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Nikolaï Minski (Минский Николай Максимович) 1855 – 1937 L’IDÉOLOGIE DE LA RÉVOLUTION RUSSE 1918 Paru dans le Mercure de France, t. 126, 16 mars 1918. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Minski - L'Ideologie de La Revolution Russe

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L'Idologie de la Rvolution russe

Nikola Minski( )

1855 1937

LIDOLOGIE DE LA RVOLUTION RUSSE

1918

Paru dans le Mercure de France, t. 126, 16 mars 1918.Pour comprendre les origines et les buts de la rvolution russe, il ne suffit pas den connatre les faits exacts; il faut encore avoir en vue quelques ides gnrales directrices pour mieux sorienter dans le ddale des faits. Car la rvolution russe ne prsente pas un courant unique dont il serait facile de suivre la direction. La rvolution russe est prise entre deux courants diffrents, presque opposs, et se dbat dans une tourmente que les mtorologues appellent un cyclone.

Dun ct, cest un mouvement quon pourrait qualifier dultra-national. Plusieurs nationalits, longtemps opprimes, effaces, dsindividualises par un tat centraliste et jaloux de son unit, se rvoltent contre cet tat, ou plutt schappent de son armature brise, proclamant dabord leur autonomie, puis leur indpendance. Le principe des nationalits triomphe.

De lautre ct, paralllement ce mouvement nationaliste, se dveloppe et saffermit un mouvement internationaliste ou anationaliste, qui nie le principe mme de nationalit et sefforce dannihiler les nations pour les dissoudre en parties composantes, notamment en classes sociales. Ainsi on peut dfinir la rvolution russe comme une rvolte de plusieurs nations contre un tat et dune classe sociale contre toutes les nations. Et cette double bourrasque cyclonienne se produit au milieu de la tempte dune guerre, devant une nation dont toutes les classes sont restes jusqu prsent solidaires avec leur tat dans un but commun de domination, une nation qui tche de profiter aussi bien du mouvement nationaliste qui a dmembr notre tat, que du mouvement internationaliste qui a dsagrg notre nation. Cest avec cette nation de conqurants que nos pacifistes anationalistes sont forcs de composer avant de rsoudre toutes les nations en parties composantes, en classes.

Essayons dabord de dfinir le mouvement rvolutionnaire politique qui a libr du joug du tsarisme lindividualit russe, ainsi que les nationalits agrges la Russie. Plusieurs crivains ont cherch des analogies entre notre rvolution et la grande rvolution franaise. Certes, des points semblables existent toujours entre deux mouvements rvolutionnaires, mais, prises dans leur ensemble, ces deux rvolutions sont aussi diffrentes lune de lautre que le processus de la croissance de ltat franais diffre du dveloppement de ltat russe.

En France, comme chez la plupart des peuples occidentaux, la force de ltat fut la rsultante de la force des individus, des classes, des castes, composant ltat. La prosprit, la grandeur, la vigueur internationale de la France fut toujours en proportion directe de la prosprit, de la vigueur des individus et des classes. Certes, le centre de la force nationale changea souvent de place, se trouvant tantt dans le corps ecclsiastique, tantt dans la classe fodale, tantt dans les communes qui sallient aux rois. Arrive un moment o une nouvelle classe, le tiers tat, se sent assez forte pour arracher le pouvoir aux classes privilgies, parce que les nouvelles formes de production exigent une plus grande libert de lindividu. En tout cas, la rvolution franaise fut la manifestation dune force cratrice nouvelle, dirige contre les parties vieillies de ltat, et non pas contre ltat lui-mme, non pas contre la patrie, reconnue une et indivisible, non pas contre la production nationale.

Nous voyons tout le contraire en Russie, o la force de ltat sest toujours trouve en proportion inverse de la force cratrice des individus et des classes et o la rvolution fut le rsultat et la manifestation non pas dune nouvelle force, mais dune impuissance gnrale de ltat et, par suite, tourne contre ltat lui-mme, contre la patrie.

Do vient donc ce contraste essentiel de deux destines nationales?

Si nous recourons la conception mtaphysique selon laquelle le temps est la catgorie de lesprit et lespace est la catgorie de la matire, nous pourrons dire que lhistoire de lOccident est la fonction du temps, des facteurs proprement historiques, tandis que notre histoire fut modele par lespace, par les facteurs gographiques. Et les impratifs gographiques sont les plus tyranniques de tous, car aucune volont humaine ne peut changer la figuration des continents et des mers. Tout au dbut cependant, lhistoire de la Russie concida avec celle des tats occidentaux. Dans la principaut de Kiew, dans les rpubliques de Novgorod et de Pskov, ctaient les individus libres, les classes fortes qui rglaient la destine de ltat. Mais ds que nous approchons de la priode moscovite, le tableau change et cest ltat qui commence primer et supprimer lindividu et les classes. Lhistoire de la Russie est barre ici par un sillon profond, par linvasion des barbares, par deux cents ans de servage humiliant. lexception du peuple juif, le peuple russe est le seul parmi les nations civilises qui ait port des chanes dont les traces ne seffacent pas. Avodim ohinou esclaves nous fmes, ainsi commence une prire que les juifs rptent chaque anne aprs le repas des Pques. Avodim ohinou, pourrait galement rpter le peuple russe. Lesclavage barbare a suscit chez lui une grande pouvante devant lespace, linsondable espace des plaines sans bornes, des steppes mystrieuses do peuvent surgir des hordes denvahisseurs. Ce fut une hantise qui a subjugu et transform la pense, limagination, le caractre du peuple.

Le manque de frontires naturelles, lloignement des remparts des montagnes et surtout des rivages des mers, tout cela a pos devant le gouvernement moscovite et devant tout le peuple un seul but suprme: vaincre lespace, rassembler les terres, conqurir, avaler toutes les peuplades, toutes les nationalits qui habitaient sur la priphrie de la grande plaine. Les alinistes parlent dune sorte de nvrose, lagoraphobie, o le malade, se trouvant devant un large terrain vide, saisi de terreur, se met courir pour le franchir le plus vite possible. Cette agoraphobie est devenue la caractristique non seulement de notre politique extrieure, mais aussi de notre politique intrieure. Lunit de ltat ce but unique et sacr se symbolisa dans lunit du pouvoir central, de sorte que la personne du tzar est devenue une icne vivante de ltat, une idole laquelle il fallait sacrifier les individus, les classes, tous les centres secondaires et tertiaires de force, qui prsentent toujours une certaine menace lgard de lunit du pouvoir central. Ainsi la force de labsolutisme russe tait base sur la faiblesse des individus et des classes, et cest ici quil faut chercher la cause immanente de notre tragdie de lheure actuelle. Lautocratie tzariste, par sa nature gographique, tait hostile lessence mme du dveloppement historique, au progrs de la science, de lindustrie, tout ce que Bergson a si bien exprim par la formule de lvolution cratrice. Pour crer, lindividu doit se mouvoir dans une atmosphre dune libert relative; or, ltatisme russe tarissait les sources de cration. On se rappelle le mot navrant de Tourgueneff, quand, visitant un muse de culture universelle Londres, il dut constater que, si la Russie nexistait pas ou disparaissait de la terre, pas un objet ne ferait dfaut sur aucun des rayons du muse.

Ce nest pas un acte daccusation que je voudrais dresser post factum contre le tzarisme. Quand on veut comprendre les destines dun peuple, accuser est aussi inutile que disculper. Un tat de choses qui nous parat immoral peut durer des sicles; un tat de choses trs moral peut scrouler rapidement. Lessentiel est de voir si lquilibre des forces dans lequel vivait le peuple tait stable ou instable. Et si la France stait pos en temps utile cette question concernant la Russie, lorientation de sa politique notre gard aurait t tout autre.

Lquilibre des forces en Russie fut instable pour deux causes. Dabord les conqutes gographiques, faites par la violence, sans le contrepoids dune civilisation historique suprieure, crrent autour du centre grand-russien un cercle de haines et de rancunes dangereuses. Plus haut tait le degr culturel de la nation conquise et retenue par force, plus irrconciliable fut son hostilit envers loppresseur. Lexemple de la Finlande et de la Pologne est assez dmonstratif.

Mais linstabilit de lquilibre de ltat russe sexplique surtout par la pression norme, crasante que ltat exerait sur lindividualit russe. Il existe au fond de locan une espce de poissons qui naissent et vivent sous la pression des milliards de tonnes de leau, dforms, aplatis et prsentant laspect le plus bizarre. Cest l peut-tre limage la plus fidle de lindividualit russe telle quelle sest forme sous le poids incommensurable de notre tat. Chaque nouvelle conqute, chaque nouvelle nation enchane ltat augmentait ce poids fantastique, et voil pourquoi les grands rvolutionnaires russes, combattant pour la libert des individus, professrent toujours lautonomie, voire lindpendance des nationalits annexes. Sous le poids de ltat, prit naissance une dualit singulire. En gnral, on peut dire que le peuple russe accepta avec rsignation la maldiction de sa destine gographique, et quand Ivan le Terrible divisa la Russie en deux parties, la zemchtchina, le pays proprement dit, et lopritchina, les renforts de lunit de ltat, quand au nom de cette unit il dcapita les familles de laristocratie boyarde, quand il dtruisit les dernires traces des liberts de Novgorod et de Pskov, le peuple lui pardonna ces crimes et ces ruines parce quil avait vaincu lespace, parce quil stait veng du joug barbare en annexant les Khanats de Kazan et dAstrakan. Avodim ohinou.

Ds lors, la dualit de ltat dme russe saccentua toujours. Tourne vers la vie extrieure de ltat, vers la dfense de ses frontires, de son unit, lindividualit russe manifesta un hrosme sans bornes, une abngation absolue, un complet ddain de la mort. Les cosaques eux-mmes, bien qu pris de libert et fuyant ltat tyrannique, ne trouvrent rien de mieux que de suppler aux frontires naturelles et devenir eux aussi un rempart vivant aux confins de ltat et un instrument de suppression farouche son profit.

Tourne vers la vie intrieure de ltat, de la classe, de la famille, de soi-mme, lindividualit russe, au fond de ltat-ocan, resta souffrante, dforme, dsordonne, inactive, manquant du sentiment centripte de dignit, portant en soi la notion dune infinit absorbante et dispose continuellement se dissiper, sanantir, soublier dans une dbauche ou dans une extase centrifuge et destructive. Lukrainien Gogol, indulgent aux siens, svre aux grand-russiens, nous a montr quelques types de ces individualits anormales dans son pome-aquarium, intitul les mes mortes.Il faut pntrer cette mentalit de lindividu, cras par ltat, si lon veut comprendre notre Dostoevski et Tolsto, qui ont racont la tragdie de lme russe dans la douleur de sa dfiguration, mais aussi dans la gloire de sa transfiguration. Car les grandes souffrances transfigurent lme, comme au fond des eaux o les rayons du jour ne pntrent pas se produit le phnomne de la phosphorescence. Deux fois ce phnomne sest manifest dans lhistoire humaine: chez le peuple juif, o la pression dun destin trop lourd cra la lumire des prophties et la bonne nouvelle du Christ, et en Russie, o linsupportable fardeau de ltat produisit ce quon a appel le mysticisme de lme russe qui a fini par subjuguer jusqu lesprit sceptique dun Gogol. Mmes causes, mmes effets. Mme sentiment dune piti universelle, mme tendance vers une galit de sacrifice, et, hlas mme rsistance lesprit promthen de cration. Ne te soucie pas du lendemain, dit lvangile. Non-activit, non-rsistance au mal, prche Tolsto. Tout le mysticisme russe peut tre rduit dans ce seul mot galit, qui chez le peuple se manifeste pleinement dans quelques sectes religieuses folie extatique, qui toutes admettent que chaque homme peut devenir la rincarnation du Christ. Le moujik, priv par ltat des droits de lhomme, se proclame dieu. Chez les intellectuels, ce penchant vers lgalit cre un mouvement doprochtchenie, une renonciation aux privilges de la naissance et de linstruction, pour se confondre avec les plus humbles. Enfin nous voyons chez Tolsto tout un systme moral et social dgalit, au nom de quoi le grand gnie renonce la science, lart, la beaut. Ce nest plus lgalit cratrice de la Rvolution franaise: un droit gal pour chacun de chercher lingalit des aptitudes et des conditions. Cest un nivellement mystique de tous, cest un royaume de Dieu, o lhomme fils de Promthe na rien faire. Voil notre malheur: nous sommes possds par une soif dgalit fraternelle. Mais le travail intellectuel est une source dingalit. Faut-il voir dans ce mysticisme un trait inn de lme russe, ou nest-ce quune protestation de lindividu contre le tyrannique tatisme galitaire? Noublions pas que Tolsto, en niant la cration intellectuelle, fut lui-mme un crateur infatigable et qu ct du mouvement de loprochtchenie nous voyons chez la jeunesse russe une rue vers linstruction, si bien que la femme russe est la premire qui ait franchi le seuil des hautes ludes.

Mais laissons ces questions brlantes de la conscience russe et remontons la surface pour dfinir de plus prs les conditions de linstabilit de notre tat. Pour sagrandir et se conserver, ltat avait besoin dtre arm; pour fabriquer des armes, il avait besoin dune grande industrie, qui son tour ncessitait la libert de lenseignement. Or cette libert-l, plus encore que les autres, fut rprouve par ltat et perscute par le moyen du million de nagakas de la cosaquerie prise de libert.Pierre-le-Grand comprit quil fallait transformer larmement de la Russie; mais l se borne sa rforme. Il na pas cr les conditions de la libert individuelle ncessaires une grande industrie. Au contraire, par sa table des rangs il a resserr les liens qui asservissaient les individus et les classes aux besoins de ltat; par son Rglement il a tu la vie de lglise en la subordonnant la chancellerie du Synode, prsid par un procureur de ltat. Par ses conqutes territoriales, par son fameux testament, il augmenta et prescrivit daugmenter dans lavenir le poids tatiste qui crasait lindividualit russe. Et voici les rsultats de cet tatisme. Tant que les batailles se gagnaient par le nombre, par la vaillance et lendurance des soldats, ltat russe parut fort et inbranlable. Vous autres Russes, nous disait un jour Jaurs, vous savez mourir, mais vous ne savez pas vivre. Et le grand tribun avait raison. Tant quil suffisait de savoir mourir pour vaincre, le soldat russe resta vainqueur. Mais ds que la grande industrie, ne dans certaines conditions de liberts politiques, eut commenc se mler des armements, ltat tsariste avait vcu. Car jusquau dernier soupir le tsarisme a eu une peur invincible des coles, surtout des coles professionnelles, des sciences, surtout des sciences naturelles, quil semploya annihiler, laide des langues mortes. Il avait une peur encore plus grande des coles primaires. Il considrait lalphabet comme son ennemi mortel, car lalphabet est un sentier qui mne au livre, le livre est un chemin qui mne lide, et lide est une galerie qui aboutit sous le trne, o veille lunit de ltat. Ce que je dis maintenant nest plus de lhistoire, ce sont des choses vues et vcues. Voil ce qui se passa chez nous pendant de longues annes. Arrivait lautomne; une foule de jeunes gens affluait vers les universits, si rares: toute la Lithuanie nen avait pas une seule. Le nombre des candidats dpassait plusieurs fois le nombre des vacances. Enfin les examens passs, les cours commenaient. Un mois, deux mois, puis, soudain, quelque acte infme du gouvernement, par exemple des reprsailles contre les dtenus politiques, soulevait les meilleurs parmi la jeunesse des coles. Surgissait alors une histoire des tudiants, chose que le gouvernement attendait avec impatience. Arrestations, dpeuplement des universits, surpeuplement des prisons et des bagnes. Des centaines de jeunes gens, toujours les meilleurs, rendus inutiles la science, lindustrie, la dfense de ltat. Sait-on que Lnine a t exclu du lyce lge de 16 ans pour la seule raison que son frre avait particip une tentative terroriste? Quon se demande ce que deviendrait la France si on dcapitait ainsi chaque anne ses jeunes gnrations, en les privant de leurs reprsentants les plus nobles, les plus courageux. Et cette slection rebours sest poursuivie chez nous pendant plus dun demi-sicle, telles enseignes que lon trouvera cher nos potes un thme inconnu dans la posie de loccident, le sentiment de la honte de vivre. tre vivant signifia longtemps en Russie tre nglig par la police tzariste ou pargn par le hasard.

Le tzarisme a tout fait pour rendre notre pays dbile, pauvre, inculte. Il la fait pour tre fort, ou du moins pour en avoir lair, car il savait quun gouvernement qui parat fort trouvera toujours des allis qui lui apporteront amiti, prestige, or. Et la France lui a apport tout cela. Il mest arriv de causer sur ce sujet avec quelques Franais distingus, qui mont rpondu que ce ntait pas la France de faire notre rvolution, ou de nous aider la faire. Certes, non. Nous ne reprochons pas la France, au sujet des emprunts, de ne pas nous avoir aids faire notre rvolution, ni mme davoir aid notre gouvernement lcraser. Dernirement un ministre franais dclarait la Chambre que la France avait donn ses milliards la Russie non pas pour affermir le tzarisme, mais pour aider la nation allie construire des chemins de fer. Personne ne doute que telle en effet nait t lintention de la France; mais la Russie avait moins besoin de chemins de fer que de la facult de les construire et des conditions sociales qui font vivre une industrie. Et puis il y avait chez nous les grands-ducs, si grands quils emportaient dans leurs poches des cuirasss entiers, des locomotives et des wagons. Non, nous nadressons la France aucun reproche, car nous comprenons bien quel tait le rle de la France dans cette tragdie de la msalliance rpublicano-tzariste qui porte maintenant ses tristes fruits. Ayant comme voisin un ennemi hrditaire aussi implacable et actif que lAllemagne, la France tait force de rechercher lalliance dun autre grand peuple. Et quand on a affaire un peuple alli, on ne peut traiter quavec son gouvernement, quon veut voir fort et puissant. Nous nadressons la France aucun reproche; mais nous ne pouvons ne pas poser une question: o les hommes politiques franais ont-ils eu les signes, les preuves de la force militaire tzariste? Ou plutt comment nont-ils pas remarqu les signes criants de sa faiblesse? Comment nont-ils pas profit du premier avertissement de notre dernire guerre avec la Turquie, avec la Turquie, qui, dans la guerre actuelle, est considre presque comme une quantit ngligeable, qui nous a cot alors le Gorny Doubniac et les trois Plevnas, et si le troisime Plevna est enfin tomb, il semble quOsman pacha ait t vaincu autant par notre or que par notre fer. Mais le deuxime, le suprme avertissement la guerre japonaise, Tsoushima, Port-Arthur, Moukden! Hlas! lgosme sacr national est aussi aveuglant que lgosme individuel et aussi cruellement chti par limplacable enchanement des faits.

Ces dates des guerres avec la Turquie et le Japon sont fatidiques pour le tzarisme. La premire guerre ayant pour but la libration de la Bulgarie du joug turc commena dans un enthousiasme gnral, sans distinction de classes et de partis. Pour les hommes de ma gnration, cest le souvenir le plus flamboyant de notre jeunesse. Enfin la Russie allait combattre pour la libration dun peuple! Mais dautant plus amre fut notre dception, quand, aprs une guerre difficile, le tzarisme eut dvoil en Bulgarie sa politique habituelle envers les nations faibles, tombes sous son influence. Aussi, quand la Bulgarie, rachete par notre sang, nous eut tourn le dos, nous nemes pas mme le courage den vouloir aux Stamboulovistes de leur ingratitude. Nous comprmes que, du point de vue de la libert, le rle du tzarisme dans les Balkans tait fini.

Mais le rsultat le plus grave de cette guerre, ce fut lcroulement du prestige militaire de ltat. La rvolution leva la tte. Se sentant menac, le tzarisme, pouss peut-tre par les conseils perfide de lAllemagne, entreprit la guerre ou, comme on disait alors, lexpdition contre le Japon. Jai eu loccasion de lire les procs-verbaux des conseils secrets o, en prsence du tzar, les autorits militaires discutaient les chances de cette guerre, dont le succs paraissait certain. Ctait de linsouciance, de la lgret, de lignorance inimaginables. Un gnral mettait lopinion que ce ntait pas la peine de dclarer la guerre aux petits Nippons, mais quil suffisait de saisir quelques officiers japonais sur le Yalou et de leur administrer une bonne bastonnade.

Aprs la dfaite, les jours du tzarisme et de lunit de ltat taient compts. Tout le monde avait la certitude que le premier choc abattrait le tzarisme, mais on comprenait aussi que ce choc ne viendrait pas du dedans, cause de la cosaquerie prise de libert, qui fustigea a mort, coups de nagakas, la rvolution de 1905. Depuis ce moment, toute la Russie librale ne caressa plus quun seul rve, un seul espoir, celui dune nouvelle guerre, dune guerre quelconque, avec nimporte qui et contre qui que ce ft. Et comme le baromtre de la politique internationale marquait que lorage viendrait probablement du ct des Balkans, nos partis prirent une altitude paradoxale. Les partis monarchiques, ordinairement des piliers du panslavisme, manifestrent alors une indiffrence trange lgard du slavisme. Lannexion de la Bosnie et de lHerzgovine ne les choqua nullement. Au contraire, les partis radicaux se dvoilrent subitement des fanatiques du slavisme. Les intentions des uns et des autres taient claires. Les patriotes, assagis par la guerre japonaise, priaient Dieu de les laisser en paix. Les radicaux rptaient une autre prire: Seigneur, envoyez-nous un casus belli! Et quand, sur lultimatum la Serbie, la guerre, contre les vux et contre les intrts du tzarisme, eut clat, ce fut dans la Russie librale une ivresse de joie, une jubilation sans pareille, joie, hlas, qui se doublait dun pur dfaitisme, la joie que devait prouver Samson en sentant lcrouler sur lui ldifice qui allait ensevelir ses ennemis.

Ici se pose une grave question. La Russie se trouva en guerre sans le moindre but concret. Le but de la France sappelait lexpulsion de lenvahisseur du territoire national, celui de lItalie le Trentin, lAngleterre dfendait la neutralit de la Belgique, lAmrique la libert de son commerce et le principe dmocratique. Seule la Russie navait rien dfendre contre lAllemagne, rien non plus lui demander.

On naime pas chez nous les Allemands, mais lantipathie nest pas un motif de guerre. Jusquau rgne dAlexandre III, lAllemagne passait pour notre allie officielle. Nous avions longtemps vcu aux dpens de la pense et de la science allemande. Nous tions disciples de Schelling aux annes 20 du sicle pass, de Hegel aux annes 40, des Moleschott et Buchner vers les annes 60, de Karl Marx depuis lors jusqu nos jours. Nous navions pas de colonies, et quelque grande que ft notre soif de lespace, elle tait depuis longtemps compltement assouvie.

Et les Dardanelles? dira-t-on. Dabord au moment de la dclaration de guerre, la question des Dtroits nexistait pas, et mme aprs lintervention de la Turquie elle paraissait incertaine, car lide dopprimer une nouvelle nation nous inquitait et nous savions, dautre part, que notre arrive Constantinople ne serait agre par nos allis qu contre-cur. cette poque, hsitant entre les impratifs de lhistoire et ceux de la gographie, je rsolus, pour dgager ma conscience, de faire ce sujet une petite enqute en France et je madressai cet effet divers hommes politiques, dans lespoir que leurs rponses encourageantes maideraient peut-tre raviver lopinion russe. Les rponses qui me parvinrent furent, comme il fallait sy attendre, incertaines, hsitantes. Telle, par exemple, la rponse de M. Clemenceau. Il estimait qu lheure actuelle (avril 1915), en pleine guerre, une discussion ce sujet serait encore prmature; la question pose en soulevait dailleurs beaucoup dautres, qui auraient demand de longs dveloppements. la fin de cette lettre, M. Clemenceau exprimait la conviction que par des concessions rciproques une entente durable stablirait entre les allis.

Comme on le voit, le seul but qui pourrait nous guider dans cette guerre brillait dune lumire assez douteuse. Et encore je le rpte au moment de la dclaration de guerre cette faible lueur ntait-elle mme pas allume.

Si la Russie librale voyait le but de la guerre dans la guerre mme, dans la dfaite attendue et espre du tzarisme, pourquoi le tzarisme contre ses intrts et sa volont avait-il accept la guerre? Le point dhonneur de la Serbie ne pouvait pas lmouvoir aprs lexprience bulgare; toute la politique slave de la Russie des dernires annes faisait prvoir quelle conseillerait la Serbie de se soumettre lultimatum autrichien sans restrictions. Pourquoi donc a-t-elle accept la guerre?

Deux hypothses se prsentent. La premire, cest que la Russie tzariste, selon son habitude, ne savait rien des prparatifs et des forces allemandes, et croyait navement dans la possibilit de vaincre lAllemagne, avec laide de la France, car le concours anglais paraissait alatoire, de sauver son prestige militaire et dcraser la rvolution.

Mais il y a une seconde hypothse. Le tzarisme peut-tre non le tzar lui-mme, mais la camarilla qui entourait la tzarine, lAllemande, sous linfluence de Raspoutine, le cercle nfaste des Miassoidoff, des Soukhomlinoff, connaissait trop bien les prparatifs du Kaiser, avec lequel on marchait dun pas gal dans le but commun dcraser la France. Pour le Kaiser, ctait le premier pas vers la domination mondiale; pour le tzarisme, ctait le seul moyen de vaincre la rvolution en crasant une fois pour toutes le foyer des liberts. Pour cela, il fallait que lAllemagne ft forte et que la Russie se crt forte. Et pendant que Soukhomlinoff trompait le tzar en affirmant que nos arsenaux regorgeaient darmements, le Kaiser htait fbrilement ses armements rels. Il forgeait dans les souterrains dEssen ses grosses Berthas pour loffensive, ainsi que les mitrailleuses et les fils barbels pour la nouvelle tactique de guerre de tranches, grce laquelle linvasion se ferait pas de gant, et le recul par des mouvements descargot, comme un proverbe russe dit de la mauvaise maladie quelle entre par kilos et sort par grammes. Et quand tout fut prt, le Kaiser, confiant dans la neutralit de lAngleterre, fit signe ses agents russes pour que ceux-ci, pesant sur la crdulit du tzar, le dcidassent ne point reculer devant la guerre et par cela mme attirer la France dans la fournaise. En entreprenant cette partie sre, le Kaiser avait choisi, comme on dit aux checs, le gambit Serbie, comme il pouvait choisir le gambit Agadir ou tel autre. On spculait sur la loyaut, sur le sentiment dhonneur de la France, comme, deux ans aprs, Sturmer spcula, dans le mme but, sur la loyaut de la Roumanie.

La France a t trahie, et il est naturel quelle recherche les auteurs de la trahison, les tratres. Mais elle ne les trouvera pas facilement. On naccusera pas de trahison le peuple russe, le gros de notre arme, ces paysans illettrs qui, au commencement de la mobilisation, ne savaient au juste si on les ferait combattre aux cts de la France ou contre la France, qui nont jamais vu une carte de gographie, qui nont jamais entendu parler de lAlsace-Lorraine, des dtroits, des colonies et qui, aprs trois ans de guerre, sans but prcis, sans munitions suffisantes, aprs avoir perdu dix millions de tus, de blesss et de prisonniers, sont tombs en dfaillance.

On nappellera pas tratres davantage nos intellectuels, nos cadets, nos radicaux, pas mme nos socialistes de la dfense nationale, nous tous qui sommes les victimes de cette trahison autant que les Franais. Si la dfection russe peut coter la France la vie de ses fils, elle nous a dj cot une guerre civile, la destruction de nos villes, la ruine gnrale, lemprisonnement de nos hommes politiques, et nous qui sommes rests en France, nous ne sommes que des journalistes sans journaux, des diplomates sans gouvernement, des patriotes sans patrie. Pour avoir droit lamiti de la France, nous navons mme pas besoin den appeler son indulgence, il nous suffit de montrer que nos intrts sont aussi solidaires aujourdhui quils le furent toujours, et mme plus encore, car maintenant nous avons un ennemi commun de plus, les bolchevik.

Enfin on ne nommera pas tratres les bolchviki eux-mmes, car leur plus grande vertu est leur fidlit absolue, aveugle leurs paroles, leurs crits de jadis, leurs ides, leurs utopies. On ne trahit pas la parole des autres.

Non, on ne trouve pas les tratres, parce quau moment o la trahison se manifesta, les vrais tratres avaient quitt larne.

Il faut les chercher au moment de lexplosion de la guerre, Tzarsko-Selo, o lunion anormale a engendr lenfant monstrueux. Quon songe un moment ce qui aurait pu arriver ni le plan du Kaiser avait russi, si lAngleterre tait reste neutre, si lAllemagne avait conserv la mer libre et si la France navait eu pour allie que larme de Soukhomlinoff et la diplomatie de Protopopoff et de Sturmer. Quon pense cela, et on conviendra que la rupture de la paix souffle par le Kaiser au tzarisme fut sa plus odieuse provocation, le plus grand crime de lhistoire, un crime qui heureusement a chou en raison mme de sa monstruosit. Trop confiant dans sa force, le criminel a march trop bruyamment travers la Belgique et la lourdeur de ses pas a veill la gardienne des mers. Le jour o lAngleterre est entre en guerre doit tre ft comme lanniversaire dun vnement qui a sauv la libert du monde.

Jai dit quavant la dclaration de guerre la Russie tait dfaitiste. La Russie dmocratique escomptait la dfaite comme la fin du tzarisme; la clique tzariste y voyait la fin du principe rpublicain. Mais ds le commencement des oprations, lattitude de la Russie dmocratique changea compltement. La guerre souhaite et survenue ntait pas une guerre quelconque, mais une guerre aux cts des deux plus grandes dmocraties du monde. On se disait que cette intimit avec les dmocraties referait peut-tre au tzarisme lui-mme une nouvelle mentalit, quelle le purifierait. Lamour pour la France lemporta sur la haine envers le tzarisme. Les cruauts allemandes nous montrrent combien avec la dfaite de la France la vie humaine perdrait de beaut et de bont. On comprit que la victoire allemande serait la fin du principe dmocratique. Un miracle saccomplit, et nous tous pour qui jusqualors le mot de patriotisme sonnait faux et creux, nous sommes devenus et nous nous sommes dclars patriotes; nous tous qui appartenions aux partis de gauche, et non pas seulement des cadets, des radicaux, mais des social-dmocrates comme Plekhanoff, des social-rvolutionnaires comme Avksentietf. Les jeunes sengageaient dans larme, les ans faisaient de la propagande patriotique, propagande non officielle, mais ardente et sincre. Et cependant le ver du dfaitisme nous rongeait au cur, malgr notre volont, malgr nos sacrifices. Ctait un tat dme quon pourrait dsigner par un mot russe intraduisible, cher Dostoevsky le mot nadryv, un effort de la volont contre soi-mme. Notre patriotisme fut un fruit savoureux et beau, mais malade, et cest pourquoi il est tomb avant lheure.

Entre temps, linvitable saccomplissait. Dans cette guerre industrielle par excellence, la Russie tzariste ne pouvait viter ni les retraites sans munitions, ni la douleur et la honte de linvasion. Un grand industriel franais, M. Andr Citron, me disait nagure quavec 5000 ouvrires et ses 1500 ouvriers, il fabriquait autant de munitions que toute la Russie avec ses 180 millions dhabitants. Enfin le peuple russe a vu de ses yeux ce que ctait que ltat russe, et dans cette rvolution dimpuissance disparut la dernire raison de la guerre. Lindividu russe ainsi que les peuples retenus par le tzarisme se sont enfuis de ltat qui croulait, comme des prisonniers se sauvent dune prison en flammes.

Il ne faut pas croire que la discipline de larme russe ait disparu subitement la suite de tel ou tel prikaz ou de telle ou telle propagande. Elle svanouit delle-mme, car la patrie reprsente par les chefs nexistait plus, et qu dfaut de ltat, tomb en poussire, lindividu navait rien dfendre. Le paysan, louvrier se sont trouvs face face avec leur misre, moins lillusion de la grande patrie qui les faisait supporter cette misre, moins le sentiment dune grandeur infinie extrieure qui les ddommageait de ltroitesse de leur vie civique et individuelle. Leur me meurtrie tait possde simultanment dune soif de vengeance pour des sicles de souffrances inutiles et dun espoir mystique dune vie nouvelle, dune justice nouvelle. Et pendant que Kerensky les exhortait continuer la guerre commence par le tzarisme, survinrent les bolchviki, porteurs de la promesse de vengeance et dun ordre social nouveau.

Quelques Franais tmoins oculaires des vnements russes, comme M. Georges Weil, nous ont fait des bolchviki un portrait peu flatteur et mon avis encore moins ressemblant. M. Weil nous a parl des agents allemands, des cyniques qui voudraient passer pour des fanatiques. M. Weil se trompe. Pour des fanatiques, les bolchviki sont des fanatiques assez authentiques. M. Weil, comme la plupart des Franais, a observ les bolchviki sur un plan politique en rapport avec les intrts franais ou allemands, tandis que le bolchvisme est un mouvement purement social, ou mystico-social, une tentative de la lutte finale, chante par lInternationale, du grand Umsturz prophtis par Marx. Pour les bolchviki, il ne sagit ni de lAllemagne, ni de la France, ni de la Russie, mais des riches et des pauvres, du proltariat et de la bourgeoisie. On reprsentait Trotsky et Lnine comme des agents allemands travaillant pour le roi de Prusse. Est-ce que labolition de la discipline militaire est dans lintrt de lAllemagne? Est-ce que la suppression de la proprit prive, le partage des terres est agrable au Kaiser? Est-ce que les bolchviki nont pas envoy leur Flambeau dans les tranches allemandes? Est-ce que les dernires grves en Allemagne sont une comdie, ayant pour but de tromper les Allis? Sans doute, lAllemagne voulait profiter du bolchvisme pour ses propres buts, comme le bolchvisme voulait tirer son avantage de laventure allemande. Le calcul des uns et des autres ntait pas compliqu. LAllemagne dsirait conclure une paix spare avec les bolchviki ou faire semblant de la conclure pour dsorganiser le front russe, pour annexer les provinces dest, et pour jeter toutes ses armes contre le front occidental. Les bolchviki dsiraient conclure cette paix afin davoir les mains libres et des forces disponibles pour la lutte intrieure contre la bourgeoisie, contre les cosaques. Les Allemands se disaient: Attendez! Ds que la paix sera signe, nous aurons raison de votre anarchie. Si vous sabotez votre pauvre industrie, tant mieux pour la ntre, qui en profitera. De leur ct, les bolchviki se disaient: Attendez! Ds que la guerre sera finie, nous tordrons le cou notre bourgeoisie et alors votre proltariat suivra notre exemple. On se demande si les bolchviki ont touch de largent allemand. Sans aucun doute. Les Allemands ont pay pour dissoudre larme russe; les bolchviki ont pris largent pour abattre limprialisme allemand. Chacun croyait avoir enlev une batterie ennemie pour la tourner contre lennemi. Chacun se croyait le plus rus.

On peut comprendre pourquoi un Franais, proccup des rsultats funestes que la paix spare russe prsente pour son pays, ne voie dans laction bolchviste que lintrigue allemande, dautant plus que pour la plupart des Franais le bolchvisme est un phnomne nouveau apparu avec la guerre. Mais pour nous, les bolchviki sont de vieilles connaissances, et nous savons que, dans la thorie et dans la pratique, ils sont rests aujourdhui ce quils taient lpoque o lAllemagne les poursuivait et les expulsait de son territoire comme de dangereux ennemis.

Jai eu personnellement loccasion de connatre Lnine de prs comme collaborateur principal du journal Novaa Jizn, que javais fond avec Gorki en pleine rvolution de lautomne 1905. Si je dis deux mots de mon programme, cest pour faire ressortir laltitude de Lnine. Jtais convaincu alors et je le suis toujours que le rgne de la bourgeoisie, du ventre dor, doit cder la place un ordre social plus idal, mais que, contrairement la doctrine de Marx, le proltariat lui seul ne pourra jamais se librer sans le concours des reprsentants du travail intellectuel. Pour conjuguer les efforts de ces deux aspects du travail humain contre les exploiteurs de lun et de lautre, je suis entr en pourparlers avec Gorki, auquel jai cd la moiti de mes droits. Le journal devint lorgane officiel du parti socialiste, mais la rubrique de philosophie sociale tait confie exclusivement ma direction. Hlas, notre collaboration dgnra bientt en une polmique intrieure, qui aurait fini je ne sais comment, si le gouvernement, au bout du premier mois, navait mis fin lexistence du journal. Jappris aprs, tant dj en prison, quon mincriminait de dtenir un stock considrable darmes et de munitions. Cest Lnine qui, mon insu, avait converti le local de la rdaction en un arsenal clandestin.

Pendant ce mois dactivit, dans nos dlibrations quotidiennes, jai bien pu observer lhomme. Ctait un fanatique de la violence, doubl, comme tous les rvolutionnaires russes, dun mystique de lgalit. Il aimait rpter: Je suis un marxiste taill en pierre; il aurait pu dire: coul en fonte. Dune intelligence lourde, toute consacre une seule ide, orateur et polmiste sans lgance, il donnait cependant limpression dun chef par lindomptable force de sa haine. Quand il parlait de ladversaire bourgeois, sa face mongole prenait une expression assez inquitante. Mais plus encore que les bourgeois, il excrait les intellectuels. Le mot d intellectuel tait dans sa bouche la plus grosse injure. Par sa soif de destruction, il aurait pu tre anarchiste, mais il manquait pour cela dimagination. Sa lourdeur linclinait vers lmeute discipline, vers un proltariat rvolt, mais obissant au parti, et il confondait dans la mme haine les anarchistes, les syndicalistes, les parlementaires, produits galement abhorrs de lintelligence. Le bolchvisme fut chez nous, aprs le tzarisme et le tolstosme, le troisime bourreau de lesprit crateur. Lheure de la collaboration du travail intellectuel avec le travail manuel navait pas encore sonn cette poque-l.

Aprs la rvolution, Lnine sinstalla ltranger o il mena une campagne acharne contre les menchviki, dont le chef tait Martoff. Tous deux se traitaient avec peu dgards. Ce sont des spcialistes du chantage et de la calomnie; ce sont les socialistes du parti Stolypine, crivait Lnine en parlant de Martoff et de ses amis du Golos. Martoff, de son cot, accusait les organisations bolchvistes dtre des centres de provocateurs, de malfaiteurs, de voleurs. Tous deux se jetaient la tte lpithte danarchistes. Anarcho-blanquiste, disait Martoff en parlant de Lnine. Anarcho-syndicaliste, lui renvoyait Lnine. Tous deux saccusaient mutuellement dtre des intellectuels. Le fond de cette polmique est digne dattention. Les menchviki, aprs louverture de la Douma, tendaient lactivit lgale, aux syndicats ouvriers, tandis que Lnine et ses acolytes ne reconnaissaient que la violence des rvolutions, les souterrains des complots et des conspirations. Lnine parlait du Parti comme linquisition parlait de lglise. Pereat la classe ouvrire, pourvu que le Parti soit sauv, car, affirmait-il, le mouvement ouvrier, dtach de laction du parti rvolutionnaire, samincit et frise la bourgeoisie.

Il est curieux de constater qu cette poque (1910) Lnine tait plus prs de Plekhanoff que de Trotsky, quil traitait en ennemi. Trotsky fut le diplomate du socialisme russe, lintermdiaire et le pacificateur entre bolchviki et menchviki. Cest sur son initiative que les deux fractions ont conclu en 1910, au plenum du comit central de lorgane du parti, un armistice, encore plus prcaire que celui conclu par lui Brest-Litovsk.

On peut facilement concevoir la folle joie qui dut envahir lme rvolte de Lnine lexplosion de la grande rvolution. Enfin la parole de Dieu allait saccomplir! Lnine comprit du premier moment tout lavantage de la situation. Maintenant ou jamais! dut-il se dire, car maintenant, le proltariat de tous les pays, grce la guerre mondiale, est arm de fusils, de mitrailleuses, de canons. La concidence de la guerre mondiale avec la rvolution russe, ctait la chance unique pour le succs de la lutte finale, le moment prdestin qui peut-tre ne se rpterait jamais. Il fallait se hter pour entrer dans la terre promise. Et ds quil eut mis le pied en Russie, Lnine se sentit le plus fort de tous, et il ltait en ralit. La Russie tait livre par la rvolution aux mains des socialistes, et, du point de vue du socialisme intgral, Lnine tait le plus logique, le plus consquent, le plus fidle soi-mme. Car cest une alternative qui nadmet pas de compromis: ou la lutte des classes, ou la lutte des nations. Le socialisme europen mconnaissait cette vrit et les congrs socialistes internationaux approuvaient le principe des nationalits, tout en restant fidles au dogme de la lutte des classes. Cest cette contradiction qui a permis la social-dmocratie allemande de voter les crdits de guerre le 4 aot 1914. Seuls les bolchviki, professant la lutte des classes, dclaraient que la lutte des nations tait une trahison envers le socialisme, de mme quHerv, acceptant la lutte des nations, tait forc de renoncer la lutte des classes et de substituer la Victoire la Guerre Sociale. Les autres les Plekhanoff, les Avksentieff, qui prchaient un patriotisme marxiste, se trouvant entre les deux rives, taient condamns limpuissance. Leur grand argument que ctaient les Allemands, les socialistes allemands, qui staient jets sur la France paisible, cet argument, vrai par lui-mme, perdait de sa force chez nous, o le commencement de la guerre tait communment attribu au tzarisme abhorr.

En outre, comme je lai dit, il y avait des points communs entre le marxisme rvolutionnaire et le mysticisme galitaire russe. Il faut remarquer que la morale de Tolsto et celle des bolchviki ont presque les mmes formes, quoique peintes en couleur diffrente. Mme but: le nivellement gnral, la ngation de la culture, des nationalits, lapothose du travail manuel, le ddain pour le travail intellectuel. Autres moyens: rvolte active, au lieu de la rvolte passive. Il est mme possible quentre le pacifisme paisible de Tolsto et le pacifisme farouche des bolchviki existe une relation de cause effet: cest parce que la morale tolstoenne damour et de piti na produit aucun effet pratique que les bolchviki ont recouru aux moyens de violence et de haine. Comme le Doppelgaenger de Heine qui, montrant sous le manteau la hache ensanglante, lui dit: Je suis laction de ta pense, on peut dire que le bolchvisme est le rve tolstoen devenu cauchemar. La guerre des classes dclenche par les bolchviki rpondait simultanment lidal russe dune galit mystique et au commandement final du manifeste communiste de Marx: Les communistes dclarent ouvertement que leurs desseins ne peuvent tre raliss que par le renversement violent de tout ordre social traditionnel. Aux classes dirigeantes trembler devant lventualit dune rvolution communiste.

Certes, nos autres sections du socialisme, tout en acceptant lvangile du manifeste communiste, combattaient Lnine, en dmontrant que le moment de cette rvolution communiste ntait pas arriv, que ltat actuel de lindustrie russe sopposait encore la dictature du proltariat. quoi les bolchviki, avec beaucoup de force, rpondirent:

Que ctait prcisment cet tat prcaire qui tait favorable la lutte finale. Un tat conomique plus dvelopp devait prsenter trois obstacles au pouvoir du proltariat: une classe de la petite bourgeoisie citadine, une classe de paysans propritaires attache la proprit prive et enfin de riches syndicats ouvriers qui, devenus capitalistes, sopposeraient la dfaite du capitalisme. En Russie, ces trois obstacles nexistaient pas encore: la petite bourgeoisie tait impuissante, les syndicats taient ltat dembryons et, enfin, les paysans navaient pas encore profit de la loi Stolypine, leur permettant de convertir la possession communale en possession prive.

Telles sont les raisons et les causes de la force bolchviste. Ayant accept la doctrine marxiste selon laquelle seule la lutte des classes serait une ralit historique, tandis que le patriotisme national serait invent par les classes dirigeantes pour berner le proltariat, ayant accept cette doctrine, les bolchviki y sont rests fidles jusqu la fin. Mais tre fidle une doctrine ne veut pas dire tre fidle la vrit. Et comme, en effet, les nations ne sont pas des fantmes, mais les plus grandes ralits historiques, la vrit chasse devait revenir, et elle est revenue dans les conciliabules de Brest-Litovsk, o le bolchvisme sest trouv face face avec la question des nationalits. La rvolution russe a libr non seulement les ouvriers et les paysans, mais aussi de nombreuses nations qui veulent saffermir dans leur entit nationale, englobant toutes les classes, en opposition au bolchvisme ouvrier contre lequel elles mnent une lutte sanglante.

Comment sortir de cette impasse? Pour Lnine, ctait bien simple: Bah! raisonnait-il, cdons temporairement aux Empires centraux les Polonais, les Lithuaniens, les Lettons, les Esthoniens, les Livoniens, pourvu que nous achevions chez nous luvre de la rvolution sociale, qui demain ou aprs-demain, notre exemple, clatera en Allemagne et librera le monde entier. Car Lnine, ressemblant encore une fois Tolsto, ne reconnat que la force de lexemple.

Mais en agissant ainsi, Lnine se heurte au sentiment de toute la dmocratie russe, pour laquelle le droit des nations disposer de leur sort, ou, comme on dit chez nous, lautodfinition, proclam par le gouvernement provisoire de Kerensky, est devenu un dogme intangible. Nous avons vu que lasservissement des nationalits qui habitaient autour de la plaine grande-russienne fut la principale raison dtre gographique de lautocratie russe. Par contre laffranchissement de ces nationalits, la suppression du fardeau qui crasait lindividualit russe est devenue la grande raison dtre historique de la rvolution russe. Cest ici, ce point de rencontre du principe de nationalit avec la ngation marxiste des nations que sest produit le mouvement cyclonien dont jai parl. Comment sortir de ce tourbillon?

Alors arrive le diplomate, le pacificateur Trotsky, qui, dans une brochure sur le programme de la paix, reconnat sinon le droit des nations la dfense contre lenvahisseur, du moins la vie. Lentit nationale, dclare Trotsky, est le foyer vivant de la culture, comme la langue nationale est son organe vivant, et cette valeur, les nations la garderont pendant une srie indfinie de priodes historiques. Voil un langage que Lnine doit condamner comme intellectuel. Mais la pense de Trotsky est tortueuse, faite de dtours et de cercles. Tout en reconnaissant le principe de lentit nationale, il le subordonne une condition pralable, la suppression des frontires conomiques et lorganisation des tats-Unis dEurope. Cette organisation dpendrait dune autre condition pralable, du triomphe du socialisme intgral, qui, son tour, exige laffranchissement pralable des nationalits, car Trotsky raille les rvolutionnaires simplistes (entendez, Lnine et ses amis) qui croient que le socialisme rsoudra seul tous les problmes. Ainsi Trotsky sagite dans un cercle dides contradictoires. Si Lnine fut toujours hypnotis par sa foi aveugle dans le soulvement prochain des ouvriers allemands (quil stigmatise maintenant, des nom de Judas et de Cans), Trotsky ressemble plutt un hypnotiseur. Sans foi profonde quelconque, il cherche blouir, frapper limagination. Il raille Lnine et en mme temps il veut se concilier avec sa politique, il dfend devant lAllemagne le droit des nations, pour biaiser, pour temporiser dans lespoir de soulever la dmocratie allemande contre le gouvernement allemand et surtout afin dattirer vers le bolchvisme la classe ouvrire de nos nationalits. Ces deux buts ont paru tre un moment partiellement atteints, par les mouvements ouvriers dans les empires centraux et par la cration dune Rada bolchviste Kharkov. Mais dun autre ct, la politique de Trotsky a aggrav lhostilit de tous ceux qui entendent conserver leur unit nationale, entre autres de la Rada nationaliste de Kiev, dont un dlgu na pas manqu de percer jour lintention de Trotsky, en lui dclarant Brest-Litovsk: Vous dfendez devant ltranger les nationalits pour les tuer par votre politique intrieure.

Enfin le geste de Trotsky Brest-Litovsk, son refus de souscrire aux exigences allemandes en mme temps que sa dclaration de la fin de la guerre et la dmobilisation unilatrale de larme, est un geste russe par excellence. La Gazette de lAllemagne du Nord eut raison de parler dune nouvelle nigme de Trotski, de quelque chose de nouveau, dinconciliable avec les mthodes jusquici employes pour terminer une guerre. Oui, ctait une nigme, ctait le principe tolstoste de la non rsistance au mal, employ dans lintrt dune propagande rvolutionnaire. Et il fut vraiment curieux de voir les plus militants parmi les militants mettre en pratique le rve de Tolsto et en dmontrer labsurdit sociale.

Pour le moment, Lnine est rest le triste vainqueur, et cest son nom qui demeurera pour toujours li la plus honteuse paix de lhistoire moderne. Mais les vnements se prcipitent avec la vitesse dun film amricain. Nous navons pas prophtiser sur leur dveloppement. Ce qui nous importe, cest den comprendre le sens et den tirer la leon. Dans cette collision entre les classes et les nations, le marxisme rvolutionnaire a rvl son erreur fondamentale, qui est la prtention de donner tout le pouvoir exclusivement au travail manuel sans laide du travail intellectuel. Le travail manuel est vraiment anational; pour tourner la machine, on peut tre turc, ngre, chinois. Les proltaires de tous les pays peuvent non seulement sunir, mais sinterchanger. Autre chose est la cration intellectuelle. Elle tient au gnie national comme un fruit larbre. Ces gnies ne sont pas interchangeables et si, par exemple, les Allemands se vantent dtre des organisateurs, les Franais se sont rvls pendant des sicles comme des formateurs, des crateurs de formes, dans la politique, dans les arts, dans la littrature, dans la vie quotidienne. Les gnies nationaux sont immortels, et je veux croire que le gnie national russe ne sombrera pas non plus dans la tourmente bolchviste. Mme travers cette tourmente, travers les horreurs dune guerre civile, les assassinats, les pillages, je veux discerner un idalisme sincre tromp par une doctrine fausse. Nous sommes les victimes de lespace implacable. Nous avons souffert trop longtemps. Mais peut-tre que de la nuit de nos souffrances, travers laurore de sang et de violence, surgira tout de mme un jour nouveau, et non seulement pour nous, mais pour le monde entier. Le gnie national russe nest ni organisateur, ni crateur de formes, mais il na pas peur du sacrifice et va jusquau bout, mme dans ses erreurs. Il a dclanch un mouvement qui est vou la dfaite, si le travail intellectuel ne sunit pas au travail manuel, et qui peut changer la face du monde si cette union se fait.

Et qui sait, peut-tre que ce qui na pas t fait chez nous sera ralis ailleurs. Nous ntions pas prpars la tourmente; les autres le sont. Car le vrai pril bolchviste nest pas sur le front. Jusqu prsent les Allemands nont remport aucune victoire l o ils ont rencontr une rsistance suffisante morale et industrielle. Ils ne la remporteront pas encore cette fois-ci.

Le vrai pril bolchviste consiste dans le dchanement sur locan russe dun orage qui peut se rpercuter sur tous les ocans et sur toutes les mers, menaant demporter les valeurs intellectuelles. Il faut prendre des mesures. Lexemple de nos malheurs sera peut-tre utile tous. Il faut mener une guerre dides. Il faut opposer la doctrine du proltariat et de la bourgeoisie la vraie doctrine du travail manuel et intellectuel et de la domination tatiste et capitaliste. Et dans cette autre guerre les Russes et les Allis redeviendront de nouveau des frres darmes, des frres darmes intellectuels.

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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 12 dcembre 2012.

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