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Miller Le Neveu de Lacan

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LE NEVEU DE LACAN

ÉDITIONS VERDIER

11220 LAGRASSE

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D u MÊME AUTEUR

U N DÉBUT DANS LA VIE, Gallimard, 2002. Qui SONT VOS PSYCHANALYSTES ? Le Seuil, 2002. LETTRES À L'OPINION ÉCLAIRÉE, Le Seuil, 2002.

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Jacques-Alain Miller

Le Neveu de Lacan

satire

VERDIER

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www. éditions-verdier. fr

© Éditions Verdier, 2003. ISBN : 2-86432-390-7

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AVERTISSEMENT

Seulement, j'ai à vrai dire du mal à m'ex-primer sur tout ceci : peut-être déjà parce que je ne suis pas encore moi-même tout à fait au clair là-dessus ; mais peut-être aussi parce que je n'ai pas envie de dénuder le dieu.

L'empereur JULIEN, cité par Alexandre Kojève

Enfin, les auteurs sont des personnages de théâtre.

MONTESQUIEU

Il restait une page blanche dans le numéro à paraître de la revue Élucidation. Le même jour, 21 novembre 2002, Le Monde faisait sa une sur « les nouveaux réactionnaires ». Le « Journal d'Eusèbe » était né.

Les éditions Verdier voulurent l'éditer. Je n'ai su me dérober ni à leurs demandes, ni à leurs exhortations.

Qui parle ici ? Une cohue : Eusèbe, Moi, Lui, Clément Delassol, etc. Peut-être dans mes cours est-ce moi. Mais si c'était Lacan ?

Je dis « satire ». C'est à entendre au sens étymologique d'abord: satura, « macédoine de fruits », d'où « pièce de genres mélangés ». C'est à entendre aussi au sens de la satire des Romains: démonstration de franc-parler à quoi se mesure le degré et se reconnaît la nature de la liberté politique. Il n'en va pas de même d'Horace sous Auguste,

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de Perse sous Néron, de Juvénal après Domitien (voir Satires ofRome. Threatening Poses from Lucilius toJuvenaU par Kirk Freudenburg, Cambridge, 2001).

Sous Jospin et Chirac, qui sont les tyrans ? Ce sont les médias. Mais qui sont les tyrans des médias ? Cela reste obscur.

Pourquoi la satire ? Parce qu'une satire soulage. Parce que mes fureurs finissent naturellement en gaieté. Parce que, publiant mes propos, j'ai cherché à plaire sans doute. Pourtant, j'ai voulu ne flatter la superbe de personne et ne pas censurer le cours du monde. J'ai gardé en mémoire les vers d'André Chénier dans sa seconde Épître à Le Brun :

Ami, chez nos Français ma Muse voudrait plaire ; Mais j'ai fui la satire, à leurs regards si chère. Le superbe lecteur, toujours content de lui, Et toujours plus content s'il peut rire d'autrui [...]

Cet ouvrage m'aura occupé un peu plus de deux mois. Je n'ai pas vu où j'allais quand je me suis mis en chemin. Comme sur une route de montagne, chaque tournant franchi m'aura découvert un paysage nouveau. Je ne suis pas rendu encore, mais j'entends désormais l'universel pépiement. Le concert des intelligences, si l'on préfère.

L'humanité prend forme. Les habitants des cinq conti­nents ne sont plus seulement sur cette planète en même temps, nous partageons le même temps, nous sommes syn­chronisés. Est-ce la paix ?

Pendant que le discours s'universalise, que l'Église prône le métissage, la libido reflue dans les particularités (ce qui est propre à quelques-uns, non à tous). Elles se font intrai­tables.

Bz*, le 14 février 200s

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PREMIÈRE PARTIE

Lindenberg Daniel, fameux pamphlétaire français

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Académie des sciences immorales et politiques séance semi-clandestine annuelle du 14 février 2003

NOTICE SUR LA VIE ET LES TRAVAUX DE

LlNDENBERG DANIEL FAMEUX PAMPHLÉTAIRE FRANÇAIS

par

Clément Delassol-Lunaquet

Secrétaire perpétuel Professeur entérite de l'Université Tlon Uqbar

auteur de: « Encore un moment avec Jacques Lacan »

AUX FRAIS DE ^ACADÉMIE

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Je dédie cette bricole de biographie réelle et fictive

à la mémoire de

A L E X A N D R E KOJÈVE

le maître inscrutable qui, par la généreuse compréhension

quil a eue de notre jeunesse, m'a permis de me délester de bien des fadaises

et ma donné la plus haute conception des devoirs intellectuels propres à nos sciences immorales,

initiateur de l'Académie des sciences immorales et politiques

qui m accueillit si libéralement en son sein voici dix ans

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Le serpent qui tenta Eve, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l'original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidèle, la plus parfaite, autant qu'un homme peut approcher des qualités d'un esprit de ce premier ordre, et du chef de tous les anges précipités du ciel.

SAINT-SIMON

Tous ces vieux académiciens, avec leurs cos­tumes et leurs formes d'autrefois, leurs manières d'un autre monde, leur originalité qui fait quelquefois sourire, sont loin de repré­senter le ton à la mode ; mais ils représentent quelque chose de mieux, la délicatesse dans les choses de l'esprit, la finesse, le tact exquis, et ce qui vaut mieux encore, la science, la pensée, la philosophie.

ERNEST RENAN

L'ironie chez Alexandre Kojève, c'était très important. Non pas l'ironie méchante. Ce n'était pas un homme qui aimait blesser. Lorsqu'il avait affaire à des gens de peu de qualité, il passait son chemin. Par indifférence. Mais dans son ironie, on ne trouvait jamais le mépris.

RAYMOND BARRE

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LINDENBERG (DANIEL), historien et fameux pamphlé­taire français (1940-20..).

Il doit sa notoriété à son pamphlet, Le Rappel à l'ordre (Paris, octobre 2002), Prix Gama de l'essai (octobre 2003).

Il a donné un récit pathétique de ses années de jeunesse dans l'introduction de Le Marxisme introuvable (1975, réédité 1979).

Le texte mériterait d'être à nouveau édité (par exemple : Daniel retrouvé, 2003), puis continué (À la recherche de Daniel, 2005). La série de tous les Daniel pourrait alors être réunie dans la Bibliothèque Bellarmine sous le titre L'Éter­nelle Trahison des clercs, allusion à un livre de Julien BENDA (fameux essayiste et pamphlétaire français, 1867-1956), mentionné dans le pamphlet de 2002.

Notre Notice se fonde en confiance sur les données bio­graphiques contenues dans l'introduction de l'ouvrage de 1975.

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Daniel Lindenberg acquit les premiers rudiments du marxisme « en autodidacte ».

C'est dans une solitude studieuse qu'il déchiffra Maté­rialisme historique et Matérialisme dialectique, de Joseph

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STALINE (Joseph Vissarionovitch Djougachvili, dit-homme politique soviétique, 1879-1953).

Il adhéra ensuite à l'organisation sioniste (de gauche) Hashomer Hatzaïr, où il perfectionna sa connaissance du même texte, qui servait alors de « patron » pour l'étude des autres classiques du marxisme.

Entré aux Langues O pour y entamer des études d'arabe et d'amharique (sur ce mot, voir le glossaire), il milita longtemps aux côtés de membres du Parti communiste français avant d'adhérer, en 1962, à l'UEC (Union des étudiants communistes).

Il fut amené à fréquenter le bistroquet de Clarté (publi­cation mensuelle de l'UEC), qui ouvrait sur la place Paul-Painlevé (un jour place Daniel-Lindenberg ?) devant la vieille Sorbonne. Entre-temps, il avait développé une « répulsion pour les pratiques staliniennes ».

Le mémorialiste nous crayonne les fréquentes réunions politiques qui se tenaient dans la pénombre complice de la cave de Clarté. Elles lui permettaient de « côtoyer quoti­diennement beaucoup de membres de l'extrême gauche actuelle (écrit en 1975), et de jeunes gloires universitaires lit­téraires ».

Dans la fringante cohorte des fièvres d'alors, il distingue Alain KRIVINE (homme politique français, 19..-20..). Celui-ci était déjà alors un dirigeant trotskiste de première grandeur, « ce que ma grande candeur, écrit le futur pam­phlétaire, ne m'avait pas permis de deviner, bien que secret de Polichinelle ».

En fait, notre Candide déchante assez vite. Le gaullisme lui apparaît « sûr de soi et dominateur » (retour

à l'envoyeur de la célèbre formule qualifiant le peuple juif). Les communistes ? Sans projet valable.

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Lui-même ? Il est las des discussions interminables, qu'il qualifie de « ratiocinations », auxquelles il s'est adonné des années durant sur le thème alors en vogue de « l'homme total ». Il souffre de « culpabiliser nuit et jour pour les crimes du stalinisme ». Il vit dans « le malaise » devant les « misères intellectuelles » jumelles de l'Université et du PCF.

D'autre part, il se reproche, à lui-même, à ses proches, à ses re-proches (sur le néologisme re-proche, voir le glossaire), d'avoir mal conçu l'« offensive » politique des étudiants révo­lutionnaires en milieu universitaire : au lieu d'une approche « foncièrement idéaliste et psycho-sociologique », n'au­raient-ils pas dû « dénoncer le contenu de l'enseignement comme idéologiquement réactionnaire et épistémologique-ment nul » ?

En 1975, des mots comme « dénoncer », ou « réac­tionnaire » pouvaient être lus distraitement. Ils prennent un tout autre relief pour le lecteur de 2003, qui connaît l'ouvrage de 2002 dénonçant les nouveaux réactionnaires.

Mais n'anticipons pas.

« Répulsion à l'endroit des pratiques staliniennes », écrit LINDENBERG Daniel dans Le Marxisme introuvable, p. 37.

L'accent est mis sur la répulsion. Cependant, « répulsion » renvoie à « pulsion ». Une pulsion vers conduit à une répulsion contre. La pulsion qui conduit Daniel à devenir un précoce autodidacte stalinien débouche ultérieurement sur sa répulsion pour le stalinisme.

En résumé : il adore, il ânonne, puis il a de la répulsion, enfin il dénonce.

Devant cette construction, le sage soupirera : « Peut-être. » C'est plausible. Ce n'est pas certain. C'est aussi plausible et aussi incertain que certains « tourniquets » chers au maître germano-pratin de l'après-seconde guerre

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mondiale, Jean-Paul SARTRE, dans son mirobolant Saint Genêt, comédien et martyr (1952), trop peu lu de nos jours, et pour lequel un Roland BARTHES, BARON NEUTER, qui fut discrètement membre de notre Académie, professait une dilection particulière.

J.-P. SARTRE recommande lui-même, dans son ouvrage LImaginaire (1940), étudié par R. BARTHES aux Hautes Études en 1963-1964 (Séminaire sur la rhétorique de l'image, exposé complémentaire de Robert LINHART, élève de l'École normale supérieure, sur LImaginaire de SARTRE), de distin­guer le certain et le probable.

Que ne s'en est-il tenu à cette prudence, plutôt que de préférer avoir tort avec lui-même plutôt que raison avec Raymond ARON !

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Ah! Raymond Aron! Souvenir, souvenir! C'était une capacité supérieure dans presque tous les

ordres de l'esprit et de la connaissance rationnelle. Alors qu'un Sartre, sans doute plus génial, aimait à foncer tête baissée dans les panneaux, Aron, prudent élucidateur, savait voir chaque chose sous plusieurs angles, de tous les côtés à la fois, exercice indispensable pour affiner son jugement -e t Dieu sait si Aron l'avait sûr! - si très fatigant pour le cou, pour peu que l'on soit un brin, non de jeunesse justement, mais arthritique.

Notre Académie eut l'ardent désir de le compter parmi ses membres, en dépit du fait qu'il était déjà membre de l'Académie des sciences morales et politiques.

Raymond Aron y siégea en effet au fauteuil n° 7 de la section « Philosophie », qui fut notamment illustré par: Charles RENOUVIER, promoteur du néo-kantisme en France,

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trop peu lu ; Louis LIARD, trop peu lu également, et surtout connu pour avoir donné son nom à un amphithéâtre commode d'accès de l'ancienne Sorbonne; Gaston BACHELARD, le grand épistémologue et critique, auteur notamment de LEau et les Rêves (1942), qui pourrait être lu davantage, son prédécesseur immédiat ; enfin, actif au début du vingt et unième siècle, l'éminent linguiste Jean-Marie ZEMB, qui ne connut un succès « grand public » que comme l'auteur des vidéographies intitulées Thème-phème-rhème (Nancy, éditions Vidéoscop, 1994) et Le Billard de l attribut (Paris, éditions du Collège de France, 1998).

Pourquoi Aron fut-il épargné par la malédiction pour­suivant les titulaires du fauteuil n° 7 (voir The Seven Pillars ofWisdom, par T.E.LAWRENCE, 1926, Les Sept Boules de cristal, par HERGÉ, 1948, C'est arrivé demain, de René Clair, tourné en anglais sous le titre ItHappened Tomorrow, 1948) ? Toujours est-il qu'il est encore lu et étudié de fort près, notamment par d'anciens « gauchistes » qui le méconnurent en son temps (voir, de Giacomo Mulino-Mulinello, Mon calvaire intellectuel De Mao à Aron, 2004).

Ses amis et admirateurs, qui sont nombreux dans l'assis­tance, ne le sont pas moins à penser qu'Aron serait sans doute lu encore davantage si, à l'instar d'un Raymond plus star, il avait un peu égayés* manière, pratiqué la chanson française par exemple, dans le genre, renouvelé, de RONSARD (Pierre de, fameux poète français, 1524-1585), de : « Si tu t'imagines, fillette, fillette... » En dépit de l'exemple courageux donné par son ancien élève Valéry GISCARD D'ESTAING (homme d'État et président de la République française, 1926-20..) n'hésitant pas à faire étalage de ses talents d'accordéoniste à la télévision, Aron se refusa toujours obstinément à pousser la chansonnette sur une scène de music-hall alors qu'il avait, dit-on, un filet de voix intéressant

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La devise énigmatique de notre Académie, « Ksava », est empruntée au vers jadis servi par la voix envoûtante de Juliette GRÉCO (chanteuse et comédienne française, 1927-20..)> rappel du « temps qui passe » (Marcel PROUST,passirri), et de la nécessaire adaptation aux réalités de la condition humaine, malgré tous les Syllabus (voir de PIE IX, Giovanni Maria Mastaï Ferretti, 1792-1878, l'encyclique Quanta Cura, 1864).

Raymond QUENEAU! Souvenir, souvenir! Du jour de la fondation de notre Académie, dont il

conditionna la naissance par l'édition, l'année précédente, de l'immortelle Introduction à la lecture de Hegel, d'Alexan­dre KOJÈVE (Gallimard, 1947), jusqu'à son décès en 1976, il assuma avec la plus haute conscience de ses devoirs, tout en conservant une affabilité souriante et caustique, la charge de Secrétaire perpétuel de notre Académie, établissant ainsi un lien vivant, fécond en vigoureuses productions hybrides de haute graisse, entre celle-ci et les deux établissements discrets, savants et influents qui lui doivent de se perpétuer pour l'un, d'exister pour l'autre, le Collège de Pataphysique, après le grand initié JARRY, et l'Oulipo, créé avec le grand initié LE LIONNAIS. Monseigneur Marcel BÉNABOU, Secré­taire perpétuellement provisoire de cette dernière institu­tion, auteur de Pourquoi je nai écrit aucun de mes livres, chef-d'œuvre romantique de cynisme auto-réflexif à la Benjamin CONSTANT, nous a opportunément rejoints l'année dernière, il est au premier rang de cette assemblée, et je lui adresse un salut fraternel.

Si l'Académie célèbre tous les ans son Brunch des non-dupes le dimanche suivant le 7 janvier, fête du saint éponyme, c'est qu'elle doit beaucoup à ses deux Raymond - ainsi qu'à tous les anciens du séminaire KOJÈVE de l'École

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des Hautes Études qui en formèrent le noyau. Ainsi, quoique à des fins bien différentes, le groupe des Idéologues de 1795 (DESTUTT DETRACY, CABANIS, GARÂT, VOLNEY), héritier des Lumières et référence philosophique de STENDHAL, fut-il jadis à l'origine de la deuxième classe de l'Institut de France, chargée des « sciences morales et politiques ».

Cette classe, supprimée par BONAPARTE en 1803, fut rétablie, à l'initiative de François GUIZOT, alors ministre de l'Instruction publique (mieux connu et plus apprécié depuis les beaux travaux d'érudition que lui a consacrés Pierre ROSANVALLON, et qu'enrichissent incessamment depuis 1999 ses nombreux élèves), par LOUIS-PHILIPPE, dont l'Ordon­nance royale du 26 octobre 1832 instituait l'Académie des sciences morales et politiques.

Créée par le malheureux Roi-Citoyen qui devait payer sa prétendue « bonhomie », à laquelle il avait fini par croire, de la perte d'un trône, d'un exil amer, et d'une mort pré­maturée (Claremont, G.-B., 1850), cette Académie n'eut de cesse de populariser dans l'opinion cultivée les conceptions savantes mises au point après Thermidor, perfectionnées après Brumaire, qui cheminèrent durant la Restauration pour triompher en 1841 avec la parution du rapport VILLERMÉ sur L'État physique et moral des ouvriers des manu­factures de soie et de coton. Commandé et financé par les Pouvoirs publics, ce rapport fut à l'origine de la première loi sociale, limitant la durée du travail des enfants.

Cette littérature sentimentale était destinée aux classes populaires, et à les convaincre de la bienveillance des élites à leur endroit, de l'union inévitable du bonheur et de la moralité, de la récompense des Justes, et autres postulats ejusdem farinae, « de la même farine ». Cette dernière précision est nécessitée par les effets désastreux de l'extinc­tion des humanités classiques, suite à la réforme de 2004,

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qui fut souterrainement promue par la Nouvelle Compagnie des Eaux, et qui s'imposa après la démission forcée de Xavier DARCOS.

Les élites, cependant, sont restées jusqu'à nos jours immunisées contre l'intrusion toujours néfaste de la morale dans la politique, lesquelles relèvent de deux ordres de réalité bien distincts, par la transmission initiatique, de père en fils, de certains arcanes, systématisés par le comte Emmanuel Joseph SIEYÈS (1748-1836) au cours de son exil en Belgique, dans un écrit confidentiel, absent de l'édition usw des Poli-tische Schriften, procurée à partir des papiers des Lichten-strahlen d'Oelsner, conservés au Schillers National Muséum de Marbach. Le manuscrit autographe de cet écrit, Qu'est-ce qu'un sage?, et qui pourrait être de 1816, figura dans la bibliothèque personnelle d'Alexandre KOJÈVE, avant d'être acquis par la Bibliothèque de notre Académie, à l'initiative du gendre de LACAN, Jacques-Alain MILLER, notre Biblio­thécaire, dont je salue la présence dans cette Assemblée.

La défaite de 1940 - sur laquelle on consultera avec profit le « splendide travail révisionniste » (Paul KENNEDY) d'Ernest R. MAY, (Strange Victory. Hitler's ConquestofFrance, New York, Hill and Wang, 2000) - démontra l'urgence de réagir au « désarmement immoral » (J.-A. MILLER) induit par la diffusion à grande échelle d'illusions pacifistes et sen­timentales, et conduisit à la création de notre Académie à l'initiative d'Alexandre KOJÈVE.

KOJÈVE était alors « chargé de mission » à la DREE (Direction des relations économiques extérieures, ministère de l'Économie), tout en conservant des liens étroits d'estime réciproque avec certains organes soviétiques travaillant dans l'esprit éclairé de 1801. La DREE, dont on sait le rôle occulte durant la Quatrième République, était alors dirigée par Robert MARJOLIN, nommé à ce poste en 1944, sur l'inter-

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vention de Jean MONNET, par Pierre MENDÈS FRANCE (alors ministre de l'Économie).

Le décret portant création de l'Académie des sciences immorales et politiques sous réserve d'occultation immédiate (8 avril 1949), et non transmis, par mesure d'ex­ception, aux Archives nationales, fut signé par le Président du Conseil, Henri QUEUILLE, grand initié (on lui doit en particulier le principe immoral et politique selon lequel « il n'est pas de problème qu'une absence de solution ne puisse résoudre »), à son retour de Washington où il venait de parapher le 4 avril, au nom de la France, le traité de l'Adantique Nord.

Celui-ci devait donner naissance à l'OTAN, puis, après le décès de STALINE (1953), les Accords de Paris (1954) et le Pacte de Varsovie (1955), conduire à l'affirmation du condo-minium américano-soviétique sur la planète, qui prévalut jusqu'en 1989.

Les deux Raymond (Aron, Queneau) aimaient à deviser de littérature et philosophie politique dans l'aimable jardin fleuri de la Grande Chancellerie, qu'ils appelaient mali­cieusement « le jardin des supplices », pour moquer Georges BATAILLE, toujours un peu lent, entravé, préoccupé de retourner à ses pensées, qui étaient ses catins (DIDEROT, Le Neveu de Rameau), à moins que ce ne fut le contraire.

Il est regrettable que le troisième Raymond, BARRE, n'ait pas voulu, pas pu, pas osé, rejoindre notre Académie, et qu'il ait préféré notre consœur « morale », où il occupe depuis 2001, dans la section « Histoire et Géographie », le fauteuil n° 1, qui fut celui d'Adolphe THIERS. En voilà un qui aurait eu sa place parmi nous ! À part en-Thiers, si je puis dire.

Vous saurez pardonner, mes chers confrères, ce mot d'esprit, qui est bien dans le style de notre regretté LACAN,

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Jacques, Marie, Emile. Celui-ci fut membre de notre Académie, et ne s'en vantait pas, conformément à nos statuts qui nous font obligation de taire l'existence même de notre Compagnie, et d'adopter un comportement discret et réservé, contrairement à de certains mas-tu vu des autres Académies composant l'Institut.

Dans son discours du lundi 18 novembre dernier à l'oc­casion de la séance publique annuelle de l'Académie des sciences morales et politiques, son Secrétaire perpétuel, notre distingué confrère, Jean CLUZEL, déplorait, je le cite, « le silence médiatique qui entoure le travail patient d'insti­tutions comme la nôtre », et se demandait rhétoriquement « si, pour se faire entendre, il fallait épouser le "politique­ment correct" d'aujourd'hui, voire céder aux artifices de la mode intellectuelle ».

Loin de nous déplaire, le silence médiatique est une béné­diction pour une institution comme la nôtre, vivant depuis deux siècles dans une heureuse occultation, auto-escamotée, et qui sera, dans tous les temps et sous tous les régimes, à la fois politiquement incorrecte et politiquement indispen­sable.

Bien qu'il ne passât à nos séances publiques qu'en coup de vent, happé qu'il était par ses patients et leurs séances courtes, ultra-courtes, le célèbre psychanalyste, notre confrère qui fut l'élève de KOJÈVE avant de devenir son ami pour la vie (il le consultait fréquemment sur des points délicats de son propre séminaire), médita profondément la politique, on l'ignore trop souvent, sans embarrasser sa réflexion d'aucune des fadaises qui obnubilaient alors l'esprit des meilleurs de ses élèves.

Je vous renvoie à sa communication confidentielle intitulée « L'inconscient, c'est la politique », dont le sens,

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méconnu dans un ouvrage du début du siècle, a été heu­reusement rétabli dès cette époque par notre Bibliothécaire.

Voir également, dans nos Archives, de Jacques LACAN, sa Notice sur la vie et les travaux de l'auteur anonyme de L'Essai sur l'art de rendre les révolutions utiles, Paris, 1801, dont seule la partie exotérique a été publiée dans Autres écrits, p. 424. Vous me permettrez d'en citer longuement le passage clef, d'autant plus saisissant qu'il fut imprimé en 1970, (soit deux ans après les événements de Mai 68 qui avaient fait s'enthousiasmer tel jésuite lacanien pour la « prise de parole »), et où se reconnaît le plus pur de l'enseignement ésotérique de SIEYÈS, transmis par KOJÈVE.

« Que seule la structure soit propice à l'émergence du réel d'où se promeuve neuve révolution, s'atteste de la Révolu­tion, de quelque grand R que la Française l'ait pourvue. Elle se fut réduite à ce qu'elle est pour BONAPARTE comme pour CHATEAUBRIAND : retour au maître qui a l'art de les rendre utiles (consultez l'Essai qui s'en intitule en 1801) ; le temps passant, à ce qu'elle est pour l'historien fort digne de ce nom, TOCQUEVILLE : shaker à faire dégradation des idéologies de l'Ancien Régime ; à ce que les hommes d'intelligence n'y entendent pas plus que d'une folie dont s'extasier (AMPÈRE) ou à camisoler (TAINE) ; à ce qui en reste pour le lecteur présent d'une débauche rhétorique peu propre à la faire respecter. »

Je vous renvoie aussi à l'article de François REGNAULT, « Vos paroles m'ont frappé... », qui rapporte une conversa­tion familière entre LACAN et son gendre tenue en 1971 (en fait un quasi-monologue du premier), Ornicar?, revue du Champ freudien, n° 49, Agalma-Le Seuil, 1998, p. 5 à 12.

Nous ne pouvons qu'espérer que l'ancien Premier ministre revienne sur son refus de participer aux travaux de

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notre Académie, alors qu'il rencontra KOJÈVE pour la première fois en 1948, au moment où, préparant sa thèse es sciences économiques, il avait obtenu lui aussi un poste de chargé de mission à la DREE, et dont il lui conserva toujours un souvenir ébloui.

Il faut lire à cet égard le témoignage aussi émouvant qu'illuminant qu'il livra en mars 1989 à Dominique AUFFRET, et que celui-ci publia dans son Alexandre Kojève, auquel nos connaissances de la vie du maître inscrutable doivent beaucoup, collection « Figures » dirigée par Bernard-Henri LÉVY, Grasset, 1990, p. 416-423 : « . . . il était d'une intelligence supérieure, encyclopédique, comme il n'en existe probablement plus maintenant... pour la France, c'était un excellent négociateur... il était, pour ainsi dire, la "terreur" des délégations des autres pays. »

KOJÈVE parvenait à concilier patriotisme et internatio­nalisme, convaincu qu'il était que la fin de l'histoire se passait sous nos yeux, qu'elle déboucherait sur le retour à l'anima­lité (américanisation), ou alors sur le snobisme de masse (comme au Japon, découvert par lui en 1959, voir dans son Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, collection « Tel », p. 436-437, la longue « Note de la seconde édition »), qu'elle impliquait dans tous les cas une interdépendance croissante des peuples. Et Raymond BARRE d'ajouter: « Son avis sur le développement récent des moyens de communi­cation actuels, qui rendent l'interdépendance plus puissante et incontournable que jamais, eût été, sans aucun doute, extrêmement intéressant à connaître. »

La dette de l'économiste et homme d'État est aussi plus personnelle, car il rend hommage à notre fondateur de lui avoir appris à travailler efificacement, tout en rappelant à quel point il était intéressé par le côté mystérieux, énigma-tique de celui qui se disait « la conscience de STALINE » :

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«... j'ai beaucoup regretté de ne pas avoir été présent à sa mort à Bruxelles. »

Il conclut : « On pouvait souvent se demander quel était vraiment le fond de sa pensée. »

n i

Revenons à l'histoire de notre pamphlétaire, qu'en vérité nous n'avons pas quittée.

Le stalinisme de LINDENBERG ne fut pas celui de KOJÈVE. Le stalinisme de ce dernier était le stalinisme d'un sage,

disciple de HEGEL, on le sait, mais aussi de SIEYÈS, attaché à l'équilibre des puissances comme un METTERNICH OU un Henry KISSINGER. C'était un « stalinisme » ironique, com­patible avec le service de la France dans la grande politique de l'après-guerre et des commencements de la guerre froide où furent jetées les bases de la vie internationale pour la seconde partie du siècle dernier.

Cette période, âpre et passionnante, des premières années de l'administration Truman, fit écrire ses mémoires à Dean ACHESON (homme d'État américain, 1893-1971) sous le titre Présent at the Création : My Years in the State Department (1969), pour lequel il reçut l'année suivante le prix Pulitzer d'histoire.

Le stalinisme de Daniel était tout différent. Stalinien, Daniel avait un grand nombre de personnes à

dénoncer, notamment comme réactionnaires. Puis, n'étant plus stalinien, s'il a quelque regret quand,

en 1975, il se retourne sur sa jeunesse, c'est de ne pas avoir alors dénoncé le contenu réactionnaire de l'enseignement universitaire qui lui était dispensé.

On doit donc conclure que dénoncer lui importe, dénoncer comme tel, et précisément, dénoncer ce qui est réactionnaire.

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Il est stalinien, il dénonce les réactionnaires. Il n est plus stalinien, il reste communiste, il dénonce l'en­

seignement réactionnaire. Il cesse d'être communiste, il entre à Esprit, la revue

catholique-déconfessionnalisée de gauche, il en gravit les échelons, il entre à la direction de la revue (sept personnes) avec le titre de conseiller, il continue de dénoncer, cette fois, les « nouveaux réactionnaires ».

Ainsi Daniel fut-il successivement stalinien, anti­stalinien, communiste, anti-communiste, et maintenant néo-progressiste, sans que dénoncer cessât d'être une constante de sa vie intellectuelle, ou du moins un invariant stylistique de sa manière d'aborder la vie intellectuelle.

Dénoncer. Dénoncer publiquement. Le souci tenace, peut-être insatiable, de dénoncer publiquement ce qui est réactionnaire. Souci de qui d'autre qu'un amant du progrès ? Souci qui s'était d'abord alimenté de la lecture, ô combien austère, ô combien macérante, de l'œuvre sans grâce mais non sans force de Joseph STALINE, mais souci conservé au-delà, souci dont il sut faire une méthode, presque un art, et un moyen de parvenir.

Sans doute pense-t-il - là, nous en sommes réduit aux hypothèses - que la vie politique d'une nation comme la française, toujours mal réconciliée avec elle-même, a besoin, a besoin plus que jamais, plus que tout, d'intellectuels lucides qui veillent sur la qualité du lien social, la protègent, et ce, jusqu'à devoir assumer parfois le rôle ingrat de « chiens de garde » contre les éternels trublions, mécontents, confus, insatisfaits, qui nuisent au progrès des peuples vers la démo­cratie égalitaire. Nous verrons plus loin ce qu'il faut entendre par là.

Sous cet angle, on en viendrait à admettre la rationalité — sinon à vraiment goûter le charme — d'une doctrine qui

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défendrait la tranquillité publique - et la quiétude indivi­duelle, et le repos éternel - par la pratique raisonnée - mini-maliste, souriante, pateline - de la dénonciation intellec­tuelle - avant quil ne soit trop tard.

On relira mieux désormais la rapide notation du Marxisme introuvable que nous avons précédemment men­tionnée sans conclure, et où l'auteur nous fait confidence de sa « répulsion pour les pratiques staliniennes ».

Le jeune Daniel fut, nous l'avons dit, un lecteur passionné du sombre maître géorgien. Il partit à « la recherche de la vérité » - pour reprendre la belle expression du Père MALEBRANCHE (Nicolas, prêtre et philosophe français, 1638-1715, selon VOLTAIRE l'un des plus profonds méditatifs qui aient existé), de la congrégation de l'Ora­toire- par les voies d'un minutieux déchiffrage textuel, à la fois logique et kabbalistique, retrouvant là ces « immémo­riales, structurales espérances sotériologiques qui se sont portées de tout temps sur le signifiant, quand ce petit coquin s'esbigne de son couple, qui le rase, avec le signifié », pour le dire dans les termes de notre Bibliothécaire (conversation personnelle), qui sort de temps en temps de sa sévère réserve, passée en proverbe (nous disons « comme Jam en son terrier »), pour des saillies pétillantes autant qu'inattendues, qui montrent qu'il pourrait faire bien autre chose que de vaquer à ses occupations ordinaires, pour peu qu'on le provoque à le faire.

Puis, par des voies dont Le Marxisme introuvable ne dit rien, Daniel en vient à éprouver de la « répulsion », dit-il, pour les pratiques du stalinisme.

Le mot est fort. Il reste gravé. Il dit bien ce qu'il veut dire. Quoi au juste?

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Car notre Daniel milite tous les jours avec des commu­nistes, il est membre de l'Union des étudiants communis­tes, discute communisme à longueur de temps dans le local de Clarté. Ce, à une époque où le parti communiste est encore dirigé par Maurice THOREZ (homme politique français, 1900-1964) qui en est le secrétaire général, choisi directement par Moscou, créature de la Rome moscovite. Sa prééminence sur Jacques DORIOT, le futur dirigeant fasciste (1898-1945), fut définitivement confirmée à la suite de l'affaire BARBÉ-QÊLOR, qui éclata en juillet 1931 (voir, de Jean-Pierre BRUNET, Jacques Doriot. Du communisme au fascisme, Balland, 1986). Tous les observateurs s'accordent à dire que le Parti est alors bien loin d'être - selon l'expres­sion consacrée, et curieusement elle-même un rien « stali­nienne » - déstalinisé.

Il faut en conclure que la vie de Daniel, au moins sa vie politique, se déroule alors dans l'élément de la répulsion.

Quand à l'orée des années soixante le jeune Daniel cesse d'être stalinien, comme nombre de ses aînés le firent en 1956 - et l'on compte parmi eux les meilleurs esprits, dont d'émi-nents confrères de l'Académie des sciences morales que je vois ici dans le public, et que je salue confraternellement - que fait-il ? Il s'en va ? Il tourne la page ? Il passe à autre chose ?

C'est ce que firent, parmi tant d'autres, des Alain BESANÇON, des Jean-Toussaint et Dominique DESANTI, des François FURET, des Emmanuel LEROY-LADURIE, des Edgar MORIN, ou même des Annie BESSE devenue KRIEGEL, qui resta intel­lectuellement et émotionnellement liée au Parti qu'elle révéra puis abhorra, par les chaînes d'un transfert négatif (pour le dire d'un terme freudien) éminemment productif.

Lacan observe qu'on ne lit jamais mieux que porté par un affect hostile, dans le soupçon, voire la haine, plutôt que dans la confiance et l'amour. Celui dont on déchiffre

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les traces, on lui « dé-suppose » le savoir, puisqu'on croit le percer à jour. Dans le transfert au contraire, on « suppose » le savoir à l'autre, qui demeure caché, dérobé, voir introu­vable.

S'en aller n'est pas pour Daniel. Sa voie, qui est peut-être plus exigeante, plus escarpée,

est celle d'éprouver de la répulsion et de demeurer auprès de l'objet répulsif.

Qu'est-ce que la répulsion ? Le Grand Robert de la langue française (nouvelle édition

augmentée, dirigée par Alain REY, Paris, 2001, tome V, p. 1990, l'article commence colonne de gauche pour finir colonne de droite) propose cette définition : « Répugnance physique ou morale à l'égard d'une chose ou d'un être. »

Il renvoie également à: « dégoût, écœurement, exécra­tion, haut-le-cœur, horreur, peur, phobie, répugnance. »

Puisque nous avons le dictionnaire en main, voyons de quelles citations il illustre la répulsion.

MAUPASSANT, L'Inutile Beauté, « Un cas de divorce ». Rien là qui intéresse notre Notice.

PROUST, Jean Santeuil: «... il avait gardé du cheval une répulsion instinctive... », pour être tombé une première fois. Ce n'est pas le cas de LINDENBERG, qui, tombé, repique.

Il est dommage de n'avoir aucune citation du dix-huitième siècle, alors que le mot est attesté de 1746, en plein boom néologique. On doit supposer (Jean-Claude MILNER, communication personnelle) que les exemples ne sont pas légion avant 1850 ; Littré n'admet que la répulsion à l'égard des personnes; la répulsion à l'égard des choses ou des animaux n'existe pas à ses yeux, en bonne langue s'entend.

Troisième et dernière citation, de Paul BOURGET, Le Disciple:

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« J'attribue aux profondes influences de la religion catho­lique cette répulsion à l'égard de la chair qui a survécu en moi aux dogmes de la spiritualité. »

Voilà qui est mieux, et semble taillé sur mesure pour Daniel.

Essayons une permutation catholique/communiste. « J'at­tribue aux profondes influences de la religion communiste cette répulsion à l'égard des réactionnaires qui a survécu en lui aux dogmes du stalinisme. »

Ce n'est pas mal.

Ce n'est, bien entendu, qu'un exercice de style. La parodique Église communiste n'a pas tenu un siècle,

alors que l'Église en a vingt derrière elle, et devant elle, peut-être, l'éternité - pour les croyants évidemment, mais un « spectateur éloigné » ne pourrait-il aussi en convenir ? Car elle est l'héritière de l'Empire romain, fons et origo de toute administration antique et moderne, et elle a réussi une synthèse sensationnelle du pouvoir bureaucratique et du charismatique, pour reprendre les catégories de Max WEBER, si opératoires bien que discutées.

L'Église, c'est bien autre chose que le parti communiste. Le Notre Père, les Pères de l'Église, le saint-père, c'est bien autre chose que le Petit Père des peuples, de funeste mémoire, qui n'en fut que la grimace.

Peut-on « comparer l'incomparable » (Marcel Détienne) ? Comparer le Vatican et le Kremlin, Rome et Moscou, est

burlesque, comme le serait de comparer sérieusement XIliade et la Dunciade, métaphysique et pataphysique, ALEXANDRE, CÉSAR, le général BONAPARTE d'une part (voir la première phrase de La Chartreuse de Parme), et d'autre part l'empe­reur NAPOLÉON (cf. la célèbre facétie de Pierre Larousse, si sérieuse si l'on veut bien y songer), Mussolini, voire Bokassa.

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Ou même, pour rester dans notre sujet, le pamphlet de LINDENBERG et les tracts cocos des années cinquante.

Le pamphlet de LINDENBERG est sans commune mesure. Il est incomparablement mieux fait. Il est même admira­blement fait.

Cette confusion artiste, qui déconcerte qui brouille tous les repères, qui saute d'époque en époque, oscillant toujours entre vrai et faux, un miroitement, une insaisissable métonymie qui déroute l'objection, induit un vertige, dispose à tout accepter (mais quoi précisément?), ou alors à tout rejeter en criant (mais pourquoi criez-vous donc ?), ce style sans effets, pâle, flou, comme désossé, insinuant, cet art de dire sans le dire, sans élever le ton, sans jamais se fâcher, doucement, doucement, « sans faire de bruit... », comme dit la chanson des Feuilles mortes qui « se ramassent à la pelle ».

Un ouvrage de pas cent pages aurait-il fait ce bruit dans le monde - dans le Landernau parisien, si vous y tenez - s'il n'avait été ce chef-d'œuvre de ruse et d'humilité qui réussit à faire son effet, ni vu ni connu, dans le même temps où on le méprise, où l'on écrase son auteur sous un mépris as,pion, en prenant des grands airs d'être chez soi dans la langue française, et de tout savoir de l'art de composer factums et libelles !

Le Rappel à l'ordre, pamphlet qui défraya la chronique intellectuelle à la jointure des années 2002 et 2003, est du grand art. On le dirait fait à la lumière d'une expérience maçonnée par les siècles.

Et pas dans les steppes.

Certains qui se taisent (disant cela il y a bien longtemps. Foi de Lunaquet ! Cela n'est pas sans rappeler certains... Oui, il y a là comme une odore di... On pourrait presque penser que...

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Une fausse manœuvre, une conjoncture nationale et internationale désastreuse, alors qu'ils avaient été un siècle auparavant « à l'apogée de [leur] puissance, ou de [leur] capacité de nuisance » (Luce GIARD), leur valut d'être chassés du Royaume de France (6 août 1762, arrêt d'expulsion de la Société, décidé par le Parlement de Paris, comme « inad­missible, par sa nature, dans tout État policé », et confirmé par Louis XV, le Bien-aimé, en novembre 1764) après l'avoir été du Portugal et des « réductions » du Paraguay par POMBAL, et avant de l'être de l'Espagne. Persécutés après avoir été persécuteurs, ils se réfugièrent en Italie, certains même trouvèrent abri en Suisse protestante.

Puis ce fut ce jour funèbre dont ils portent encore le deuil, ce 21 juillet 1773 où Rome, ou plutôt CLÉMENT XIV (247 e

des papes, 1705-1774), signa avec la bulle Dominus ac Redemptorh, suppression de l'ordre, et tomba évanoui (Jean LACOUTURE, Les Jésuites, une multibiographie, Paris, Le Seuil, 1991, édition de poche 1995, tome I, p. 576).

Ils survécurent. Ils survécurent comme la répulsion de la chair en le-

disciple-de-Paul-Bourget. Ils avaient déjà survécu - et comment — aux moqueries insanes, aux fléchettes empoi­sonnées, servies par le plus beau des styles, de ce petit bélître de PASCAL, Biaise, qui fut sans doute un génie mathéma­tique, mais se révéla un piètre politique, puisque, tout expert qu'il prétendait être en pari, en parties, non point carrées mais triangulaires (allusion au triangle mathématique), il misa sur le mauvais cheval (allusion à Port-Royal).

CATHERINE LA GRANDE et FRÉDÉRIC LE GRAND les lais­sèrent poursuivre leur mission en Russie comme en Silésie. De même, ce fut business as usualen Inde et au Levant, dans

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les possessions françaises. « En 1801, Rome reconnut offi­ciellement l'existence de la Compagnie en Russie et, en 1804, dans les Deux-Siciles. Dans l'Empire de NAPOLÉON, des associations de prêtres séculiers telles que les Pères de la foi regroupaient les anciens jésuites et en recrutaient de nouveaux. D'où la rapide renaissance de l'ordre après son rétablissement par Pie VII en 1814. » Ces lignes sont extraites de : Jean DELUMEAU, article « jésuites », Encyclopaedia Uni-versalis, édition de 1968, volume IX, p. 425.

L'article est remarquable, digne en tous points de l'illus­tre historien, qui était alors professeur à l'université de Rennes et devait devenir par la suite professeur au Collège de France. On notera avec intérêt que la partie intitulée « De l'âge d'or à la suppression de la Compagnie », et qui contient quatre sous-parties, n'en comporte aucune qui soit intitulée « La suppression », le thème étant traité dans la sous-partie « Les "réductions" du Paraguay ».

Celle-ci s'étend longuement sur l'admirable « république chrétienne » (J. D.) dont MONTESQUIEU, D'ALEMBERT, et LAFARGUE, le gendre de Karl MARX, firent l'éloge, et que, par esprit de revanche, le marquis de Pombal saccagea en expulsant les membres de la Compagnie en 1759. Ceci, raconté en soixante lignes et demie. Il en reste 9 pour traiter de l'expulsion de France et d'Espagne, et de la suppression. Celle-ci est développée dans cette seule phrase : « Puis ce fiit la suppression de l'ordre par Rome, quelques années plus tard, en 1773. »

Commence alors la partie « Vers le renouveau » : « Cette suppression ne fut pas partout effective. FRÉDÉRIC II et CATHERINE II... », etc. Le nom de CLÉMENT XIV, qui nous est cher étant donné que nous portons le même prénom, figure néanmoins dans le chapeau qui précède la partie « De l'âge d'or à la suppression de la Compagnie ».

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On comprend mieux pourquoi la précieuse entreprise encyclopédique, œuvre des seuls véritables émules modernes de DIDEROT et D'ALEMBERT, porte un nom latin. Curieuse « lettre volée », qui s'étale dans toutes les bibliothèques, qui sera bientôt dans tous les ordinateurs, et dont le secret n'est connu qu'aux initiés.

À y bien réfléchir, comment un travail épistémique d'une telle ampleur aurait-il pu être entrepris et mené à bien en France sans la bienveillance et la participation d'une Compagnie si savante, et depuis tant de siècles ?

Comme le dit le Petit Prince: « Mais les yeux sont aveugles. Il faut chercher avec le cœur. »

Et JÉSUS selon saint Luc : « Entende, qui a des oreilles pour entendre ! »

Ils revinrent donc, avec un vrai courage, avec leur vrai savoir, avec leur incomparable savoir-faire, avec une patience qui passe l'éloge.

Durant tout le dix-neuvième siècle, ils combattirent farouchement la modernité, œuvrèrent contre la liberté de pensée, contre les droits de l'homme, contre la démocratie. Dans notre pays, cela leur valut d'être quatre fois bannis de France entre 1828 et 1901, successivement par la Restaura­tion, la Monarchie de Juillet et la République.

Ils comprirent la leçon. Elle est simple : la force de la modernité est irrésistible. Donc, avec l'esprit de décision qu'on leur connaît, ils sautèrent de son côté, pour l'inflé­chir, et tenter de l'orienter... ad majorem Dei gloriam.

Ils rencontrèrent par là, à leur manière, la cause du peuple, comme jadis, au dix-huitième siècle, avec la répu­blique du Paraguay. Désormais partout dispersés dans la société, les enfants d'Ignace sont surtout à l'avant-garde du combat pour les droits de l'homme, la démocratie, la société

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métissée, la pensée hybride, luttant avec ferveur aux côtés des peuples contre les gouvernements qui les oppriment.

PASCAL, VOLTAIRE, STENDHAL ne les reconnaîtraient plus. Vers 1953, ils décidèrent de peupler l'École freudienne de

Paris, de Jacques LACAN, ayant compris que c'était le bon cheval - que « j'étais le bon dada pour eux », disait LACAN, toujours caustique. Il faut leur rendre ça, ils eurent le nez fin. Douze jésuites à l'EFP ! Dont le Père BEIRNAERT, Pro­vincial de France ! Jacques LACAN, ancien élève des maria-nistes à Stanislas comme Marc SANGNIER un quart de siècle auparavant, jouissait d'une situation de quasi-monopole sur le jésuite dans la psychanalyse.

Ah! c'était quelqu'un, notre Académicien immoral, il savait les attraper, ses jésuites, les mériter. Pas comme son b... de gendre, élève de l'École publique ! Au piquet, JAM ! Zéro jésuite à l'École de la Cause freudienne!

Que « l'impressionnante épopée planétaire où la sueur et le sang des martyrs se mêle à la vigueur des conquérants » (Ch.-Ph. CHANUT) n'ait déposé dans la langue qu'une signi­fication médiocre où l'hypocrisie le dispute à la fourberie, n'est pas sans laisser un sentiment de dérision. Le sort du « juif », le substantif, n'est pas bien meilleur. Il suffira de comparer l'article « jésuites » dans, respectivement, le Die-tionnaire du Grand Siècle, sous la direction de François BLUCHE, Fayard, 1990, p. 790, colonne de gauche, et dans le Grand Robert, toute la page 466 du tome IV.

BALZAC voyait plus loin : « Le jésuite, le plus jésuite des jésuites est encore mille fois moins jésuite que la femme la moins jésuite, jugez comme les femmes sont jésuites! »

Aux « filles-phallus dont l'équation a été posée par monsieur Fenichel » (Lacan, Écrits, p. 733) sous la forme girl = phallus, manifeste tant dans le cas Mignon de GOETHE que chez Lewis CARROLL, répondent ainsi les « femmes-

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jésuites » dont l'inégalité a été posée par monsieur de BALZAC:

1000 x sup j(x) < inf j(x) xeJ X^F

Dans cette formule écrite à notre demande par Luc Miller, j est une fonction donnant le degré de jésuitisme chez une personne, J est l'ensemble des jésuites, F est l'ensemble des femmes.

D'où l'hypothèse : et si, paradoxalement, c'était « die Abkhnung der Weiblichkeit » (le refus de la féminité) qu'ha­billait la passion anti-jésuitique ?

L'exemple de Biaise PASCAL et sa sœur Jacqueline (voir l'ouvrage de MAURIAC qui porte ce titre, 1931) ne semble pas fait pour démentir cette thèse certes aventurée, mais que nous ne risquons pas pour rien.

Daniel, en 1962, n'était plus stalinien, mais il était révo­lutionnaire, communiste, membre de l'UEC. Il devait devenir marxiste-léniniste, puis maoïste. En 1975, il écrivit Le Marxisme introuvable, « au soleil de l'Union de la Gauche, dit-il, et aux derniers feux couchants de la Révolution cul­turelle chinoise ». En 1979, dans l'« Avertissement » qu'il donna à la réédition de son premier livre, il dit du Daniel 1975 : « Je rêvais. Nous rêvions. » Il dit de son livre, en le relisant en vue de sa réédition : « Je constate que je ne suis plus d'accord avec la plupart de mes présupposés et de beaucoup de mes énoncés d'alors. » Puis le livre cessa d'être réédité, et disparut des librairies.

Daniel devait trouver plus tard, à la « très intéressante et subtile » revue Esprit, une autre famille de pensée, où il fit ses classes. Où il plut. Où on le fit « monter », comme l'on

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disait au parti communiste, mais peut-être comme on le dit aussi bien à Esprit. Où il progressa. Où il fut coopté à la direction - en même temps qu'en partait Éric CONAN, celui qui préfaça dans L'Express paru le jeudi 28 novembre 2002 le Manifeste pour une pensée libre de sept des cibles du pamphlet d'octobre de la même année. Ce chassé-croisé se produisit entre le n° 5 (mars-avril) de la revue et le n° 6 (mai) de Tan 2000, numéros qui ne sont pas n'importe lesquels.

Daniel apprit auprès de ses nouveaux maîtres une autre rhétorique, plus châtiée - moins de russe, plus de ruse - qui n'est pas sans rappeler le style qui forma jadis les élites de l'Europe.

Ruses difficiles à attraper, vérités qui vous filent entre les doigts.

« L'a-t-il dit, l'a-t-il pas dit ? » Il l'a laissé entendre, voilà comment cela s'appelle. Il démentira si cela tourne mal, il confirmera si cela tourne bien. Il y a des écoles où cela s'apprend, voyez-vous.

Et, voyez-vous, une fois que l'on a appris à faire cela, à jouer comme cela avec le langage, à tenir par là en son pouvoir celui qui vous écoute comme celui qui vous parle, et même celui qui vous lit, quand on jouit de posséder sur l'être parlant ce savoir-là, ce savoir-pouvoir (Michel FOUCAULT) - eh bien ! il est difficile, très difficile, impossi­ble peut-être, de s'en déprendre.

Mais n'anticipons pas.

IV

Dans les années qui suivent son adhésion à l'Union des étudiants communistes en 1962, Lindenberg explique qu'il se trouve dans un état de souffrance intellectuelle et politique :

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a. le parti communiste végète dans la médiocrité intel­lectuelle ;

b. les dirigeants étudiants révolutionnaires ne parvien­nent pas à mobiliser la masse des universités comme au temps de la guerre d'Algérie ;

c. le gaullisme domine la scène politique, alors que nulle perspective politique ne s'ouvre à gauche.

Sur cette toile de fond d'une profonde déréliction, on comprend mieux l'intérêt bientôt passionné avec lequel Lin-denberg, comme beaucoup d'étudiants de l'époque, accueille les articles que publie alors Louis ALTHUSSER, et puis son Pour Marx aux éditions MASPÉRO.

C'est à cette occasion que Lindenberg place la formule fameuse : « Enfin Althusser vint, et le premier en France... »

Cette phrase figure dans Le Marxisme introuvable à la page 38, page vibrante, page singulière.

L'allusion est discrète et savante. Elle renvoie à un vers de BOILEAU (Nicolas, fameux poète

français, 1636-1711) célébrant MALHERBE (François de, fameux poète français, 1555-1628). Elle dénote chez notre auteur un certain goût pour le Grand Siècle, à vrai dire sur­prenant si l'on songe à son intérêt précoce et solitaire pour l'œuvre de monsieur Staline, et à l'exotique ouvroir où il fit ses humanités. De ce fait, certains exégètes en viennent à proposer une lecture ésotérique de ce passage. Nous ne les suivrons pas sur cette pente.

Toujours est-il que Lindenberg ne s'abandonne pas aux facilités dérisoires, souvent réactionnaires et facilement régressives, de l'ironie et du pastiche. Il interrompt son mouvement citationnel pour exprimer sa pensée en termes simples et directs : « Il (Althusser) vint en tout cas à son heure. »

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D'une phrase à l'autre, écrites en 1975, il prend congé, sans les désavouer totalement, des illusions qu'il avait pu entretenir dans les années soixante (années rock, selon la forte expression qu'il utilisera dans le pamphlet Le Rappela l'ordre), et qu'il repoussera avec plus de détermination encore lors de la réédition du Marxisme introuvable en 1979 (comme en fait foi le sévère « Avertissement » qu'il lui adjoint alors), allant jusqu'à les répudier dans le maître-livre de 2002.

Il en viendra sans doute plus tard à les condamner, voire à les stigmatiser, et enfin à les fouler aux pieds, les pulvéri­ser, leur enfoncer des petits bâtons dans les oneilles, et les réduire en cendres fumantes, tac-tac-tac-tac.

Que trouve-t-il donc chez le maître de la rue d'Ulm qui suscite son enthousiasme ?

Réponse : « Un marxisme cartésien, constitué d'idées claires et distinctes. »

Comment mieux dire que ce qui se satisfait chez lui, c'est le goût classique? (Réponse à une objection inopérante de notre estimé collègue le Professeur Salvador Caillaté, de l'Université de Tlôn-Uqbar.)

Sans doute l'œuvre de L. Althusser ne répond-elle pas en tous points aux canons exigeants de L'Art poétique de Boileau, et sa muse n accepte-t-elle pas toujours de se plier aux « règles du devoir » (à ce sujet, voir, de Gilles Lipovetsky, Le Crépuscule du devoir, Gallimard, 1992), celles de l'eupho­nie et de la cadence. Mais songe-t-on assez à ce que devaient être les contorsions mentales nécessaires à maintenir stali­nisme et sionisme, même de gauche, en état de concordance permanente ? Et ce, au cours des difficiles années cinquante ? La fatigue psychique qui s'ensuivait ? Le poids de culpabi­lité et de préoccupation du lendemain pesant sur les épaules de l'initié ?

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Le style dégagé et optimiste du philosophe néo-marxiste ne pouvait que soulager le jeune Daniel d'un énorme fardeau, dont ne peuvent avoir idée que ceux qui furent élevés comme lui dans « une contradiction permanente, incessamment ravaudée » (voir Gregorio Pinkus, La vida cotidiana infernal de un stalino-sionista en los $0, Chochori-vicho, ediciones del Abuelito, à paraître).

De plus, à travers Althusser, Daniel retrouve « la fierté d'être communiste ». C'est donc qu'il l'avait eue, puis perdue. Là, il la retrouve.

Vue profonde sur des abîmes que seule la néo-psycholo­gie du Dr FREUD avait permis d'entrevoir : la « fierté » est chez Daniel Lindenberg une sorte d'objet qui se perd, se retrouve, que l'on a, que l'on vous prend, qui se garde, etc. L'histoire pathétique des rapports de « Daniel » et de sa « fierté » est appelée à passionner le public dans les années qui viennent.

« Pourquoi donc était-il communiste s'il n'était pas fier de l'être ? », demanderont les esprits simples et les cœurs durs, qui n'ont jamais fréquenté l'ouvroir où le jeune Daniel a séjourné dans sa jeunesse.

Oui, Daniel était communiste ! Il était communiste parce qu'il n'aurait pas été fier de ne

pas l'être. Il se sentait depuis toujours de cœur avec les faibles et les opprimés. Et le Parti, pour lui - c'était ça.

Mais il ne pouvait pas non plus être vraiment fier d'être communiste.

Lui, ex-sioniste de gauche repenti, rêvant de baragouiner l'éthiopien, étudiant communiste pépère dans la France du début des années soixante du vingtième siècle vivant sous parapluie atomique américain, épuisant sa jeunesse dans d'inoffensifs marathons discursifs au fond de cafés enfumés - il se sentait coupable de crimes monstrueux et baroques

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commis sur une échelle immense dès avant sa naissance, très loin de chez lui. Et Staline, lui, ne se sentait coupable de rien, et dormait sur ses deux oreilles et sur des monceaux de morts.

C'est cela, voyez-vous, une conscience morale. Ce n'est pas de protéger son « bout d'jardin », comme un Candide, contre les déprédations du voisin.

Donc, il y a contradiction. i. Puisque oppression-exploitation, donc communisme. 2. Si communisme, alors stalinisme. 3. Si stalinisme, alors oppression-exploitation. Choix à faire. Chose à perdre. Conflit des devoirs. Oui ? Non ? Oui, mais... ? Non, si... ? Oui ? Alors, non. En définitive, ne pas être communiste, c'aurait été la

honte. L'être, c'était seulement n'être pas fier.

Ce n'est, bien entendu, qu'une simplification. On dirait l'esquisse formelle de l'une de ces splendides

analyses phénoménologiques par visions extra-lucides intra-costales et identificatoires pratiquées par Jean-Paul SARTRE au détriment de plusieurs grands écrivains de l'ancien français moderne, dont BAUDELAIRE, FLAUBERT, et autres.

Or, il est tout à fait impossible à l'auteur de la présente Notice de s'identifier si peu que ce soit à un étudiant révo­lutionnaire des années soixante, car c'est là une zone parti­culièrement spongieuse du discours universel que nous n'avons jamais effleurée, ne fut-ce que du bout de nos ailes.

Laissons donc cela de côté.

Interrogeons notre Daniel. Posons-lui la question : « Ayant rencontré la pensée althussérienne, sa force et sa

séduction intellectuelles, de grandes espérances révolution­naires, es-tu enfin heureux ? »

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Non, il ne l'est pas. En dépit de la culpabilité allégée, de sa fierté retrouvée,

de la satisfaction que lui donne le fait de disposer désormais d'un maître éprouvé et d'une doctrine plus performante que l'ancienne - là encore, il souffre.

Certes, il est « althussérien ». Mais il n'est pas le seul. Althusser a d'autres disciples, qui sont ses élèves de l'École

normale. Lui-même n'a jamais approché le maître (qu'il ne rencontrera que plus tard, par l'intermédiaire d'un ami commun, prend-il soin de préciser). Aussi bien reconnaît-il avec franchise la nature des sentiments mêlés que suscitaient alors chez lui et ses proches les « ULMIENS », selon le néolo­gisme alors en vogue. Sur ce mot, consulter le glossaire.

Daniel est dans les affres. Devant, non pas tous les althus-sériens, mais « les plus rigoureux » d'entre eux.

Son texte autobiographique du Marxisme introuvable détaille, p. 43, les sentiments qu'il éprouve, lui et ses proches, à leur endroit :

- admiration ; affect sain en lui-même, recommandé dans l'article 53 du Traité des passions de DESCARTES (René, fameux philosophe français, prudemment exilé en Hollande), né à La Haye, Touraine, 1596, mort prématurément à Stockholm, le 11 février 1650, où il s'était imprudemment rendu à l'in­vitation de l'une de ses admiratrices précisément, ou groupies, la reine CHRISTINE de Suède, qui, le disputant à la princesse ELISABETH de Bohème, lui avait manifesté son désir « de vous voir à Stockholm et d'apprendre votre phi­losophie de votre bouche » ; celle-ci avait été précédemment en correspondance avec PASCAL (Biaise, fameux savant et écrivain français, 1623-1662), lequel lui avait fait l'hommage de son invention de la machine arithmétique (juin) ;

- le sujet témoigne d'un effet d'énamoration intellec­tuelle : « nous nous pâmions si, par extraordinaire, le hasard

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faisait que (les textes confidentiels qu'ils écrivaient) nous tombent sous les yeux » ;

- macération masochiste , dont le sujet s'étonne lui-même après coup, une fois réveillé de sa période de transe : « notre complaisance face à leur incroyable mépris pour ce qui [n'était] pas eux-mêmes ». On comprend que le normalien s'admire lui-même, et que c'est précisément par son narcissisme qu'il fascine un sujet comme Daniel, empêché dès longtemps de se satisfaire de son image, brouillée en raison de contradictions symboliques insur­montables. Le fameux engagement stalino-sioniste de sa jeunesse est à cet égard plutôt une « répétition » (Wiederho-lundszwang de Freud) que le ressort déterminant du symptôme ;

- enfin, l'envie, Xinvidia des anciens Romains : « nous (les) enviions pour leur intelligence et leur brillant » ; notation cliniquement très précise, qui associe le versant formel du signifiant (« l'intelligence ») et le versant de l'objet dit petit (a) du Dr J. Lacan, sous la forme de Yagalma (« le brillant »).

À ce quaternaire des passions majeures, Daniel ajoute son « appétit de gloire », dont il va chercher le terme chez « le vieux Hobbes », qui en faisait « un des piliers de la nature humaine » (p. 47).

Ce relevé des affects confirme que Daniel a été formé à l'autocritique néo-stalinienne.

Le procédé vise en effet à obtenir l'autosuggestion d'un sujet par la confession répétée, voire incessante, de son ignominie du point de vue de l'Autre (le Parti). Au bout d'un temps T(x), variable selon la cohérence relative et les résis­tances du « moi », il se produit une « introjection » (Karl

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ABRAHAM) signifiante, susceptible de remanier l'« Idéal du moi ».

Cette marque est-elle indélébile? La question est controversée parmi les spécialistes.

Beaucoup dépend de l'âge où intervient son « imprinting ». On a depuis longtemps relevé la propriété qu'elle a de survivre aux changements d'opinion (par exemple, passage de l'extrême gauche à la droite, voire l'extrême droite).

C'est ainsi que l'on vit d'anciens communistes, ayant sévèrement critiqué leur engagement antérieur, conserver le même style que précédemment, et devenir ainsi des anti­communistes aussi farouches qu'ils avaient été farouches communistes, dénonçant leurs anciennes croyances, leurs anciennes pratiques, leurs anciens camarades, « avec le zèle des convertis », selon l'expression consacrée, et indisposant souvent par là leurs nouveaux amis.

Les exemples abondent.

v

Parmi ces brillants normaliens dont le narcissisme et la suffisance engendraient chez lui des affects d'admiration et d'insuffisance, Daniel distingue ceux qui se consacraient alors à la publication des Cahiers pour l'analyse.

Il est difficile de lui contester la pertinence de sa remarque selon laquelle « leur part pratique à la préparation de l'ex­plosion étudiante » (p. 43) se réduisit à la publication de ces Cahiers. C'est après coup seulement que ses animateurs se joignirent au mouvement, chacun à leur façon, et à des degrés très divers d'implication.

En 1966, les « Ulmiens » de la seconde dynastie althus-sérienne (voir le glossaire) qui noyautaient l'UEC depuis

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l'élection présidentielle de 1965 où ils avaient pris ouver­tement parti contre le ralliement du PCF à la candidature de François Mitterrand, décident de sortir de la clandesti­nité. Ils créent en décembre, au grand jour, l'Union des Jeunesses communistes marxistes-léninistes, ouvertement favorable à la Révolution culturelle chinoise déclenchée le 18 avril de la même année.

Daniel rejoint aussitôt l'UJCML. Il indique sans plus de précision que certaines raisons « extra-politiques » entrent alors pour lui en ligne de compte. Nous nous garderons de spéculer sur leur nature.

L'humeur de Daniel, qui n'allait pas fort, celui-ci n'ayant « retrouvé (sa) fierté » que pour la perdre aussitôt au contact des insupportables normaliens althussériens, connaît alors une phase d'espoir et d'élation.

Daniel espère la « marxisation » de la culture française. Il voit « logos et praxis marchant désormais du même pas offensif ». Il s'enthousiasme {Le Marxisme introuvable, p. 30):

« Tous marxistes ! Tel aurait pu être, vers 1966-1967, le cri de guerre des jeunes intellectuels, étudiants, chercheurs, enseignants, économistes, sociologues, qui tous se ruaient vers les cercles d'études et les collectifs militants se réclamant du matérialisme historique et dialectique nouvelle manière. »

Bref, il lui semble un moment que « des jours nouveaux et exaltants (sont) ouverts au marxisme révolutionnaire en France ».

Ajoutons qu'un large écho est alors donné dans les médias à cette « conspiration juvénile » (Fernand FURETON), qui inspire le chef-d'œuvre cinématographique de Jean-Luc GODARD, La Chinoise, avec Anne WIAZEMSKI (24 juin 1967).

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Ayant le vent en poupe, la « fraction ulmarde » qui a fondé l'UJCML décide en 1967 de rompre les amarres, tant avec L. ALTHUSSER, attaché à l'appartenance au PCF, qu'avec l'équipe des Cahiers pour l'analyse où elle compte des sym­pathies qui se font cependant de plus en plus lointaines à mesure que s'affirme dans la revue la référence lacanienne au détriment du marxisme.

Les jeunes dirigeants révolutionnaires de l'« Uji », comme on appelle familièrement la nouvelle « conspiration », trouvent également dans cette rupture politique l'occasion de reproduire le ton et les méthodes de leurs modèles chinois, et de mettre en scène de façon vivante les thèmes maoïstes de la « lutte entre deux voies au sein du Parti ».

Enfin, ici aussi, l'« extra-politique » joue sans doute aussi un rôle.

Toujours est-il que, comme le rappelle LINDENBERG, la direction de l'Uji lance la lutte idéologique : « Feu sur l'in­tellectuel bourgeois ! », titre un éditorial de Garde rouge en novembre 1967.

Cette publication, du format journal, contient deux pleines pages sur trois colonnes en petits caractères. Elles dénoncent les « autorités académiques bourgeoises » qui ont retardé l'avancée de l'UJCML par attachement à la « formation théorique » et au « culte du livre ». Elles repren­nent en leur honneur les qualificatifs dont la presse chinoise est alors prodigue à l'endroit des « nouveaux réactionnaires » démasqués de la « bande noire ».

C'est la Révolution culturelle à la française. Qui en fait les frais ? Qui sont, en novembre 1967, les « nouveaux réaction­

naires » dénoncés par Garde rouge, publication de l'UJCML ? Ils ne sont pas nommés, mais tout le milieu les reconnaît

sans hésitation : ce sont les animateurs des Cahiers pour

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l'analyse, et tout particulièrement Jacques-Alain MILLER, Jean-Claude MILNER.

Il est divertissant de noter que les mêmes seront en octobre 2002 parmi les cibles de l'ex-membre de l'UJCML devenu membre à'Esprit, dans son pamphlet contre les « nouveaux réactionnaires ».

Consulter à ce sujet Bob and Jam, History ofapassio-nate intellectual Friendship, l'ouvrage historique très complet de l'éminent historien anglais James-Allan MEUNIER, titulaire de la chaire, créée à son intention en 2004, « Contemporaries Conspirationals Intellectuals », de l'université d'Oxford.

Également sur la période : Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, Paris, Le Seuil, 1987, tome 1, chapitres XIII, ix, et x.

Les effets de la nouvelle orientation progressiste se font aussitôt sentir. « Défense de lire, dit LINDENBERG (p. 50), défense de "prétexter" des examens ou même un travail salarié pour se dérober à des réunions durant souvent jusqu'à quatre heures du matin pour entendre d'interminables homélies morales ou pourfendre les "faux marxistes-léni­nistes" du PCMLF. »

Puis : difficultés de l'UJCML en mai 68 ; crise à la rentrée ; disparition le 30 septembre.

LINDENBERG en est venu à détester « la Sainte Famille normalienne », la direction de l'Uji, la « bande noire ».

Il fait état de sa « répulsion » à son endroit (p. 55). Il rejoint alors l'équipe des Cahiers de mai. Nous savons ensuite que « tout au long de [son] travail »

de 1975, Le Marxisme introuvable, il eut « avec [son] amie

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Blandine BARRET-KRIEGEL » ce qu'il appelle « des discus­sions précieuses et des désaccords féconds ».

Puis, nous perdons sa trace.

VI

Par des voies que nous ignorons, il entre à la revue Esprit. Il devient membre de sa direction en mai 2000. En 2002, il écrit son célèbre pamphlet. Celui-ci n'est pas sans soulever des remous à la revue

Esprit, qui tient réunion sur réunion. Un ancien membre de la direction, sorti au moment

précis où Lindenberg y entrait, impute dans LExpress une trajectoire douteuse à la revue.

Le courant « Canal historique maintenu » du mouvement personnaliste reproche aux membres de la direction de com­promettre à nouveau, avec l'affaire Lindenberg, l'héritage d'Emmanuel Mounier dans des aventures peu glorieuses, alors qu'elle avait déjà soutenu officiellement, dès les premiers jours de décembre, le Plan Juppé de 1995, qui déclencha la plus grande grève de ces dernières années.

La direction de la revue Esprit n'est pas en mesure et n'a aucune intention de « trop se mouiller » en se lançant dans une opération médiatique, du style « sauver le soldat Lin­denberg », avec la puissance de feu de ses meilleures plumes, pourtant impatientes de gratter au service d'une bonne cause.

Ligne : ne pas soutenir, ne pas désavouer. Oh ! On sait faire, à Esprit Un visage sur cour, un visage

sur jardin. Et en face à face : ni oui, ni non. « C'est à toi de décider ce que j'ai dit. Et ce que toi, tu as pu comprendre de ce que je t'ai dit, cela ne me regarde pas, moi. »

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La direction d'Esprit soutient donc contre toute vrai­semblance quelle n'est pas « compromise » par le livre de Lindenberg, lequel n'aurait pas agi dans le cadre de la revue, mais, à titre personnel, dans celui de « La République des idées », nom de la collection et de la Fondation dirigées par monsieur Pierre ROSANVALLON, lequel ne serait pas davantage compromis, car il ne serait que l'éditeur, non l'auteur.

On notera toutefois, par mauvais esprit immoral et politique, que plusieurs des animateurs de la revue Esprity

dont son directeur, monsieur Olivier MONGIN, font partie, toujours « à titre personnel », de « La République des idées ».

Un peu de prospective vient maintenant.

VII

À titre de jeu de l'esprit, de Gedankenexperiment nostra-damique, voici le développement d'un « monde possible », compatible avec les données et les raisonnements que nous avons présentés.

De tout ceci il résulta une crise, encore activée par le livre de Jacques-Alain MILLER (mars 2003), et les onze volumes que cet obstiné publia à la suite (2003-2005). Cette campagne, qui resta dans les annales sous le nom de « Campagne du Gendre », ainsi que divers autres facteurs extra-politiques, devait aboutir au départ de Daniel de la revue Esprit.

Celui-ci entreprit aussitôt de détailler les « passions mauvaises » dont il avait été habité durant sa participation à la direction d'Esprit:

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a. admiration pour les plus rigoureux néo-personnalistes (MONGIN, PADIS) ; envie pour « leur intelligence et leur brillant » ;

b. « candeur » à les croire meilleurs que les althussériens de sa jeunesse ;

c. facilité à méconnaître, en dépit de sa participation à la direction, les innombrables « secrets de Polichinelle » de celle-ci ;

d. répulsion pour les méthodes de la « Sainte Famille per­sonnaliste ». On a vu qu'il dénonçait déjà en 1975 celles de la « Sainte Famille normalienne ».

À la suite de cet épisode, Daniel, cherchant « un point de chute » se proposa d'intégrer la « savante et subtile revue Commentaire » (J.-A. MILLER), mais, dans sa sagesse, elle crut prudent d'éconduire le nouveau converti, en dépit des témoignages d'attachement qu'il donnait à la tradition néo­libérale et à ses dieux-lares (MONTESQUIEU, Benjamin CONSTANT, TOCQUEVILLE, Ernest RENAN, Raymond ARON), ainsi qu'à Marc FUMAROLI et Jean-François REVEL.

Le malheureux libéral avorté proposa successivement ses services à :

a. l'Elysée, par le biais de son amie Blandine KRIEGEL ; b. le journal Le Monde à l'envers, qui avait fait beaucoup

pour la notoriété du petit pamphlet de 2002 ; c. le Journal de Mickey, de monsieur et madame MICKEY

MOUSE, dont il se sentait proche en raison de sa « grande candeur ».

Il trouva partout porte close, ces institutions doutant, on se demande vraiment pourquoi, de la pérennité de ses enga­gements, et craignant qu'il n'ait la « répulsion » trop facile.

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VIII

Un chaînon nous manque.

Autant nous connaissons le chemin difficile, traversé, épineux, de Daniel, depuis ses pieuses lectures staliniennes jusqu'à son reniement du marxisme en 1979 au cours de longues discussions tumultueuses avec Blandine, autant nous ignorons comment il échoua à la revue Esprit, dont il devint conseiller.

Des recherches bibliographiques peut-être, des entretiens avec des contemporains sûrement, auraient pu nous rensei­gner. Nous n'avons voulu nous livrer à aucune « enquête » de ce genre.

Donc, un blanc demeure. Il nous reste à rêver.

Une rencontre. Quelle rencontre a-t-il pu bien faire, qui lui indique le

chemin de lumière, ou la voie de l'ombre ?

Un petit volume charmant nous tombe entre les mains, un « Folio » de Gallimard marqué « 2 € » : Leurs yeux se ren­contrèrent. .. qui prétend recueillir « les plus belles premières rencontres de la littérature ».

Quand paru ? Achevé d'imprimer le 4 décembre 2002. Accueillons le hasard.

Première partie : « Rencontres insolites. » Ah ! oui. Mais... d'Artagnan et madame Bonacieux? Non,

vraiment, on ne saurait distribuer Daniel dans aucun des deux rôles.

Le Hussard sur le toit} Non plus. Ni Angelo, ni Pauline.

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Alors, Harold et Maud? C'est prometteur : « Harold, age­nouillé au fond de l'église, écoutait s'élever les sons graves et assourdis de l'orgue. Puis il examina, au-dessus du grand autel, le grand vitrail qui représentait saint THOMAS D'AQUIN écrivant sur un parchemin à l'aide d'une plume d'oie. » Mais la suite ne va pas.

Dernier titre de la série : La Vie est belle. Le film. Deux « joyeux lurons » en goguette. Ce n'est pas cela non plus.

Daniel rencontre qui ? Il y a un mot que j'ai lu... Où donc?... Oui! Jean-François REVEL!

C'était dans Le Point du 5 décembre. Il parlait du « médiocre opuscule » de Daniel : « Son indigence ne fait guère honneur aux éminents instigateurs qui ont soufflé à un pauvre plumitif ce laborieux réquisitoire, où s'étale la liste des suspects voués par ses mentors à d'éventuelles char­rettes. »

« Mentors » ! Et d'un « pauvre plumitif» ! Oui ! Au sortir de ses illusions perdues ! On le prend en main. On l'oriente. Il peut se rendre utile.

Comprendre la marche du monde. Y participer. L'orienter à son tour. Orienter la vie intellectuelle. Y insérer un signi­fiant nouveau. Les « nouveaux réacs ». Reconfigurer l'opinion. La reconstruire.

Oui ! Construire l'opinion. Offrir des figures nouvelles, sensibles, permettant de lire le monde d'une façon nouvelle.

Mais oui ! J'ai lu ça! Où ?... Qui ?... Oui! Ça y est!

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Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt!

La rencontre de Lucien de Rubempré et Vautrin !

IX

Rêvons...

« Je vous ai péché, je vous ai rendu la vie, et vous m'ap­partenez comme la créature est à son créateur, comme dans les contes de fées, l'Afrite est au génie, comme l'icoglan est au sultan, comme le corps est à l'âme ! »

La rencontre chez BALZAC : «... un déséquilibre énergétique. Tout contact humain

révèle aussitôt un fort et un faible, un pôle actif et un pôle passif, à la limite un agresseur et un agressé, un bourreau et une victime » (Dans Études surleromantisme, par Jean-Pierre RICHARD, Le Seuil, 1970, chapitre VI, p. 81).

Et aussi : « ainsi Vautrin arrêtant sur Lucien "un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans la volonté des gens faibles" » (p. 82).

Gaétan PICON, « Les illusions perdues ou l'espérance retrouvée » (dans L'Usage de la lecture. Mercure de France, 1961, tome II, p. 84) :

« Tout va finir. Un geste encore, et les illusions seront vraiment perdues, tout sera comme si rien n'avait été.

C'est alors que s'arrête la voiture de Carlos Herrera, et que le faux prêtre propose à Lucien le pacte diabolique. »

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Nous voilà bien réveillés maintenant, les yeux grands ouverts.

Paris, 28 décembre 2002-6 janvier 2003

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GLOSSAIRE

AFRITE: esprit malfaisant, infidèle, c'est-à-dire non musulman, dans les contes orientaux.

AMHARIQUE : de AMHARA, province centrale de l'Ethiopie ; langue sémitique du groupe éthiopien.

BARTHES (Roland) : a pu écrire en 1971, dans l'Avant-propos qu'il a donné à la réédition de ses Essais critiques de 1964 :«[ . . . ] si j'avais à faire une brève revue de la sémiologie française, je n'es­saierais pas de lui trouver une borne originaire ; fidèle à une recommandation de Lucien Febvre (dans un article sur la périodisation en histoire), je lui chercherais plutôt un repère central, d'où le mouvement puisse sembler irradier avant et après. Pour la sémiologie, cette date est 1966 ; on peut dire que, tout au moins au niveau parisien, il y eut cette année-là un grand brassage, et probablement décisif, des thèmes les plus aigus de la recherche : cette mutation est bien figurée par l'ap­parition (en 1966) de la jeune revue Les Cahiers pour l'analyse, où l'on trouve présents le thème sémiologique, le thème lacanien et le thème althussérien ; sont alors posés les problèmes sérieux dont nous débattons encore : la jonction du marxisme et de la psychanalyse, le rapport nouveau du sujet parlant et de l'histoire, la substitution théorique et polémique du texte à l'œuvre. »

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CAHIERS MARXISTES-LÉNINISTES : petite revue ronéotypée à l'ENS, présentée initialement comme l'organe de son Cercle des étudiants communistes ; créée en 1965. Le premier numéro était ouvert par un éditorial de Jacques-Alain MILLER.

Cet écrit a été depuis déniché et édité par le baron MAURIÈS, avec le concours érudit de Lord RAMBLER, de la Royal and Republican Society; il jette une lumière crue sur l'infatuation et l'ironie des premiers « Ulmiens » (lire, de Jacques-Alain MILLER: « Fonction de la formation théorique », présentation des Cahiers marxistes-léninistes, publiés par le Cercle des étudiants communistes de l'École normale supérieure, 1965, in Un début dans la vie, « Le Promeneur », Gallimard, 2002, p. 86-89).

CAHIERS POUR L'ANALYSE: petite revue ronéotypée à l'ENS, présentée comme l'organe de son Cercle d'épistémologie; créée en 1966. Le premier numéro était ouvert par un éditorial de Jacques-Alain MILLER.

Initialement tiré à quelque cent exemplaires, le numéro atteint avant mai 1968 les 5 000 ; il comprenait le texte de Jacques LACAN intitulé « La science et la vérité », dernier du volume de ses Écrits, Le Seuil, 1966, p. 855-877. Anecdote. J. Lacan, évoquant par dénégation son « réseau familial », parle à l'École freudienne de Paris, le 9 octobre 1967, de « (son) bout d'Oulm et ses Cahiers pour l'analyse, ça fera Lewis Carroll ». Autres écrits, p. 268. Comité de rédaction: Alain GROSRICHARD, Jacques-Alain MILLER, Jean-Claude MILNER, François REGNAULT ; puis, Alain BADIOU. S'ajoutent les membres du Cercle d'épistémologie. Dernier numéro paru: le 10, La Formalisation, Le Seuil, 1969, avec des textes de GÔDEL et RUSSELL.

ICOGLAN : officier du palais du sultan.

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RE-PROCHE : néologisme forgé par Clément Delassol-Lunaquet dans sa Notice sur la vie et les travaux de Lindenberg Daniel, fameux pamphlétaire français (2003) ; tentative pour cerner une expérience à la fois originaire et récurrente chez D. L. ; un re­proche est une personne ayant été proche de lui, ayant cessé de l'être, le redevenant; D. L. signale l'éloignement, puis le rap­prochement à son endroit, réciproquement et respectivement, de proches et d'ex-proches, étant entendu qu'il s'agit des mêmes personnes.

ULMIEN : mot du jargon du Quartier latin, désignant à partir de 1964 un élève de l'École normale supérieure gagné aux théories philosophiques de L. Althusser, écrivant dans les Cahiers marxistes-léninistes (voir ce titre), et agissant dans le cadre de l'UEC. Historique. Au départ, « l'Ulmien » prône plus de « formation théorique » pour lui-même et les autres, plus d'études plus sérieuses, avec plus de livres de plus en plus difficiles. Mais ce beau programme de science universelle rendant impossible un militantisme conséquent, un se divise en deux: chez les Ulmiens première manière, le maître de la rue de Lille (J. Lacan) l'emporte sur celui de la rue d'Ulm ; ils se consacrent aux Cahiers pour l analyse (voir à ce titre) et abandonnent l'action politique directe aux Ulmiens deuxième manière qui, eux, prônent la Révolution culturelle. Langue. Jacques Lacan n'use pas du néologisme « Ulmien ». Il crée un signifiant ad hoc, qui restera un hapax dans son œuvre : « mon bout d'Oulm et ses Cahiers pour l'analyse » (voir à ce titre). Sur le binaire néologisme/hapax, voir les publications du Centre des Hautes Études Germano-Africaines de Liinn-Baiwu, sous la direction du doyen J. HAMME et du Pr A. LOUCHEUX.

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DEUXIÈME PARTIE

Le Neveu de Lacan

Personne ne le remarque quand il suit la voie de Baltasar Gradin, celle de ne pas

faire d'éclats... JACQUES LACAN

En aucune autre occasion de leurs vies les hommes ne parlent mieux que sur Pécha-faud, le bourreau à leur côté.

THOMAS DE QUINCEY

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No se cual de los dos escribe esta pagina. BORGES, La Biblioteca, i%j.

Je ne le laisse jamais seul. Cependant, on ne me voit jamais non plus en sa compagnie. Je m entretiens avec lui de politique, d'amour, dégoût, ou de philosophie. Je provoque son inconscient à tout son libertinage logique. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit sur un divan celui ou celle qui s'allonge parler sans souci de sens ni de décence, quitter un souvenir pour une facétie, revenir d'un jeu, plus sérieux qu'il ne croit, au sérieux, plus futile qu'il ne sait, et ne se sentir enfin lié par rien. Ses pensées, ce sont ses catins. Les miennes, ses chiens. Une leurre point son manque-à-être par la télévision, comme font ses contemporains, un livre, un journal, un item d'Internet suffit à le divertir, et il voudrait n'avoir pas de chagrin qu'une heure de lecture ne lui ôtât. Moi, je vis et je me laisse vivre, pour que le Neveu puisse ourdir sa prose, et cette prose le justifie. Il serait exagéré de dire qu'il y a de l'hostilité dans nos relations. J'admets bien volontiers qu'il a réussi quelques pages heureuses, mais ces pages ne sauraient faire mon salut, sans doute parce que ce qui est bon n'ap­partient à personne, pas même à lui, l'autre, mais au langage et à la tradition. Au demeurant, je suis condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi pourra survivre dans l'autre. Peu à peu, je lui cède tout, bien que je me rende compte de sa manie perverse de tout falsifier et magnifier. Spinoza comprit que toute chose veut persévérer dans son être; la pierre éternellement veut être pierre et le tigre un tigre et le juif un juif Mais moi je dois persévérer en lui, non en moi (pour autant que je sois quelqu'un); toutefois je me reconnais moins dans ses livres qu'en beaucoup d'autres, ou que dans le swing d'un orgue ou d'un vibraphone.

Je ne sais lequel des deux écrit ces pages.

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LUI, // rriaborde. — Ah, Ah, vous voilà, monsieur le philo­sophe ; et que faites-vous ici parmi mes idées qui fai­néantent ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser des déductions ?

MOI. — Non ; mais quand je n'ai rien de mieux à faire, je m'amuse à regarder un instant ceux qui les poussent bien.

LUI. — En ce cas, vous vous amusez rarement ; excepté Pascal et Voltaire, le reste n'y entend rien.

MOI. — Et Stendhal donc. LUI. — Celui-là est en joueur d'échecs ce que Maria Callas

est en chanteuse. Ils savent de ces jeux, l'un et l'autre, tout ce qu'on en peut apprendre.

MOI. — Vous êtes diflficile ; et je vois que vous ne faites grâce qu'aux hommes sublimes.

LUI. — Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique, et autres fadaises comme cela. À quoi bon la médiocrité dans ces genres.

MOI. — À peu de chose, j'en conviens. Mais c'est qu'il faut qu'il y ait un grand nombre d'hommes qui s'y appliquent, pour faire sortir l'homme de génie. Il est un dans la multitude. Mais laissons cela. Il y a une éternité que je ne vous ai parlé. Je pense bien à vous, même quand je ne vous vois pas. Mais vous me plaisez toujours à gour-mander. Qu'avez-vous fait ?

LUI. — Ce que vous, moi et tous les autres font ; du bien, du mal et rien. Et puis j'ai eu faim, et j'ai mangé, quand l'occasion s'en est présentée; après avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu quelquefois. Cependant la barbe me venait ; et quand elle a été venue, je l'ai fait raser.

MOI. — Vous avez mal fait. C'est la seule chose qui vous manque, pour être un sage.

LUI. — Oui-da. J'ai le front peu ridé; l'œil ardent, mais

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myope; le nez large; de bonnes joues; le sourcil noir et fourni ; la bouche charnue ; la lèvre ourlée ; la face ronde ; et peu de cou. Si ce modeste menton était couvert d'une longue barbe, croyez-vous que cela figurerait très bien en bronze ou en marbre ?

MOI. — À côté d'un César, d'un Marc-Aurèle, d'un Socrate. LUI. — Non, je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis

effronté comme l'un, et je fréquente volontiers chez l'autre.

MOI. — Vous portez-vous toujours bien ? LUI. — Oui, merveilleusement aujourd'hui. MOI. — Comment ? Vous voilà avec la mine fatiguée ; et

votre teint... LUI. — Laissons-là mon teint, et dites-moi un peu ce que

vous opinez sur ce que j'ai cru découvrir tous ces jours-ci. J'aimerais vous entendre là-dessus.

MOI. — C'est que je n'en pense rien. LUI. — Mais encore ? MOI. — Je ne vois rien là qu'une pochade. LUI. — Certes, comme De l'horrible danger de la lecture, ou

D un nouveau complot contre les industriels. MOI. — C'est que vous dérangez de puissants intérêts, et des

personnages considérables. LUI. — Et qui donc, je vous prie ? MOI. — Monsieur Rosanvallon, qui vient d'être porté à une

chaire du Collège de France et de prononcer sa leçon inaugurale.

LUI. — Vous l'avez nommé. MOI. — Ne l'entendiez-vous pas ainsi ? LUI. — Bien au contraire. Croyez-vous que j'aie voulu lui

percer le cœur d'une atteinte imprévue ? MOI. — Ce serait bien peu civilisé, en effet, et je sais comme

vous êtes courtois, bien qu'un peu moqueur.

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LUI. — Ne m'en faites pas un crime. Je n'ai point l'ironie méchante. Je ne suis pas homme qui aime à blesser. Lorsque j'ai affaire à des gens de peu de qualité, je passe mon chemin. Par indifférence. Monsieur Rosanvallon est homme de qualité, je m'arrête, je le lis, je le relis, je le considère. Avec de l'ironie sans doute, mais dans mon ironie, on ne trouve jamais le mépris.

MOI. — Et qu'y trouve-t-on ? LUI. — De la sidération, d'abord, comme chez Pierre Nora

- il en témoignait dans le numéro du Monde qui lança le livre de Lindenberg. Puis un peu de persévérance à tirer ce fil-là, en guerrier appliqué. Et enfin de l'effarement, et maintenant de la gaieté.

MOI. — Je vous vois en effet d'humeur espiègle. LUI. — Comment! Un livre paraît, qui n'a pas cent pages,

que l'on s'accorde à dire de peu de mérite, ce qui n'est pas mon avis, vous le savez. Il commence par faire un peu crier ici ou là l'une ou l'autre de ses cibles, monsieur Taguieff, monsieur Finkielkraut, qui y sont malmenés. Le Monde, Le Nouvel Observateur, s'en emparent, lui consacrent, l'un sa une, l'autre sa couver­ture, le même jour. D'autres cibles se coalisent, signent un violent manifeste, qui les dessert, qui fait penser qu'il y a en effet anguille sous roche. Et l'on ne se demande pas si cela a été prévu et calculé ? On apprend ensuite que monsieur Rosanvallon sort un ouvrage de sa plume ce mois-ci, qui est sa leçon inaugurale, et l'on ne se préoccupe pas de savoir s'il y a eu concert, concertation ? En vérité, les gens ne lisent pas.

MOI. — Et vous lisez. LUI. — Oui, je lis, je ne fais même que cela, alors que je serais

mieux auprès de Phryné. MOI. — Et que lisez-vous ?

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LUI. — Je lis par exemple le titre du Monde daté du 22 novembre, paru le 21, celui qui a vraiment lancé l'affaire, en page intérieure, page 30.

MOI. — Eh bien? LUI. — « Ce livre qui brouille les familles intellectuelles. » MOI. — Eh bien, quoi ? LUI. — Dès le 20 novembre, on pouvait donc parfaitement

prévoir ce qui allait se passer. MOI. — Oui, parce que cela était déjà en cours. LUI. — À son commencement. Mais pourquoi cela n'aurait-

il pas été prévisible le 15 octobre ? Le 15 septembre ? Voire avant de se mettre à écrire ?

MOI. — Il faudrait de bien profonds penseurs. LUI. — Vous ne savez pas qui vous dédaignez. Moi-même,

qui ne leur arrive pas à la cheville, ne croyez-vous pas que j'anticipe certains effets de mon livre? Eh bien, je dis seulement que le Lindenberg a été écrit et publié, non pour être porté aux nues, il était facile de prévoir qu'il n'en serait rien, mais précisément pour brouiller les « familles intellectuelles », et aussi les cartes, les repères familiers, les clivages anciens, et leur en substituer de nouveaux.

MOI. — Et qui peut vouloir cela? LUI. — Monsieur Rosanvallon. MOI. — Le professeur Rosanvallon ? LUI. — Lui-même, et quelques autres avec lui. MOI. — Cela est fort ! LUI. — Que dit-il dans ce même numéro du Monde* Que

la « brutalité » des réactions l'a surpris - alors que le « Manifeste pour une pensée libre » était encore à venir, dans L'Express du 28 novembre - , mais aussi qu'elle s'ex­plique. Si les réactions ont été brutales, dit-il, « elles s'expliquent à la fois par la forme et par le fond du livre ».

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MOI. — Cela est bien dit. LUI. — Et bien pensé. N'oubliez pas que nous avons affaire

à un professeur au Collège de France. Monsieur Rosan-vallon prend ses distances avec la forme du livre, « son pointillisme, son choix de citer nombre d'auteurs assez rapidement entraînant des rapprochements et des risques d'amalgames, qui peuvent donner le sentiment d'une certaine confusion ».

MOI. — Vous voyez bien que le professeur n'est pas si content de son élève, l'éditeur de l'édité.

LUI. — Il est vrai. Pourtant, il ajoute aussitôt: « Mais cette confusion est aussi celle de la réalité elle-même », ce qui enlève du poids à sa réprobation.

MOI. — Si c'est vrai, pourquoi ne pas le dire ? LUI. — Certes, vous avez raison, mais convenez que ce petit

livre ne se contente pas de photographier la confusion qui est dans la réalité, il y ajoute, puisqu'il brouille les familles intellectuelles, et dérange leurs antiques apanages. Au demeurant, c'est sur le fond que monsieur Rosanvallon est encore le plus intéressant. Écoutez ceci : « Sur le fond, il rend lisible un ensemble de recompositions du milieu intellectuel qui étaient jusque-là rampantes, implicites, et cet "effet de révéla­tion" oblige soudain à un repositionnement des uns et des autres. » C'est fort bien vu. J'aime beaucoup « l'effet de révélation » qui, bien qu'ayant une cause modeste, ou même médiocre, n'en a pas moins des effets soudains, et à longue portée, et permet une nouvelle lecture. C'est à croire que Rosanvallon a lu et médité Lacan, et qu'il connaît ce que celui-ci appelle un « effet d'interpréta­tion ». J'aime aussi le « rampant ».

MOI. — Ce n'est qu'une interview, et vous la commentez de façon bien pédante.

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LUI. —Alors, je vous fais mes excuses, car on a tous les droits, sauf celui d'ennuyer son prochain. Souffrez pourtant que je vous fasse observer que le journal précise, comme il a coutume de le faire depuis peu quand c'est le cas : « Cet entretien a été relu et amendé par monsieur Rosanval-lon. » C'est un texte, le texte d'un professeur au Collège de France, ce ne sont pas des propos d'après boire de têtes de linotte comme vous et moi. D'ailleurs, sans doute ne boit-il pas.

MOI. — En effet. Mais où voulez-vous en venir? LUI. — À ceci. Pendant que l'on débat d'une affaire dont

tous ceux qui la commentent dans la presse et dans les médias disent en même temps que ce n'est rien, une ride sur l'eau du bassin aux enfants, un livre médiocre, voire nullissime, un travail bâclé, une escarmouche montée en épingle par une presse trop pressée et des médias médisants - un mot nouveau, une expression et une figure inédites, le « nouveau réactionnaire », roule, circule de bouche en bouche, « rinforzando il va le diable » pour citer Beaumarchais, « toute la ville en parle ». Les uns disent non, les autres disent oui, la plupart disent « peut-être, croyez-vous vraiment, je ne comprends pas », mais ça y est, le mal est fait, « le mal court » : comme l'explique très bien Rosanvallon, un effet d'interprétation de la vie intellectuelle et politique a eu lieu, il prend et prendra consistance en raison même des réactions qu'il suscite, qu'il est fait pour susciter, c'est un acquis sur lequel on peut construire.

MOI. — Mais construire quoi ? LUI. — L'opinion. Recomposer le milieu intellectuel.

Orienter des intellectuels un peu perdus, scandalisés, qui se chamaillent, et le public qui n'en peut mais. Les pousser à se repositionner.

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MOI. — Rosanvallon voudrait cela ? LUI. — Que voulait-il d'autre ? Le livre qu'il a publié est une

aide à la recomposition du paysage intellectuel, voilà tout. MOI. — Mais cette recomposition était déjà en cours, il le

dit. LUI. — Rampante, implicite, personne ne s'en était aperçu,

mais monsieur Rosanvallon si. Il était en avance, voilà tout. Tout cela était destiné à rester caché, et le restera, à moins que n'intervienne tel événement imprévu, ou insuffisamment prévu.

MOI. — Oui, et qui serait quoi ? LUI. — Oh, la publication de tel ironiste solitaire, comme

j'en connais, qui, chatouillé, se divertirait aux dépens d'un chercheur confirmé, dans une satire par exemple. Ce n'est pas bien méchant, une satire. Encore que... Supposez qu'elle soit, elle aussi, assez bien faite pour produire un « effet de révélation », un de ces effets dont la cause peut être mince, mais les résultats cuisants ?

MOI. — C'est là ce que vous attendez de votre livre ? LUI. —J'espère amuser, distraire, et puis aussi faire réfléchir.

Je pense que l'on relira mieux Rosanvallon, par exemple. MOI. — L'affaire, du reste, semble s'essouffler. Le soufflé est

bien retombé, si je puis dire. LUI. — Là-dessus je suis tranquille. Les ravages qui ont déjà

été faits porteront à conséquence. MOI. — Quels ravages, grand Dieu ? LUI. — Par exemple, on me dit qu'Alain Finkielkraut et

Bernard-Henri Lévy ne se parlent plus. MOI. — Voyez-vous ça! LUI. — Ce n'est rien, je vous l'accorde, et, aux dernières

nouvelles, ils se sont rabibochés. Mais qui ne voit que, convenablement excités, des juifs en viennent aisément à s'arracher les yeux ? Cela peut se prévaloir d'être « théo-

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logiquement correct », car conforme à la représentation traditionnelle de la Synagogue aux yeux bandés. J'ai pensé, je l'avoue, à propos du Rappel à l'ordre, à ce que les rapports de police disaient, à en croire Lamennais, des Paroles d'un croyant, à savoir que ce livre était « peu consi­dérable par son volume, mais immense par sa perversité ».

MOI. — Où Lamennais dit-il cela? LUI. — Dans Affaire de Rome, livre que je n'ai pas encore lu,

mais qui est cité dans le Marc Sangnier de madame Bar-thélémy-Madaule.

MOI. — Mais en quoi ce propos peut-il s'appliquer au petit pamphlet de l'an dernier ?

LUI. — Le livre de Lindenberg était fait pour porter la discorde. Certes, pour le meilleur : hâter les recomposi­tions nécessaires. C'était un petit coup de pouce apporté à la logique de l'histoire. Donc, sa bienveillance ne le cède en rien à sa perversité, comme le ramage se rapporte au plumage. C'est l'hirondelle des temps nouveaux. Le proche deviendra lointain, le lointain proche. L'ami haïra l'ami et tombera dans les bras de l'ennemi. Les familles se disloqueront. Les anciens parapets tomberont en poussière. Les peuples marcheront dans les ténèbres. Une élite sage et pondérée et savante, et qui sait vivre et laisser vivre, les orientera.

MOI. — C'est une vision de cauchemar. LUI. — Non, pas nécessairement, pas du tout. Cela

ressemble seulement à la république du Paraguay, dont parle monsieur Lunaquet. Monsieur Rosanvallon nous entretenait dans Le Monde du 22 novembre des recom­positions ou reconfigurations en cours. Quelles sont-elles ? Selon Lindenberg, l'une d'entre elles concerne l'al­liance traditionnelle en France entre juifs et protestants. Celle-ci n'a plus le vent en poupe, tandis que, sous l'égide

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de monsieur Rosanvallon et de la revue Esprit, il se fait un rapprochement entre intellectuels catholiques et réformés, qui peut être d'un grand avenir.

MOI. — Mais je ne vois rien de tout cela. LUI. — « Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point

voir ? » Ce que le Lindenberg contient de plus suggestif est peut-être ceci, qui se rencontre page 63 : « La "synthèse judéo-protestante", dont Patrick Cabanel a montré à quel point elle était un pilier de la République, appartient à un passé révolu. » La référence est à l'article intitulé « République juive et prophétisme biblique », dans Les Juifi et la Ville, paru aux Presses du Miraii en 2000. La qualité de l'information du petit pamphlet que l'on s'em­presse de dire bâclé est parfois bien surprenante. Il est vrai que son auteur est & Esprit, et que cette revue est devenue depuis sa « déconfessionalisation » un observa­toire de la vie des idées qui n'a pas son pareil en France. Les déplacements les plus menus des intellectuels les plus discrets y sont relevés avec une attention, un soin, une délicatesse qui forcent l'éloge. On se croirait dans la grande salle du Stratégie Air Commandtelle que le cinéma la représente souvent depuis le Dr Strangelove de Kubrick : un vaste écran couvrant l'une des parois d'une salle gigantesque où sont suivis à la trace les mouvements de chaque unité. Dans le cas présent, le champ observé est le champ culturel, cher à Bourdieu, et les unités sont de deux ordres : les intellectuels un par un, les idées une par une. Car les idées, difficilement individualisâmes comme signifiées, sont énumérables comme signifiantes.

MOI. — Pour le coup, ceci n'est pas clair. LUI. — En effet. Eh bien, prenons un exemple. Soit l'ex­

pression « les nouveaux réactionnaires ». Elle apparaît en août de l'année dernière dans Le Monde diplomatique sous

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la plume de Maurice Maschino. Elle désigne alors un certain nombre d'intellectuels stigmatisés pour avoir pactisé avec les maudits médias et glissé à droite. L'idée est peut-être floue, mais le mot est là. Rien ne vous empêche de vous approprier l'expression, de la voler et de lui donner un sens nouveau, une définition inédite, plus convenable à vos desseins, à condition de posséder une puissance de feu médiatique supérieure. Or, quand Le Monde, quotidien de référence, et Le Nouvel Obser­vateur, hebdomadaire « tendance », diffusent votre défi­nition, non sans réserve évidemment, car ce sont de puissants seigneurs, que l'on ne saurait ni intimider ni embrigader, mais que l'on peut influencer, votre création l'emporte sur l'autre.

MOI. — Et voici pourquoi votre recomposition est recom­posée.

LUI. — Et voici pourquoi votre fille n'est point muette, mais qu'elle bavarde sur les « nouveaux réactionnaires » à la mode Lindenberg-Rosanvallon, et non sur les « nouveaux réactionnaires » à la mode Maschino, vite ringardisée et promptement oubliée.

MOI. — Croyez-vous vraiment que ces menus détails lexi-cologiques vaillent des analyses si pointues? C'est le commerce des idées, la vie intellectuelle comme elle va, et comme elle a toujours été, narcissique, nombriliste, une vraie mare aux canards, qui ne passionnent que des petits minuscules gonflés de leur importance.

LUI. — Là, je vous arrête. Vous avez tout faux. Vous croyez que « plus ça change, et plus c'est la même chose » ? Que « l'histoire est un fleuve qui s'en va identique, roulant les mêmes eaux » ? C'est que vous ne lisez pas Michelet - ni non plus monsieur Rosanvallon, avec l'attention que mérite chacun de ses propos, dont aucun n'est en l'air.

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On voit bien que cet homme a profondément médité le champ culturel et la politique contemporaine. Il dit, par exemple, dans son entretien au Monde que je ne me lasse pas de relire : « Aujourd'hui, nous sommes entrés dans le monde de l'après-communisme et dans celui d'un nouvel univers du capitalisme. Il ne s'agit plus d'aggiornamento, mais de refondation intellectuelle, pour reconstruire une analyse de la réalité. » Vous n'avez pas le sens de l'événe­ment, permettez-moi de vous le dire. Y a-t-il, oui ou non, des événements dans l'histoire ? Ou seulement des struc­tures et des répétitions à l'identique ? La chute du Mur de Berlin, la disparition de l'Union soviétique, l'effon­drement des références communistes à travers le monde, la mise-au-tombeau de l'Homme-de-gauche, le désarroi des progressistes, ce ne sont pas des choses qui sont déjà arrivées, ce sont des émergences nouvelles, qui appellent une réflexion sans préjugés, et des actions décidées pour redonner au monde qui nous entoure une « lisibilité ». Et c'est précisément ce à quoi s'attache monsieur Rosan­vallon.

MOI. — Vous êtes donc d'accord avec lui. LUI. — Bien entendu. Il parle d'or. MOI. — Alors, où est le problème ? LUI. — Mais il n'y en a pas. Il s'agit d'analyser la réalité,

comme l'a sobrement dit Rosanvallon, analyser ce qui a lieu. Or, dans ce qui a lieu au cœur de la vie intellectuelle et médiatique en France en ce moment même, Rosan­vallon n'est pas seulement un très perspicace observateur qui analyse, c'est aussi un acteur qui agit. Et non pas un qui jouerait son rôle comme dans la commedia dell'arte, où l'on improvise sur un canevas, ou encore la commedia a soggetto, où l'on improvise tout court. Il joue plutôt dans une commedia d'intreccio, une comédie d'intrigue,

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où Ton n'improvise pas, où l'on doit connaître son texte, savoir sa place, et le système de toutes les places. Il inter­vient dans le débat public en intellectuel responsable - rien de cet air de chien fou qu'ont des excités de ma connaissance - , il évalue, patronne, certains disent inspire, de nombreux travaux, qui ne sont pas tous excel­lents, mais qui sont fort nombreux.

MOI. — Je vous y reprends, à cette manie d'amplification que vous avez en commun avec Jorge Luis Borges, et qui va à la falsification. Peut-on dire que cinq ou six petits volumes par an dans une collection bon marché, « La République des idées », ce soient « des travaux fort nombreux » ? Mieux vous garderez le sens de la mesure, et plus vous serez écouté. « Tout ce qui est exagéré est insi­gnifiant », disait un humaniste dont j'ai oublié le nom.

LUI. —Talleyrand. Parlons-en, de ces petits volumes qu'Eu-sèbe a comparés à des Que sais-je?, la célèbre collection des Presses Universitaires. Ce sont en effet tous des livres de 96 pages précisément, chacun est vendu 10,50 euros, ils sont donc à la portée de presque toutes les bourses, au moins dans le public cultivé. Ce sont vraiment des livres d'éducation populaire.

MOI. — Y trouvez-vous à redire ? LUI. — Oh, non, puisque cela confirme ce que je vous disais.

Monsieur Rosanvallon ne se contente pas d'analyser la réalité. Il sait qu'elle appelle une refondation intellectuelle, une reconstruction, et il entend y contribuer dans la mesure de ses faibles forces. S'il parle d'or, il agit de diamant, si je puis dire. Publier tous les deux mois des ouvrages large­ment diffusés, à prix réduit, sur tous les sujets, politiques, intellectuels, moraux, sociaux, certains meilleurs, d'autres moins bons, qui tous, en tous les cas, font penser - mais personne ne fait ça en France, à part lui !

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MOI. — Je suis content de voir que l'esprit partisan ne l'emporte pas chez vous, et que vous savez reconnaître le mérite même chez quelqu'un qui n'est pas de votre paroisse.

LUI. — J'enregistre des données, je les compare, je cherche des récurrences, des répétitions, des thèmes itératifs, j'en repère dans des domaines parfois très éloignés dans l'espace et dans le temps. On voit émerger des patterns, des configurations permanentes, dont on reste étonné.

MOI. — Mais alors, il n'y a plus de place pour l'événement, l'émergence du nouveau dont vous parliez tout à l'heure ?

LUI. — Pas-tout est structure, mais tout n'est pas événement. Gardons la mesure, l'équilibre.

MOI. — C'est un mot que j'aime. LUI. — Moi aussi, et je n'apprécie pas d'être tenu par vous

pour un exagéré, monsieur le philosophe. Je vous concède volontiers que six ou sept livres de 96 pages par an, il n'y a pas de quoi déplacer des montagnes. Il y a aussi Esprit, onze numéros par an, chargés jusqu'à la gueule d'articles de mille et une personnes, des intellectuels de toutes les provenances et de tous les talents, écrivant sur toutes choses en ce monde. Il faut en savoir gré à monsieur Rosanvallon, qui est un peu le grand frère, le parrain, de cette belle entreprise, qui honore la vie intel­lectuelle du pays.

MOI. — Vous ne faites rien que des compliments, mais je sens comme un air de persiflage.

LUI. — Je vois comme vous agir un groupe de travailleurs décidés, énergiques, constants, inlassables, qui a déjà modifié quelque chose dans la vie intellectuelle en France depuis une dizaine d'années au moins, et qui maintenant passe à la vitesse supérieure, monte en puissance.

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MOI. — Où voyez-vous cela? LUI. — 2002 a été l'an i. Monsieur Rosanvallon a pris pos­

session de sa chaire, prononcé sa leçon inaugurale, créé sa collection « La République des idées », créé la Fondation du même nom, qui est appelée à remplacer la défunte Fondation Saint-Simon qu'il animait notamment avec le regretté François Furet, et qui a été dissoute en 1999. Il vole désormais de ses propres ailes, et n'est pas trop tendre avec ses anciens associés, parmi lesquels Pierre Nora et la revue Le Débat, laquelle prend une volée de bois vert dans Le Rappel.

MOI. — Recomposition fait loi. LUI. — Mais comment donc! Le travail de Rosanvallon ne

s'arrête pas là. Nous parlions tout à l'heure de la thèse assez confidentielle de Patrick Cabanel sur la disparition de la « synthèse judéo-protestante », reprise et popularisée dans le petit livre à brouiller les familles intellectuelles - e t spirituelles, ajouterai-je. L'alliance catholico-protestante qui se substitue à la synthèse périmée était jadis entravée par des préjugés archaïques. Préjugés anti-cléricaux des protestants, qui n'ont plus lieu d'être dans la réalité recomposée rosanvallienne, ou rosanvallonienne. Cramponnement des catholiques à des « postures » du dix-neuvième siècle. Pensez au temps que mit l'Église pour abandonner la planche pourrie de la monarchie, de l'autocratie (car en 1832 elle défendait le Tzar contre les Polonais rebelles) et de l'aristocratie. Léon XII stig­matisait « le venin des droits de l'homme ». L'Église a vécu plus d'un demi-siècle sous le régime institué par l'encyclique Mirari vos de septembre 1832, qui condam­nait comme telle toute nouveauté. Tout cela est bien loin.

MOI. — Je ne vois là que matière à se réjouir.

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LUI. — L'Église est lente parfois, si tous dans l'Église ne sont pas lents. Ainsi, certains ont su donner une dernière grande joie à un philosophe protestant de mérite, Paul Ricœur, qui avait dû jadis s'exiler de France, où il était devenu « interdit de séjour », dit-il, en raison de l'in­compréhensible méchanceté de Lacan à son endroit. Il a été accueilli aux États-Unis et au Canada, il a notamment été abrité à l'université de Chicago, et il est enfin revenu en France, où il a été fêté.

MOI. — De qui tenez-vous cette histoire ? LUI. — Lisez le numéro que lui a consacré le Magazine lit­

téraire en septembre 2000. Mais il y a mieux. Vous connaissez Guizot, qui fut le Premier ministre de Louis-Philippe et un intellectuel puissamment « reconfigura­teur » en son temps, une haute figure du protestantisme français. Eh bien, monsieur Rosanvallon lui a justement consacré un beau travail.

MOI. — Qui s'appelle? LUI. — Le Moment Guizot, chez Gallimard en 1985. Ce livre

a donné l'occasion à Rosanvallon de séjourner au Val-Richer, et de consulter les papiers de famille grâce à Rémy Schlumberger. Pour un ancien permanent de la CFDT comme Rosanvallon, ancien conseiller d'Edmond Maire, catholique de pure obédience, parvenir au cœur de la grande dynastie protestante, bravo !

MOI. — Ce sont sans doute des ragots. LUI. — Ceci n'est pas un ragot, c'est une donnée qui s'étale

à la page 3 de l'ouvrage, qui ne porte que deux paragra­phes bien en évidence sous le titre « Remerciements ». Savez-vous combien de livres sur Guizot ont été publiés l'an passé ? Interrogée par Internet, la FNAC dit cinq. Curieux, cette soudaine passion éditoriale pour Guizot. N'est-ce pas la démonstration, faite au bénéfice de la

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HSP, que lorsque l'on veut bien oublier certains préjugés, et se rapprocher de certains milieux, discrets, bien intro­duits, et qui savent vivre, tout devient plus facile tout à coup, comme par enchantement.

MOI. — Vous avez mauvais esprit. LUI. — L'un de ces cinq livres, publié chez L'Harmattan, est

consacré au « volontarisme culturel fondateur » de Guizot, et à sa préoccupation du « gouvernement des esprits ». Je le lirai sûrement. Je n'ai pas besoin de l'avoir fait pour savoir par son titre qu'il doit beaucoup à la pro­blématique de monsieur Rosanvallon.

MOI. — Attention à votre manie exagérative ! LUI. — Soyez juste avec moi. J'analyse la réalité. J'observe

monsieur Rosanvallon. Celui-ci ne m'avait aucunement préoccupé jusqu'ici. Je l'observe parce qu'il est l'éditeur de Lindenberg. Je lis ces textes. J'aperçois avec étonne-ment quelqu'un qui aspire à « construire l'opinion ».

MOI. — Écoutez, JAM, parlons net. Vous croyez Rosanval­lon ambitieux ? Très ambitieux ? Trop ambitieux ? Vous pensez qu'il aspire au « gouvernement des esprits » ?

LUI. — « Ambition » est un mot qui ne me serait pas venu à propos de monsieur Rosanvallon. Son activité est bien plus désintéressée que cela. Il me semble plutôt être porteur d'un projet à vocation collective. Il n'est pas seulement l'analyste de la réalité politique nouvelle de notre temps, il aspire à y intervenir, il y intervient déjà pour une large part. Et il est entouré de toute une nébuleuse où gravitent un nombre impressionnant d'in­tellectuels, nullement tous au fait du grand dessein, mais qui le servent pourtant. L'opération Lindenberg a montré de quelle finesse il était capable. Ce n'est vraisemblable­ment qu'un début.

MOI. — Qu'est-ce qui vous fait dire cela?

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LUI. — À la fin de chaque volume de la collection « La Répu­blique des idées », figure le texte suivant, qui résonne comme un cocorico : « La République des idées, qui prête son nom à la présente collection, est un atelier intellec­tuel international. Sa vocation est de produire des analyses et des idées originales sur les grands enjeux de notre temps : mutations de la démocratie, transforma­tions du capitalisme et des inégalités, évolutions des relations internationales... En relation avec un grand nombre de revues et de think tanks étrangers, "La Répu­blique des idées" est également un pôle d'information et d'échanges sur la vie intellectuelle à travers le monde. »

MOI. — C'est en effet assez surprenant, cette collection qui, à peine fondée, se présente comme l'un des pôles de l'in-tellectualité mondiale, et qui se targue déjà d'être en relation avec tant d'instances de réflexion à l'étranger. Quelle infatuation !

LUI. — Je n'en suis pas si sûr que vous. Je me suis amusé à un petit exercice de réécriture, que m'a inspiré l'Acadé­mie kojévienne inventée par Clément Delassol. « La Nouvelle Compagnie des Eaux, prête-nom de l'Acadé­mie des sciences immorales et politiques, se présente comme un atelier intellectuel d'esprit républicain. Sa vocation est de mobiliser les revues et think tanks du réseau international politico-immoral, et d'attirer le public le plus large possible en lui promettant des informations et des échanges sur la vie intellectuelle à travers le monde. La NCE dispose de nombreux relais, qui diffusent, souvent sans le savoir, ses analyses et ses idées originales sur notre temps : mutations de la démo­cratie, transformations du capitalisme et des inégalités, évolutions des relations internationales... ad majorem Aquaegloriam. » N'est-ce pas plus clair ainsi?

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MOI. — Pas vraiment. Que voulez-vous dire en impliquant la fameuse Académie immorale ?

LUI. — Qu'il faut supposer que la République de monsieur Rosanvallon est ou sera branchée sur un ou plusieurs de ces curieux réseaux d'influence, occultes et puissants, comme celui dont Kojève fut l'illustration.

MOI. — Ce n'est pas bien ? LUI. — Oh, c'est au-delà du bien et du mal. Cela est. Je

m'étonne seulement d'avoir tant vécu sans avoir jamais été sollicité par aucun, je ne dis pas d'y entrer, mais même de m'exprimer devant ses membres. On doit me croire réfractaire à toute entente jurée, secrète comme ouverte. Et sans doute n'est-ce pas faux. J'aurais du mal à garder mon sérieux. C'est déjà beaucoup pour moi que de rester longtemps membre des associations que j'ai créées.

MOI. — Mais un think tankt LUI. — Le mot est ridicule, mais la chose est plaisante, et

monsieur Rosanvallon a raison d'anticiper que, comme aux États-Unis, de telles instances intellectuelles, conve­nablement financées, joueront un grand rôle dans la reconfiguration et le fonctionnement du débat public en France et en Europe.

MOI. — Là encore, vous approuvez monsieur Rosanvallon. LUI. — Sans doute. C'est un esprit délié. MOI. —Je vois aussi que vous parodiez la devise jésuite, ad

majorent Deigloriam. Pour la plus grande gloire de Dieu. LUI. — Je l'aime beaucoup, en effet. MOI. — Mais Pascal! Mais Voltaire! Mais Stendhal! LUI. — Je les aime aussi. MOI. — Et qu'aimez-vous donc dans cette formule ? LUI. — Qu'elle donne à rêver. MOI. — Rêver à quoi ?

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LUI. — Oh, je ne sais pas. À tout autre chose qu'à l'histoire rampante des hommes. À son envers sublime. À une conspiration mystique à la Borges, entre « Le Congrès » et « La Secte du phénix ». Ou encore à l'équipée multi-séculaire d'une petite bande d'anticipateurs mutants et de correcteurs du sort à la Asimov. Un petit Murder Club de haute spiritualité. Une Sainte-Cagoule, ou Sainte-Capuche. Une mafia d'érudits allumés. Etc.

MOI. — Et que voudraient les conjurés ? LUI. — Ce que peuvent vouloir des progressistes transcen-

dantaux. Aider le sort. Accoucher l'histoire. Distribuer quelques coups de pouce, mais avec mille mains. Servir la cause. Etre la cause.

MOI. — La cause de quoi ? LUI. — Du meilleur des mondes possibles, par exemple. Il

s'agirait pour cette « Conspiration du meilleur » de soulager Dieu du calcul qui est à sa charge, de donner le coup de pouce qui change tout quand l'occasion s'en présente, et de s'égaler au savoir absolu, qui n'est pas tout savoir à l'avance, car tout n'est pas écrit. Bossuet plus Leibniz plus Hegel. Plus Ferragus et madame de La Chanterie. La conspiration aurait aussi quelque chose des Suisses, qui lissent et peaufinent leurs paysages, et des agriculteurs, qui croisent les races pour obtenir « la vigueur hybride ». La Providence, c'est elle. Ce qui a lieu « par l'opération du Saint-Esprit », c'est elle. La canta­trice chauve, c'est elle.

MOI. — Ce rêve est fou. LUI. —Pas bien plus que celui de Jacques le fataliste. Et je ne

vous dis pas tout ce que je rêve. MOI. — Pourquoi cela? LUI — Vous n'êtes pas mon psychanalyste, tout de même.

Et d'ailleurs, l'eussiez-vous été, est-ce que l'on dit tout même à son analyste ?

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MOI. —Tout dire, dire la vérité, est le principe de la psy­chanalyse, son pivot, son moteur. Cela ne souffre aucune exception à mes yeux. Sinon, c'est mensonge et imposture.

LUI — Omettre, est-ce mentir ? Sans doute Pascal tenait-il le mensonge par omission pour un mensonge, mais c'était une vue périmée, qui n'avait pas été dûment recon­figurée. La doctrine moderne est donnée par Lacan : « Je dis toujours la vérité : pas-toute, parce que toute la dire, on n'y arrive pas. »

MOI. — Laissons là vos rêves. LUI. — Il dit même que le réel ne peut que mentir au par­

tenaire. Cela aurait certainement été tenu pour une de ces « assertions dangereuses et pernicieuses » relevées devant le Parlement de Paris par les Rapporteurs sur les infamies des jésuites.

MOI. — Laissons vos comparaisons. LUI. — Ignace de Loyola était décidément un bien curieux

personnage. Pieux au regard de Dieu, mais immoral pour les hommes.

MOI. — Oui, l'énigmatique Ignace! Fascinant personnage, mystico-politique. L'inventeur d'un type d'homme, me semble-t-il.

LUI. — C'était une sorte de Rimbaud, un hidalgo à la vie orageuse et sensuelle, où les crimes énormes ne man­quaient pas, et qui a été saisi par la grâce de Dieu à trente ans.

MOI. — « Crimes énormes » ? Encore la « légende noire ». LUI. — Certainement pas, je viens de vous paraphraser

quelques lignes de l'avant-propos du livre que voici, d'André Ravier s.j., ce qui veut dire « membre de la Société de Jésus », paru chez Bayard. Ce fut la maison d'édition des Assomptionnistes, qui publia en son temps

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La France juive, de Drumond. Elle s'est depuis décrassée, « déconfessionnalisée », et elle est tombée, dit-on, dans l'escarcelle des jésuites. Du coup, depuis peu elle se recon­figure : déplacement en direction des sciences humaines. Les jésuites ne cachent rien, si l'on veut bien les lire. Ils adorent dire ce qui est, sans que personne ne s'en aperçoive, dans le style « lettre volée ». De nos jours ils disent tout, hormis qu'ils sont jésuites. La lettre volée, c'est eux.

MOI. — Ah ! vous les critiquez enfin. LUI. — Nullement. Je pense seulement à cet épisode cro-

quignolesque conté dans la toute récente biographie de Michel de Certeau. On y voit de Certeau, que j'ai connu, et Guy Le Gaufey, que je connais toujours, s'entretenir à cœur ouvert, sans confesser, l'un, qu'il est jésuite, l'autre, qu'il est psychanalyste. Et voilà qu'ils se retrouvent un jour dans une réunion de l'École freudienne de Lacan. Ils en étaient membres tous les deux, sans se l'être dit. Imaginez ce que Voltaire aurait fait de l'histoire. Ou Alphonse Allais. Voire Ignace de Loyola.

MOI. — Ah ! vous vous moquez. LUI. — C'est permis, c'est une histoire de famille. Voyez à

l'index des noms « Miller Jacques-Alain ». Je suis l'un des personnages, et non des moindres, de la saga.

MOI. — Et qu'y trouve-t-on ? LUI. — Par exemple, la nature de l'opération qui était

attendue de Lacan par ses élèves jésuites : la « greffe chré­tienne » sur la « tradition juive » dans la psychanalyse. La greffe aurait échoué - encore que Dolto... - et ce serait dû à la néfaste influence logicienne de JAM et de ses camarades normaliens auprès de Lacan. Quant à la dis­solution de l'École freudienne, elle avait un envers ignoré : c'est à Michel de Certeau et à ses compagnons

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que l'innocent que j'étais s'était trouvé affronté sans le savoir. Jacques-Alain en vil séducteur d'un grand homme, je vous assure que c'est irrésistible !

MOI. — De l'amertume ? Du ressentiment ? LUI. — Nullement. De la stupéfaction et de la colère, oui,

d'abord. Puis, de la réflexion et de l'étude. Et mainte­nant, comme d'habitude, de la gaieté. Ce qui arrive aux frères humains, floués, dupés, auto-dupés toujours, en définitive m'amuse, même quand le dindon, c'est moi ! Et il appert que je l'ai été plus souvent qu'à mon tour. Je soupçonne tous les Magnifiques d'être des Cocus !

MOI. — ... LUI. — Permettez-moi de vous lire les lignes suivantes :

« Dieu n'a pas coutume de changer le fond de nature chez ceux qu'il saisit ainsi ; au contraire, hormis le péché, il utilise ce fond de forces, de passions, au service de sa gloire: Paul de Tarse, après son "chemin de Damas", a mis, à prêcher le Christ, la même fougue, la même violence qu'il avait mise à persécuter l'Église. » Cela m'amuse fort à lire. D'abord, parce que Lacan compara un jour ma soudaine conversion au maoïsme en Mai 68 à celle de Paul jeté bas de son cheval. J'y ai fait allusion la première fois que je mis les pieds à Sâo Paulo, en octobre 1981, à l'invitation de Jorge Forbes. Ensuite, parce que Clément Delassol a touché ce thème à propos des anciens communistes sans penser à la profonde affinité des jésuites avec les convertis et abjureurs, et à l'art que leur prête la « légende noire », de les recycler, de les orienter, et de leur désigner l'objectif capable de servir la gloire de Dieu. Ainsi de Ravaillac et divers régicides.

MOI. — Vous croyez ces sornettes ? LUI. — Bah ! ce sont les rumeurs infâmes, inévitables, et dis­

trayantes d'une histoire anecdotique depuis longtemps

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surclassée par la statistique. Il y a seulement que les jésuites n'ont pas été créés pour être des petits saints, si je puis dire. Ils apprécient la fougue et la force, la passion et la violence, en même temps qu'ils ont la vocation de l'intelligence et de l'étude, et la mission d'éduquer les jeunes âmes. Quel mal y a-t-il à rêver que Lindenberg est une sorte de Ravaillac ? Je me souviens du titre d'un livre de Philippe Erlanger que je lisais à treize ans L'Étrange Mort du roi Henri IV. Le pamphlet aussi, je l'ai d'emblée trouvé étrange.

MOL — La métaphore Lindenberg-Ravaillac est un petit peu forte pour un adjectif en commun, ne croyez-vous pas?

LUI. — Sans doute si vous prenez les choses au pied de la lettre, mais je m'exprime ici au second ou au troisième degré. C'est, formellement, le même principe. Un sujet est habité par un désir, il le méconnaît, il cède sur ce désir. Il n'est que de le révéler à lui-même, et de lui mettre ensuite dans les mains le moyen de réaliser son vœu le plus cher, son Wunsch (vœu, souhait).

MOI. — Vous ne parlez pas sérieusement. LUI. —Voyons, passez-moi, là, le tome VIII de XEncyclopae-

dia Universalisa que nous consultions l'article « Henri IV ». Lisez les phrases que j'ai cochées.

MOI. — « Or, le temps n'a pu encore jouer en faveur de l'ef­facement des théories théologico-politiques anti-royales, tant des Ligueurs que des protestants. » Ce n'est pas limpide.

LUI. — C'est peut-être volontairement opaque. Cela veut dire : pourquoi le Vert-Galant a-t-il été tué ? Parce qu'il y avait du retard à la reconfiguration. De ce fait, quelqu'un a dû penser qu'un monde où le roi Henri mourait le 14 mai 1610 rue de la Ferronnerie serait infiniment pré­férable à un monde où il serait parti cinq jours plus tard

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soutenir les princes protestants d'Allemagne. C'était un calcul, non point de la haine.

MOI. — « La disparition du roi est souhaitée par beaucoup. » LUI. — On assassine à la demande générale, et pour le bien

du plus grand nombre. Bentham avant la lettre. MOI. — « Le coup de couteau de Ravaillac n'est pas un

accident. » LUI. — N'allons pas au-delà. Ceci n'est pas un accident. Tout

est là. Qu'est-ce qui dans l'histoire est accident, et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Voilà une question que l'on a cessé de se poser depuis que l'on ne croit plus à la Providence. Quoi nécessaire ? Quoi réel ? Quoi contingent ? Et dans le contingent, il y a ce qui est fortuit et ce qui ne l'est pas. Quels sont les antonymes de « fortuit » selon le Robert*

MOI. — Attendez voir... « Attendu, nécessaire, obligatoire, prémédité, prévu. » Vous croyez ?

LUI. — L'Encyclopédie le dit. Lent Cyclope, hé! dis. Ou édit, de Nantes bien entendu.

MOI. —Juste avant ces lignes, l'auteur explique que la masse paysanne avait été abandonnée par le pouvoir, qu'elle était tenue en sujétion, que...

LUI. — Mais oui! Il y avait déjà des progressistes au dix-septième siècle. Et, comme de juste, au dix-huitième. Au Paraguay, les indigènes étaient heureux. C'est l'aristocra­tie, c'est l'oligarchie, qui ont mis fin à ce petit paradis. Lisez les pages belles et profondes qu'un amateur éclairé des paradis, Philippe Sollers, a consacré à « l'aventure jésuite » dans son Éloge de l'infini, qui vient de paraître en livre de poche. Le Paraguay donne l'essence de ce que fut la grande politique jésuite : un peuple reconfiguré et métissé, gouverné par une élite bienveillante, attachée à « servir le peuple » sans préjugés comme à maintenir sa tradition propre.

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MOI. — Le « métissage » est un terme très en vogue de nos jours.

LUI. — Bien entendu. Quand Le Monde dans son éditorial daté du 2 janvier, reproche à Chirac de ne pas s'être rendu à l'investiture de Lula le Ier janvier, il termine en disant que l'action de « ceux qui incarnent l'espérance démo­cratique (dans les pays du Sud) fait écho à ce que la France porte d'universalisme : le dialogue des cultures, le métissage, la farouche volonté d'indépendance ».

MOI. — Comment expliquez-vous le succès récent de ce terme ?

LUI. — L'anatomie, c'est le destin, disait Freud. C'est de moins en moins vrai. L'espèce parlante est parfaitement capable de se reconfigurer elle-même. Elle n'a jamais hésité à reconfigurer l'animal et le végétal. Elle a toujours cherché la vigueur hybride du vivant. Le racisme ? Là où il y a race, il y a racisme. Mais la race n'est pas une réalité immuable. La mondialisation veut dire que le nombre des « mariages mixtes » croîtra inexorablement. Le métissage croissant veut dire : déclin du racisme. C'est un message d'espoir. De plus, le biologique n'est plus un réel opaque et sans loi. On a réussi à son propos l'opération galiléenne, à savoir : le lire, décrypter le symbolique dans le réel. Donc, à l'horizon, maîtrise de la reproduction, banque d'organes, industrie clonière, etc. Le Père Teilhard, qui n'avait pas froid aux yeux, parlait dès Le Phénomène humain de la nécessité « de remplacer les forces brutales de la sélection naturelle » par « une forme d'eugénisme noblement humaine ». Bref, il sera question de la renaissance de l'humanité, cette fois comme le Genre humain auto-engendré, ou deux fois né, comme Dionysos.

MOI. — Vertigineux.

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LUI. — Logique. MOI. — Et jésuite. LUI. — Si vous y tenez. Il y a en effet comme un pressenti­

ment de cela dans la politique jésuite au dix-huitième siècle. Mais le même idéal est présent chez un Montes­quieu quand il écrit ces lignes si belles : « Si je savais quelque chose qui me fut utile, et qui fut préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille, et qui ne le fut pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fut préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fut utile à l'Europe et préjudiciable au Genre humain, je la regarderais comme un crime. » Il n'est pas personne avec qui je me sois senti plus d'affinités qu'avec Montesquieu. Avec Teilhard en revanche, aucun atome crochu, bien que son idée d'un « eugénisme de la société » m'apparaisse aujourd'hui prophétique.

MOL — Mais enfin, pourquoi tous ces thèmes, tenus pour éculés dans les années soixante, refont-ils surface ?

LUI. — Quelle était l'armature idéologique, pratique, populaire, de la gauche ? Elle lui avait été donnée pour une large part par le marxisme, et par des partis com­munistes adossés à l'Union soviétique. Les anciens com­munistes et anciens trotskistes, formés dans ce cadre, peu­plaient les partis socialistes, et, sur leur chemin de Damas, apportaient leur flamme de révoltés et leur savoir-faire organisationnel. On a encore vu cela il y a peu lors de la formation du puissant parti socialiste mitterrandien. Tout cela a disparu, ne reviendra pas. Donc, des thèmes progressistes antérieurs au marxisme refont surface. Donc, le progressisme chrétien se fait mieux entendre.

MOI. — Cela ne doit pas beaucoup plaire à votre ami Milner.

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LUI. — Sans doute pas. Je n'ai pas son histoire, ni ses anti­pathies, mais, comme lui, je ne suis ni progressiste, ni chrétien. Il n'empêche que le socialisme n'a pas commencé avec Karl Marx.

MOI. — Oui, il a commencé avec les socialismes utopiques. LUI. — Oh, Nietzsche disait: avec le christianisme. Voyez

Le Crépuscule des idoles. Le génie du christianisme mène à l'humanisme, l'humanisme au socialisme, et le socia­lisme au métissage. CQFD. Je ne dis pas que c'est irréfu­table, mais c'est au moins défendable.

MOI. — Il y a aussi le christianisme réactionnaire. LUI. — Bien entendu. Il y a peut-être même une « ambiguïté

politique du christianisme » comme tel : éventuellement révolutionnaire « dans la ligne de l'Incarnation », mais conservateur en tant que religion du Père. C'était l'analyse de Merleau-Ponty dans un très profond article de Sens et Non-sens. Mais il y a plus dans le texte que la thèse que son auteur a privilégiée. L'Incarnation, c'est-à-dire le Dieu-Homme, la mort de Dieu, veut dire que le Dieu infini ne suffit plus, « qu'il se passe quelque chose, que le monde n'est pas vain, qu'il y a quelque chose à faire, que Dieu n'est plus au Ciel, qu'il est dans la société et dans la communication des hommes ».

MOI. — C'est une notion très jésuite de la divinité. LUI. — Sans doute. Pour en être sûr, il faudrait que je

connaisse mieux la spiritualité ignacienne. Curieuse­ment, je l'ai toujours évitée jusqu'ici. À cause de Pascal et Voltaire, j'ai toujours cru que les jésuites étaient des ridicules, ce qui était une croyance ridicule. Il est probable aussi que je n'avais jamais pardonné au docteur du Poirier d'avoir ruiné l'idylle de madame de Chastel-ler avec Lucien Leuwen.

MOI. — C'était un jésuite, ce du Poirier?

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LUI. — Il était membre de « la Congrégation », qui était peut-être l'équivalent sous la Restauration de ce que veut être « la République des idées » aujourd'hui, à savoir une organisation de masse des élites, si je puis dire. Elle a joué un rôle durant tout le dix-neuvième siècle, et inspiré Balzac. On sait peu de choses sur elle, elle appartient à l'envers de l'histoire. On sait qu'elle fut inventée par le Provincial de France de l'époque, le Père de Clorivière, dont je ne connais que le nom, reste de ma khâgne. J'avais lu à l'époque La Restauration, de Bertier de Sauvigny, et j'ai acheté il y a deux ou trois ans un petit livre de lui, qui est... là. Passez-le-moi, s'il vous plaît.

MOI. — Il est de 1999, chez Bartillat, rue Servandoni. LUI. — Où logeait Barthes, de l'autre côté du Luxembourg,

dans le quartier Saint-Sulpice. Écoutez ceci : « Cette société secrète des "Chevaliers de la Foi" était restée inconnue par notre historiographie jusqu'à la publica­tion, en 1948, par votre humble serviteur, d'une thèse sur L'Énigme de la Congrégation, appuyée sur les Souvenirs de Ferdinand de Bertier, eux-mêmes publiés plus tard, en deux volumes (1990-1993). L'institution trouvait son origine à la fois dans la franc-maçonnerie... et dans le souvenir romantique des Ordres de Chevalerie du Moyen Âge. »

MOI. — La franc-maçonnerie ! ? LUI. — Oh, elle a souvent été infiltrée par les chrétiens, cela

est bien connu, pour le coup. Un ami m'a d'ailleurs dit que c'est sensible aujourd'hui en France, et que cela préoccupe fort certaines obédiences. Je continue : « À la franc-maçonnerie, on avait emprunté une organisation hiérarchique maintenant les grades inférieurs dans la double ignorance des degrés supérieurs et des objectifs des dirigeants. » C'est sans doute le principe de toute

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démocratie égalitaire : soyez égaux, et puis supportez que nous soyons un peu plus égaux que les autres, selon l'im­mortelle parole d'Orwell. À la Congrégation, cela a mal tourné. Il y avait en fait deux sociétés : la pieuse, la reli­gieuse, fondée ou ranimée sous le Consulat, la Congré­gation; et puis, la secrète, la politique, dont étaient membres les Chevaliers de la Foi. Écoutez: « Une fois connue l'existence du grade supérieur des Chevaliers de la Foi, chacun prétendait effectivement y accéder. » Que c'est amusant! Déjà les ravages de l'individualisme moderne, la crise de l'autorité. On se croirait dans une société de psychanalyse !

MOI. — L'État a toléré ces sociétés secrètes au dix-neuvième siècle ?

LUI. — Mal. La Société de Jésus a été trois fois bannie de France au dix-neuvième siècle, le saviez-vous ?

MOI. — Mais non ! LUI. — La première, par Charles X, en 1828. La seconde, en

1845, par Louis-Philippe. La troisième, en 1880, l'exposé des motifs étant de Jules Ferry. Et elle a commencé le vingtième siècle en se faisant chasser une quatrième fois, le 9 septembre 1901. Elle aura donc réussi à se faire chasser successivement par la Restauration, la Monarchie de Juillet et la République.

MOI. — Et pour quels motifs ? LUI. — La Chalotais les expliquait déjà très bien dans son

Compte-rendu des constitutions des jésuites. Je l'ai dans une édition de 1762, date émouvante car c'est celle de la première expulsion de France sur arrêt du Parlement de Paris. Je l'ai acheté le 2 janvier pour 34 euros. Les livres anti-jésuites sont peu chers, tellement il y en a eu. Louis-René - René, comme Chateaubriand - de Caradeuc de La Chalotais, dont de mon temps on apprenait le nom

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à l'école, était Procureur Général du Roi au Parlement de Bretagne. Il rend compte au Parlement des Constitutions des jésuites, c'est-à-dire, au sens d'aujourd'hui, de leurs statuts. Le 6 août 1762, le Parlement de Paris déclare leur Institut « inadmissible par sa nature dans tout État policé, comme contraire au droit naturel, attentatoire à toute autorité spirituelle et temporelle... Déclare sa doctrine... perverse, destructive de tout principe de religion, même de probité, injurieuse à la Morale Chrétienne, pernicieuse à la Société civile, séditieuse, attentatoire aux droits, à la nature de la puissance royale, à la sûreté même de la personne sacrée des Souverains et à l'obéissance des sujets, propre à exciter les plus grands troubles dans les États, à former et à entretenir la plus profonde corrup­tion dans le cœur des hommes ».

MOI. — Des subversifs absolus ! LUI. — C'est bien fait pour me les rendre sympathiques !

Mais il y a belle lurette que nos jésuites ne troublent plus l'ordre républicain. Ils ont certainement été partie prenante dans la naissance de la démocratie chétienne au vingtième siècle. Ils ont sans doute appuyé la politique de « déconfessionnalisation » qui a touché de nom­breuses institutions. Ils se sont intéressés à Lacan, et, partant, à votre serviteur, pas toujours à son avantage jusqu'ici. Ils se sont faits discrets, modestes, divers, ils se vouent à l'étude, ils sont moins répandus dans l'ensei­gnement. Ils sont du côté des pauvres et des opprimés, et s'ils disposent des connexions internationales de leur Ordre, ils les mettent par priorité, me semble-t-il, au service de la cause du peuple. C'est d'ailleurs une tradition jésuite, dont la légende noire n'a retenu que la permission du régicide.

MOI. — Ah, voilà qui explique bien des choses.

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LUI. — Partout, le désarroi de la gauche est patent, ses cer­titudes se sont effritées, ses repères se sont effacés, une attente est palpable. Les jésuites sont là, ils ont des idées, ces idées sont claires et opératoires, ils ont l'art d'orien­ter les âmes en peine, je parie qu'ils joueront un rôle plus important que par le passé. C'est ce qui est en train de se passer, ce qui est en cours, en France, sous nos yeux, et sans doute dans le monde. C'est l'heure H pour la résur­rection de la gauche.

MOI. — Et la droite? LUI. — La droite aura l'Opus Dei. Voilà la lutte titanesque

qui se déroule à travers le monde. Ça vous la coupe, ça, hein, mon philosophe, cet envers du décor!

MOI. — Oui, c'est l'envers de l'histoire contemporaine, pour reprendre après Lacan le titre de Balzac.

LUI. — Encore faudrait-il savoir ce que c'est exactement que cet Opus. On lui fait volontiers les reproches que l'on ne fait plus aux jésuites. Il m'arrive de penser que là est son utilité principale. Ce pourrait être un contre-feu, qui dédouane nos jésuites contemporains, et leur permet de vaquer en paix à leurs occupations. Pure spéculation logique, je l'admets volontiers, qui ne repose sur rien que sur ce que l'on appelle en anglais a hunch, un pressenti­ment. Cela ne plaira ni aux uns, ni aux autres, donc mettons que je n'ai rien dit, comme disait Paulhan.

MOI. — Vous l'avez dit. LUI. — Et retiré. MOI. — Vous avez d'autres idées saugrenues de ce genre? LUI. — Souvent. Chaque fois que je vois le contre servir en

fait le pour. MOI. — Par exemple? LUI. — Le succès de monsieur Meyssan, qui a réussi à

convaincre près de ioo ooo lecteurs d'acheter son livre,

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et dégoûté des millions de rien croire d'éventuels complots. Qui a abattu les Twin Towerst Sommes-nous sûrs de le savoir ?

MOI. — À quoi pensez-vous ? LUI. — Au roman de Chesterton, The Man who was

Thursday. À celui de Tolkien, dont je ne connais que le titre, Les Deux Tours.

MOI. —Vous êtes un bien curieux commentateur politique. LUI. — Je suis un rêveur. Et un lecteur. Quand une lettre

volée est là, bien en évidence, et qu'il n'y a personne pour la lire, il m'arrive de m'y essayer.

MOI. — Pour le coup, il faudra que vous donniez un exemple.

LUI. — Le livre de Lindenberg en était un. Personne n'a voulu voir la finesse du procédé. On a fait des reproches à son éditeur, sans se donner la peine de lire l'œuvre de celui-ci. On y aurait trouvé la théorie dont la parution du Lindenberg est l'application.

MOI. — Comment cela? LUI. — Daniel Lindenberg est l'auteur d'un livre paru en

1975 qui s'intitule Le Marxisme introuvable. MOI. — Oui, nous savons cela. LUI. — Eh bien, Pierre Rosanvallon est l'auteur d'un livre

paru en 1998 qui s'intitule Le Peuple introuvable. MOI. —Ah, ah! LUI. — Le voici en édition de poche. Ne prenons que la

conclusion, de la page 435 à la page 470. Je résume la thèse. D'abord, « le social n'a plus de consistance visible ».

MOI. — Qu'est-ce à dire ? LUI. — Il y a un brouillage général des identités sociales. La

société ne délivre plus aux sujets des identités évidentes, ne leur permet plus de s'identifier de façon stable. Pour autant que le « politique » suppose que le sujet adhère à

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une représentation, ou « figuration », de son être, de sa place, de sa valeur, le politique est désormais disjoint du social, et la politique est « désociologisée ».

MOI. — C'est en effet une idée qui est dans l'air du temps. LUI. — Elle ne prétend pas à l'originalité. Mais dans ce livre

elle est fondée sur l'histoire de la représentation politique en France, elle est particulièrement bien dite, et elle est poussée jusqu'à ses conséquences radicales.

MOI. — Qui sont ? LUI. — Désormais, le peuple est introuvable. C'est une

formule très lacanienne : en somme, le peuple n existe pas. Il n'a plus de consistance, plus d'essence. Les identités d'antan ? Elles sont perdues, on aura beau le déplorer, en exalter le souvenir, en éprouver la nostalgie, elles ne reviendront pas.

MOI. — Alors, une politique sans identités, sans identifica­tions ?

LUI. — C'est ce que proposent en effet un Habermas ou un Rawls : « désubstantialiser » décidément la démocratie, « la ramener à un strict agencement de droits », fonder la politique sur le « moment juridique » du lien social. Rosanvallon est trop lacanien, si je puis dire, pour croire que cette politique abstraite puisse donner lieu à une pratique efficace. L'homme ne vit pas seulement du sym­bolique, si je puis dire, mais aussi d'imaginaire. La vision juridico-procéduraliste de la politique est illusoire. « Dans la ligne de l'Incarnation », pour parler avec Merleau-Ponty, la politique a besoin d'une « chair sensible ».

MOI. — Voilà qui est suggestif. LUI. — N'est-ce pas? Le peuple « inexiste ». Dans ce vide,

un « travail de la représentation » est à l'œuvre, qui est à la fois « travail du deuil » et production d'insignes inédits, au sens où j'ai utilisé jadis le mot pour désigner un mixte

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de signifiant et d'image. « De nouvelles images protec­trices et rassurantes » émergent. On recherche des « repères stables » permettant « une identification positive au grand tout social », selon trois modalités : « sacralisa­tion de l'opinion », « exaltation de l'unité du peuple-nation », « construction médiatique de communautés d'opinion ».

MOI. — C'est à la fois bien raisonné, compréhensible, et observable.

LUI. — Au-delà de l'identification au grand tout, il y a les nouvelles identités, ou identifications particulières: féminines, homosexuelles, minoritaires d'une façon générale. Appelons-les NIP - prononcer « nippes ».

MOI. — Ah, ah. LUI. — Rosanvallon est de ceux qui, comme moi-même, ont

le sentiment très vif de l'incarnation politique. L'image, le corps, la chair, la jouissance, la présence, sont inélimi-nables. C'est une thèse lacanienne, mais qui est aussi bien baroque. Elle est aux fondements de la spiritualité chré­tienne, et la Contre-Réforme l'a mise au cœur de son projet.

MOI. — Cela n'est pas toujours compris. LUI. — On prend plus volontiers l'être parlant pour un pur

sujet, que pour l'effet du plus-de-jouir. MOI. — Cela, pour le coup, n'est pas dit pour être compris. LUI. — Exact, c'est un signe d'intelligence à mes amis. MOI. — Où voulez-vous en venir? LUI. — À la fin de la conclusion. La politique ne peut plus

représenter la société car « il n'y a plus rien à représenter, plus rien à photographier ». Donc, elle doit la construire, la créer - en termes lacaniens, introduire les « signifiants-maîtres » capables de la structurer et la rendre lisible. Voilà la zone où sans crainte et sans tremblement, avec

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intrépidité, s'avance Pierre Rosanvallon. Là commence la démiurgie sociale. « De plus en plus, dit-il, le but est de construire directement la société. »

MOI. — C'est impressionnant. LUI. — Audacieux, sans préjugés, logique. MOI. — « Logique », il n'y a pas dans votre bouche de com­

pliment qui passe celui-là. LUI. — Nous y sommes. Faire de la politique aujourd'hui,

c'est construire des identités, des récits, un espace de confiance, une histoire, constituer du sens, se lancer dans une vaste entreprise d'élucidation.

MOI. — Le mot y est ? LUI. — Page 466 de l'édition « Folio ». Les grands esprits se

rencontrent. J'ai acheté ce livre le 2 janvier à la librairie de La Procure. À l'horizon, « opérer une même mise en récit, conduire une même expérience d'humanité ». Voyez le démiurge.

MOI. — En effet. LUI. — Cela est dit en clair dans le dernier paragraphe de

l'ouvrage : « saisir l'histoire en train de se faire comme la poursuite d'une expérience ». Et mieux encore dans sa dernière phrase : « L'écriture de l'histoire ne se sépare plus de l'action pour l'infléchir. »

MOI. — Qu'est-ce à dire ? LUI. — Que monsieur Rosanvallon passe désormais aux

travaux pratiques. MOI. — Et quels sont-ils ? LUI. — Eh bien, vous ne voyez pas ? MOI. — Non. LUI. — Le Lindenberg. MOI. — Non ? LUI. — Mais bien sûr. Tout y est. La conclusion du Peuple

introuvable constitue la théorie dont Le Rappela l'ordre,

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et plus largement « La République des idées », est l'ap­plication. On ne peut que s'incliner devant la force de la conception et le caractère décidé de l'action.

MOI. — Personne n'a rien vu! LUI. — Du moins personne n'en a rien dit, à ma connais­

sance. MOI. — Nous étions donc les cobayes d'une expérimenta­

tion sociale. LUI. — Comme vous y allez. Ce n'est pas ce que dit Rosan-

vallon, mais que toute politique aujourd'hui, ne pouvant être descriptive, est nécessairement productrice. Elle ne peut s'appuyer sur des identités préexistantes, elle doit les créer.

MOI. — C'est démiurgique. LUI. — Dès que l'on ouvre la bouche, disait Mao, on fait de

la propagande. Ou encore, pour prendre une autre tradition, les jésuites eux aussi furent jadis, au dix-septième siècle, d'inlassables « constructeurs d'opinion » - le mot est employé entre guillemets, sans référence explicite, peut-être est-ce une citation de Rosanvallon -« en matière d'idées, de théories, de doctrines théolo­giques, et, pour certains d'entre eux, des polémistes sans pitié et, parfois hélas, sans mesure ».

MOI. — D'où tirez-vous cette phrase? LUI. — D'un livre que j'ai acheté par hasard en même temps

et au même endroit que Le Peuple introuvable, un recueil qui a été édité en Belgique au mois de mai dernier, sous le titre de Tradition jésuite, et qui est diffusé par Le Cerf. L'article que je cite est le premier du recueil, il a pour auteur madame Luce Giard, dont j'ai appris dans la bio­graphie de Michel de Certeau qu'elle fut très proche de celui-ci. Elle connaît donc Lacan, et mon nom ne doit pas lui être étranger.

MOI. — Comme le monde est petit.

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LUI. — On apprend dans ce livre ce qui se maintient ininter­rompu d'une tradition qui plonge ses racines au cœur du seizième siècle. Elle a sans doute été reconfigurée plusieurs fois, je suppose même quelle est constamment réévaluée, mais la référence à Loyola, à ses écrits et à ses exercices, perdure intouchée. C'est très beau, et de nature à inspirer les freudiens.

MOI. — Rosanvallon là-dedans ? LUI. — Ce n'est plus désormais un théoricien pur, mais un

expérimentateur social, comme avait pu l'être Pierre Bourdieu, et même avant lui Michel Foucault. Il l'an­nonçait en 1998 dans les dernières lignes du Peuple introu­vable, il l'annonçait à nouveau à la fin du texte paru en première page du Monde daté du 23 juin 1999, qui com­muniquait la dissolution de la Fondation Saint-Simon, « une histoire accomplie ». Il évoquait alors « le plaisir d'être libre et indépendant de toutes les institutions, y compris de celles que l'on a créées ». Il ajoutait : « Le chan­gement est la condition obligée de la vitalité intellec­tuelle. » C'est aussi mon sentiment, je n'ai pas besoin de me forcer pour sympathiser avec cette position.

MOI. — J'en porte témoignage. LUI. — Le talent de monsieur Rosanvallon s'impose à tous,

puisque le promoteur de sa chaire au Collège de France n'est autre que monsieur Marc Fumaroli, homme d'ordre, et par ailleurs admirateur de la politique jésuite à l'âge classique, qui n'a pas hésité à surmonter un clivage partisan pour patronner l'élection d'un homme de mouvement, qui plus est ancien permanent de la CFDT et conseiller d'Edmond Maire. Le texte de la leçon inau­gurale de monsieur Rosanvallon, Pour une histoire concep­tuelle du politique, est paru au Seuil ce mois de janvier. Jean-Claude Milner m'en a fait cadeau, et nous l'avons déchiffré ensemble.

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MOL — Votre ami Milner n'a pas dû aimer. LUI. — Il sait rendre les armes au talent. MOI. — En êtes-vous sûr? LUI. — Il sera le premier lecteur de ce dialogue. J'ôterai ces

phrases si elles lui paraissent inexactes. MOI. — En définitive, vous ferez mieux lire Rosanvallon. LUI. — Je l'espère bien. C'est, selon moi, un praticien néo-

lacanien de la politique, et je le sens profondément en résonance avec des pensées et des analyses que j'ai pu exprimer à mon cours de L'Orientation lacanienne.

MOI. — Vous n'étiez pas parti pour ça. LUI. — Christophe Colomb non plus. L'expérience Lin-

denberg, le lancement du signifiant « nouveaux réacs », ce n'était encore rien auprès de ce que j'anticipe. Et puis, un nom, cette fois explicitement mentionné, nous réunit, celui de Michel de Certeau. Celui-ci fut membre de l'École freudienne, et ne dédaigna pas de se faire mon adversaire lors de la querelle de la dissolution en 1980-1981, laquelle s'en trouve comme sublimée à mes yeux. Pierre Rosanvallon le cite dans sa leçon : « Des récits marchent devant les pratiques pour leur ouvrir un champ », ils ouvrent « un théâtre de légitimité à des actions effectives. »

MOI. — Ce sera le mot de la fin. LUI. — Pour le reste, soyez sans mémoire. Oubliez, clac!

- comme dans Men in Black. MOI. —Toujours le mot pour rire. LUI. — C'est là peut-être mon « fond de nature », comme

dit si joliment monsieur Ravier. MOI. — Portez-vous bien. LUI. — De même. Jusqu'à vous revoir.

6-24 janvier 200}

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TROISIÈME PARTIE

Le Journal d'Eusèbe

Notre âme est faite pour penser, c'est-à-dire pour apercevoir: or, un tel être doit avoir de la curiosité ; car, comme toutes les choses sont dans une chaîne où chaque idée en précède une et en suit une autre, on ne peut aimer à voir une chose sans désirer d'en voir une autre; et, si nous n'avions pas ce désir pour celle-ci, nous n'aurions eu aucun plaisir à celle-ci. Ainsi, quand on nous montre une partie d'un tableau, nous souhaitons de voir la partie qu'on nous cache, à proportion du plaisir que nous fait celle que nous avons vue.

MONTESQUIEU, Essai sur le Goût.

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EUSÈBE

Jeudi 21 novembre. — Il reste, paraît-il, une page blanche dans Élucidation. On me demande de la copie. « Dans le style de ce que tu nous as sorti ce soir, Eusèbe. » Il in arrive en effet à table, entre amis, de jouer le non-dupe. Mais le publier ?

Je disais donc : Le Monde nous informe cet après-midi que nous lisons monsieur Lindenberg. Cela n'est pas, mais cela sera.

Jadis, l'actualité n'avait pas lieu tous les jours. C'était l'in­formation innombrable, le monde comme il va, sans queue ni tête. Monsieur Plenel a changé tout cela. Il sait que l'in­formation est informe, et que l'actualité est d'abord un effet de sens : un point de capiton bien placé suffît à la créer - pour 24 heures, autant dire l'éternité. Il n'est pas le seul à le savoir, mais il en joue comme personne. Il fait du « gros titre » de la une tantôt un haïku, tantôt un fiât. Il se tait le septième jour.

Dommage. Pourquoi monsieur Colombani, si heureux en affaires, laisse-t-il à Hachette son monopole du dimanche? Le Guardian a bien Y Observer.

On ne comprend pas bien, à lire les pages du Monde, après qui en a monsieur Lindenberg. On crie à l'amalgame. Le mystère est-il si difficile à percer ? Monsieur Lindenberg confie qu'il est « plutôt jospinien ». Il fait brelan avec monsieur Schrameck et madame Agacinsky. Le premier

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croyait que c'était gagné ; la seconde fut amère ; monsieur Lindenberg vient en troisième. Lui aussi parle pour la gauche de gouvernement. Che Guevara, monsieur de La Palice, Spinoza (« persévérer dans son être »), la sagesse des nations (« qui a bu boira »), tout le confirme : le devoir d'un révolutionnaire est de faire la révolution, celui d'une gauche de gouvernement est de gouverner. Ayant perdu les dernières élections, celle-ci se venge, et met ses dandys au pied du mur. Tout ce qui n'est pas avec elle sera contre elle. D'où l'effet d'amalgame.

Tout cela nous avertit que Jospin revient, Jospin est de retour, Jospin est déjà là, auprès de nous.

Quand il est en difficulté, Jospin fait pour lui-même ce que chez Homère un dieu accomplit pour le héros qu'il protège : il le dérobe soudain aux coups qui le pressent, il l'enveloppe dans une nuée et l'entraîne indemne dans les airs. Il n'y a plus personne. Les bras retombent. Tous se regardent, interloqués.

En avril dernier, Jospin s'est fait hara-kiri en direct (ou plutôt seppuku). Il est tombé raide mort. Mais c'était pour du semblant. Il n'a rien. C'est un bon tour qu'il nous a joué, comme le juge des Dix Petits Nègres, d'Agatha Christie, comme Paul Meurisse dans sa baignoire dans Les Diabo­liques de Clouzot. Ceux qui l'approchent témoignent de sa belle humeur. Il reprendra demain sa place, frais comme un gardon.

Impossible de reconstituer une gauche de gouvernement si elle ne cristallise autour d'un chef, même un peu fripé. C'est à prendre ou à laisser. Voyez le Cocu magnifique de 1997, comme il s'est rétabli. De chef, la gauche en aura-t-elle un autre que ce Jospin ? Là aussi, il faut un point de capiton.

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Vendredi 22 novembre. — Lu le Lindenberg. C'est une sorte de Que sais-je? que l'on termine à peine commencé. L'auteur se présente comme « historien des idées ». L'histoire des idées est une discipline imaginaire, un art d'agrément, qui apprend à composer des albums de fleurs séchées, de papillons épingles. Monsieur Lindenberg, qui est à'Esprit, ne dit pas qu'il parle pour la gauche de gouvernement. La bouche en cœur, il dit : la gauche égalitaire.

Ce serait la gauche qui, tout comme la droite libérale, prônerait une société « ouverte et pluraliste ». Quand on lit quelque part cette formule à la Popper, on sait que le sus-à-l'ennemi n'est pas loin. De fait, monsieur Lindenberg s'au­torise aussitôt de son ouverture et de son pluralisme pour débusquer, de la gent écrivassière, tout ce qui manque d'en­thousiasme pour le marché, la société du spectacle et la culture du divertissement. Il donne la raclée à tout ce qui témoigne d'une nostalgie pour « la politique héroïque », pour le sublime en politique. Par ailleurs, il n'a pas tort de dire que le léninisme est un élitisme.

À quoi sert cette construction ? La gauche de gouverne­ment a la gauche de révolution à ses trousses, qui lui reproche inlassablement de trahir. Il faut dédouaner l'une, apaiser l'autre. À toutes les deux monsieur Lindenberg offre le leurre qu'il vient de créer, les « nouveaux réactionnaires ». Ce n'est pas nous qui trahissons, dit-il en substance, ce sont eux. Oui, ils vous ont trahis ou vous trahiront, ce ramassis d'aristo­crates républicains, de nationalistes anti-égalitaires, de tra­ditionalistes néo-heideggeriens, d'autoritaires et de sionistes. Ils finiront à droite s'ils n'y sont déjà, ou pire : franchement fascistes. Haro sur ces baudets ! Monsieur Finkielkraut et monsieur Taguieff la trouvent mauvaise. Monsieur Debray et monsieur Gallo ont l'habitude.

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Les « nouveaux réactionnaires », l'expression est de monsieur Maschino, dans Le Monde diplomatique du mois d'août. Celui-ci fustigeait quelques favoris des médias, dont il dressait la liste. Monsieur Lindenberg emprunte le mot, mais sa liste de proscription est différente : elle épargne ceux qui ont parlé en faveur du vote Jospin, et comble les manques avec du fretin pris dans la nasse. CQFD.

Samedi 25 novembre. — Je n'avais pas vu que monsieur Lindenberg inspirait aussi la couverture du Nouvel Obser­vateur.

Je suppose que la gauche éditoriale, au vu du résultat d'avril, s'est convaincue qu'il lui fallait prendre les choses en main très tôt, bien en amont des élections, et que sa longue complaisance pour les dandys du centre et les francs-tireurs de la gauche avait desservi les affaires de la gauche sérieuse; ergo, elle laissera désormais monsieur Adler au Figaro, monsieur Bové au Diplo, monsieur Ferry à monsieur Raffarin, monsieur Finkielkraut au Point, monsieur Glucksmann à L'Express, monsieur Taguieff à Marianne, et jettera pour toujours aux chiens ce qui reste de monsieur Chevènement.

Ce moment sectaire est logique après une déroute. Se prolongera-t-il ?

Monsieur Lindenberg dit en toutes lettres que la « gauche égalitaire » de son invention est jumelle de la droite libérale, c'est-à-dire - appelons-la du nom qu'elle doit à monsieur René Rémond - de la droite orléaniste. C'est la droite la plus intelligente du monde. Elle n'a qu'un défaut: depuis Louis-Philippe elle n'a jamais gouverné en France que sous monsieur Giscard d'Estaing, et l'épisode n'a pas bien fini. Eh bien, quand la gauche de gouvernement s'est trouvée amputée de la gauche républicaine pour avoir envoyé monsieur Che­vènement aux pelotes, elle est devenue ce monstre jamais vu,

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une gauche orléaniste au pouvoir. Et, conformément à l'esprit de la nation, elle a pris une claque historique.

Égalitaire, la gauche orléaniste ? Laissez-moi rire. C'est la gauche de la techno-structure, comme on disait jadis. Elle est profondément anti-populaire, et le peuple sent cela. Comme sa jumelle de droite, elle rêve de ce qu'elle appelle une politique apaisée : une vie intellectuelle atone, un peuple qui se divertit et qui dort, pendant que les capacités calculent.

Les libéraux français donnent depuis toujours en exemple à leurs compatriotes agités et affamés de grandeur une Angleterre sage et boutiquière. Croient-ils eux-mêmes à ce conte? L'Angleterre, si peu chimérique en effet, fut de toujours impériale et héroïque, comme par l'effet d'un réalisme supérieur. Si vous voulez palper sa fibre, lisez donc The River War: An historical Account ofthe Re-conquest of the Sudan (1899), du jeune Churchill.

Savez-vous pas que l'Amérique héroïse sa vie quoti­dienne, son business, la moindre de ses élections, et son histoire politique, si brève et si peu monumentale ? Et vous voulez nous enseigner à nous, à coups de taloches, la prose du monde !

Pourquoi, le temps où elle régna à Matignon, la gauche orléaniste n'eut-elle pour ainsi dire pas de politique étrangère ? Ce n'est pas la faute à la cohabitation. C'est qu'elle croit comme monsieur Fukuyama que le dimanche de la vie est commencé. Par un tour de force sans précédent, elle se fit caillouter en Palestine en même temps que vomir en Israël. Elle cafouilla en Europe. Elle se brouilla avec l'Alle­magne et avec l'Angleterre, ne fit pas mieux avec les com­posantes de l'Empire latin de feu Kojève, l'Espagne et l'Italie. Ces jours-ci, elle assiste confondue au triomphe diploma­tique de Chirac et Villepin. Elle voit médusée Sarkozy

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populaire. Elle voit, sans comprendre la leçon, un Bayrou -combien de divisions? - exister par le panache. Surtout, elle commet l'erreur de monsieur Giscard : elle ne veut pas que l'histoire soit tragique. Monsieur Lindenberg le dit texto.

Mitterrand sut rallier la gauche légitimiste (celle des syndicats, des mutuelles et des mairies), amadouer la gauche-caviar, enchevêtrer la gauche républicaine, écrêter la gauche extrême, comprimer les communistes, détacher de la droite quelques aventuriers, plusieurs gaullistes, tout en caressant monsieur Barre. Et la gauche orléaniste, qu'il méprisait, il la soumit et l'attacha à son service. De ce conglomérat de ratages et de haines qui tirait à hue et à dia, il fit une gauche de gou­vernement. Quel artiste nous avons perdu avec toi, ô Néron !

Depuis lors le secret s'est perdu. Voyons s'il se retrouvera, et sous quelle forme. Et qui le retrouvera ? Si c'était Jospin ?

Monsieur Chevènement fut le Miraculé de la République. Mort et ressuscité politique, Jospin pourrait prétendre à ce titre lui aussi. Les Français ne souffrent qu'on les dirige que si l'on a souffert. Il leur faut - c'est ainsi, même si c'est un peu ridicule - des hommes politiques qui soient des hommes poétiques. Son suicide en direct aura été sublime s'il nous revient autre qu'il n'était. S'il nous la joue à la Ruy Blas, si par surprise, par quelque beau Dix-huit Brumaire, il emporte le parti socialiste comme jadis Chirac le RPR et Mitterrand le PS, et qu'il crée dans la foulée le jumeau de l'UMP, il traînera tous les cœurs après lui. Je veux dire : il fera plus de 50 % au second tour de la présidentielle de 2007.

« Mais tu rêves, mon Eusèbe, me dit mon amie, Jospin n'a pas ça en lui, ce n'est qu'une taupe, sa première femme l'a dit. — Erreur. Du panache il en eut jadis, en 1995, quand, sorti de nulle part, il conquit son parti pour débouler en tête du premier tour. Et puis, il y a la seconde épouse. Cette femme doit vouloir sa revanche. »

IIO

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Dimanche 24 novembre. — Le Nouvel Observateur met toujours le plus grand soin à cerner le point d'équilibre de la gauche raisonnable. Prenons-le au sérieux quand il nous assure que le curseur du juste-milieu de gauche s'est déplacé. Soyez autoritaire, soyez sécuritaire, cela est permis désormais à un homme de gauche, mais soyez-le de la bonne façon, qui est la façon que nous définirons pour vous dans les prochains mois. L'identité de gauche est à repenser, ce ne sera pas le travail d'un jour, un grand chantier est ouvert, de grands esprits s'y consacrent, etc.

On voit mieux que l'opération « Chasse aux nouveaux réacs » n'est qu'un rideau de fumée. Sous son couvert, plusieurs factions rivales préparent le redéploiement de la gauche de gouvernement. Celle-ci entame en fait son recen­trage. Il lui faut préempter les thèmes de la droite : l'auto­rité, oui, mais pas n'importe laquelle ; la sécurité, oui, mais pas n'importe comment; les stock-options, les plans de retraite par capitalisation, l'armée, oui, oui, oui, mais... à la mode de chez nous, hein ! Bref, c'est précisément parce qu'elle accompagne au plus près le glissement à droite de l'opinion bobo que la gauche la plus raisonnable est obligée désormais de tracer sans faiblir une ligne de démarcation avec la droite la plus modérée.

Elle si ouverte, si tolérante, comment se fait-il que soudain elle épure ? Qu'elle cloue gaiement au pilori, comme L'Humanité jadis ? Qu'elle découvre une hyène dactylogra­phe en Régis Debray, en Alain Finkielkraut une vipère à stylo, en Marcel Gauchet un totalitaire mal repenti ? Le paradoxe n'est qu'apparent.

La gauche n'est pas la droite, c'est le postulat de base. Or, vu les grands travaux engagés, la différence est pour l'instant sans contenu, ou du moins ce contenu est encore faible et connaît une mutation accélérée. Que faire de la vieille outre

— m —

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pendant que le vin nouveau à y verser est testé dans divers ateliers de pensée (think tanks) ? Réponse : la différence nominale gauche-droite devra être affirmée d'une façon d'autant plus péremptoire. D'où la chasse aux sorcières inaugurée par monsieur Lindenberg. D'où l'invocation, sous la plume toujours si précise de monsieur Joffrin, de « ce que pense, par nature (je souligne), un homme de gauche », ou encore du « bon sens progressiste ». Demain, quelqu'un dira, si ce n'est déjà fait, que pour être « homme de gauche », il faut et il suffit - condition nécessaire et suffisante - de tout faire et de tout dire pour que la gauche gagne les élections. Cette définition est opératoire par le fait même qu'elle est vide.

La gauche et la droite de gouvernement, chacune est condamnée par la course au centre à pratiquer sur l'autre la technique du baiser-vampire, perfectionnée par Mitterrand aux dépens du parti communiste. Les Américains appellent cela la politique du me-too (moi aussi). Son danger est connu, monsieur Le Pen en a fait un slogan : que l'électeur préfère l'original à la copie. Donc, à mesure que les diffé­rences s'amenuisent jusqu'à se faire mouvantes, parfois dif­ficilement perceptibles, il convient de les faire reluire d'autant plus.

Surtout, celui des deux partenaires qui a le vent dans le nez, doit, dans le même temps où il se fournit en signifiés et en signifiants chez l'adversaire, impérativement fermer la frontière politique, tandis que l'autre doit travailler à la garder poreuse. L'un expulse, l'autre coopte. Triomphante sous Jospin, la gauche gouvernementale était accueillante; écrasée, elle flingue, tandis que c'est au tour de la droite à tenir table ouverte et à régaler.

Comprenons enfin que la gauche orléaniste a décidé de ne pas ressusciter la gauche plurielle.

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Enivrée par la défaite, elle croit désormais pouvoir être toute la gauche, et le centre par-dessus le marché. Elle s'imagine que les orléanistes de cœur ou de raison sont ou seront légion à gauche, comme naguère les chiraquiens à droite, et que, le moment venu, ils se rallieront au son du cor; que monsieur Hue par exemple, ou madame Voynet, en seront. Plus de flirt avec la gauche de la gauche : elle sera étouffée sans phrase.

Traditionnellement et dans tous les pays, la gauche se gauchisait dans l'opposition pour se droitiser au pouvoir. Monsieur Fabius ne manque pas une occasion de rappeler qu'une fois défait par madame Thatcher, le Labour a payé ce tropisme de vingt ans d'exil du pouvoir. Enfin, monsieur Blair vint. C'est le modèle. Et aussi monsieur Clinton, écrasé en 1994, qui fut réélu deux ans plus tard pour avoir passé son temps à se faire photographier dans les commissariats. De nos jours, professent les meilleurs esprits pour les meilleures raisons, une gauche battue se refait une santé en suçant le sang de la droite.

Seulement voilà, nous sommes en France : elle ne peut le dire. Elle doit s'avancer sous le masque du « À gauche, toute! ». C'est le sens profond de l'opération Lindenberg.

En somme, monsieur Lindenberg propose à la gauche gouvernementale le moyen de déguiser un glissement à droite en glissement à gauche. En même temps, emporté par son élan, il ne peut s'empêcher de crier quelque chose comme: « Vive la marchandise! Baudelaire au trou! »

Voyons, Daniel! Chut! Tais-toi! Tu vas faire tout manquer ! Bien sûr que Baudelaire n'était pas progressiste, et qu'il avait peu de bon sens. Mais il reste très populaire.

Lundi 25 novembre. — On maltraite Blandine à la télé­vision. Je le sais parce que mon amie me l'a dit. Je n'ai pas

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la télévision. Dois-je le dire ? Est-ce réac ? Je n'aime pas que l'on fasse pleurer Blandine. Est-ce réac ? En même temps, comme la vie intellectuelle est plus tonique tout à coup ! Va-t-elle se mettre à exister ? Il faudra que je demande à Milner. Hum... C'est peut-être comme dans Trois hommes dans un bateau : l'air marin soudain si revigorant n'était que l'odeur d'un fromage bien français.

La gauche orléaniste française réussira-t-elle en 2007 ce qu'elle a superbement raté en 2002 alors qu'elle avait Matignon entre les mains ? Après un été de réflexion, la pré­paration idéologique a commencé cette semaine. Voyons sa philosophie : « Par construction, hors de la culture des droits de l'homme, [la démocratie] ne transmet aucune identité, aucune tradition, aucune transcendance, aucun enracine­ment. Chacun, s'il respecte les lois, peut y apporter ses propres traditions, ses propres valeurs. » (Le Nouvel Obser­vateur, p. 26).

La question n'est pas triviale. L'exemple américain vérifie la seconde phrase, mais infirme la première : si le patchwork tient le coup, c'est précisément parce qu'il y a une culture américaine qui transmet - et comment - identité, tradition, transcendance, et enracinement. Philip Roth avait à cœur la semaine dernière de rappeler, à bon entendeur salut, qu'il n'était pas un écrivain juif, mais un pur American Writer.

La démocratie comme « lieu vide » est une fiction régu­latrice de politologue. Elle n'existe et n'existera nulle part. Si la gauche de gouvernement avait l'idée saugrenue d'en faire sa boussole, la droite, je parie, serait là pour longtemps.

« C'est bien le plus probable, me dit mon amie, mais toi, Eusèbe, que veux-tu exactement ? — Oh ! je ne sais pas. Interpréter le monde, sans doute. Ou alors, je crains que ce ne soit quelque chose comme d'être fier de mon pays. — Mais dis donc, c'est vrai que tu es réac! »

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LOIN DE LINDENBERG

Mardi 26 novembre. — Le « Journal d'Eusèbe » de jeudi à hier soir sera dans le prochain Élucidation. Cent tirés à part sont partis cet après-midi. Reprenons notre Lindenberg. Ai-je été juste? Je voudrais l'être. Lisons de plus près.

Le Rappel à l'ordre comporte une introduction, trois chapitres, deux pages de conclusion, deux annexes.

L'introduction signale un « brusque changement de climat idéologique », et soupçonne « la "conversion" des intellectuels français à la démocratie » d'être insincère. Lin­denberg annonce: « une nouvelle réaction... se met en place ». Il se propose d'en être l'historien, « sans diabolisa­tion aucune ». Il faut qu'il ait su que le reproche lui serait fait. C'est une dénégation.

L'écriture est d'un ton égal. Ce n'est pas d'un pamphlé­taire, mais d'un entomologiste. Le livre est fait pour faire crier, non pour crier.

Premier chapitre : « La levée des tabous ». On ose dire publiquement et vertement ce que l'on taisait encore il y a peu, ou que l'on réservait à l'intimité. C'est bien mon sentiment. J'y vois un phénomène de civilisation, une « tendance lourde » vers le « tout-dire ». La psychanalyse n'y est pas sans responsabilité.

L'auteur énumère huit « procès » qui empuantissent le « climat hexagonal », visant : la culture de masse ; la liberté

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des moeurs ; les intellectuels ; Mai 68 ; le « droit-de-1'hom-misme » ; la société « métissée » ; l'islam ; l'égalité.

Cette liste est fallacieuse, hétérogène. i. La critique de la vulgarité est traditionnelle chez les

clercs. C'est un topos de la plus grande antiquité. 2. La critique des intellectuels par les intellectuels est aussi

peu nouvelle. Le livre de Lindenberg s'inscrit lui-même dans cette tradition honorable.

3. Contre l'égalité, l'auteur cite Flaubert, Renan, Berdiaev, et Maurras.

4. Plus près de nous, Mai 68. Certains qui déplorent la crise de l'autorité, l'attribuent au fameux « Il est interdit d'in­terdire ». C'est en fait là aussi une tendance lourde de la civi­lisation, déjà analysée par Hannah Arendt au début des années cinquante. Le Nom-du-Père de papa est bien mort.

5. Reste pour l'essentiel ce qui s'appelle le racisme. Le racisme s'avoue en effet avec une franchise inédite

depuis 1945. Il n'est pas douteux que la puissante censure morale installée à l'issue de la dernière guerre mondiale se fissure. Pour ce qui est des contemporains, Lindenberg ne cite de propos racistes que des deux écrivains auxquels il consacre ses annexes. Curieux. Le florilège pourrait être plus fourni. Il est vrai que l'auteur s'abstient de toute mention de l'antisémitisme. Le mot n'est pas prononcé. Le racisme dont il s'agit dans ce livre concerne l'islam exclusivement.

Qu'ai-je retenu du premier chapitre ? Je crains que cela n'aille pas au-delà de la référence prise à un livre que je ne connaissais pas, paru chez un éditeur dont j'ignorais l'exis­tence : La Théorie de l art pour l'art, d'Albert Cassagne, Paris, Lucien Dorbon, 1959. En dit-il plus que Sartre et Henri Guillemin sur le sujet?

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Le second chapitre est plus composite, son plan moins évident. Je saute au troisième, le plus court du livre : 14 pages.

Il s'intitule « Pauvre démocratie », par allusion sans doute au « Pauvre Belgique » de Baudelaire, une des cibles du chapitre, avec la grande tradition contre-révolutionnaire, et : Flaubert, Renan, George Sand, Barbey, les Goncourt.

Ici encore, recours au Cassagne, pour en extraire une phrase de la correspondance de Flaubert. Pourquoi Cassagne ? C'est le vrai mystère de ce livre.

Le tout de la correspondance de Flaubert est maintenant accessible en « Pléiade ». La détestation « hénaurme » du Garçon pour la démocratie est de son inspiration la plus constante. Elle n'a pas cessé d'interroger Sartre depuis Qu'est-ce que la littérature? On trouve des pages particulièrement éclairantes sur le sujet dans la Critique de la raison dialec­tique, parue en i960, donc ignorée de Cassagne en 1959. Sans compter Uldiot de la famille.

Si Lindenberg remontait au dix-septième siècle, plus haut évidemment, il n'aurait pas de peine à démontrer qu'on y fut peu démocrate.

Quelle solution ? Abjurer le honteux passé d'une vieille nation ? On l'a demandé à l'Allemagne, au Japon, mais pour une période moins longue et des méfaits plus sanglants.

Lindenberg voudrait guérir la France de l'aristocratisme de ses intellectuels et écrivains. En la guérissant, craignez de lui ôter son âme. Mais a-t-elle une âme ? Tout est là. Et cette âme, est-elle aimable ?

Je vois bien l'avantage qu'ont sur nous là-dessus les États-Unis d'Amérique. Leur culture est principiellement démo­cratique. Pourtant, un petit scandale y défraya la chronique il y a quelques mois, quand une mère de famille s'aperçut que des textes littéraires à l'usage des classes avaient été réécrits ligne à ligne pour en expurger tout terme qui ne fut pas « politiquement correct ».

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Parcourir en moraliste exigeant la grande littérature française ? Soit. Un Henri Guillemin n'était pas tendre avec les palinodies de Benjamin Constant, muscadin, avec les bassesses de Vigny, indicateur de police, avec les écrivains crachant sur les tombes de la Commune. Son style d'indi­gnation morale exaltait ses victimes. La touche de Linden-berg est si légère, son écriture si plate, ses cibles, du moins les anciennes, si convenues, que son livre tend à la liste de noms propres.

Le plus surprenant est encore que ce livre des réaction­naires anciens et modernes ne comporte pas une ligne sur le mépris traditionnel des bourgeois à l'endroit du peuple. Cette absence détonne dans un livre qui se présente comme écrit dans une perspective de gauche. Est-ce un signe des temps ?

On ne croira pas que ce chapitre soit fait pour noircir Baudelaire et Flaubert. C'est de généalogie intellectuelle qu'il s'agit. À quoi donc aboutit la tradition anti-démocra­tique française ? Quelle fleur d'infamie s'est nourrie de deux siècles de turpitudes ? « Tout au monde existe pour aboutir à un livre », disait Mallarmé, ce livre semble fait pour aboutir à monsieur Gauchet, de la revue Le Débat. J'ai peine à me défendre du sentiment de lire un canular.

Churchill disait : « La démocratie est le pire des régimes, à l'exception de tous les autres. » Il est vrai que les Anglais ont aussi leurs aristocrates.

Revenons en arrière. Le second chapitre, « Chemins de traverse », est consacré aux « alliages hybrides et inattendus ». C'est un cabinet des curiosités, la Cour des Miracles, le carnaval des non-conformistes contemporains. Deux parties se détachent.

La première passe en revue, « non certes pour stigmati­ser tel ou tel », les produits de « décomposition » du

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marxisme, depuis lors recyclés. Rien sur la masse des com­munistes français de l'après-guerre. Il s'agit de la petite géné­ration normalienne des années soixante qui connut Althusser caïman. Elle est gentiment égratignée. Debray, son fleuron, devenu souverainiste ; Badiou, maoïste platonicien ; Milner admire l'intransigeance du Syllabus de 1864; J.-A. Miller ne jure que par la République des Lettres. Rancière est démocrate. Bouveresse est un sage. Guy Debord, qui n'a rien à voir, est convoqué pour faire bonne mesure.

Dans la seconde partie, les juifs, absents du chapitre anti­raciste, font un retour sensationnel en néo-conservateurs. Aux États-Unis, nombre d'intellectuels de gauche, juifs, furent poussés sous Reagan vers le parti républicain par la défense inconditionnelle d'Israël. Depuis l'échec de la médiation du président Clinton et le virage à droite de l'opinion israélienne, le même processus se produirait en France avec vingt ans de retard. La thèse est forte. Pour l'es­sentiel, elle reste à démontrer. L'avenir dira.

En attendant, tout le poids du chapitre retombe cette fois sur monsieur Shmuel Trigano, politologue juif sépharade qui professerait que « l'émancipation des juifs a été un leurre », mettant à ce propos « en accusation le judaïsme européen (ashkénaze) ». Juifs contre juifs, en somme. Il faudra que je lise monsieur Trigano.

De son enquête, l'auteur conclut que la nouvelle pensée réactionnaire existe, qu'il l'a rencontrée. En refermant son livre, on a plutôt le sentiment qu'une nouvelle pensée pro­gressiste, la sienne, a pris forme, et que l'on a rencontré en Daniel Lindenberg un homme de gauche d'un modèle inédit, au moins pour moi.

L'adhésion profonde qu'il donne à la démocratie et à la modernité le rend sensible à tout ce qui subsiste d'archaïque,

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d'aristocratique, dans la pensée et la littérature françaises des deux derniers siècles. Ce résidu tournerait à l'aigre en ce début du troisième millénaire. Or, autant l'on voit bien ce qui l'éloigné de l'ethos aristocratique post-révolutionnaire, autant on peine à distinguer ce qui le distingue de la pensée bourgeoise.

Là est sans doute la nouveauté de cette œuvre brève. Jusqu'ici, la pensée progressiste était anti-bourgeoise.

D'où ses affinités paradoxales avec la mélancolie de la pensée aristocratique, impatiente de la modernité marchande et industrielle. D'où son penchant pour les tourmentés, dévorés, déviants, et autres asociaux. Lindenberg nous présente au contraire une pensée progressiste déprise de ces adhérences et profondément réconciliée. Le motif qui court le long des pages de son livre est quelque chose comme : « Français, encore un effort pour être vraiment bourgeois ! »

Pierre Nora met une très mauvaise note à ce livre: « bouillie pour les chats », « mauvais travail intellectuel ». Selon le canon universitaire, il a raison. Mais pour moi, ce livre n'est ni mal écrit, ni mal pensé. C'est un travail rapide mais une œuvre très savamment composée.

Accumuler des noms propres, sauter d'une époque à l'autre, mêler constamment l'éloge et le blâme, napper le tout du même style égal et enveloppant, tout cela finit par produire sur le lecteur un effet quasi hypnotique et l'entraî­ner dans un vertige. De ce tourbillon, de cette dérive méto­nymique, une signification surnage, qui pour être floue n'en est pas moins prégnante : la France demeure trop aristocrate, elle est encore trop impressionnée par certains de ses intel­lectuels et par certains de ses juifs.

La critique adressée à des intellectuels juifs notoires est très en évidence dans cet opuscule des nouveaux réaction­naires. Le nom d'Alain Finkielkraut court comme un fil

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rouge à travers les trois chapitres. On y trouve très peu sur les nouveaux réactionnaires de droite, sauf à remonter à la vieille « nouvelle droite » de monsieur de Benoist, qui fut un temps maîtresse du Figaro magazine. On n'y trouve rien sur les tentatives les plus récentes du catholicisme réaction­naire, comme par exemple celle de s'approprier le person-nalisme. En revanche, ce livre consacré à la France, et qui débute en évoquant le premier tour de l'élection présiden­tielle, se termine sur l'évolution « sharonienne » d'Israël.

Pour être exact, je citerai in extenso les trois dernières phrases du livre:

« La conjonction entre l'offensive des droites reli­gieuses aux États-Unis, l'évolution "sharonienne" d'Israël et celle des populismes européens représente en tout cas pour la droite libérale comme pour la gauche égalitaire, le défi à relever en ce début du vingt et unième siècle. Loin de constituer un procès supplémentaire, cet essai aura, je l'espère, contribué à le faire comprendre. Il constitue, en tout cas, une invitation pressante à prendre ses responsabilités dans un espace public intellectuel qui ne se porte pas si bien. »

La conjonction dénoncée est à mon sens une fausse fenêtre.

i. Le déplacement de monsieur Sharon d'une position marginale à une position centrale dans la vie politique israé­lienne est un fait précis et avéré.

2. En revanche, l'influence exacte des « droites religieu­ses » américaines, ou même comme il est écrit un peu plus haut, la venue de « la droite religieuse au pouvoir », est une donnée imprécise, discutable, et contestée aux États-Unis.

Ayant tiré la leçon de l'échec de monsieur Bush père, monsieur Bush fils et son brillant conseiller politique et électoral, monsieur Rove, souhaitent conserver la fidélité de

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la droite religieuse. Le mot d'ordre est : « to keep them happy » (veiller à ce que ses militants soient contents). Il n'en demeure pas moins que la « Moral Majority » est en décon­fiture, et que ses représentants directs ont vu leur influence sensiblement affaiblie.

Au demeurant, il n'est pas très cohérent avec le point de vue démocratique que défend monsieur Lindenberg d'écrire: « la droite religieuse au pouvoir ». Qui est au pouvoir ? L'élu du peuple, élu selon les règles posées par la première Constitution démocratique du monde moderne, Constitution qui jouit d'un respect universel dans le pays, et d'une affection authentique des masses, si bien que personne n'y a sérieusement contesté une élection dont le résultat ne fut pas acquis à la pluralité des voix, mais sur une décision sans appel de la Cour Suprême. Exemple admirable d'un gouvernement des juges que la tradition française rend si difficile d'implanter dans notre pays, comme le déplorent nombre de bons esprits.

Si l'on suit néanmoins Daniel Lindenberg dans une voie qui rappelle fâcheusement les sarcasmes des contempteurs marxistes des libertés formelles, et qui pourrait faire penser qu'il n'était tout à fait purgé d'errances anciennes - il fut membre, ai-je lu, de l'Union des Jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML) - , alors, ce n'est pas du côté de la droite religieuse qu'il faudrait regarder. Celle-ci se plaint plutôt de n'avoir vu confier aux siens que le seul Department of Justice en la personne de monsieur Ashcroft. La liberté d'action de celui-ci se trouve de plus limitée par sa mise sous haute surveillance tant de la part des médias libéraux au sens américain (gauche du parti démocrate) que des nouveaux bobos du parti républicain. Le parti républi­cain est susceptible de gagner des voix parmi les Noirs s'il ne cède pas trop sur les droits civiques, et parmi les

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bourgeois-bohèmes si le droit à l'avortement n'est pas fon­damentalement remis en cause comme le réclame la droite religieuse («pro-life » contre «pro-choice »).

Ce sont plutôt les grands industriels qui sont au pouvoir, notamment ceux du pétrole et des fabriques d'armement. Monsieur Cheney, monsieur Rumsfeld, voilà les hommes qui ont les mains sur les commandes. Mais toujours sous l'autorité du président, trop sous-estimé, « misunderesti-mated », pour être un ancien dyslexique aux néologismes pittoresques.

Laissons cette controverse. Il suffit qu'elle existe. La question est : pourquoi, à la fin d'un livre sur les nouveaux réactionnaires français, choisir de mettre l'accent sur la droite religieuse américaine, et la pesée exceptionnelle qu'elle exercerait sur la conjoncture française et internationale ?

Le seul fait indubitable en ce qui la concerne est le soutien inconditionnel que, surmontant son antisémitisme tradi­tionnel, elle apporte désormais à l'État d'Israël, et ce, pour des raisons eschatologiques qui auraient excité la verve d'un Voltaire. Donc, toujours les juifs.

Reste l'évolution des « populismes européens ». Elle n'a pas retenu l'attention de l'auteur dans le cours de son ouvrage. L'expression est vague.

Il y a eu le phénomène Pim Fortuyn aux Pays-Bas, le phénomène Haïder en Autriche. Ni l'un ni l'autre n'ont été concluants. Ils reposaient sur la personnalité charismatique de ces trublions de la démocratie apaisée : l'un a disparu tra­giquement, ses foucades ont discrédité l'autre. Le phéno­mène Le Pen, qui a connu son heure de gloire le 21 avril 2002, a suscité, en dépit d'un certain manque d'enthou­siasme de monsieur Jospin, un rejet très spontané des larges masses de la société civile, qui a valu à monsieur Chirac un résultat électoral inespéré.

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Les « nouveaux réactionnaires » de Daniel Lindenberg ont-ils joué un rôle dans la soudaine poussée électorale du lepénisme ? Ont-ils préparé l'opinion à la « lepénisation » des esprits ? En sont-ils un symptôme ? Lindenberg se garde de le dire. Il a raison. Ni la surprise qui fut générale devant le résultat du premier tour, ni les bonnes intentions dont un homme de gauche peut créditer monsieur Jospin, ne sauraient exonérer sa politique de ce désastre.

L'amphibologie du terme « réactionnaire » éclate dans les dernières lignes du livre.

Le réactionnaire étant normalement de droite, Linden­berg appelle « nouveaux réactionnaires » des intellectuels de gauche qu'il voit glisser à droite par hostilité à la modernité, devenant ainsi des « réactionnaires de gauche », avant de sombrer peut-être dans un fascisme renouvelé. Ce disant, il laisse entendre dans son ouvrage que l'auteur de celui-ci, « le sujet de renonciation », est un homme de gauche inquiet du phénomène. Mais est-ce si simple? La conclusion, comme d'ailleurs l'introduction, ferait plutôt penser que le livre n'a pas moins pour destinataire « la droite libérale » que « la gauche égalitaire ».

Cette conjonction est la vraie nouveauté de l'ouvrage. Le Rappel à l'ordre est le manifeste intellectuel d'un nouveau « Bloc du Progrès », associant libéraux et « égalitaires » contre les archaïques, droite autoritaire et gauche radicale.

Le livre est certes écrit « à gauche ». Mais c'est pour inviter les raisonnables de gauche à assumer leur communauté de destin avec les modérés de droite, et vice-versa. Lindenberg prône en vérité une « Union des Modernes ». C'est aussi pourquoi la gauche radicale, bien qu'exemplairement anti­démocrate à son sens, est la grande absente de l'ouvrage.

Un Badiou n'est pas stigmatisé pour les impasses de son maoïsme maintenu, mais pour l'absolutisme de son épisté-

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mologie platonicienne. Monsieur Krivine, madame Laguiller, monsieur Lambert, ne sont pas même mention­nés. Selon la logique du livre, ce sont évidemment des « réac­tionnaires de gauche », mais anciens, hostiles à la droite auto­ritaire dont ils sont pourtant les jumeaux, et qui stérilisent des voix qui ne demanderaient qu'à devenir progressistes-lindenbergiennes pour peu qu'on les éclaire sur les bienfaits d'une modernité assumée.

Ce petit livre est donc bien plus astucieux que les critiques que j'ai pu lire jusqu'à présent. Il est en fait extrêmement retors. La dénonciation d'un glissement à droite, qui posi­tionne l'auteur à gauche, fait passer en contrebande ce qu'il prône sans le dire trop souvent : le rapprochement de la gauche modérée avec sa jumelle de droite, contre les syndicats des autoritaires de droite comme de gauche.

Au regard de cette opération, la charge contre les écrivains Houellebecq et Dantec est là pour amuser la galerie.

Il s'agit plutôt de mettre discrètement en garde contre des complaisances déplacées les intellectuels démocrates partisans du « tout-dire ». C'est pourquoi le nom de Philippe Sollers, qui a publié l'un et l'autre dans L'Infini, qui a défendu le premier devant les tribunaux, ne figure qu'au titre de personnage de Houellebecq, alors qu'il a fait beaucoup pour la réputation de Guy Debord comme pour l'illustra­tion de la grande littérature française, qu'elle soit classique, anti-moderniste, ou subversive, et qu'il manifeste sans fard l'intérêt qu'il prend à la pensée d'un Heidegger, sans parler de l'affection qu'il conserve au souvenir de Lacan.

Quant au nom de Bernard-Henri Lévy, il ne paraît qu'une fois, dans un rappel rapide de son livre de 1980 sur L'Idéologie française', dont monsieur Lindenberg regrette que « la France (y soit) dénoncée comme globalement anti-

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sémite ». D'une façon générale, le problème n'est pas pour monsieur Lindenberg l'antisémitisme, mais le virage à droite des intellectuels juifs et le procès fait à l'islam.

Le clivage passe ici précisément entre monsieur Lévy et monsieur Finkielkraut. Ils comptent tous les deux parmi les premiers anti-totalitaires de la gauche post-68 et sont de fervents amis d'Israël. Mais le premier est l'ambassadeur intel­lectuel officieux, et parfois officiel, de la République en direction de l'islam, tandis que le second serait, lui, un « Podhoretz » à la française, présentant des signes inquiétants d'islamophobie, conjugués à un scepticisme antidémocra­tique de mauvais aloi conformément à la tradition française.

C'est dire la finesse d'un petit livre qu'une lecture hâtive fait croire bâclé. Il n'en est rien. Ce livre sans doute vite rédigé, et qui se refuse aux facilités du pamphlet, ne peut être le produit que d'une profonde méditation. La méthode est savante, et n'est pas sans précédents. L'œuvre est parfai­tement réussie. Gageons que ceux qui la repoussent avec dédain sans se donner la peine d'entrer dans le raffinement de son procédé n'en subiront pas moins ses effets.

Et c'est aussi le cas de l'auteur de ces lignes. J'ai à rendre à « l'invitation pressante » de Daniel Lin­

denberg de m'avoir réveillé. Il n'était pas simple pour un psychanalyste de se recon­

naître pour un intellectuel, et qui aurait à « prendre ses responsabilités » dans la sphère publique. Pas simple non plus de participer à un débat d'opinion où concourent des personnes plus instruites que je ne le suis des choses de la Cité, et qui gagnent leur vie en vendant leurs opinions, comme disent les Américains. Sur bien des thèmes agités, je suis loin d'être au clair.

Mais c'est bien : je rends les armes à monsieur Lindenberg. Je ferai sans fausse honte mon éducation devant le public.

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COMMENT TIRER PROFIT DE SES ENNEMIS

Mercredi 27 novembre. — Pourquoi, Eusèbe, pourquoi ce silence de trente ans ? Pour expier trois ans de maoïsme ? Qui te demandait cela ? Qui, sinon toi-même ? Le péché d'orgueil.

Je retrouve le traité de Plutarque, Comment tirer profit de ses ennemis. L'éditeur le présente comme une « œuvre brève et rédigée à la hâte ». Il y a beaucoup de raisons pour qu'elle résonne en moi.

Daniel Lindenberg est-il mon ennemi ? Il est venu me chercher en écrivant mon nom dans son livre, sans méchan­ceté me semble-t-il, mais aussi sans nécessité, car qui suis-je dans la République des Lettres ? Avant tout le gendre de Lacan, et son scribe, que l'on presse de produire. Et aussi « un jeune homme des années soixante », comme l'écrivait il y a peu Le Monde des livres sous la signature de Josyane Savigneau, pour saluer généreusement la publication de quelques pages de jeunesse. Je n'étais pas dans l'actualité, à la différence des personnages considérables que Lindenberg épingle dans son livre.

Un certain nombre de mes confrères analystes me tiennent pour un ennemi. Je ne leur rends pas la pareille. En dépit de Freud, de Lacan, et de la pratique de la psychana­lyse, je n'ai jamais réussi à me défaire tout à fait de l'idée socratique que « nul n'est méchant volontairement ». Cette

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parole est moins douce qu'il ne paraît. Elle veut dire à l'oc­casion : « Ah ! les cons ! »

Mais qu'est-ce qu'un con? Grande question. C'est quelqu'un que sa jouissance égare, pour le dire dans les termes de Lacan. Certes, il y a des méchants cons. Le tout est de savoir si le con l'emporte sur le méchant, ou le contraire.

Daniel Lindenberg est tout sauf un con, je crois l'avoir démontré. Est-il méchant? Ce ton égal, cette métonymie insidieuse à rendre fous furieux ceux qu'il prend pour cibles, pourrait le faire penser. Est-il seulement un humoriste froid ? Je m'en vais lire tout Lindenberg. Les titres de trois de ses livres figurent au dos de son Rappel à l'ordre, je les com­manderai chez Tschann.

Plutarque cite le mot de Scipion Nasica après la des­truction de Carthage et l'asservissement de la Grèce : « Eh bien ! c'est maintenant que nous sommes en danger, parce que nous ne nous sommes plus laissés à nous-mêmes de rivaux qui puissent nous inspirer de la crainte ou de la honte. » Je suis bien peu armé pour me lancer comme je le fais dans un débat où peut-être je n'ai que faire, n'y étant que par l'indulgence de Lindenberg à l'endroit de mes Lettres de l'an passé. Et ils ne manquent pas dans ce débat, ceux qui pourraient m'inspirer de la crainte, à la mesure de la révérence, et parfois de l'admiration, que je leur porte.

Il y a aussi la réponse de Diogène, digne d'un philo­sophe, dit Plutarque, et d'un homme d'État : « Comment me défendrai-je contre mon ennemi ? — En te rendant vertueux. » Ai-je négligé mes devoirs envers la Cité ?

Je n'ai jamais cru que je n'avais pas ces devoirs. J'ai pensé que je m'en acquittais assez en étant un psychanalyste vertueux dans sa pratique, prenant sa part dans les affaires de la petite communauté analytique où il fut jeté, et, plus

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récemment, en travaillant à la signature d'un traité de paix entre les diverses composantes du mouvement psychanaly­tique. Mais non, ce n'était pas assez.

« Si l'on médit de toi, explique le sage Plutarque, tu ne dois pas, malgré la fausseté du propos, le mépriser ou le négliger. Examine au contraire dans tes paroles, ta conduite, tes activités de prédilection, tes fréquentations, tout ce qui a pu servir de prétexte à la calomnie, puis garde-t'en, prends la fuite ! »

C'est ce que devront ou devraient faire les « nouveaux réactionnaires ». L'opuscule de Lindenberg est un réactif, au sens chimique. Il distribue à ses partenaires une carte forcée, celle du Pouilleux. Personne n'en veut. Peu importe qu'elle fasse crier, puisqu'elle est faite pour cela. Et plus l'on crie, et plus l'auteur peut dire : « Vous voyez bien. J'ai touché un point sensible. »

Il est difficile de ne pas jouer la partie avec la donne, surtout quand elle est à la une du Journal - on sait lequel, comme jadis quand on disait « le Parti ». On peut aussi se lever de la table de jeu. J'ai fait cela jadis. J'y suis revenu. Donc, jouons.

16 heures, retour de mon cours de l'Orientation laca-nienne. À quelques-uns j'ai envoyé mon tiré à part par coursier et par mail. Voici déjà Maurice Szafran qui se manifeste. Il veut publier dans Marianne des extraits du « Journal d'Eusèbe ». Je lui promets une réponse pour demain midi.

Pourquoi ne pas inclure dans ce Journal la conférence que je viens de prononcer en tant que Jacques-Alain Miller ? Certes, ce n'est pas le ton d'Eusèbe.

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MÉGÈRE MODERNITÉ

Mercredi 2j novembre

La voie de Freud, à quelles conditions est-elle praticable ? Est-elle toujours praticable aujourd'hui? Le sera-t-elle demain ?

Hypothèse : peut-être le sort de la psychanalyse est-il lié à celui de la poésie.

Si c'est le cas, alors il y a danger. La poésie est mal en point. Si l'on songe aux passions

suscitées par l'écrit poétique dans l'histoire de ce pays, à la place rayonnante de renonciation du poète, au rôle exalté que la poésie tenait encore il y a peu dans notre éducation scolaire, à tout ce dont elle fut le pivot, comment ne pas penser à Plutarque, prêtre d'Apollon, qui vit de son temps les oracles être occultés, devenir prosaïques, puis entrer lentement dans le silence ?

J'ai déjà évoqué jadis devant vous les Dialoguespythiques. Plutarque, je pense à vous ! C'est l'écho du vers de Baude­laire, « Andromaque, je pense à vous », que j'ai commenté jadis, qui commémore un moment de bascule, celui où une époque de l'esprit achevait de mourir. Son souffle s'exhalait dans une vapeur de nostalgie.

Le moment que nous vivons explique sans doute la résonance qu'a pour nous - au moins pour moi - l'évoca­tion de la fin du monde antique et de l'émergence du chris­tianisme.

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Faut-il en parler sur le mode du basculement, de l'ef­fondrement de l'ancien ? Ou comme du cheminement du nouveau ? C'est plutôt ce dernier terme que nous indique­rait Lacan, précisément quand il pose ce qui a rendu la voie de Freud praticable.

Il le pose dans son écrit de « Kant avec Sade », page 765 des ÉcritSy les Écrits anciens, où il désigne « ce qui chemine dans les profondeurs du goût », exactement au cours du dix-neuvième siècle, et qui prépare le moment et la voie de Freud.

L'expression des « profondeurs du goût » est elle-même romantique, comme le sentiment que, inaperçu, invisible, inaudible, à très bas bruit, sur des pattes de colombe, ou creusant en profondeur comme la taupe, quelque chose, un processus, est en train de... « processuer ».

Mallarmé ne dit pas « les profondeurs du goût », il dit : « la dernière mode ». Non pas ce qui chemine en dessous, mais ce qui est là à la surface, et dont le propre est de sans cesse changer, de tourner avec le vent. L'air du temps.

La dernière mode, il y en a toujours quelques-uns qui la dictent. On les reconnaît pour être des créateurs, et on les intronise. Certes, d'une façon qui n'est pas formalisée par un scrutin. En France, cela ne touche pas seulement l'habillement, mais la gastronomie aussi, et l'idéologie.

Il arrive que ce qui chemine finisse par éclater soudain, en fanfare, que cela vous saute au visage, par exemple à la première page du journal. C'est arrivé cette semaine, le lendemain du dernier de ces cours que j'ai l'avantage de vous donner.

Ce qui est merveilleux, c'est que, comme certains s'en sont aperçus, j'étais déjà en état de fureur avant. Peut-être suis-je devin sans le savoir. Aujourd'hui, je ne suis plus du tout mécontent, ayant eu la semaine pour métaboliser ma première réaction.

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Cette histoire n est pas terminée. Une vague médiatique a déposé sur le rivage une nouvelle naïade, qui sera pour quelque temps - combien ? on va voir - la dernière mode.

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Je dis : une naïade. C'est plutôt une harpie. Quelque chose comme la Mégère Modernité, sa figure niveleuse, la démocratie égalitaire coupeuse de têtes, vous hurlant au visage cette phrase, à écrire à la Queneau, qu'il m'arriva naguère de prêter aux excommunicateurs de Lacan : « His-sprenpourkiy çui-là?»

Oyez! Oyez la nouvelle! La modernité - appelons-la de son nom baudelairien - voudrait maintenant qu'on l'aime !

Jusqu'à présent, elle laissait faire, elle laissait dire. Elle savait bien que, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, elle est là, elle n'est pas résistible. Cela lui suffisait. Mais non ! Voici qu'elle exige davantage. Elle exige l'amour, l'adhésion du fond de l'être. C'est la nouvelle inquisition. Elle ne veut pas d'un conformisme seulement extérieur. Elle vous tient déjà par les tripes, et aussi par la raison raisonnable, maintenant elle veut le cœur, les raisons du cœur.

On traque désormais les faux convertis. Ces intellectuels qui furent totalitaires, ont-ils vraiment abjuré ? Leur conver­sion à la démocratie est-elle sincère ? Et si, entre eux, en secret, dans leur for intérieur, ils continuaient de pratiquer les rites anciens et de révérer les dieux déchus ?

« Donne-moi ton cœur! », dit la Mégère. Elle l'exige des poètes, ou de ce qu'il en reste. Elle assiège les écrivains qui pensent mal. Elle corne aux oreilles des artistes, des philo­sophes, des intellectuels. Et, il ne faut pas s'y tromper, elle l'exige aussi des psychanalystes.

La modernité est très fâchée de constater que, depuis qu'il y a la modernité, les animaux intellectuels ne l'aiment pas.

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En général, en grande majorité ils ne l'aiment pas. Chacun le manifeste à sa façon. Les uns souffrent en silence, d'autres déplorent, certains pleurent, certains se mettent en colère et tempêtent, certains désespèrent, certains rient et se moquent.

On parlait jadis, de façon désobligeante pour ce grand peuple ami, de VAmerican way oflifè. On n'en parle plus. C'est qu'il est devenu le Way oflife de pas mal de monde de par le monde, qui n'est pas américain. De temps en temps, lucidement, il y en a un pour crier : « Mais... mais... nous sommes tous américains ! » Certains le croient. Certains le veulent et l'espèrent. Certains le refusent.

Il y en a d'autres pour ironiser sur la modernité, ou qui chuchotent contre, ou alors qui blâment, qui souffrent, qui luttent contre, ou qui s'en accommodent et font contre mauvaise fortune bon cœur, ou tout simplement qui la cri­tiquent, qui constatent que, loin de combler l'insatisfaction, elle la nourrit et l'exacerbe. La modernité diffuse l'insatis­faction, l'intensifie comme jamais, et il s'ensuit un certain nombre de conséquences qui se laissent percevoir sur une très vaste échelle.

Freud est dans la série, avec son Malaise dans la civilisa­tion. Il exprime lui aussi cette protestation, qui est majori­taire dans la République des Lettres. Fantasme sans doute que cette République d'utopie, il n'empêche qu'elle comporte là une majorité.

Eh bien ! la nouvelle harpie de la dernière mode demande qu'on adhère à la modernité.

Au nom de qui, de quoi, parle-t-elle ? Elle parle au nom de la loi d'airain des temps nouveaux. Vous n'y pouvez rien, vous êtes aux prises avec ces pluies d'objets qui se déversent sur vous, imaginairement, que vous puissiez les acquérir ou non. Quoi que vous fassiez, ils vous entraîneront à penser à eux, ils seront de plus en plus là.

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Voici encore un syntagme qui a disparu comme par enchantement : « la société de consommation. »

On en parlait jadis, quand c'était nouveau. On n'en parle plus, parce que, maintenant, ce n'est plus à venir, c'est là, c'est ce qui est.

On considère désormais comme extrêmement suspect de manquer d'enthousiasme pour ce qu'on appelle la culture de masse. Remarquons que cette culture de masse est souvent très raffinée.

On a oublié, semble-t-il, ce qu'avait de vif au début des années soixante, dans la classe intellectuelle, le débat pour savoir si, oui ou non, il fallait accepter l'édition en livre de poche. La question était poignante, il n'allait pas de soi de dire oui. Qui allait gagner était pourtant clair d'emblée, c'était conforme à la logique des temps.

Cela n'empêche pas que la plupart ne s'élancent pas vers la modernité, ils y sont entraînés, ils cèdent à regret, ils font savoir que c'est contre leur gré, ils y entrent à reculons. Un bras d'airain les étreint, comme sait les peindre Rubens. On joue L'Enlèvement des filles de Leucippe.

Un certain malaise s'en est suivi. Il est tout de même difficile de convaincre le peuple que tout cela est foncière­ment pour son bien, qu'il devrait dire merci, et se sentir bien.

On se remet à parler au nom d'un vieux signifiant-maître qui avait du plomb dans l'aile, et qui s'appelle le progrès. Comment peut-on situer la réaction, si ce n'est à partir de l'idée que l'on se fait du progrès ? Tout ce qui ne parle pas à l'unisson et se débat un petit peu dans la poigne de fer, tout ce qui fait des chichis, on essaye de l'épingler d'une petite fléchette pouilleuse, « Réactionnaire! ». C'est une tentative, voyons voir si elle débouche.

On nous explique que le non-conformisme, ça finit toujours très mal. Et d'ailleurs, souvent cela commence très mal aussi, voir Lacan.

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C'est tout comme je vous l'avais annoncé la semaine dernière, inspiré par je ne sais quel pouvoir tellurique -Lacan vient là comme l'épouvantail à moineaux, il a commencé par Charles Maurras. Celle-là, on va l'entendre, et pas qu'une seule fois.

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Donc, on dit maintenant: « Français, encore un effort pour être vraiment modernes ! Vous gardez encore bien des vieilleries dans vos placards, qu'il vous faudra vider. Tout ce qui se met en travers de la marche triomphale de l'esprit des temps modernes, relève du réactionnaire. »

Ce n'est plus la faute à Voltaire, à Rousseau, c'est la faute à Baudelaire et à Flaubert. Ce n'est pas seulement une épuration contemporaine qu'il s'agit de réaliser. Il s'agit d'épurer la littérature française. Celle du dix-neuvième siècle en particulier, peu progressiste en effet pour toute une part. Cela nous concerne, puisqu'il se trouve que c'est là qu'a cheminé, si l'on en croit Lacan, ce qui a rendu possible l'émergence de la psychanalyse.

Baudelaire et Flaubert, on ne peut se le cacher, n'étaient pas des progressistes. C'est qu'ils avaient assisté à l'émergence du signifiant-maître du progrès, et qu'ils avaient vu en effet qui le maniait. Ils avaient vu qui étaient les égalitaires et les progressistes, et que c'étaient les nouveaux maîtres, bien plus rudes, cruels, réveillés, que les anciens. Et donc, à leur façon, ils se sont inscrits en faux contre ce signifiant-là.

Vu ce que le vingtième siècle nous a apporté dans l'ordre des massacres de masse - on nous explique qu'il ne faut plus en parler, que ce sont de mauvais souvenirs - le progrès, quoi qu'on en ait, a cessé d'être un signifiant-maître univoque, persuasif. Il me semble qu'il sera très difficile de le faire reluire à nouveau.

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Là aussi, je suis mage. Je disais il y a quinze jours, dans une incise, que Baudelaire restait pour moi un devin, un prophète. Patatras ! c'est fait, on le cloue au pilori, c'est un mauvais maître. Il nous reste à crier : « C'est Baudelaire qu'on assassine! »

C'est du déjà vu. On rejoue une scène, la scène que résume cette figure sans doute mythique mais prégnante, la figure fin de siècle des « poètes maudits ». Cette figure que l'on enseignait jadis à révérer dans les classes, et qui fut inventée par Verlaine, résumait ce dont il s'agissait : la prose du monde, du monde industriel, du monde moderne, du monde massifié, la prose du monde qui veut l'utilité directe isole, maltraite, voire assassine les poètes et la poésie.

Bien entendu, la psychanalyse est dans le coup. C'est de nature à donner un peu de grandeur, de sublime, au débat « psychanalyse et psychothérapie », que de le voir sur le fond de cette lutte multiséculaire maintenant: le progrès de la prose du monde foulant aux pieds, étouffant sous ses pas, les poètes maudits qui la maudissent.

Un marché est proposé à la psychanalyse par le Faust moderne : « Comme thérapeutique, tu es recevable. Si tu veux le bien, si tu fais du bien, si tu aides le malheureux à se remettre sur pattes, si tu le rafistoles de façon à ce qu'il dégage rapidement de ton cabinet pour revenir à la pro­duction, si tu acceptes de répondre à ma mise en demeure de démontrer ton utilité directe d'une façon qui soit par moi recevable - alors tu auras ta place à côté, ou en soutien, de nos médicaments, de nos gymnastiques, de nos hygiènes de vie, de nos week-ends thérapeutiques, etc. »

On ne nous dit pas encore cela. On est plus aimable : « Ce serait tout de même bien d'évaluer les résultats de notre action, qui sont certainement bénéfiques. C'est bien difficile à faire, oh oui à qui le dites-vous ! Mais peut-être pouvons-

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nous trouver ensemble un mode adéquat, qui ne choque pas, ou le moins possible, et avec votre permission, votre sensi­bilité, pour que, tout de même, nous puissions faire quelques petites statistiques, un petit calcul. S'il vous plaît, j'ai femme et enfants à nourrir, laissez-moi calculer. »

L'humble requête que je vous mime, annonce en fait l'affirmation triomphante de la rationalité technique. Celle-ci frappe à la porte, elle veut s'avancer dans notre domaine et y installer sa loi et ses principes.

Cela commence toujours benoîtement, doucement, « dans votre intérêt » comme dirait l'autre, « parce qu'il en viendra après moi de plus méchants, qui vous forceront à calculer. Donc livrez-nous quelques données, quelques appréciations, ce sera un moindre mal ». Il faudrait faire une fable avec ça.

En revanche, tout ce qui dans la psychanalyse n'est pas thérapeutique comme tel, mais articulé au désir et à la jouis­sance, deviendra illisible, sera reconnu comme nocif, stig­matisé comme dangereux. Quand on commence à s'en prendre à Baudelaire et à Flaubert, on finit par s'en prendre au désir et à la jouissance, c'est logique.

Le désir. En voilà un non-conformiste, excentrique, transgressif, immaîtrisable et même radical. Le problème avec le désir, c'est qu'il n'est pas démocratique, en effet. Et il est très possible que Lacan, s'il n'y avait pas eu les poètes maudits, n'aurait pas su extraire de Freud le désir tel qu'il l'a défini. Il n'a pas seulement Hegel et Kojève derrière lui, il a les poètes, et ce qu'ils en ont souffert, si je puis dire.

La jouissance. C'est l'objection la plus forte à l'idée de l'utilité directe. Lacan pousse la provocation jusqu'à la définir comme « ce qui ne sert à rien ». La jouissance entendue comme « plus de jouir » ne fait pas du bien, ne

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s'inscrit pas dans l'harmonie des fonctions vitales, en dérange l'homéostase.

Jusqu'à présent, ce que je vous résume était considéré comme une donnée obtenue de la psychanalyse, et conforme aux intuitions des plus grands moralistes, sinon à leurs conseils de sagesse. Eh bien, à partir de maintenant, ce sera considéré comme une construction idéologique, et du dernier mauvais goût. Parce que la dernière mode - on va voir combien de temps elle durera, si elle prendra racine -donne du regain aux prétentions de l'homéostase.

3 Le discours de l'homéostase révèle sa face totalitaire par

son impatience d'éliminer tout ce qui pourrait faire obstacle à ramener la tension au plus bas niveau. Voilà son idéal en effet : ramener la tension au plus bas niveau.

Ce sont des fauteurs de troubles, ceux qui élèvent la tem­pérature des populations, qui avivent les tensions, qui assemblent le peuple pour des harangues enflammées - au nom du savoir sans doute, mais qui ne sait que l'émeute est au bout ? Professeurs, rien ne vaut un ton égal, qui favorise l'endormissement. Que l'enseignant démontre les meilleu­res manières, lise un écrit tapé à la machine, se contrôle soi­gneusement lui-même à l'avance, car mieux vaut se contrôler soi-même que d'être contrôlé par un autre, qui pourrait vous rudoyer. Et ainsi, petit à petit, vous me verrez peut-être, parce que je suis un réaliste et non pas un poète maudit, changer de ton, me pacifier, m'asseoir. Vous vous direz: « Mais qu'est-ce qui se passe ? », et je répondrai : « Ils ont gagné, je survis. »

Ramener toujours la tension au plus bas niveau, voilà la ligne directrice.

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Comment allons-nous faire ? Freud n'était pas progres­siste, Lacan le signale. Il n'était pas plus progressiste que Bau­delaire. Pourtant, la psychanalyse est née dans le contexte du scientisme. Et qu'est-ce que le scientisme ? Une idéologie qui coiffe du signifiant-maître du progrès le discours de la science. Freud vient de là, c'était un homme des Lumières, mais qui n'adhérait pas à l'idéologie du progrès. La psycha­nalyse est née d'une objection faite à l'idéal du progrès.

En face du signifiant-maître du progrès, si puissant de son temps parce que l'accréditait la poussée extraordinaire de la révolution industrielle, Freud a dressé un contre-signi­fiant-maître, si l'on peut dire, qui est celui de la répétition.

Là où vous croyez au progrès, espérez le progrès, Freud dit : il y a répétition. De la même façon, à la croyance pro­gressiste Lacan fit l'objection du réel.

On entre alors dans un débat qui devait peut-être avoir lieu, qui était peut-être pré-inscrit, nécessaire, avec les pro­moteurs de cette dernière mode dont les premiers signes ont été émis cette semaine.

4 Pour les plus sérieux d'entre eux, ces promoteurs sont des

juristes, des politologues, les autres étant des historiens des idées - il y en a de doués, il y en a de moins doués, quant à l'histoire des idées c'est selon moi une discipline imaginaire, ce qui n'enlève rien à son intérêt.

Il est logique de rencontrer ici, monté en épingle, le discours du droit, la politique considérée à partir du droit, la démocratie définie comme état de droit, les droits de l'homme devenus la loi et les prophètes.

Ce montage est supporté par la croyance, à la fois naïve et chevillée à l'esprit lui-même, dans le tout-pouvoir du signifiant de la loi. On croit qu'en disposant comme il

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convient les chicanes de ce labyrinthe signifiant qu'est un système de droits, qu'en prenant les bonnes dispositions, en articulant comme il faut les droits et les devoirs, en ajustant les délits et les peines, les mérites et les récompenses, en déterminant les règlements et les règlements pour faire les règlements - on saura tamponner, réduire, tout ce qui fait obstacle au régime du progrès.

C'est croire dans le tout-pouvoir du signifiant, dans le pouvoir créateur de la loi. Et c'est pour cette raison que, de ce côté-là, il y a détestation pour tout ce qui fait oracle, fait poésie, repose sur renonciation d'un seul. La poésie n'est pas démocratique, Lautréamont déjà le déplorait.

Nos nouveaux progressistes démontrent une détestation profonde pour l'usage oraculaire du signifiant, qui suppose qu'un signifiant se détache du système, de l'ensemble de tous les signifiants, et, corrélativement, que certains noms propres se détachent, tandis que se poursuit le moutonne­ment indéfini du bla-bla. Pourquoi y en a-t-il certains dont on se souvient ? Est-ce juste ?

Il n'est pas de limite aux ravages de la justice distributive pour peu qu'on lui laisse la bride sur le cou. Si l'on veut étouffer le signifiant oraculaire, c'est qu'il est dangereux, qu'il séduit, qu'il entraîne, les femmes, les jeunes, les masses, et qui sait où il les mènera? Il faut doucher tout ça. Si le signifiant peut créer des intensités incontrôlables, il peut tout aussi bien mettre en ordre, mettre à sa place, hiérar­chiser, pacifier. Voilà ce dont il s'agit.

Le signifiant-maître oraculaire est un signifiant qui s'en va tout seul, émis par un égaré, transportant des égarés. Le signifiant légal est un ensemble formé en système ou en maquis, une broussaille, une somme de savoir, qui demande sts spécialistes, lesquels constituent une élite, mandataire de tous.

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Le collectif, dit-on aujourd'hui, surtout le collectif. « LecolUctif-lecollectif-lecollectif», comme Toinette dit « Le poumon ». J'ai entendu cela cette semaine, je ne dirai pas où.

C'est le droit contre la poésie. Droit et poésie sont deux modes de création langagière, fictionnelle, qui se révèlent ici rivaux.

Les médecins, eux, aiment bien la poésie. Je songe à Henri Mondor, spécialiste de Mallarmé, d'autres encore. Une fois que l'on est à l'Académie française, que l'on en est un peu revenu de la médecine, ou du moins que l'on voit ça de plus loin, peut-être finit-on par être sensible à la pulsion comme écho, résonance de la parole dans le corps. On trouve dans la poésie l'équivalent de ce que l'on a rencontré dans le corps d'irréductible à la médecine scientifique - pourquoi pas ?

C'est aussi le vieux combat de la bureaucratie contre le charisme. Comme mode de gouvernement, la bureaucratie a l'avantage d'offrir la sécurité, alors que le charisme, c'est toujours l'aventure.

5 La psychanalyse s'est établie sur le fondement d'une

énonciation charismatique. Freud fut très tôt en rupture de ban. Il installa ses

quartiers dans une enclave sociale, une zone extime à la société, une de ces micro-sociétés que déplore la nouvelle mode, comme elle stigmatise les micro-appareils de pouvoir, les clans, les conspirations.

Mais oui, la psychanalyse a toujours été une conspira­tion, c'est parfaitement exact.

Freud a commencé comme conspirateur. Il réunissait chez lui des gens douteux, oh combien, le mercredi soir. Et pour parler de choses, je ne vous dis pas. Ils étaient comme des maudits. C'était un bastion conspirationnel.

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Ce qui s'est coagulé, coalisé, conjugué, constitué, autour de la psychanalyse s'est mis en travers du fonctionnement social, cela a été une petite déchirure faisant point d'appel, un léger forçage délivrant un plus-de-jouir inédit. La psy­chanalyse elle-même a joué le rôle du symptôme comme réel. Puis, on a vu l'enclave se mettre petit à petit à obéir au principe d'homéostase, résorber son exception, accoucher d'une organisation bureaucratique, et travailler au rétablis­sement de l'homéostase sociale.

C'est dans ce contexte que prend son sens le slogan lacanien du retour à Freud. Il faut l'entendre au sens de la répétition.

Le retour à Freud, c'était répéter Freud, mais non pas le répéter à la lettre, l'ânonner, le résorber ainsi dans le discours anonyme collectif, servir l'homéostase.

La lettre, il fallait la répéter sans doute, et d'autant plus qu'elle était oubliée ou travestie, mais la répéter, si je puis dire, au service de l'esprit.

C'est ce que, d'emblée, ont eu de dérisoire les efforts pour savoir si Freud avait vraiment dit ce que disait Lacan. « Montrez-moi le passage. » D'emblée, la répétition de Freud par Lacan a été indissociable de la création. C'était une répé­tition authentique précisément parce que c'était un retour au scandale de Freud, à ce que Freud avait pu avoir de scan­daleux, et non à la norme Freud.

Il y a deux répétitions, deux modes de la répétition : la répétition comme création, re-création, et la répétition comme redite, qui efface le plus précieux de ce qu'il s'agit de faire revenir de la première fois.

La répétition n'est authentique que si elle comporte en elle-même création. C'est tout le paradoxe de la répétition : que la seconde fois nous redonne quelque chose de la primarité de la première fois. Elle doit donc s'en distinguer.

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Il ne s'agit pas seulement de faire la théorie du scandale, il s'agit aussi que le scandale ait lieu.

Il faut qu'un scandale ait un peu de fond, c'est d'accord. Le scandale dadaïste, le scandale surréaliste, qui ont eu leur mérite d'éveil, manquaient un petit peu de corps. On ne songe pas ici, loin de là, à perturber l'ordre public, on ne saurait y encourager personne tant que dure la nouvelle mode.

La répétition de Freud par Lacan comporte des déplace­ments, des déménagements, des ponctuations, plus de ceci moins de cela, ceci je le montre, le reste je l'occulte. Certai­nement. Lacan a répété Freud authentiquement, ce qui suppose une alliance toujours équivoque avec la création. Le résultat est que lui-même, Lacan, est devenu un réel.

Beaucoup d'éléments autobiographiques viennent parasiter les textes théoriques de Lacan. Pourquoi, son histoire personnelle, l'étale-t-il avec une telle complaisance ? C'est que le système homéostatique de la psychanalyse a tenté de l'éliminer, et de forclore en sa personne le réel qui produit, induit, supporte, les phénomènes de répétition, avec ce qu'ils comportent toujours de désagréable, d'infrac­tion au principe du plaisir. C'est ce que Lacan a appelé son excommunication, où il a dénoncé l'action d'une église, de l'église analytique.

Cette élimination fut d'abord tentée sur le mode de la forclusion : on cessa de parler de Lacan, plus un mot, disparu du signifiant. Résultat: il revint dans le réel. Aujourd'hui, l'élimination est plus sophistiquée. Nous en sommes à l'assi­milation de Lacan.

La machine homéostatique est en marche, elle ne rencontre pas d'obstacle fondamental pour nommer Lacan, le saluer, lui faire quelque dévotion, le dépiauter, le bouffer par petits morceaux, avec beaucoup de sauce.

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6 L'esprit de l'IPA est celui de la démocratie bureaucratique,

« Un homme, une voix », au sens où chacun y a son idée, chacun sa théorie. Néanmoins, chez les Français, Freud garde encore quelque chose du devin dont on scrute les énoncés.

On lui reconnaît une écriture inspirée, on le scrute dans sa lettre, très gentiment on remercie Lacan de ses leçons de lecture. On reconnaît qu'après l'avoir lu on ne peut plus lire Freud comme devant. Il y a pour eux comme un certain salut par Lacan. On voit bien que la somme des savoirs qu'ils se trimballent demande tout de même la référence à un devin.

De tous ceux qui font les dessalés, on pourrait dire qu'ils sont encore pieux.

On fait comme si le règne de la loi, la même pour tous, comme si le culte de l'anonyme, du tout-un-chacun, avait maintenant surclassé l'oracle. Il y a un impérialisme - impé­rialisme épistémique - de la loi, en tant que nul n'est censé l'ignorer, formule que relève Lacan dans son « Rapport de Rome ». Vous avez les Droits de l'homme, mais parmi les Droits de l'homme, il n'y a pas celui-ci, le droit au non-savoir de la loi.

Aux États-Unis, le texte de la constitution est de l'ordre du sacré. Un collège spécial, composé de grands prêtres nommés à vie, les juges de la Cour suprême, se voue à l'in­terpréter indéfiniment, et son jugement est sans appel, s'impose à tous, en dépit du mode aléatoire de leur dési­gnation - nommés par le Président en fonction, confirmés par un vote parlementaire.

On a beaucoup glosé chez les poètes, on a beaucoup pleuré chez les philosophes, sur le goût effréné du nouveau que manifestait le Nouveau Monde. Mais on doit constater

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que de toutes les démocraties une seule a conservé sa cons­titution initiale. Le royaume d'Angleterre n'ayant jamais eu de constitution écrite, la constitution américaine est la plus vieille constitution démocratique du monde. Tout change, mais pas ça. Des dispositions complexes établies il y a deux siècles pour répondre à des intérêts très précis, et qui n'avaient pas été révisées, continuent de prescrire aujour­d'hui les formes qui permettent d'accéder à la magistrature suprême.

Le corps préposé à interpréter le texte sacré fait évidem­ment évoluer son interprétation, mais toujours au nom du signifiant du texte. De prodigieux efforts d'ingéniosité y démontrent d'admirables ressources d'équivoque, permet­tant des variations d'une extraordinaire ampleur.

7 On pouvait lire cette semaine dans la presse cette phrase :

« La démocratie ne transmet rien, aucune identité, aucune tradition, aucune transcendance, aucun enracinement. »

Voilà ce que devient la théorie fort intéressante du défunt Claude Lefort - élève de Maurice Merleau-Ponty, qui avait quelque connaissance de la pensée de Jacques Lacan - sur la démocratie comme « lieu vide ».

Ce lieu vide situe la rupture des temps modernes, qui s'incarne pour nous dans la Révolution française. L'ordre du monde bascule. Le passé devient l'Ancien Régime. Il en émerge un zéro inédit. Ce zéro traduit une volonté d'arra­chement à l'humus humain, de recommencement à zéro, « du passé faisons table rase ». Ce n'est pas le zéro de tensions que recherche le principe homéostatique, c'est tout le contraire. Ce zéro fait événement, effraction, dénoue tous les liens anciens, comme le Christ quand il invite chacun à tout aban­donner de ses attachements les plus chers pour le rejoindre.

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Ce zéro témoignait certainement d'une ivresse du signi­fiant. Désigner la démocratie comme lieu vide est une fiction régulatrice qui met en ordre cette histoire. En termes lacaniens, c'est désigner le sujet de la démocratie comme sujet barré, sujet vide, le sujet sans qualité, pure variable logique.

Cela suppose un arrachement aux données de fait, aux déterminations, aux particularités. Chacun compte pour un. C'est la valeur de la formule « un homme, une voix ». On a d'ailleurs mis plus longtemps pour arriver à « une femme, une voix », mais c'est une autre histoire. Venez ici, tous vous êtes chez vous, vous êtes reçus. Et c'est même ce qui a conduit Nietzsche à manifester ce qui, dans le démocratisme et le socialisme, prolongerait l'inspiration initiale du chris­tianisme.

La démocratie comme lieu vide veut dire pour nous : le sujet de la démocratie est un sujet barré. Notre petite algèbre nous permet de savoir aussitôt que cela laisse dehors petit (a). C'est-à-dire : tout ce qui tient à la particularité des jouissances. Le sujet barré vide de la démocratie ne s'adjoint pas si facilement à ce qui se noue, se palpe, palpite, dans tout ce que nous désignons par cette petite lettre si commode, petit (a).

On nous dit : une fois qu'il y a le lieu vide, chacun, s'il respecte les lois, peut apporter ses traditions et ses valeurs. C'est le lieu vide comme auberge espagnole. En fait, ce que nous savons, nous, c'est que plus la démocratie est vide, plus elle est un désert de jouissance, et plus, corrélativement, il y a condensation de jouissance dans certains éléments.

Il n'y a pas de nostalgie, pas la moindre nostalgie chez Lacan, et sans doute pas chez Freud non plus. Il y a seulement le savoir de cette corrélation : plus le signifiant est « désaffectivé » comme disent les autres, plus le signifiant se

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purifie, plus il s'avance sous la forme pure du droit, de la démocratie égalitaire, de la mondialisation du marché - chacun compte pour un, le monde compte pour un - et corrélativement, logiquement - et non pas parce qu'il y aurait des conspirateurs ou des excités - plus augmente la passion, s'intensifie la haine, se multiplient les intégrismes, s'étend la destruction, s'accomplissent des massacres sans précédent, surviennent des catastrophes inédites.

8 S'il faut laisser ici un repère, le plus simple, voici un rond.

J'en trace un autre, qui avance sur la zone définie par le premier, et l'éclipsé.

Cela est pour illustrer que, à mesure que progresse le règne du signifiant pur, il se produit du côté de la jouissance une condensation.

Cette logique supporte nombre de dits de Lacan sur la cure analytique, sur l'objet petit (a) où se condense la jouis­sance, au fur et à mesure que le signifiant gagne sur dos Ding, « la Chose ». Elle intéresse aussi la généalogie de la psycha­nalyse et la théorie de la politique.

Lacan fait hommage, pour la part qu'elle a prise dans l'émergence de la psychanalyse, à la montée insinuante à travers le dix-neuvième siècle du thème du bonheur dans le mal. Ce thème est un thème réactionnaire. La psychanalyse est née des Lumières, de leur optimisme rationaliste, mais aussi de la réaction en retour suscitée par leur optimisme sotériologique, si je puis dire, la croyance au bonheur dans le bien, à l'harmonie de la jouissance et du bien.

Cet optimisme a achoppé sur un accident historique qui s'est appelé la Révolution française, qui a ensuite trouvé d'autres supports que les va-nu-pieds et autres sans-culottes, à savoir ceux que Flaubert se trouvait vomir, les bourgeois

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démocrates et homéostatiques. Il y a eu contre eux la pro­testation contre-révolutionnaire, légitimiste, qui n'a pas tenu longtemps, et puis la protestation romantique, qui a débuté en effet comme contre-révolutionnaire, voir le jeune Hugo. Pour désigner l'irréductible du réel, l'irrésorbable de la jouis­sance comme perverse, ils n'ont pas eu grand-chose d'autre à leur disposition que le concept du mal : dénoncer le mal, puis devenir des maudits, les chantres du diable.

On est très à distance maintenant de ce grand guignol, mais c'était leur façon de désigner l'irréductible du réel. C'est passé dans le tissu, dans l'esprit de la nation. C'est à cela que l'on touche, n'est-ce pas, quand on piétine Baudelaire. Contre la prose triomphante du monde moderne, en France on a fait appel aux nouveaux devins qu'ont été les écrivains, ce qu'un éminent historien des idées, Paul Bénichou, a appelé « le sacre de l'écrivain ». Durant tout le dix-neuvième siècle, on s'est tourné vers les maîtres de la langue en attendant d'eux des vérités, des indications pour l'avenir, des oracles.

C'est une exception française, et elle lui reste en travers de la gorge, à la Mégère Modernité. Si c'est en France que Freud a été lu comme nulle part ailleurs, si c'est dans ce pays qu'est paru un Lacan, c'est en raison du sacre de l'écrivain. C'est parce qu'ici, on a continué à donner sa valeur à la parole d'un seul, dissemblable, dépareillé, à condition qu'il ait du style. Maintenant, on voudrait que cela cessât. C'est ce que réclame la dernière mode.

La situation des devins à l'âge de la science n'est pas facile. Freud a procédé par subversion interne du scientisme. Sans doute se méconnaissait-il dans sa nature de devin. Il croyait qu'il faisait de la science. Lacan a eu avec la science une attitude beaucoup plus distanciée, il n'a jamais caché, pas plus que Lévi-Strauss, qu'il bricolait, qu'il prélevait dans le

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discours de la science ce qui pouvait lui servir à ordonner, éclairer, illustrer son expérience.

Et il nous faut bien constater nous-mêmes, logicien, qu'aucune logique, minutieusement dégagée, ne permet de faire l'économie de scruter les dits de Lacan, comme ceux de Freud.

C'est par ce biais, par cette voie, que dans la psychana­lyse on s'avance à la rencontre du réel. Il est très singulier de le constater. Il y a l'expérience, mais elle est toujours référée à des énoncés qui sont autant de signifiants-maîtres.

Cela a de très profondes raisons.

9 Au décours de l'âge des Lumières, justement quand cela

s'est mis à appuyer un peu trop fort sur la Chose, on a vu en France le sacre de l'écrivain. On a vu aussi quelque chose émerger en Angleterre, chez ces soi-disant boutiquiers, qui ont toujours été héroïques, en même temps que très réalistes.

On a vu surgir chez eux - et cela a eu une influence idéo­logique de la plus grande importance, y compris l'influence la plus néfaste - le culte du héros, du grand homme, le Hero-worship.

Worship est le mot que l'on emploie pour la divinité. Le coupable est ici Carlyle, il faut que j'écrive son nom. Il n'est pas sûr que l'on trouve actuellement beaucoup de choses de lui en français dans le commerce.

Carlyle a inventé un nouveau sacré pour l'âge de la science, le culte du grand homme. Et on a vu ensuite tout le monde bêler comme un seul homme - Freud n'étant pas le dernier à le faire - après Léonard de Vinci, Michel-Ange, Dante, Goethe, Beethoven, les grands hommes, les phares, les surhommes. Tout ça vient de Carlyle.

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C'est un effet de l'âge de la science. La rationalité érigée en signifiant-maître, la toise du « tous-pareils », l'instruction obligatoire, tout cela a isolé le grand homme, a fait naître l'idéologie moderne du grand homme.

Par après, on est allé chercher dans l'histoire, et on s'est aperçu qu'on le révérait depuis toujours, mais c'est Carlyle qui a accouché du grand homme moderne. Il fait lui aussi partie de ce qui a rendu la voie de Freud praticable, car il a essayé de sauver, à l'âge de la science, la flamme des devins.

Il compte parmi les grands hommes les héros, les poètes, les prophètes. C'est Dante aussi bien que Napoléon. C'est un incroyable bric-à-brac.

Vous avez l'écho de cela dans un passage de Lacan, page 280 des Écrits, sur la subjectivité créatrice. Il prend le thème avec des pincettes, mais il évoque tout de même la subjectivité créatrice qui renouvelle la puissance jamais tarie des symboles dans l'échange humain, et il dit : « Faire état du petit nombre de sujets qui supportent cette création serait céder à une perspective romantique. » Il en fait état, et simultanément il le dément.

Carlyle décrit le contact avec le grand homme dans des termes qui ne peuvent pas ne pas évoquer pour nous les innombrables témoignages de la rencontre avec Lacan : un étrange sentiment qui demeure en chacun qu'ils n'ont jamais entendu un homme comme ça, que, dans l'ensemble, voici l'homme, ecce homo. [...],« a strangefeelingdwellingin each that they never hearda man like this; thaty on the whole, this is the man!»

C'est un résidu. Ce qui est là mis en forme de grand homme, c'est le résidu des Lumières. Carlyle le dit explici­tement : même si votre démocratie comme lieu vide triom­phait, même si toutes les traditions, tous les arrangements,

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les croyances, les sociétés devaient s'effondrer, ceci resterait, le Hero-worship.

Les lacaniens ne parlent pas autrement de la présence de Lacan, aussi de Freud, et ils sont attachés à la lettre du dit. Cela montre les limites de l'entreprise logicienne dans la psy­chanalyse.

Lautréamont formulait le vœu que la poésie soit faite par tous, non par un seul. Ce serait la démocratie dans la poésie. Et la démocratie dans la psychanalyse ?

La poésie est-elle faite par tous? Hum... Les disciples font de la prose. Au moins pour nous, aujourd'hui, la poésie reste le fait de Lacan. Et c'est pourquoi, si l'on veut bien me ficher la paix par ailleurs, je m'avancerai dans ce que j'ai annoncé, à savoir scruter les dits de Lacan.

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L'ÉGAREMENT DE NOTRE JOUISSANCE

Jeudi 28 novembre. — Le Point Pas de BHL. L'homme doit être par monts et par vaux. Et SoUers, quand dira-t-il son mot ? Mais au fait... il Ta dit. Son éditorial à la une du Monde mercredi dernier était un message chiffré.

Voici : « La montée, de plus en plus perceptible, de la confusion et du conformisme intellectuels. » Mais oui !

Et encore : « Étrange puissance du langage et de l'écrit dans un monde voué à la passion de l'image. Ce Houelle-becq, par exemple, est bien imprudent. Mais tout écrivain doit méditer la leçon, qui le pousse, par petits chocs, vers l'autocensure. »

Voici donc déjà huit jours que Sollers tirait, à bon entendeur salut, la leçon du Lindenberg:

« En période de Restauration, la confusion augmente: compressions, amalgames, simplifica­tions, inversions, mélange des sauces, listes aber­rantes de noms, pavlovisation générale, indiquant que la Société (ce "gros animal", pour parler comme Simone Weil) a une digestion difficile. Le gros animal rumine, se retourne, rêve, grogne, exhale une lourde vapeur de ressentiment et d'esprit de vengeance. Le cerveau d'en haut, travaillé par l'in­testin d'en bas, se met à prendre des vessies pour des lanternes, à repérer partout des boucs émissaires commodes, déteste tout ce qui pourrait être contra-

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dictoire, nuancé, vif, informé, gai. Il fonctionne à la haine de soi et à l'intimidation, le gros animal, il a envie de procès, de tribunaux, de dénonciations, de plaintes. Il sait qu'il peut compter sur des désirs de résignation et de servitude volontaire. Il voudrait augmenter une certaine pression masochiste, celle qui dirait par exemple à la gauche : "Tu jouiras de perdre et de disparaître". »

Comme c'est précis ! « Période de restauration... lourde vapeur... ressentiment... haine de soi... » Ce dernier trait doit viser le rapport difficile de Lindenberg à l'antisémi­tisme.

Moi au téléphone: « Je composerais volontiers une "opinion" sur "à quelles conditions une gauche de gouver­nement peut-elle gagner en 2007?", Le Monde serait-il intéressé? » Ils jugeront sur pièces.

Les éditions Verdier : Gérard Bobillier voudrait faire une plaquette de mon tiré-à-part, comme celle de Milner sur Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?y qui est un succès. J'objecte que c'est beaucoup d'honneur pour quelques mou­vements d'humeur, qu'il me faudrait étoffer l'ouvrage, que je n'ai pas le temps de le faire avant l'été, que je ne le ferai pas sans l'accord du Seuil, que l'on n'aille pas croire que je fais une mauvaise manière à mon éditeur parce qu'il a publié Lindenberg. Les accointances du fondateur de la revue Esprit avec les fondateurs du Seuil sont maintenant bien connues, historiques, comme d'ailleurs avec le fondateur du Monde. Mounier, Flamand et Bardet, Beuve-Méry, ce fut la même famille. Chez un bon éditeur, la main gauche doit ignorer ce que fait la main droite. A* m'expliquait jadis la méthode de ses aïeux.

Gérard insiste.

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L'Express. Oh ! mon Dieu ! À pieds joints ! La machine infernale de Lindenberg a fonctionné ! Il a fait précipiter le parti des « nouveaux réactionnaires » ! Les malheureux se syndiquent! S'enlistent! S'enlisent! Un Manifeste ! Comme au temps des avant-gardes ! Et pour la pensée libre ! Non, pis, une pensée libre ! Il fallait sauter, comme Sollers ! Prendre les choses de plus haut, ou de biais! Faire un pied de nez! Et le faire un par un ! Chacun pour soi ! Pas tous ensemble, tous ensemble !

Debray n'y est pas, Milner non plus. Ils nont pas dû demander à Badiou, ce sont gens de bonne compagnie.

Le chapeau parle « rafle, commissaire politique, police de la pensée, haro sur Esprit collabo », alors que Lindenberg laisse entendre le pire sans dire un mot plus haut que l'autre. Lui crier dessus est foncer tête baissée sur la muleta. Dans le style Félix Fénéon : « Un historien des idées qui promenait son chien a été mordu par sept idéologues enragés ! » Oh ! mes pauvres amis !

Non ! ce ne sont pas mes amis. Si ! ce sont mes amis, puisqu'on a voulu les intimider, les

rendre tricards. Je connais ça. Ils ont fait une erreur. Du moins me semble-t-il. Après

tout, je connais trop peu le dessous des cartes pour être caté­gorique. Peut-être ont-ils leurs raisons de crier à l'assassin. Peut-être leur faut-il forcer la voix pour être entendus dans la cacophonie. Mais je préfère dans cette affaire le « Glissez, mortels... », le style Sollers.

Sollers, je l'ai rencontré j'avais seize ans, il n'en avait pas dix de plus. C'était i960.

Je les trouvais bien désinvoltes, ces garçons du premier Tel Quel. Je me souviens de Claude Simon m'expliquant que si la Révolution battait son plein sous ses fenêtres, il finirait

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sa page avant de descendre prendre sa part au combat. Cela me paraissait bien long, une page de Claude Simon.

Le jeune Philippe, lui, m'épatait, d'avoir refusé la coupe empoisonnée qu'on lui avait tendue de l'un et l'autre côtés de la société politique. À droite, le « sacre de l'écrivain », dont, les mains jointes, Mauriac lui offrait la couronne reçue de Barrés. À gauche, les suffrages de la puissante contre-société communiste, qu'Aragon mettait à ses pieds. Et le sagace jeune homme de refuser les présents des deux Rois Mages, comme Suzanne les blandices des deux vieillards. C'était à peindre.

Bref, il fut le vilain petit canard de la couvée. Ses contem­porains l'ont vu devenir cygne. À vrai dire, il fut un peu albatros à ses débuts. Mais jamais, et il a du mérite, on ne le vit, tel le cygne baudelairien...

« Vers le ciel quelque fois, comme l'homme d'Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s'il adressait des reproches à Dieu ! »

Sur les idéaux que comporte la station debout, Philippe a lu Freud. Il ne se berce pas de l'illusion d'Ovide, celle de croire le visage humain « façonné pour refléter les astres ». Il ne souffre pas non plus, à la différence de Mallarmé, du triomphe de l'azur. « Plutôt lui dérober, laisse entendre l'homme de Sollers, son ironie, sa cruauté bleue, et l'infini ! Plume et plumage. Lire, écrire, voler, fendre l'air. »

Philippe professe comme Ovide de s'y connaître en art d'aimer. Au-delà, leurs destins divergent. L'auteur d'Une curieuse solitude n'excelle pas seulement dans l'art de mettre une femme dans son lit, pour dire vite, mais les puissances dans sa poche. Ovide finit seul dans l'incuriosité, exilé au Pont-Euxin (pour avoir vu, dit-on, ce qu'il ne fallait pas voir). Il en reste le chant déchirant des Tristes.

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Or donc, il est plus difficile de réussir que d'échouer. N'est pas Joker du Journal qui veut, ni Trickster de la prétendue République des lettres. Balzac l'a bien vu. Stendhal se morfondait à Civita-Vecchia.

« Aide-nous, ô Philippe ! disent les baby-boomers à l'aîné, continue tes cabrioles de gai savoir, où qui ne s'essouffle à te suivre ? »

Au temps où Sollers « [avait] décidé, piqué au vif, de leur montrer [qu'il était] aussi un penseur », vers 1973, je m'étonnai auprès de Lacan qu'il ait prophétisé à son séminaire la montée du racisme. Rien ne semblait l'annon­cer dans le climat de l'époque. Il me répondit par écrit, et cela fut imprimé:

« Dans l'égarement de notre jouissance, il n y a que l'Autre qui la situe, mais c'est en tant que nous en sommes séparés. D'où des fantasmes, inédits quand on ne se mêlait pas. Laisser cet Autre à son mode de jouissance, c'est ce qui ne se pourrait qu'à ne pas lui imposer le nôtre, à ne pas le tenir pour un sous-développé.

S'y ajoutant la précarité de notre mode, qui désormais ne se situe que du plus-de-jouir, qui même ne s'énonce plus autrement, comment espérer que se poursuive l'humanitairerie de commande dont s'habillaient nos exactions ?

Dieu, à en reprendre de la force, finirait-il par ex-sister, ça ne présage rien de meilleur qu'un retour de son passé funeste. »

Je veux bien que l'on n'y comprenne rien. Mais ce langage macaronique prédisait l'avenir : racisme, fondamentalisme. Lisez Lacan comme vous sondez Nostradamus.

Vous ne sondez pas Nostradamus ? Georges Dumézil le faisait, pourtant.

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Plus sérieusement : une logique infernale, dont Lacan a donné les formules, fait que l'universalisation appelle, engendre, la ségrégation. C'est que le signifiant et la jouis­sance n'ont pas le même régime : le premier est universali-sable, l'autre non.

Faute de savoir y faire avec la jouissance, avec les objets qui la condensent et que nous multiplions étourdiment depuis la Révolution industrielle, on fait appel au signifiant de l'Autre majuscule, au Nom-de-Dieu, plus féroce encore d'avoir traversé la mort (le « Dieu est mort »). Cela se déduit.

Vendredi 29 novembre. — Relu l'interview de Pierre Rosanvallon dans le numéro du Monde qui a lancé Linden-berg. Le titre dit son ambition : « Il faut refaire le bagage d'idées de la démocratie française. » Cet homme savait ce que le Lindenberg allait susciter, et il a voulu cela. C'est clair comme de l'eau de roche.

Je reprends son Moment Guizot. Foucault me disait jadis sa passion pour la Restauration et surtout la monarchie de Juillet, d'où est sortie la France moderne. C'est l'hypothèse du livre : l'enjeu de la période est « l'interprétation de la Révolution française et la construction d'une rationalité politique qui permette de fonder un ordre stable dans le respect des principes de 1789, l'égalité civile et la liberté politique ».

Rosanvallon souligne une expression qui revient à maintes reprises dans les discours parlementaires de Guizot, et qu'il cite à partir de ses Mémoires : « Le grand mystère des sociétés modernes, c'est le gouvernement des esprits » (p. 223, nos italiques). Les doctrinaires auraient été « hantés » par cette question. L'influence, l'opinion sont des idées neuves dans les démocraties sécularisées. De plus, la théorie étant appelée à fusionner avec la pratique, les doctrinaires seront des acteurs politiques.

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Guizot est cité une fois dans les Écrits, page 335: « En 1966 nous dirions que le Moi est la théologie de la libre-entreprise, lui désignant pour patrons la triade : Fénelon, Guizot, Victor Cousin. »

Rien ne pourra faire que je n'aie pas été introduit à cette période par l'autre bout, celui de Stendhal et Baudelaire.

Le libéral reste pour moi monsieur Valenod, le directeur du dépôt de mendicité de Verrières. Il convie à sa table Julien, qui bientôt ne peut plus manger, ni presque parler.

« Ce fut bien pis un quart d'heure après ; on entendait de loin en loin quelques accents d'une chanson populaire, et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda l'un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n'entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien tenant son verre vert, dit à M. Valenod :

— On ne chante plus cette vilaine chanson. — Parbleu ! je le crois bien, répondit le directeur

triomphant, j'ai fait imposer silence aux gueux. Ce mot fut trop fort pour Julien ; il avait les

manières mais non encore le cœur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue. »

Ceci, au chapitre XXII du Rouge. Baudelaire, quarante-huitard repenti, ce n'est pas mieux. Le feuillet 8 de Mon cœur mis à nu évoque « Mon ivresse

en 1848 ». Il s'interroge sur la nature de celle-ci : goût de la vengeance, de la destruction, souvenir des lectures, amour naturel du crime. « Providentialité » maistrienne de Napoléon III. Utopie, éloquence, ridicule (feuillet 9). Voir

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les notes de l'édition d'André Guyaux en « Folio classique », et aussi celles de l'édition de Claude Pichois en « Pléiade » (en particulier, sur les « religions et illusions françaises », tome I, p. 1493-1494).

68 comme 48. Dans son Mallarmé au tombeau (Verdier, 1999), Milner

note que « Le Cygne » de Baudelaire est une déploration de la défaite de 48, avec référence à Dolf Oehler, Le Spleen contre l'oubli, Payot, 1995.

Je n'aurais pas glissé dans Mai 68 si je n'avais aimé Bau­delaire et les poètes français de la seconde moitié du dix-neuvième. Maudits, anti-modernistes. Moi, qui ne suis ni maudit, ni anti-moderniste. C'est la « religion » littéraire.

Furet a pu nommer sa Fondation du nom de Saint-Simon. Il connaissait pourtant le pamphlet de Stendhal, Dun nouveau complot contre les industriels (1825). Voir l'édition donnée en 2001 par Michel Crouzet à La chasse au Snark, et l'édition Flammarion de 1972.

C'est le second et dernier pamphlet de Stendhal après Racine et Shakespeare, publié la même année. « La "société industrielle", la grande idée de Saint-Simon (et de bien d'autres, chez les libéraux), c'est la nôtre, c'est notre "modernité" comme on dit, et qui la conteste? » écrit monsieur Crouzet. « Le pamphlet nous renvoie à nos origines, quand l'idée d'une société fondée sur l'économie étonnait et même scandalisait... Stendhal, écrivain moderne, attaquait la modernité dans son essence... »

Il demeura incompris, passa pour un aristocrate.

Samedi 30 novembre. — Entretien de Lindenberg avec Philippe Lançon dans Libération. Sa définition du « réac­tionnaire » est peu sophistiquée : « Quelqu'un qui pense que c'était mieux avant. » L'histoire comme histoire d'une chute,

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d'un déclin. Dans ces conditions, rien de plus réac que la Genèse. Après tout, pourquoi pas ?

« Une humeur chagrine face à la modernité. » Sans doute. Pas moins à l'endroit de l'Antiquité. Tout est chagrin. Donc, tout est joie aussi bien. On ne va pas loin en marchant de cliché en cliché.

Le « projet moderne » selon Habermas. Le philosophe devrait relire ses maîtres, Adorno et Horkheimer, leur Dialectik der Aufklarung, de 1944. Je suppose que c'est l'une des inspirations de Lacan dans son « Kant avec Sade », avec Blanchot et Paulhan - et Freud, son Problème économique du masochisme, qui déjà réunit les noms de Kant et Sade.

Lindenberg croit au progrès. Il a du mérite. Le côté « mythe », « forme épique », du truc est éventé depuis belle lurette. Le progrès est échoué sur la berge. Il ne sera pas facile de le remettre à flot.

La « république du service public » serait « quelque chose de très régressif ». Oui, oui. « Bourdieu désespéré, conser­vateur. » Oui, oui. Lindenberg se glorifie des « fureurs » pro­voquées par son livre. Il veut de la dialectique dans la vie intellectuelle. Bien. Il récuse « l'école d'avant, qui n'a sans doute jamais existé ». Récuse les effets du « sacre de l'écri­vain ». Récuse « la mélancolie démocratique », qui est celle de Tocqueville déjà. Il distingue deux « façons de la vivre » : la populiste et l'aristocratique. Bien vu.

Je pratique les deux. Contre la vulgarité. Pour le sang. Joseph de Maistre.

Je ferai un effort en faveur de Jean-Baptiste Say. Ma sauvegarde : Montesquieu. Il est temps de songer à écrire mon opinion pour Le Monde.

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TOMBEAU DE I/HOMME-DE-GAUCHE

Il est de la nature d'une gauche de gouvernement de gouverner. La seule chose dont elle puisse se rendre coupable est de perdre les élections. À quelles conditions les gagnera-t-elle en 2007 ?

La gauche va rebondir, dit Pierre Mauroy. Non. Aucune chance tant qu'une troisième gauche de gouvernement, après Blum-Mollet et Mitterrand-Jospin, n'aura pas été repensée à nouveaux frais. Le premier préjugé dont elle devra s'alléger est de croire qu'il y a l'Homme-de-gauche.

Oui, il y eut jadis l'Homme-de-gauche. Il se distinguait par sa mémoire d'éléphant. François Mitterrand, quand il était candidat, savait faire défiler en accéléré, comme dans un clip, la grande geste de la gauche : 1789, 1848, 1936, les congés payés, Le Temps des cerises, les enfants dans les mines. Napoléon-le-Petit et le petit père Combes. Hugo et Gambetta. Dreyfus et Zola. Jaurès et Clemenceau. La Résis­tance. Les mineurs, les cheminots, les canuts. De ce pot-pourri d'images et de symboles, l'habile Charentais fit une compression à la César. Elle lui servit de marchepied vers le pouvoir. Ce fut le triomphe de l'Homme-de-gauche, et sa fin à la fois.

Il avait jusqu'alors prospéré dans une sorte de Lotharin­gie prise en tenaille entre pouvoir et contre-pouvoir (les gaul­listes, les communistes). Son impuissance politique lui per­mettait d'y élever des châteaux en Espagne jusqu'à en faire

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des gratte-ciel. Une fois Mitterrand couronné, l'Homme-de-gauche, s'étant cogné au Mur d'argent, souhaita faire de la France un État obsidional fermé.

Beau plan de paupérisation, dont le Serpent monétaire européen ne fit qu'une bouchée. Mais ce n'est pas son étreinte qui eut raison de l'Homme-de-gauche, ni non plus la chute de l'autre Mur, celui de Berlin. C'est quelque chose qui est partout ces jours-ci, alors que nous approchons des fêtes de fin d'année: appelons ça « la Pluie d'Objets ».

L'Homme-de-gauche pressentait que l'abondance serait sa perte. Oh ! le tollé, au milieu des années cinquante, quand Françoise Giroud s'avisa de promouvoir le gadget dans LExpress\ Ah! l'émotion, la première fois que Le Nouvel Observateur fit état du plaisir de conduire une voiture dernier cri ! Au début des années i960 encore, on discutait ferme aux Temps modernes pour ou contre le paperback. Vanité des Syllabus ! L'Homme-de-gauche se réconcilia petit à petit avec la société de consommation. Serpent ne serra, Mur ne tomba, que parce que dès longtemps l'Homme-de-gauche avait croqué la pomme que lui tendait la séduisante madame Express. Comme celui d'Adam, ce fut le péché de tout un chacun. Nul n'y échappa de par le monde, hormis les intégristes, fondamentalistes, et autres terroristes - mais quoi ! ce sont des fous. No logo ? No future. Noël ! Noël ! « Il est né, le Divin Objet! »

Cette histoire peut se raconter comme une psychanalyse : L'Homme-de-gauche, au fil du temps, s'avoue successive­ment ce qu'il savait déjà. Il s'avoue qu'il était réconcilié avec la consommation, et même qu'il en jouit. Il s'avoue qu'il était réconcilié avec la démocratie parlementaire, même ploutocratique. Il s'avoue qu'il était réconcilié avec le capi­talisme et avec le marché même si à reculons. Il s'avoue enfin, depuis le 11 septembre 2001, qu'il est en dernière instance

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du même côté que les Américains dans « le choc des civili­sations » - forme imprévue de ce que Friedrich Engels appelait la lutte des classes à l'échelle internationale. Tout cela, bien entendu, avec des pincettes, et des correctifs, et des mines de dégoûté qui lui assurent qu'il ne se confond en aucun cas avec les affreux de droite, qui sont, eux, sans vergogne.

Eh bien, l'Homme-de-gauche s'est avoué tant de choses qu'il ne lui reste plus qu'à s'avouer ceci, à savoir qu'il est mort.

Attention ! Ce n'est pas dire qu'il est enterré. Non, il ne l'est pas. Seulement, on lui a successivement remplacé le cœur, les reins, la rate, les yeux comme dans Minority Report, tous les organes, plus le corps-sans-organes, le thumos et le logos. Si l'on ajoute les greffes osseuses et la transplantation du visage comme Chéri-Bibi, plus une bonne petite lobotomie pour faire descendre tout ça, est-il toujours le même? On peut dire que oui, on peut dire que non. En vérité, l'Homme-de-gauche est désormais un hybride, ou plutôt une multiplicité d'hybrides. La troisième gauche de gouvernement voudrait-elle ressusciter l'Homme-de-gauche pur sucre qu'elle ne le pourrait pas.

D'abord, ce ne serait qu'un produit de synthèse, alors que l'Homme-de-gauche fut longtemps une réalité émouvante, vécue avec passion. Ensuite, ce serait une camisole de force parfaitement impuissante à contenir la prolifération des hybrides. Enfin, l'Homme-de-gauche comme signifiant pur, vide, hors-sens, au nom de quoi parler, juger, agir, ne sera plus jamais le puissant élixir qu'il fut encore en 1981, quand il rallia la majorité du corps électoral.

La mémoire, en effet, n'est plus ce qu'elle était ; elle ne fait plus autorité, elle ne confère plus la légitimité, elle concourt pour une moindre part à la formation des identités

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sociales ; elle est désormais surclassée partout par l'innova­tion accélérée, l'obsolescence programmée. Le passé est frappé d'une moins-value, ce n'est plus lui le facteur déter­minant ; le maître mot, c'est l'avenir.

Un psychanalyste peut témoigner que les Idéaux ont cessé d'être causes du désir; que le gain de jouissance - Lust-gewinn de Freud, objet petit (a) de Lacan - est au poste de commandement ; que les modes d'y accéder se diversifient. Il aura fallu à la gauche de gouvernement la très mauvaise surprise du 21 avril pour qu'elle s'avise qu'elle aurait dû « réduire l'offre », c'est-à-dire que son électeur était devenu un consommateur.

Des laboratoires de biotechnologie politique s'emploient actuellement à bricoler un Homme-de-gauche redivivus. Est-ce la bonne voie vers une victoire en 2007 ? Il est permis d'en douter quand on constate que l'acharnement théra­peutique qui maintient en vie la jadis haute figure du com­muniste au prix d'un coma prolongé, n'a été d'aucun profit électoral au PC, bien au contraire.

Surtout, se demander Qu'est-ce que l'Homme-de-gauche aujourd'hui?^ et répondre en définissant de stricts critères d'appartenance à l'ensemble déterminé par ce concept, conduit tout droit :

1. à une pratique doucereuse de l'anathème méthodique : ce sont les « nouveaux réactionnaires », offerts par monsieur Lindenberg en victimes expiatoires à la gauche endeuillée (voir son récent ouvrage paru au Seuil, Le Rappel à l'ordre) ;

2. à l'insulte passionnelle : « monstrueuse tentative de fas-cisation de la pensée libre », proteste le chœur des boucs émissaires {L'Express du 28 novembre 2002) ;

3. à la chasse tous azimuts aux hybrides.

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La piqûre de l'opuscule a réveillé en sursaut la Belle-au-bois-dormant du débat public. Bien joué! La voie qu'in­dique monsieur Lindenberg n'en demeure pas moins sans issue dès lors qu'il n'y a plus de magistère qui soit en mesure de valider aucune définition urbi et orbi de l'Homme-de-gauche.

Au-delà, l'idée même de promouvoir une catégorie politique fermée sur elle-même et justifiant des excommu­nications, apparaît, non seulement bien peu charitable, mais étonnamment désuète. Sa tentative comme toutes celles du même genre qui ne manqueront pas de suivre se révéleront à terme inopérantes dans un espace social désormais structuré selon une tout autre logique.

En matière d'hybrides, en effet, on n'a encore rien vu. Les hybrides vont croître et multiplier : homosexuels auto­ritaires, féministes catholiques, juifs bellicistes, musulmans voltairiens, racistes libertaires, nationalistes pacifistes, nietzs­chéens populistes, syndicalistes derridiens, orléanistes éner-gumènes, léninistes réactionnaires, trotsko-capitalistes, communistes précieux, gauchistes antigauche, antimondia-listes sécuritaires, verts roses, verts rouges, et de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, hussards démocrates-chrétiens, humanistes néo-céliniens, esthètes engagés, i tutti quanti. Le nuancier ira à l'infini.

La décomposition de la gauche est commencée. En 1965 comme en 1981, elle était encore au singulier. Sous Jospin, elle se résigna à accueillir le pluriel. Elle devra se faire à l'idée qu'elle est désormais éclatée, dispersée, intotalisable, une « multiplicité inconsistante » (Cantor), un pas-tout (Lacan).

Pour l'instant, la gauche de gouvernement y perd son latin. Elle voudra faire rentrer le génie dans la bouteille. Un pénible moment sectaire s'annonce. Le PS souffre. Ce fut jadis le grand parti de l'Homme-de-gauche. Plus rien ne

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subsiste du transfert de masse que Mitterrand avait su lui attirer. Vestige d'une glorieuse conquête électorale du pouvoir, « la vieille maison » voit tous les jours avec stupé­faction son discrédit croître dans l'opinion. Jusqu'où ne montera-t-il pas si elle suit la voie rétrograde que lui recom­mande en sourdine monsieur Lindenberg ? À savoir : mettre sur orbite un mannequin d'Homme-de-gauche prônant le retour à Guizot comme accomplissement des Lumières. Le salut par Monsieur Homais, en somme. Parions que, dans un second temps, monsieur Rosanvallon prendra le relais pour expliciter ce motif et le mettre en musique.

Il est difficile de prévoir combien de temps il faudra à la troisième gauche de gouvernement pour se replacer en avant de la courbe. Pour ce faire, elle devra se réconcilier avec la société au pas-tout, apprendre à manier avec délicatesse les paradoxes de l'inconsistance logique, et y reconnaître sa chance. L'hybridation généralisée de la gauche veut dire en effet que celle-ci n'a plus des frontières assignables a priori. Tous les espoirs lui sont donc permis. On a bien vu au Brésil le second tour de l'élection présidentielle être disputé entre deux candidats de gauche.

Tout indique que le temps est venu de donner une sépulture décente à l'Homme-de-gauche, et de se tourner vers l'avenir selon la parole évangélique : « Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs [ou les] morts » (Matt. 8-22).

Telle est la solution que nous croyons pouvoir apporter ce Ier décembre 2002, et abstraction faite de toute préférence personnelle, au problème de politologie que nous avons posé.

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LE SACRÉ N'EST PLUS CE QU'IL ÉTAIT

Dimanche Ier décembre. — Sollers arbitre dans Le Journal du Dimanche. L'affaire des nouveaux réactionnaires concerne « le microcosme intellectuel français ». C'est « une campagne de diversion hâtivement montée » : voilà pour Lindenberg et Rosanvallon. « Les injures pleuvent » : voilà pour le Manifeste. « Les uns attaquent, les autres se défendent, l'espace médiatique est rempli, voilà au moins un point d'accord entre les adversaires. » Exact. C'est le cas dans toute polémique. Il faut être deux. On ne peut pas toujours parler tout seul. Ou si? En un sens, on parle toujours tout seul.

L'argument « microcosme » fait son apparition. On peut parier que personne ne pourra plus entrer dans le débat sans indiquer qu'il reste en dehors. À vérifier.

Sollers persiste et signe pour Debord. Il s'était donc bien senti visé de biais par le morceau anti-situ de Lindenberg, et il répond de biais lui aussi. Les citations sont belles et topiques. De Debord : « On dissimulera ainsi, derrière une multitude virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques, ce qui est tout au contraire le résultat d'une convergence spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. »

À la fin, mystérieuse prédiction : « Mais oui, une insur­rection se prépare dans l'ombre. »

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Lundi 2 décembre. — Marianne. Eusèbe est là, pris en sandwich entre Jean-François Kahn et Marcel Gauchet. En couverture, l'ensemble est intitulé : « Le Monde est-il un journal réac? » Cela n'arrangera pas mes affaires avec ce grand journal. Ou bien... au contraire.

Mail de Claude Cherki. Le Seuil ne pourrait faire aussi vite que Verdier. « Faites avec eux. Sans remords. » Il pense que je suis un homme à remords. J'appelle Bobillier. Nous convenons du 2 janvier.

Téléphone. C'est Le Monde. Le responsable des pages « Opinions » m'entretient de menues corrections typogra­phiques. Le Tombeau passera demain ou après-demain.

Kahn approuve ma « gauche orléaniste ». Il fallait, dit-il, à ceux qui ont inspiré l'opuscule, « s'inventer, dans la mesure où ils ont eux-mêmes glissé vers le centre-droit et se sont ralliés à la modernité néo-libérale, un redoutable danger fascisto-réactionnaire qui leur permette de s'illusionner eux-mêmes en se situant "à sa gauche" ». Il considère que l'opé­ration est ratée: « Le projectile ressemblait fort à un boomerang. » Le Monde serait « le plus brillant représentant de la sensibilité dont se réclame Daniel Lindenberg ». Il note sévèrement l'ouvrage : « inanité de son style et de sa com­position ».

Gauchet fait jouer le même ressort : dénoncer une dérive réactionnaire pour retrouver une virginité perdue. « Le coup vient des modernistes de la gauche... débris de l'ex-deuxième gauche... la gauche des banquiers libérés et des technocrates branchés... la gauche sans le peuple. » Il donne une généalogie de cette seconde gauche: « ...produit de décomposition de l'extrême gauche... fusionne une décoction diluée de 68 avec le progressisme chrétien... le projet autogestionnaire... recyclée dans l'alliance du libéra­lisme sans états d'âme et du libertarisme assistanciel... un

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économisme compassionnel... entre l'élite et les assistés, un ramassis de racistes et de petits blancs. » Il est interviewé par Elisabeth Lévy, dont je m'étais promis de lire le livre, qui défend, paraît-il, Renaud Camus.

Mardi} décembre. — Le Monde arrive. Le Tombeau y est-il ? La une ! Ah ! tout de même.

Rien à voir avec le même texte lu sur l'écran de l'ordina­teur. Je relis, c'est un autre texte. La force énonciative change la signification. Je songe au bel effort de Searle pour définir les « illocutionary forces », et les fonder en logique. Le dit est de moi, mais le dire est celui du Monde. Me voilà \cpundit d'un soir.

Vertige, jouissance, de se savoir parler à un si grand nombre. Quand cela s'arrête, sevrage. Dieu, qui parle à tous de tous les siècles, peut-il ne pas être ivre ? J'ai vu N*, grand esprit, malheureux quand V*, moins grand esprit, mais rédacteur en chef, commença de lui refuser ses articles. J'avais prévu ce règne des médias sur la production intel­lectuelle. J'avais voulu munir le Champ freudien d'un « mini-mass-media ». Ce fiit L'Ane. L'âne, ce fut moi.

Milner est aussi dans le numéro du Monde. Depuis son De ïécole> entre les progressistes chrétiens et lui, c'est la détes-tation.

Judith arrive de Moscou. Un séminaire du Champ freudien s'y est tenu. Elle me raconte une sombre histoire de mafia.

Lepundit. J'en ai déjà parlé à un moment où je ne pensais nullement accéder à une position comparable ne fût-ce qu'un seul soir. Je retrouve la transcription dans mes archives électroniques à la date du 10 février 1999. C'était une impro­visation lors du séminaire de « politique lacanienne ».

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LE PUNDIT

Notre Ornicar? digital apporte tous les jours au Champ freudien un commentaire de politique qui est articulé dans des termes qui proviennent de Freud et de Lacan - avec toute la futilité que comporte la pratique même du commentaire. Ce n'est pas fait pour changer les choses, mais pour apporter un grain de sel, comme font les pundits et columnists américains.

Le New York Times, le Washington Post, offrent un échan­tillonnage qui va du libéral au réactionnaire, et qui permet à chacun de retrouver son opinion, mise en forme et argu-mentée, souvent avec esprit. Il ne s'agit pas de transformer le monde, mais de l'interpréter, il ne s'agit pas d'épistémè, mais de doxa.

Un pundit parle en son nom propre, ne représente que lui-même, ce qui permet à chacun de se reconnaître dans l'un ou dans l'autre selon les moments. C'est une position de sage, souvent sarcastique, déplorant le cours du monde, mais aussi l'enchantant, au sens de Max Weber, et n'ayant de compte à rendre qu'au bon Dieu qui l'a choisi, Arthur Ochs Schultzberger Junior ou Katherin Graham.

La position de pundit a longtemps été réservée aux hommes, mais il y a maintenant des femmes. La meilleure styliste est la nommée Maureen Dowd. Je ne manque pas souvent la chronique linguistique de William Safire, qui est le Vaugelas new-yorkais. Son recueil, In love with Norma loquendi, est une mine, et se prêterait parfaitement à être discuté en termes lacaniens.

UNE QUESTION OUBLIÉE

À la fin de la soirée de 1999, je posais la question : « Les psychanalystes s'abstiennent d'intervenir en tant que tels sur les questions citoyennes. Est-ce un bien ? Cela répond-il à

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une nécessité de l'acte analytique ? Quelle est la face d'action qui est permise à l'analyste? » Eh bien, j'essaye ces jours-ci une réponse à cette question que j'avais oubliée.

Je relis sans déplaisir mes improvisations de ce soir-là.

LA « RÉELIGION »

Désormais, la religion n'a absolument rien à craindre de la science. La disjonction est accomplie. On a eu l'illusion depuis le seizième siècle et jusqu'à la fin du dix-neuvième, que le discours de la science menaçait les fondements de la foi. On a cru pertinents les énoncés scientifiques pour trancher de la validité des énoncés de la religion, de Copernic et Galilée à Darwin. La terre est-elle au centre du monde ? Le monde a-t-il été créé en six jours ? - et comptez un jour de plus pour le repos, et une nuit pour créer la femme. L'homme est-il fait à l'image de Dieu ou du singe ? On entre glorieusement dans le vingt et unième siècle à un moment où tout le monde a compris que la science était parfaitement inoffensive, qu'aucune religion n'avait rien à en craindre, que la vérité et le réel étaient disjoints.

Sur toute l'étendue du globe, il y a là-dessus une tran­quillité des religions qui impressionne. Le phénomène n'est pas si ancien. À part un certain nombre d'épistémologues, tout le monde sait que le réel et la vérité sont disjoints.

Ce qui dans la science continue d'inquiéter la religion, c'est sa puissance de transformation du réel. La religion s'emploie à le protéger, comme les écologistes. Elle devient une Société de protection du réel. C'est la réeligion, si je puis dire.

Depuis, dans un état du Middle West, je crois, on a réclamé que le point de vue créationniste soit enseigné en classe de biologie à l'égal du point de vue évolutionniste. C'était une revendication réactionnaire modérée : ils ont

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accepté que l'on continue d'enseigner Darwin. L'intolérance n'est plus ce qu'elle était non plus. Les manichéens, les sata-nistes, seraient fondés à réclamer « equaltime ».

QUE VEUT DIRE « ÊTRE » ?

Une phrase admirable du président Clinton est appelée à rester dans les mémoires, tout du moins aux États-Unis. On l'interrogeait sous serment sur la nature exacte de sa relation avec telle gourgandine - « Is itsexual? » - et, faisant très attention de ne pas se parjurer, il répliqua : « Tout dépend du sens que vous donnez au verbe être », « What the meaning ofis is ».

En effet, tout dépend du sens que l'on donne aux mots, et il suffit de parler assez longtemps pour donner n'importe quel sens à n'importe quel mot, comme le notait Lacan.

La judiciarisation du discours a encore pour nous un caractère exotique, mais elle est en train de parvenir jusqu'à nous, et va progressivement infiltrer nos rapports sociaux. Le recours au juge nous est déjà beaucoup plus familier qu'il y a peu. On discute de la judiciarisation du politique, la judi­ciarisation est galopante, et nous la verrons progresser au cours des années qui viennent à tous les niveaux de la société française et en Europe.

LE RÉALISME DE LACAN

Lacan s'est lui-même déclaré réaliste. C'est dans un contexte où le mot « réalisme » s'oppose au « nominalisme ». Lacan se dit réaliste au sens médiéval. Le nominalisme est une notion du réel qui comporte qu'il n'existe vraiment que les individus. C'est le royaume du « un par un » absolu. Ce qui veut dire que les notions générales, les concepts, les essences, les noms communs sont des fictions. Le nomina­lisme attribue le réel aux seuls individus, donc tout ce qui

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fait classe, ensemble, tout ce qui est de l'ordre des univer-saux, est réduit à la fiction.

Le réalisme, au contraire, attribue du réel aux universaux. Lacan se dit réaliste parce que pour lui le symbolique remanie le réel. Ce que Lévi-Strauss appelle l'efficacité sym­bolique, et qui est aussi bien la puissance de la science, l'action de la structure, suppose une perspective réaliste au sens médiéval. Les symboles, les signifiants-maîtres, les mathèmes, pour être des semblants, n'en ont pas moins une incidence dans le réel. Ils sont eux-mêmes du réel.

Le grand réaliste moderne, c'est Hegel. Cela implique là même un réalisme de la vérité, ce qui veut dire : la vérité entre dans le réel. Lacan attribue à la vérité une structure de « fiction » au sens de Bentham - bien et mal, droits et devoirs sont précisément des fictions opératoires. Quand il se dit réaliste, il y a chez Lacan un réalisme de la vérité.

Il n'empêche que Lacan est simultanément nominaliste. Chaque cas est particulier, et doit être considéré un par un. Rien ne sert d'avoir une règle, puisqu'il faut encore déter­miner si le cas singulier tombe sous la règle. Et pour déter­miner si le cas tombe sous la règle, il n'y a pas de règle, pas d'algorithme. C'est là que Kant faisait appel au jugement, au tact, à une fonction qui n'est pas mécanisable, hphronesis, la prudence d'Aristote.

La prudence, ce n'est pas du tout de ne pas y aller, de se garder à gauche et à droite, etc. La prudence qualifie le rapport au « un par un ». Ma référence est Aubenque, qui met en valeur que la prudence aristotélicienne s'impose quand on ne peut pas en passer par les universaux, et qu'il faut faire du « un par un ». C'est ce qui dans la psychana­lyse est censé se transmettre par cette activité souterraine, jamais vraiment explicitée, qui s'appelle le contrôle.

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Le contrôle, le récit du cas à un autre analyste qui vous fait bénéficier de son expérience, avec tout le flou qui entoure cette opération, est la voie par laquelle s'acquiert la prudence analytique. On apprend dans les séminaires les règles, les structures, la littérature, mais il faut encore savoir apprécier ce qu'il convient de mettre en jeu dans ce cas-ci et dans cette occasion-là. Toute une part de l'enseignement de Lacan est passée par le contrôle, sans être attrapée par l'écriture ou la parole publique. Elle a eu beaucoup d'in­fluence en son temps, et cela continue.

Il y a là tout un enseignement submergé, qui concerne, un, l'exercice prudent du pouvoir dans la direction de la cure ; deux, la casuistique. Là, on navigue en effet entre les universaux et le « un par un ».

Les gens racontent volontiers leurs contrôles avec Lacan, mais les énoncés de contrôle qu'ils peuvent rapporter, comme les énoncés interprétatifs, les incluent comme lieu d'adresse. Cela a été dit à un tel, à tel moment, il faut encore décider dans chaque cas du sens que cela a. Est-ce sérieux ? Est-ce ironique ? Est-ce les deux à la fois ? Est-ce généralisa-ble ? Lacan se fichait-il de monsieur Un Tel ? Lui donnait-il accès à une vérité fondamentale ?

On fait appel à la prudence là où la règle défaille. La notion aristotélicienne de la prudence comporte que celle-ci n'est pas un universel. Aristote selon Aubenque appelle « prudent », recherche comme « prudents » des hommes dont il n'y a pas de type, mais qui sont à chaque fois à apprécier « un par un » pour ce qu'ils sont. « Prudent » est un signifiant qui forme des ensembles pas-tout. Il n'y a pas d'homme prudent par excellence, pas d'essence de l'homme prudent, il faut bien regarder celui-là pour savoir s'il est prudent ou non. Quand on en trouve un, il ne faut surtout pas le perdre, il faut le garder, et demeurer auprès de lui.

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LE SACRÉ N'EST PLUS CE QU'IL ÉTAIT

Nos discussions de ce soir me font penser à ce que Bataille, Caillois et Leiris avaient tenté en 1938 avec le Collège de Sociologie, et qui était un peu loufoque. Ils voulaient théoriser, au moment où s'annonçait la seconde guerre mondiale, le sacré dans le monde moderne, thème dont l'évidence leur était imposée par la montée de ce que l'on a appelé ensuite les totalitarismes, et surtout par la prégnance et la proximité du nazisme. D'où un effort pour raisonner sur les formes contemporaines du sacré, qui avaient été théorisées dans les sociétés primitives.

En ce temps-là, le mot « sociologie » avait encore tout son prestige, une aura de nouveauté, qui lui est bien passé.

Voyez le sang contaminé. Le cœur de l'affaire est ceci: un certain nombre de

personnes, le sachant, aurait fourni au public des unités consommables dont une certaine proportion était mortelle. C'est donc un procès de consommation.

Mais comme il touche à la mort, il est traité avec une révérence qui fait penser que du sacré est en jeu.

Or, à la surprise générale, le procès s'ouvre sous les espèces de la farce. Le président de la Cour de justice de la Répu­blique déclare le jour de l'ouverture que la procédure a quelque chose de surréaliste. Tiendra-t-il cette note sensa­tionnelle ? Vont-ils réussir à rester dans le registre de la farce pendant trois semaines ?

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D U DISCOURS DE LA SCIENCE

Mercredi 4 décembre

Donc, j'étais soucieux de la disparition des oracles, et je vous en ai fait part en allant chercher mon vieux Plutarque, « à mettre mes rabats ».

C'était pour un apologue qui concernait la psychanalyse, et l'inquiétude que, légitimement, on peut nourrir, pour aujourd'hui et pour demain, à propos du maintien ou de l'effacement du mode d'énonciation psychanalytique, que l'on appelle communément l'interprétation.

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L'interprétation n'est pas une explication, ni une des­cription, ni une demande, ni un souhait. Elle ne connaît pas le doute, la mesure, le plus et le moins. Elle est apophan-tique, dit Lacan, dans son « autre » écrit de « L'étourdit », avec un « t » {Autres écrits, p. 449-495).

L'apophantique concerne chez Aristote la théorie des pro­positions, en tant que ce sont des énoncés que l'on peut dire vrais ou faux. Reste à lire Aristote d'un peu plus près, sur les traces de Heidegger, il faudra y revenir.

L'interprétation appartient à l'apophan tique pour autant qu'elle est une assertion, mais elle lui échappe aussi bien, parce qu'elle ne fait aucune place au faux. L'interprétation

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est toujours vraie. Elle se valide elle-même. Elle se vérifie, en ce sens déviant quelle se fait vraie.

Sans doute les choses seront-elles plus claires à dire que l'interprétation se porte de son propre mouvement au-delà de la scission du vrai et du faux. C'est par ce biais qu'elle s'apparente au mode poétique de renonciation. En poésie, on ne songe pas à se demander si ce qui est dit, proféré, est vrai ou faux.

Si l'interprétation analytique est toujours vraie, Karl Popper est justifié de dire - critique que Lacan avait relevée et louée - que la psychanalyse n'est pas une théorie scienti­fique parce qu'elle est infalsifiable. On ne peut définir pour la psychanalyse une épreuve de vérité, ou de réalité, une expérience cruciale, un jugement de Dieu, susceptible de la démontrer fausse selon ses propres critères de vérité.

C'est très juste, à ceci près que c'est strictement limité à cette position qui a sa noblesse, si j'ose dire, ses lettres de noblesse - celles de Popper sont à chercher chez Hume -qui a son efficacité, et qui s'appelle le positivisme, ici conjec­tural.

Dans « L'étourdit » précisément, Lacan remet en jeu la différence qu'il avait jadis empruntée à la linguistique, de renonciation et de l'énoncé, en la rhabillant de termes nouveaux qui marquent la distance prise avec le domaine d'origine. Ces termes sont ceux du dire et du dit.

On peut faire apparaître une homologie : le dire est au dit ce que renonciation est à l'énoncé. Est-ce seulement le vocabulaire qui a changé ?

Lorsque Lacan énonce que l'interprétation est apophan-tique, il ajoute du même mouvement qu'elle porte sur la cause du désir. J'en retiens d'abord ceci, que l'interprétation vise une cause, c'est-à-dire qu'elle interprète ce qu'elle rejette au rang d'effet.

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Ce pourrait déjà être un motif suffisant pour changer de vocabulaire. Énonciation et Énoncé forment un couple célèbre, très « people », s'en vont bras dessus, bras dessous. Dit et Dire, c'est une autre paire de manches.

Dans la conception traditionnelle, l'interprétation déchiffre un énoncé, c'est-à-dire fait surgir un second énoncé, qui est supposé constituer le déchiffrement du premier. Déchiflfrement que l'on peut toujours tenir pour incomplet, et qui peut appeler une suite.

Ici Lacan inscrit l'interprétation dans une configura­tion sensiblement distincte : il s'agit d'effets dont la cause se découvrirait par l'interprétation. Rappelons que ce rapport de causalité, Hume, encore lui, le tenait pour pro­blématique, infondable par l'expérience, toujours conjec­tural.

C'est sur le fond de cette machinerie élémentaire que l'on peut maintenant tenter de redonner quelque brillant et de trouver quelque fonction à la dialectique lacanienne du dit et du dire, alors qu'elle a été singulièrement délaissée jusqu'ici.

2

« Le dit ne va pas sans dire. » La formule « pas-sans » a déjà été thématisée par Lacan

dans la première partie de son enseignement, de commen­taires freudiens. S'il faut rappeler ici que le dit ne va pas sans dire, c'est précisément parce que cela reste oublié. C'est le point de départ de Lacan dans cet écrit : « Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit [...]. »

Il n'y a pas entre le dire et le dit ce halo d'harmonie pré­établie, qui nimbe le couplage de l'énoncé et de renoncia­tion. Tout au contraire, le dit éclipse le dire.

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L'oublié du qu'on dise peut être beaucoup de choses -refoulement, défense, forclusion.

Le qu'on dise, l'accent mis sur le dire, vaut comme reprise de la question devenue fameuse, « Qui parle? », qui faisait vaciller l'évidence que, bien entendu, « C'est moi! ». Ici par exemple, je ne parle pas. Je hurle! C'est l'amphi T, sa mauvaise acoustique, qui parle à travers moi. Moi, quand je parle, c'est beaucoup plus doux. Je force ici et ma nature et ma voix.

Nous avons coutume de situer ce que nous appelons la place de renonciation. Une petite place bien tranquille, bien à sa place. Comme cette tribune. Les apprêts sont ici réduits au minimum, il serait beau d'avoir à gravir quelques marches, de se trouver sous une petite tonnelle, j'adorerais devoir revêtir un costume de cérémonie pour m'adresser à vous. Un rien de rite, quelques emblèmes, après vous je vous en prie, que nul ne monte à cette chaire qui ne soit dûment consacré. Voilà ce qui va avec la notion de la « place de renonciation ». L'énonciation comme place est assignée, située, cernée par des signifiants.

Le dire, lui, est dans un petit coin, il est invisible, il reste oublié. C'est l'oublié de la fête. Le dire est derrière le rideau du dit, recouvert par le dit. Le dit est toujours accompagné par un hôte invisible, un fantôme qui est le dire, et qui est oublié.

Le dire, c'est l'énonciation sans doute, mais sa part invisible, sa face cachée.

Lacan est ici très précis. Le dit, dit-il, se pose toujours en vérité. Le dit prétend comme tel être vrai. C'est pourquoi il encourt le risque d'être faux. Du seul fait de dire, j'implique que ce que je dis est vrai.

D'où le problème d'Épiménide, qu'un Smullyan de nos jours a sophistiqué et multiplié. Lacan se proposait de le

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résoudre lors du Séminaire XI en répartissant les deux valeurs opposées du vrai et du faux attribuables au Je mens en fonction de la différence de l'énoncé et de renonciation, avec un petit schéma à la clé. Je mens est un mensonge au niveau de l'énoncé, une vérité au niveau de renonciation, car « Tu dis vrai en disant que tu mens ».

Si le dit se pose toujours en vérité, alors il s'offre à la véri­fication. Dans la lecture traditionnelle qui en est faite, la théorie aristotélicienne des propositions opère en fonction de ceci, que le dit se pose toujours en vérité. Il en va autrement du dire, dans l'usage lacanien du terme. Le dire ne se pose pas en vérité, il ne se couple aux dits que d'y ex-sister. Le dire ne se couple aux dits que dans un rapport qui est celui que Lacan appelle « l'ex-sistence ».

C'est un néologisme dont l'origine est connue: Heidegger opposait « in-sistance » et « ek-sistence ». Le mot désigne chez Lacan un rapport qui consiste, pour un terme x, élément ou ensemble, à se poser hors de — hors d'un terme y, élément, ensemble, dimension, registre, etc. Le x est donc lié à y, il suppose que y lui est à la fois hétérogène, antino­mique. Il est incompatible avec lui, il ne peut s'y inclure, ou il est d'un autre ordre.

Dessinons un petit diagramme. Nous représentons par la zone circulaire l'ensemble ou la dimension des dits, et par un point « ex-sistant », c'est-à-dire se posant hors de lui mais l'accompagnant, le dire.

L'énonciation est supposée antérieure à l'énoncé, comme sa source. Le dire est supposé au dit, il lui est postérieur, comme sa conséquence. S'il est anté-posé, c'est par rétro­action, après-coup.

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3 Lacan prend exemple à ce propos sur le discours de la

mathématique. « Non langage de la même », souligne-t-il. Voilà une différence à faire reluire, celle du discours et du langage.

Un langage, il n'est pas forcé qu'on le parle. C'est un ensemble de lexique et grammaire. C'est mort. Il y a discours quand un être parlant, un parlêtre anime le langage, ou en est animé, quand il y réside, qu'il en est infiltré, habité.

Pour que dans un discours vous y soyez convenablement employé, il faut qu'il vous habite, vous taraude, vous morde un petit peu, dans le style canin que j'évoquais au com­mencement de l'année. Songerai-je à faire tourner le discours de la psychanalyse si je n'en étais mordu ?

Pour qu'un discours fonctionne, soit en activité, il faut qu'un parlêtre trouve à y faire ses affaires. Quand c'est le discours de la mathématique, et qu'il s'agit de produire des dits conformes au mode mathématique, il faut avoir à qui parler, des allocutaires — et aussi des allocations, parce que ça ne nourrit pas son homme. Il faut tout un appareil qui valide ce bel effort. Mais enfin, pour que cette activité prenne allure de discours, il faut qu'il y ait la structure de la mathématique et les autres mathématiciens, vérifiant, applaudissant, ou éventuellement tournant le pouce vers la terre.

Le verdict n'est pas toujours irréversible. Pour Cantor, le pouce d'abord tourné vers le bas s'est — hop ! - redressé, de telle sorte qu'il semble qu'au-delà des mathématiciens ses semblables, le parlêtre mathématicien s'adresse à la mathé­matique elle-même. À concevoir comme l'Autre, le grand Autre, dont il peut s'imaginer à l'occasion qu'il en reçoit ses dits - sous une forme inversée, par exemple sous la forme de problèmes à résoudre.

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Plus la solution d'un problème à résoudre s'est fait attendre, et plus le problème est agalmatique. Et plus un investissement libidinal majeur est sollicité pour le résoudre. Nous en avons eu un exemple récent avec la résolution sen­sationnelle du problème de Fermât par Andrews Wiles, qui nous a valu la description de la vie d'enfer qu'il s'est faite pour venir à bout du problème qui avait tenu en haleine la confrérie depuis trois siècles.

J'emprunte ce mot « vie d'enfer » à Lacan parlant de Marx. En fait, la vie de Wiles a été vampirisée par le travail mais douillette, il était nourri aux frais de la communauté, entretenu par l'appareil universitaire pour se consacrer à son dialogue avec la mathématique. Seulement il a tout eu, y compris la cohorte des vérificateurs qui lui ont fait quelques tourments, il a dû rafistoler sa démonstration en toute hâte.

La mathématique est pour Lacan, comme la poésie, une référence essentielle. Ce qu'il admire dans la mathématique, c'est le renouvellement du dit, la productivité paraissant infinie. Et il souligne, pour que la psychanalyse en prenne de la graine, que le dit mathématique se renouvelle de prendre sujet d'un dire plutôt que d'aucune réalité.

On n'a pas le souci d'être exact, conforme, en référence à une réalité extérieure, il s'agit de respecter les exigences d'une consistance interne à ce qui est dit et posé. Encore que, bien entendu, le rêve platonicien hante le discours de la mathématique. Les mathématiciens adorent penser que ce qu'ils inventent, ils le découvrent. Peut-être ne peuvent-ils pas penser autrement sans de grands efforts - et à quoi bon?

Pour Lacan, l'activité mathématique prend son départ d'un dire, qui définit, crée, pose. De ce dire procèdent des dits. On demande alors s'ils tiennent le coup, sont consis­tants. C'est ce que Lacan exprime dans ces termes : « On

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somme le dire de la suite proprement logique qu'il implique comme dit. » Le verbe « sommer » a ici le sens d'« enjoindre », mais bénéficie des échos de l'addition. Bref, on met les dits à l'épreuve de la non-contradiction.

Si l'on est positiviste, il n'y a que des dits. Si l'on est lacanien, le dire est isolable du dit, « le dire se démontre, et d'échapper au dit ».

L'interprétation psychanalytique est un dire. Quand on la prend comme un dit, il n'y a qu'un seul cri : « Que c'est con, une interprétation ! » Le dire s'éteint quand on le prend comme dit.

C'est là une propriété essentielle, sur quoi se fonde la pos­sibilité même de ce qu'on appelle l'histoire des idées.

L'histoire des idées est une pratique sinistre pour autant qu'elle prend systématiquement les dits sans le dire, et c'est pourquoi j'ai pu comparer les œuvres qui en résultent à des albums de fleurs séchées ou de papillons épingles. Ça m'est devenu brusquement sensible - ouille ! — je dois l'avouer, dans la mesure où l'on a essayé de m'épingler moi-même. L'histoire des idées vous a un côté Muséum d'histoire naturelle, vous rangez côte à côte les squelettes d'animaux intellectuels.

4 C'est là qu'il convient de garder en mémoire la différence

du langage et du discours. Le discours comporte la façon dont vous y êtes engagé.

Lacan est ici lumineux: l'inconscient est structuré comme un langage, il s'ordonne en discours dans l'analyse.

Bien sûr que l'inconscient est là depuis toujours, et partout. Cela ne coûte rien de le dire, et on l'a mis à de nombreux usages. C'est autre chose quand l'inconscient est

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introduit dans la machine freudienne, parce qu'il gagne là une certaine Wirklichkeit qui sinon ne lui est pas du tout acquise.

Avant Freud, quelqu'un qui laissait parler son inconscient avec une certaine facilité, un certain théâtralisme, comme on disait jadis, pouvait très bien faire pythonisse. Vous lui donnez sa place d'énonciation sur un trépied, elle se met à vibrer à mesure que le fluide tellurique l'envahit. Voilà un bel usage de l'inconscient, dans une autre machine que la machine freudienne.

Dans celle-ci, il y a d'abord destitution du signifiant-maître. Le discours de l'analyse comporte qu'on laisse à la porte son identité, ses emblèmes, ses drapeaux, ses décora­tions, ses titres. Comme dans les westerns, quand on vous demande de défaire votre ceinturon et de laisser la quin­caillerie au vestiaire.

Quand l'impétrant rechigne à abandonner ses emblèmes, et qu'il faut se maintenir dans le respect qu'ils emportent, c'est fâcheux. La situation est plus favorable quand le sujet ne sait plus exactement qui il est, qu'il a renoncé à ses pri­vilèges, qu'il ne met plus, entre lui et la vérité, le respect, le mur du respect.

La métaphore subjective veut que le sujet, comme barré, soit représenté par un signifiant. Dans le discours analytique, les choses se présentent sous le mode inverse. Le sujet abandonne d'emblée, produit progressivement le signifiant, la constellation des signifiants qui le représentent, et dont il s'est dépris pour entrer en analyse.

S1 S

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Il y a dans ce « Je suis Personne » quelque chose qui convient au mode de subsistance du sujet contemporain, à son égalitarisme, qui irait à soutenir une adresse du genre : « Tu n'es que ce que je suis. »

En même temps, cela ne va pas sans difficultés pour le fonctionnement du discours analytique. Celui-ci comporte en effet pour l'analyste certains privilèges, comme celui de parler ou de ne pas parler à son gré, et surtout le pouvoir de dicter un certain nombre de conditions. Lacan l'a étendu à la durée de la séance, alors que l'on croyait, en s'imposant une durée fixe, s'assurer d'une règle bridant le caprice et mettant l'analyste sous la toise commune.

La difficulté égalitariste n'est pas encore apparente dans ce pays, mais elle l'est très certainement dans des zones plus avancées. Le sujet non-dupe de la civilisation contemporaine - d'une des civilisations contemporaines, celle qui est un peu choquée ces temps-ci - ce sujet n'admet pas les lettres de créances de l'analyste, ne les admet pas d'emblée, discute : « Et pourquoi moi je parle, et pas vous ? », « Vous voudriez me faire croire que vous êtes impeccable, alors que vous avez peut-être encore plus besoin de moi que moi de vous », etc.

C'est ce genre de dialogue que nous avions pu pressen­tir l'an dernier, Éric Laurent et moi-même, en étudiant la clinique californienne de M. Owen Renik. On peut penser qu'il a affaire à ce genre de zèbres-là, c'est-à-dire au tout-venant de la côte Ouest.

Dans l'Ancien Monde où nous sommes, on peut s'indi­gner. Comment oser mettre en question le bien-fondé d'une pratique qui a derrière elle un siècle de succès ininterrom­pus ! Eh bien, nous aurons peut-être à découvrir en effet que nous avons des interlocuteurs qui se foutent de la tradition, de ce que la psychanalyse a de traditions, d'habitudes, de façons de faire qui devraient asseoir ses privilèges. Le monde

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qui s'éloigne, et depuis longtemps, est celui dont Lacan pouvait dire, dans l'un de ses écrits, que le psychanalyste y jouissait d'un prestige indu. Que ce prestige était indu, Lacan a peut-être été le premier à s'en apercevoir, mais il n'est plus le seul.

Les lettres de créances, il faudra voir à les gagner à chaque fois, sans croire que c'est acquis. La psychanalyse s'accom­mode très bien d'une remise à zéro, de l'un et de l'autre. Il faut que l'analyste aussi se fasse à laisser ses emblèmes.

Par après, ce zéro peut prendre deux formes distinctes, celle du sujet barré et celle de l'Autre avec un grand A, cet Autre « qui n'existe pas » puisqu'en eflfet, l'analyste n'est rien de plus que ce que l'analysant est. Lui aussi est aux prises en eflfet avec ce qui ne fonctionne pas chez lui - ou qui fonctionne trop bien, c'est selon - à savoir le symp­tôme. Mais l'Autre, si on sy prend bien, il a chance de pouvoir ex-sister dans l'analyse, c'est-à-dire d'y être soutenu comme ex-sistant ni plus ni moins que comme le dire existe au dit.

Cela comporte que l'analyste se fasse ex-sister par un dit qui manifeste qu'il ne va pas sans dire. Voilà qui serait l'interprétation.

5 Lacan rend hommage à Freud d'avoir découvert le dit de

l'inconscient - le dit premier de l'inconscient, idéalement de prime saut, livré sans préparation, sans méditation préalable, ex tempore, ce dit qui répond à la règle fonda­mentale comme l'on s'exprimait. Par Freud ce dit donne lieu à une expérience.

C'est à partir de ce dit qu'on peut inférer le dire de Freud, en tant qu'il ex-siste au dit de l'inconscient. Lacan s'est voué

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à restituer le dire de Freud, en tant qu'on l'oubliait derrière ce qu'il disait. On s'interroge sur ce que Freud a vraiment dit - est-ce du dit ou du dire que l'on parle ?

Lacan a fait de l'expérience du dit de l'inconscient le discours analytique. C'est-à-dire : il a révélé la logique de cette expérience, comment elle opère, comment les phéno­mènes s'enchaînent.

Tout ne procède pas de l'expérience, tout n'est pas prag­matique, la structure ne s'apprend pas de la pratique. C'est là le caveatde Lacan. Il ne s'agit pas simplement de dire ce qu'on fait et de faire ce qu'on dit. Si la pratique a une autonomie, c'est pour autant qu'elle repose sur une méconnaissance, sur l'oubli du dire. C'est ce que Lacan formulait déjà dans son Séminaire XI, dans des termes qui ont retenti depuis : « Une pratique n'a pas besoin d'être éclairée pour opérer. »

Il vaut mieux tout de même qu elle soit éclairée par la structure. Nous sommes à l'aise avec nos collègues analystes qui en sont seulement à commencer de déchiffrer Lacan. Ils ont leur expérience à eux. Pour l'instant, ils n'ont pas tout à fait appris la structure, cela ne les empêche pas d'opérer, c'est à nous de les éclairer. En attendant, étendons sur eux notre main bienveillante, et disons, en nous adressant à plus haut qu'eux : « Pardonnez-leur, parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. »

Revenons à la mathématique.

6 La place du dire y est l'analogue du réel, dit Lacan. En effet, tout comme le dire, le réel ex-siste aux dits. Il

n'est pas résorbable dans les dits, on s'en plaint assez. L'ex-sistence du réel, c'est ce que comporte de le définir par l'im­possible.

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Comme impossible, le réel a le statut du dire. Comme nécessaire, il est équivalent à la structure, il est l'autre nom de la structure: « La structure, c'est le réel qui se fait jour dans le langage. »

Là se produit l'inversion qui transforme le-réel-comme-impossible dans la-structure-comme-nécessaire. Ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire devient ce qui ne cesse pas de s'écrire. C'est la structure, dès la plus simple, qui détermine le possible et l'impossible, voyez le graphe de l'introduction au Séminaire de « La Lettre volée ».

Le seul réel d'abord reconnu dans le langage : le nombre. Le nombre a statut de réel parce que c'est dans le langage ce qui revient à la même place, il n'est pas à interpréter, il n'est pas équivoque, et il est là comme d'un seul tenant avec ce que nous présente de plus évident la réalité.

Évidemment, pour que le nombre fonctionne comme réel, il faut commencer par le désimaginariser. C'est toute l'ambiguïté de Pythagore et sa bizarre secte, où l'on voudrait trouver l'origine historique du discours mathématique. Il faut bien dire qu'ils s'étaient rassemblés avant tout pour adorer le nombre. C'était une religion du nombre, c'est-à-dire ce qu'il y a de meilleur, de plus solide. Il a fallu qu'ils abandonnent ça pour châtrer le nombre, lui ôter tout ce qu'on pouvait y trouver de jouissance proprement imagi­naire. C'est à cette seule condition que la mathématique pro­prement dite a pu naître.

Peu importe, à vrai dire, l'enquête sur les origines, si passionnante soit-elle. Ce qui enchante Lacan dans les mathématiques, c'est précisément que dans le renouvelle­ment de son dit, il s'opère une rétroaction constante sur le commencement, si bien que la mathématique efface inces­samment son histoire.

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De ce fait, la mathématique n'a rien à voir avec l'histoire des idées. Cela résout l'embarras que l'histoire fait à la pensée. C'est pourquoi, dit Lacan, la pensée aime la mathé­matique. Elle y trouve le non sensé, le « pas-de-sens » propre à l'être. Ce pas-de-sens vient du Séminaire des Formations de l'inconscient.

Les mathématiques sont le nec plus ultra de la pensée, parce qu'il n'y a rien au-delà de ce qui est dit. Il n'y a pas d'au-delà parce que ça ne veut rien dire. C'est une parole sans au-delà, qui vous offre des signifiants que vous ne pouvez interpréter.

Eh bien, l'interprétation analytique vise à être ça - un signifiant qu'on ne peut pas interpréter. Il n'y a pas de méta-interprétation, pas d'interprétation de l'interprétation. C'est la condition de l'interprétation analytique comme telle.

Pour interpréter comme ça, il faut émettre de la place fantomatique du dire comme équivalent au réel. Il est difficile par les temps qui courent de réaliser cet effet-là, qui vient en infraction au droit devenu imprescriptible à l'ergo­tage. Dès qu'on s'essaye à ça, on prête à la fameuse objection du « Pour qui se prend-t-il ? ».

Sur le terme d'interprétation Lacan met un bémol, en signalant que la psychanalyse l'a emprunté au champ de l'oracle et à l'hors-discours de la psychose.

Le psychotique est hors-discours. Cela n'infirme pas que tout le monde soit fou, mais il y a fous et fous. Certains réussissent à être insérés dans un discours, alors ça les tient. Il y en a d'autres, les fous francs, qui ne sont pas insérés dans un discours, alors ils ne savent pas quoi faire des fonctions du corps, du langage, des rites et des institutions, du coup ils sont obligés d'inventer, ils sont parfois géniaux. Notre délire, c'est du prêt-à-porter. Le leur est un délire sur mesure.

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Il faut commencer par respecter les travailleurs du délire. Les autres paressent à l'abri des discours, des grands modes d'énonciation, soigneusement réglés, ils ne s'étonnent plus de rien.

Il y a ce mime, qui s'appelle le philosophe. Lui est inséré, mais il a pour fonction de s'étonner. Il joue au fou. C'est passionnant, mais cela ne dispense pas de voir les fous vrais.

Il y a aussi ceux qui flottent entre les discours, et que Lacan appelle les débiles mentaux, sans doute parce qu'il est élitiste.

L'interprétation, en effet, est bien à sa place dans le champ de la psychose. Ce sujet si sensible à tout ce qui lui fait signe - e t quel travail ne se donne-t-il pas pour ordonner tous ces signes et leur trouver un sens- considère que, foncièrement, on ne lui veut pas du bien.

A-t-il tort ?

7 Comme j'étais soucieux de la disparition des oracles, de

l'abaissement de la poésie, et des menaces qui planent sur la pratique de l'interprétation psychanalytique - allais-je rester soucieux seulement ? Il y a le temps de la réflexion, mais une bipartition antique veut qu'il y ait aussi celui de l'action.

J'ai donc voulu cette semaine passer aux travaux pratiques. Je me suis demandé si je pouvais un instant donner une place à un psychanalyste dans le discours universel. Arriverai-je à jouer à l'oracle ? J'ai composé donc un petit écrit oraculaire dimanche, jour du Seigneur, et je l'ai envoyé à un grand journal du soir.

Je l'ai signé en tant que psychanalyste, et je l'ai conçu comme une interprétation sur une large échelle. J'ai vu avec satisfaction que c'était bien accueilli, et par la petite équipe qui manipule tout ça, et - me semble-t-il - par le public.

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Que pouvais-je proférer dans mon oracle ? « Le grand Pan est mort » ? Déjà fait. « Dieu est mort » ? Déjà dit. « La femme n'existe pas » ? Tout le monde sait ça. Donc, plus modeste­ment, tenant compte des palpitations actuelles, j'ai proféré quelque chose sur la mort de « l'Homme-de-gauche », avec des petits tirets pour que ce soit blocal, comme ça.

J'espère qu'il y aura des protestations. Pour lancer cette expérience d'oracle, j'ai été aidé. J'ai été aidé par quelqu'un qui ne m'avait pas oublié, et que la reconnaissance m'impose de nommer. Il s'agit de M. Daniel Lindenberg.

Il ne m'avait pas oublié, il est venu me chercher, et j'ai répondu présent. Tout comme M. Denis l'an dernier.

Daniel Lindenberg est quelqu'un qui m'a certainement croisé dans sa jeunesse et la mienne, et je suis persuadé qu'il voulait que je lui réponde. Il ne m'a pas épingle bien méchamment dans son opuscule. D'ailleurs, cet opuscule n'est pas bien méchant, il faut le dire, sinon que son point de départ est de l'ordre de ce qu'on peut appeler la délation doucereuse. Cela consiste à dire : « Si tout va mal pour la gauche, regardez donc de ce côté-là. Un tel, Un tel, Un tel, c'est d'eux que vient tout le mal. »

Je n'étais pas si maltraité, mais enfin mon nom figurait au catalogue des « nouveaux réactionnaires », et c'est ce qui m'a mis en mouvement pour cette tentative oraculaire.

« À vrai dire, dit l'auteur, ce qui reste de léninisme dans l'inconscient collectif [hum...] d'une bonne partie de l'intelligentsia, qui cimente clans, ligues, factions, micro-appareils de pouvoir, sans oublier le goût du secret et les complots, alimente le mépris de l'égalité et la conviction que seules des minorités agissantes font l'histoire. Exem­plaire de ce point de vue est le très intéressant et subtil ouvrage de Jacques-Alain Miller, responsable de la Cause freudienne, et qui s'intitule Lettres à

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l'opinion cultivée [petite erreur]. Hors de la Répu­blique des Lettres, point de salut! Le livre autobio­graphique de Miller nous ramène à ces années soixante, ou années rock, où s'originent beaucoup de postures d'aujourd'hui jusque dans les retourne­ments les plus paradoxaux. »

Ce que j'ai trouvé juste, c'est de dire que le léninisme est un élitisme. On le voit bien dans le bréviaire qu'est l'ouvrage de Lénine intitulé Que faire?, déjà fortement critiqué par les « maos ». Il s'agissait en effet pour Lénine de former une fraction d'avant-garde, soudée, supérieure, invincible. C'était son idée à lui de ce que devait être le parti commu­niste, c'est ça qu'il a inventé, imposé, mis au monde, et il a réussi à en faire naître un extraordinaire, mais fugace sujet supposé savoir, qui a tenu le coup quelques dizaines d'années, pas plus.

Il faut dire que, quand les flonflons du bal se taisent, que les lampions s'éteignent, que les paillettes du sujet supposé savoir ne brillent plus, il reste quoi ? Une flaque. Certains disent même une flaque de sang. Quand s'éteindra le lampion du sujet supposé savoir dans la psy­chanalyse, s'il y a une flaque au moins ne sera-t-elle pas de sang.

On dénonce des micro-appareils de pouvoir. C'est que l'on parle soi-disant au nom de l'universel. On hait ces petites enclaves. Par exemple, celles que les psychanalystes arrivent à maintenir contre vents et marées, et où ils logent leurs sociétés, leurs écoles, leurs bibliothèques. Toute cette engeance micro-autonome et mal contrôlable agace du côté des mandataires de l'universel. Se maintenir comme ça, sans subvention ? Là est le péché.

Nous serions un certain nombre à alimenter le mépris de l'égalité. Qui parle ? Un farouche désir de nivellement. On

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alerte l'opinion, on appelle doucement la vindicte publique sur quelques-uns, au nom de l'égalité.

Lindenberg qualifie mes Lettres de l'année dernière d'au­tobiographie. Pourquoi pas ?

L'autobiographie comme mot, Arnaldo Momigliano, le regretté, signale que c'est une invention moderne, et que le terme vient de l'anglais, comme le reconnaît le Larousse de 1886. C'était daté en anglais de 1809, et Momigliano l'a trouvé en 1796, dans un commentaire disant : oui, il vaut mieux employer le terme de selfbiography que celui de auto-biography qui est trop pédant. C'est pourtant ce dernier terme qui s'est imposé.

L'autobiographie, pourquoi pas? C'est une grande tradition. Les Romains de la République ne répugnaient pas à écrire leur de vita sua.

Ce que j'ai souligné dans la méthode de Lindenberg, c'est ce qu'elle doit à la logique des propositions. Si on croit pouvoir définir l'ensemble des hommes de gauche avec une fonction propositionnelle du type HG (x), l'effet d'exclu­sion est automatique, l'effet d'anathème. C'est pour cette raison que j'ai essayé d'acclimater dans le débat public la notion du pas-tout, histoire de mettre un peu d'air.

La méthode de Lindenberg est un égalitarisme proposi-tionnel. Cela consiste, en effet, à mettre un signifiant-maître sur ce dont il s'agit, sans hésiter à forclore le dire. C'est pourquoi cela relève du discours du maître.

Il faudra leur enseigner le pas-tout, la loi d'un espace où l'on ne sait plus qui est qui. Le règne public du signifiant-maître est passé, est en train de finir. C'est pourquoi j'annonce la multiplication des hybrides.

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8 Soyez sûrs que je ne m'aventure pas en politique sans tenir

la main de Lacan. C'est en étudiant Lacan que l'on trouve à se persuader que les phénomènes de civilisation doivent être foncièrement rapportés au discours de la science.

Ce que je représentais la dernière fois par une zone avançant sur une autre et progressivement l'éclipsant, c'est en effet l'avancée du discours de la science, étendant le règne du signifiant-maître, du nombre et du calcul.

Le discours de la science est une chose, c'en est une autre que cet égalitarisme de pur semblant qui prétend s'en faire le porte-parole. Faut-il l'appeler par son nom, son nom lacanien, mais qui est déjà chez Flaubert ? C'est l'exemple même de la canaillerie moderne.

Comme l'heure va sonner, je vous lirai simplement un petit passage de Flaubert, de l'époque où il méditait son Dictionnaire des idées reçues:

« Une vieille idée m'est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues. Ce serait la glori­fication historique de tout ce qu'on approuve. J'y démontrerai que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort.

J'immolerai les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fuser. Ainsi, pour la littérature j'établirai, ce qui serait facile, que le médiocre étant à la portée de tous est le seul légitime, et qu'il faut donc honnir toute espèce d'originalité comme dangereuse, sotte, etc.

Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d'un bout à l'autre, pleine de citations, de preuves - qui prou­veraient le contraire - et de textes effrayants, ce serait facile, et dans le but dirais-je d'en finir une fois pour toutes avec les excentricités quelles qu'elles soient.

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Je rentrerai par-là dans l'idée démocratique moderne d'égalité, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles. Et c'est dans ce but dirais-je que ce livre est fait. On y trouverait donc par ordre alphabétique sur tous les sujets possibles tout ce qu'il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable. »

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REPUBBLICA AND THE LAW

Mercredi 4 décembre. — Retour de mon cours. J'ouvre mon courrier. Lettre du Whos Who, parvenue chez Gallimard. On m'offre d'y figurer. J'ai déjà dû recevoir cette proposition flatteuse deux fois dans ma vie, et deux fois j'ai mis le papier au panier. Cette fois... je réponds. C'est sans doute que je suis, sinon réconcilié avec la société française, du moins plus assez son ennemi. Et puis, j'ai envie de connaître les « hobbies » des autres. Pour moi, je mets : « acheter des livres ; les lire ». Restons décent.

Milner et les chrétiens progressistes. Son De l'école en fait l'ancêtre des « nouveaux réacs ». Lindenberg pourtant n'en dit rien.

Dans Libération il y a quelques jours, un critique repro­chait à Blandine, dans la foulée du débat des « nouveaux réactionnaires », de célébrer désormais « la république auto­ritaire ». Elle répond aujourd'hui: « Il faut passer de l'État républicain administratif autoritaire à l'État de justice démo­cratique ; je n'ai pas d'autre leitmotiv. »

Elle croit au pouvoir de la Loi, veut la justice par l'État, aspire à « un système de régulation ». Elle « récuse » le Romantisme politique, tel que Cari Schmitt « l'achève ». Elle le définit très bien comme le discours qui « (dénoue) l'ambivalence originelle de la souveraineté entre la norme et la décision pour la faire basculer entièrement du côté de la décision ».

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Sait-elle que la Loi est soutenue par le désir ? Croit-elle que l'amour, ce n'est pas la politique ? ô Blandine, éloquente amante de la bureaucratie, de ses régulations et de ses normes ! Ce n'est là que retombée du pouvoir que Max Weber appelait « charismatique ».

Au fait, j'ai lu un article de Nicolas Weill dans Le Monde sur Blandine il y a deux jours. Elle a fait cet exposé dans la fameuse salle de l'Unesco, devant des étudiants encadrés par l'Opus Dei. Pierre Manent y était avec elle, et a reproché à mots couverts son conservatisme à l'Opus. L'ombre de Lin-denberg planait sur l'assistance. N'en parler jamais, y penser toujours...

Je m'enseigne en relisant mon séminaire de politique laca-nienne d'il y a quatre ans. J'y retrouve ceci à la date du 17 mars 1999.

THELAW

J'ai d'abord retenu de l'exposé de Leguil la formule du Tao du Prince, « La loi est la rosée du matin ». Ce dit me paraît tout aussi pertinent que la définition dépsychologi-sée de l'amour que Lacan propose dans son « Instance de la lettre » : « L'amour est un caillou riant dans le soleil. »

The Law du côté américain, la loi qui dit tout, et la loi rosée du matin, ce n'est pas la même. Il faut faire un choix.

Nous pourrions nous repérer sur la notion qu'il y a quelque chose dans l'idée de la justice qui déborde le droit positif, ou même seulement explicite.

Dessinons deux cercles eulériens qui s'intersectent. D'un côté, The Law; de l'autre, la rosée du matin, la justice, qui est fragile et s'évapore, se fane, comme la rose qui ce matin était déclose. Le droit est toujours débordé par la justice, il n'arrive pas à la capturer, à supposer qu'il sy efforce. Par ailleurs, il prend en compte bien d'autres exigences que celles

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de la justice - celles de la Cité par exemple, qu'un Créon incarne.

Qu'est-ce qui ressort du commentaire de Klotz sur le livre de Seymour Lipset ? Ce qui fait loi aux États-Unis est entiè­rement du côté du droit sur ce schéma. The Law est un écrit. Le peuple américain a été comme créé ex nihilo par un écrit révéré comme tel, immuable, actualisé de loin en loin par des amendements fort difficiles à faire voter.

À côté du culte du vieux grimoire, il y a le culte du nouveau, et cette culture foncièrement anhistorique qu'évoque Lacan dans son « Rapport de Rome ». À Hollywood, les grands studios du passé ont été ratiboisés, il n'en reste rien. La seule chose qui reste, ce sont les emprein­tes des mains et des pieds des grands acteurs, dans un coin de rue devant le Chinese Theater. Quand on préserve une antiquité tandis que pour le reste, on ratiboise, elle n'en a que plus de prix.

D'une part, on a donc aux États-Unis l'absence de toute nostalgie. Personne ne proteste lorsque l'on vend Rockfeller Center aux Japonais au moment où ils tiennent le haut du pavé. D'ailleurs, on les ruine avec ça. Mettez en regard la résistance populaire en France à l'entrée de capitaux étrangers, continuellement différée, subreptice, qui indis­pose de la gauche à la droite.

D'autre part, on a le traditionalisme le plus extrême, le culte de l'écrit fondateur, au point que l'histoire du droit américain est faite essentiellement de la relecture et de l'in­terprétation de cet écrit selon différentes méthodes exégé-tiques. Certains donnent des interprétations créatives de la Constitution en fonction des nouveaux objets que l'évolu­tion de la civilisation a fait surgir, d'autres prétendent recons­tituer et prendre pour critère « the original intent », l'inten­tion originelle, celle des pères fondateurs. Le débat porte sur

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la méthode de l'interprétation du texte de la Constitution et ses amendements. C'est le « US Master-signifier », qui donne son armature à cet État-continent. Les Constitutions françaises ne sont que de la bibine à côté.

Nombre de débats philosophiques trouvent à se placer sur ce schéma. Ce qui anime la machine du droit, c'est la plainte, donc ce que nous appelons la demande. La référence à la justice, en revanche, comporte toujours quelque chose de l'insaisissable du désir.

Ce qui travaille et essouffle l'Amérique elle-même, et que comporte The Law, la référence à l'écrit, c'est que tout doit être dit, explicité. On n'a pas droit à la réserve. Donc, renonciation se déverse incessamment dans l'énoncé. Tout est étalé en surface, il n'y a pas de place pour le vide. D'où le mouvement fou dans lequel eux-mêmes ont été emportés dans les récentes affaires présidentielles, du fait qu'il n'y a pas de droit au silence, à la réserve. Quand vous êtes interrogé, la Constitution, le fameux cinquième amende­ment contre l'auto-incrimination, souvent invoqué sous McCarthy, vous donne le droit de garder le silence, mais cela est mis à votre débit. Cela aussi doit être explicité, ce n'est pas simplement de se taire, il faut dire : « Je fais appel à mon droit de me taire. » Cela rend très difficile, voire même impossible la survivance du savoir supposé. Tout ce qui est de l'ordre du savoir supposé est en infraction. L'idée que l'analyste pourrait interpréter sous forme oraculaire et que le patient s'en irait tout en méditant la formule paraîtrait tout à fait inquiétante, serait ressentie comme une imposi­tion excessive et dangereuse, alors qu'il y a une obligation d'explicitation. Le mode d'énonciation oraculaire tomberait à plat, ce serait un abus.

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j . p. KLOTZ. — Il est possible aux USA d'invoquer le mode oraculaire, mais comme on invoque le droit constitu­tionnel de se taire, c'est-à-dire à condition que cela se fasse dans les formes prescrites. Il y a des lieux - sectes, congrégations - où on peut parler en oracle, mais cela doit correspondre à la...

JAM. — ... à la norme de la « Communauté des Oraculai-res », si je puis dire. Il y a un lieu pour tout. À partir du moment où vous avez une prétention en tant qu'individu étiqueté comme il faut, vous créez un lieu et, dans ce lieu, il peut y avoir des normes propres à la communauté qui l'habite, toujours dans le respect de la Constitution. On admet les pires sectes à gourou, Moon, la Scientologie, les adeptes du savoir supposé, mais c'est minoritaire, à condition que ce soit bien localisé. La norme, c'est l'ex-plicitation. Maintenant, si votre norme particulière est celle du savoir supposé, très bien, vous explicitez cette norme, et vous vous installez dans votre espace ségré­gatif à vous. Dans ce schéma tout à fait élémentaire, la loi morale

comme principe de l'éthique trouve à se placer dans la zone de la justice qui n'est pas comprise dans le cercle du droit.

Il y a aussi un terme à introduire, qui est celui de la force, et qui est à glisser entre autorité et pouvoir. François Leguil rappelait telle citation de Freud montrant que l'autorité paternelle apparaît fondée sur la menace, c'est-à-dire sur la possibilité physique de nuire au moins fort, donc sur la contrainte.

Le Nom-du-Père, au contraire, son autorité ne s'établit pas sur la menace. La castration n'est nullement théorisée par Lacan à partir de la menace. L'interprétation de la cas­tration comme menace est même ridiculisée dans son dernier enseignement. Le Nom-du-Père est d'autant moins

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capable de s'imposer par la force que c'est essentiellement, comme dit l'autre, le père mort.

Vous dites, François Leguil : « L'autorité des morts est une autorité sans pouvoir. » Oui. C'est par excellence une autorité dont le pouvoir ne passe pas par la force. Il faut introduire là l'autorité symbolique, le pouvoir des semblants. Pour Lacan, le fondement du pouvoir, c'est le semblant, ce n'est pas la force physique. Le mode de dévo­lution de l'autorité, c'est : vous faites un certain nombre de simagrées, vous passez par un certain nombre d'étapes, vous êtes revêtus d'un certain nombre d'insignes et, résultat des courses, vous avez l'autorité de faire ceci ou cela. Autorité qui est là toute de fiction. D'où le problème en psychana­lyse d'une autorité authentique, ce qui suppose d'extraire l'autorité de la fiction, de la faire passer du semblant au réel.

Le Nom-du-Père, c'est le père mort, parce que c'est la mort qui soutient le symbole. Il faut, pour que le symbole se constitue, un passage négativant par la mort, si bien que, très curieusement, dans la métaphore paternelle, toute la vie est du côté de la mère. Le père lacanien, du moins celui de la métaphore paternelle, c'est le cadavre dans le placard. On a l'impression que le seul être parlant qui s'active, c'est la mère. Elle fait parler le mannequin, elle dit : « C'est très important, vous savez, ce qu'il a dit, même s'il n'est pas là. » Le père est l'absent de l'histoire. La mère inspire la foi en sa parole, mais il n'est même pas un être parlant. D'ailleurs, il vaut mieux qu'il en dise le moins possible. Toute la vie est réservée à la médiation de la mère. C'est elle qui a en charge la jouissance.

Là, vous avez rappelé cette citation de Lacan : « L'auto­rité du père n'est pas tant celle de sa parole que celle que lui reconnaît la mère. » La notion que le pouvoir repose sur le semblant est explicitée par Lacan dans son schéma du

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discours du maître, où ce qui est à l'affiche, le signifiant-maître, Sp se trouve à la place du semblant. Le semblant commande toute l'affaire. L'un domine l'autre par le semblant. C'est la cellule élémentaire du pouvoir, cf. la sug­gestion, l'hypnose. Le discours du psychanalyste est l'envers de celui-là, dans la mesure où il fait occuper la place du semblant par un semblant tout à fait distinct de Sp qui est petit (a), la cause du désir. Mais les places, elles, sont immuables. Dans l'analyse aussi, le semblant commande.

Quand le droit est respecté, il n'y a même pas de lieu d'où puisse se dire : « Ceci n'est pas juste. » Quel lieu inventer pour dire: « Il n'est pas juste que certains accumulent de l'argent et que d'autres tombent dans la misère? » S'ils ne sont pas contents, qu'ils fassent donc un procès.

Un journaliste de La Repubblica appelle, Giampiero Mar-tinotti. Il a lu hier dans Le Monde le « Tombeau ». Trois questions, répondre avant 21 heures, parution demain matin. J'accepte.

ENTRETIEN À LA REPUBBLICA

Vous dites que l'homme de gauche est mort, mais pas enterré: peut-on dire qu'il est devenu un homme de droite « gentil », avec des bonnes manières?

Je dis « "l'Homme-de-gauche" n'existe pas » au sens où Lacan a dit un jour, en Italie, « la Femme n'existe pas ». La journaliste a compris : « Pour Lacan, les femmes n'existent pas. » Cela avait fait beaucoup rire il maestro. Les femmes existent, et elles sont toutes différentes, toujours bien plus que les hommes entre eux.

Eh bien, il y a beaucoup d'hommes et de femmes de gauche, de plus en plus différents les uns des autres. Ce qu'il n'y a plus, c'est l'Homme-de-gauche, son essence. Si vous

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voulez, son Idée platonicienne. Il n'y a plus aucun appareil idéologique qui puisse énoncer de façon systématique et crédible une définition unifiante et orthodoxe, et faire honte à ceux qui ne s'y conforment pas.

Le surmoi politique est en décomposition. La gauche par-tidaire s'était habituée depuis des décennies à faire la morale. Plus vite elle s'apercevra qu'elle ne peut plus le faire, mieux ce sera pour elle.

Quant aux hommes de droite, ils se passent très bien de se définir, et contrairement aux « gentils » de gauche, ils n'ont honte de rien. L'absence de vergogne des plus hautes per­sonnalités de la droite, en Italie comme en France, et aux États-Unis, est vraiment impressionnante. Ils semblent avoir perdu tout « sentiment de culpabilité ».

Vous vous moquez de la tentative du bricolage des labora­toires de biotechnologie politique pour faire renaître: l'homme de gauche: doit-il faire le deuil de lui-même?

Les hommes de gauche doivent faire le deuil de l'Homme-de-gauche, oui. Si les hommes de gauche s'accep­tent avec leurs différences, leurs nuances, au lieu de s'ex­communier au nom d'une essence caduque, ils devraient logiquement se multiplier.

La cohésion, l'union, l'uniforme, c'est fini. C'est l'heure de la série, de l'arc-en-ciel, de l'hybridation généralisée.

Le deuil sera surtout difficile à faire pour la droite : il était beaucoup plus commode pour elle d'avoir un adversaire bien typé, régulier, prévisible, comme l'était le parti communiste. La chance de la gauche pour l'avenir, ce sera d'être hétéro­gène, insaisissable, imprévisible.

Pour le moment, elle n'est pas habituée. Mais elle apprendra. En France, elle a cinq ans pour le faire. Il faudra qu'au terme, quelqu'un sache saisir au vol l'occasion de faire

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cristalliser cette solution, au sens chimique, dans un vote. C'est précisément ce que Jospin a raté.

Si l'Homme-de-gauche n existe plus, à qui pourraient bien s'adresser les mouvements politiques de gauche ? Si nous sommes tous consommateurs et partageons, plus ou moins, toutes les valeurs, y a-t-il encore la nécessité dune gauche?

La gauche est tellement déstructurée qu'elle peut désormais s'adresser à tout le monde ! Du capitaliste au chômeur!

Les politologues ont depuis longtemps repéré l'existence d'un électorat flottant, et qu'il est toujours plus nombreux. Il y a de moins en moins de votes « captifs ». Les fidélités anciennes ont tendance à se dénouer. À peine a-t-on acheté une voiture ou un ordinateur qu'ils sont périmés. L'électo-rat est devenu consumériste. Du point de vue électoral, droite et gauche sont maintenant des produits, et les politi­ciens des représentants de commerce. D'où la venue au pouvoir des Berlusconi et des Raffarin. Les idéalistes cèdent le pas aux publicitaires. C'est la loi d'airain des élections contemporaines.

C'est le couple droite/gauche qui est nécessaire, au sens où il ne cesse pas de reproduire. Mais la droite comme la gauche sont obligées de se réinventer de plus en plus rapi­dement. En même temps l'essentiel ne passe sans doute pas parla.

Ce qui est vraiment nécessaire, indispensable, c'est la psy­chanalyse ! Mais elle aussi doit se réinventer. Je vais d'ailleurs à Milan le 21 décembre pour en débattre avec mes collègues italiens, à l'invitation de la Scuola lacaniana di Psicoanalisi.

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LE DESTIN DES MARRANES

Jeudi s décembre. — Giampiero Martinotti me fait porter le numéro de La Repubblica. L'interview figure sous un article qui s'intitule : « Identitkit delluomo di destra ». La journaliste Simonetta Fiori s'essaye à transposer en Italie l'enquête de Lindenberg.

Les réactionnaires italiens ancien régime (en français dans le texte) sont volontiers moqués par les thuriféraires de Ber-lusconi. Ces « vétéroréacs » sont des traditionalistes, des conservateurs attachés aux hiérarchies anciennes, des hommes de la mémoire, horrifiés par l'hyperlibéralisme de la droite ultramoderne, celle qui adhère avec enthousiasme au flux irrésistible de la contemporanéité.

En Italie, le néo-réactionnaire fait table rase du passé. « Il n'a pas de mémoire, explique Marco Revelli. Il avilit la vertu pour neutraliser la réprobation du vice. Rien de ce qui est nôtre ne le scandalise plus. À ses yeux, nous sommes bien comme nous sommes. Alors que le conservateur classique, un Tocqueville par exemple, mettait en garde contre la tyrannie de la majorité, la droite est désormais aux mains de néo-réactionnaires de masse, populistes et démagogues, qui légitiment toute indécence au nom de la volonté populaire. » Claudio Magris, bien connu en France, parle de l'indiffé-rentisme moral et du « menefreghismo » (je-m'en-foutisme) de la droite au pouvoir. Marco Tarchi souligne que la néo­droite admet l'égale dignité des personnes, non celle des

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cultures, des religions et des civilisations. « Il en résulte que dans les faits, Ton ne tolère que les comportements prescrits par la culture occidentale, supérieure. » On voit apparaître des formes extrêmes de philoaméricanisme acritique renou­velées du maccarthisme. On célèbre Berlusconi comme nouveau Roi-Soleil (en français).

« C'est dans la Bible, a dit récemment un jeune animateur de télévision berlusconien, les premiers à entrer dans le Royaume seront les voleurs et les prostituées. »

Tout cela est loin de notre UMP. La droite française n'a pas dénoué ses adhérences conservatrices. Elle est encore largement « illibérale ». « L'interdit d'interdire », chez nous, est plutôt de gauche.

Comme c'est curieux ! La Repubblica nous renvoie le message de Lindenberg sous une forme inversée.

On a bien le sentiment que quelque chose se fraie son chemin, irrésistible en effet, empruntant la voie de moindre résistance, tantôt à droite, tantôt à gauche.

Le Point. Bernard-Henri Lévy était donc à Karachi. Retour du Pakistan, l'argument « microcosme » est aisé. Le débat parisien lui apparaît « dérisoire, pathétique, comique ». Le Lindenberg est « bâclé », le Manifeste « pompeux », et les auteurs visés ont perdu le sens de la mesure, leur protestation antistaliniennne est « un peu ridicule ». L'arbitre recommande pour finir « un débat vif mais loyal, pièces en mains ». Sur le fond, il donne le point à Lindenberg: celui-ci est un historien, il a sorti « son marteau de généalogiste », il « a tout bonnement, et assez souvent, raison ». Que les « chers amis de la très stratégique revue Esprit » soient rassurés : nul ne les met à l'index. BHL ne dispense aucune assurance de ce genre à Alain Finkiel-kraut, qui n'est pas nommé. Décidément, le Lindenberg est

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un analyseur puissant. L'incision passe précisément entre les deux compagnons des années quatre-vingt.

Dans le même numéro du Point, Jean-François Revel prend une position inverse. Il sacrifie à l'argument « micro­cosme » : « quelques vaguelettes dans la mare parisienne ». Puis, dédain obligé pour Lindenberg (« pauvre plumitif»), ironie oblique pour Rosanvallon (« éminents instigateurs », « mentors »), franche insulte pour le livre (« ce rapport de police »).

Sur le fond, le diagnostic tranche par sa netteté : le Lin­denberg témoigne de la mort intellectuelle du parti socia­liste. Le parti d'Épinay est incapable de renouer avec l'inspi­ration blumienne, d'abjurer sans ambiguïté l'anticapita-lisme, et de s'inscrire « à l'intérieur du modèle démocratique libéral qui a finalement prévalu dans le monde ». Le livre sert de truchement à des « aboyeurs de slogans » qui épargnent les gauchistes attardés pour stigmatiser comme réactionnaires « les héritiers de Montesquieu, de Tocque-ville, ou de Raymond Aron ». Revel pense sans doute à Pierre Manent, avec qui il voisine à Commentaire.

L'éditorial de Claude Imbert, toujours ciselé dans la forme, est proche de Revel sur le fond.

Zerbinette m'apporte la page « Idées » du Figaro d'hier, et me montre la manchette : « Au cœur du débat sur les "nouveaux réactionnaires", le devenir de la revue Esprit. »

Le premier article est d'un rédacteur en chef du journal, Joseph Macé-Scarron. Après la figure imposée (« guerre pichrocholine »), celui-ci oppose malicieusement « Daniel Lindenberg et ses amis qui ont investi les colonnes de cette noble maison » à la figure du fondateur, « sourcier aventu­reux », grand pourfendeur du bourgeois et de la « dégéné­rescence libérale ». Emmanuel Mounier, dit-il, serait aujour-

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d'hui le premier à être couché sur « la longue liste de dénon­ciation » de Lindenberg.

Le second article est d'un monsieur Guy Coq, qui se présente comme ami et collaborateur de la revue, et comme militant (de quoi ? il ne le dit pas). Il déplore « le côté fâcheux de la situation créée par le pamphlet ». « Le silence des autres animateurs de la revue » laisse croire à un acquiescement, alors qu'il y a surtout embarras. Monsieur Coq a donc considéré qu'il y avait « urgence », et même, dit-il à la fin, « extrême urgence », à prendre la parole pour dire : « ni la méthode ni les "thèses" de Daniel Lindenberg ne peuvent être identifiées à l'orientation générale de la revue ». Le style de mépris et d'intimidation du livre serait à l'opposé des traits distinctifs de la revue: « passion du raisonnement... goût de l'analyse rigoureuse des positions... respect et écoute... ligne équilibrée... »

Il semble bien y avoir du tirage à la rédaction & Esprit. Je comprends mieux les alarmes dont Bernard-Henri Lévy se faisait écho. C'est l'heure de l'officieux monsieur Coq, les officiels se réservant sans doute pour plus tard. Je n'imagi­nais pas la revue compromise dans l'affaire. Il est vrai que je ne la lis pas. J'ai acheté un numéro voici un an ou deux, je n'ai pas trouvé l'occasion de le lire. Où est-il ?

Oui, c'est tempête dans le marigot. Mais n'est-ce pas Paris tout entier qui est un marigot, maintenant que la Ville n'est plus le centre du monde ?

Quel est le centre du monde ? Washington ? Ah ! mais c'est aussi un marigot ! On dit là-bas : « Inside the beltway. »

En vérité, c'est toujours le marigot. Il n'y a que des marigots. La vie intellectuelle prend toujours la forme du marigot. Le marigot est la forme de vie par excellence des animaux intellectuels. « Mais La Trappe, monsieur ! La

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Trappe, où se retira Rancé! — La Trappe? répondait Mauriac. Oh, ça grenouille, ça grenouille ! »

Le monde a-t-il encore un centre ? Le problème ne date pas d'aujourd'hui. Dali disait : le centre du monde est la gare de Perpignan. Est-ce plus absurde que de dire La Mecque, Jérusalem, le Vatican ?

Depuis que l'univers infini a succédé au monde clos, il n'y a plus de macrocosme, et partant, plus de microcosme.

Si Paris n'est plus le centre du monde, eh bien ! il n'y a plus de centre du monde.

La télévision. La chaîne info, LCI. Au bout du fil, Germain Dagognet. C'est le fils du philosophe, que j'ai beaucoup pratiqué, l'élève favori de mon maître Canguil-hem. Il m'invite à une émission dont il est le rédacteur en chef, Question d'actu. C'est le Tombeau qui l'a déclenché. Je réserve ma réponse, car pourrai-je décommander mes rendez-vous de mardi matin ? Internet m'apprend que l'émission est « dédiée au décryptage de l'actualité chaude ».

Tschann a reçu Figures d'Israël, de Lindenberg. Le livre est paru en 1997 pour les cinquante ans de l'État d'Israël. Sous-titre : L'Identité juive entre marranisme et sionisme (1648-1998). Je m'y plonge.

Le texte s'ouvre sur une dédicace : « À la mémoire de mon grand-père Shaul Stupnicki, auteur d'un livre en langue yiddish sur Spinoza. »

Critique de l'inflation de la mémoire juive. Elle est devenue « une véritable religion substitutive ». « La mode est à l'histoire juive lacrymale. »

Lindenberg s'accorde avec Scholem pour situer « l'entrée en modernité » des juifs au dix-septième siècle, lors de l'ap­parition du « phénomène marrane ». Je me souviens avoir

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rencontré pour la première fois les marranes dans la vieille biographie de Christophe Colomb par Salvador de Madariaga. Colomb aurait été de ces juifs qui ne durent qu'à leur conversion d'échapper à l'expulsion d'Espagne par los reyes catâlicos. Il n'y a pas de biographie de Montaigne où l'on ne mentionne la tradition qui veut que sa mère ait été marrane. Les marranes avaient la réputation de cacher sous un catholicisme de semblant leur fidélité à l'ancienne Loi. Nombre de mes collègues analystes en Espagne tiennent à démontrer que leur nom est marrane, et assurent qu'ils ont du sang juif, comme la plupart de leurs compatriotes.

Lindenberg propose un marranisme généralisé. Le mar-ranisme serait « la matrice de toutes les figures possibles du juif moderne, et de tous les repères idéologiques ou spiri­tuels auxquels il peut s'attacher ». C'est la thèse de son ouvrage.

Il voit une véritable « profession de foi » marrane dans les propos de Bernard Lazare, le défenseur de Dreyfus, vers 1899 : « Je suis juif et j'ignore tout des juifs. » La devise de la Haskala, « Sois juif à la maison et un homme au-dehors », à ses oreilles « sonne comme la quintessence de l'expérience marrane ». En ce sens élargi, les juifs communistes, les gau­chistes de 68, étaient aussi des marranes. À l'en croire, nombre d'entre eux, publiquement internationalistes, « se réjouissaient en secret des victoires militaires d'Israël ».

Mais oui ! Débusquer les marranes ! Dès le second paragraphe du Rappela l'ordre, il évoque,

j'ai cité la phrase, la « conversion » - le mot est là, les guille­mets sont de lui - conversion qui est à reconsidérer, conver­sion qui pourrait n'être qu'apparente - « des intellectuels français à la démocratie, aux droits de l'homme et à l'État de droit ». Son livre sur les « nouveaux réactionnaires » est en fait une chasse aux nouveaux marranes.

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Traquer le marrane, l'homme du double discours, le faux converti, est-ce donc là la passion de Lindenberg ? Cela expli­querait au moins le style inquisitorial qui indispose même ceux qui l'approuvent sur le fond.

Restent les « figures d'Israël » sélectionnées dans le petit livre. Elles sont trois : Menasse ben Israël, qui voulut obtenir de Cromwell la réouverture des îles Britanniques aux juifs, et qui rêvait répandre parmi les nations son idéal de solida­rité universelle ; SabbataïTsevi, le faux Messie, dont Bashevis Singer a chanté la geste dans La Corne du bélier; Spinoza enfin.

Autour d'Althusser, on vouait un culte à Spinoza, à l'ap­pendice du premier livre de Y Éthique. Lacan avait su faire vibrer cette corde. Mais quand Daniel Lindenberg loue Spinoza pour avoir « consciemment préféré le pari sur la citoyenneté moderne à "l'Élection" de ses pères », qu'il lui paraît opportun d'afficher, en conclusion de son étude, sa compréhension pour « l'agacement » que « peut susciter le rappel constant de sa judéité par tel ou tel intellectuel média­tique » - Finkielkraut sans doute - quand il indique « qu'il n'y a aucune supériorité morale de principe à être juif, ou rescapé des camps de concentration », non plus que d'être un Cambodgien « passé par les camps de Pol Pot » - eh bien ! tout spinozien que je sois, je me tourne vers les grands écrivains catholiques français en qui restait vivante la notion du mystère d'Israël et du salut par les juifs, et je les trouve plus vrais.

Combien plus vrai François Regnault dans l'article que publie le dernier numéro d'Ornicar?, quand il fait du juif « l'objet petit (a) de l'Occident ».

Un nœud infernal s'est noué il y a longtemps, qui approprie les juifs à la condition d'être l'objet sacrifié aux

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« dieux obscurs », comme les appelle Lacan. Le « mystère », c'est le désir innommable de cet Autre. Les juifs y sont affrontés de plus près qu'aucun autre peuple, pour avoir rêvé qu'ils étaient la cause de ce désir, l'objet électif de sa dilection.

Spinoza a forgé un Autre universel, tout-signifiant, et qui était sans désir. On pouvait, croyait-il, s'identifier à la position de cet Autre par un Amour intellectuel, et résister ainsi au sens éternel du sacrifice. « Ce qu'on a cru, à tort, pouvoir qualifier chez lui de panthéisme, explique Lacan, n'est rien d'autre que la réduction du champ de Dieu à l'universel du signifiant, d'où se produit un détachement serein, exceptionnel, à l'égard du désir humain. »

Il y a en l'homme quelque chose qui demande à être apaisé et sacrifié et expié, et qui ne peut l'être que par le sang. Horreur! Joseph de Maistre, ce fou réactionnaire, dans son Éclaircissement sur les sacrifices est plus vrai que Spinoza. Le culte de la raison ne protège personne de la fascination du sacrifice. Aucune Bildung, aucune Aufklàrung, aucune Kultur, nul « sens de la critique », ne prévaudra là contre dans les siècles des siècles. Le peuple allemand en a porté le témoignage cruel, pour son malheur et pour celui des peuples de la terre.

La si sagace Hannah Arendt ne veut pas le voir, détourne le regard. Parce que le bourreau qu'elle a sous les yeux est un minable, elle conclut à la « banalité du mal ». Ah ! non, Hannah, le mal n'est pas banal ! Le mal est extraordinaire, qui s'empare soudain d'un Eichmann comme il s'empare du « roi secret », puisque c'est ainsi que tu nommes le jeune Heidegger, ton amant adultère, dans le plus beau, le plus vibrant de tes écrits. Je sais le texte par cœur: « Il n'y avait là guère plus qu'un nom, mais le nom voyageait par toute l'Allemagne comme la nouvelle du roi secret. » Un peu plus tard, un autre nom, qui circulait en Allemagne comme celui

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d'un autre roi, devait enflammer la terre bénie de la philo­sophie.

On est plus près de ce dont il s'agit, je le crois, quand on dit que le mal est surnaturel. Juger du mal par ses instru­ments, ce serait comme de juger de l'Église par les prêtres, de la psychanalyse par les psychanalystes. C'est se vouer à n'y rien comprendre.

La sottise est celle du nominalisme. Non, il n'y a pas que les individus. Les signifiants, les discours, les Idées, ex-sistent. Elles agissent. Elles entrent dans le réel comme Apollon, le couteau du signifiant à la main. Elles le découpent sans pitié, conformément à leur logique.

Ah ! Daniel, petit-fils de Shaul ! Tu as posé ton fardeau dans la maison d'Esprit. Tu y fus accueilli, et choyé, et honoré. Comment as-tu remercié tes bienfaiteurs ? Ne vois-tu pas que déjà monsieur Coq a paru, et qu'il a chanté une fois ? Qu'il a dû expliquer au Figaro que tu es un embarras pour ta famille d'adoption, que tu ne la représentes nullement. Ses chefs se taisent, ne voulant pas te désavouer, scrupule qui les honore, ne pouvant non plus se solidariser ni avec tes thèses ni avec ta méthode.

Tu es cause de scandale, Lindenberg. Tu as enflammé des passions mauvaises. Tu sèmes la discorde. Esprit est respect. Esprit est écoute. Esprit est amour. Esprit progresse sur des pattes de colombe. Tu es le bruit et la fureur. Bref, tu n'as pas la manière.

Esprit a besoin de la paix et de la considération générale pour accomplir son œuvre pie. Encore un peu de temps, et tu comprendras où est ton devoir.

Ton devoir est de ne pas compromettre davantage tes hôtes, et la grande mission stratégique qu'ils ont à accomplir. Tu t'assureras à jamais leur estime en te retirant avec dignité,

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et en leur permettant de Raccompagner de leurs adieux les plus chaleureux.

C'est au moins un monde possible.

Time de cette semaine consacre une page à Derrida, présenté comme « the worlds mostfamousphilosopher», dont les livres seront lus «forever ». C'est en l'honneur d'un docu­mentaire qui le filmerait dans sa vie quotidienne. Ce serait la preuve que le « reality show virus » a infecté jusqu'au top de la culture.

De vie quotidienne, Derrida en a sûrement plusieurs. Le marigot où barbotèrent Bourdieu, Deleuze, Foucault

et Lacan, aura donc donné naissance à encore une étoile. Il est vrai que les vers de terre n'en sont pas amoureux.

Ils ne veulent même pas le savoir.

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COMA ET ADIEU

Vendredi 6 décembre. — Éric Dupin, Sortir la gauche du coma. Comprendre les racines d'un désastre\ chez Flammarion ; LAdieu au socialisme, de Gérard Desportes et Laurent Mauduit, chez Grasset. Où ai-je lu un article associant ces deux livres ? Toujours est-il que les voici sur mon bureau. Ils sont parus à la rentrée. Je les lis d'un même élan.

C'est tout à fait ça! La signification de la mort hante l'un et l'autre. « Quel

homme politique de gauche osera dire que le mouvement ouvrier est historiquement mort ? » demande un sociologue dans Coma. « Un événement se passe sous nos yeux, que les soubresauts du temps nous empêchent de voir », affirment les auteurs $ Adieu. Et quoi donc ? « C'est simplement la mort de la gauche. » Ils corrigent plus loin : « une certaine gauche. »

Où commence la période qui s'achève ? Les deux récits se superposent. Illusions, revirements,

reniements... Les socialistes ne furent pas des trompeurs, mais des trompés.

Non, je ne laisserai pas dire que Mitterrand a trompé personne.

Je ne l'ai entendu qu'une fois en chair et en os. C'était à la Mutualité, le soir des funérailles de Pierre Overney, militant de la Gauche Prolétarienne tué à bout portant par un vigile de Renault-Billancourt, lequel fut lui-même

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victime, quelques années plus tard, d'un assassinat. Judith avait suivi les obsèques pendant que je gardais les enfants. Le soir, j'avais eu la curiosité d'entendre celui qui venait de prendre par surprise la direction du Parti d'Épinay. Déjà je n'étais plus à la GP. Je disais à Judith en riant : « Adhère main­tenant, tu seras ministre dans dix ans. »

J'admirais Mitterrand depuis ma jeunesse. Le compagnon de Mendès. La cible de l'extrême droite dans l'affaire des fuites. L'inflexible adversaire républicain de de Gaulle. La victime du complot de l'Observatoire. Oui, je l'avais entendu mentir en direct sur Europe n° i, et j'avais lu l'article de Jean Cau dans L'Express, le Bloc-notes de Mauriac. Élève de Janson, j'avais défilé de la Bastille à la République en 1958 avec les communistes et les trois hommes politiques bourgeois qui s'étaient risqués à leurs côtés : Mendès France, Mitterrand, et François de Menthon, je sais encore son nom. J'admirais la ténacité de l'homme, du républicain. Puis, entré à l'École normale en 1962, j'avais rencontré Althusser.

Aller écouter Mitterrand en 1971, par curiosité, après trois ans de militantisme gauchiste, c'était renouer le fil rompu de ma jeunesse. Je sortis de la Mutualité décidé à ne jamais approcher cet homme de ma vie, et je tins parole.

Oh ! rien d'indigne. J'entendis un clip de l'histoire de la gauche - c'est de cela que je parle dans le Tombeau - les clichés habituels, servis par un organe puissant, une éloquence hugolienne, très Troisième République. Tout cela si manifestement du toc, une pièce montée, qu'aussitôt j'en tins Mitterrand quitte. Il ne tromperait jamais que ceux qui voudraient être trompés. Il savait que c'était faux, mais son auditoire ne le savait pas moins que lui. Cela ne les empêchait pas d'en jouir. Lacan a vu cela dans Le Balcon de Genêt.

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Mais s'il fallait, à ceux qui partaient à la conquête élec­torale du pouvoir, entrer dans ce décor de pur semblant, ce Palais de l'Arioste, et faire comme si - eh bien, cela était au-dessus de mes forces, voilà tout. Je le savais, je n'en blâmais personne, je venais de comprendre quelque chose de moi, de mes limites, que de ma vie je n'oublierais.

Ma surprise, les années qui suivirent, vint plutôt de constater que les socialistes, eux, croyaient davantage que je ne le supposais à leurs sornettes : que l'on pouvait « rompre avec le capitalisme » en trois mois, et, pour les droitiers, en un an ; que cette rupture se passerait dans l'urbanité la plus complète, à la suite d'une élection, comme un dîner de gala ; etc. Un marxiste, que dis-je, un homme de bon sens, ne pouvait en croire le premier mot. Le passage de l'ombre à la lumière ? L'extase d'accéder aux places. Je riais des alarmes de la droite. Le mur d'argent se dressa. À la troisième déva­luation, tout rentra dans l'ordre. On rangea les lampions du bal, on renvoya l'Homme-de-gauche dans ses foyers. « La révolution est terminée, les enfants, on remballe ! » Un vieux qui avait fait la guerre de 14 m'avait transmis dans mon enfance une parole qui se disait au temps du Front populaire: « Les socialistes, les radicaux, sont comme des radis : rouges à l'extérieur, blancs au-dedans. »

Je recommençai à voter au second tour de 1974. J'ai continué depuis lors. Je fus heureux avec les autres le 10 mai 1981. Cela purgeait les avanies subies sous de Gaulle.

On se demandait si Mitterrand tiendrait six mois. Souvenir du Petit-Clamart, je craignais de le voir assassiné. Installer des gendarmes à l'Elysée me semblait sage. Il aurait mieux valu ne pas choisir des branquignols.

Mitterrand fut le thérapeute de l'Homme-de-gauche. Il lui permit d'aller au bout de ses illusions vraies-fausses de révolution tranquille, style : « Le monde va changer de base

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dans l'ordre et la dignité, le respect des engagements inter­nationaux du pays et l'amour de la propriété privée. » Il acquiesça aux positions délirantes du malade jusqu'à ce que celui-ci supporte de les abandonner. C'est ce qu'un Revel, qui fut proche de Mitterrand, ne comprenait pas dans la démarche de celui-ci.

L'essentiel fut acquis dès 1983. Mettez-en vingt ans de mieux pour que le sens de l'événement pénètre les compre­nons. Lacan appelle ça « le-temps-pour-comprendre ». C'est une modalité temporelle qui comporte le figement. L'Homme-de-gauche ne savait pas qu'il était mort. Le livre du coma et celui de l'adieu montrent que cette fois, la vérité commence à s'avouer. La gauche est engagée sur le chemin au bout duquel Jean-François Revel l'attend depuis bientôt trente ans, en tempêtant. Il me fait penser à ces psychiatres qui jadis injuriaient les malades. L'inertie subjective de la gauche française est à la mesure de sa longue histoire, de sa « mémoire lacrymale », dirait Daniel Lindenberg.

Les deux livres disent la même chose, l'un en Jean-qui-pleure, l'autre en Jean-qui-rit : un monde est mort, qui ne reviendra pas.

Éric Dupin, qui fut éditorialiste à Libération, est Jean-qui-rit. Il dit comme Revel : « Qu'on le veuille ou non, la gauche réellement existante est aujourd'hui d'inspiration libérale dans la plupart des pays développés. » Vu sous un certain angle, le social-libéralisme est une trahison, sous un autre « il peut aussi être lu comme un ambitieux projet de redéfinition du progressisme contemporain ». Cela est certain. Comme dit Humpty-Dumpty : « Lorsque moi, j'emploie un mot, il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie... ni plus, ni moins. » Entrée de l'étourdissant Anthony Giddens. Giddy Giddens !

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Desportes et Mauduit - celui-ci du Monde, celui-là ancien de Libé- parlent comme Revel de « la défaite de la pensée à gauche ». Le capitalisme est désormais sans contes­tation. La gauche de gouvernement a commencé la cérémonie des adieux au socialisme. Il se profile à l'horizon un parti démocrate à l'américaine, aux couleurs de la France. « Il n'y a pas à être nostalgique », disent-ils. Mais ils ne sont pas en mesure de peindre l'avenir sous des couleurs riantes.

Ils racontent qu'ils furent trotskystes, des pires : les stali-noïdes anti-gauchistes de l'OCI, comme Jospin.

Parenthèse : on ne savait pas qu'il en était ? Allons donc ! Je le vis pour la première fois à la télévision en 1985, peu après son algarade historique avec Fabius. À ses premiers mots je reconnus le phrasé de l'AJS (l'organisation étudiante de l'OCI), que j'avais combattue en Mai 68 à Besançon. Un malheureux à la tribune, je m'en souviens, en plein discours devant une assemblée générale, s'était effondré, foudroyé par une crise cardiaque.

Desportes et Mauduit parlent de façon émouvante de leur itinéraire, de leurs espoirs et impasses et espoirs. De Jospin aussi, appoint précieux à la belle biographie de Claude Askolovich. Ils croient pouvoir « deviner la logique de sa trajectoire », celle d'un trotskyste dans l'âme, d'une taupe infiltrée, qui vit « l'histoire se dérouler en sens contraire de ce qu'il espérait ». Il est « le général d'une armée en déroute », il pense que le capitalisme est trop fort, « une attitude morale lui intime l'ordre de résister le plus longtemps possible aux vents contraires du libéralisme ». Il résiste, mais en secret.

Marrane ! le mot lindenbergien y est : « Jospin, c'est le marrane du socialisme français, en référence à ces juifs d'Espagne persécutés par l'Inquisition et qui vont perpétuer clandestinement les traditions pendant des siècles, faisant

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croire à l'ordre en place qu'ils communient dans la religion catholique. Il n'arrive pas à tout abjurer. Il sy refuse. Et sa façon de résister, c'est le mensonge. »

Après le mensonge, le silence. Desportes et Mauduit se désespèrent que Jospin ait quitté la scène sans explication. Selon eux, ce silence pourrit la gauche, participe de la confusion où elle s'empêtre, l'empêche de faire la lumière sur son désastre. « La gauche, pensent-ils, ne pourra faire l'économie (d'une) discussion sur Marx. Jospin était évi­demment le mieux placé pour conduire ce débat. »

Eux-mêmes regrettent de n'avoir pas eu la sagesse, une fois exclus de l'organisation lambertiste, de prendre le temps de la réflexion. Ils se replièrent sur leur privé, prirent « beaucoup de distance avec toutes les conceptions élitistes ou avant-gardistes qui étaient celles de [leur] jeunesse, pour [re] découvrir sur le tard les vertus de la démocratie, et, plus encore, de la République ».

Ai-je fait mieux ? Ai-je été plus sage ? Je me suis jeté dans la psychanalyse, ou elle m'a happé.

J'ai fait cours sans discontinuer, j'ai parlé de tout. Mais, en effet, moi non plus, je n'ai pas fait de « Ce que je crois ». Est-ce que je sais ce que je crois ? Je le découvre. Plutôt savoir que croire. Mais la différence est-elle si tranchée entre Knowledge and Belief quand on ne peut déduire ? Mon royaume pour un théorème !

La GP n'était adossée à aucune tradition. Elle n'avait pas l'armature intellectuelle des trotskystes. Les rnaos spontex, comme on disait alors, étaient ce que l'on appelle dans la terminologie classique des petits-bourgeois enragés. Ils ne cultivaient pas le romantisme de l'avant-garde. Benny Lévy avait écrit une belle réfutation de Que faire?À l'époque de la Révolution culturelle, l'idée léniniste d'un parti de révo­lutionnaires professionnels n'était plus de saison. Il ne s'a-

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gissait plus d'édifier un sujet-supposé-savoir extérieur aux masses, et de leur instiller lentement des idées d'avant-garde élaborées par une élite. Il fallait pratiquer « la ligne de masse » théorisée par Mao, se fondre dans le peuple, et lui renvoyer son propre discours sous une forme inversée: articulée, condensée, conséquente, devenue force matérielle. Les militants n'étaient que les vecteurs de la voie de retour du message. Ces termes lacaniens sont les miens, ils n'étaient pas ceux de mes camarades.

Lindenberg m'impute dans son livre « la conviction que seules des minorités agissantes font l'histoire ». Je l'ai lu avec surprise. Rien n'est plus loin de moi. Populiste, plébéien, voire démagogue - oui, on pourrait me reprocher ça, et je pourrais y répondre. Mais élitiste ? Je ne crois pas être cela. Mon action depuis trente ans dans la psychanalyse ne va pas dans cette direction, tout au contraire ; elle a d'ailleurs peut-être péché par là.

Lindenberg vise à travers mon exemple le léninisme qui demeurerait « dans l'inconscient collectif d'une bonne partie de l'intelligentsia ». L'UJCML, dont il fut membre mais non pas moi, était certainement d'inspiration léniniste. Les groupes trotskystes également. Les pauvres maos, dont il n'est rien resté en politique, ne l'étaient pas.

La première année de la GP fut tranquille, si je me souviens bien. Je sillonnai en tous sens le Doubs et le Jura. J'écoutai les étudiants de Besançon, les ouvriers de Sochaux-Montbéliard, les paysans et les lycéens de Poligny, les cheminots de Dole. La conclusion ne me semblait pas faire de doute: pas le plus petit espoir de révolution. « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine », disait Mao, mais pas la plus petite brindille de bois mort à faire prendre l'étincelle. Que faire ? Regarder les faits, rejeter nos illusions, nous endurcir, nous équiper pour une très longue marche,

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activer les doléances, nous rapprocher des syndicats, faire connaître au public l'insupportable de la condition ouvrière.

Mais déjà les optimistes, je veux dire les auteurs de Vers la guerre civile, Geismar et July, donnaient le ton à la GP. Le rapport que j'avais rédigé avec PVN - je n'ai pas le texte -fut pulvérisé. Le nommé (surnommé) Jean d'Arras, avec l'audace qui nous manquait, obtenait dans le Nord, disait-il, des résultats qui médusaient. La ligne fut : faire le coup de poing, réveiller la violence latente dans les masses, la faire cristalliser. Ce projet sorélien me parut fou, ne répondait à rien de ce que je savais. Mais étais-je bien sûr de mon désir de révolution ? N'y aurait-il eu qu'une chance infime, ne valait-elle pas plus que tout ? Bref, le pari de Pascal.

C'est de cela que je reste vexé comme un rat mort -d'avoir lâché le bon bout de la raison, comme dit Roule­tabille, de m'être laissé impressionner par de sympathiques hâbleurs, et d'avoir été le jouet, non pas d'un léninisme inconscient, mais du sentiment de culpabilité conscient et inconscient, qui tourmentait volontiers en ce temps-là les jeunes privilégiés.

Je m'arrête sur ce mot, « privilégié ». Il me fut dit rue de Lille par Lacan, vers 1971 :

« Vous et ceux qui vous accompagnent ou qui vous suivent, quels êtes-vous perçus par ce qui, ni peuple ni masse, reçoit à bon droit le nom de "populaire " ? Le populaire vous perçoit comme des révoltés, et comme il ne se connaît pas de révolte, il prend votre révolte comme révolte bourgeoise, comme révolte de privilégiés. Car que faites-vous, que pouvez-vous même faire, sinon, à part du populaire, et dans le choix des révoltes de privilé­giés, exprimer Tune d'entre elles, par la voie la plus classique, et pourtant bourgeoise et privilégiée

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-solitaire? J'ai moi une autre façon de passer ma révolte, aussi de privilgié, j'ai moi une autre voie, et il y a pour vous — vous devriez le vouloir— une autre voie de passer votre révolte de privilégié : la mienne par exemple. Je regrette seulement que si peu de gens qui m'intéressent, s'intéressent à ce qui m'in­téresse. »

[Ces propos sont consignés dans l'article de François Regnault, publié en 1998 dans Ornicar? n°49.]

NB. Lu depuis L'Étrange échec, de Jean-Christophe Cam-badélis, bel essai édité chez Pion par la Fondation Jean-Jaurès. Les jospiniens étaient persuadés « qu'un dénouement heureux n'aurait été que justice » (p. 103). C'est cela même : la justice distributive, cette idole.

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INGÉRENCES

Samedi 7 décembre. — On continue à Paris de faire la ronde autour du Lindenberg. Quand un nouveau arrive, on lui chante : « Voyez comme l'on danse ! Nul n'entre dans la ronde s'il ne dit pas : Vous êtes tartes d'y être entrés ! » Le nouveau: « Mare aux canards ! Tintamarre ! Hypertrophie! Supermédia! Anastase et Pulchérie! — Fort bien. Optime. Eh bien, saute, marquis! Danse! Embrasse qui tu veux! »

Voici qui est plus sérieux, et qui était attendu: « Nouveaux réacs et droits-de-1'hommistes », par Jacques Julliard, un proche de la revue Esprit dont Daniel Linden­berg est membre.

Grande voix, voix autorisée, qui sollicite d'autant plus l'attention quand elle s'exprime à la une du Monde qu'elle dispose d'une tribune hebdomadaire dans Le Nouvel Observateur.

Jeu en contre. Monsieur Julliard ne traite pas tant du Rappela l'ordre que du « Manifeste pour une pensée libre » qui lui répond.

Premier mouvement: interpeller les signataires, leur signaler leur outrance, et qu'ils se nuisent à eux-mêmes à faire groupe. Cependant, on compte parmi eux « plusieurs excellents amis ».

Second mouvement: déplacer le problème. Soit: « dépasser le cas particulier des nouveaux réacs » vers la question des droits de l'homme.

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D'où le titre. D'où l'extraction du droit-de-1'hommiste Alain Finkielkraut de la catégorie « nouveaux réacs », où il a été rangé en raison d'une « erreur d'analyse ».

Cela semble simple. Cela ne l'est pas. Il faut déchiffrer : i. Sur Lindenberg. Message : il ne mérite ni cet excès

d'honneur, ni cette indignité, c'est « un auteur chétif » et c'est un homme seul. Moralité : Espritny est pour rien. Voir l'article plus haut cité de monsieur Coq dans Le Figaro.

2. Sur les droits de l'homme. Il s'agit en fait du « droit d'ingérence en faveur des peuples opprimés par leurs propres gouvernements ». C'est le bon analyseur, celui qui corrige la précédente « erreur d'analyse ». Êtes-vous pour ou contre ce droit d'ingérence ? Contre : vous êtes conservateur. Pour : progressiste.

Ce nouveau progressisme, le progressisme d'ingérence, se révèle bien plus complexe qu'il ne semble au premier abord.

À lire monsieur Julliard, il comprend au sens strict trois éléments : l'idée d'ingérence internationale ; les progrès dans l'esprit des peuples de l'idée européenne ; la revendication de nouveaux droits dans la société civile.

L'idéal est beau. Pratiquement, faire de l'ingérence inter­nationale l'analyseur primordial ou, dans les termes de monsieur Julliard, « suggérer qu'il y a là dans les esprits une question qui est en train de devenir majeure », a un effet politique immédiat : celui de diviser la gauche.

Il est d'autres analyseurs, anciens et vagues comme la justice sociale, ou plus récents et plus « tendance » comme la résistance à la mondialisation libérale. Ceux-ci tendent à rapprocher gauche de gouvernement et gauche radicale. Le nouvel analyseur suggéré par monsieur Julliard les sépare.

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Est-ce là un effet secondaire, malencontreux, à surmonter ? Il semble plutôt que ce soit son mérite. En effet, le nouveau progressisme intersecte le champ dit par monsieur Julliard « néo-conservateur » : besoin d'ordre, respect de la loi, civisme compensant l'individualisme.

S'il est permis de dire que 2 et 2 font 4, on conclura que monsieur Julliard propose avec le « droit-de-1'hommisme » un critère séduisant qui a pour propriété d'amputer la gauche sur sa gauche et l'étendre sur sa droite.

C'est déjà plus clair. C'est, au goût du jour, le projet tra­ditionnel, depuis un demi-siècle, d'un courant que l'on peine à désigner : social-moderniste ? progressiste chrétien déconfessionnalisé ? technocratico-spirituel ?

C'est le furet du bois joli. Il lorgna un temps vers le mendésisme, mais PMF

manquait d'enthousiasme pour le projet européen. Ce fut ensuite la grande Fédération, promue par

Monsieur X, Gaston Defferre, sur une idée de JJSS. Elle devait rassembler les socialistes de monsieur Mollet et les centristes issus du MRP. L'échec du projet permit à François Mitterrand de devenir « le candidat unique de la gauche » à l'élection présidentielle de 1965.

Sous de Gaulle, ce fut le Club Jean-Moulin; sous Pompidou, la Nouvelle Société de monsieur Chaban-Delmas.

Chassés par les néo-gaullistes, certains de nos modernis­tes furent actifs sous Giscard ; d'autres, repassés à gauche, entrèrent en nombre au parti socialiste derrière Michel Rocard. Jacques Delors, quant à lui, fut le premier des ministres des Finances des septennats mitterrandiens, avant de présider, avec l'éclat et la compétence que l'on sait, la Commission européenne.

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Quand monsieur Rocard fut Premier ministre, il bénéficia tout naturellement de la bienveillance des centris­tes. Son courant fusionna avec celui de Lionel Jospin. Monsieur Delors céda à ce dernier la place de candidat socia­liste lors de l'élection de 1995. Monsieur Hollande, ancien porte-parole de monsieur Jospin, et actuel n° 1 du parti socia­liste, est l'ancien animateur des clubs « Témoins » de monsieur Delors.

À juste titre, monsieur Askolovitch, son biographe, souligne que monsieur Jospin portait en lui toutes les gauches. Il était en effet l'héritier du trotskysme, comme le démontrent messieurs Desportes et Mauduit ; sous bénéfice d'inventaire, celui du mitterrandisme; pas moins, celui de la seconde gauche. Il semble être surtout devenu, et de plus en plus, et pour son malheur, l'héritier du social-modernisme.

En effet, son score du 21 avril est moins surprenant si on l'inscrit dans la suite des échecs électoraux de ce courant de pensée.

Ce n'est pas la première fois dans la Cinquième Répu­blique que la gauche se retrouva éliminée du second tour de l'élection présidentielle. Elle le fut déjà en 1969, quand la candidature de monsieur Defferre, accompagné de monsieur Mendès France, connut un échec cruel pour ces deux personnalités jouissant de la considération générale (5,1 %). Le résultat marqua la fin de la carrière politique du second.

Le pourcentage du 21 avril, 15,9 %, n'était pas très éloigné de celui de monsieur Rocard aux élections européennes de 1994,14,5 %, qui mit fin aux espoirs de cet homme éminent de tenir un rôle de premier plan dans la vie politique. Il est vrai que, toujours vigilant, monsieur Mitterrand lui avait décoché un Exocet en la personne de monsieur Tapie, moins respecté, mais qui semble avoir séduit un électorat plus

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populaire, et peut-être moins informé, ou moins regardant sur la moralité.

Lors de la dernière campagne présidentielle, monsieur Jospin ne laissa à personne le soin de le couler. Il s'en chargea lui-même avec une certaine inconscience en favorisant la multiplication des candidatures à gauche, dont il espérait le meilleur effet au second tour. « Toutes les candidatures, dit-il, sont légitimes. » Dans le même temps, monsieur Chirac asphyxiait méthodiquement ses concurrents à droite pour obtenir au premier tour un résultat qui surprit par sa médio­crité, mais lui ouvrit au second les voies d'une élection de maréchal.

Jacques Delors fut sage, je le crois, de se refuser à porter la bannière de la gauche en 1995, en dépit des grenouilles qui le voulaient pour roi. Il s'épargna sans doute d'allonger de son nom la liste affligeante des tombés-au-champ-d'honneur du social-modernisme. Mendès France, Rocard, Jospin : la probité, l'intelligence, le travail, le dévouement à la chose publique - la claque électorale.

Et le progressisme d'ingérence ? La question est difficile. La discussion requiert un retour

sur l'histoire récente. Ce ne fut pas un progressiste qui inventa « le droit d'in­

gérence », mais Jean-François Revel, à moins que ce ne soit André Glucksmann. Toujours est-il qu'il s'agissait alors, en 1979, de soutenir les dissidents des démocraties populaires. De là, on passa à « l'ingérence humanitaire », puis, en 1987, au « devoir d'ingérence » (Bernard Kouchner et monsieur Mario Bettati, professeur de droit international).

Lors de la guerre du Golfe, quelque 400000 Kurdes irakiens se réfugièrent en Turquie et en Iran après s'être insurgés contre Saddam à l'instigation des Américains. Leur

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rapatriement humanitaire donna l'occasion de célébrer « Tan i de l'ingérence ».

Ce fut ensuite l'intervention en Somalie. Décidée par monsieur Bush père à l'instigation du Secré­

taire général de l'ONU, monsieur Boutros-Ghali, elle se termina par la sanglante déroute des troupes humanitaires, dont Hollywood tira l'an dernier un film, Black Hawk Down, de Ridley Scott. Il narre par le menu le désastre survenu à Mogadiscio le 3 octobre 1993 : des milliers de Somaliens armés jusqu'aux dents cernant 123 Rangers lancés à la poursuite de deux lieutenants du principal chef de clan local ; la destruction de deux gros hélicoptères américains ; l'héroïsme des sauveteurs (« Leave no man behind!»). Le film fut tourné avec la participation de l'armée américaine, en particulier les avions et les pilotes du 160 e SOAR (Régiment d'aviation chargé des opérations spéciales) impliqués dans l'action réelle. Le scénario fait dire à un Somalien : « Vous croyez ça, que si vous attrapez le général Aidid, on va déposer les armes, et adopter la démocratie américaine ? »

Cette première aventure de l'ingérence explique en partie les réticences de l'administration Clinton à s'engager dans les guerres yougoslaves.

Quand elle eut lieu, en mai 1995, la première interven­tion ouverte de l'OTAN sur ce terrain dut beaucoup à Jacques Chirac, qui venait de succéder à François Mitter­rand. L'envoi à son initiative d'une Force d'intervention rapide tranchait du tout au tout avec l'attentisme antérieur.

Entre-temps, l'administration Clinton avait agi indirec­tement, en patronnant une Fédération croato-musulmane, en équipant ses troupes, et en les poussant à l'offensive contre les Serbes dès l'été 1994. Elle était en effet soucieuse de ne pas exposer de soldats américains, ce que ni le public, ni le Congrès n'étaient disposés à accepter en raison du

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précédent somalien et, en remontant plus loin, du souvenir de la défaite au Vietnam.

La prise en otage par les Serbes de centaines de casques bleus, suivie du massacre à Sbrenica de milliers de musulmans « sous le regard, voire avec l'accord tacite » (Jean-Marie Colombani) d'autres casques bleus censés assurer leur sécurité, provoqua enfin une action décisive le 30 août. La paix est en vue. Les accords de Dayton sont signés en novembre, contresignés en décembre, à Paris, ce qui marque la place que la France a prise à l'origine de la résolution, certes imparfaite, d'une situation qui parut longtemps inex­tricable en raison de l'ancienneté des haines balkaniques, encore ravivées au cours de la seconde guerre mondiale. Seule la poigne de fer de Tito, dissimulée sous le gant de velours de l'autogestion, avait pu faire penser qu'elles étaient éteintes.

Mes amis slovènes, Slavoj Zizek et son groupe, quand je vins les visiter à Ljubljana dans les années soixante-dix, m'ex­pliquèrent qu'il n'en était rien, que rien n'avait changé en profondeur dans les Balkans, et qu'ils ne voulaient rien avoir à faire avec ceux-ci. Je me souviens leur avoir téléphoné quand les premières bombes de l'armée yougoslave, dominée par les Serbes, tombèrent sur la ville peu après la déclaration d'indépendance de la Slovénie en 1991, et nous évoquâmes cette lointaine conversation. Entre-temps, j'avais pu constater chez une psychanalyste américaine d'origine serbe la virulence, l'exaltation de sa passion nationaliste peu après la venue au pouvoir de Milosevic.

Ces exemples sont peu de choses. Néanmoins, ils m'em­pêchent d'attribuer aux pressions allemandes et à l'aveugle­ment de ladite communauté internationale l'éclatement de la Yougoslavie. Il se fit dans des conditions désastreuses, mais c'était écrit, et on pouvait le savoir.

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Revenons-en au progressisme d'ingérence.

Il est probable que l'histoire retiendra que l'agitation forcenée, parfois brouillonne, entretenue dans l'opinion française par des intellectuels dits médiatiques et des jour­nalistes, et notamment un petit groupe emmené par Bernard-Henri Lévy, qui comptait parmi ses membres Françoise Giroud, ainsi que Pascal Bruckner, Alain Finkiel-kraut, André Glucksmann, et le Pr Léon Schwartzenberg, joua un rôle non négligeable dans la décision de Jacques Chirac de rompre avec la politique balkanique de François Mitterrand.

L'article de monsieur Julliard, qui fut lui aussi de ces quelques-uns, se réfère à ce grand moment. Cela explique sans doute, au moins en partie, son désir de « sauver le soldat Finkielkraut », cible principale du livre de Daniel Lindenberg.

Cet article m'a remis en mémoire l'échange qui eut lieu entre Régis Debray et Bernard-Henri Lévy dans les colonnes du Monde en mai 1994, peu avant les élections européennes de juin qui devaient voir l'échec sans appel de Michel Rocard. J'ai relu ces textes par Internet.

Celui de Régis Debray fut publié une semaine après une réunion à la Mutualité convoquée le 17 mai 1994 par le groupe BHL, qui interpella sans ménagement les représen­tants des partis politiques qui avaient accepté d'y prendre la parole, dont Michel Rocard lui-même, alors premier secré­taire du parti socialiste, et sa tête de liste aux élections euro­péennes. Le compte rendu du Monde fut désapprobateur : « Faut-il que le politique soit à ce point malade, écrivait Jean-Louis Saux, pour que ceux qui prétendent en rappeler à l'ordre (tiens, le rappel à l'ordre !) les représentants s'em­ploient aussitôt à en copier les pires travers ! »

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« On a vu, lors d'un meeting, écrivait Debray, la classe politique comparaître la corde au cou devant la classe média­tique. » Il soulignait: les progrès de l'Europe marchande; l'alignement sur Washington ; l'avènement d'un nouvel ordre mondial sous l'égide de l'ONU, où il voyait l'alibi juridique d'une abdication politique ; les États les plus riches et puissants de la planète disant le droit pour tous, et en par­ticulier pour les plus pauvres qu'ils appauvrissent. Ceux-ci ont « habillé en conscience du monde le Conseil de sécurité, directoire de comparses, répondant aux directives d'un seul directeur effectif, les États-Unis ». Enfin, il avertissait des risques d'une intervention : « Regrouper tous les Serbes derrière Milosevic ; coaguler les pays orthodoxes voisins ; exposer les "casques bleus" à un massacre ; attirer un terro­risme à domicile ; s'aliéner la Russie, partenaire serviable. »

L'essentiel de la réponse de BHL, parue deux jours plus tard, consiste à récuser ces « perspectives d'apocalypse ». L'ir­responsabilité en cette affaire, « c'est, au nom d'un risque hypothétique, accepter la continuation, bien réelle, du massacre quotidien ». Il récuse la compétence des experts, des politiques, des « diplomates sans principes », évoque Munich, la non-intervention en Espagne, la torture en Algérie, Dreyfus. « Doit-on crier à la lèse-majesté quand des gouvernés tentent de reprendre la parole et de le faire avec fracas? "Diriger les dirigeants", s'effraie Régis Debray! Eh oui... »

La cause est entendue.

Deux mois après le bombardement soutenu des positions serbes et l'entrée en action de la Force d'intervention rapide, Milosevic, Trudjam et Izetbegovic arrivaient sur la base militaire de Wright-Patterson, près de Dayton, Ohio, où s'ouvraient le Ier novembre les négociations, dans un hangar. Le 21, les accords étaient paraphés.

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L'affaire fut menée de bout en bout par le diplomate Richard Holbrooke, Assistant Secretary ofState. Il fit preuve d'astuce, de brutalité, de culture (c'était un ancien rédacteur en chef de la revue Foreign Affairs) et de courage (il échappa de peu à la mort sur une route de Bosnie, trois diplomates américains furent tués). Il a raconté son épopée dans un livre paru il y a quatre ans, qui n'a pas été traduit en français, To End a War: The Inside Story, from Sarajevo to Dayton (Random House, 1998).

Bernard-Henri Lévy, dont on moque parfois le décolleté, avait eu raison sur toute la ligne. Une fois la puissance amé­ricaine en mouvement, le nœud gordien fut tranché.

Ne revenons pas sur l'intervention de l'OTAN au Kosovo. Deux mois séparèrent le début des bombardements de l'arrêt des hostilités (fin mars-3 juin 1999). Le général en chef, Wesley Clark, qui fut ultérieurement sacqué par Clinton, a livré l'an dernier un récit et ses réflexions dans Waging Modem War: Bosnia, Kosovo, and the Future of Combat (Public Affairs, LLC, 2001). La parution des mémoires de Madeleine Albright est annoncée pour l'année prochaine. On se souvient du proconsulat de Bernard Kouchner (chef de la Mission des Nations Unies au Kosovo, MINUK) de juillet 1999 à janvier 2001.

Sans reprendre les textes, je crois bien qu'à peu près aucune des prévisions pessimistes de nombreux observateurs ne se vérifia.

De même, on peut relire les supputations faites lorsque Bush le fils décida le renversement des Talibans en repré­sailles contre l'attaque d'Al-Qaida sur le sol américain.

Nous en sommes maintenant à l'Irak. C'est un plus gros morceau, mais l'histoire récente

n'incite pas à prendre l'assurance de l'administration amé­ricaine pour des rodomontades. La Syrie a voté la résolution

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de TONU, comme l'ont fait la Chine et la Russie: unanimité. La résignation gagne les dirigeants des pays musulmans. Les réactions de « la rue arabe » n'inquiètent plus grand monde. Le Congrès américain s'est aligné sur le Président. Le Parti démocrate s'est attaché à ne se distinguer en rien de la politique bushienne afin de neutraliser la question lors des dernières élections mid-term (à mi-mandat présidentiel), qu'il a néanmoins perdues, cas de figure tota­lement inédit dans l'histoire américaine. Quant aux Européens, ils sont désunis et sans moyens militaires.

En ces commencements du vingt et unième siècle, ce que monsieur JuUiard appelle l'ingérence internationale est un fait.

Mais... au fait, nous parlions àe progressisme d'ingérence. Cette ingérence éclatante, triomphante, irrésistible, est-elle bien progressiste, « droits-de-1'hommiste » ?

Pour le savoir, il nous faut nous demander si, dans quelle mesure, elle répond à l'exigeante définition de monsieur JuUiard. À savoir : une ingérence « en faveur des peuples opprimés par leurs propres gouvernements ».

Pour dire vite : à court terme, BHL avait raison à ioo %. À plus long terme, c'était Régis.

Debray Régis, ancien élève de l'École normale supérieure, prophète du vingt et unième siècle. Il décrivait notre présent.

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MATIÈRE GRISE

Dimanche 8 décembre. — Rien ne m'avait plus irrité dans le livre de Lindenberg que les quinze lignes, pages 69 et 70, où il s'autorise du Cassagne, qui « en [administre] surabon­damment la preuve », pour poser que « le procès de l'éga­lité démocratique, de la "tyrannie du nombre" est une constante » chez les intellectuels français: Baudelaire, Flaubert, Renan, Sand, Barbey, les Goncourt, etc. Là était à mes yeux le centre caché du livre, et son dessein le plus audacieux: déclarer périmée la tradition anti-moderniste, anti-orléaniste, anti saint-simonienne, anti-industrielle, de la grande littérature française ; appeler de ses vœux une autre littérature, celle de l'âge de la technique, la prose du monde.

D'un fragment d'os j'avais reconstitué le diplodocus. Maintenant, j'ai trouvé le diplodocus.

Il était là dans la maison, le seul numéro $ Esprit, que j'avais acheté, sans doute à sa sortie en mars 2000, en raison de son titre, « Splendeurs et misères de la vie intellec­tuelle », et que j'avais laissé sans le lire. J'ai remis la main dessus hier soir, et je n'ai pu le lâcher avant trois heures du matin.

Admirablement composé. Surabondant: la troisième partie du dossier a été publiée dans le numéro suivant (mai 2000). Il n'y a plus rien à interpréter, il n'y a qu'à lire. Le petit pamphlet du Rappel à l'ordre procède directement

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de ce recueil de 250 pages serrées, réunissant vingt auteurs, dont Daniel Lindenberg. On ne voit pas pourquoi cet ensemble, avec son complément du mois de mai, ne serait pas repris en volume.

On voudrait tout citer. Je n'ai lu cette nuit que la première partie, consacrée à « la généalogie de l'intellectuel français ». Je ne parlerai ici que de la première sous-partie, qui porte sur « la désacralisation de l'écrivain ».

Olivier Mongin souligne en introduction « la survalori­sation du modèle dreyfusard ».

Le premier article, de Marc-Olivier Padis, donne son socle à l'entreprise. Il croise la leçon de Paul Bénichou et celle de François Furet : le « sacre de l'écrivain » a donné aux Français de faux prophètes, lesquels les ont égarés dans les infamies jumelles du communisme et du fascisme. Ce sont les avatars d'un transfert : de l'ecclésiastique au philosophe, du philosophe au poète romantique, voire au prêtre de la nouvelle religion scientifique (Auguste Comte). De là le sujet-supposé-savoir passera à la prophétie pseudo-scienti­fique du marxisme, qui s'effondrera, ou révélera son effon­drement intérieur, en 1989 avec le Mur.

Laurence Guellec expose excellemment la problématique du « style démocratique en littérature » au cours de la première partie du dix-neuvième siècle, depuis Bonald, chez les contre-révolutionnaires et les libéraux. C'est à madame de Staël que la langue doit le néologisme « vulgarité » (1800). Les Idéologues aspirent à « une langue exacte, transparente et univoque », pédagogique et prosaïque, saine et mesurée. Bref, les idéaux du programme logico-positiviste avant la lettre.

Michelet est appelé à déposer : « Le génie démocratique de notre nation n'apparaît nulle part mieux que dans son caractère éminemment prosaïque. » Victor de Laprade

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constate déjà en 1843 ce que la psychanalyse doit redécou­vrir aujourd'hui: « Nous ne sommes plus à l'époque orphique ». Pour Tocqueville, la démocratie est absence de style. L'adjectif « prosaïque » fait alors fortune (référence à Gabriel Matoré, Le Vocabulaire de la société sous Louis-Philippe, Genève, Droz, 19 51) ; il désigne la modernité démo­cratique dans ce qu'elle a de « triste et grave, "antipoé­tique " ».

L'auteur donne tous les éléments pour recomposer la dia­lectique de la littérature moderne. Celle-ci « se libère en s'in-dividualisant et se constitue de voix isolées, mais propres [...]. Le non-style de la démocratie prend sens entre... le style de personne et le style souverain d'un seul. » Les deux figures sont complémentaires, celle du texte anonyme et celle du « solo miraculeux », celle de l'intellectuel organique et celle du « maudit » ou du « subversif», de l'irréconcilié.

Avec Paul Garapon, on quitte l'histoire des idées pour la prise de parti. Ces 14 pages (p. 40-54) m'ont été dures à lire. Elles sont d'un nivelleur passionné qui dénonce sans douceur « l'aristocratisme » invétéré de l'intellectuel français.

Il commence par jeter sa pierre à Chateaubriand, avant de traquer chez Musset ou Stendhal les postures et bour­souflures qui déguisent les tourments et les impasses d'un héroïsme impuissant, pour aboutir à Baudelaire, à l'idéal du dandy, héros sans cause, souverain de lui-même, « qui n'a plus aucun compte à rendre à personne, comme un dieu en son royaume ». D'où procède le culte de soi-même comme « noyau de singularité ».

On ne peut s'empêcher de penser à Sainte-Beuve, dont le nom est étrangement absent de cette généalogie, quand il évoquait le « singulier kiosque » qu'habitait Baudelaire -« j'appelle ça la folie Baudelaire » - « à la pointe extrême du Kamtchaka romantique ».

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Le grand critique tenait à rassurer le public au sujet de cet original : « là où Ton s'attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d'un candidat poli, respectueux, exemplaire, d'un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes ». Voir la référence dans le « Sainte-Beuve et Baudelaire » de Proust {Contre Sainte-Beuve, « La Pléiade », 1971, p. 245-246).

Il est vrai que Sainte-Beuve avait été saint-simonien (voir le remarquable Sainte-Beuve. Au seuil de la modernité, de Wolf Lepenies, sorti cet été chez Gallimard, en particulier le chapitre V, « Ère industrielle et démocratie littéraire »).

Baudelaire est encore un classique. Après lui, le divorce se fait croissant « entre l'artiste et la société, entre l'individu et le groupe ». Albert Cassagne est là au rendez-vous.

Avec Rimbaud, « la contrainte absolue du vécu » se soumet la littérature. Cette « tyrannie du vrai » a pour effet de « [couper] l'écrivain de la société » et d'abolir « les fron­tières entre bien et mal » ; elle « met au premier plan les pulsions que réprime la société ».

Avec Mallarmé, commence l'idolâtrie désespérée du texte, « sacré parce qu'arraché au silence ».

Les « figures emblématiques » dont l'écrivain, impuissant parce que « coupé de la société », soutiendra sa posture sub­versive, sont les grands asociaux : mendiants et misérables, le criminel et la prostituée, le saltimbanque, etc. Cela vaut pour Hugo, Balzac, Baudelaire. Rimbaud et Lautréamont radicalisent. Les surréalistes suivent. Sartre sanctifie Genêt. La République des Lettres s'incorpore Sade.

Monsieur Garapon pose rhétoriquement la question : « L'écrivain doit-il être héroïque ? » La réponse s'impose d'elle-même : non. Il nous faut « nous défaire du roman­tisme ». Il nous faut des écrivains « plus proches de la "société civile" [...] qui se gardent de camper sur la langue française

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en tant que catégorie autonome [...] qui n'habitent plus la langue en guerriers, en théoriciens - en jacobins, en somme ».

Il appelle à en finir avec « la célébration radoteuse et sénile de la sacro-sainte trinité Rimbaud-Mallarmé-Lautréamont » comme avec l'exploration passionnée du mal, de Baudelaire à Bataille. Le coupable radotge français vaut au divin marquis et au saint comédien et martyr d'être en « Pléiade ».

Quoi viendra à la place ? Il faudrait que ce fut un intel­lectuel collectif, ou mieux, un polypier intellectuel qui mou­linerait tout ce qui se dit et se publie, et dont la pensée éga-litaire et bénéfique serait répandue par des milliers de plumes modestes maniées par des milliers de petites mains.

Certaine revue de grand mérite préfigure peut-être cette mutation bio-intellectuelle.

Le quatrième et dernier article de la première sous-partie traite des Souvenirs de la cour d'assises, de Gide.

Bien. Nous allons vers la terreur grise. Relire Les Fleurs de Tarbes.

Dimanche soir — Anniversaire de J*. Le mot que l'on a retenu de mon article du Monde: « hybride ». Vous avez dit « hybride » ? Qu'est-ce que « hybride » ? Etc.

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V I G U E U R HYBRIDE

Du dimanche 8 au lundi ç décembre. — Personne n'a mieux parlé de la vigueur hybride que Jean Prévost, dans ce livre si remarquable, prémonitoire, sur la civilisation amé­ricaine, Usonie. Il est passé inaperçu, me semble-t-il. Son tort était sans doute d'être paru le 8 juin 1939. C'est un Américain qui parle, Henri A. Wallace, le secrétaire d'État à l'Agriculture.

« Savez-vous ce qu'on appelle la vigueur hybride ? Certains produits de croisements sont beaucoup plus vigoureux et d'un rendement plus élevé qu aucun des plants d'origine. Nos laboratoires ont examiné systématiquement tous les cas de vigueur hybride. Vous savez aussi que de petits changements brusques, ou mutations, peuvent se produire dans une espèce d'une génération à l'autre ? Nous tâchons de profiter de ces mutations pour les adaptations au climat, au rendement, aux différents usages de chaque plante... Dommage que je ne puisse pas vous expliquer ce que nous avons fait pour le coton : cette culture est trop loin de vos habitudes. Nous avons presque créé une nouvelle fibre, plus belle et plus solide que tout ce qu'on avait vu jusqu'à présent.

Ce n'est pas tout d'avoir des pépinières spéciali­sées. Dans les sciences naturelles, il y en a une, l'écologie, qui nous apprend de façon de plus en plus précise les rapports entre les animaux et les plantes.

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Bien sûr, on savait déjà qu'il ne faut pas tuer les oiseaux ni les chauves-souris qui mangent les insectes. Mais, selon les cultures, selon les lieux, nous arrivons aujourd'hui à savoir qu'il ne suffit pas de labourer et de semer ; il faut faire la guerre à l'ennemi et mettre en marche l'armée auxiliaire, détruire en grand les insectes nuisibles, faire pulluler les insectes utiles. Nous traquons le moustique; nous l'avons déjà supprimé à Panama, où autrefois il portait la fièvre. Avec des lampes rouges, avec des ondes, nous l'attirons sur des aspirateurs qui l'avalent. Et nous faisons éclore, par millions, les porteurs de pollen. Mais tout cela n'est qu'un com­mencement. Et tout cela ne prospérera vraiment que si nos agriculteurs savent coopérer et s'enten­dre. Ils sont en progrès là-dessus... »

La vigueur hybride porte le nom scientifique de « hétérosis ». On exploite la vigueur hybride dans tous les types de production végétales, alors que chez les animaux, dit l'encyclopédie, les possibilités sont limitées par les effets de la consanguinité.

Internet donne accès à une conférence de Jacques Mugnier, le 15 juillet 2002, sur l'hybridation végétale, à L'Université de tous les savoirs. Nombreuses autres entrées à consulter.

Un site propose une philosophie de l'hybridation uni­verselle. Le rationalisme a préféré le pur au disparate et à l'hétérogène, a fait de l'hybride un chapitre de la térato­logie. Or, tout est fractal, donc mixte, dispars et hybride. La contradiction est la condition énergétique de toute forme de vie et de pensée. Le métissage est omniprésent. Déve­loppement sur l'objet d'art, toujours hybride. Voir <www.fractalisme.net>

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N.B. Le New York Times Magazine du 15 décembre 2002 signale, p. 90, qu'un professeur de génétique de l'université hébraïque de Jérusalem, monsieur Avigdor Cahaner, a réussi à obtenir un poulet sans plumes, qui pourra être « mass-produced».

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LE GÉNIE DE LA NATION

Lundi p décembre. — Répondu à Badiou, qui m'a écrit à la suite de mon « Journal d'Eusèbe » paru dans Élucidation. Rendez-vous est pris pour le 6 janvier.

Autre rendez-vous pris hier pour dîner avec M*, membre distingué de la rédaction & Esprit, chez Dominique. Son compagnon et M* sont des inséparables depuis l'ENS.

Le Figaro. Bayrou et Delors. Bayrou rêve d'un grand centre, arche des réformateurs, du type « Grande Fédéra­tion » SFIO-Radicaux-MRP, le projet de JJSS essayé avant les élections présidentielles de 1965, avec Gaston Defferre comme poulain sous le nom de Monsieur X.

Delors sait mieux, n'y croit pas. Il n'y a pas en France de parti de l'intelligence qui soit apte à gagner des élections au suffrage universel. L'intelligence est une fonction subalterne. L'intelligence, la connaissance des « rouges » de l'État, la formation d'économiste, etc., tout cela est du registre signi­fiant. Cela ne tient pas devant petit (a).

Le Monde. Sarkozy passe à la télévision ce soir. Il en sera sûrement question demain sur LCI. Je dois foncer pour arriver au début de l'émission chez P. Si je continue de faire dans le commentaire politique, il me faudra faire l'emplette d'un poste.

Ce Sarko me bluffe. Je reste vissé à l'écran. Dans l'élan, je regarde l'émission suivante, anti-guerre.

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Mardi 10 décembre. — LCI. Plaisant, détendu, le bla-bla en roue libre. Le talk-show porte aussi la marque de la psy­chanalyse. Le présentateur, Laurent Bazin, chaleureux, pro­fessionnel. Mes compagnons: la jeune Flora, militante enthousiaste ; Manuel Valls, ancienne plume de Jospin, un espoir du PS ; Claude Askolovitch, de L'Observateur, dont j'ai aimé la biographie de Jospin.

Remue-ménage d'idées. Tout le soir, je ne peux m'em-pêcher d'écrire ces vérités de non-dupe.

LES FRANÇAIS TOUS PAREILS

Il y a une exception française. Quelle est-elle exactement ? On le comprend mieux ces jours-ci : les Français sont excep­tionnels en ceci qu'ils sont tous pareils.

De l'extérieur, personne n'en doute. Pour les Anglais, tous des Frogs (grenouilles). Pour les Allemands, tous des enfants du bon Dieu (« Heureux comme Dieu en France », disent-ils). Mais ce qui aujourd'hui fait poids, c'est l'avis des Amé­ricains. Ceux d'entre eux qui savent que la France existe (ce n'est pas la majorité) disent : tous les Français sont socia­listes.

Pourquoi ? Parce que pas un qui ne soit imprégné du sésame ouvre-toi des temps modernes. Ce sésame s'énonce : « There is no such thingas afree meal», manger gratis, ça n'existe pas. Entendez: il faut bien que quelqu'un paye. Les Français l'ignorent. « Aux frais de la princesse », disent-ils sans souci. Résultat : privilèges et subventions, services publics et sécurité sociale, allocations chômage et retraites anticipées, fonds secrets et fraude fiscale, ministère de la Culture et grands travaux, tiers payant et salaire minimum, et autres fantaisies profondément anti-économiques.

Première erreur : on commence par être catholique. On parle du corps social, qui n'existe pas, de son harmonie,

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fiction de poète, de charité et de solidarité, ce genre de choses. On continue par Rerum Novarum. On devient alors radical-socialiste. Le mal est fait. Il chemine. Il éclate enfin. Les voilà tous, en ce début du vingt et unième siècle, à téter à qui mieux mieux la mamelle de la République comme l'Enfant Jésus celle de la Vierge.

Pour couronner le tout, cumulant sans vergogne le pire de deux maux, la peuplade aux quarante rois reste aristo­crate. Elle a le culte des exceptions. Elle révère ses grands hommes. Qui sont-ils ? Des anti-américains. Un Charles de Gaulle par exemple, mégalomane atteint d'un trouble bipolaire, ex-condamné à mort de surcroît. Où trouve-t-elle ses prophètes et ses saints ? Chez des scribouilleurs, et parmi les plus infâmes: érotomanes (Hugo), mal blanchis (Alexandre Dumas), ivrognes (Verlaine), pédophiles (Gide), repris de justice (Genêt). Aux uns le Panthéon, aux autres « La Pléiade ».

Et voilà-t-il pas que ce petit peuple péninsulaire d'une moralité si douteuse, que l'on peine à situer sur la carte du monde, qui fait trop parler de lui depuis trop longtemps, victime d'innombrables « tournantes » au cours de son histoire, s'avise maintenant -fier comme Artaban parce que fort d'un droit de veto (à l'ONU) qui ne lui fut donné que pour sécher les larmes de son déshonneur- d'ameuter la planète par son infernale jactance, et lui faire rempart de son corps débile ! Tandis que les socialistes d'extrême droite font ami-ami avec Saddam et les socialistes d'extrême gauche avec Arafat, le socialiste-président, élu à l'unanimité ou presque, que fait-il ? « Chirac a une lourde addition à Washington, nous la lui ferons payer très cher le moment venu », expli­quait lundi soir sur France 2 monsieur Edward Luttwak.

Les propos de l'éminent stratège, qui mérite d'être lu (Le Grand Livre de la stratégie. De la paix et de la guerre', Odile

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Jacob, 2002), encourageront-ils les Français à se désister des mauvais sentiments que leur dénoncent messieurs Revel et Roger (L'Obsession anti-américaine, Pion, 2002; L'Ennemi américain, Le Seuil, 2002) ? Il serait pourtant dommage que les Français ne prêtent pas attention à l'idée qu'ils sont tous pareils. N'est-il pas vrai que l'on voit parfois de loin ce que de près l'on ne voit pas ? « Sub specie aeternitatis », disait Spinoza. Beuve-Méry signait Sirius.

En vérité, le nez sur ses petites différences, tout affairé à entretenir sa longue guerre civile, qui fut sanglante mais ne l'est plus, et se réduit depuis bientôt quarante ans à une multitude de querelles de clocher, il n'est pas sûr que le peuple français sache qu'il est l'un des plus compacts sur cette terre. Ce peuple de douteurs ne doute pas d'une seule chose : de ce que veut dire « être français ». C'est qu'une dou­loureuse histoire le vit concassé par ses rois et par ses régicides, centralisé par l'Ancien Régime et par la Révolu­tion, avant qu'il ne soit stabilisé par un Corse génial un peu ogre, scolarisé par des hussards, saigné dans des tranchées. Il est maintenant passionnément consommateur et gaiement « téléphage », comme madame Catherine Clément, à moins que ce ne soit la télévision qui soit anthropophage. Le résultat est là. Tous pareils ! Tous exceptionnels ! Bref: sin­guliers, un rien énergumènes, peut-être mégalomanes.

Curieusement, les Français, tous socialistes, sont ces jours-ci presque tous de droite. Les nouveaux réactionnai­res pullulent. Monsieur Sarkozy soudain est populaire. Il en profite pour river son clou à tout un chacun. Rien ne lui résiste. Comment est-ce possible? Voilà ce qu'il faut expliquer.

Les Français sont devenus si pareils qu'ils ne supportent plus désormais ce dont ils se sont accommodés des années

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durant - Ô peuple léger! - : qu'il existe sur le territoire des zones de « non-droit », que des puissances étrangères fassent la loi dans des lieux de culte, que des clercs diffusent à tire-larigot des interprétations pousse-au-crime d'un texte sacré. Entre-temps, il est vrai, Al-Qaida a frappé, qui tient tous les Français, et tous les Infidèles, pour de la chair à pâté.

Islam, religion la plus con ? Ah ! Sainte connerie fran-chouillarde ! Islam, religion de la plus haute spiritualité ! (voir par exemple, de Christian Jambet, L'Acte d'être. La Phibso-phie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Fayard, 2002). Islam des soufis et Islam des savants ! Islam des grands austères et Islam erotique ! Islam de Grenade et Islam d'Ispahan ! Islam de Samarkand à Kano ! Islam de Goethe et d'Aragon ! Eh bien, on attend maintenant l'Islam de Ménilmontant ! L'École de la Canebière !

Les terribles Gaulois se sont remis en marche, qui veulent être les ancêtres de tout le monde. Le Cardinal botté revit, républicain cette fois, et pacifique, on l'espère. La glorieuse machine française à décerveler, vieille de deux siècles, est là, un peu rouillée, prête à servir, de la maternelle à l'univer­sité. Elle fit jadis entendre raison aux rabbins, et elle calerait devant les imams ? Un Islam de France est à naître.

Quelques passages scabreux d'un texte sacré émeuvent ? Soyons sérieux! Il n'en est aucun dont une ponctuation heureuse ne puisse décider du sens. Le signifiant est de Dieu, mais le signifié vient de l'homme. Quand les interprètes sortiront de nos écoles, voire de nos grandes écoles, ils liront comme il faut. De première instance à appel, d'appel à cassation, nous voyons tous les jours notre magistrature faire le blanc devenir noir, et le coupable innocent. Croyez-vous nos clergés plus empotés ?

Cette politique d'intégration, un homme de gauche l'es­quissa, monsieur Chevènement, de vieille souche franc-

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comtoise (Belfort rattaché à la France au traité de Westpha-lie, 1648). Un homme de droite, monsieur Sarkozy, fils d'un immigré naturalisé, semble avoir les moyens et la volonté de l'accomplir. « Que le génie de la nation guide tes pas ! » disent à peu près les sondages.

« Le génie de la nation a parfois des absences, me dit mon amie. Il ne saurait suffire à tout — Tu as raison. Il faut que je compose une prosopopée de ce génie de la nation. »

Le génie de la nation se lève, et dit : « Sarko, j'ai l'œil sur toi ! »

« Depuis ton entrée en fonction, aucune bavure ou presque. C'est miracle. Cela dit quelque chose de la police française en Tan 2002. Touchons du bois.

Tu as maîtrisé l'art de la satisfaction symbolique : écouter, respecter, payer de mots. Celui de la ligne de masse, jadis enseignée par Mao: aller sur le terrain, prendre des exemples concrets, renvoyer au peuple sa propre rumeur sous une forme inversée. Celui de la rhétorique dissuasive et théâtrale: intimider, montrer sa force pour démoraliser l'autre, et n avoir pas à livrer bataille, comme le recom­mande Sun-Tzu, et comme fait Bush avec l'Irak à en croire le savant Cirincione {Le Monde du 10 décembre). Tout cela est bien. Tout cela est rare.

Personne ne comprendrait qu'une fois la droite dure satisfaite par les camouflets distribués aux nobles défenseurs des droits de l'homme, ainsi qu'aux juges, tu t'obstines à ne pas leur démontrer à eux aussi le respect formel que tu prodigues à monsieur Le Pen.

Crains de bousculer le cher et vieux pays. Lui aussi veut du respect. Il ne supporterait pas qu'on lui corne trop souvent aux oreilles comme tu as fait l'autre soir, et qu'on lui étale sous le nez, pour lui en faire honte, ses habitudes vicieuses, ses adminis-

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trations jalouses, son Clochemerle quotidien. Il se peut que certains de ces embarras soient la démo­cratie même.

Tu ne fermeras pas les frontières, dis-tu. Par humanisme ? Ce serait beau. Parce qu'impossible ? Ce serait sage. Mais n est-ce pas aussi pour faire pression sur les salaires conformément à la doctrine libérale ? Bush ne voulait pas faire autre chose à la frontière du Mexique. Si cela est, cela ne pourra se cacher.

Dans ta foulée, je vois l'État tourner peu à peu vers les Français sa face de monstre froid. On ne voudra plus connaître en France que la loi, la règle, la norme. "Allez! Comme tout le monde!" Un pas de plus, et ce sera la dictature du Même pour tous. Un vieux président malade, qui n était certes pas sans reproche, sut proférer un jour cette parole sage et folle: "la force injuste de la loi". En effet, l'État de droit n'est pas tout. Pascal le dit : "Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force soient ensemble, et que la paix fut, qui est le souverain bien." Cette ironie est le plus pur de la France.

Il y a ce qui est légal et il y a ce qui est légitime. Il y a ce qui est formel et il y a ce qui est réel. Disant cela, François Mitterrand réconciliait Marx avec Maurras, lui-même avec de Gaulle. On ne saurait vivre français en France que dans l'écart de la légalité à la légitimité. Essaye de rabattre Tune sur l'autre, et tu m'en diras des nouvelles. L'air de ce pays devenu irrespirable, moi, le génie de la nation, j'ôterai de dessus ta tête ma main protectrice.

Conséquence : tu chuteras dans les sondages, tu descendras aux enfers de l'impopularité, tu regret­teras de les avoir jamais quittés. Tintin pour l'Elysée !

Mais tu n'attendras pas, Sarko, je le sens, d'être pressé comme une vieille orange. À la première grosse bavure, tu démissionneras sans barguigner,

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Comme font les Anglais. Et, te levant de la table de jeu, tu empocheras tes gains. Ce sera ton viatique pour 2007.

Sache que tu nés qu'anecdote, et tu retourneras à l'anecdote. Laisse faire la longue durée : le suren­dettement, le mariage mixte, le camembert, et le génie de la nation. »

Elle me dit : « Indulgence coupable. Frimeur absolu. Danger public. »

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L'ANALYSTE NE S'AUTORISE QUE DE LUI-MÊME

Mardi 10 décembre. — Mail du professeur Granger, de l'hôpital Necker. Il m'adresse le texte complet de l'entretien qu'il a patronné en juin dernier entre Daniel Widlôcher, président de l'IPA, et moi. Cela paraîtra, me dit-il, dans le numéro i d'une nouvelle revue, Psychiatrie et Sciences humaines. J'en détache mon commentaire de la formule de Lacan, qui a fait tant crier, « le psychanalyste ne s'autorise que de lui-même ».

L'enjeu principal de la formation des analystes, c'est qu'il continue à y avoir des gens qui aient le désir de se former comme analyste ! Ce n'est pas garanti.

Tous les groupes, ceux du moins que n'arrêtent pas leurs défenses narcissiques et qui communiquent des chiffres - les groupes ipéistes sont souvent plus transparents là-dessus que les groupes lacaniens, y compris le mien - tous les groupes témoignent d'une baisse des vocations. La psychanalyse continuera-t-elle d'être une « cause de désir » pour les plus jeunes, pour les générations à venir ? Nous avons connu des époques plus brillantes.

Après la guerre, comme vous le relevez, Daniel Widlôcher, il y avait moins de vingt psychanalystes en France. Vous avez participé aux premiers moments de l'épanouissement de la pratique, j'ai connu autour de Lacan l'effervescence post-68, qui déversa une multitude dans

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l'École freudienne de Paris. Dans les années qui suivirent la mort de Lacan, alors qu'un certain nombre de mes collègues étaient pessimistes, j'ai été un optimiste, et les vingt ans écoulés depuis lors ne m'ont pas donné tort, me semble-t-il. Cela m'autorise peut-être à dire aujourd'hui que si le désaccord devait encore s'aggraver entre la psychanalyse et le sujet de la civilisation contemporaine, le dépérissement de notre discipline serait inévitable.

La psychanalyse souffre d'un Syllabus silencieux, elle n'est pas réconciliée avec le monde d'aujourd'hui, et les psycha­nalystes cherchent souvent à accomplir cette réconciliation de la pire façon. En tous les cas, l'heure est passée des excom­munications majeures.

C'est pourquoi j'apprécie que vous ne m'ayez pas objecté le propos de Lacan selon lequel l'analyste ne s'autorise que de lui-même. On fait souvent comme si cela voulait dire : dans la psychanalyse, Anythinggoes. Il y a certes de ça, mais cette proposition est à facettes.

Sous une face, c'est une description clinique, à savoir que, à la fin de l'analyse, il y a une déchéance, une mise hors circuit, une chute, des identifications qui avaient jusqu'alors mené le sujet. Lacan n'est d'ailleurs pas le premier à l'avoir dit. Le sujet n'installe plus personne à la place de son Idéal du moi, il n'y a pour lui plus personne qui ait barre sur lui, plus d'autorisation à obtenir. Il n'investit plus des bau­druches à adorer, il ne sacrifie plus sa libido à les gonfler. Il faut qu'il ait outrepassé les limites que son fantasme lui imposait, et c'est précisément ce qui lui permettra de s'ouvrir à l'écoute de son patient. L'Analyste, s'il existait, ce serait un sujet insuggestionnable.

Deuxièmement, c'est aussi une thèse logique, qui stipule que l'Analyste n'existe pas, qu'il n'y a pas d'essence du psy­chanalyste, que l'existence àun analyste, cela se considère

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au « un par un », qu'il n'y a pas en psychanalyse de standard qui vaille. Cette thèse n'est pas faite pour être détachée du corps de la théorie où elle s'inscrit.

Mais aussi, elle est faite pour l'être ! Et donc, troisième­ment, « L'analyste ne s'autorise que de lui-même » est un slogan subversif et ironique, du style « On a raison de se révolter », parfaitement accordé à l'esprit du temps où il fut formulé, octobre 1967. C'est un slogan qui faisait écho à la crise de l'autorité dont nous avons parlé, et qui visait en effet les tenants de l'orthodoxie, qui l'ont parfaitement compris, qui l'ont très mal pris, qui l'ont encore sur le cœur. C'était un coup de Jarnac, qui dés-autorisait les hiérarques ennemis. C'était leur dire : Messieurs, vous aurez beau faire, vous serez débordés, vous n'arriverez pas à faire que les futurs psycha­nalystes viennent vous demander la permission de s'instal­ler. Ce n'était pas mal vu.

Dernière facette de ce Witz inépuisable : c'était le principe d'une École se proposant de vérifier que ceux qui s'autori­seraient d'eux-mêmes seraient vraiment analystes. Autrement dit, la face d'anarchie n'est pas la seule ; elle est là pour inaugurer une légitimité nouvelle, celle de l'École de Lacan.

La formation lacanienne des analystes, pour n'être pas standardisée, est très exigeante. Elle ne prend pas la forme d'un cursus, elle se fait par immersion, dans un milieu où l'on séjourne très longtemps et où l'on suit de nombreux enseignements, dont il est souhaitable qu'ils soient les plus diversifiés possible.

Ce qui en résulte fait l'objet d'une vérification spécifique. Il y a celle qui s'appelle la passe : le sujet vient proposer l'auto-évaluation de son analyse, et celle-ci est ensuite soumise à l'étude d'un collectif supposé compétent pour en décider. Ou bien, une fois que le sujet a donné des témoignages

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probants de son activité, après un temps suffisant de pratique effective et contrôlée - c'est le plus souvent dix ans et plus - , alors qu'il a déjà produit plusieurs contributions publiques, on le reconnaît comme un praticien qui fonc­tionne correctement dans l'orientation de l'École, et il reçoit un titre qui répond à cette qualification. D'autres groupes lacaniens ont des procédures différentes.

La proposition que Lacan avait faite de la procédure de la passe en 1967 avait d'ailleurs rencontré chez ses propres élèves des objections qui aboutirent deux ans plus tard à la scission d'où est issu ledit Quatrième Groupe. Après sa mort, l'École de la Cause freudienne a longtemps été le seul groupe à poursuivre dans cette voie. Elle a été depuis lors rejointe par d'autres.

Mercredi 11 décembre. — Je me décide dans le taxi à lire mes « Français tous pareils » à mon cours. Applaudissements nourris. On m'encourage à me dissiper.

Le Monde. Giorgio Agamben sur Cari Schmitt. Je mettrai dans le « Journal d'Eusèbe » mon cours d'il y a dix ans, qui choqua si fort Q.

L International Herald Tribune. On annonce de Washington un changement de priorité : « The goal becomes Muslim democracy. » Nouvel objectif: la démocratie musulmane. Le texte est de Richard N. Haass, directeur du Policy Planning Staff du Département d'État. Oui... Nombre de peuples s'opposèrent à Napoléon qui leur apportait avec un grand plus (le code civil et les droits de l'homme) un gros moins : la domination française.

Jeudi 12 décembre. — Sollers dans Le Monde-. « Pensée, année zéro. » Belle citation de Heidegger contre l'univocité, effet de l'impératif technique sur la langue. BHL dans Le

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Point: il cite Lacan, l'objet petit (a), Catherine Clément. Selon Milner, il pense beaucoup à Élucidation. Élucidation pourrait penser à lui.

Vendredi 13 décembre. — Claude Askolovitch me commande pour Le Nouvel Observateur un Sarkozy de 4 500 signes, à remettre lundi. Une première. Cela passera-t-il ? Je n'en jurerais pas.

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SUR CARL SCHMITT

Mercredi n décembre ippi

Le Père est partout, dit à peu près saint Augustin, nous vivons, nous respirons, nous nous mouvons dans le Père. Le Père est le premier des semblants dont nous essayons cette année de percer la nature.

Une autre façon de dire que le Père est partout est d'énoncer que nous subissons, quoique nous en ayons, le régime œdipien, au sens mécanique du mot, et à la fois au sens politique. C'est un régime qui nous oblige à agir au nom de l'Un.

i

Même quand l'Un s'en est allé, il reste sa place. Les quatre discours de Lacan sont faits pour le montrer.

Cela est vrai aussi du discours analytique. La place de l'Un y reste inscrite, et elle conserve quelque chose de l'Un. Écrire à la place de l'Un le fameux objet petit (a), n'échappe pas forcément, n'échappe pas du tout, au régime œdipien.

L'objet petit (a) n'est pas le fin mot de Lacan. Cet objet est suspect d'emporter avec lui le régime œdipien, d'en conserver l'essentiel. Lacan a fait précisément son Séminaire Encore pour marquer que l'objet petit (a) ne saurait être le fin mot.

Nous sommes malades du Un, et malades de faire de l'Autre l'Un. Ce n'est pas le cas de toutes les civilisations, et c'est pourquoi j'ai accentué la dernière fois ce que la psy-

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chanalyse tient de la tradition particulière où elle est inscrite. Si nous évoquons la Bible, la religion, saint Augustin, c'est pour avoir chance de saisir quelque chose de ce que nous faisons dans la psychanalyse.

Il y a des traditions qui ont échappé au Nom-du-Père. Dans le bouddhisme par exemple, on est dans le régime d'un divin multiple, irréductible à l'unité. Il semble bien que le divin ait commencé comme ça, par des dieux au pluriel, par le foisonnement, par le pas-tout C'était le cas chez les Grecs avant qu'on mette les dieux en ordre, qu'on établisse une hiérarchie, que l'on en choisisse douze pour faire l'Olympe.

C'est le résultat d'une opération politique, l'Olympe. Et elle n'a pas empêché la mythologie de conserver dans tous les coins une foultitude de petits dieux et de petites déesses, de petites nymphes sur qui on peut toujours tomber au détour du chemin, et qui n'obéissent pas à l'Olympe des douze. Il y a toujours là une petite garce qui ne suit pas le règlement. Et d'ailleurs, c'est à celle-là que Zeus porte un intérêt soutenu.

On la rencontre par hasard, au détour du chemin. On fait « Ah, ah » d'émotion, peut-être d'effroi, devant une atteinte imprévue d'amour et de désir. C'était un temps où on aimait la surprise. La surprise met en difficulté le régime œdipien.

Est-ce qu'on aime la surprise ? Est-ce qu'on l'abhorre ? Est-ce qu'on aime surprendre ? Le goût de Lacan ne fait pas de doute.

Ce n'est pas le goût classique, qui est fait de régularité, qui cultive Y automaton, qui nuance. Le goût de Lacan va vers le baroque, qui peut fatiguer sans doute à force de cultiver la surprise et l'éclat. Cela m'était paru assez évident pour que je fasse, au beau temps de l'École freudienne de Paris, une petite causerie sur Lacan baroque, à quoi il

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donna sa sanction dans ce qui est devenu un chapitre du Séminaire XX.

L'œdipien, Lacan nous a facilité les choses pour lui donner sa place en imaginant de l'écrire en termes de logique de la quantification. Cela se ramène à faire coexister - une fonction temporelle est cachée au cœur de cette logique, la simultanéité, ou plutôt la synchronie - tous d'un côté, et, de l'autre côté, un, au moins un. Tous pareils, un différent.

Vx • Ox et 3x • Ox

Si on prend les deux formules ensemble, ça ne tient pas, c'est une contradiction. Il faudrait voir si « un » fait partie des « tous pareils », ou non. Il se pourrait que cet « un » ait une double face, qu'il se permette une double appartenance, d'un côté et de l'autre.

À gauche, c'est « tous comme un seul homme ». Notez que l'on ne dit jamais « tous comme une seule

femme ». Si je faisais cette diatribe dans une université amé­ricaine, il faudrait sans doute que je le dise. Comme vous savez, là-bas, quand on veut être politiquement correct, il ne faut pas dire, par exemple, « Dieu, il ». Il faut alterner et dire tantôt « Dieu, il » et tantôt « Dieu, elle ».

Vous croyez que je rigole. Pas du tout. On fait cours comme ça, et on imprime les livres comme ça. C'est faire entrer à toute force le féminin dans le régime œdipien, comme si c'était là une promotion, plutôt que l'élaborer dans son ordre propre. Pour l'expérience que j'en ai, les plus féroces défenseurs du régime œdipien, du « tous pareils », sont à chercher du côté des dames.

D'un côté donc, le « comme un seul homme », que les dames ont volontiers sur leur bannière - de l'autre, l'un qui

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s'excepte, et dont on se demande quel rapport il entretient avec le « tous ».

Si le « pour tous » de la première formule est vrai, alors il doit valoir aussi bien pour le « un » distingué par la seconde. La loi est la même pour tous. C'est ce qui définit, au moins depuis la Révolution française, l'essence du droit. La conquête fut de supprimer l'exception. Ils essayèrent un petit moment de la garder, pour finalement lui couper le cou. Peu importe le détail. Puis ils se mirent tous à se couper le cou les uns les autres, pour être pareils.

Le sujet du droit, pour éviter qu'on lui coupe le cou, il baisse la tête. C'est ce que Lacan a appelé le cervice avec un c.

Le « tous pareils » constitue à proprement parler le régime œdipien. Lorsqu'on impose le règne du « tous pareils », le « pas une seule tête qui dépasse », quand on abhorre la surprise - dès qu'il y a une surprise, on l'écrase sous le talon, qui n'est pas forcément le talon de la botte, il y a aussi le talon aiguille - eh bien, on ne rend que d'autant plus néces­saire, intense, inévitable, le surgissement de l'Un, aux applaudissements de tous.

On commence par couper le cou au roi serrurier, qui fut en effet un incapable - non pas Marie-Antoinette, devant laquelle Edmund Burke, quand il visita la cour à Versailles, tomba en admiration, et il écrivit une page sublime sur cette apparition. On liquide Louis XVI et on se retrouve avec Napoléon Bonaparte. Il faut tout de même s'apercevoir qu'il y a une consécution imparable entre ces deux faits.

Dans cette affaire de semblants, et spécialement quand il s'agit du semblant du Père, la clinique passe dans la politique. Les formules de Lacan éclairent les données de structure qui constituent la dimension politique.

Il faut ici que je me réfère à un auteur dont le nom ne vous dira sans doute rien, et qui est mal vu dans le domaine

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de la théorie politique, mais qui a bien aperçu la logique à l'œuvre dans l'agrégation humaine.

2

Cari Schmitt était un ami de Heidegger. Du côté de 1933, et dans les années qui suivirent, il semble s'être fourré le doigt dans l'œil, et c'est plus grave quand on est un juriste que quand on est le philosophe du retour aux Grecs. Il a prêté sa plume à argumenter un certain nombre de dispositions constitutionnelles et législatives qui n'étaient pas du meilleur goût, et quand c'est devenu un peu excessif même pour un juriste à l'estomac d'autruche, il a pris ses distances. L'épisode lui a valu quelques difficultés après la guerre, mais il a continué sa pratique. Ce n'était donc pas une person­nalité parfaitement recommandable, c'était un anti-libéral acharné, et ce qui tient le haut du pavé depuis lors ne lui a pas fait de cadeau.

Kelsen, au contraire, est parfaitement recommandable. En France, on se réfère tout le temps à lui, par exemple ceux qui essaient de marier la psychanalyse et l'Europe. Kelsen est le promoteur de ce que l'on appelle dans le jargon juridique le normativisme. Il est partisan de la formule du côté gauche, du « tous comme un seul homme », de la norme.

Les psychanalystes, peu nombreux, qui se sont intéressés au rapport de la psychanalyse et du droit, font de Kelsen le necplus ultra de la réflexion politique - je mets à part Pierre Legendre qui a poursuivi ses élucubrations dans son registre propre, depuis son ouvrage LAmour du censeur dont j'ai le meilleur souvenir.

Kelsen est un partisan du « pour tous ». Il s'imagine que le « pour tous » est ce qui permet au groupe de se soutenir.

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Il en tire la conséquence que l'État qui convient est un État qui, selon sa formule, administre et ne gouverne pas.

Ce serait là l'espoir des temps modernes. À l'ère propre­ment démocratique, on administre, on ne gouverne pas. On est d'ailleurs en train de fabriquer une Europe qui répond à ce principe. Gouverner, c'était bon pour le temps où nous étions des sauvages. Policés comme nous sommes, il suffit de nous administrer par des commissions d'experts qui défi­nissent impartialement le bien commun.

Pour repérer le phénomène sur les discours de Lacan, c'est S2, le savoir, venant à la place de l'Un.

Le maudit Cari Schmitt avait tout de même vu autre chose.

Lui est le théoricien politique de la formule du côté droit, du « il en existe au moins un » qui n'est pas comme les autres. On a appelé cela, pour l'opposer au normativisme, le décisionnisme.

3 La théorie politique de Kelsen est une théorie de la

norme. Celle de Cari Schmitt est une théorie de la décision. La décision fondamentale est celle qui est hors norme.

Quand il y zfading des normes, quand le droit ne répond plus, quand il est dans les escaliers en train de faire les étages, alors il faut tout de même qu'il y ait quelqu'un qui réponde au téléphone.

Pour Cari Schmitt, voilà ce qui compte. Ce qui est au cœur de l'ordre politique, c'est la question de savoir quelle est l'instance qui décide quand se produit ce qu'il appelle la situation exceptionnelle. Ce qui compte en politique, ce n'est pas la règle, le cas normal, c'est l'exception. Qui décide quand il n'y a plus de norme ?

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Le style même de Cari Schmitt est décisionnel, décisif, incisif. Dès la première ligne de son traité - bref traité, c'est un essai, resté célèbre depuis 1922, au moins livre de référence depuis cette date - il pose sa thèse : « Souveràn ist ùber Ausnahm Zustand entscheidet », « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ».

Le débat est d'actualité, quand nous assistons au tournoi qui oppose les « Européens » et les « souverainistes », les tenants de l'État de pure administration et ceux qui sont convaincus qu'il y a dans la politique autre chose que l'ad­ministration, et qui est de l'ordre de la souveraineté.

L'idéologie libérale voudrait dépolitiser le groupe humain, elle s'imagine pouvoir neutraliser le rapport inter­subjectif. Je dis : établissez un régime administratif pur, et vous verrez le retour du Maître, d'un vrai Maître. En fait, il est dangereux de chercher à effacer la souveraineté par l'ad­ministration.

Il faut bien savoir que l'Europe administrative n'aurait pas de sympathie pour la psychanalyse, et que nous sommes déjà obligés d'avoir un petit œil sur les couloirs où se mani­gancent les accords d'experts, parce que l'on ne voit pas pourquoi cela ne les travaillerait pas, à un moment, de coller un règlement à la psychanalyse qui aurait pour effet de l'éventer, la résorber. C'est déjà le cas en Allemagne par exemple. On continue d'appeler autre chose de ce nom-là, personne ne s'aperçoit qu'elle est morte.

4 Cari Schmitt a vu quelque chose qui est contesté mais

qui a sa vérité. C'est que le concept de souveraineté, dont il fait le cœur de l'ordre politique, est d'origine théologique. C'est pourquoi il a appelé son essai fulgurant Théologie politique.

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Cela appellerait une Théologie psychanalytique. Si quelqu'un a eu l'acuité de percevoir ce qui, de la théologie, est passé dans la psychanalyse, s'est transposé dans la psy­chanalyse, c'est Lacan. Lacan est le Cari Schmitt de la psy­chanalyse.

Le religieux a été transposé dans la politique. La sécula­risation n'a fait que transférer au souverain les privilèges qui étaient ceux de Dieu le Père. Sans le savoir, nous croyant athées, croyant avoir supprimé l'exception, en fait nous sommes toujours dans le règne du Père.

Cari Schmitt ne croit pas que l'on puisse substituer la légalité à la légitimité. La légalité est un terme qui ressortit du « pour tous ». La légitimité, elle, relève de l'« au moins un ».

Charles Maurras a beaucoup fait pour opposer ces deux dimensions, et de Gaulle est resté fidèle à cette conception. Sous une forme apaisée, elle inspire les institutions actuelles de la République française. Le rédacteur principal de la Constitution, M. René Capitan, avait la plus grande admi­ration théorique pour Cari Schmitt. Et c'est sa conception qui inspira le fameux article 16 de ce texte, qui prévoit qu'en cas de situation exceptionnelle, le président de la Répu­blique peut suspendre la légalité, l'application du « pour tous ».

C'est ainsi que les formules de Lacan permettent d'or­donner et de déchiffrer quelques-unes des tensions qui par­courent le monde contemporain.

5 Quelqu'un est fait le support de l'instance de souverai­

neté. Il est « un en moins » par rapport à la norme. Il n'empêche que, comme citoyen, il reste soumis au droit

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commun du « pour tous ». Il paye ses impôts, et s'il bousille quelqu'un, il en rend compte devant les tribunaux après qu'on a, dans les formes, suspendu son immunité.

Si nous acceptons ce régime invraisemblable - invrai­semblable, ils le sont tous d'ailleurs, et je n'en prône aucun-si nous l'acceptons, c'est sans doute que l'usage qui a été fait jusqu'à présent des pouvoirs d'exception est resté infime, mais surtout parce que nous nous sentons appartenir à une même communauté. Déléguer à une communauté plus vaste le pouvoir de faire des normes est une chose qui a été faite il y a déjà plusieurs décennies. Constituer à ce niveau l'instance hors normes serait une autre paire de manches. Nous n'avons pas à le refuser puisque ce n'est pas ce qu'on nous demande. On s'est en effet persuadé qu'il n'y a que l'Administration de nos jours, que nous sommes entrés dans l'ère post-politique.

On se prépare des désenchantements. Je vous renvoie à Max Weber, qui qualifiait de « désenchantement du monde » le processus de sécularisation accompli aux temps modernes.

Quelqu'un l'a bien vu, qui sans doute se fait mal com­prendre, et prend plaisir à énerver tous ces messieurs. C'est Margareth Thatcher, qui connaît beaucoup mieux que tous ces bonshommes le Nom-du-Père. Cela ne leur fait pas tellement plaisir de se faire rappeler à tout bout de champ qu'ils n'en ont pas.

L'instance d'exception définie par Schmitt a le pouvoir légal d'abolir la législation en vigueur. Les efforts de l'état de droit - dont on en a plein la bouche - pour évacuer le problème de la souveraineté, repose en fait sur la mécon­naissance de ce qui fonde le groupe comme politique.

La plupart du temps, que décide-t-on dans un gouver­nement ? Le prix du ticket de métro. On gère. Pas besoin de

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politique pour ça. Eh bien, du point de vue de Cari Schmitt, qui paraît frappé au coin du bon sens, l'exception est beaucoup plus intéressante que la norme, et c'est précisé­ment dans ce quelque chose d'incommensurable, comme il dit, que réside la clef de l'ordre politique.

Il en a tiré évidemment les pires conséquences, une certaine sympathie pour un certain type à moustache qui a fichu à la porte la République de Weimar, comme le Christ chassant les marchands du Temple, et aussitôt Cari Schmitt a reconnu en lui quelqu'un capable d'incarner la souverai­neté dans la situation exceptionnelle.

Nous ne sommes pas pour, mais ces errements n'enlèvent rien à la pertinence de sa conception, qui rétablit, dans la théorie politique majoritairement normaliste - état de droit, etc. - la place de l'au-moins-un. Que l'on saisisse bien ce que cela veut dire. C'est que, quand la norme devient tota­litaire, on le paye d'un retour du Maître.

C'est pourquoi le Département de psychanalyse est si mal organisé. Pour que ça fonctionne juste comme il faut, il faut que ça fonctionne un peu mal, avec des ratés et des trous qui desserrent juste assez la norme pour faire place à l'anormal. C'est pourquoi Lacan disait de son École qu'elle serait infonctionnelle, qu'il ne s'agissait pas d'obtenir le rendement parfait.

Faut savoir dans l'administration fermer les yeux et laisser faire. Quelques passe-droits même ne font pas de mal, n'est-ce pas ? Le passe-droit a fonction d'introduire dans le « pour tous » un petit espace de respiration. Ceux qui l'ont bien compris, ce sont les Italiens, au point que rien ne fonctionne chez eux que par passe-droit.

Je ne fais pas l'éloge du passe-droit. Oui, un peu, comme ça. Si je m'anime un peu pour le défendre, c'est que j'ai beaucoup de mal à m'y faire, mes sentiments me portant

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naturellement vers le « pour tous ». Ce que j'ai aimé, c'est la Révolution française, c'est bien connu.

Ce qui m'a tout de même tourmenté d'emblée, c'est ce qui a suivi. On vient à comprendre, et Lacan y aide, la connexion inévitable qu'il y a entre ces deux faces, la face Robespierre et la face Bonaparte.

On a vu l'État de la norme, l'Union soviétique défunte, où Lacan voyait l'incarnation de l'État universitaire, la « bureaucratie » pour l'appeler par le nom que les trotskis­tes lui donnaient, gangrené par un certain type de passe-droit qui s'appelle la corruption, qui n'a rien à voir avec les passe-droits aimables dont je parle - la complaisance par exemple à mettre sur le papier un tampon quand ça peut aider quelqu'un.

Cari Schmitt pose ceci - je le cite : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés. » Cela indique une direction qui a toute sa pertinence, et à laquelle YAufklarung est aveugle, par cette haine de l'exception qui caractérise le règne de la raison.

L'anti-exceptionnalisme est toujours une erreur. « On ne va pas faire une exception pour vous », voilà ce que dit la voix du « pour tous ». Cela repose sur l'idée, fausse, que tous les cas sont pareils. Cela instaure le règne de l'Unien, comme l'appelle Lacan, où l'on s'emmerde parce qu'on a réussi à faire que tous les cas soient pareils. À ce moment-là, tout est en ordre, les machines parlent aux machines.

La psychanalyse enseigne autre chose, à savoir que chaque cas est différent, ou qu'il vaut beaucoup mieux fonctionner avec l'axiome, la règle, la norme : chaque cas est différent.

« C'est jamais pareil, aujourd'hui, hier et demain. Un tel, c'est jamais pareil qu'un tel. » Sans doute est-ce plus fatigant, mais c'est aussi tellement plus intéressant. On se creuse la

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cervelle pour savoir comment rétablir, faire circuler le désir dans tout ça.

L'idée que Dieu est un roi, on la trouve déjà chez Descartes en toutes lettres. Descartes, qui ne s'en laissait pas compter là-dessus, considérait que c'était par un fiât, par une décision -certainement en situation exceptionnelle, la création du monde, on ne peut imaginer situation plus exceptionnelle -que Dieu avait créé ce qu'il avait appelé « les vérités éternelles ».

Schmitt avait l'idée, comme le formule Hobbes dans le Léviathariy que l'autorité l'emporte sur la vérité : « Autoritas non veritas facit legem », c'est l'autorité et non la vérité qui a fait la loi.

Donc Dieu est un roi, et le roi est quelque chose de Dieu. Voilà les racines de la politique des temps modernes. Ce n'est pas en coupant la tête du roi - on l'a fait aussi en Angle­terre- que l'on coupe les adhérences avec l'âge théologique.

L'idée de l'âge post-politique est une conception positi­viste, elle dérive de la conception comtienne selon laquelle à l'âge théologique succéderait l'âge scientifique. Bien sûr, il y a le discours de la science, mais nous ne sommes pas entrés pour autant dans un âge post-théologique.

« Encore un effort pour entrer dans l'âge post-théologique ! »

6 Au binaire œdipien du « pour tous » et de « l'au moins

un », s'opposent les deux formules de l'au-delà de l'Œdipe. Premièrement, le multiple qui ne fait pas un tout, la série qui n'obéit à aucune loi préalable et dont les éléments doivent être considérés un par un. Deux, l'absence d'excep­tion, qui est aussi absence de limite.

Ax • Ox et Ex • Ox

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Je laisse cela pour plus tard. Je reste sur l'articulation entre ce qui vaut « pour tous » et le surgissement de l'exception.

L'angoisse est une exception parmi les affects. C'est ainsi que Freud la présente, et c'est ce que Lacan, lecteur de Freud, souligne - non pas invente, non pas découvre, mais souligne -quand il dit : l'angoisse est l'affect qui ne trompe pas.

Tous les affects trompent. Le senti-ment, comme disait Lacan. On pourrait même mettre le signifiant dans le lot, pour autant qu'on ne l'attrape que par méprise. Vous vous souvenez de ce que j'ai développé la fois dernière à partir du texte de Lacan, « La méprise du sujet-supposé-savoir ».

Eh bien, les affects sont toujours déplacés, ils vous trompent, et pourtant il y en a un qui ne vous trompe pas. La théorie de l'angoisse, de Freud à Lacan, s'inscrit dans la logique de la norme et de l'exception. C'est l'application du régime œdipien à la théorie des affects.

Lacan commence par l'angoisse son « séminaire inexis­tant », celui qu'il devait consacrer aux Noms-du-Père -pluriel - et dont il donna seulement la première leçon. C'est le séminaire qu'il avait consacré l'année précédente à l'angoisse qui l'avait conduit à cette pluralisation des Noms-du-Père. Il voit dans l'angoisse une question cruciale - c'est son terme - pour démentir la conception qui ferait du sujet une fonction de l'intelligence, corrélative à l'intelligible.

Un sujet qui serait une pure intelligence, serait-il sus­ceptible d'angoisse ?

L'intelligence est une fonction animale, elle est justement ce qu'il y a de commun entre l'homme et l'animal, elle accomplit l'adaptation au milieu. Si elle était toute-puissante en l'homme, celui-ci ne connaîtrait pas l'angoisse.

La leçon inaugurale de Heidegger portait sur l'angoisse, et c'est resté un thème de l'existentialisme populaire. Sartre - sa Nausée, son roman resté célèbre - a déguisé l'angoisse

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existentielle sous le nom de « nausée ». L'angoisse est ce qui fait objection au « pour tous », au pur sujet de l'intelligible.

Lacan fait référence à Kierkegaard, qui objecte sa solitude butée au maître berlinois de l'universel : « Tu peux toujours me démontrer que ton universel est capable de devenir par­ticulier, tu ne peux rien contre le fait de mon angoisse. »

Le maître moderne parle au nom du « pour tous ». L'an­goisse lui démontre qu'il est contre elle impuissant.

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LE GUIDE DES ÉGARÉS

Samedi 14 décembre. — Une bonne journée de lecture.

OBJECTIF : MUSLIM DEMOCRACY

L'incroyable aplomb de ces Américains. Voici les démiurges, garez vos abattis. C'est le problème Napoléon, exporter 89 à la pointe des bayonnettes. Auguste Comte avait prévu dans Le Catéchisme positiviste que l'Orient aurait à s'approprier la régénération humaine que l'Occident avait seul pour mission de réaliser. Il croyait que cela se ferait pai­siblement.

Il semble bien que l'époque des signifiants-maîtres soit close. J'aurai encore connu cela, des discours concurrents prétendant interpréter le tout. Ce qui définit selon Lacan le discours du maître, c'est le signifiant-maître. Or, un signi­fiant-maître, ce n'est rien d'autre que ce qui rend lisible, ce qui permet d'interpréter. Par exemple : « Le poumon, vous dis-je. »

« La démocratie », est-ce un signifiant-maître? Sans nul doute. C'est le signifiant-maître qui dit qu'il n'y pas de si­gnifiant-maître, du moins qu'il n'y en a aucun qui soit le seul, que chacun doit se ranger sagement à côté des autres. La démocratie, c'est le grand S du grand A barré de Lacan, qui dit: je suis le signifiant de ce que l'Autre a un trou, ou n'existe pas. Marcel Gauchet le dit très bien, dans des termes que j'ai commentés l'an dernier: la politique « est le lieu d'une fracture de la vérité », la forme contemporaine de la

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démocratie donne l'occasion de faire « l'expérience d'une vérité », mais c'est une « vérité qui ne s'offre que dans le partage et le déchirement » (La Démocratie contre elle-même, Gallimard, février 2002, p. 192-193).

La démocratie, avec S (À) sur ses étendards, s'affronte aux discours qui sont tenus « au nom du Père », Israël, Islam. Voltaire, au nom de la tolérance, disait: « Écrasons l'infâme. » Les Américains ne disent pas autre chose.

Ils manient décidément la démocratie comme un Nom-du-Père. Sont-ils en avance ? En retard ?

La démocratie musulmane ? Ils ont bien fait de l'Alle­magne et du Japon des nations démocratiques et pacifistes, trop même à leur gré. Il a d'abord fallu les piler.

Le plus fieffé réactionnaire des commentateurs améri­cains, un Anglais naturalisé, que tous trouvent excessif, le nommé John Derbyshire, a écrit en avril dernier un article que j'ai gardé. Son titre: « Attitude Adjustment. »

Il évoque la bataille de Lechfeld, qui eut lieu en Bavière en 955. Gibbon en parle. Les Hongrois se firent cruellement piler par les troupes allemandes. À la suite de quoi, ils cessèrent de piller, s'établirent en Pannonie, cultivèrent la plaine, et quarante ans plus tard, leur roi embrassa le catho­licisme. « Attitude adjustment, see? »

Au Moyen-Orient, toute la question est de savoir laquelle des parties atteindra la première son point de rupture, « breakingpoint ».

Je trouve ce cynisme rafraîchissant.

LA GAUCHE ORLÉANISTE

La gauche orléaniste existe, je l'ai rencontrée. C'était dans les pages de La République du centre, de messieurs Furet, Julliard, et Rosanvallon, publiée en septembre 1988, aux beaux jours de la Fondation Saint-Simon.

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Quel nerf ne fallait-il pas pour se placer sous l'égide du saint-simonisme. On dit : la voie du vicomte ou celle du lieu­tenant, Chateaubriand ou Stendhal. Mais, en fait, ils sont du même côté par rapport aux saint-simoniens, aux pro­gressistes bourgeois.

On a heureusement republié le pamphlet anti-saint-simonien de Stendhal, D un nouveau complot contre les indus-trielsy qui vient tout de suite après Racine et Shakespeare. Le texte commence par ce « petit dialogue » (mais tout serait à citer) :

« L'INDUSTRIEL. — Mon cher ami, j'ai fait un excellent dîner.

LE VOISIN. —Tant mieux pour vous, mon cher ami. L'INDUSTRIEL. — Non pas seulement tant mieux

pour moi. Je prétends que l'opinion publique me décerne une haute récompense pour m'être donné le plaisir de faire un bon dîner.

LE VOISIN. — Diable, c'est un peu fort! L'INDUSTRIEL. — Seriez-vous un aristocrate, par

hasard? Tel est l'extrait fort clair des catéchismes de

monsieur de Saint-Simon, et des six ou sept pre­miers numéros d'un journal écrit en style obscur, et qui a l'air de se battre pour l'industrie. »

Le progressisme lindenbergien procède du saint-simonisme en ligne directe.

ELISABETH LÉVY

Je suis content d'avoir enfin trouvé le temps de lire Les Maîtres censeurs. Elisabeth Lévy se réfère à Jean-Claude Michéa pour dire que « en épousant pour l'éternité l'idée de progrès, la gauche se préparait une curieuse descendance. Il ne manquait plus qu'un tour de passe-passe pour qu'elle devienne le bras armé de la mondialisation marchande ». Elle se réfère aussi à Christopher Lasch pour The True and

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Only Heaven. Progress and its Critics, 1991. On le trouve depuis octobre dernier en français aux éditions Climats.

Elle dit : toute réticence à l'endroit du « progrès » vous fait classer comme « dogmatique, passéiste, "ringard", into­lérant, ou encore réactionnaire ». Voilà déduite à l'avance l'opération Lindenberg.

E. L. tient le principe qui lui permet d'ordonner : la méconnaissance des racines populaires du vote Le Pen ; le soutien inconsidéré apporté à l'armée en Algérie ; la mobi­lisation abusive anti-rouge-brun (je découvre avec surprise le rôle de Maurice Olender, puissant au Seuil) ; le caractère équivoque du combat pro-bosniaque. Elle approuve la dénonciation par Fumaroli, Jean Clair, Jean-Philippe Domecq, de la mafia de « l'art moderne ». Enfin, elle se range du côté de Renaud Camus.

Là, il m'est difficile de l'approuver. Camus est un antisé­mite, persécuté à ce titre, et qui pratique un art d'écrire métonymique.

ELISABETH BADINTER

Un entretien dans Enjeux de ce mois. Qu'elle, entre tous, notoire, respectée, épouse d'un totem, principale actionnaire de Publicis, témoigne souffrir du « pouvoir médiatique », de « la bien-pensance », des maîtres de l'opinion, se sentir écrasée - impressionne.

Je lis avec plaisir, bien près d'approuver, les articles de Xavier Darcos dans Commentaire, « L'école et l'air du temps », de Max Gallo dans Le Débat, « Autour de la crise nationale ».

Dimanche 1$ décembre. — Je rédige ma copie pour L'Obser­vateur sur Sarkozy tel que je l'ai vu lors de son émission de France 2. Les 4 500 signes à fournir font la longueur exacte de la chronique de Françoise Giroud.

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LE STYLE KANNDOO

Il parle, il bouge, il argumente, comme jamais vu. La gestuelle, le discours, tout est neuf. C'est le style « Can do » (traduisez « Peut faire », prononcez Kanndoo, comme Wanadoo). L'efficacité goût américain.

Soit un sac de nœuds, qui prend la poussière depuis des lustres. On met le gars devant. Rayonnant d'optimisme, il retrousse ses manches et empoigne la cognée : «Je veux, donc je peux. » Qui a jamais fait ça en politique? Alexandre le Grand ? Il était macédonien. Dans ce pays, il n'y a eu que Pierre Mendès France : après Diên Bien Phù, à peine au pouvoir, il se donnait publiquement un mois pour conclure la paix en Indochine (idée de Jean-Jacques Servan-Schreiber, dont le modèle était Franklin Roosevelt). Qu'est-ce que le Kanndoo ? On ne renvoie pas à plus tard. On déclare un objectif, on se fixe un délai, on met les mains dans le cambouis. En cas d'échec, on promet de se faire hara-kiri. C'est la course contre la montre, contre la mort : le spectacle est sans filet.

Tout à l'opposé, le style français en politique est un art de la défausse. Il y a l'héritage aristocratique : ne jamais mettre la main à la pâte, faire faire ; distance, condescen­dance, nonchalance : « Faites confiance à vos maîtres ; » sinon, montrer les dents. Il y a le modèle ecclésiastique : se caresser les mains, susurrer, bénir le réel ; la papelardise est permise car l'essentiel est ailleurs (le tombeau, le ciel). S'y ajoutent l'expert et l'humaniste. Le premier explique le réel et les bonnes raisons que celui-ci a d'exister; il explique surtout que nul n'est en mesure de le comprendre hormis le locuteur. Le second se conforme au principe de Queuille (radical-socialiste corrézien, 1884-1970) : « Il n'est pas de problème qu'une absence de solution ne puisse résoudre » ;

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c'est un concentré de toutes les sagesses : le réel ne manque de rien, l'homme s'agite vainement à la surface des choses. Il y a encore le style « grande gueule », qui se porte de pré­férence dans l'opposition. Sauf de Gaulle. Mais celui-ci : i. avait un uniforme; 2. respectait le « cher et vieux pays ».

Pas Sarkozy. Lui ne respecte rien ni personne. C'est pourquoi il est si poli, parfois exquis, avec ses interlocuteurs : « Monsieur Machin, après vous. Madame Chose, je vous en prie. » On comprend tantôt « Et ça en pleine poire ! », tantôt « Crève salope ! ». Une clef anglaise, un coup à l'estomac, un croc-en-jambe : ils sont au tapis. L'Administration ? Des tire-au-flanc emberlificotés. Les juges? Irresponsables. Le Pen? À côté de la plaque. La gauche ? Pas les yeux en face des trous. La droite ? Honteuse et hypocrite. Là où le politique tradi­tionnel diffère (« donner du temps au temps »), Sarko accélère, installe l'urgence. Là où l'autre interpose métho­diquement des fusibles, lui va sur place. Il arrive, il « assume ». Quoi ? Tout. La situation, ce qu'il fait, qui vous êtes, qui il est : de droite, fils d'immigré, pas un tendre. Il n'a pu dire, l'autre soir : « dès ma plus tendre enfance » ; il a dit : « dès ma plus jeune jeunesse. » Il adoucit son image en soulignant telle ou telle de ses bonnes actions.

Mitterrand « prince de l'équivoque », Sarko duc de l'univoque. L'ancien style élude, noie le poisson ; le nouveau le pêche au harpon. L'ancien : « C'est plus compliqué que ça », toujours. Kanndoo: une idée simple par minute. Ancien : on remonte au déluge. Kanndoo : tout commence ici et maintenant. Ancien : ne jamais s'exposer ; se ménager et ménager les autres ; placer quelques petits « temps forts » suivis de pauses nombreuses et généreuses. Kanndoo: toujours s'exposer; ne ménager personne; y aller plein pot sans temps mort. Sarkozy sait que le culte du passé est désormais en baisse, que le présent règne sans partage, que

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l'avenir, c'est le coup d'après. Donc, pas d'inertie subjective : vite tourner la page, courir, mouiller sa chemise, la montrer.

Sarko, comment s'en débarrasser ? Première solution, adoptée à gauche et à droite : la prière. On espère le pépin de santé, la grosse gaffe, la grosse bavure, on compte sur Chirac. Deuxièmement: chipoter, se contredire. C'est la méthode PS : « On ne peut pas être contre ; d'ailleurs, on l'a déjà dit et presque fait; en plus, c'est dangereux. » Trois: imiter. Dur dur. Il y faudra travail et tonus. Déjà, sans se soucier du vraisemblable, trouver tout mal dans ce qu'il fait. Surtout, lui barboter et le fond et la forme. Car, si exotique que soit le style Kanndoo, il sert un discours qui clame : la France est de retour en France. La gauche devrait s'en aviser.

Dimanche soir. — Qui s'y intéressera en France ? Trent Lott, l'inamovible leader des Républicains du Sénat, qui succéda à Bob Dole après sa défaite aux mains de Clinton en 1996, est pris en chasse par les « blogs », qui viennent de déclencher les grands médias. Il a fallu pour ce faire qu'il rende un hommage extravagant à la candidature présiden­tielle de Strom Thurmond en 1948, à l'occasion du départ de celui-ci du Sénat, pour que l'on s'avise que le Sénateur du Mississippi, qui est le cœur de « Dixie », le vieux Sud, était un raciste non repenti.

Un « blog », ce sont les chroniques d'un seul, journaliste indépendant, qu'il diffuse sur Internet. Cela se présente le plus souvent comme un journal de bord, comme le «Journal d'Eusèbe », où les entrées sont indexées par les jours de la semaine.

Le premier à avoir atteint la grande notoriété fut Andrew Sullivan, il y a déjà un ou deux ans de ça. Il fut jadis de The New Republky après le départ de Michaël Kinsley pour Slate, le magazine financé par Bill Gates, qui a été dépassé par Salon.

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Sullivan est un hybride complet. Anglais de naissance, arrivé aux États-Unis il y a dix ans, me semble-t-il, c'est un gay militant, un bushite forcené, il est libertaire, cultivé, écrit bien, un bon anglais, très agréable. Du 13 décembre : « Vm still reelingfrom watching Trent Lotts bumptious, smug, self-congratulatory self-defense. Leaving aside his noxious past, his sheer inability to convey anygenuine remorse is reason alone to justify his removalfrom his position. »

Sullivan vit maintenant aux champs, « in the middle of nowhere », avec son chien, son ordinateur, son mail, et son petit copain qui n'est pas toujours là. Il vit modestement, de ses livres, des chroniques qu'il rédige pour de grands journaux. Le New York Times l'a récemment chassé, il ne manque pas une occasion de débiner Howard Raines, le rédacteur en chef, personnalité abrasive, et d'épingler Paul Krugman, le professeur d'économie à Harvard devenu pundit au Times après être passé par Slate.

À gauche, vient d'émerger Josh Marshall. Les « bloggers » remettent à la mode la polémique intra-

médiatique, qui était bien assoupie. En France, elle l'est toujours. Il n'y a plus de tournoi entre éditorialistes, « grandes plumes ». Chacun, assis sur sa montagne, soliloque.

Christian Blanc est élu. L'hybride complet: « doer » socialo-centriste ayant travaillé pour Rocard et Merill Lynch. Un grand « résumé », comme on dit aux États-Unis, et une page blanche en même temps. Un progressiste lindenber-gien.

Lundi 16décembre. —J'interroge le « Desk » du Monde: je tape successivement trois mots, j'achète, décharge, lis les items paraissant les plus pertinents.

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LES RÉPONSES D'INTERNET

« Plan Juppé». Milner m'a fait passer le texte du manifeste en faveur du Plan Juppé, « Appel pour une réforme de fond de la Sécurité sociale ». Mis en circulation le 24 novembre 1995, publié dans Le Monde des 1-2 décembre. Les premiers signataires sont 169. Le Monde les présente comme « une centaine d'experts, d'anciens hauts fonctionnaires et d'in­tellectuels, dont beaucoup ont soutenu ou servi les gouver­nements de gauche ».

Le journal écrit le 30 novembre que les premières signa­tures étaient recueillies à la revue Esprit. Il est plus précis le 16 décembre : l'« appel » a été lancé par la revue Esprit et Pierre Rosanvallon. On y trouve également Ricœur, Jacques Julliard, Touraine, des deloristes, alors que Jacques Delors a condamné le plan le 23 novembre. Ce serait précisément la prise de position de Delors qui aurait « décidé Esprit et la Fondation Saint-Simon à prendre plumes et téléphones ». La fine équipe du Rappel à l'ordre - Daniel Lindenberg, Pierre Rosanvallon, Olivier Mongin - était déjà bien engagée dans l'« Appel » pro-Juppé. C'est un style.

Il y a quelque chose que, manifestement, les compères ne sentent pas à l'unisson de leurs compatriotes, et de Jacques Delors. Le Monde du 7 janvier 1996 parle d'« un mouvement social sans précédent depuis 1968 », qui « paralyse le pays ». Cela n'invalide pas en soi leurs positions, mais aurait pu les inciter à plus de prudence en 2002.

Ou alors... Ou alors au contraire, le Lindenberg fait partie d'un plan Rosanvallon-Mongin à longue échéance visant à remanier la carte idéologique en France, et à modifier le rapport de forces intellectuel. En cette fin 2002, c'est en bonne voie.

Tiens ! monsieur Coq tient en 1995 exactement le même rôle qu'en 2002. Signant « membre de la rédaction de la

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revue Esprit, syndicaliste SNES », rappelant qu'il est signa­taire de l'Appel, il s'affirme « en même temps solidaire des grévistes, partie prenante de ce mouvement social de fond, de cette explosion significative d'une volonté de restaurer un lien social juste, et de mettre un terme à la décomposi­tion du vivre ensemble ». Monsieur Coq aime tout ce qui est bon, il rejette tout ce qui est mal. C'est l'héautontimo-rouménos : « Je suis la plaie et le couteau ! / . . . Et la victime et le bourreau ! »

« Mounier ». Fidélité des disciples, bien faite pour me toucher. Mars 1990: « Le quarantième anniversaire de la mort du philosophe Emmanuel Mounier », par Olivier Mongin. Octobre 2000 : « Revisiter l'œuvre d'Emmanuel Mounier », par Guy Coq, encore lui, et Jacques Delors : « Il y a un demi-siècle disparaissait Emmanuel Mounier... »

5 et 6 octobre 2000 dans la salle de l'Unesco, colloque international organisé par l'Association des Amis d'Emma­nuel Mounier. Revoilà monsieur Coq : il est donc l'« infati­gable animateur » de l'Association. Je vois : il représente sans doute un « personnalisme maintenu », plus traditionnel, en phase avec Delors, qui est d'une autre génération que Mongin-Rosanvallon. Il doit avoir de la peine à se faire aux méthodes et objectifs du tandem, ils est par rapport à eux la « gauche » du personnalisme.

Au Brésil, la « méthode Mounier » serait un « instrument de libération sociale et politique ». Paul Ricœur, lui, juge que le personnalisme n'était « pas assez compétitif pour gagner la bataille du concept ». Cela n'empêche pas les héritiers de philosopher maintenant à coups de Lindenberg. Sera-ce « assez compétitif» ?

Je retrouve l'intéressante controverse qui eut lieu autour de l'œuvre de Zeev Sternhell. Il voulait démontrer que Vichy

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n'était nullement un accident de parcours, que la Révolu­tion nationale était profondément enracinée dans « une longue tradition française », que ses « principes essentiels » étaient « déjà inscrits dans La Réforme intellectuelle et morale de la France, de Renan ». Il rappelle que Mounier fut, comme Mitterrand, vichyssois. En 1940, comme Renan, Mounier « montre du doigt le "matérialisme", les principes de 89, la démocratie ». Dans un article du Monde daté du 21 septembre 1994, Sternhell écrivait :

« Après avoir lancé dans les années trente une véritable révolte contre la démocratie libérale, l'équipe $ Esprit st joint jusqu'aux derniers jours de 1942 à l'œuvre de la Révolution nationale. L'école d'Uriage n'a pas été conçue comme une pépinière de résistants mais comme une institution destinée à former les cadres de la Révolution nationale. Rien n'est plus significatif que la formation, parmi les cadres d'Uriage passés dans la Résistance, d'une sorte d'ordre chevaleresque d'où étaient exclus juifs et francs-maçons. Hubert Beuve-Méry était membre du conseil de l'ordre. La France telle que la voulaient les hommes d'Uriage devait être façonnée à l'issue de la guerre à l'image de l'ordre : catholique, autoritaire, anticommuniste et anti­individualiste. »

L'historien israélien soulignait le remarquable travail de refoulement accompli par l'historiographie française pendant quarante ans. Il aura fallu attendre Paxton pour que se lève un coin du voile, que Gérard Miller écrive Les Pousse-au-jouir du maréchal Pétain, édité par moi au Champ freudien, que Bernard-Henri Lévy stigmatise Lldéologie française. Michel Winock, Paul Fraisse, Jean-Marie Domenach répondent dans Le Monde aux allégations de Sternhell.

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Quatre ans plus tard, rebond. Le 3 avril 1998, dans Le Monde consacré aux livres de poche, au moment où s'achève le procès Papon, Nicolas Weill invite à lire la réédition de La Droite révolutionnaire, de Sternhell, précédé d'un essai inédit. Il rappelle que la « cible principale » de l'historien était René Rémond, sa théorie des trois droites, faite pour minimiser le courant de droite contestant la modernité : le boulangisme, les syndicats « jaunes », le christianisme anti­libéral de Mounier, la revue Esprit des années trente, l'« École des cadres d'Uriage ». « Pour Zeev Sternhell, les historiens français n'ont pas voulu admettre que le fascisme faisait bel et bien partie des traditions politiques françaises. »

Deux ouvrages sont venus conforter la thèse iconoclaste : de Bernard Comte, Une utopie combattante. L'École des cadres d'Uriage (Fayard, 1991) ; de Jacques Nobécourt, Le Colonel de La Rocque ou Les pièges du nationalisme chrétien (Fayard, 1996). Selon Sternhell, Esprit, qui fut l'une des sources d'inspiration d'Uriage, subit, elle aussi, la « tentation fasciste » des Brasillach et Drieux. Mounier prit la parole à Rome en 1935, lors d'un colloque organisé par des repré­sentants de la « gauche fasciste ». « À la fermeture de l'École d'Uriage par un décret signé de Laval, le 27 décembre 1942, et à la veille de leur passage à la Résistance, les cadres décident de créer un "ordre", destiné à perpétuer l'esprit de la communauté. La politique de cet "ordre" consiste à flétrir ceux des Français chez qui "les intérêts d'une internationale, soit capitaliste soit juive soit franc-maçonne, soit commu­niste" priment "les intérêts nationaux" » (N. Weill).

Des lecteurs apportent dans l'édition du 17 mai quelques remarques : Mounier a condamné l'antisémitisme, sa revue a été interdite par Vichy en août 1941, il vit dans la clandes­tinité à partir de novembre 1942. La lettre est signée de : Olivier Mongin, Joël Roman, Daniel Lindenberg.

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« Uriage ». Là aussi, fidélité. Une franc-maçonnerie discrète aura uni un demi-siècle durant les fondateurs d'Esprit, du Monde, et du Seuil. Lacan fut accueilli par cette famille de pensée, et je suis encore son hôte. Cela ne m'avait jamais été si clair.

Mardi IJ décembre. — Judith, retour du Séminaire du Champ freudien à Cuba. Je dois lire Les Années souterraines, de Lindenberg, arrivé chez Tschann. Allons.

LES ANNÉES SOUTERRAINES

Le livre est paru à La Découverte en 1990. On en est toujours apparemment au premier tirage de 3 500 exem­plaires. Pas de table des matières. Une chronologie. Sept chapitres.

À la seconde page, je tombe sur le nom de Henri Guillemin : « notre maître à penser l'histoire de la France contemporaine ». Suit une critique de sa théorie de la trahison perpétuelle du peuple par les possédants. Linden­berg veut éclairer la vraie nature de Vichy: « l'idéologie de la Révolution nationale ne peut-elle apparaître comme un retour aux sources de la République de 1880 ? » Riom répé­terait les réquisitoires de 1872 contre le Second Empire.

En effet, je me souviens d'André Fabre-Luce sortant après Mai 68 une lettre d'information, envoyée en service de presse, et manifestant sa sympathie aux soixante-huitards.

Le premier chapitre est le meilleur du livre. Thèse : la République a « culturellement » défuncté avant de trépasser en juillet 1940.

Tout est répétition. 68 serait répétition, aurait fait revivre les thèmes des années trente. Mais les années trente répètent elles aussi. Elles répètent doublement.

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i. Elles répètent d'abord 1848. « Le peuple a déçu les clercs, qui se tournent alors vers le

rêve d'un "gouvernement des savants" sous un César. » Valéry, même Alain, Benda, Romain Rolland... « Les "déçus de 1848" [Catherine Durandin] se sentent trahis par un peuple introuvable, et perdent foi dans la mission univer­selle et messianique de la France. » D'où nihilisme à la française : religion de l'art, élitisme anti-bourgeois et anti­populaire, positivisme, déclinomanie.

Dans le même temps, l'Allemagne, sûre d'elle-même, est enseignée par une élite convaincue de la prédestination de la Germanie. La défaite de 1940 était écrite avant d'être accomplie. La victoire de 1918 était due à une rémission de scepticisme, qui ne durera pas.

2. Elles répètent aussi 1890. Les « non-conformistes » des années trente répètent les

« non-conformistes » fin de siècle, qui se retrouvaient autour du Mercure de France. Belle description de ce « pôle sou­terrain de la culture française », cet ensemble de « courants dominés, souterrains », qui constitue un immense « salon des refusés » que l'on verra, à partir de 1938, « réclamer sa place au soleil », puis, à la faveur de la défaite, apparaître au grand jour.

L'« aspiration à un réenchantement de la politique » est toujours dangereux aux yeux de Lindenberg, et conflue avec le fascisme. Exemple: le Collège de sociologie, Bataille, Caillois, Leiris.

Donc, il faut aimer la modernité, « le monde moderne ». D'où sa dénonciation des « nouveaux réacs », dont il ne croit pas du tout qu'ils soient nouveaux. Au contraire, ils répètent sans le savoir : les années trente, les années 1890, les années post-1848. L'Éducation sentimentale joue les prolongations. Les meilleurs moments sont les souvenirs de bordel. Ce qui

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veut dire : idéal en berne - stop - reste cynisme de la jouis­sance - stop - sans l'amour - stop.

Oui, tout cela est bel et bon, je comprends surtout que la fine équipe Lindenberg-Mongin-Rosanvallon est une entreprise spécialisée en révolution culturelle.

Ce sont des ingénieurs des âmes très décidés, très informés, très lucides, des « constructeurs ». Ils ont bien étudié leur affaire, ils sont bien décidés à modifier le rapport de force idéologique, à force de travail, de patience, et de ruse, et à nous moderniser vaille que vaille. D'où leur soutien au Plan Juppé. D'où le lancement de « La République des idées ». D'où le brûlot Lindenberg. Et ce n est qu'un début.

On songe à ce passage, page 123, où, à propos de Kojève, il est question de « l'action démiurgique de quelques tyrans-philosophes (ou philosophes-tyrans) ».

Au fond, rien de médiocre dans cette ambition : lever la malédiction sur l'intellectualité française, qui la voue depuis deux siècles à cultiver les fleurs du mal, à se vautrer dans l'impuissance, et souvent à se ridiculiser.

Mais pourquoi s'avancer masqués ? Pourquoi ce style de conspiration ? - bien décrit page 53, à partir du concept de Bund, qui « n'est pas une institution, mais un complot (ou le fanatisme d'un complot, comme dans Y Histoire des treize de Balzac) ». Aujourd'hui, note Lindenberg, « nous parlons plus volontiers de "réseaux" » - oui, en particulier à Esprit.

Amusant que mon nom figure dans Le Rappel à l'ordre au chapitre de l'élitisme conspirateur, du « goût du secret et des complots ». Il y a du « stade du miroir » là-dessous : ce n'est pas nous, c'est lui.

Les bagages Mounier, Uriage, culte du chef, encombrent nos fanas de la démocratie égalitaire. À quoi s'ajoute un curieux manque de tact. Mais, certes, ce ne sont pas des per­sonnages négligeables.

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On apprend beaucoup dans ce livre: l'histoire du mouvement « Jeune-France » ; l'histoire d'« Économie et humanisme » ; l'histoire de Taizé ; ici et là, des jésuites appa­raissent. Je ne savais pas qu'en 1942 le Père Beirnaert était partisan d'un « christianisme viril », et fit paraître un recueil d'articles sous le titre Chrétiens de choc (p. 95). Il avait l'air si doux à l'École freudienne.

Lindenberg a lu les Cahiers pour l'analyse. Il approuve le titre que j'avais donné au n° 4: « Lévi-Strauss dans le dix-huitième siècle. » (p. 100.)

Il cite (p. ni) Hans Kellner rapprochant le style de Braudel de la Satire Ménippée, définie comme « une alter­nance de prose et de vers qui se donne pour but la satire d'at­titudes mentales plutôt que de tel ou tel individu, de traits professionnels plutôt que de travers individuels ».

Il semble admettre le « réenchantement » quand il est pratiqué par un Max-Pol Fouchet, qui en 1942 propose une pratique de la poésie comme exercice spirituel, au sens d'Ignace de Loyola (p. 251), par un Bachelard, par un Paulhan : « Et si nous n'étions pas sur terre ? Et si le monde ne nous était pas donné ? »

Il me reste à trouver et à lire Le Marxisme introuvable. Tschann cale. Le livre est épuisé. Il me faudra faire les bou­quinistes - par Internet.

Mercredi 18 décembre. — Visite des locaux de Verdier. Impeccable. Monacal. Bob me remet entre les mains du photographe attitré de la maison. Son atelier-appartement est jonché de divans profonds, tandis que ses murs sont tapissés de nus d'un érotisme habile et capiteux. Contraste.

Je repars avec l'édition Verdier du Guide des égarés. Oui, c'est un signe sûr, je devais aboutir ici.

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Qui m'a guidé, moi, dans mon égarement? Si je devais répondre à brûle-pourpoint, je répondrais, j'ai déjà répondu : Voltaire, sa Petite digression.

Jeudi iç décembre. — Mes 4 500 signes sont parus dans L'Observateur. C'est la première fois que je me lis dans l'heb­domadaire. Pensée pour Fermigier, mon ancien professeur à Janson, de latin en seconde, de français en première, qui me mettait toujours premier. Il m'avait proposé d'écrire pour France-Observateur en 1962, comme j'entrais à l'Ecole normale. Cela ne s'est pas fait, par ma faute, goujaterie et manque d'intérêt, et aussi en raison de son tempérament soupe-au-lait. C'eût été peut-être pour moi une autre vie.

Entretien de Habermas dans Le Monde des livres. Oh, notre pauvre philosophie, à la remorque du « progrès technique », toute essoufflée. La bioéthique maintenant. L'éthique partout: comment introduire la mesure dans l'hors-mesure ? La prudence dans la pulsion de mort ? Voilà où conduit Descartes relayé par Saint-Simon : « Le produc­teur. .. de soi-même. »

Yves-Charles Zarka a cherché noise à Balibar sur sa préface au Léviathan de Cari Schmitt. Barbara Cassin a déjà répondu, c'est maintenant Etienne lui-même. Heidegger, Céline, Schmitt, Heisenberg, chaque domaine de la pensée aura eu son nazi incontournable. Le nazisme n'était pas un accident de l'histoire, mais la réalisation d'une virtualité inscrite de toujours.

Le péché des juifs est d'avoir pensé qu'ils intéressaient Dieu, qu'ils lui tiraient l'œil, qu'ils étaient cause de son désir. Objet petit (a), comme le dit Regnault, oscillant d'agalma kpalea.

Vendredi 20 décembre. — Départ cet après-midi pour l'Italie. J'ai dû convoquer à Milan un colloque pour mettre

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un terme aux bisbilles croissantes entre les importants de l'École lacanienne italienne sur le sujet des institutions thé­rapeutiques. Pris à temps, orienté, sublimé, un conflit de ce genre est de nature à servir la vigueur hybride.

Me voici ce matin dans Le Nouvel Observateur dit hors série. J'y suis avec un petit texte sur la Lettre au père de Kafka, que m'a très précisément commandé en septembre dernier le rédacteur en chef, que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam, Jean-Philippe de Tonnac.

Le numéro porte sur L'Aventure de la paternité. Tout est à lire. En ouverture, beau portrait de son père, un père à l'ancienne, par Jean Daniel. « Mon père était un être tout en silence et en majesté. Il ressemblait au chêne de La Fontaine. » Voilà le vrai « guide des égarés ».

Dès les années trente, Lacan signalait le « déclin social de l'imago paternelle », où il voyait « le retour sur l'individu d'effets extrêmes du progrès social » {Autres écrits, p. 60).

La décomposition spectrale de l'imago a commencé dès longtemps. Lacan l'a anticipée de toutes les façons possibles, et d'abord en formalisant la « fonction paternelle » : le Nom-du-Père est un opérateur qui lie le signifiant à la jouissance, un mode standardisé de jouir du signifiant, autrement dit un symptôme partageable.

Le Nom-du-Père de papa est mort. Nous en sommes, selon Louise L. Lambrichs, à « l'apprenti père », qui doit « faire valoir sa parole en dialogue avec la mère, l'enfant, et, maintenant, les médecins ».

Le symbole du Père, il n'est pas besoin d'y croire, disait Lacan, pour s'en servir. On a toujours besoin d'un insigne propre à boucher le trou qu'ouvre le défaut du vrai sur le vrai.

Etc.

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PETITE DIGRESSION PAR VOLTAIRE

Dans les commencements de la fondation des Quinze-Vingt, on sait qu'ils étaient tous égaux, et que leurs petites affaires se décidaient à la pluralité des voix. Ils distinguaient parfaitement au toucher la monnaie de cuivre de celle d'argent ; aucun d'eux ne prit jamais du vin de Brie pour du vin de Bourgogne. Leur odorat était plus fin que celui de leurs voisins qui avaient deux yeux. Ils raisonnèrent parfai­tement sur les quatre sens, c'est-à-dire qu'ils en connurent tout ce qu'il est permis d'en savoir; et ils vécurent paisibles et fortunés autant que des Quinze-Vingt peuvent l'être. Malheureusement un de leurs professeurs prétendit avoir des notions claires sur le sens de la vue ; il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes ; enfin on le reconnut pour le chef de la communauté. Il se mit à juger souverai­nement des couleurs, et tout fut perdu.

Ce premier dictateur des Quinze-Vingt se forma d'abord un petit conseil, avec lequel il se rendit le maître de toutes les aumônes. Par ce moyen personne n'osa lui résister. Il décida que tous les habits des Quinze-Vingt étaient blancs ; les aveugles le crurent ; ils ne parlaient que de leurs beaux habits blancs, quoiqu'il n'y en eût pas un seul de cette couleur. Tout le monde se moqua d'eux; ils allèrent se plaindre au dictateur, qui les reçut fort mal ; il les traita de novateurs, d'esprits forts, de rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des yeux, et

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qui osaient douter de l'infaillibilité de leur maître. Cette querelle forma deux partis.

Le dictateur, pour les apaiser, rendit un arrêt par lequel tous leurs habits étaient rouges. Il n'y avait pas un habit rouge aux Quinze-Vingt. On se moqua d'eux plus que jamais. Nouvelles plaintes de la part de la communauté. Le dictateur entra en fureur, les autres aveugles aussi ; on se battit longtemps, et la concorde ne fut rétablie que lorsqu'il fut permis à tous les Quinze-Vingt de suspendre leur jugement sur la couleur de leurs habits.

Un sourd, en lisant cette petite histoire, avoua que les aveugles avaient eu tort de juger des couleurs ; mais il resta ferme dans l'opinion qu'il n'appartient qu'aux sourds de juger de la musique.

La première impression du texte est de 1766, dans le livre intitulé Le Philosophe ignorant, publié à Genève, chez les Cramer.

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LE DICTATEUR DES AVEUGLES

Divertissement de ce dimanche IJ août 1997,

à Paris

1

D'écrit en français, il est rien que je préfère à cette « petite histoire ». La sagesse serait de n'en rien dire. N'est-ce pas limpide à couper le souffle ? C'est la Méduse du Witz. On s'en libère par le rire.

2

Freud va chercher ses mots d'esprit dans des anas. Il raisonne sur des bons mots qui se font remarquer, ce qui suppose que, le reste du temps, la conversation ne pétille pas vraiment. Chez Voltaire, tout est Witz, on est dans l'élément même de l'esprit, c'est la forme a priori de sa perception du monde.

3 En quatre petits paragraphes il y a tout, comme dans le

café de Lagoupille: une politique, une métaphysique (à l'envers), une logique, une éthique, et une esthétique aussi, exhibée par le style.

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4 À relire ces temps-ci ces monologues que l'on appelle

« mon cours », je vois bien que curieusement ma langue -ma version de lalangue - porte l'empreinte de Molière et celle de Voltaire. Je n'ai jamais su faire obscur - sinon en y tra­vaillant beaucoup, à l'École normale... Dire vite m'a toujours paru une vertu. Mais la rapidité n'est pas tout : il faut, pour que je sois content, que les rapports entre les termes se voient. Ma parole est une escrime, je porte des bottes, je fais des moulinets, je me fends. Qui est en face ? Personne de qui je parle. C'est l'éternel Patapouf, l'ennemi de Voltaire.

5 J'ai peine à croire Mauricio quand il me dit que la Petite

digression n'existe pas en espagnol. Si c'était le cas, je serais fier de l'avoir mise en circulation en Argentine, où cela pourrait faire quelque bien... Il est vrai que, sitôt la « dictature » superbement dénoncée (que nous n'avions jamais subie jusqu'alors), nous avons eu Robespierre et Napoléon. Lacan n'hésite pas à rappeler aux Allemands -captatio malevolentia - où l'amour de la critique les a conduits vers 1933. Il se plaçait sous l'égide des Lumières, mais en politique il raisonnait souvent en romantique. Avec ça, le plus libéral du monde.

6 Il y avait à l'École freudienne quelque chose des Quinze-

Vingt (saura-t-on traduire ça à Buenos Aires ? C'est le nom de l'hospice fondé à Paris par saint Louis, au bénéfice des aveugles). Cela tenait sans doute aux élèves, le directeur étant, lui, assez voltairien pour avoir dit : « Se passer du Nom-du-Père à condition de s'en servir. » Mais enfin, ce n'était pas un succès, ce succès...

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7 Les psychanalystes sont condamnés à parler de ce qu'ils

ne voient pas. C'est pourquoi ils y mettent une telle convic­tion, qu'ils aient la foi du charbonnier ou qu'ils soient rongés par un doute dont ils se cachent. Les plus malins, depuis longtemps, ne croient plus à l'inconscient : à force de s'en servir, on s'en passe. Les plus malins ? En psychanalyse, ce sont les plus débiles, et ils deviennent nécessairement, dit Lacan, des canailles (mot de la langue classique). La chasse aux canailles obsède Stendhal, voltairien sous la Restaura­tion (voir le conte du charmant évêque d'Agde répétant le signe de croix devant le miroir). Au lieu de parler de ce que vous ne voyez pas, parlez de ce que vous entendez, dit Lacan en substance, et de ce que c'est que de parler et d'entendre.

8 Il y a les cinq sens, certes, et puis il y a le fantasme, le réel

du jouir, et le réel du symbolique. Voltaire respecte la jouis­sance, il respecte les mathématiques, mais le fantasme de l'autre le fait rire. Il dit : « Regardez donc l'imbécile. » Mais c'est lui qui n'entend rien aux « pouvoirs de la parole », que pourtant met en scène la Petite digression. Aux cinq sens près, tout est fantasme, dit Lacan. Ce pourrait être du Voltaire.

9 C'est le plus borgésien des contes de Voltaire. Il faudrait

peu de choses pour que Petite digression devienne Tlôn Uqbar Orbis Tertius, ou Le Congrès. Il faudrait seulement rire un peu moins. Non pas pleurer (c'est bon pour les chantres du sentiment tragique de la vie, de Pascal à Unamuno) : avoir de la compassion, de la compassion pour soi-même veux-je dire, de la lucidité. Les Lumières, c'était les Quinze-Vingt, et Voltaire, leur dictateur (on l'a dit). Petite digression ne parle

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que de la dictature d'opinion : et si Voltaire pensait à lui-même?

10

Borges, aveugle, parlait des couleurs sans hésitation, je l'ai entendu. De quoi devrait parler un aveugle ? Il est comme tout le monde, passionné par l'objet perdu. Pourquoi parler de ce qui est sous le regard, sous la main ? Bien sûr, on ne parle que de ce qui est hors de portée. Ces empiristes veulent toujours vous rabattre le caquet. Voltaire était anglomane, c'est ce qui l'a perdu, comme Wittgenstein. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », cette sagesse, qui est celle de la Petite digression, est un peu courte. Chez Carnap, c'est franchement la dictature du pion. Au moins Kant, pour être dans le fil de Voltaire, ajoute : « ... mais on ne peut s'empê­cher d'en parler ». « Parlez de ce que vous connaissez. » - eh bien, on n'irait pas loin...

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Pourquoi Maximilien est-il à l'horizon? Parce qu'à toucher aux semblants, à mettre au jour le fondement de semblant du lien social, à passer la croyance à la toise des cinq sens sous prétexte de rendre la société raisonnable, on délégitime les signifiants-maîtres de la tradition, et la rétri­bution ne saurait tarder. Joseph de Maistre plus vrai que Voltaire (sans doute fiit-il voltairien, comme tout le monde, avant 89). Seulement voilà, la Restauration ne marche pas. Chateaubriand sait déjà que c'en est fini pour toujours, que l'idéologie scientifique a eu raison de la tradition. La Révo­lution en effet, c'est le discours de la science en marche (son effet catastrophique sur les Français). Voltaire est son saint Jean-Baptiste. N'avait-il pas fait de Newton son nouvel évangile ? À Petite digression, Grande Révolution.

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Je lisais à Venise, en italien, les réflexions d'un Hongrois. Quelle pitié, dit-il en substance, que l'unité allemande se soit faite sous les Hohenzollern, ces butors, ces malappris, ces parvenus, plutôt qu'autour des Habsbourg, qui étaient des gentilshommes, en qui vivait encore le sens de la res publica et de la souveraineté impersonnelle. Avec l'univer-salisme abstrait est arrivé le nationalisme, et le règne fatal des héros. Napoléon genuit Bismarck, qui genuit Guillaume II, « falso monarca, per il quale Vesercizio del potere non é una funzione e un sistema di ruoli, bensi un cimento romantico, eroico, spettacolare, individuale », et vient Hitler. Istvan Bibo, qu'inspire Gugliemo Ferrero, rêve en 1942 d'une monarchie voltairienne, d'un roi-philosophe. Patience, c'est aujourd'hui l'ère de Plus-personne (cf. « L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique »).

13 La grande douleur des libéraux : « Pourquoi, pourquoi,

les hommes ne restent-ils pas dans les limites de la simple raison ?» À l'exception des Anglais, qui ont avec le réel ce rapport robuste et sain (sauf Carlyle...) que célébrait Lacan après-guerre, les peuples se racontent des histoires. La tristesse des libéraux français est à ranger sur l'étagère des grands affects politiques à côté des nostalgies légitimistes. Les Anglais ne croient pas aux « idées » (les Écossais, bien davantage, et les Américains tout à fait). C'est d'ailleurs pourquoi ils donnent le ton à l'IPA. Ils gardent leurs croyances pour leur privé, comme un petit délire qui ne fait de mal à personne, et dont on ne fait pas étalage. Si ce réalisme salubre a enthousiasmé Voltaire, c'est que lui était français. Il en a aussitôt fait un système, et radical comme il en est peu - se moquant de tout, jouant le dessalé. C'est ce

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que ne font pas les Anglais, justement : une fois les « idées » devenues coutumes, entrées dans l'ordre des choses, ils les respectent comme choses qui existent. Quant au non sublime de 1940, il laisse sur place les calculs de la boutique. Anglomanie n'est pas anglitude.

Les Anglais cesseront-ils un jour d'avoir l'usage du vieux signifiant royal ? C'est l'enjeu du feuilleton qui passionne encore cet été. Le discours de la science trouvant à s'accom­plir par les parties de jambes en l'air de Lady Di... La dia­lectique a de ces ironies. Pascal appelle ça « le nez de Cléopâtre » (c'est du Voltaire...). La dialectique est toujours ironique, et chez Hegel d'abord, comme Queneau l'a illustré. Le dimanche de la vie veut dire qu'il n'y a plus de rhéteur à vous tromper : fin des pouvoirs de la parole, fin de l'histoire, fin de la « petite digression » (la « pré-histoire »), on peut commencer à dormir. Le rêve logico-positiviste et libéral : chaque mot à sa place, tous consommateurs, désossés comme Valentin...

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La Petite digression, c'est LEnchiridion du non-dupe. Qu'est-ce que le non-dupe ? Celui qui se moque des pouvoirs de la parole. Il croit que ce n'est rien que semblant. Cette croyance est erronée, et c'est par là qu'il est débile, qu'il erre, et que, psychanalyste (donc spéculant sur les pouvoirs de la parole), il en devient canaille. Le réel en jeu lui échappe, que lui voile son rire. Voltaire pourtant sait qu'on n'y coupe pas, voir le topos du dernier paragraphe, sa clausule infinitisante. Quand c'est fini, ça recommence - après un blanc, riverrun, pastEveandAdarris... Pourquoi cette répétition ? Pourquoi, loin de se garder « paisibles et fortunés », devenir des

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« enthousiastes » ? La cécité du conte, c'est la castration. Nous avons toujours un sens en moins. C'est ce que veut dire qu'« il n'y a pas de rapport sexuel ».

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Cette Petite digression est un blasphème. Les yeux sont pour ne point voir. Le voyant est toujours aveugle (Tirésias). « Je voudrais savoir ce que voient les aveugles », dit un psychotique (relevé par Roger Wartel). La sottise des satires est de méconnaître la puissance des choses absentes. Lacan n'a pas insisté dans la voie de Situation de la psychanalyse en I9$6. « Il se fit écouter, il intrigua, il forma des enthousiastes ; enfin on le reconnut pour le chef de la communauté » - mon Dieu, mais c'est toute l'histoire de la psychanalyse... Et peut-être toute l'histoire, théorie d'incroyables charisma­tiques, suivis de leurs interminables cohortes bureau­cratiques - quand leur « petite digression » a marché. La question est seulement de durer. Quand l'artifice est un peu usé, il devient mettable par le gentleman, comme l'indique l'anecdote de Brummel... Heureusement, pour la psycha­nalyse, c'est mal parti...

17 Ou tout n'est que théâtre d'ombres, opera-buffa, scéno­

graphie de semblants, ou il y a du réel. Peut-être le réel aime-t-il le semblant, comme l'Absolu veut être auprès de nous (Hegel). La trajectoire analysante de l'impuissance à l'im­possible, mène simultanément du tragique au comique. La passe en est le Witz, voire le limerick. Il y faut quelque part un petit clin d'œil (l'œil japonais de Florencia). Comme le sourd de Voltaire, on tient à son réel à soi, qui est justement ce qu'il ne peut connaître... Si tout était faux-semblant, sophistique, escroquerie, il resterait encore les mathéma-

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tiques. Stendhal ne respectait que ça. On est pour lui mathé­maticien ou canaille - ou alors émotif, un peu débile, comme ses héros. Ah! Faire le psychanalyste mathémati­cien. .. le rêve lacanien.

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L'astuce, la ténacité, la vaillance de Voltaire. Il avait tout fait, 89 n'eut qu'à déblayer. Comme il mérite la haine de de Maistre ! Admirable puissance du sceptique combattant, de notre Lucien. Étonnant enthousiasme de l'incrédule (il jouissait de crever les outres). Célébré par le monde dont il était la ruine (il n'avait pas voulu cela...).

19 « Suspends » ton jugement là où manque l'expérience

sensible, et tout ira pour le mieux. L'utopie libérale, la dis­cipline logico-positiviste prolongent l'ascèse antique. C'est une façon de faire avec l'Autre barré - faute du savoir, renoncer à l'acte. Érasme, Montaigne, Voltaire. Descartes n'a pas sa place dans la série, car lui « croit » au réel (mais sait aussi la puissance des semblants sociaux : pas touche, dit-il). La psychanalyse est cartésienne, non pas voltairienne. Le Cogito vaut pour l'aveugle, rien ne lui interdit les mathé­matiques, le divan non plus.

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L'hospice pour aveugles devenu asile de fous. La leçon de Voltaire, sans la satire, se résume à un plat « Tenez-vous-en aux faits », qui finira par donner Monsieur Homais et, au mieux, le délire positiviste (Auguste Comte, fou comme un lapin... Visitez donc sa « Chapelle de l'Humanité » à Paris, où se réunit parfois notre Collège franco-brésilien). La fiction tient au fait comme une tique à la peau d'un chien.

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Bentham plus vrai, plus sage, plus Confiicius, plus pratique que Voltaire : c'est un juriste.

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« La raison depuis Freud », c'est tout à fait autre chose. Quelque chose comme : les Lumières plus l'objet petit (a), pour le dire à la Lénine (« Les Soviets, plus l'électrification » - sauf qu'avec l'électricité, les Soviets tiennent encore le coup; après, c'est: « L'électronique, moins les Soviets »...).

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C'est l'heure de déjeuner. Je pense à un Witz qui doit être dans le Spicilège de Montesquieu, et qui dit à peu près : « Vous vous empêchez de dormir pour faire de la philoso­phie, alors qu'il faudrait faire de la philosophie pour bien dormir. »

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KAFKA PÈRE ET FILS

Vendredi 20 décembre

Voici près d'un demi-siècle que la Lettre au père- traduite pour la première fois dans le numéro d'avril 1953 de la NRF-est le pont-aux-ânes de l'hygiène des familles. Se garder à droite ? Se garder à gauche ? Pères, gardez-vous surtout en en haut et en bas. Ne vous montez pas le cou jusques aux deux, ne prêtez pas à vous confondre avec Dieu le Père. Et regardez bien où vous mettez les pieds. Attention au fiston qui passe ! N'allez pas lui écraser le derrière comme à un ver : vous en feriez un Franz Kafka.

Ni le roman, ni l'autobiographie, dans aucune langue, n'ont rien donné qui approche de la famille Kafka. Ubu Roi ? Ce n'est qu'un petit garçon comparé à Kafka Père. Poil de Carotte ? Voyez sa belle santé. Cendrillon ? Elle a le tonus de la Justine de Sade. La famille Nœud-de-vipères à la Mauriac ? C'est un Jardin des délices. Chateaubriand et Stendhal haïs­saient leur père, ils ne s'en sont que mieux portés. La Pierrette de Balzac, la Cosette de Hugo, le Petit Chose ? Mais non, mourir, ce serait trop simple. Rien à voir avec le nœud infernal qui attache Franz le Fils à son géniteur.

Il y a l'autorité qui protège et qui éduque, qui civilise et se transmet, il y a celle qui soumet et celle qui révolte, il y a celle qui tue. Ce n'est rien de tout cela. Ce n'est pas l'histoire de l'autorité abusive d'un Père, un Yiddish Tatè, « Père castrateur qui interdit le sexe », et de son rejeton craintif, diminué, revendicatif, qui l'aime et le déteste à la

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fois. Ce conte à l'eau de rose, on pourrait sans doute le composer avec des extraits choisis du texte : « Tout ce que tu me criais était positivement un commandement du ciel », « tu ne respectais pas les ordres que tu m'imposais », « très tôt, tu m'as interdit de prendre la parole », « j'ai perdu toute confiance en moi », et aussi: « tu es bien, au fond, un homme bon et tendre », « ai-je nié que tu m'aimes ? », etc. Mais ce n'est pas ce dont il s'agit. L'infini est ici de la partie. Non pas la limite, mais l'absence de toute limite. Non pas l'ordre imposé, mais « quelque chose entre nous qui n'est pas en ordre, nicht in Ordnung », insituable, primaire, déjà là.

Rien à voir avec le Père freudien, ni avec sa version moderne, le Nom-du-Père de Lacan. Ce Père-là, peu importe qu'on l'ait à la bonne ou à la mauvaise, qu'il soit tendre ou tyrannique : il met de l'ordre, il dispense la paix, il assure la sécurité, avec lui on sait où l'on est et où l'on va. La castration ? Elle veut dire qu'il faut attendre son heure, elle donne au fils un à-valoir. Comme le dit le charmant bambin : « Quand je serai grand, tu seras mort. » Parce que Franz parle de dette et de culpabilité, on le croit névrosé. Mais chez lui la mort n'est pas une fin, le sentiment de cul­pabilité est « infini ». « En souvenir de cette infinité, dit-il dans la Lettre, j'ai écrit fort justement un jour au sujet de quelqu'un : "Il craint que la honte ne lui survive". »

Vous reconnaissez cette phrase, n'est-ce pas ? L'éditeur en a fait les derniers mots du Procès. Le couteau enfoncé dans le cœur, K. voit « les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue. "Comme un chien", dit-il, c'était comme si la honte dût lui survivre ».

Ah ! Cette honte d'outre-tombe, ce n'est pas la bonne petite honte des familles, commencement du savoir-vivre.

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C'est l'affect d'un impensable sujet, vacillant sur un bord d'entre-deux-morts. Non, K. n'est pas le Christ pantelant sur la croix entre les deux brigands, abandonné du Père. Le double bourreau ne l'a pas abandonné, son regard est là, auprès de lui, tout près de lui, scrutant comme myope sur sa face « l'instant toujours prolongé de la torture », comme dit le Journal, l'instant éternel où s'accomplit la mue mal-larméenne. « Tel qu'en lui-même l'éternité le change ! » L'auteur de La Métamorphose savait que ce « lui-même », le noyau de son être, ne trouverait pas la paix fût-ce dans la tombe, qu'il ne tenait pas dans un nom fut-il immortel, que c'était une forme de vie a-humaine. Il savait aussi que le père n'avait de commun avec lui que la même détresse.

Ah ! ne lisez pas la Lettre au père si c'est pour la croire écrite par votre semblable. Elle fut écrite par quelqu'un ne ressemblant à personne, et qui fut le premier à se représen­ter sous la forme d'un cancrelat - c'était exactement un scarabée bousier, corrige Nabokov, qui voyait dans ce conte un des chefs-d'œuvre du vingtième siècle avec l'Ulysse de Joyce. La peur de Franz sur quoi s'ouvre la Lettre - « Tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi » - n'est pas le sentiment salutaire qu'inspirerait le gendarme, et que d'astucieuses politiques sécuritaires montent en épingle. C'est la terreur, « Schreck », un trem­blement permanent du fond de l'être. Kafka Père proférait devant son petit : « Je te déchirerai comme un poisson. » L'École des pères enseigne sans doute à ne pas dire cela. Mais la terreur dont il s'agit n'est pas l'effet de l'énoncé, elle est d'avant. Elle est même d'avant la vie. Et d'après aussi bien, tout comme la honte ou la culpabilité quand elles sont kaf­kaïennes. « On se trouvait en quelque sorte déjà puni, dit Franz, avant de savoir qu'on avait fait quelque chose de mal. »

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Ce n'est pas que le père est grand, il est « gigantesque ». Ce qui ne veut pas dire « plus grand encore que grand », mais bien « hors de toute mesure » parce que « mesure de toutes choses », infectant l'univers. « Il m'arrive, dit Franz, d'imaginer la carte de la terre déployée, et de te voir étendu transversalement sur toute sa surface. » Corrélativement, « un sentiment de nullité » ne quittera plus le fils. Sa pensée même en est atteinte : impossible de suivre une idée jusqu'au bout quand le père la désapprouve, ou quand on peut supposer qu'il la désapprouve, et ceci est presque tout, ceci va jusqu'à l'idée du corps propre : « Je me pris à douter aussi de ce qui m'était le plus proche, de mon propre corps. » Le voilà, le vrai doute hyperbolique. Ce n'est pas le doute méthodique de Descartes, ni non plus celui du névrosé obsessionnel, qui contraint de vérifier. C'est le doute sans fond de qui s'éprouve non pas seulement comme le parasite de son père, mais comme un défaut dans la pureté du non-être. Franz témoigne dans sa Lettre « attendre à chaque instant une nouvelle confirmation de [son] existence ». Il tente dans son Journal de cerner une sensation indéfi­nissable, comme de toucher dans son cerveau « une lèpre interne », comme d'être l'objet d'une « dissection presque indolore pratiquée sur le corps vivant ».

Deleuze et Guattari furent les premiers à publier que le destin de Kafka ne s'inscrivait pas dans le mythe d'Œdipe ; c'est qu'ils avaient lu Lacan, et intelligemment. Il fallut attendre quinze ans de plus pour apprendre que Franz, qui mettait L'Éducation sentimentale au-dessus de tout, était assidu au bordel (voir les passages supprimés du Journal, publiés en français par Philippe Sollers - qui d'autre?). L'usage du sexe ne lui était nullement interdit, c'est le symbole du mariage qui lui restait inaccessible, le lien légitime. Se marier ou pas ? La question de Panurge n'était

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pas la sienne. Se marier ? Oui, bien sûr. Le mariage lui était nécessaire. Pourquoi lui était-il donc impossible ? Parce que Franz était marié avec la littérature ? On l'a cru. Il semble parfois le dire. On fit de lui le saint patron des écrivains. C'est à se tordre. La Lettre dit plus vrai: « Si j'avais une famille, écrit-il à son père, je serais ton égal. Mais chaque fois que j'approche du mariage, un cordon de troupes s'in­terpose, il s'additionne une seule grande dette insolvable. Va donc te marier sans devenir fou! »

D'où l'imbroglio morbide où il entraînait les jeunes filles. On y voyait jadis de belles histoires d'amour (cf. l'essai plus lucide de Daniel Desmarquest). Sa relation avec la littéra­ture n'était pas moins torturante, pas moins illégitime. « Je ne suis, disait-il, que l'invité de la langue allemande. »

La Lettre au père ne fut pas remise à son destinataire. Comment l'aurait-elle pu ? Elle rejoignit dans les limbes ces écrits qu'il promettait au feu. Franz Kafka n'écrivait pas pour être lu, mais pour « chasser dans une autre direction l'odeur de cadavre », et parce que « mieux que les agents de police, la souffrance de cet homme [lui, à sa table, écrivant] assure l'ordre » (Journal). En somme, la littérature comme Nom-du-Père.

Écrit en octobre 2002.

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OPUS D E I

Vendredi 20 décembre. — Alitalia nous donne accès au salon VTP bien que la Scuola lacaniana nous ait pris des billets en classe économique. Un peu de politique-fiction vient maintenant.

CONVERSATION AVEC JUDITH

Immanuel et Emmanuel, Wallerstein et Todd, sont sûrs du déclin des USA, en lisent déjà tous les signes. Admettons. Ce n'est pas plus rassurant. Si les États-Unis jouissent d'un moment de supériorité, si le déclin est proche, si quelque part ils le savent, ils voudront d'autant plus exploiter ce moment.

Le monde a connu ladite « diplomatie du bord du gouffre », de Foster Dulles. Ce qui voulait dire : ne pas tomber dedans. Dans les années cinquante, Eisenhower prenait des risques du genre : débarquer des marines au Liban. C'était le bon temps de l'équilibre de la terreur. Hermann Kahn, Kissinger, et quelques autres en firent la théorie, Glucksmann la répercuta en France {Le Discours de la guerre).

On en est maintenant au déséquilibre de la terreur et aux guerres asymétriques. Les USA ont tout loisir de terroriser les terroristes et les autres. Les Européens sont heureux, parlent douceur et droit des gens.

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Le terrorisme artisanal d'Al-Qaida a créé un appel d'air. Les Américains ont passé leurs nerfs sur l'Afghanistan. Ils n'y ont pas fait des miracles, n'ont pas mis le paquet à Tora-Bora, ont laissé s'échapper la proie. Mais ce n'est pas non plus le Vietnam, comme beaucoup l'anticipaient. C'est un conflit de basse intensité. Le raïs si élégant installé par la CIA peut sauter à chaque instant.

L'Irak est a barder nut to crack. Mais ne jurons pas que ce soit impossible. Le chef abattu, ce sera la débandade. Tout indique que Saddam est placé en position d'Idéal du moi, donc le schéma freudien de la Massenpsychologie s'applique pleinement. Hitler une fois disparu, tout se dissipe, on se réveille comme d'un mauvais rêve. Les partisans de la guerre disent : nous serons accueillis en libérateurs. Les Européens ricanent, croient à la force du facteur c (colonialisme, anti­colonialisme). Est-ce si sûr?

Ma politique vient de Stendhal et Baudelaire. Philippe Roger classe ceux-ci parmi les anti-américains. Il faut se demander où en étaient à cette date les États-Unis. Pour Stendhal, c'est une nation boutiquière. D'où lui vient son information ? Le culte de Poe chez Baudelaire, c'est sa Démo­cratie en Amérique. Démocratie = triomphe du médiocre. Tocqueville lui-même ne dit pas autre chose.

L'inertie subjective des Français est patente. La France se rêve en nation aristocrate. Certains l'encouragent à rêver. De Gaulle flattait ce rêve - dangereux de réveiller les somnam­bules - mais n'en était pas dupe, tout l'atteste.

Lacan écrivait en 1946 :

« La guerre m'avait laissé un vif sentiment du mode d'irréalité sous lequel la collectivité des Français l'avait vécue de bout en bout. Je ne vise pas ici ces idéologies foraines qui nous avaient balancé des fantasmagories sur notre grandeur, parentes des

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radotages de la sénilité, voire du délire agonique, à des fabulations compensatoires propres à l'enfance. Je veux plutôt dire chez chacun cette méconnais­sance systématique du monde, ces refuges imagi­naires, où, psychanalyste, je ne pouvais qu identi­fier pour le groupe, alors en proie à une dissolution vraiment panique de son statut moral, ces mêmes modes de défense que l'individu utilise dans la névrose contre son angoisse, et avec un succès non moins ambigu, aussi paradoxalement efficace, et scellant de même, hélas! un destin qui se transmet à des générations. »

En revanche, il loue le ressort moral de l'Angleterre : « l'intrépidité de son peuple repose sur un rapport véridique au réel ». Ce sont, dit-il, « des gens qui ne se reposent pas sur leur histoire ».

De Gaulle avait ce rapport véridique au réel, et c'est pour cela qu'il savait que les Français étant ce qu'ils sont, il fallait jouer la comédie. Mais aucune folie des grandeurs chez lui.

Les mœurs en retard sur l'intelligence. Cf. le mot censuré de sa correspondance des années vingt en Pologne. C'est le même qui soulignera d'une boutade qui furent ses compa­gnons de la première heure.

Les États-Unis, l'Union européenne : les deux font la paire. EU va de l'avant, fonce, anticipe. UE objecte : prudence, réalisme, relativisme, respect de l'autre. Le couple éternel Don Quichotte et Sancho Pança.

Les États-Unis : va-t-en-guerre aujourd'hui, alors qu'en 14, il fallut les attendre, et aussi en 40.

Vous assassinez le Président des États-Unis, rien ne se passe, le Vice-président lui succède. Vous assassinez Saddam, tout change en Irak (probablement). CQFD. Saddam est un chef charismatique, alors que The Président ofthe United States est le leader fonctionnel, le simple plus-un, d'un

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système acentré, ouvert, pas-tout. Le chef n'est plus l'intou­chable. La question est seulement de savoir « if he can deliver », s'il peut faire le travail. Cf. Bush at War.

« Révolution! Le monde va changer de base. » Cela suppose un ordre « toutalitaire ». Or, nous sommes dans l'ère post-disciplinaire (Foucault, Deleuze, repris par Negri). L'ordre n'est plus extérieur, oppressant, identifié, stable. Il est introjecté, se confond avec le sentiment de la vie.

Sur Sarkozy, j'ai été timide. On attend un Sarkozy de gauche. Un tueur? Non, a doer (prononcer « doueur », un qui fait). Fatigue populaire à l'endroit des beaux-parleurs, la bouche pleine de mots. Chevènement s'écoute parler, et cela s'entend. « Si mon ramage... » Le côté outre de Le Pen. La circonlocution au temps du zapping, comme la diligence devant le chemin de fer.

Pour un Américain, la courtoisie à la française se distingue mal de l'hypocrisie, surtout que s'y ajoute la réserve. Depuis quand la courtoisie ? Ce fut une domestica­tion, par le roi, par les femmes. La Prise de pouvoir par LouisXIV, pour prendre le symbole rossellinien, qui résume un processus historique multi-séculaire. ô le beau temps de la Fronde ! C'est celui des mousquetaires de Dumas et de Rostand. L'énergie à la française est une nostalgie du dix-neuvième. Stendhal déjà devait aller la chercher chez les Italiens de la Renaissance, transposés en 1800, ou alors dans le crime crapuleux de nos campagnes. On disait pourtant au quinzième, au seizième siècle, furiafrancese.

Messier a eu de l'audace, plus que personne dans le capi­talisme français. Il a eu la fâcheuse inspiration de proclamer la fin de l'exception française. La coalition des pépés lui a fait son affaire.

Il dénonce monsieur Colombani, à qui il refusait LExpress, pour lui avoir promis, dit-il, qu'il verrait ce qu'il

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en coûte d'avoir vingt ans durant Le Monde contre soi. J'imagine très bien ce qu'il en coûte. Le Monde n'a pas confirmé. C'est pourtant un propos qui serait plutôt de nature à rassurer: Colombani n'est pas colombe, mais faucon, ce qui vaut mieux pour défendre « le journal indispensable » dans un environnement capitaliste.

Quand ai-je fait mes adieux au gauchisme ? - au moins au gauchisme premier degré. Le jour où A*, qui avait été un haut responsable de l'Éducation nationale sous Edgar Faure, me confia combien les gauchistes dans mon genre les avaient aidés à « moderniser » l'Université en invalidant les autorités académiques qui faisaient de la résistance. « L'art de rendre les trublions utiles », en somme. C'est pourquoi nous fumes ménagés.

Tous, sauf Judith. Olivier Guichard, qui était alors ministre de l'Éducation, raconta lui-même à Lacan que Pompidou, dans son lit, lisant LExpress, et tombant sur un entretien de Judith avec Michèle Manceaux, avait décroché son téléphone pour lui enjoindre de vider illico cette fille-là.

On occupa Vincennes pour protester. Judith accouchait. Ce fut ce soir-là, me semble-t-il, que Foucault bascula de notre côté.

Dans l'avion. Je lis La Repubblica. Tiens, Milan a un nouvel archevêque, un nommé Tettamanzi. C'est une nouvelle, ça. Martini était donné pourpapabile, et c'était un progressiste.

Que dit le nouveau ? Que les classes dirigeantes devraient penser au bien commun. Il voudrait « un sussulto délie cons-cienze ». Il plaide pour un droit au travail, « perché dietro il lavoro ce la dignità délia persona ». Il s'adresse à la conscience

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de chaque personne singulière, veut arriver à « l'intimo di ciascuno ». Je demanderai à Lucrezia de me dire le dessous des cartes.

Samedi 21 décembre.— J'improvise mon introduction au colloque sur le thème : Rerum Novarum dans la psychana­lyse. Me voilà dispensé de conclure.

Au déjeuner, j'apprends l'existence en Italie de réseaux de discussion dans « la société civile », pour reconstruire la gauche. Pourquoi ne pas faire la même chose en France ?

À la fin du colloque, Fabiola me mène gentiment à la nouvelle librairie Feltrinelli. Les Italiens ont l'art des titres. Tout semble passionnant. Je sors chargé de livres. Tout de même, je n'ai pas tout acheté. J'ai noté ce distique, placé en exergue du frontispice de la collection des écrits relevant du Saint-Office :

« Qui me aperuit, illico claudat; Non plus sapere, quam oportet sapere. »

Celui qui m'ouvre, qu'il me referme aussitôt ; il ne faut pas en savoir plus qu'il ne convient.

CONVERSATION AVEC LUCREZIA

Dîner avec Lucrezia. Je l'interroge sur le nouveau cardinal de Milan. Elle commence par me dire qu'elle est entrée à l'Opus Dei. Elle fricotait avec depuis trois ans. MOI. —Vous ! Une ancienne communiste, une militante de

Basaglia! Elle me répond spiritualité, retraite, sérénité. Je n'insiste

pas. ELLE. — Martini était un politique. Il était le candidat des

jésuites à la papauté. Il étudie maintenant à Jérusalem, et il n'est plus membre du Sacré-Collège. Tettamanzi est

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un spirituel. Il dit des choses comme celle-ci : « Le vrai miracle, c'est la vie quotidienne que nous vivons. »

MOI. — C'est beau. C'est vrai. C'est un peu court. Lui est Opus?

ELLE. — Il est proche de l'Opus. Il est courtisé, cortegiato, par l'Opus.

MOI. — Communion et libération, qui chambrait Lacan, et dont nos amis C*, M*, et B*, étaient membres, c'est quoi?

ELLE. — C'est une organisation plus directement impliquée dans les affaires socio-politiques.

MOI. — Donc, jésuite? ELLE. — . . . L'Opus aspire à une action à long terme. Le Père

Escriva l'a conçu comme la Société de Jésus de notre temps. Travailler, c'est prier. Martini était vraiment peu dogmatique sur le plan religieux, il n'excluait pas la pos­sibilité du sacerdoce féminin. Communion et libération, l'Opus ne veulent pas entendre parler de ça.

Je la questionne sur les malheurs de Fiat. ELLE. — Martini aurait reçu les syndicats. Tettamanzi

recevra des personnes, une par une, pas une catégorie sociale. Il est hostile à la globalisation, qui délocalise, empêche la rencontre.

Elle part régulièrement en retraite, trois jours sans parler, dans une superbe villa sur le lac de Corne.

ELLE. — Il faudrait que vous rencontriez Tettamanzi. J'approuve chaudement.

Dimanche 22 décembre. — Matin : réunion du Champ freudien; j'interviens peu, de la salle, en modérateur.

Déjeuner avec Py*, qui fait partie de la commission du ministère de la Défenseper le operazionepsicologiche, présidée par le directeur général de la santé militaire. Mon Dieu, je

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me demande bien à quoi finissent par servir mes petites élu-cubrations cliniques exposées à tous les vents.

Après-midi : impossible de voir La Cène, il faut réserver, l'avion part avant. J'en suis quitte pour de nouveaux achats de livres à la librairie en face de l'église.

Lundi 23 décembre. — Les vacances ! Enfin, travailler sérieusement.

Laugier, dont j'ai parlé dans mes Lettres, m'appelle pour me remercier de l'envoi dyOrnicar?n° 50. De fil en aiguille, nous en venons à Lindenberg. Il a le fameux Marxisme introuvable*. La réédition de 1979 ! Celle que l'on ne trouve pas sur Internet. C'est ce qu'il me faut pour achever ce livre. Il me l'enverra en colissimo dès que la poste sera ouverte.

Sa fille Sandra s'est intéressée à mon « Journal d'Eusèbe » paru dans Élucidation, il me demande de le lui envoyer. Je fais mieux, je l'appelle : on se verra samedi au déjeuner.

Anicette Sangnier m'apporte la bande-vidéo du film qui vient d'être monté, sur Marc Sangnier. Il y a aussi le livre de madame Barthélémy-Madaule.

Internet. Le Monde n'a parlé de Dionigi Tettamanzi qu'une fois, dans son édition du 13 juillet, sous la signature de Henri Tincq, à l'occasion de sa nomination au diocèse de Milan le n juillet. Il était l'archevêque de Gènes.

Tincq confirme que Carlo-Maria Martini a été « longtemps présenté comme le successeur potentiel de Jean-Paul II ». Il était démissionnaire depuis le 22 février « pour raison d'âge ». Tettamanzi, lui, est né en 1934. Il serait dans la ligne de Jean XXIII, avec « primauté à la spiritualité ».

« Il dispose de nombreuses sympathies à l'Opus Dei, écrit Tincq, et ne cache pas son admiration pour Monsei­gneur Escriva de Balaguer, fondateur de l'œuvre. » Ou les jésuites, ou l'Opus Dei. Lutte titanesque.

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Tettamanzi est spécialiste en bio-éthique : procréation assistée, intervention sur embryon, avortement, euthanasie, clonage humain.

Justement, l'espèce évolue. La Repubblica que j'ai lue dans l'avion consacrait une page au changement survenu dans les mensurations des filles de Playboy. Beaucoup de belles hybrides parmi elles, bien vigoureuses. « Donne semprepiù androgine », s'émerveillait le journal. La poupée gonflable au rencart. L'avenir est aux anguleuses, type Kate Moss.

Mardi 24 décembre. — Je ne pense à Noël que ce jour même, à 16 heures. Je n'aurai acheté de cadeaux à personne cette année à la date consacrée. Je me considère comme excusé. J'aurai mes cadeaux à moi le jour de l'An.

Mercredi 25 décembre. — Noël. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. La vérité est que j'aime tout le monde. J'aime les pour et les contre, j'entre dans les raisons de chacun, je me réjouis de la cacophonie du discours universel, et de la logique qui s'en dégage après-coup.

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IMPROVISATION SUR « RERUM NOVARUM »

Samedi 21 décembre au Palazzo délie Stelline à Milan

J'attends beaucoup de ce débat, et vous êtes nombreux à en attendre quelque chose.

C'est ici un laboratoire de psychanalyse. La psychanalyse n'existe pas au ciel des idées, elle existe par nous, avec nous. En même temps, elle est un discours qui a sa structure, sa logique, et qui développe ses conséquences. Nous sommes portés par elles. Nous essayons de nous orienter au milieu des conséquences qu'emporte l'existence de la psychanalyse.

Prenons pour référence le Syllabus.

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Le Syllabus de 1864 est une date dans l'histoire de l'Église. Ce n'est pas si lointain, deux siècles seulement, la venue au monde de quelque chose comme la Révolution française, le mouvement de déchristianisation, la destruction systéma­tique des églises. Le mouvement de déchristianisation n'a pas duré très longtemps en France, mais il a terrifié la chré­tienté.

Plus en profondeur, il y a eu, si je puis dire, l'éloignement des âmes: l'examen personnel de toute question; toute croyance interrogée sur ses fondements rationnels; les moqueries dispensées à toute forme ritualisée de comporte-

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ment. C'est l'esprit des Lumières - qui a pris ensuite une forme militaire, conquérante, impériale. C'est Napoléon venant attraper le pape par le collet, et le ramenant à Paris bénir son accession au trône.

Une fois les folies françaises terminées, une fois la res­tauration de la monarchie acquise, il n'y a pas eu retour au statu quo ante. L'Ancien Régime était fini pour toujours, l'instabilité française a continué toute la première moitié du dix-neuvième siècle. On a retrouvé le neveu de Napoléon sur un second trône impérial dès 1851.

Ce fut la chance de l'Italie. Ce grand homme d'État qu'était Cavour, sut faire ce qu'il fallait auprès de Napoléon III, lui envoyer toutes les ambassades qui pouvaient le bien disposer à soutenir la cause de l'unité italienne.

C'est une papauté assiégée dans Rome qui a sorti le Syllabus de 1864, le catalogue des propositions condamnées, que l'Église ne devait accepter sous aucun prétexte. La dernière de ces propositions, la plus inacceptable, énonçait quelque chose comme : « L'Église catholique, apostolique et romaine, doit se réconcilier avec l'esprit du temps. » Ça, jamais! L'esprit du temps, le modernisme, la démocratie...

Il y a quelque chose de sublime dans le Syllabus. Le pape, assiégé par Français et Italiens, retranché dans sa petite île du Vatican, dit : « Non, jamais ! » On peut soutenir que Pie IX a eu raison de dire cela, dans un premier temps, qu'il convenait de réaffirmer la position de l'Église. Mais l'his­toire est dialectique.

D'ailleurs, la dialectique des temps modernes, celle de Hegel, est une théologie laïcisée. Elle prend sa source dans la dialectique de l'Ancien et du Nouveau Testament. La matrice de XAufhebung, c'est la crucifixion et la réapparition du Christ dans sa gloire. Les cahiers de jeunesse de Hegel en

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font foi. La dialectique est une méditation sur la Bible et sur l'histoire christique.

Ledit Ancien Testament est un syllabus. Ledit Nouveau, c'est Rerum Novarum.

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Donc, il y a le moment du Syllabus - le moment du « Non !» - et puis, il y a le moment de Rerum Novarum, en 1891. Léon XIII ne dit pas : « Il faut se réconcilier avec l'esprit du temps », mais il le fait. Il faut, dit-il, prendre en compte la classe ouvrière, accepter la démocratie, l'Église n'est pas liée pour toujours à l'aristocratie. L'aristocratie glisse petit à petit hors de l'histoire, ce serait être infidèle au legs reçu des Apôtres que de lier le legs du Christ - disons ça en termes marxistes - à une classe condamnée par l'histoire.

Et donc, sur la table de jeu de l'histoire - que l'on peut se représenter comme une table de casino, le pari de Pascal c'est bien la vie éternelle représentée comme un tapis vert -avec Rerum Novarum, le pape - qui s'appelle parfois Pie IX, qui s'appelle parfois Léon XIII, mais c'est le pape - prend la mise de l'Église et la déplace, de l'aristocratie à la démo­cratie.

Je ne sais pas bien l'effet de Rerum Novarum en Italie -je ne l'ai pas appris à l'école - mais en France, les catho­liques, monarchistes, réactionnaires, « anciens réacs », haïssant la Révolution française, quand ils connurent Rerum Novarum, se dirent : « Ce n'est pas possible ! Comment se fait-il que de Rome nous vienne un message contraire à celui de Pie IX? »

Et donc, qu'est-ce qu'on crut en France ? Quelle rumeur se répandit par tout le pays ? Qu'il s'agissait d'une imposture, qu'on avait changé le pape, que c'était un sosie qui avait promulgué Rerum Novarum, tandis que le vrai pape était

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retenu dans les caves du Vatican. Est-ce si absurde ? On nous explique aujourd'hui que Saddam Hussein a huit sosies dif­férents. Donc, on a cru que le pape Léon XIII en avait un.

Nous avons un mémorial de ce moment, et c'est le roman d'André Gide, Les Caves du Vatican. C'est l'histoire d'un Français qui s'en va à Rome persuadé que le pape est retenu prisonnier dans les caves du Vatican. Cette sotie est l'une des choses les plus drôles qui se puissent lire, et elle reflète bien l'incompréhension des catholiques français devant la mutation papale, quarante ans après le Syllabus.

Cette mutation pourtant a permis à l'Église de multiplier les actions en direction de la classe ouvrière. On a vu le catholicisme social entrer en compétition avec le socialisme, puis avec le communisme. On a vu en France Marc Sangnier créer le premier noyau des catholiques de gauche, des catho­liques sociaux. François Mauriac qui l'écouta dans sa jeunesse en fut impressionné pour la vie, en même temps qu'il ne le comprit pas, ou trop bien: la doctrine ne convenait pas au jeune homme ambitieux qu'il était, il éprouva mépris et rejet.

La petite-fille de Marc Sangnier est membre de l'École de la Cause freudienne. Elle a participé à un film sur l'œuvre et la vie de son grand-père, auquel des hommes politiques français éminents, dont Jacques Delors, ont donné leur concours. Tout ça a été possible par Rerum Novarum. Bien sûr, il y a eu des difficultés : le pape a même demandé à Marc Sangnier d'arrêter son action, et celui-ci a fait une lettre de soumission, qui est très belle.

Même si elle procède d'un regard en arrière sur un événement qui s'est produit il y a deux mille ans, l'Église n'a jamais été entravée par la nostalgie. Son regard est toujours dirigé vers l'avenir. Son horizon, certes, est au-delà de cette terre. Mais, pratiquement, il se réalise par un « regarder

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devant », un « aller de l'avant ». La relation est dialectique entre une vérité éternelle et les époques du monde, les formes différentes que prend cette vérité selon les époques.

3 La psychanalyse a rapport à la vérité, à une vérité, à un

réel ? Nous pouvons en débattre. Mais la leçon à tirer de ce rappel un peu rapide de l'histoire, c'est que la forme que revêt une vérité au moment de son émergence n'est pas la forme sous laquelle elle subsiste. Une vérité qui a émergé ne persévère dans l'être que si elle est capable d'une mutation interne, que si ceux qui la servent ne sont pas entravés par une inertie subjective. Quand quelque chose est fini, c'est fini.

Le monde aristocratique était fini en 1789. Il a agonisé encore pendant une cinquantaine d'années, un siècle peut-être. Mais c'était fini.

En effet, il y a des déchirements quand c'est fini. Je ne suis pas pour lancer des sarcasmes aux malheureux qui pleurent le temps jadis. J'ai même de l'intérêt, de la tendresse, pour ceux qui restent attachés aux vieilles croyances. Mais c'est ainsi. Une force plus puissante s'impose.

La nostalgie, au moment des grands basculements, s'exprime souvent dans un noble pathétique. Faulkner pleure parce que le vieux Sud n'est plus. Qui n'a pas connu le temps de l'esclavage ne sait pas ce que c'est que la douceur de vivre. Je ne vais pas refaire Autant en emporte le vent. Faulkner, c'est beaucoup mieux qu'un roman progressiste.

Or donc, la psychanalyse. La psychanalyse ne va pas durer très longtemps dans ses

formes anciennes. Il ne s'agit pas de cosmétique. Il y a des

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choses qui ne reviendront pas. Nous pouvons les aimer d'autant mieux qu'elles ne reviendront pas. C'est la fragilité des choses terrestres qui les rend si attirantes. Les roses se fanent, les couleurs des tableaux passent, les corps s'af­faissent ou se durcissent. Ce Palais où nous sommes est en face de La Cène de Léonard, quelle émotion dans le monde quand elle a perdu ses couleurs, quand elle les a retrouvées...

Le psychanalyste « sur un piédestal », le psychanalyste-mage, le psychanalyste à qui personne ne demande de faire ses preuves parce qu'il est adossé à une puissante institution qui lui donne ses lettres de crédit, c'est fini, cela va finir. C'est fini en Californie, donc c'est ici sur la voie finissante.

Il serait exagéré de dire que c'était une forme d'aristo­cratie, mais enfin, il y avait de ça. Il y avait des lignées ana­lytiques comme il y a des lignées princières ou aristocratiques - Freud qui genuit Abraham, qui genuit, etc. En Californie, on ne s'occupe pas de savoir d'où vient le thérapeute, le psy­chanalyste. On s'intéresse à savoir si ça marche, ici et main­tenant. D'où il vient, on ne veut pas le savoir. C'est la doctrine spontanée d'aujourd'hui.

C'est d'ailleurs ce qu'avait très bien expliqué, en son temps, monsieur Deng Hsiao-Ping, qui est celui qui a réalisé le Rerum Novarum chinois. Il en résulte que le Parti Com­muniste Chinois se promet maintenant d'attirer les capita­listes. Mao Tse-Tung, qui avait de l'oreille, a tout de suite compris que dans la phrase, que je vais dire, tout était là. Deng a dit : « Peu importe la couleur du chat pourvu qu'il attrape des souris. » Or, le principe du communisme, c'était que si un chat est rouge - si je puis dire - et n'attrape aucune souris, il vaut beaucoup plus qu'un chat capitaliste qui fait une tuerie générale de souris.

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4 En Californie, le patient commence par demander au

psychanalyste de se présenter: « Je viens pour me faire soigner par vous, et vous, vous êtes qui, exactement ? Vous êtes bien guéri, vraiment, pour pouvoir me soigner, moi ? »

J'amplifie à peine ce qu'a récemment expliqué à Paris un collègue de l'IPA, californien, qui est vu par le mainstream avec une suspicion, qui s'intéresse beaucoup à Lacan, et qui s'appelle Owen Renik. Éric Laurent a dialogué avec lui. Les deux exposés seront publiés dans Ornicar?, qui paraît à nouveau sous la forme d'une revue annuelle de 400 pages. Le numéro de l'année 2003 vient de sortir, il vous faudra donc attendre un petit peu pour lire ces deux textes.

Le problème que rencontre Owen Renik, c'est que le patient californien veut être traité sur un pied d'égalité. Cède-t-il trop à cette demande ? Visiblement le respect n'est pas acquis au psychanalyste, il lui faut le gagner à chaque fois. Aux yeux d'un Européen, les patients auxquels Owen Renik a affaire, ce sont des insolents. Parce que nous sommes encore trop aristocrates.

Il y a un paragraphe célèbre de Nietzsche dans Le Gai Savoir qui dit : « En quoi nous sommes encore pieux. » Là, c'est: « En quoi nous sommes encore aristocrates. » Nous le sommes quand nous lisons les Californiens. Le même processus est à l'œuvre parmi nous. Je suis dans cette affaire depuis longtemps maintenant, vous n'imaginez pas ce que c'était, les psychanalystes, quand moi, j'avais vingt ans.

Récemment, pour la première fois depuis des décennies, j'ai été dans un petit talk-show télévisé. Il y avait là une petite jeune fille charmante qui disait tout le temps : « Moi qui ai vingt ans, je pense que... » Elle est membre du parti socialiste français, qui est vraiment très modéré. Elle est un peu sur la gauche de ce parti, cela ne va pas très loin à côté

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de ce que j'ai connu. En plus, elle disait, c'était dans sa bouche le discours de l'Autre: « Heureusement que j'ai ces idées-là à vingt ans. » C'est ce que devait lui dire sa maman. Donc, à un moment, dans l'intervalle des prises de caméra, je n'ai pu m'empêcher de lui dire : « Moi, quand j'avais vingt ans, je ne disais pas que c'était mes idées de vingt ans pour laisser entendre que je les changerais à quarante. » Cette réplique a fait rire les gens de l'émission, qui ont dit : « Ah, voilà le psychanalyste qui l'interprète. » Et elle a dit : « Ah, ça ne m'impressionne pas du tout, parce que ma mère est psychanalyste. » Ce qui était bien répondu.

À vingt ans donc, j'avais exactement les mêmes idées que maintenant, et au départ, je n'avais pas du tout une confiance folle dans la psychanalyse. Je trouvais Freud for­midable, je me souviens avoir lu à quatorze ans le petit Hans, et c'était une enquête policière : qu'est-ce qui a causé la phobie ? À la même époque je lisais Agatha Christie, c'était comme Le Meurtre de Roger Ackroyd, on lit pour savoir ce que l'on va trouver à la fin.

Les psychanalystes, je n'en connaissais pas. Ils n'étaient pas aussi nombreux que maintenant. La partie théorique de l'œuvre de Freud telle qu'elle était traduite alors, c'était vraiment pour moi du charabia. Je préférais de beaucoup la psychanalyse existentielle selon Jean-Paul Sartre. Je ne sais pas ce que je pouvais lire de littérature psychanalytique, je crois que je n'en avais rien lu de contemporain jusqu'à rencontrer Lacan. C'était d'un lourd - de la bouillie pour les chats.

Rencontrer Lacan, c'était autre chose. Le rencontrer d'abord dans les textes - là, c'était la surprise. Je l'ai rencontré parce qu'Althusser m'a dit : « Lis ça, ça te plaira. » On peut reprocher beaucoup de choses à Althusser, mais c'était un pêcheur d'hommes. Là, il a été au moins bon psychologue.

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Et, en effet, le texte de Lacan, et Lacan lui-même, m'ont inspiré un respect intellectuel, à la mesure de l'incompré­hension totale de la plupart de ses élèves directs.

Je les ai rencontrés à partir de 1964. Ils donnaient le sentiment de ne rien comprendre à rien, de Lacan. Soi-disant, l'analyste ne devait jamais parler, ou bien lâcher des phrases énigmatiques de temps en temps, non seulement dans la séance, mais aussi quand il était à la tribune d'un Congrès. Vous n'imaginez pas ce que c'était que cette bande-là. Et, encore, j'essayais de manifester du respect pour les cheveux blancs. Mais, enfin, ils se sentaient les cheveux blancs dès qu'ils avaient quarante ans. Ils jouaient les vieillards parce qu'ils étaient entourés d'une atmosphère de respect, enveloppés de mystère. En tous les cas, ils ont compris plus vite que moi : ils ont considéré que j'étais leur Némésis, que c'était eux ou moi. Ils ont compris cela bien avant moi. Il était entendu qu'expliquer Lacan, commenter Lacan, comprendre Lacan, c'était anti-psychanalytique. Bon, alors, évidemment ça a éclaté entre nous, juste avant et juste après la mort de Lacan.

Mais leur monde s'éloigne. Oui, j'ai connu Lacan en 1964, c'est-à-dire un siècle exac­

tement après le Syllabus. Je n'avais jamais pensé à cela. C'est vraiment le temps de Rerum Novarum. Alors, il faut que je me dépêche.

5 Il ne s'agit pas d'un nouveau maquillage. Le maquillage

est une chose très importante dans la vie moderne. Baude­laire lui a consacré un chapitre dans son texte du Peintre de la vie moderne. Il s'agit d'une transformation très profonde de la psychanalyse.

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Il faut que la psychanalyse passe une toute nouvelle alliance avec sa forme qu'on appelle « appliquée ». Il y a une forme de la psychanalyse qui restera une forme de cabinet, une forme privée. Et il y a une forme de la psychanalyse qui passera par des institutions. L'exercice thérapeutique de la psychanalyse aura tendance à se concentrer dans l'institu­tion, la formation se fera en cabinet. Je le suppose. C'est une hypothèse.

La psychanalyse est en train de subir la pression d'un critère, d'une valeur, d'une toise, que Baudelaire a nommée en se référant à Edgar Poe.

Edgar Poe était aux premières loges pour voir ce qui bouillonnait dans le chaudron américain, et Baudelaire, qui voulait comprendre son temps, scrutait l'œuvre d'Edgar Poe comme les écrits prophétiques d'un devin. Edgar Poe, cité par Baudelaire, disait que le dieu des temps modernes, c'était « l'utilité directe ». De toute chose on demande : à quoi ça sert ? Et non pas indirectement, pour plus tard, mais tout de suite.

La ratio e$sendiy l'essence de toute chose, mais aussi la cause qui la porte à l'existence, qui lui vaut d'exister, c'est son utilité directe. L'inutile est voué à disparaître s'il existe, à ne pas naître s'il est en projet.

Quand on parle de l'évaluation des résultats thérapeu­tiques, de quoi parle-t-on ? Vous faites trois séances, est-ce que ça va mieux ? Vous en faites dix, est-ce que ça va trois fois mieux ? Et si vous en faites dix fois plus, est-ce que vous allez dix fois mieux ? Donc, on dira à partir de quel moment le rapport entre le nombre des séances et le « aller mieux » est à son comble. Ce sera, par exemple, trois mois. Après, le ratio baisse. Donc, faites trois mois de psychanalyse, et partez. J'invente, mais cela a certainement été fait, ou sera

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fait. Je ne voudrais pas donner trop d'idées à de certaines gens.

Eh bien, voilà le critère d'utilité directe. On ne parle pas de dialectique, d'effets indirects, diffus, différés, on cherche à quantifier. Le sens même de l'être est lié au nombre.

Cela peut se défendre. Il y a en effet une présence du numérique dans la phénoménologie même de la percep­tion, si je puis dire. C'est au moins dans ces termes que Heidegger parle du mathématique, du mathème. C'est comme si le nombre était déjà là dans les choses.

Voyant un lion entouré de trois lionnes, Lacan se demandait si les lionnes savaient compter jusqu'à trois. Comment faisaient-elles pour supporter l'autre lionne ? Elles n'avaient peut-être pas le moyen de faire l'addition. Seul un être qui se décompte lui-même, comme leparlêtre, peut faire des additions. Mais Lacan lui-même dit du nombre que c'est un réel dans le langage.

En tous les cas, nous sommes à l'époque où l'être est défini, cerné, par le nombre, par la quantité. Ce sera l'État qui demandera des comptes, ce seront les Caisses d'assu­rance sociale. Aucune mauvaise volonté, c'est l'ère de la technique qui impose ça. Alors, la psychanalyse va devoir faire Rerum Novarum.

Nous n'en sommes pas à rédiger notre encyclique. D'abord, il n'y a pas de pape de la psychanalyse pour rédiger une encyclique. Il y a une tendance historique qu'il s'agit d'interpréter, afin d'être un petit peu « en avant de la courbe », comme disent les Américains, « aheadofthecurve ». D'accord ? Vous comprenez ça ? C'est de ça qu'il s'agit.

Il y a une telle inertie dans la psychanalyse que voilà où nous en sommes. Nous commençons maintenant. Je n'ai jamais posé, jusqu'à présent, le problème dans des termes

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aussi clairs. Moi qui suis prudent, qui pense que lorsque l'on gagne quelque chose on perd toujours aussi quelque chose, et qu'il ne faut donc pas chambouler les choses pour le plaisir de le faire, que quand les choses existent, même si elles sont un peu de traviole, il ne faut pas nécessairement les remettre droites - et je crois que c'est comme ça que le Champ freudien a grandi, par l'effet de cette prudence, sans exigences absolues, en acceptant les situations, en essayant de les corriger à la marge - eh bien ! maintenant, je pense que la prudence, c'est l'audace.

Il faut s'avancer dans le champ social, dans le champ insti­tutionnel, et nous préparer à la mutation de la forme de la psychanalyse.

Sa vérité éternelle, son réel trans-historique ne seront pas modifiés par cette mutation. Au contraire, ils seront sauvés, si nous saisissons la logique des temps modernes.

Déjà, elle oblige le psychanalyste à défendre la psycha­nalyse, à expliquer la psychanalyse, alors qu'il y a quarante ans les élèves de Lacan comme les autres pensaient qu'ils pouvaient se taire, ou réserver à des conclaves conspiration-nels le débat sur les concepts psychanalytiques. Il fallait une incompréhension profonde de ce que c'est la modernité, et aussi la psychanalyse, pour interdire au patient de lire Freud et les auteurs jusqu'à ce qu'il en reçoive de l'analyste la per­mission. Sans quoi il allait perturber l'inconscient, le défraî­chir.

Je ne dis pas ça pour me moquer ou critiquer, c'est touchant, très touchant.

6 D'où part la convocation de ce Forum ? Elle ne part pas

d'une réflexion sur le Syllabus de 1864. Elle s'est imposée à moi à partir de l'ABA, qui est l'institution consacrée aux

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troubles alimentaires anorexie-boulimie. Vous connaissez cette institution mieux que moi, elle a été créée, promue, par Fabiola De Clercq, qui est ici au premier rang. [...]

7 Mon introduction a été longue parce qu'elle était impro­

visée. Mais elle vient du cœur. Maintenant, je me tais. Allons au cœur du sujet.

Décryptage: Adèle Succetti

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LE RÊVE D'EUSÈBE

Nuit du jeudi 26 au vendredi 27 décembre. — Interlocu­teurs : Eusèbe, philosophe ; Zerline, son amie. Ils sont au lit. ZERLINE. — Moi, je n'appelle pas cela des bonnes manières ! EUSÈBE. — Et pourquoi cela, s'il vous plaît? Tu viens

pourtant de m'en faire une. ZERLINE. — Je ne vous parle pas de cela, voyons. Je vous

parle de ce que vous m'avez dit que vous avez dit à ces Italiens. Comparer Raffarin à Berlusconi, et tous les deux à des représentants de commerce !

EUSÈBE. — Si tu vas par là, ce sont les représentants de commerce qui auraient lieu de se plaindre, et de toi.

ZERLINE. — Imaginez-vous que mon père était représentant de commerce.

EUSÈBE. — Rien de plus honorable en effet. ZERLINE. — Ce n'est pas ainsi que vous l'entendiez. EUSÈBE. — Qui le saura mieux que celui qui l'a dit ? ZERLINE. — Celle qui l'écoute! EUSÈBE. — Tu as raison. ZERLINE. — Tout de même ! EUSÈBE. —Jacques Lacan dit comme toi : le sens du discours

réside dans celui qui l'écoute. Et plus encore : qui le dit dépend de l'accueil de l'auditeur. Tu peux recevoir celui qui te parle comme un homme de bonne foi, ou bien imaginer qu'il te ment, ou encore le tenir pour un ignare, un goujat. C'est toi qui décides de la nature du sujet de renonciation, et de quelle oreille l'entendre.

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ZERLINE. — Ce Monsieur votre maître, vous me le feriez prendre en grippe. Jakadi, jakadi, jacasseur! C'est vous, le représentant de commerce ! Ah, ah, ah ! Vous faites commerce de Lacan, non ?

EUSÈBE. — « Je fais commerce de très grands livres. » Saint-John Perse.

ZERLINE. — Pédagogue! Vous êtes un pédagogue! Goguenard et nar... cisse! Vous voulez que l'on apprenne, que l'on comprenne, et surtout que l'on vous comprenne.

EUSÈBE. — Ma reine! ZERLINE. — Je vous vois bien enseigner à une taupe

comment creuser, et lui livrer en prime le fond de votre pensée... qui n'en a pas.

EUSÈBE. — Ma pensée a tout à fait un fond. Elle en a même deux. Et dans ce double fond, je me réfugie dans les bras de Zerline, ma petite taupe.

ZERLINE. — Et auprès de Zerline, vous êtes quel animal, vous?

EUSÈBE. — Écoute, Zerline, écoute ce que j'ai à te dire. Tu me connais comme Eusèbe, philosophe. Sache mainte­nant ce qu'il en est, qui je suis pour de vrai. Dionysos ! Le dieu du délire ! Le dieu deux fois né, sorti de la cuisse ! Non, gourgandine, pas de ta cuisse à toi. De celle de Jupiter - enfin, Zeus - mieux connue si moins douce. Je suis aussi... Zarathoustra! Et tu es Souleïka.

ZERLINE. — Qui ? EUSÈBE. — Une gourgandine elle aussi, qui le faisait rêver.

Ou plutôt je suis Zara-tout-strassl Le prophète du siècle qui commence! Qui commence déjà dans une atmosphère fin de siècle. Que veux-tu, tout va trop vite. Les armes de destruction massive déjà sont là... tapies dans l'ombre, en Mésopotamie, entre le Tigre et l'Eu-

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phrate... berceau de la civilisation... où elle viendra s'é­teindre. .. armes cachées dans des labyrinthes creusés par la taupe, ta sœur innombrable... armes inconnues, introuvables, c'est bien la preuve qu'elles sont cachées... d'autant plus redoutables... occultes, intelligentes, demain pensantes... artificiellement, mais où est la dif­férence. .. Je vois, / hâve a dream... un cauchemar... les peuples trembler sur toute la surface désenchantée de la terre globalisée... les puissants se courber sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci... la pornographie engloutir les dernières vertus qui nous restent...

ZERLINE. — Quelles sont-elles ? J'aimerais savoir de vous quelles sont nos dernières vertus.

EUSÈBE. — La petite vertu. La petite vertu est toujours la meilleure. Heu... non, ça ne va pas. Eh bien... Greed. L'avidité, l'appât du gain, le désir des richesses, comme les Hollandais de Schama.

ZERLINE. — Qui ? EUSÈBE. — Simon Schama, un historien anglais. The

Embarrassment of Riches, sur l'âge d'or de la civilisation hollandaise. Greed isgood. Greed fait travailler dur. Greed protège du vice. Greed est une déesse, la déesse de l'avoir. Le Vieux Monde aura l'être, et le Nouveau l'avoir. Au premier, le sujet barré, la castration, le malaise, le droit. À l'autre, la force, la happiness, l'objet petit (a), le plus-de-jouir, le fonctionnement, « Itworks!». Henry James, William James. L'aîné devient anglais, le cadet invente le pragmatisme. Enfin...

ZERLINE. — Qui est le cadet ? EUSÈBE. — Là, il faut consulter The Metaphysical Club, de

Louis Menard. Très drôle. Ah ! Il faut dégorger aussi, suffit pas d'accumuler... Greed, plus Veblen...

ZERLINE. — Qui ?

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EUSÈBE. — Le théoricien de la consommation ostentatoire. Les esclaves, ingrats, sournois, les classes dangereuses, les putains de moins en moins respectueuses, les jeunes élevés au zapping... tous conspirent partout la perte des honnêtes gens... même les facteurs maintenant... avec de faux airs de Bartleby... combien de lettres volées... et les « nouveaux réacs » qui pullulent, s'hybrident... et la foudre aux mains d'un... déjà les quatre, les quatre cavaliers de l'Apocalypse sont montés sur leurs destriers, sont à dada sur leurs bidets... ils se nomment... Berlus-coni... Raffarin... Ben Laden... et Bush... Bush, le Buisson ardent... Bon. Tu as quelque chose à manger?

ZERLINE. —Je vais nous préparer quelque chose {ellese lève). Pour un prophète, tout ça, c'est du déjà vu. Est-ce de très bon goût de se moquer de tout comme ça ? Et qu'est-ce que vous avez contre Raffarin ?

EUSÈBE. — Ce n'est certainement pas de bon goût. Mais le monde non plus. Dieu n'est pas un artiste. D'ailleurs, les artistes non plus, ils n'ont plus très bon goût. Et Nietzsche, c'est d'un kitsch... Et Heidegger... Le barde allemand, disait Deleuze, qui le comparait à Ubu. On ne va tout de même pas mettre du sacré partout, pas touche à ci, pas touche à ça. Je ricane, cela ne va pas loin, d'accord, mais ça soulage, et c'est une tradition française comme Raffarin. Chirac étant très Don Quichotte depuis peu, et guerroyant contre les moulins à vent sur tous les fronts sans désemparer, il lui fallait se compléter de Sancho, un Sancho à la française, un Pompidou, a dit Giscard, toujours vachard. Seulement, lui n'écrira pas une anthologie de la poésie française.

ZERLINE. — Mettons-nous à table {ils s'asseyent). Vous vous serrez les coudes, hein, entre normaliens ?

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EUSÈBE. — Pas vraiment, non, seulement on est content quand il y en a un qui réussit. Oui, il y a, ou il y avait, le goût du canular. Il y en a eu un qui a changé le cours de l'histoire. Si, si. Le Général est venu un jour à l'École, il a tendu la main, le type en face lui a dit : « Je ne serre pas la main de votre politique. » Tous ont fait pareil. De Gaulle en a été mortifié. C'était pour lui le temple de l'intelligence française. Pompidou disait qu'il avait le complexe du saint-cyrien en face du normalien. Il avait été formé sous la Troisième République, il respectait les grandes institutions du pays. Pas les psychanalystes. Il disait qu'il ne fallait surtout pas se laisser « entortiller » par eux. Quels analystes connaissait-il ? Tout ce que je sais, c'est que Lacan était un ami de jeunesse de Gaston Palewski, un grand gaulliste, qui a sa plaque rue... Bref, de Gaulle a été impressionné, et il n'a plus jamais voulu mettre les pieds dans des locaux universitaires. Alain Pey-refitte, qui était ministre de l'Éducation en Mai 68 et qui a été débarqué comme de juste tout de suite après alors qu'il était jusqu'alors un chouchou, a enquêté des années durant pour savoir qui était le gars, car il pensait que s'il avait serré la pince au Général, celui-ci aurait fait dans l'Université la tournée des popotes qu'il refusait de faire, et qu'ainsi il n'y aurait pas eu Mai 68, et, accessoirement, lui, Peyrefitte, aurait poursuivi sa carrière. Maintenant, il est bien possible que cette théorie du canular qui tue soit elle-même canulée.

ZERLINE. — Ce n'était pas vous, par hasard, l'impoli ? EUSÈBE. — Je ne suis entré à l'École que l'année suivante.

Mais sérieusement, « représentant de commerce », je ne l'entendais pas en mauvaise part. D'abord, c'est un fait. Raffarin est un professionnel du marketing— ou doit-on dire « marquetingue » ? Un imagier. Un communicateur

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qui connaît les ficelles. Un rhétoricien, c'est-à-dire un camelot, mais de l'âge de la science. Cela vaut très cher, puisque le lien social est tissé par les médias. Donc, il conjugue en sa personne à la fois le Poitou, la France profonde, le terroir, et le post-industriel, l'industrie du vent. Or, la publicité et toutes les disciplines qui lui sont affines, c'est le Dieu de saint Augustin... L'intelligence, la subtilité, le calcul, qui sont investis dans le moindre produit de consommation... Je suis très loin de mépriser cela. Vraiment, j'admire. Vous ne connaissez pas Raymond Loewy, le grand designer* Je lisais un livre qui s'intitule The Total Package, sur l'art et la science des emballages, qui a commencé à Londres au dix-septième siècle. Les bouteilles de Coca-Cola, les bouteilles de parfum, ça ne pousse pas sur les arbres, il y en a des rai­sonnements derrière tout ça, pour déclencher le réflexe d'achat, fidéliser le consommateur. Qu'importe l'ivresse pourvu qu'on ait le flacon ! Le flacon est l'ivresse, comme « the médium is the message ». On étudie méthodique­ment ce qui déclenche l'affect de confiance, le transfert positif, et le réflexe de vote, qui n'est pas un réflexe comme les étudiait mon maître Canguilhem, mais un effet de signifiant, comme tel calculable. Il y a d'autres éléments à factoriser, bien entendu, mais les idées générales viennent après les petites phrases, les petits faits vrais. Tout le monde est psychanalyste aujourd'hui, sans le savoir. Un lapsus malencontreux, et hop ! on est cuit. Tout le monde est persuadé que In lapso veritas. C'est devenu si naturel que personne ne songe qu'il n'en allait pas ainsi avant Freud. C'est pourquoi Lacan a fini par dire qu'un lapsus était plutôt une grossière erreur.

ZERLINE. — Sérieusement ?

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EUSÈBE. — Allez savoir avec lui ce qui était sérieux et ce qui ne l'était pas. C'est ainsi quand on a creusé assez loin, comme une bonne petite taupe : on arrive à la surface, et il n'y a plus le vrai contraire du faux, il y a l'oracle qui ne dit ni oui ni non, qui fait des signes. C'est sérieux, ce n'est pas sérieux ? C'est très sérieux. Et le plus sérieux, c'est que rien n'est sérieux, que tout est futile, comme aimait à dire le dernier Lacan. Le futile peut avoir les conséquences les plus graves, comme le nez de Cléopâtre. Pascal ne dédaigne pas l'exemple. Les grands tragiques ont toujours un goût spécial pour le contingent, l'anecdote, qui répugnent aux grands sévères, aux positivistes, qui, eux, prennent au tragique les problèmes de ce bas monde, mais à la légère les choses vraiment fondamentales.

ZERLINE. — Comme quoi ? EUSÈBE. — Vraiment fondamentales ? Toi, par exemple. La

rose qui ce matin avait déclose... ZERLINE. — On est déjà l'après-midi. Et quoi encore? EUSÈBE. — Je ne sais pas : le langage, quoi. Le nonsense, le

paradoxe, le ragot, le bien-dire, la poésie, la logique formelle. Donc, Pascal pour préparer à Voltaire, qui se moquait de lui. Voltaire pour préparer à Baudelaire, qui le détestait. Baudelaire pour préparer à tout le reste.

ZERLINE. — Et le reste, c'est... ? EUSÈBE. — Ce que tu veux. Marx, Nietzsche, Freud. Lewis

Carroll et Bertrand Russell. Alphonse Allais. Borges. ZERLINE. — Pourquoi donner cette place à Baudelaire ? EUSÈBE. — Parce que c'est alors que l'on a compris la vie de

chien qu'allait nous faire la modernité. Il a inventé le mot. Il a compris sa douleur, et la nôtre, il a voulu héroïque­ment lui soutirer sa poésie. Maintenant, si j'étais italien, je dirais: Leopardi. J'ai commencé l'an dernier le Zibaldon, qui est son Journal, i 500 pages en deux

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colonnes, caractères microscopiques, en un volume, léger comme une plume. J'en ai pour la vie. Il y a aussi Stendhal, bien entendu, mais c'était plus tôt, la chose en était encore à ses débuts, il n'en croyait pas ses yeux, cela lui paraissait ridicule, comique. Les contradictions de la politique stendhalienne sont les nôtres.

ZERLINE. — Dites les vôtres. EUSÈBE. — Les miennes. ZERLINE. — Et comment fait-on avec ces contradictions ? Je

veux dire, les hommes tiennent tellement à être cohérents plutôt que vrais.

EUSÈBE. — Oui, mais une femme qui veut être cohérente devient d'une rigueur qui passe l'homme. Ce sont de ces contradictions dont on ne sort pas. On les survole parfois d'un coup d'aile, et alors on voit leur logique. Impossible de faire coïncider son goût et ses principes, impossible de penser une même chose jusqu'au bout sans qu'elle ne s'inverse en son contraire, et alors je me récrie : non, je ne veux pas ça.

ZERLINE. — Exemple. EUSÈBE. — Il y en aura de plus en plus, pour la raison que

donne Baudelaire dans la parenthèse du second quatrain du « Cygne » : « La forme d'une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel. » C'est l'inertie subjec­tive, le temps de retard à se faire au changement. Le monde change. Stendhal fait du dix-huitième au dix-neuvième, où il transporte la Renaissance, qu'il réinvente, comme Heidegger les Grecs. Finie l'harmonie. Voici venu le temps des dissonances. Et après débute l'époque des grands amers et des désespérés, Flaubert, le reclus, qui veut hurler, Mallarmé, si sociable, qui murmure, Valéry, qui écrit pour se vider la tête. Des surréalistes, qui jouent les anarchistes, les psychanalystes, les occultistes, les

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révolutionnaires, les convulsionnaires, pour réenchanter la vie moderne. Le Collège de sociologie, Bataille, Caillois, Leiris, à la recherche du sacré. Les existentia­listes, qui célèbrent le voyou comme un saint.

ZERLINE. — C'est loin. Et nous ? EUSÈBE. — Nous sommes mithridatisés. Nous sommes de

l'autre côté. L'idéal est quelque chose de tout à fait passé, comme disent les Américains en français. Tout le monde est actif, suractif, communique, vend, les pro comme les anti-mondialisation. Nous sommes tous américains, comme l'a bien vu un Corse, même les anti-américains. Et les anti-américains, en France, c'est tout le monde, sauf Jean-François Revel.

ZERLINE. — Il est pro-américain ? EUSÈBE. — C'est encore plus compliqué que ça. D'abord,

la plupart des Français ne sont pas anti-américains, mais...

ZERLINE. — Vous venez de dire le contraire. EUSÈBE. — Ils sont objectivement anti-américains, comme

on disait au temps des procès de Moscou. ZERLINE. — Ce qui veut dire en bon français ? EUSÈBE. — Qu'ils le sont sans avoir besoin de le savoir. Ils

ne le sont pas consciemment, méchamment, par la décision d'être anti-américains, ils le sont naturellement, comme ils respirent, simplement d'être ce qu'ils sont. Pour un Américain, ils sont tous si imbus de leur supé­riorité native, comme tous sortis de la fameuse cuisse, qu'ils le blessent au premier mot s'il n'est pas francophile avéré, c'est-à-dire maso. L'époque de Jacqueline Kennedy, les études à la Sorbonne, le flirt avec Malraux, c'est fini. Savez-vous ce que de Gaulle avait dit de madame Kennedy quand elle est venue à Paris avec JFK en 1961 ?

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ZERLINE. N o n . EUSÈBE. — « Elle finira sur le yacht d'un pétrolier. » Le coup

d'œil ! Et chez un homme qui n'aimait pas les femmes ! Pas les hommes non plus. Qui a passé sa vie entre sa femme et sa fille. Les Français n'ont aucune idée du fait que tout chez eux, leur mode de vie et de pensée, le French way oflife, si je puis dire, irrite a sore spot, un endroit sensible, a sore place, une plaie, chez les Américains. Nous sommes l'Ancien Monde, celui qui a été laissé derrière soi, dans l'espace et dans le temps, et on n'aime pas qu'il fasse des siennes, genre communisme et fascisme, et autres. Les Anglais sont dans le même sac, ce sont des prétentieux de l'Ancien, mais eux au moins parlent une langue qui se comprend à peu près en dépit d'un accent senti comme efféminé, et en cas de coup dur, ils sont là, on peut leur faire confiance, trust them. Les Français, aucun trust. Ce sont deux mots qui vont très mal ensemble. La France, c'est chichis et compagnie, la gauche, la droite, tous pareils. Donc, si monsieur Raffarin est bien l'homme que je disais, l'urgent est de vendre la France, l'image de la France, aux États-Unis. Première chose : déjà ne pas leur envoyer le dessus du panier du Quai d'Orsay. Tu sais, de ces diplomates à par­ticules, qui, rien que de paraître, donnent de l'urticaire aux Texans, de ces faux-jetons parlant des deux côtés de la bouche que les Français adorent, qui leur inspirent confiance, au moins jusqu'ici, mais qui passent très mal là-bas. Pas non plus un de ces malotrus trop sincères qui se souviennent de Godefroy de Bouillon, de l'État des croisés, et qui traitent Israël de shitty little country dans les dîners en ville. Des qui savent pour commencer que le petit pays de merde, pour les Américains, c'est la France. Leur envoyer quelque bon Nicolas Sarkozy, un

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qui n'a pas froid aux yeux, un qui parle clair et tire droit, qui méritera d'être dit a straight-shooter, ou encore une nature, un Bernard Tapie, rouleur de mécaniques comme un vrai Texan, pas fier, self-made, pas irréprochable sur tous les plans sans doute, mais ce n'est pas rédhibitoire, il s'est relevé tout seul, réinventé, et, ce qui est un plus, en Europe il est mal vu par « the élites », autre mot emprunté au français. Deuxièmement. Pour vérifier l'ampleur des dégâts, commander une enquête d'opinion sur l'image de la France et des Français, et prendre au sérieux le résultat. Surtout ne pas le communiquer au pays, car cela risque­rait de développer l'anti-américanisme, et on n'a pas besoin de ça par les temps qui courent. Ils apprendraient qu'ils sont tenus pour des snobs sournois, des façon­niers...

ZERLINE. — Des quoi ? EUSÈBE. — Oui, le mot est vieilli... des hypocrites, des

paresseux, des ingrats, des lâches, volontiers traîtres, d'in­corrigibles trublions internationaux, infoutus de se défendre par eux-mêmes au point qu'il a fallu aller les sauver deux fois en un siècle tellement bien ils avaient mené leur barque, que ça n'empêche pas de donner des leçons à la terre entière, de regarder tout le monde de haut sous prétexte que dans l'Antiquité ils roulaient carrosse, qui montent les autres contre nous à la première occasion, et pendant ce temps se la coulent douce avec des allocations chômage si grasses qu'il est plus avanta­geux de paresser à ne rien faire aux frais de la princesse que d'en mettre un coup à l'américaine, tandis que nous, bonnes bêtes, nous nous saignons aux quatre veines pour entretenir l'armée qui les protège depuis cinquante ans, et encore pour nous faire moquer et mépriser et par ces...

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ZERLINE. — C'est sérieux? EUSÈBE. — On ne peut plus sérieux. Le regard américain sur

la France, c'est le point de vue de la modernité. Pendant longtemps, il y a eu des Américains qui préféraient vivre, travailler, aimer, en France, en Europe. C'est qu'ils ne supportaient pas bien eux-mêmes la modernité, dans ce conservatoire des arts et traditions aristocratiques et populaires. Joyce, Gertrud Stein, à Paris. Henry James et T.S. Eliot devenus Anglais, plus Anglais que nature, Eliot devint même anglican, tout en écrivant jazzy. Grande chose, The Waste Land. Lacan aimait ça, il finit son « Rapport de Rome » en 1953 là-dessus. Et les autres, restés au pays, s'y sentaient souvent intellectuellement en exil. Le mouvement s'est arrêté. Il s'inverse, va s'inverser. Les existentialistes ont commencé à aimer toutes choses amé­ricaines dans les années trente, lisez Beauvoir, les films, le jazz, les écrivains, Faulkner, Dos Passos... il faut imaginer la tête de Bergson, Brunschvicg, Lavelle, la Sorbonne des Chiens de garde, et Alain. La NRF, était ouverte à l'anglais, Gide traducteur... À la rentrée des classes, en 1945, c'est encore en France qu'il fallait être. Sartre, Camus, Saint-Germain-des-Prés, produits d'ex­portation. Sartre découvrait New York. Jusqu'aux années soixante, il y avait toujours un livre français parmi les best-sellers aux États-Unis. Danto le bien nommé est venu faire son marché en France, vers 1966. Derrida a tapé dans l'œil de Paul de Man. Je me souviens de ce qu'il m'en disait à son retour. Dans les années soixante-dix, Foucault, Derrida, ont percé aux États-Unis, mais pour les intellectuels, la masse des intellectuels, pas le grand public. Eux partaient là-bas, enseignaient. Ils font maintenant partie de la culture locale. Naturalisés. Derrida, a success story... Ils lui ont

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fait des ponts d'or. Irvine, Californie. C'est une icône américaine, mondiale. Résultat : ici, on le boude, à part Le Monde diplomatique. La Sorbonne, le Collège de France ne peuvent le voir en peinture, ils donneront des thèses sur lui quand il aura dévissé, comme d'habitude. Il aurait pris la nationalité américaine, même en gardant la française, il était le roi. Il a bien du mérite à être resté au pays. Ils n'ont pas dû comprendre. Attention ! Vous ne me ferez pas dire du mal de Quine.

ZERLINE. — Je n'y songe pas. EUSÈBE. —J'en ai fait mes délices. Quinien, je suis quinien.

Très difficile pour moi de me mettre à la logique modale, aux mondes possibles, Hintikka, Kripke, si Lacan ne m'avait aidé. La seule université de Harvard a un budget qui dépasse celui de l'Éducation nationale. La messe est dite. C'est Régis qui a raison, tous Américains. Seulement, pas besoin d'édit de Caracala pour ça. C'est fait, reste à s'en apercevoir. Aucun anti-américanisme ne prévaudra contre ça. La machine est en marche. Elle va concasser l'Ancien Monde, finir de le broyer, intellec­tuellement. Nous sommes déjà le Nouveau Monde. Ce sont les subjectivement inertes qui souffrent, pas moi. Cela fait trente ans que je lis plus en anglais qu'en français. De Gaulle savait ça. Il disait qu'il amusait la galerie, mais que c'était fini. Churchill aussi l'avait compris. Être la Grèce de la nouvelle Rome. Mario me disait jadis à Milan que le vrai débat, c'était Vatican ou Washington. Tiendront-ils le coup ? Déjà ils soutiennent Berlusconi. Et la pédophilie ! Les jésuites sont tenus aux États-Unis pour une secte gay et pédophile. On les démo­ralise à coups de boutoir, comme les Suisses. C'est : tous coupables ou tous Américains. US : « Universal Superego, inc. » Les Américains ne sont coupables de rien, ils disent

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le droit, impossible qu'ils se plient à une « justice inter­nationale », encore une idée de l'Ancien Monde pour faire la leçon au Nouveau.

ZERLINE. — Vous êtes anti-américain, comme tout le monde.

EUSÈBE. —Jamais. Je pense comme Jean Prévost pensait en 1939, que l'Amérique est le pays où le mérite personnel compte le plus, que le peuple américain est l'un des rares à posséder une aristocratie, si l'on veut bien admettre qu'un aristocrate véritable n'est pas le privilégié, mais celui qui s'impose des devoirs « sans rien demander en retour ».

ZERLINE. — L'idée est belle. EUSÈBE. — Il me semble que c'est une idée qu'enseignent

les jésuites. J'aime beaucoup les dernières lignes du livre de Prévost, je les ai copiées : « Jamais l'humanité n'a employé à s'améliorer elle-même plus de quelques centièmes de ses forces, plus de quelques millièmes de sa population. Et cette portion minime a suffi pour la sauver et la promouvoir. On dira peut-être que c'est juger incomplètement l'Usonie que d'observer seulement ses parties les plus nobles, celles qui créent l'avenir ? J'ai cherché ici ce qui peut être l'espoir des hommes; j'écri­vais en un temps où nous avions besoin d'espérance. »

ZERLINE. — Vous êtes un idéaliste passionné. EUSÈBE. — Il aimait Baudelaire et Stendhal, il a écrit sur eux

des livres que j'aimais avant de savoir qui il était. ZERLINE. — Il était... EUSÈBE. — . . .normalien. Il est mort les armes à la main dans

le Vercors. Une manière de saint. ZERLINE. — En voici d'une autre sorte.

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LA POUDRE AUX YEUX

Vendredi 27 décembre, — Colissimo ! Bravo ! Trouvé ! Lu!... Encore un chapitre à écrire. Faisons-le court. J'écris des « vies parallèles » d'Olivier Rolin et Daniel Lindenberg. Puis, tout l'après-midi et toute la soirée, je me livre dans l'eu­phorie à des exercices de style en « néo-français ». C'est l'équivalent du fameux hoquet d'Aristophane dans Le Banquetât Platon. Après consultation de Kojève, Lacan l'in­terprétait en ces termes : « Si Aristophane a le hoquet, c'est parce que pendant tout le discours de Pausanias, il s'est tordu de rire, et que Platon n'en a pas fait moins. »

Samedi 28 décembre, — Pour en finir, imaginé de rédiger une notice de dictionnaire matter-of-fact à partir de l'intro­duction du Marxisme introuvable. Et me voici embarqué dans un canular homérique.

Dimanche 29 décembre, — Je m'amuse trop pour arrêter. Daniel Lindenberg, baron Montilleuil, ou Lucien de Lin­denberg?

Lundi30 décembre. — Dîner charmant à quatre chez Do : elle, son ami, M* <ÏEsprity et moi. Je leur lis les pages rédigées de ma Notice, M* me donne sans préjugés un bon conseil éditorial. J'élève la voix en évoquant les effets pervers de la mise en miroir du communisme et du fascisme, après quoi

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Lindenberg crie sans vraisemblance au fascisme rampant. Quant à Revel, si cohérent, si informé, il blâme avec raison l'anti-américanisme paresseux des Français, mais il le fait sur un ton et avec des manières bien propres à l'encourager en France. Il faudrait rendre l'Amérique, c'est-à-dire la modernité, plus amicale aux Français.

Mardi 31 décembre. —J'avance à marches forcées, et vois le bout du pensum. Réveillon ce soir à la maison, avec les petites.

Mercredi Ier janvier. — Le réveillon a été très gai. Papa, 92 ans, boute-en-train. Judith m'offre la superbe édition Diane de Selliers des Voyages en Italie de Stendhal, dont je lui avais parlé. Luc m'a acheté à Londres un savant ouvrage sur Holbein, The Ambassadors Secret, de John North, chez Hambledon and London, 2002. Anne-Sophie un petit livre sur La Nuit du chasseur, de Charles Laughton. Eve et mon gendre m'offrent un jeu de dominos qui se joue en trois dimensions, Triominos. Plus la cravate de père et belle-mère. La « pluie d'objets » reste raisonnable.

Fini de rédiger à 17 h 32. Dans l'élan, et dans le plaisir d'en avoir fini, je me mets à d'autres loufoqueries : une savante notule sur la Notice, et une interview à la mode d'aujour­d'hui. Je tiens en réserve une interprétation ésotérique du « Enfin, Althusser vint » par le Pr Salvador Caillaté.

Au dîner, je demande à mon gendre le nom de l'auteur de la biographie de Truman, prix Pulitzer, que je lui avais prêtée. Le nom me revient soudain, je m'exclame: « Mac Culloch ! » Lucile comprend : « Ma culotte ! » Rires à n'en plus finir avec sa sœur. Elles rivalisent de fous-rires. Alors que je me suis remis à l'ordinateur, elles m'apportent je ne sais combien de dessins de la famille « Ma culotte ». Pour

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Sylvia, je passe toute la journée à écrire « du charabia ». Bien vu.

J'achève la Notule bibliographique sur ces mots: «... en cet instant, soit: ihi5, dans la nuit du Ier au 2 janvier 2003, heure donnée, je le jure, par une montre de marque Casio, radiopilotée, Wave Ceptor ».

Il me faudrait pour écrire la suite des treize jours qui viennent maintenant un style entre rêve et réalité, à la Schnitzler, qui rappellerait la Traumnovelle - Rien quun rêve- d'où Kubrick a tiré Eyes Wide Shut.

Jeudi 2 janvier. — Gérard Bobillier avait annoncé son retour pour aujourd'hui. Il est toujours en vacances dans les Corbières, et ne reviendra que lundi. J'ai des notes pour rédiger la contribution savante de Salvador Caillaté, un morceau en néologismes anglo-américains et slang, un morceau sur les langues imaginaires. Il est urgent de n'en rien faire.

J'ai évoqué dans la Notice académique le style jésuite de Lindenberg. Mais que sais-je précisément des jésuites et de leur style ? Par acquit de conscience, je file à la librairie de la Procure. Sur le chemin, arrêt à la librairie Picard. Je fais taper « jésuites » sur l'ordinateur. Je retiens les titres signalés par la machine. J'emporte un exemplaire des Monita sécréta et un volume de La Chalotais. Les livres sont peu chers, la lit­térature pour et contre étant si vaste.

Razzia à La Procure. Il y a peu sur les jésuites. Je trouve un recueil récent, Tradition jésuite. J'achète de l'histoire : Les Origines religieuses de la Révolution française, de Dale Van Kley ; Jansénisme et Lumières, de Monique Cottret ; La Religion des pauvres. Les sources du christianisme moderne XV''-XIXe siècles, de Louis Châtellier ; vingt autres. Le vendeur

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me montre la récente biographie de Michel de Certeau. L'auteur : François Dosse. Je connais ce nom : il a commis une histoire du structuralisme où je me souviens avoir été singulièrement malmené. De Certeau + Dosse: aurais-je dérangé, offensé les jésuites de l'École freudienne, qui m'au­raient fermé certaines portes ? Je feuillette le livre. Je suis un personnage de la saga. Illumination. L'envers de l'histoire -de mon histoire. Je n'avais rien vu.

Je reviens à pied, chargé de livres comme un baudet. Encore n'ai-je pu tout emporter. De retour à la maison, mes jambes flageolent. Fatigue ? Plutôt le choc émotionnel de la découverte. J'appelle Milner, qui vient de rentrer de vacances, pour retarder d'une demi-heure le dîner prévu. Je lui confie ma trouvaille.

Après le dîner, recherches sur Internet. Qui est donc cet Ignatieff, enseignant à Harvard, qui vient d'être publié dans « La République des idées » ? Voici : « prominent author », praticien et professeur dans le champ des Droits de l'Homme, il a été nommé le 20 février dernier directeur du Carr Centerfor Human Rights Policy, fondé en 1999, et qui fait partie de la Kennedy School ofGovernment. Beaucoup de livres chez Amazon, sur des thèmes très Esprit. Il fait la paire avec Rosanvallon.

Rosanvallon sur Internet. Il est né un Ier janvier. Blois, 1948. Carrière atypique. Ancien élève d'HEC. A travaillé pour la CFDT de 1969 à 1977. Il est devenu ensuite maître de conférences, directeur à l'EHESS, professeur à Sciences Po ; élu au Collège de France en 2001, a prononcé sa leçon inaugurale le jeudi 28 mars 2002. Beaucoup d'interven­tions, toutes témoignant d'une réflexion profonde, éclairée par l'histoire, tournée vers l'action.

Le site « jesuits.com » américain : on accède seulement à la page d'entrée. Tout le reste est en réfection.

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Vendredi s janvier. — Je rouvre le dossier Notice, je m'y recolle. Judith m'apporte les livres laissés à La Procure. Je lui ai demandé aussi les écrits d'Ignace de Loyola. Ils sont ras­semblés en un beau volume de i no pages chez Desclée de Brouwer, sous le titre Écrits. Je le prends pour un clin d'œil du destin.

Dîner rue Jacob chez Diego et Guite Masson. J'apprends des choses désopilantes sur Marcel More, dont Sylvia Lacan me parla un jour, et qui fut le pilier de la revue Dieu vivant. Je prends des notes. Ce serait un morceau d'anthologie scan­daleuse. Ils m'encouragent vivement à tout publier. Sonia récite le désopilant Conseil aux amants de Hugo :

« La fée avise l'ogre avec sa bouche énorme. "As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j'ai ?" Le bon ogre naïf lui dit: "Je l'ai mangé!" Or c'était maladroit : vous qui cherchez à plaire, Ne mangez pas l'enfant dont vous aimez la mère. »

Je reviens travailler. Je lis au petit matin quelques-uns des livres achetés à La Procure. Le joli petit livre de souvenirs du Père Calvez, qui écrivit jadis une somme sur Marx, se lit d'une traite. J'entame un recueil historique, Tradition jésuite, et le Rosanvallon sur le peuple.

Somme toute, je commence à comprendre quelque chose.

Samedi 4 janvier. — Je rédige. Déjeuner au Vavin avec Sandra Laugier, la fille de mon vieux maître. La dernière fois que je l'ai vue, elle avait deux ans. Elle en a quarante, est philosophe, a connu Quine, fréquente Esprit. Elle attire mon attention sur un point du livre de Lindenberg que j'ai négligé: la rupture de l'alliance judéo-protestante. D'où le tissage d'une nouvelle alliance catholico-protestante. Je

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confie à Sandra deux morceaux du « Journal d'Eusèbe » à faire parvenir à Lindenberg et à Mongin : la lecture du livre (ici, Loin de Lindenberg) et le commentaire de Plutarque, Comment tirer profit de ses ennemis.

Exploration d'Internet. Je tape « société métissée ». Le quatrième item me renvoie aux Salésiens, partisans enthou­siastes d'une « Église métissée ». J'apprends l'existence de « consacrés séculiers ». Par curiosité, je tape cette expression : 398 réponses. Il s'avère que les instituts séculiers ont été prévus à Vatican II, par le décret Perfectae Caritatis n° n. Les consacrés séculiers ont l'obligation d'être chastes.

Mais voici plus fort : le « diaconat permanent ». Le Service national des Vocations, sis à Paris, rue du Bac, indique : « L'Église des premiers siècles avait des diacres... Pourtant le diacre est, d'une certaine manière, l'enfant du dernier Concile. C'est Vatican II qui a redonné toute sa valeur au diaconat permanent... Les diacres étaient 1419 en juin 1999 dans l'Église de France [...] La Mission que [leur] fixe l'évêque respecte [leur] profession et [leur] vie de famille. Généralement marié et père de famille, parfois célibataire ou religieux, le diacre exerce une profession: cuisinier, policier, agriculteur, éducateur de rue, journaliste, "permanent" d'association, de syndicat ou d'Église... ou en retraite. Il est avant tout ministre de la charité. »

Des congrégations vaticanes précisent : « Le diaconat permanent, restauré par le concile Vatican II dans la conti­nuité harmonieuse avec la Tradition ancienne, répondant ainsi aux souhaits explicites du Concile œcuménique de Trente, a connu ces dernières décennies, en de nombreux endroits, un essor important et a donné des fruits promet­teurs, pour le plus grand profit de la mission si urgente d'une nouvelle évangélisation... Le caractère diaconal est le signe configuratif et distinctif qui, gravé dans l'âme de façon

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indélébile, configure la personne qui est ordonnée au Christ, qui s'est fait diacre, c'est-à-dire serviteur de tous. Ce signe confère une grâce sacramentelle spécifique, qui est force, vigor specialis, don pour vivre la nouvelle réalité accomplie par le sacrement. » Diable !

Tout cela est très bien, sauf que la clandestinité de cet apostolat invisible, « introuvable », peut finir par créer des problèmes à l'Église dans une société saisie périodiquement de crises de transparence.

Dimanche $ janvier. — Rédaction. Je tombe sur XEncy-cbpaedia Universalis, que je vois soudain d'un autre œil. On tire les rois chez NG*. Je vois le film sur Marc Sangnier chez LAS* ; belle épopée, qui s'achève sur la création du MRP. L'envers de l'histoire est certainement moins lénifiant. Je comprends mieux pourquoi Mauriac citait si souvent Sangnier: c'était pour faire honte aux Républicains populaires.

Lundi 6janvier. — Bobillier de retour attend la livraison du manuscrit. Il va à la manifestation contre le boycott uni­versitaire d'Israël. Judith sy rend également. Comme convenu, il passe rue d'Assas. Je me suis mis à rédiger un dialogue imité du Neveu de Rameau. Verdier attendra. Dîner au Diamant rose avec Badiou. Je l'embarque dans une dis­cussion absconse sur les mérites comparés des jésuites et de l'Opus Dei en philosophie française.

Mardi 7janvier. — Rédaction. Milner m'apporte la leçon inaugurale de Rosanvallon. Nous la déchiffrons. Les noms propres: Fumaroli, surprenant promoteur; Michel de Certeau, surprenant inspirateur ; hommage à Paul Vignaux, qui fut le grand praticien de la stratégie de déconfessionna-

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lisation, appliquée à la CFTC, à la conférence Olivaint comme à Esprit. Sur une soudaine inspiration, je demande à Milner le téléphone de BHL, qui me donne rendez-vous pour le soir même. Accueil de prince. Élégant, amical. Je lui conte l'intention de mon livre. Je lui dis mon désir de ren­contrer G*, et aussi R*. Il m'assure que je serai bien accueilli par chacun. Me remet un exemplaire de sa pièce de 1992, Le Jugement dernier, en cornant une page. En effet, il y est question de la prolifération des hybrides en matière religieuse.

Mercredi 8 janvier. — Je conviens avec Bob que le manuscrit sera livré le dernier lundi du mois, pour sortie le 6 mars.

Mon cours. Je fais retirer les magnétophones. Je lis, en les surjouant, les trois premières parties de la Notice. L'en­jouement le cède par moments à un ton furibard. Je suis irrité de tous ces enregistrements dont je n'ai pas la copie ; la façon dont m'a traité Dosse me reste en travers de la gorge. Je fais remarquer à Éric Laurent que, sitôt fini le cours, l'am­phithéâtre s'est vidé d'un coup. Aussitôt, affluent les témoi­gnages de perplexité et d'inquiétude. Bien. J'ai mis à côté de la plaque.

Téléphone de G*. Il passera demain soir. Se présente comme « chrétien libertin ».

Traitement rapide et sans fausse note de l'affaire Linden-berg dans le numéro $ Esprit àt janvier. Quinze petites pages sur deux colonnes en fin de numéro, sous un titre neutre, « Controverse », qui ne figure pas en couverture. Il y a eu sur­chauffe médiatique, il y a aussi un débat, celui-ci concerne indirectement la revue, mettons en chantier une charte pour qu'il soit clair qui engage et qui n'engage pas la revue. Suivent les prises de position individuelles de sept collaborateurs.

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Madame N*, disons madame de Beauséant, vient passer deux heures rue d'Assas, à mon appel. Elle m'est de bon conseil.

Jeudi 9 janvier. — Écrire une opinion pour Le Monde, l'envoyer ce soir, avant la rencontre avec G*. Titre : « Berceau de l'Homme-de-gauche. » Thème : effondrement des réfé­rences marxistes ; résurgences d'une thématique antérieure, utopique et chrétienne ; le progressisme jésuite ; etc.

Coïncidence: une amie m'apporte le numéro de janvier d'Études, la revue jésuite sise rue d'Assas. Impressionnant : un intellectuel collectif au travail. Le dernier peut-être des intellectuels collectifs.

J'ouvre un paquet : c'est Y Éloge de l'infini de Sollers en livre de poche. Je retourne le volume, lis la quatrième : belle citation d'un stratège chinois. Pris d'une impulsion soudaine, je cherche le numéro du Monde, appelle Josyane Savigneau, l'obtiens, lui propose de rendre compte du livre, elle accepte. Ce sera pour lundi 20 janvier.

Vu G* le soir. Prise de contact. Me fait raconter ma vie, je m'y prête. On se reverra.

Je poursuis la rédaction la nuit durant. J'écris au rédacteur en chef & Études pour savoir si le point de vue de Dosse reflète ou non le sien, une autre à Badiou, pour l'in­former de l'évolution de ma conception depuis lundi soir.

Vendredi 10 janvier. —Je me réveille trop tard pour aller au Val-de-Grâce assurer ma présentation de malades. Une première. Je suis bien marri. Milner passe me voir à ma demande. J'ai le sentiment d'avoir fait une boulette mercredi. Rien d'irréparable. On s'accorde sur une ligne de conduite. Je me rassérène. Dîner fort sympathique et animé chez Manceaux ; tous les convives ont un lien avec la judéité ;

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le livre quelle écrivait à Ars-en-Ré cet été, Histoire d'un adjectif, sort bientôt.

Samedi il janvier. —Afflux de force au réveil. Confiance. Sérénité. Désir. Le calme après la tempête. J'étudie la biblio­graphie des deux tomes de la « multibiographie » de Lacouture sur les jésuites, avant de repartir en chasse. Déjà, chez le libraire en bas de chez moi, je trouve le pamphlet anti-jésuitique de Michelet et Quinet.

Pêche miraculeuse chez Picard. Le regard attiré vers une vitrine par une édition de Y Histoire des oracles, de Fontenelle, je parcours les rangées. On dirait tous ces livres rassemblés pour moi. Je les fais garder, et demande l'envoi des Notices.

La Procure. J'achète Karl Rahner, la correspondance du Père Surin, et LÉrotisme divinisé, d'Alain Daniélou, réédition de deux livres (1962, 1977). La préface de monsieur Gabin, datée du 17 mars à Pondichéry, se termine sur ces mots: « l'infinie grandeur, l'infinie fantaisie du domaine des dieux. »

Au retour, je réponds au dernier mail de Badiou. Vivacité de son ton, toujours, du moins par écrit. D'un vieil ami, je l'accepte. Il me reproche de ne pas apprécier à leur juste valeur ses activités politiques, dont, par ailleurs, il ne me dit rien. Autre reproche : je reculerais. Je lui réponds :

« Recul : oui, et non. Oui : je suis arrivé à une conclusion effarante (Berceau) par déduction pure, je suis effaré. Non: afact is afact is afact. Reste à bien comprendre la nature du fait.

Second temps: un fait est une construction. Donc : l'interpréter. Plusieurs interprétations possibles. À penser (pas fait encore le travail, Fillu-mination initiale datant du 2 janvier, la seconde de jeudi après-midi). Va vite, tout ça. Je dois finir, avant, le petit travail d'écriture commencé le

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21 novembre. Après, je me remets à penser, en prenant mon temps pour m'informer davantage. Là, c'est encore à tâtons dans le noir, mais ça suffit pour boucler mon texte. Pas le choix (j'ai promis). Et c'est amusant aussi.

Enfin, Bibi dans tout ça. Est-ce le plus important? Je veux dire: dans le mouvement d'in-tellection. Non. Cf. Spinoza, passim. Se joindre au pur mouvement métempirique (nous sommes d'accord) de la raison (un ami à moi disait à Lacan : le saint-esprit laïque). Je ne suis qu'une note dans une mélodie. Toi aussi, même ne le sachant pas. Moi, avec l'avantage de le savoir.

Cela n'est ni à vous, ni à moi, ni à personne, mais à la dialectique objective du discours universel, esprit saint (laïque ou pas), progrès (au sens de Hegel, par exemple), name it. Gauche, droite: avatars de l'esprit depuis la Révolution française (selon Lacan, "Rapport de Rome", et l'on sait par "Radiophonie" ce qu'en vaut l'aune à ses yeux).

Le célibataire fait son chocolat tout seul. »

Dimanche 12 janvier. — Promenade dans le quartier, seul, Judith restant rivée à son ordinateur. Le Bon Marché est-il ouvert le dimanche ? Non, il ne l'est pas. Me voici rue de Sèvres. J'aperçois pour la première fois l'église Saint-Ignace, calfeutrée au bas d'un immeuble moderne. Un peu plus loin, le fameux Centre de Sèvres, dont l'activité semble intense.

Taxi pour la place Vendôme. Je l'arrête en chemin, sur le Pont-Royal. Inspiration: le Carrousel du Louvre. Jolie boutique Le Ciel est à tout le monde. Produits siglés du Petit Prince. Je m'aperçois soudain que c'est un livre ésotérique. Emplettes. La vendeuse se refuse avec un charmant sourire à me dire son prénom. Le magasin Virgin : une ondulation parcourt les rayonnages de DVD, de disques, de livres. Consonances. Il y a un esprit du temps.

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Ce serait le bon jour pour arrêter le « Journal d'Eusèbe » : 12 janvier, baptême du Seigneur. Demain, Sainte-Yvette, c'est moins brillant.

Je ressors après le dîner. Je tombe sur un exemplaire de Zazie dans le métro, dont, pour la première fois, le mysté­rieux exergue, o plasas ephanisen, donné comme d'Aristote, m'interroge. J'annulerai mon envoi au Monde, Pas assez abouti.

Lundi 13 janvier. — Envie de relire Fondation et Empire d'Isaac Asimov. Quand aurai-je le temps ? Judith m'a trouvé le « Folio plus » de Zazie. La note traduit : « C'est celui qui l'avait fait qui l'a fait disparaître. » Monsieur Bigot ajoute : « Un des sens possibles de cette citation : après avoir créé des personnages, et plus largement une fiction, l'auteur les renvoie au néant en mettant un terme à son récit. » Discus­sion avec Judith, dictionnaire en main. Nous n'arrivons pas à aller plus loin. Toutes les notes savantes de l'édition me disent quelque chose.

Mardi 14 janvier. — Réponse cordiale et précise du Père Madelin, qui dirige Études.

Je songe aux livres qui m'ont été donnés au cours de mon enfance. Le Comte de Monte-Cristo était un cadeau. Des cousins que je n'ai jamais revus m'ont donné deux volumes de « La Pléiade », Rimbaud et Saint-Ex, avec une dédicace du 16 février 1957.

Un soir, Lacan m'a donné un mignon Laocoon de Lessing en français, me disant qu'il en avait deux : achetés par inad­vertance ? J'ai aussi le souvenir du volume des œuvres du Père Surin édité par de Certeau, avec une dédicace. Était-ce à moi ? Était-ce à Lacan, qui m'aurait donné le volume ? Toujours est-il que ce volume, je le vois très bien, mais je ne

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le trouve pas. Ce serait maintenant pour moi comme un message d'outre-tombe.

Mercredi 15 janvier. —Visite au Val-de-Grâce, D* sur son lit de souffrances. L* vient me prendre pour me conduire à mon cours. Halte au café de La Gaîté. Montagnes russes de l'émotion. Éric Laurent doit parler de Kojève. Je rédige le plan de mon introduction sur un coin de table. En défini­tive, je parle trois quarts d'heure, lis une bonne partie de la tirade de Carlos Herrera à Lucien dans les Illusions perdues. J'y trouve en direct mon titre de l'année, que tout déjà appelait: « Un effort de poésie ». L'effet désastreux de la semaine passée est effacé.

Jeudi 16 janvier. — Je fais la connaissance de de Tonnac au dîner. Sympathie.

Vendredi IJ janvier. — Notre garage de la rue d'Assas, jadis si encombré, est presque vide maintenant. Après le dîner rue Bréa, grand rangement avec Judith.

Samedi 18janvier. — D* au Val. Anicette nous fait visiter l'Institut Marc Sangnier du 38, boulevard Raspail. Au milieu de l'après-midi, virée chez Picard. J'achète une thèse sur l'im­parfait du subjonctif. Je pense à A Lady Vanishes. Aussi à Albertine disparue. Dîner en tête à tête avec Luc chez Stella Maris.

Dimanche ip janvier. — Le matin, réunion rue Huysmans sur les institutions thérapeutiques à créer. À la sortie, j'apprends la mort de Françoise Giroud.

Après-midi studieux. Je rédige mon article sur XÉloge de l'infini. Je compare le livre aux Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja (Phébus « Libretto », septembre 2002),

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« Gloire de la religion » : « Ce que le divin Hodja accomplit sur le versant de la bêtise, Sollers le réalise du côté de l'in­telligence. Ou encore : Verlaine, sagesse saturnienne ; Sollers, mozartienne. À l'infini (justement), cela converge. Les opposés se détachent d'eux-mêmes et passent les uns à travers les autres, les contraires s'étreignent, et c'est le grand Carnaval de la Docte Ignorance. Leibniz mène le bal, où dansent en se tenant par la main le fatum, la Providence, le Zeitgeisty l'Éternel Retour du même, le hasard et la nécessité, d'autres encore. Le point Oméga du PèreTeilhard se tortille en cadence. »

Je n'écrirai rien sur Giroud sous le coup de l'émotion. Plus tard, indirectement.

Lundi 20 janvier. —Je refais une partie de ma copie sol-lersienne. Ce livre me parle de plus en plus.

Mardi 21 janvier. — « C'est parfait », m'écrit Jo S. Plaisir. Depuis combien de temps personne ne note plus ma copie ? Elle m'invite à avoir des idées.

Mercredi 22 janvier. — Le cours. Éric Laurent termine son exposé, excellent, novateur, sur Kojève et sur la civilisa­tion contemporaine; ce sera pour Élucidation. Je lis et commente mon texte sur Sollers.

Jeudi 25 janvier. — Rédaction.

Vendredi 24 janvier. — Dîner avec Graciela, qui m'a succédé en juillet dernier à la direction de l'Association Mondiale de Psychanalyse. Elle a l'AMP bien en main. Elle prévoit de tenir le prochain Congrès sur une île brésilienne, au large de Bahia.

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Samedi 25 janvier. —Jour de la conversion de saint Paul. Je visite le local de la rue de Chabrol, où l'École de la Cause freudienne s'apprête à ouvrir son Centre de consultation psychanalytique. Le projet a vingt ans. Déjeuner avec L*, qui me donne des indications utiles sur mon manuscrit. Chère L*. Dîner avec Luc, qui part le lendemain pour le Brésil.

Dimanche 26 janvier. — Je rédige cette « Poudre aux yeux » - titre de Labiche - à partir de mes notes et souvenirs, la veille de la remise du manuscrit. Je tombe sur un haïku de Bashô, extrait du Manteau de pluie du singe, traduit du japonais par René Seifert, POF, 1986. Aussi sur Introduction à la sagesse, de Joan-Lluis Vives, Anatolia-Le Rocher, 2001.

« Aux pruniers fleuris L'on en vient à regretter De s'être irrité »

Vives fait de la colère « le plus affreux trouble de l'âme ». Sa description succincte me va droit au cœur : « Quelle obscène altération se lit sur notre visage! tempête! flamme dans les yeux! Grincement de dents! Écume! lividité! Embarras répugnant de la langue ! Cris ! » C'est tout moi. Il est clair que la colère a pour moi valeur erotique. Pourtant, y renoncer.

L'exemple de Lacan. L'affect, enseigne-t-il, ne trouve jamais logement à son gré. Une quantité = x reste flottante. C'est l'objet petit (a)-ffect. On en fait morosité, mauvaise humeur. « Est-ce un péché, ça, un grain de folie, ou une vraie touche du réel ? »

Je propose : une sérénité surnaturelle qui serait l'équiva­lent d'une colère divine. À l'infini, c'est pareil.

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Lundi 27 janvier. — Le texte part par mail chez Verdier et chez Milner. Reste encore à corriger les transcriptions de cours et à écrire quelques textes de liaison.

Mardi 28 janvier. — Dîner avec Jorge. De bon conseil.

Mercredi 29 janvier. — Cours. Un moment de grâce. Je sens que je n'ai pas « parlé en vain », que je ne suis pas seul. Les textes des interventions seront publiés dans Élucidation. J'évoque ce petit texte de Baudelaire que j'ai toujours aimé, « De l'héroïsme de la vie moderne ».

Bobillier passe rapidement à 20 h 30. Remarques fort précises sur le manuscrit. Me propose des coupures, la plupart déjà suggérées par Milner : je les accepte toutes. Cela fera près de 400 pages, m'apprend-t-il. J'imaginais moitié moins, alors que j'avais fait un calibrage succinct au début janvier, et pris en mains le volume du Guide des égarés. Si les corrections du manuscrit sont faites pour lundi 3 février, l'ouvrage sera au Salon du livre, promet Bob.

Jeudi 30 janvier. — Dîner au Vavin en compagnie de Graciela, qui s'en retourne demain à Buenos Aires, et de Judith, qui ne sera pas à l'anniversaire de mon père ce dimanche : elle donne la priorité au Champ freudien.

Vendredi 31 janvier. — Corrections, rédaction.

Samedi Ierfévrier. — Même chose.

Dimanche 2 février. —Anniversaire de P*. Puis, sieste, et sprint final.

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U N EFFORT DE POÉSIE

I$ janvier 2003

Je dis aujourd'hui : « Laissez venir à moi les petits magné­tophones » [rires].

J'espère livrer au public, au début du mois de mars, un petit ouvrage. Ce que je vous présenterai aujourd'hui n'est qu un patchwork assemblé à la hâte, mais les éléments épars qui le composent se trouvent singulièrement s'harmoniser.

Je vous livre le titre du livre. Si surprenant que cela puisse vous paraître, il sera répandu par l'éditeur sous le titre : Splendeur de l'ordre [rires].

Cela est sans doute, pour un fauteur de désordre -comme j'ai la faiblesse de penser que j'ai été, et que je suis toujours-un paradoxe. Ce n'est que dialectique. Il n'y a pas de meilleur rempart de l'ordre, il n'y a pas de source plus pure de l'ordre que le désordre. Corrélativement, l'ordre n'est pas moins nécessaire au désordre.

C'est ainsi que nombre de saints parmi les plus efficaces ont commencé par être de fieffés désordonnés. Ce n'est pas avec de l'eau tiède que se font les grandes choses. Ce ne sont pas des marins d'eau douce qui sont les sages-femmes de l'Histoire. C'est la leçon de Hegel et Carlyle, et de quelques autres avant et après eux, disons saint Paul et Ignace de Loyola, Karl Marx et Lénine.

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I

Ainsi donc, la semaine dernière, j'ai créé une émotion! [rires]

Cela m'est revenu par cent canaux divers, et même quelqu'un a eu le mot de commotion - une locomotion, une loco-émotion [rires]. Peut-être ai-je fait pleurer dans les chaumières quelques cœurs purs. En tous les cas, j'ai fait trembler certains! Je ne dis pas que moi-même, j'étais tout à fait rassuré [rires], étant donné les rumeurs historiques, enfin, qui incitent à la plus grande prudence.

Donc, j'ai vu, je dois le dire, essentiellement une ou deux dames me faire part de leur palpitation à mon endroit - ce qui est toujours agréable [rires], À cette fin, j'ai acheté samedi, par le plus grand des hasards, un objet dont j'igno­rais qu'il existât et qui s'appelle un « carré sèche-larmes », à l'enseigne du Petit Prince de Saint-Exupéry, Der kleine Prinz. Cela m'a permis de m'apercevoir en effet que Le Petit Prince était un livre ésotérique, dont on a extrait pour ce mouchoir - que je n'ai pas encore ouvert, je vais le faire ici devant vous-la phrase : « Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. »

C'est un magasin que je vous recommande, au Carrousel du Louvre, qui est ouvert toute la semaine, et qui est par­faitement achalandé de tas d'objets qui résonnent. Ah non, ce n'est pas tout à fait un mouchoir, c'est vraiment un carré sèche-larmes, car la matière est assez costaud pour éponger vraiment [rires]. C'est écrit en français, en anglais et en allemand aussi. Donc, si vous avez des larmes, des pleurs rentrés, allez au Petit Prince, Carrousel du Louvre, recom­mandez-vous de moi [rires] 9 il y a une charmante vendeuse, très efficace, et cela me fera une bonne réputation sur place.

Créer des émotions, finalement il faut que je l'avoue : j'aime ça. Et on ne crée jamais mieux des émotions que

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lorsqu'on est soi-même dépassé par l'émotion. Cela a été un petit peu mon cas la semaine dernière - jusqu'à écraser un malheureux verre d'eau sous ma poigne de fer, et de constater que ce verre, justement, étant donné la matière dont il est fait, loin de se casser, pouf! il reprend sa forme. Flexible. Inécrasable. J'ai l'intention d'être comme ça. D'ailleurs, je le deviens tous les jours davantage. Un Anglais m'a dit cette semaine qu'il avait rêvé qu'il portait un moskito-net, une moustiquaire. Très bien : portons un moskito-net.

Il y a des références que je n'ai pas creusées cette fois-ci, je le ferai peut-être pour une fois prochaine. Il y a des pré­cédents historiques.

Orson Welles lança sa carrière aux États-Unis avec une émission de radio, juste avant la seconde guerre mondiale, le dimanche 30 octobre 1938, où il réussit à persuader la moitié des États-Unis qu'il y avait une invasion d'extra­terrestres. Panique générale. J'ai le disque, que l'on m'a offert il y a quelques années, et que je n'ai pas encore pris le temps d'écouter.

Moi j'ai réussi, non pas dans la moitié des États-Unis, mais dans cette salle, à déclencher, non pas une panique, mais une interrogation, un malaise - avec un mot - pas plus, à peine dit, un mot évidemment chargé d'histoire. Avec ce seul mot, j'ai créé l'effet extra-terrestre. Quelle leçon!

Ce mot, je vais faire un effort sur moi pour le prononcer, puisque depuis une semaine je n'arrive même plus à le dire. C'est le mot « jésuite » [rires].

2

Dieu sait si mes intentions étaient pures. Mais les inten­tions n'excusent rien, quand on est partisan, comme je le suis, comme, je crois, Lacan l'était, de l'éthique des consé­quences. Mes intentions étaient pures, c'étaient celles de

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faire - et c'était dit de toutes les façons possibles - un canular.

Je ne sais si vous l'avez remarqué, mais le 8 janvier, c'était la Saint-Lucien. Moi du moins, je ne l'avais pas remarqué, mais c'est tombé comme ça. Et je vous ai présenté, en quelque sorte, un Lucien de Lindenberg séduit par un Rosanvautrin.

Comme il arrive, étant donné l'abondance des saints, qu'il y ait plusieurs saints pour un même jour, je me propose d'ajouter un saint à la divine théorie : saint Canular, que désormais on fêtera le 8 janvier, jour du précédent séminaire. D'ailleurs, l'auteur de la Notice dont je vous ai lu le début, s'appelait, je vous l'ai signalé, Delassol-Lunaquet, Lunaquet étant un jeu anagrammatique sur le mot « canule ».

Eh bien, il y a des règles de canular qu'apparemment j'aurais dû vous communiquer pour que ce canular ne vous fasse pas ces palpitations, ne vous inspire pas ces sentiments d'indignité : « Qu'il sait de choses ! Que je suis misérable devant ce savoir! » Canuler est un exercice, un exercice spirituel, un exercice de Witz, où il est de bon ton de faire montre d'une culture mirobolante à des fins de divertisse­ment, délassement et dérision. C'est l'amusement du sage et de l'érudit.

Cela se pratique, le canular, sous d'autres noms, ceux de facétie ou de sotie, depuis la plus haute Antiquité. Il y a YApocolinquintose du divin Claude, qui narre la transforma­tion en citrouille de l'empereur Claude, époux de Poppée. C'est présent chez Rabelais. C'est l'âme de Y Éloge de la folie d'Érasme, qui inspira à Lacan sa prosopopée de la vérité.

La plus récente, peut-être, est à ma connaissance - essayez de vous précipiter en librairie, vous verrez si c'est toujours en vente, si ça ne l'est pas, je demanderai aux éditions Galli­mard de le réimprimer voilà comment je parle [rires] y pour

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me faire plaisir - de Georges Dumézil, un des plus grands esprits du siècle, une « sotie nostradamique », une fantaisie sur les prophéties de Nostradamus, sous le titre : Le Moyne noir en gris dedans Varennes.

Ces mots sont extraits des Centuries de Nostradamus, du quatrain où figure le mot de Varennes. Dumézil démontre qu'on ne peut s'en sortir autrement qu'en y voyant en effet la description de la fuite de Louis XVI, qui s'est fait arrêter, choper, dans la ville de Varennes. Il le démontre exactement comme il démontre toutes ses constructions savantes. Il démontre également, en passant, une petite chose supplé­mentaire, qui est extrêmement savoureuse.

J'ai acheté le livre à l'époque, 1984, je l'ai repris ces jours-ci, je vous conseille à tous de le lire. Résultat : s'il n'est pas épuisé, il le sera!

Donc, ce que j'ai raté, il faut bien le dire, la semaine dernière, c'est ceci. Avec mes jésuites, je voulais faire une entrée d'opéra bouffe, une entrée burlesque, comme une turquerie de Molière. Le Bourgeois gentilhomme, c'est ce que j'ai adoré dès ma plus tendre enfance. Parce que moi, j'arrive à le dire ! J'ai signalé que Nicolas Sarkozy, lui, n'arrive pas à dire « dès ma plus tendre enfance » [rires], il dit « dès ma plus jeune jeunesse » [rires]. Pléonasme.

Moi, j'ai une tendre enfance. Dès ma plus tendre enfance j'ai aimé les turqueries du Bourgeois gentilhomme. Encore un hybride, celui-là! - le bourgeois gentilhomme. Quand le bourgeois est fait mamamouchi, il n'y comprend rien. Le mufti dit : « Star bon Turca, Giourdina ? », les Turcs en chœur : « Hey valla. Hey valla. » Et tous de danser : « Hu la baba la chou ba la baba la da. »

Ma non pas turquerie mais jésuiterie a été gâchée par un ton de colère que j'ai pris, alors que j'avais prévu un ton enjoué. Un ami à moi, brésilien, m'avait dit que j'avais le

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ton gayatOy espiègle - eh bien, c'est ce que j'aurais dû avoir la semaine dernière, mais ce qui me l'a gâché, c'est de m'être emporté contre cette pluie de magnétophones, et puis, derrière, vous n'y êtes pour rien, il y avait la lecture, qui m'a été désagréable, d'un ouvrage que j'ai tellement de mal à regarder que je l'ai fait recouvrir [rires].

3 Depuis ce matin, je suis dans la finition de mon ouvrage,

qui surprendra peut-être de la part d'un personnage aussi sérieux que je passe pour être, si loin du monde, vivant dans un désert peuplé de beaucoup d'amis. Je suis dans le travail de polissage, je donne le coup de fion.

Vous vous rappelez donc que je me suis aperçu que l'article de monsieur Delumeau dans XEncyclopaedia Uni-versalis était incomplet. C'est un conseil que je donnerais : on peut faire mieux, il ne faut pas tenter le diable comme ça. Il est évident qu'une telle encyclopédie ne peut se faire sans le soutien d'un corps de savants éminents, répandus partout. Il n'y a donc pas de scandale. Mais enfin, ce n'est pas tout à fait bien ajusté, et il faudra corriger les rééditions.

Balzac voyait plus loin. La citation est vraiment mer­veilleuse : « Le jésuite le plus jésuite est encore mille fois moins jésuite que la femme la moins jésuite [rires]. Jugez comme les femmes sont jésuites. » Vous trouvez cette citation dans Le Grand Robert. Ce dictionnaire aussi doit être l'œuvre de très grands travailleurs, mais je n'entre pas dans le détail.

J'ai trouvé cela ce matin à dix heures et demie, je n'ai pas vérifié la citation dans l'ouvrage La Femme et l'Amour de Balzac. Et donc, toute cette équipée, épopée, des jésuites, pour en venir à ce sens ravalé qu'a le mot « jésuite » dans la langue française. Quelle misère ! Si la langue a ses splendeurs, elle a aussi ses misères.

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On peut dire à la rigueur que Le Rappel à l'ordre est un livre jésuite, au sens où « jésuite » veut dire « hypocrite », « fourbe ». La langue a toujours raison, mais enfin, ce n'est pas brillant. Je serais capable de dire : « À nous deux, la langue française! » Changeons cette signification-là. C'est une proposition de Balzac : désormais « jésuite » voudra dire « fort ». Enfin, je ne veux pas jouer l'Humpty-Dumpty de la langue française.

J'ai apporté ici l'ouvrage qui m'avait mis en pétard le 2 janvier, je ne veux pas imposer à ma sensibilité la lecture du passage qui me déplaît, nous verrons cela un peu plus tard, j'essayerai de vous en parler d'une façon qui ne vous fasse pas acheter le livre [rires],

4 Avant de passer la parole à Éric Laurent, j'évoquerai très

vite quatre points. Premièrement, la persécution des jésuites, le passage qui manque dans le Delumeau que j'ai trouvé chez Bluche. Un petit mot sur Le Petit Prince. Un petit mot sur saint Luc. Et un petit mot sur Balzac.

Les jésuites. Mon vieux collègue bisontin, monsieur Bluche, n'est pas un progressiste, mais un homme d'un grand savoir. Le Dictionnaire du Grand Siècle qu'il a dirigé est un remarquable instrument de travail. J'avais acheté son LouisXV paru à la Librairie académique Perrin, et on y trouve un petit chapitre sur la persécution des jésuites que vous me permettrez de vous lire à titre informatif.

« Soixante ans seulement, deux générations d'hommes, séparent la bulle Unigenitus (1713) [triomphe ambigu des molinistes acharnés contre Port Royal] de l'abolition de la Compagnie de Jésus par Clément XIV le 21 juillet 1713. La roche Tar-péienne est près du Capitole.

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Entre ces deux dates, la persécution des jésuites dans la France de Louis XV joua un rôle décisif. La chronologie en témoigne : le Très-Chrétien signa en novembre 1764 l'ordonnance supprimant dans son royaume la Compagnie de Jésus, suivi en 1767 par le Roi catholique et le roi de Naples, en 1768 par le duc de Parme. Le Pacte de Famille a connu une application contestable et paradoxale, réunissant dans une mesure anticléricale les nations méditer­ranéennes de la Contre-Réforme.

En cette affaire, Louis XV s'est incliné devant la volonté des parlements, alors que, deux ans plus tard, lors de la Flagellation, il trouvera la force de les morigéner. Le Roi, parlant des religieux sanc­tionnés, n'a pas craint de dire : "Je les renvoie contre mon gré" ; il a craint de venir au secours d'une compagnie jouant dans son royaume un rôle capital. Les jésuites de France étaient 3 500, répartis en 150 établissements. Leurs 85 collèges étaient, ajuste titre, considérés comme les meilleurs. Ils entretenaient l'humanisme chrétien. Ils cultivaient l'humanisme tout court: Voltaire et Diderot comptaient parmi leurs anciens élèves. Ils animaient des confréries, catéchisaient, s'occupaient d'apologétique, éditaient les Mémoires de Trévoux, avaient en charge près de trente séminaires diocésains. Depuis leur apparente victoire sur le jansénisme, ils semblaient irrempla­çables.

Les ennuis de la Compagnie avaient débuté à l'étranger. Le marquis de Pombal les avait fait chasser du Portugal en septembre 1759. Ce geste réjouit les "philosophes" français ; il n'avait pourtant nulle attache avec les idées nouvelles. Pombal avait obéi aux impératifs du régalisme : il trouvait que la Société de Jésus était devenue comme un État dans l'État, lui reprochait de recevoir des directives de Rome; il était irrité par les jésuites du Paraguay, reproches vivants en face des colonisateurs du Brésil. Quoi qu'il en soit, le précédent portugais fut

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vite connu en France, médité et commenté par les longues robes à travers des parlements majoritaire­ment gallicans et souvent jansénistes.

Le Roi, nous l'avons dit, laissa faire à contre­cœur. La Reine, Mesdames et le Dauphin étaient dans le camp des religieux persécutés. Les Choiseul [...] avaient (au contraire) pris parti contre les jésuites, un peu par philosophie, un peu par solida­rité nobiliaire (des passerelles invisibles commen­cent à rapprocher la Robe et la noblesse de cour) [je trouve ça merveilleux, "des passerelles invisibles"] et surtout pour y gagner la sympathie ou au moins la neutralité des parlements. L'affaire des jésuites a rapproché les jansénistes des philosophes, alliance illogique et dangereuse qui va se prolonger jusqu'au temps de la Révolution.

Le renvoi des jésuites [ils seront accueillis en Prusse et en Russie, disent monsieur Bluche comme monsieur Delumeau] atteignit l'Église de France, non seulement dans ses privilèges mais dans sa vitalité et son rayonnement. LouisXV [...] eût dû méditer sur les conséquences structurelles de l'union du Trône et de l'Autel. Depuis Bossuet, depuis que théologiens et juristes ont laissé se mêler la notion de monarchie absolue et celle de droit divin, le Roi était condamné à être solidaire de l'Église. (Au fond, la chose est beaucoup plus ancienne, ainsi qu'en témoignent les serments solennels du sacre.) Diminuant l'Église de France, le renvoi des jésuites [je n'ai pas encore tout pénétré, je sens là un fil que j'ai envie de tirer] ne pouvaient qu'affaiblir la royauté, ou du moins la monarchie. »

La suppression de la Compagnie de Jésus par la papauté l'a sans doute aigrie à l'endroit du pape, émancipée, et a sans doute fait quelque chose pour qu'elle rallie la modernité. Ce sont des hypothèses. Cela dit en pierre d'attente d'une étude qui me semble de nature à éclairer quelque peu des phénomènes tout à fait importants du dix-

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huitième siècle, des trois derniers siècles de l'histoire de France, et sans doute de l'histoire mondiale.

5 Le Petit Prince. Là aussi, ce fut une rencontre hasardeuse, le samedi, qui

me fit reprendre cet ouvrage, que j'ai reçu dans l'édition de « La Pléiade » le 16 février 1957, avec une dédicace.

À ce moment-là je l'aimais bien, je l'ai trouvé un peu mièvre par la suite, je vais le relire, peut-être aurais-je l'oc­casion de vous le commenter dans le fil un peu mystérieux que je suis depuis le début de cette année. Mais ce Petit Prince, ce n'est pas mièvre du tout, si on le voit sous un certain angle. Ah oui, vous savez, c'est la même chose que les Évangiles.

Donc, je citais Y Évangile selon saint Luc. Je citais la fin de la parabole du semeur : « Entende qui a des oreilles pour entendre. » Ensuite, ses disciples demandent à Jésus pourquoi il parle en paraboles. Et Jésus répond ceci, qui est repris dans Le Petit Prince : « À vous il est donné de connaître les mystères du royaume de Dieu. Les autres n'ont que des paraboles afin qu'ils voient sans voir et entendent sans com­prendre. »

Ensuite parabole de la lampe, enfin explication de la parabole du semeur.

Parabole de la lampe : « Personne n'a une lampe pour la recouvrir d'un vase ou la mettre sous un lit. On la met au contraire sur un lampadaire afin que ceux qui entrent voient la lumière. Car il n'y a rien de caché qui ne devienne manifeste ni rien de secret qui ne doive être connu et venir au grand jour. Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez. Car à celui qui a l'on donnera, à celui qui n'a pas on enlèvera même ce qu'il croit avoir. »

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Ce propos final, séparé de son contexte, m'avait jusqu'à ce jour toujours paru mystérieux, m'était resté opaque : pourquoi on ne donne qu'à celui qui a ? Pourquoi on enlève à celui qui n'a pas ? Cela va contre la justice distributive, c'en est l'exact contre-pied. Eh bien, j'en ai eu la révélation aujourd'hui. À celui qui a le secret, à celui qui sait entendre, on donne toujours davantage de paroles, de dits, on le nourrit, on le conforte. À celui qui n'a pas le secret, on enlève même les quelques lumières qu'il pense avoir.

Quelqu'un peut me dire quel est le saint d'aujourd'hui ? Je ferai d'aujourd'hui le jour du saint des Lumières. La véritable opinion éclairée a toujours eu des affinités avec la société secrète, c'est indiscutable.

Ah, c'est la Saint-Rémi. Rémi qui convertit Clovis. La parabole de la lampe nous dit quelle est l'opinion éclairée. L'opinion éclairée est celle qui sait comment entendre et comment voir, et qui se promène donc comme en plein jour là où les autres se promènent comme dans les ténèbres.

Passage suivant : la vraie parenté, la vraie parenté de Jésus. « Sa mère et ses frères vinrent alors le trouver, mais ils ne pouvaient l'aborder à cause de la foule. On l'en informa : Ta mère et tes frères se tiennent dehors et veulent te voir. Et il leur répondit: Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique. » Si on prend cette parole de parabole au sérieux, c'est certainement la parole la plus terrible que je ai jamais eu à prononcer. Et la plus réjouissante aussi.

Et c'est pourquoi on est content de lire la parabole suivante, « La tempête apaisée » : « Or un jour il monte en barque avec ses disciples et leur dit : passons sur l'autre rive du lac. » J'évoquais les copains qui, voyant que c'est irrésis­tible, sautent du côté de la modernité. Ici, ils disent : « Passons sur l'autre rive du lac. »

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« Et ils gagnèrent le large. Tandis qu'ils naviguaient il s'en­dormait. Une bourrasque s'abattit alors sur le lac, ils faisaient oh ! et se trouvaient en danger. S'étant donc rapprochés ils le réveillèrent en disant : Maître, maître ! nous périssons ! Et lui, s'étant réveillé, il menaça le vent et le tumulte des flots. Ils s'apaisèrent. » D'ailleurs je pense à l'instant qu'il y avait une menace de gel terrible lundi, et que l'on a annoncé soudain un redoux formidable [rires]. « Et lui, s'étant réveillé, il menaça le vent et le tumulte des flots. Ils s'apaisèrent et le calme se fit. Puis il leur dit : Où est votre foi ? Ils furent saisis de crainte et d'admiration et se disaient entre eux : Qui est-il donc celui-là, qui commande même au vent et aux flots et qui lui obéissent ? »

Il y a une histoire comme ça dans Blake etMortimer, non ? [rires] C'est à relire aussi.

6 Un dernier mot. Je ne vais pas développer. Relisez les Illusions perdues. Voyez que c'est en résonance

avec saint Luc et avec Le Petit Prince. Le moment où, étant revenu de tout, Lucien se traîne et

s'apprête au suicide, alors paraît Carlos Herrera, Espagnol, comme un certain... comment s'appelle-t-il ? Loyola ? C'est Vautrin déguisé, le repris de justice qui deviendra chef de la police, comme Vidocq.

Le prêtre lui explique certains arcanes du monde. Permettez-moi de vous lire avec le même ton d'élévation que j'ai eu pour l'Évangile ce passage des Illusions perdues qui a toujours été pour moi un joyau énigmatique. Je déchiffre mieux cette énigme aujourd'hui.

« De là, jeune homme - dit Carlos Herrera - un second précepte: ayez de beaux dehors! cachez

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l'envers de votre vie, et présentez un endroit très brillant. La discrétion, cette devise des ambitieux, est celle de notre Ordre, faites-en la vôtre. Les grands commettent presque autant de lâchetés que les misé­rables ; mais ils les commettent dans l'ombre et font parade de leurs vertus : ils restent grands. Les petits déploient leurs vertus dans l'ombre, ils exposent leurs misères au grand jour: ils sont méprisés. Vous avez caché vos grandeurs et vous avez laissé voir vos plaies [...] Si vous vous permettez de petites infamies, que ce soit entre quatre murs. Dès lors vous ne serez plus coupable de faire tache sur les décorations de ce grand théâtre appelé le monde. Napoléon appelle cela: laver son linge sale en famille.

Du second précepte découle ce corollaire : tout est dans la forme. Saisissez bien ce que j'appelle la Forme. Il y a des gens sans instruction qui, pressés par le besoin, prennent une somme quelconque, par violence, à autrui ; on les nomme criminels et ils sont forcés de compter avec la justice. Un pauvre homme de génie trouve un secret dont l'exploita­tion équivaut à un trésor, vous lui prêtez trois mille francs [...], vous le tourmentez de manière à vous faire céder tout ou partie du secret, vous ne comptez qu'avec votre conscience, et votre conscience ne vous mène pas en cour d'assises. [...]

Le grand point est de s'égaler à toute la Société. Napoléon, Richelieu, les Médicis s'égalèrent à leur siècle. Vous, vous vous estimez douze mille francs!... Votre Société n'adore plus le vrai Dieu, mais le Veau d'or! Telle est la religion de votre Charte, qui ne tient plus compte, en politique, que de la propriété. N'est-ce pas dire à tous les sujets : Tâchez d'être riches?... Quand, après avoir su trouver légalement une fortune, vous serez riche et marquis de Rubempré, vous vous permettrez le luxe de l'honneur [...] dit le prêtre en prenant la main de Lucien et en la lui tapotant [comme ça (rires), il faut se représenter les choses, hein ?]

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Que devez-vous donc mettre dans cette belle tête ? Uniquement le thème que voici : se donner un but éclatant et cacher ses moyens d'arriver, tout en cachant sa marche. Vous avez agi en enfant, soyez homme, soyez chasseur, mettez-vous à l'affût, embusquez-vous dans le monde parisien, attendez une proie et un hasard, ne ménagez ni votre personne, ni ce qu'on appelle la dignité ; car nous obéissons tous à quelque chose, à un vice, à une nécessité, mais observez la loi suprême ! Le secret.

— Vous m'effrayez, mon père ! s'écria Lucien, ceci me semble une théorie de grande route.

— Vous avez raison, dit le chanoine, mais elle ne vient pas de moi. Voilà comment ont raisonné les parvenus, la maison d'Autriche, comme la maison de France. Vous n'avez rien, vous êtes dans la situation des Médicis, de Richelieu, de Napoléon au début de leur ambition. Ces gens-là, mon petit, ont estimé leur avenir au prix de l'ingratitude, de la trahison, et des contradictions les plus violentes. Il faut tout oser pour tout avoir. Raisonnons ? Quand vous vous asseyez à une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les règles sont là, vous les acceptez.

Allons, pensa Lucien, il connaît la bouillotte. [C'est une sorte de poker.]

— Comment vous conduisez-vous à la bouillotte ?... dit le prêtre, y pratiquez-vous la plus belle des vertus, la franchise ? Non seulement vous cachez votre jeu, mais vous tâchez de faire croire, quand vous êtes sûr de triompher, que vous allez tout perdre. Enfin, vous dissimulez, n'est-ce pas ?... Vous mettez tout pour gagner cinq louis!... Que diriez-vous d'un joueur assez généreux pour prévenir les autres qu'il a brelan carré ? Eh bien, l'ambitieux qui veut lutter avec les préceptes de la vertu, dans une carrière où ses antagonistes s'en privent, est un enfant à qui les vieux politiques diraient ce que les joueurs disent à celui qui ne

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profite pas de ses brelans : " Monsieur, ne jouez jamais à la bouillotte"... »

Je ne vais pas suivre des conseils pareils, mais il est vrai que je n'ai pas profité de tous mes brelans, je n'ai pas fait profiter mes amis de tous mes et de tous leurs brelans.

« Est-ce vous qui faites les règles dans le jeu de l'ambition ? Pourquoi vous ai-je dit de vous égaler à la Société? C'est qu'aujourd'hui, jeune homme, la Société s'est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l'individu se trouve obligé de combattre la Société. Il n'y a plus de lois, il n'y a plus que des mœurs [c'est très fort cette opposition entre lois et mœurs] c'est-à-dire des simagrées, toujours la forme. [Toujours le semblant.] (Lucien fit un geste d'étonnement.) Ah ! mon enfant, dit le prêtre en craignant d'avoir révolté la candeur de Lucien, [il est candide comme Daniel Lindenberg qui ne comprend jamais les secrets de polichinelle, c'est le terme qu'il emploie] vous attendiez-vous à trouver l'ange Gabriel dans un abbé chargé de toutes les iniquités de la contre-diplomatie de deux rois [...]? Je crois en Dieu, mais je crois bien plus en notre Ordre, et notre Ordre ne croit qu'au pouvoir temporel. Pour rendre le pouvoir temporel très fort, notre Ordre maintient l'Église apostolique, catho­lique et romaine, c'est-à-dire l'ensemble des senti­ments qui tiennent le peuple dans l'obéis­sance. [C'est plus voltairien que Voltaire.] Nous sommes, dit Carlos Herrera, les Templiers modernes, nous avons une doctrine. Comme le Temple, notre Ordre fut brisé par les mêmes raisons : il s'était égalé au monde. Voulez-vous être soldat, je serai votre capitaine. Obéissez-moi comme une femme obéit à son mari. [(Rires) Le malheu­reux, il ne sait pas ce qu'il dit. C'est 1830 et

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quelques.] Voulez-vous être soldat, je serai votre capitaine. Obéissez-moi comme une femme obéit à son mari, comme un enfant obéit à sa mère, je vous garantis qu'en moins de trois ans vous serez marquis de Rubempré, vous épouserez une des plus nobles filles du faubourg Saint-Germain, et vous vous assiérez un jour sur les bancs de la pairie. En ce moment, si je ne vous avais pas amusé par ma conversation, que seriez-vous ? un cadavre introu­vable [il y a l'adjectif, comme dans Le Marxisme introuvable et comme dans un autre livre] un cadavre introuvable dans un profond lit de vase ; eh bien, faites un effort de poésie. »

Voilà, je dis souvent « poésie » cette année, je fais cett< année un effort de poésie. Écoutez, Catherine Bonningu< qui est ici, première gardienne des magnétophones [rires] sans offense à Jacques Peraldi et à d'autres, je prends cec comme le titre de mon séminaire de cette année : « Un effor de poésie. » Je le découvre à l'instant.

« (Là, Lucien regarda son protecteur avec curiosité.) Le jeune homme qui se trouve assis là, dans cette calèche, à côté de l'abbé Carlos Herrera, chanoine honoraire du chapitre de Tolède, envoyé secret de S. M. Ferdinand VII à S. M. le Roi de France, pour lui apporter une dépêche où il lui dit peut-être : Quand vous m aurez délivré, faites pendre tous ceux que je caresse en ce moment et aussi mon envoyé, pour qu'il soit vraiment secret, ce jeune homme dit l'inconnu n'a plus rien de commun avec le poète qui vient de mourir. Je vous ai péché, je vous ai rendu la vie, et vous m'appartenez comme la créature est au créateur, comme, dans les contes de fées, l'Afrite [apostrophe, pas la frite qu'on mange (rires)]cst au génie, comme l'icoglan est au Sultan, comme le corps est à l'âme ! Je vous maintiendrai, moi, d'une main puissante dans la voie du pouvoir,

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et je vous promets néanmoins une vie de plaisir, d'honneurs, de fêtes continuelles... Jamais l'argent ne vous manquera... Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations [du Champ freudien (rires)] j'assurerai le brillant édifice de votre fortune. J'aime le pouvoir pour le pouvoir, moi ! Je serai toujours heureux de vos jouis­sances qui me sont interdites. [Elles ne sont pas si interdites que ça (rires).]

Enfin, je me ferai vous !... Eh bien, le jour où ce pacte d'homme à démon, d'enfant à diplomate, ne vous conviendra plus, vous pourrez toujours aller chercher un petit endroit, comme celui dont vous parliez, pour vous noyer : vous serez un peu plus ou un peu moins ce que vous êtes aujourd'hui, mal­heureux ou déshonoré...

— Ceci n'est pas une homélie de l'archevêque de Grenade ! s'écria Lucien en voyant la calèche arrêtée à une poste.

— Je ne sais pas quel nom vous donnez à cette instruction sommaire, mon fils, car je vous adopte et ferai de vous mon héritier; mais c'est le code de l'ambition. Les élus de Dieu sont en petit nombre. Il n'y a pas le choix : ou il faut aller au fond du cloître (et vous y retrouvez souvent le monde en petit !), ou il faut accepter ce code ! [Je passe un peu.]

Lucien frissonna comme si quelque instrument de bronze, un gong chinois, eût fait entendre ces terribles sons qui frappent sur les nerfs.

— Je ne suis qu'un humble prêtre, reprit cet homme en laissant paraître une horrible expression sur son visage cuivré par le soleil de l'Espagne ; mais si des hommes m'avaient humilié, vexé, torturé, trahi, vendu, comme vous l'avez été par les drôles dont vous m'avez parlé, je serais comme l'Arabe du désert !... Oui, je dévouerais mon corps et mon âme à la vengeance. Je me moquerais de finir ma vie accroché à un gibet, assis à la garrotte, empalé, guillotiné, comme chez vous ; mais je ne laisserais

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prendre ma tête qu'après avoir écrasé mes ennemis sous mes talons.

— Les uns descendent d'Abel, les autres de Caïn, dit le chanoine en terminant; moi je suis un sang mêlé : Caïn pour mes ennemis, Abel pour mes amis, et malheur à qui réveille Caïn!... Après tout, vous êtes français, je suis espagnol et, de plus, chanoine!...

Quelle nature d'Arabe! se dit Lucien en examinant le protecteur que le ciel venait de lui envoyer.

L'abbé Carlos Herrera n'offrait rien en lui-même qui révélât le jésuite ni même un religieux. »

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SOFTLY AS IN A MORNING SUNRISE

Jeudi 13 février. — Relecture des épreuves. Je découvre le livre. Le plus agréable, à écrire un Journal, et peut-être à le lire, est bien de n avoir pas à suivre de plan. Une journée est la durée qui me convient, je n ai pas à trop me forcer pour ne pas changer de ton et d'opinion. Comment cela ? Il est étrange que je m'éprouve si changeant alors que je suis par ailleurs si constant, si obstiné, et que je passe pour un roc. C'est qu'une fois établie sur un sujet la combinatoire néces­saire des opinions possibles, se placer soi-même semble futile. On laisse ça à l'humeur ou à l'habitude, au caprice, au goût. Est-ce que je pourrais être... Lindenberg ? À l'infini, certainement. Les paradoxes de Borges vont dans ce sens. Je parle des opinions. La science, c'est autre chose. Du moins on essaye. Et on espère.

Vendredi 14 février. — Il marcha dans l'obscurité vers un filet de lumière. Eusèbe est une sorte de Théodore cherche des allumettes. La pièce a beau être de Courteline, elle a certai­nement un sens ésotérique, sinon le héros ne porterait pas ce nom (« Don de Dieu »). Il cherche la lumière, dans le vin d'abord. Il veut passer à l'âge adulte. Son père se refuse à lui donner la clé : « Le diable serait là, je ne suis plus un enfant... je sais me conduire dans l'existence ». C'est, en un acte, tout un roman d'apprentissage. Feydeau : « Mais n'te promène donc pas toute nue ! » À qui dit-on cela, sinon à la vérité ?

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Clemenceau paraît à la fin à sa fenêtre, admirant les belles fesses. Churchill disait qu'en temps de guerre, impossible de laisser la vérité se promener sans lui mettre des mensonges pour gardes du corps.

Samedi 15 février. — Oh oui, la vérité est bien gardée, je m'en suis assez convaincu cette année pour relire avec des yeux neufs mes chers traités de non-savoir: celui de Francisco Sànchez, Que nada se sabe, qui date de 1576, et celui d'un anonyme anglais du quatorzième siècle, The CloudofUnknowing, que j'ai curieusement dans une édition espagnole (Madrid, 1972; Swan, 1989). Je sais que je ne sais rien. Tout n'est qu'ombres, sauf ce qu'il y a de mathéma­tiques en ce monde. Et la vérité du cœur.

Dimanche 16 février. — Je songe à la belle étude de Jan Bialostocki sur la symbolique du livre dans l'art, Livres de sagesse et livres de vanités (traduit par Christiane F. Kopylov, Éditions des Cendres, 1993). Le symbole du livre commence par être partout vénéré. Il est sacré. Pour le christianisme, il représente la Parole et le Salut. À partir du treizième siècle, les défunts sont représentés un livre entre les mains, comme Aliénor à Fontevrault. Puis, à partir du seizième le livre représente la connaissance humaine. De là, il prend sa place dans les Vanités. Il se charge d'autres significations encore. Que vaut le signifiant ? Il ne vaut que ce qu'il cerne, enserre, produit, de jouissance. Tout le reste est littérature. C'est la leçon de Zerline : mathème et je t'aime.

Lundi 17 février. — Lisa me fait passer un petit livre de l'équipe Bourdieu publié en 1998, Le « décembre » des intel­lectuels français, chez Liber. On y trouve quelques données sur l'appel de 1995, qui me manquaient. Que restera-t-il de

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cette équipe ? À terme, l'avantage dans les choses humaines est à ceux qui agissent en fonction de l'immortalité. Les vrais catholiques se serrent les coudes, et ce, depuis vingt siècles. Sans doute leur manque-t-il parfois un peu de jus. Qu'à cela ne tienne, ils vont le chercher là où il est. Et ce sont de fins connaisseurs, en matière de jus. À la fin des fins, ils héritent de tout.

Mardi 18 février. — Je fais tourner une dernière fois cet air qui m'aura accompagné dans les moments les plus escarpés de cette rédaction, Softly as in a morning sunrise, joué cool par le Modem Jazz Quartetcn 1951-1952. Qu'ai-je fait, mon Dieu ? Seulement ceci : allumer un projecteur, placer sous les yeux du public certains tours que lui jouent des acrobates, des magiciens, à qui pour un peu on donnerait le bon Dieu sans confession. Voici leurs jeux, voici à quoi ils s'amusent. Eh bien, riez, si le cœur vous en dit.

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NOTES

SOURCE DE NOS EXERGUES

Julien. Provient de son Discours contre Héraclios. Cité par Alexandre Kojève, L'Empereur Julien et son art d'écrire. Fourbis, 1990, p. 22.

Montesquieu. Les trois exergues sont cités dans le Montesquieu par lui-même de Jean Starobinski, Le Seuil, 1953.

Saint-Simon. Début du premier texte de \Anthologie du portrait. De Saint-Simon à TocquevilU de Cioran, Gallimard, 1996.

Renan. Figure sur une page du site de l'Académie des sciences morales et politiques, www.institut-de-france.fr/institut/acamor.htm

Raymond Barre. Extrait du livre cité de Dominique Auffrey. Lacan. Extrait de Télévision, Le Seuil, 1973, p. 28 (il s'agit d'une défini­

tion du saint). Le texte est repris dans Autres écrits, Seuil, 2001. Thomas de Quincey. Extrait des Lettres à un jeune homme dont l'éduca­

tion a été négligée, traduit par Sébastien Marot, José Corti, 1991, p. 86.

MON COURS HEBDOMADAIRE est régulièrement transcrit et archivé par madame Catherine Bonningue. D'autres transcriptions sont réalisées à l'initiative de plusieurs de mes auditeurs. Une publication complète a commencé en espagnol (éditions Paidés).

TEXTES SOUS COPYRIGHT : Gallimard pour Usonie, de Jean Prévost ; Librairie académique Perrin pour Louis XV, de François Bluche; Le Nouvel Observateur pour « Kafka père et fils », de J.-A. Miller.

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TABLE DES MATIÈRES

Avertissement 7

PREMIÈRE PARTIE

Lindenberg Daniel, fameux pamphlétaire français 9

DEUXIÈME PARTIE

Le Neveu de Lacan 61

TROISIÈME PARTIE

Le Journal d'Eusèbe 103

Eusèbe 105 Loin de Lindenberg 115 Comment tirer profit de ses ennemis 127 Mégère Modernité 130 L'égarement de notre jouissance 152 Tombeau de l'Homme-de-gauche 161 Le sacré n'est plus ce qu'il était 167 Du discours de la science 176 Repubblica andThe Law 196 Le destin des marranes 205 Coma et adieu 215 Ingérences 224 Matière grise 235 Vigueur hybride 240 Le génie de la nation 243 Le psychanalyste ne s'autorise que de lui-même 251 Sur Cari Schmitt 256 Le Guide des égarés 270 Petite digression, par Voltaire 288 Le dictateur des aveugles 290 Kafka père et fils 299 Opus Dei 304 Improvisation sur Rerum Novarum 313 Le rêve d'Eusèbe 326 La poudre aux yeux 340 Un effort de poésie 356 Softly as in a morning sunrise 374