour le conteur !Cependant les images des contes,comme celles de la littérature, conti-nuent de hanter réellement nos rêves,et nous aident obscurément, clandes-tinement, de nuit, à mettre en scènenotre vie. Les contes, en ce sens, sontdes schèmes émaillés d'images pro-fondes où tous et chacun peuvent pro-jeter leur histoire. Ce sont « les rêve-ries de la jeune humanité », nous ditFreud, et le conteur est celui qui leurprête sa voix ...

Mais le mythe est plus puissant quetoute explication. Comment ne pasévoquer pour finir, l'histoire de Sché-hérazade, cette parabole du conteur,qui ouvre les Mille et une nuits.Chaque jour elle joue sa vie sur saparole, obtient la grâce du sultan et sesauve de la mort jusqu'au lendemain,jusqu'au prochain conte...« Dire la merveille, c'est renoncer àla posséder, à l'emprisonner ou àl'étreindre. Dire la merveille c'est lachanter (...)Voilà pourquoi les enfants sont autre-ment plus capables que nous de rece-voir ces contes, même s'ils ne sontpas encore prêts, même si ces his-toires ont bien plus à dire à ceux quiont développé en eux cette muraillequi fait l'adulte (...) Ce qui s'y dit estun mystère si grand qu'on pourraits'y perdre (... ).Dire la merveille, c'est savoir quel'on ment : offrir à l'invisible un man-teau de fiction, lui faire cadeau d'uneapparence. Et comme par enchante-ment, Hadès est apaisé, Poséidonnous épargne, et Zeus rayonnant,sourit »9.

Septembre 1994

9. Michel HINDENOCH, conteur, Dire,été 1993, p. 10.