Miren Béhaxétéguy

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  • Miren BHAXTGUY

    Domaine de Comptences 2

    Conception et conduite du projet ducatif spcialis

    MMOIRE

    Comment l'ducateur spcialis et l'usager de drogue

    se saisissent-ils d'un sujet aussi protiforme que la sexualit ?Un exemple en CAARUD

    Diplme d'tat d'ducateur Spcialis

    Juin 2013

  • SOMMAIRE

    Introduction p. 1

    1re partie : Les questions de sexualit, une des missions de lducateur

    spcialis en CAARUDCadre de mon intervention ducative p. 3

    1 Le concept de rduction des risques p. 3

    2 Le CAARUD, son cadre lgal et ses missions p. 4

    Des spcificits p. 5

    Un lieu de vie pour la journe p. 6

    Le personnel - Les services proposs p. 7

    3 Une mission spcifique : la rduction des risques en matire de sexualit p. 8

    Dimension sanitaire p. 8

    Dimension globale p. 9

    Au CAARUD p. 10

    2me partie : Toute personne a une sexualitProfil des usagers et impacts sur l'approche de la sexualit p. 11

    2.1 Des usagers de drogues p. 11

    Impacts de la consommation de crack p. 11

    2.2 Des personnes prcaires p. 12

    Impacts de l'errance p. 13

    Impacts de l'activit prostitutionnelle p. 14

    2.3 Des personnes afro-caribennes p. 15

    Impacts des reprsentations culturelles p. 15

    2.4 Des hommes htrosexuels p. 17

    Impacts des reprsentations sexues - Regard sur les hommes p. 17

    Regard sur les femmes - Regard sur les homosexuels masculins p. 18

  • 2.5 Des personnes p. 19

    La sexualit, une affaire publique, daffect, daltrit p. 20

    3me partie : Comment l'ducateur spcialis et l'usager de drogue se

    saisissent-ils d'un sujet aussi protiforme que la sexualit ?Une dimension de la relation ducative : l'entretien individuel en rduction des risques lis

    aux pratiques sexuelles p. 21

    1.2 Mon intention ducative gnrale p. 22

    3.1.1 Sexualit et risque : messages de prvention classiques p. 23

    3.1.2 La conduite risque : une question drangeante

    p. 26

    3.1.3 Sexualit et plaisir : reconnaissance de l'altrit

    p. 27

    1.3 Mon appropriation des moyens mobilisables et ses ajustements p. 29

    3.2.1 Les moyens humains p. 29

    L'ducateur spcialis p. 29

    Les autres professionnels et partenaires - L'quipe des ducateurs p. 30

    Les usagers, acteurs et personnes ressources p. 33

    3.2.2 Les moyens matriels p. 35

    Matriel et outils p. 35

    Lieux et cadre p. 36

    3.2.3 Les moyens langagiers et corporels p. 37

    La parole p. 37

    Les mots p. 38

    Au-del des mots p. 39

    La posture corporelle p. 41

    3.2.4 Les moyens temporels p. 42

    Conclusion p. 44

    Bibliographie

  • Introduction

    Au-del des objectifs de reproduction, les besoins sexuels reprsentent

    une recherche de plaisir, une confrontation avec l'altrit et l'expression de ressentis

    dont la ncessit fluctue en fonction de chacun 1.

    Dans le cadre de mon stage de 2me anne de formation d'ducateur spcialis auprs

    d'adolescents en placement d'urgence, je me suis trouve de nombreuses reprises confronte

    des questions de sexualit. Les jeunes m'interpellaient, souvent lors de temps informels, sur les

    mthodes de prvention contre les maladies sexuellement transmissibles ou les moyens de

    contraception, mais galement sur des questions plus larges portant sur l'intimit, les limites, le

    plaisir. Tant que mes connaissances lies mon exprience et ma formation me le permettaient,

    je leur rpondais spontanment, et lorsqu'elles s'avraient insuffisantes, je les orientais vers des

    partenaires, tels que le Planning familial, ou une association de prvention la sant.

    De manire plus formelle, j'ai t encourage par mes collgues lors de ce stage

    questionner certains jeunes, lorsque nous nous inquitions par exemple de savoir si l'un d'entre

    eux glissait vers la prostitution, ou si un autre parvenait percevoir les jeunes femmes derrire

    ses nombreuses conqutes sexuelles.

    Mon questionnement a commenc merger lorsque des membres de l'quipe m'ont fait

    part de leur positionnement quant ma posture professionnelle. Pour eux, rpondre aux

    questions de sexualit n'tait pas du ressort de l'ducateur mais du ressort des partenaires

    spcialistes du sujet. J'ai eu beaucoup de mal adopter ce positionnement qui m'tait demand,

    car je ne comprenais pas l'intrt, pour l'usager, de diffrer une rponse sur des sujets aussi

    sensibles, importants, personnels. J'tais d'autant plus surprise que l'on me demandait l'inverse

    de les questionner de manire assez frontale et directe sur des sujets problmatiques.

    Pourquoi tait-ce plus facile pour les ducateurs d'aborder les questions de sexualit dans

    leur dimension problmatique, et plus difficile de les aborder lorsqu'il s'agissait d'voquer des

    pratiques sexuelles ou la notion de plaisir ? J'ai eu le sentiment de franchir une frontire

    invisible, lie l'intimit, voire aux tabous, que chacun d'entre nous se construit sur ce sujet.

    Lorsqu'ensuite j'ai intgr, pour mon stage responsabilit en 3me anne de formation,

    un Centre d'Accueil et d'Accompagnement la Rduction des risques pour les Usagers de

    Drogues (CAARUD), j'ai imagin que les questions lies la sexualit seraient plus faciles

    aborder. Dans le cadre des missions de cette structure, et au regard de sa double activit, la

    rduction des risques lis l'usage de drogue, et aux pratiques sexuelles, il me semblait que les

    ducateurs seraient l'aise pour en parler avec les usagers, et vice-et-versa.

    1 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 69

  • Parler de leur consommation avec des usagers de drogue s'avre de fait relativement

    simple. En effet, ceux-ci connaissent mieux que moi les effets des produits2, les usages, les

    rseaux, la sensation de dpendance et de plaisir. Mon intervention consiste alors les

    accompagner dans leur usage, en les informant sur les pratiques alternatives plus scure et sur

    l'existence de matriel usage unique distribu gratuitement, pour les aider rduire les risques

    sanitaires lis leur consommation. Et lorsqu'ils manifestent le dsir d'entamer des dmarches

    sociales, mdicales, sociales, professionnelles ou lies l'hbergement, je les soutiens et les

    guide.

    Parler de sexualit avec ces mmes usagers s'avre par contre plus dlicat. Du seul point

    de vue sanitaire, nombreux sont les outils permettant de les informer de l'impact de telle toxique

    sur leur sexualit et les prises de risques associes, ou de ceux lis une pratique sexuelle.

    Et pourtant, malgr l'existence de ces outils, il n'est pas toujours ais d'aborder les

    questions de sexualit dans un cadre individuel. Lorsque je propose un usager de prendre des

    prservatifs et qu'il les refuse, que me renvoie-t-il et qu'est-ce que j'en comprends ? Cela peut

    signifier qu'il en a dj en sa possession, ou qu'il n'a pas actuellement d'activit sexuelle, ou alors

    qu'il a une activit sexuelle mais qu'il ne souhaite pas que moi, stagiaire ducatrice femme, je le

    sache, ou encore qu'il connat les mthodes de prvention mais qu'il n'en a cure, etc. Une

    acceptation de la part d'un usager me questionne tout autant : sait-il bien s'en servir ? En

    prend-il uniquement pour me faire plaisir ? En prend-il pour que je ne doute pas de l'existence de

    son activit sexuelle ? L'interroger et tenter d'tablir un dialogue sur les raisons d'une acceptation

    ou d'un refus, pour mieux adapter mes propositions et conseils, ncessite de ma part un

    ajustement dlicat ce que la personne me renvoie ou essaye de me renvoyer.

    Poser le cadre de lintervention ducative en CAARUD me permettra dans un premier

    temps, dinscrire mon travail ducatif dans son contexte lgal, et de prsenter les enjeux de sant

    publique spcifiques autour des questions de sexualit.

    Janalyserai ensuite limpact des conditions de vie particulires du public rencontr au

    CAARUD sur mon approche de ce sujet. Jinterrogerai galement les reprsentations l'uvre

    dans la relation autour de ces questions, d'une manire large mais non exhaustive, en m'appuyant

    sur des exemples concrets3 et des apports thoriques.

    Je consacrerai la troisime partie de ce mmoire la manire dont je me suis saisie, en

    tant qu'ducatrice spcialise en formation, des questions de sexualit. Ce projet a pris la forme

    d'entretiens individuels, dont j'ai tent de questionner le contenu et le cadre : de quoi parle-t-on ?

    Quels espaces et quels temps y contribuent ? Quel a t mon positionnement professionnel ?

    2 Appels aussi, drogues, toxiques ou substances psychoactives3 Tous les exemples en italique sont des extraits du journal que j'ai tenu pendant mon stage de 3me anne, et par

    souci de confidentialit, les noms des usagers ont t anonyms.

  • 1re partie : Les questions de sexualit, une des missions de l'ducateur

    spcialis en CAARUDCadre de mon intervention ducative

    .11 Le concept de rduction des risques

    La politique de rduction des risques (RdR) lis la toxicomanie est apparue dans les

    annes 80 avec l'pidmie du SIDA. Fonde sur l'acceptation de l'usage de drogues, et

    considrant qu'il ne peut disparatre par simple volont politique, son objectif tait de limiter la

    transmission des infections (type hpatites et VIH4) chez les usagers-injecteurs de drogues.

    Elle a par la suite tendu la prise en charge des usagers pour les considrer dans leur

    globalit, en prenant en compte les diffrents risques sociaux et sanitaires inhrents aux produits

    consomms, aux pratiques de consommation, lenvironnement et au cadre de vie des

    personnes. Il ne s'agit donc plus de ne proposer des soins qu' ceux dcids arriver

    l'abstinence, mais d'largir le champ d'action des politiques sociales une grande proportion des

    usagers de drogues ignore jusqu'alors, proportion souvent la plus marginale et donc la plus

    dsespre.

    Ce concept figure dans la loi franaise depuis 2004 o sont ajouts trois articles la loi

    de sant publique5. Il s'inscrit dans une dmarche pragmatique de sant publique qui considre

    que les contextes de consommation sont au moins aussi dterminants que les produits eux-

    mmes. () Elle propose d'apprendre vivre avec les drogues, en domestiquant leur usage et en

    promouvant la notion de mesure en complment de la seule abstinence. Le contexte de

    consommation devient la cible d'une palette d'intervention qui propose, selon la demande de

    l'usager, de consommer moindre risque, de diminuer sa consommation ou de se sevrer 6.

    Un dcret dtermine le rfrentiel national de rduction des risques pour les usagers de

    drogues7. Il se fonde sur certains concepts et valeurs : le renoncement un idal d'radication

    des drogues, la dmarche de proximit (aller la rencontre et prendre l'usager l o il en est dans

    son parcours), le non-jugement moral des pratiques d'usage ainsi que la responsabilit et la

    participation des usagers 8. Pour les usagers de drogues, ces concepts et valeurs portent une

    relle reconnaissance de leur statut.

    4 Virus de lImmunodficience Humaine5 Loi n2004-806 du 9 aot 2004, Articles R3121-33-1 D3121-33 du Code de l'action sociale et des familles6 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, p. 397 Dcret n2005-347 du 14 avril 20058 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, p. 38

  • Ils sont ainsi assurs de ne pas tre jugs sur leurs consommations ni sur leurs pratiques

    dans les structures qui les accueillent. Ils sont enfin responsabiliss, et donc reconnus dans leur

    statut de citoyen . En effet, la rduction des risques leur ouvre un nouveau statut : des

    acteurs et des partenaires incontournables de la lutte contre le VIH et les hpatites. Leurs

    connaissances multiples (sur les effets des produits, les modes de consommation, les lieux de

    consommation, les codes culturels spcifiques partags par certains groupes d'usagers de

    produits psycho-actifs...) constituent des atouts essentiels pour identifier les besoins spcifiques

    des personnes consommatrices et trouver les solutions les plus adquates pour prserver leur

    sant 9.

    Sans l'appropriation par les usagers eux-mmes de leur sant, un effet pervers existe,

    point par Michel Guillaume dans les annes 90 dans ses recherches sur ce que pourrait produire

    une prvention de type unilatrale ou descendante. La prvention devient un instrument de

    normalisation sociale et fait de la prservation de la sant une nouvelle norme sociale dont la

    transgression, par la prise de risque, compromet son objectif premier ; cet cueil peut tre vit

    par une autre approche de la prvention qui vise une rappropriation, par les individus, de leur

    sant. Elle suppose un renversement radical du rapport tabli, au travers de la prvention, entre

    les institutions, les agents qui la pratiquent et les individus 10.

    Si les usagers ne s'emparent pas directement de ce sujet, soutenus par les institutions, ils

    peuvent tre amens directement ou indirectement ne rechercher que la transgression d'un autre

    type de norme sociale qui leur est impose.

    L'une des clefs de la russite, permise par la rduction des risques en matire de

    prvention, repose en effet aujourd'hui sur l'appropriation de ses outils par les usagers, lorsque

    les quipes ducatives les y encouragent. Un va-et-vient rgulier s'opre ainsi entre eux et les

    structures, puisque pour les plus marginaliss, les quipes ducatives et pluridisciplinaires vont

    leur rencontre, et pour les autres, ils se rendent directement vers les structures qui leur sont

    dsormais ddies.

    .12 Le CAARUD, son cadre lgal et ses missions

    Les missions des Centres d'accueil et d'accompagnement la rduction des risques auprs

    des usagers de drogues (CAARUD) sont fixes par le dcret n2005-1606 du 19 dcembre 2005,

    et relvent du Code de l'action sociale et des familles.

    9 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, collectif, Dunod p. 4910 Sida : faons et malfaons de la prvention, Michel Guillaume, in Dynamique psychosociale de la prvention :

    sida et toxicomanie, collection Connexions n59, ditions Ers, 1992, p. 12

  • Au nombre de sept, ces missions sont les suivantes :

    accueil collectif,

    accueil individuel,

    accs aux droits sociaux,

    accs au soin,

    veille sanitaire,

    mdiation extrieure, proximit,

    distribution de matriel de prvention et de rduction des risques en matire d'usage de

    drogues et de pratiques sexuelles.

    Afin de permettre aux boutiques (appellation dans les annes 90) de se structurer en

    CAARUD et de bnficier du financement par l'assurance-maladie, une circulaire11 est

    promulgue.

    Des spcificits

    Le CAARUD o j'ai effectu mon stage responsabilit est l'une des structures d'une

    association loi de 1901, cre en 1972. C'est un lieu d'accueil dit bas seuil , en ce sens qu'il se

    fonde sur un bas seuil d'exigences envers les usagers : pas de violence, pas de commerce, pas de

    consommation, et respect de la loi, tel est le cadre qui leur est propos. Ce bas seuil se dfinit en

    opposition aux hauts seuils d'accs et d'exigence des dispositifs traditionnels de l'poque (centres

    de soins et postcures), qui n'entreprenaient des soins qu' condition que l'usager entre dans une

    dmarche de sevrage. En CAARUD, les usagers sont accepts tels qu'ils sont , ce qui sous-

    entend quils peuvent s'y rendre sous l'emprise de produits.

    Il s'agit galement d'un accueil dit de premire ligne , reposant sur les principes

    d'inconditionnalit, d'anonymat, de gratuit et de libre-adhsion. Il est accessible aux usagers de

    drogue prcariss et marginaliss, qui ne trouvaient pas de structure o ils taient accepts quel

    que soit leur tat. Comme le prcise bien la circulaire susnomme, ces lieux ne visent pas une

    prise en charge des problmes de dpendance et ne sont pas, ce titre, confondre avec les

    centres de soins en ambulatoire. Ils constituent davantage une aide la vie quotidienne d'usagers

    de drogues actifs.

    Le CAARUD comporte trois services : deux sont des accueils de jour (espace mixte et

    espace femmes), et un va la rencontre des usagers en soire (antenne mobile). J'ai travaill sur

    les trois services, mais ai consacr l'essentiel de mes accompagnements aux usagers de l'espace

    mixte, qui accueille environ 100 personnes par jour.

    11 Circulaire n2006-01 du 2 janvier 2006

  • Un lieu de vie pour la journe

    Accueillir sans condition daccs ou contreparties pralables (rendez-vous, engagement

    vers le soin, formulation dune demande), cest choisir de travailler dans une relation dgale

    humanit avec les usagers, tout en utilisant ses comptences professionnelles : accueillir, couter,

    informer, partager, changer, orienter, soigner. En cela, la localisation des CAARUD est choisie

    justement pour se situer proximit des lieux de vie, derrance et/ou de consommation des

    usagers.

    La priorit du travail ducatif est mise sur le r-tablissement dun lien qui puisse leur

    permettre de renouer avec la socit (accs aux soins, aux droits sociaux). Ce lien est possible

    lorsque lducateur parvient instaurer une relation de confiance, ce qui suppose un travail sur

    un temps long, respectant la temporalit de lusager.

    Le CAARUD, dans les services quil propose et dans lagencement des lieux, est pens

    pour favoriser la possibilit dtablissement de liens. Il est dailleurs clairement identifi et

    envisag par les usagers comme un lieu de vie pour la journe. Aprs avoir pass la nuit dehors,

    ils peuvent venir ds le matin se poser, au chaud, et rien ne leur sera demand en contrepartie.

    Les usagers linvestissent rellement comme tel : ils participent son entretien ; ils

    branchent le poste-radio, entonnent les chansons les plus connues, esquissent des pas de danse ;

    les tableaux quils ralisent dans le cadre de latelier arts plastiques sont accrochs aux murs ; ils

    laissent leurs papiers importants dans le bureau rserv cet effet ; certains visionnent des films

    sur un poste de tlvision Ils prennent du temps pour se poser, se reposer, prendre soin deux.

    Je navigue dans ce climat bien souvent convivial, en me rendant disponible, en restant lcoute,

    et en cherchant rpondre au mieux aux demandes formules.

    Je veille particulirement ce que les relations entre les usagers stablissent dans la

    bienveillance. Les exceptions cette atmosphre conviviale existent, mais je mattendais ce

    quelles soient beaucoup plus frquentes, au vu de la forte tension qui les habite

    individuellement, et du nombre important de personnes reues quotidiennement. Certains

    usagers, beaucoup investir le CAARUD comme leur maison, considrent que tout leur est

    d et acceptent difficilement un refus. Des conflits extrieurs sont parfois ramens dans le

    CAARUD ; la hirarchie de la rue galement. Enfin, nous savons que beaucoup dentre eux ont

    des armes (couteaux, cutters, lames) dans leurs poches. Notre vigilance est donc constante.

    Une certaine autorgulation existe entre eux dans le rglement des conflits. Et lorsquun

    usager menace un ducateur, la raction est quasi-automatique : ce sont les autres usagers qui

    viennent reprendre lagresseur pour le raisonner.

  • Ils sont pleinement conscients que ce moment pass dans la structure leur offre du rpit,

    une pause, dans un quotidien agit et inscure. De ce fait, ils respectent d'autant plus le cadre de

    vie collective du bas seuil cites ci-dessus qu'ils en ont t de surcrot l'initiative12.

    Il sagit donc pour les ducateurs, et pour moi, de porter clairement le cadre de cet accueil

    collectif, et de le faire respecter. Lorsque nous dcidons dune exclusion temporaire, deux

    ducateurs prennent immdiatement les usagers concerns en entretien pour leur en expliquer les

    raisons. Une reprise sous la mme forme est toujours ralise lorsque cet loignement prend fin.

    Je me sens pour ma part tout fait scurise dans le CAARUD, car les usagers

    manifestent des gards et une bienveillance importante envers lquipe.

    Le personnel

    Le personnel de l'espace mixte comprend sept ducateurs, une infirmire diplme d'tat

    et une chef de service. D'autres professionnels compltent le dispositif : un mdecin, un

    podologue et une assistante sociale.

    L'quipe des ducateurs est particulirement htrogne. Elle est constitue d'hommes et

    de femmes, de tous ges (25 59 ans), de diffrentes cultures (africaine, maghrbine, caribenne,

    europenne), de toutes formations (universitaires, psychologues, moniteurs ducateurs et

    ducateurs spcialiss). Les personnels sont amens prparer leur VAE (validation des acquis

    de l'exprience) afin d'obtenir le Diplme d'Etat d'Educateur Spcialis. J'aborderai en 3me

    partie de mon mmoire l'intrt que prsente une telle htrognit dans la relation aux usagers

    sur les questions de sexualit.

    Les services proposs

    L'organisation du travail est tournante sur les diffrents postes lis aux services proposs

    aux usagers, qui dcoulent directement des sept missions gnrales fixes par dcret13.

    L'accueil collectif : les usagers peuvent prendre une collation le matin (pain, fromage, jus

    de fruits), boire du caf et du th toute la journe, rchauffer leurs plats dans un four micro-

    ondes leur disposition. Ils peuvent aussi tout simplement sasseoir sur une chaise, se reposer,

    discuter avec dautres usagers ou avec les ducateurs. Ils ont galement accs un ordinateur, et

    peuvent y consulter leurs emails, couter de la musique, chercher des informations.

    12 Loi de 2002-2 rnovant l'action sociale et mdico-sociale, sur la concertation des usagers et l'organisation des prestations proposes

    13 Dcret n2005-1606 du 19 dcembre 2005

  • L'espace hygine : les ducateurs font des lessives et schent le linge des usagers. Ces

    dernier peuvent galement prendre une douche, se rafrachir, et entre eux se rendre des services

    comme se couper les cheveux, passer la tondeuse. Du petit matriel dhygine leur est fourni

    (brosse dents et dentifrice, rasoir et mousse raser, gants de toilette en papier) ainsi que des

    serviettes et du savon liquide. Ce cadre est propice pour aborder avec eux ltat de leur corps, de

    leurs pieds, et les orienter le cas chant vers des spcialistes.

    Le bureau de rduction des risques : dans ce bureau est entrepos le matriel de rduction

    des risques distribu aux usagers, ainsi que de nombreuses plaquettes dinformation reprenant les

    messages que nous sommes susceptibles de leur dlivrer. Cet espace permet, de par son cadre

    intime et contenant, de raliser des entretiens sur la consommation de lusager et/ou sur ses

    pratiques sexuelles.

    L'orientation : chaque usager est reu individuellement pour raliser des dmarches

    administratives sa demande. Il peut sagir de mettre jour des papiers (tat-civil, sant,

    allocations), dorienter vers un hbergement ou des associations de domiciliation, de prendre des

    rendez-vous, ou mme simplement de passer des appels personnels.

    Le ple sant : linfirmire les accueille toute la semaine, paule dans sa mission par un

    mdecin prsent deux fois par semaine, et par un podologue. Elle ralise les premiers soins lis

    des blessures, le suivi de certaines pathologies, lorientation des usagers vers des structures plus

    adaptes par rapport leur demande. Elle est galement en lien avec les associations venant

    raliser ponctuellement des dpistages, et avec une quipe de liaison psychiatrique sectorise,

    partenaire important dans notre apprhension dusagers prsentant des pathologies mentales.

    .13 Une mission spcifique : la rduction des risques en matire de sexualit

    Dimension sanitaire

    Cette mission est confie aux CAARUD par dlgation ministrielle. Il s'agit de la

    prvention en matire de transmission de maladies et infections sexuellement transmissibles, et

    de l'orientation des usagers vers le dpistage et le soin, lorsqu'ils en font la demande.

    Lhpatite B (VHB), est la premire hpatite tre apparue. Elle se transmet par voie

    sexuelle et sanguine. Le virus VHB est trs rsistant lair libre donc le risque de transmission

    est plus lev que pour le VIH par exemple. La vaccination est un moyen efficace de prvention.

  • Lhpatite C (VHC) est la deuxime hpatite avoir t identifie. La contamination se

    fait essentiellement par voie sanguine, le risque de contamination par voie sexuelle est infrieur

    1%. Ce virus est particulirement rsistant et contaminant. Il nexiste pas de vaccination pour

    cette infection, mais des traitements.

    Le VIH peut tre transmis par voies sanguine et sexuelle. Il est souligner que les risques

    de transmission sexuelle du VIH sont moins frquents mais le sont nanmoins davantage parmi

    les usagers de drogues (y compris dalcool) que dans la population des non-consommateurs.

    Notons galement que 16% des usagers de drogues diagnostiqus sropositifs au VIH par

    an sont issus de limmigration. Ceci montre la ncessit de dvelopper et dadapter les pratiques

    de rduction des risques auprs des populations en tenant compte de leurs spcificits, afin de

    leur faciliter le dpistage et laccs aux moyens de se protger.

    Ibrahim est g de 26. Cest un rcent consommateur de crack, quil a dcouvert par curiosit et par

    dsuvrement en France, ne connaissant jusqualors que le cannabis quil fumait lorsquil vivait au Sngal. Il en

    est arriv depuis moins de 6 mois quand je le rencontre au CAARUD. Suite un entretien ensemble, il manifeste le

    dsir de pratiquer un dpistage, souhaite que je laccompagne au Centre de Dpistage Anonyme et Gratuit

    (CDAG). Les usagers sy rendent gnralement seuls, mais je pressens que a lui est ncessaire. Et en effet,

    malgr un niveau de franais correct, je ralise que lui sont remis sur place des documents dinformation quil ne

    comprend pas, ainsi quune enqute anonyme dont il ne comprend pas les termes non plus.

    Dimension globale

    Cette mission, du point de vue de la rduction des risques qui conoit la personne dans sa

    globalit, est envisage sur plusieurs axes : celui de la dimension sanitaire, mais galement celui

    de la dimension simplement humaine. Parler de sexualit conduit souvent n'voquer que

    l'existence et l'usage des organes dits sexuels . Mais parce que le vcu ne se limite pas des

    actes, voquer la sexualit revient explorer un territoire aux frontires inconnues et aux vcus

    aussi nombreux que la singularit des intimits interroges 14. Ainsi, il nest pas question de

    naborder la sexualit uniquement sous son versant sanitaire ou biologique.

    L'OMS (organisation mondiale de la sant) va galement dans ce sens, lorsquelle dfinit

    en 1975 ce qu'elle nomme la saine sexualit 15 : Elle implique l'intgration des aspects

    somatiques, motionnels et sociaux de la ralit sexuelle, d'une faon qui soit positivement

    enrichissante et qui valorise la personnalit, la communication et l'amour. Un lment

    fondamental ce concept est le droit l'information sexuelle, de considrer sa sexualit, aussi

    bien pour le plaisir que pour la procration. L'ducation sexuelle est l'ducation conue pour

    faire mieux comprendre les aspects biologiques, socioculturels, psychologiques, spirituels et

    thiques du comportement sexuel humain .

    14 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Max Milo, p. 4015 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 15

  • Ce cadre pos par lOMS est prcieux en ce quil dfinit lchelle internationale un

    positionnement quant la manire de rflchir et penser les questions lies la sexualit.

    Au CAARUD

    La question de la sexualit est prise en compte dans ce CAARUD de la manire suivante.

    Plusieurs ducateurs abordent ce sujet sans difficults ni gne avec les usagers, et tentent

    de leur apporter des rponses certaines questions, dans tous les cas une coute active et

    empathique. Quelques-uns prouvent des difficults voquer ce sujet, mais le verbalisent

    facilement auprs de lquipe. Linstitution a repr ces freins et port un projet interne.

    Ainsi, au cours de lanne 2011, des sessions de formation ont t organises pour les

    ducateurs, avec le concours dune association de prvention la sant, partenaire rgulier du

    CAARUD, partant du constat suivant : Il nous a t formul, que de la part des usagers comme

    de lquipe, il tait parfois difficile damorcer de vrais changes de sensibilisation sur la

    sexualit, souvent biaises par les reprsentations de chacun sur le sujet 16.

    Un travail a ensuite t men afin de dterminer les freins existants dans lquipe pour

    raliser des entretiens individuels concernant la sexualit des usagers. Lobjectif tait de

    permettre lquipe de btir un socle commun de connaissances et de comptences

    mobilisables dans la prise en charge de la question de la sexualit dans lexercice de ses

    missions . Deux groupes ont t constitus, une rflexion a t guide pendant une anne, et des

    actions ont vu le jour, telles que la rflexion sur la cration dun distributeur de prservatifs par

    les usagers dans le cadre de latelier darts plastiques du jeudi aprs-midi.

    Des collgues avec lesquels jai chang au sujet de limpact de cette formation interne

    mont expliqu quils staient sentis moins seuls dans leur gne et leurs difficults, et que

    travailler sur la forme et le fond en quipe avait pu dbloquer la parole ensuite lors dchanges

    avec les usagers. Mais pour dautres, la sexualit demeure un sujet pineux et sensible aborder.

    * * * *

    Aprs avoir contextualis mon action, je vais me centrer maintenant sur les usagers

    accueillis au CAARUD. Leurs conditions de vie, particulirement prcaires, ont un impact

    spcifique sur lapproche en matire de rduction des risques lis aux pratiques sexuelles.

    Certaines reprsentations sont galement prendre en compte dans le cadre de la relation

    ducative, et galement, autour des questions de sexualit.

    16 Projet de lassociation de prvention la sant pour son intervention au sein du CAARUD, p. 1

  • 2me partie : Toute personne a une sexualitProfil des usagers et impacts sur l'approche de la sexualit

    Les usagers que j'accompagne dans mon stage sont avant tout des personnes, et c'est dans

    cette posture thique que je les aborde. Leurs problmatiques spcifiques sont les suivantes : il

    s'agit d'usagers de drogues, au statut prcaire (absence de logement, de travail, de situation

    administrative jour), majoritairement masculins et htrosexuels.

    S'ajoutent ces problmatiques deux dimensions, que jai souhait prendre en compte

    dans ce quelles peuvent comporter en termes de reprsentations : principalement d'origine afro-

    caribenne, car la toxique qu'ils consomment provient des carabes, ils sont galement souvent

    confronts des problmatiques de prostitution.

    2.1 Des usagers de drogues

    Le public accueilli sur mon lieu de stage, est constitu dans sa trs grande majorit

    d'usagers de toxiques licites ou illicites. Il peut s'agir d'injecteurs (ex. hrone), de sniffeurs (ex.

    cocane), de gobeurs (ex. ecstasy), de crackers (crack), de fumeurs (ex. cannabis) et de

    consommateurs d'alcool. Presque tous sont polyconsommateurs, bien souvent a minima d'une

    substance toxique et d'alcool. Ce dernier est d'ailleurs le produit le plus consomm par les

    usagers de ce CAARUD, suivi de trs prs par le crack17.

    Aziz, g de 34 ans, est sngalais. Il consomme du crack, mais surtout beaucoup d'alcool. C'est

    d'ailleurs ce produit qui lui pose le plus de problmes. Lorsqu'il vient alcoolis au CAARUD, aucune discussion

    n'est possible. Il devient facilement irritable, incontrlable, et provoque invitablement des disputes.

    Impacts de la consommation de crack sur la sexualit

    Mme si le crack prsente des proprits stimulantes sur le plan sexuel, il peut galement

    provoquer une augmentation des risques cardiovasculaires lis l'effort physique, un retard

    d'jaculation voire une impuissance, et pour les femmes, une scheresse des muqueuses

    frquemment observe18.

    Lorsque la sensation de manque est forte, et que l'argent se fait rare, l'change rapport

    sexuel contre produit est galement plus courant. De ce fait, si le sentiment de manque est

    rellement proche de l'urgence, les gestes de prvention seront immanquablement relgus au

    second plan.

    17 Le crack est de la cocane dite base au bicarbonate. Il est fum et vendu sous la forme dun caillou - LAide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, p. 240

    18 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, collectif, Dunod, 2012, p. 163

  • La prise de substance impacte dans tous les cas les conduites risques : sous l'emprise du

    produit, nombre d'usagers perdent conscience des risques et oublient de mettre un prservatif lors

    d'un rapport sexuel.

    Comme pour la consommation dautres substances toxiques, les risques de transmission

    infectieux sont grands. Le crack est souvent consomm de manire compulsive et rpte sur de

    courtes priodes, ce qui peut nuire la rgle de l'usage unique et du non-partage du matriel de

    consommation19. Or, les usagers se font de nombreuses petites blessures et coupures en prparant

    leur pipe crack et leur produit. Les risques existants sont donc rduits s'ils ne partagent pas leur

    matriel.

    2.2 Des personnes prcaires

    La majorit des usagers du CAARUD vit la rue ou en squat. Celui-ci constitue un lieu

    de retrait ayant une fonction protectrice territoriale. Il protge de la solitude et des agressions

    externes. Vivre en squat, c'est faire partie d'un groupe. () Les conditions de vie et de scurit y

    restent toujours prcaires 20. La rduction des risques dans ce cas signifie rduire ce qui fait

    mal, ce qui est nuisible pour les usagers, (certains) allant jusqu' parler d'aide la survie 21.

    La Valle est un grand squat situ prs du CAARUD. Beaucoup d'usagers frquentant notre lieu d'accueil

    y vivent. Une certaine entraide y rgne, maille de rglements de comptes violents. Une hirarchie y est

    instaure, qu'il est ais de reprer car elle est reproduite par les usagers lorsqu'ils viennent passer la journe au

    CAARUD. Nous nous y rendons pour travailler aux enjeux de rduction des risques (collecteur de matriel usag,

    sacs poubelles, prservatifs), mais galement pour orienter certains usagers vers la structure s'ils le souhaitent.

    Nombre d'usagers alternent galement sjours en prison et rue. La prcarit est une

    situation d'inscurit individuelle, sur le plan social, mais aussi sur les plans conomique,

    sanitaire et psychologique. () Elle voque des parcours de vie avec des ruptures, la possible

    perte de son statut d'humain 22. Il s'agit justement de ramener ces usagers vers un

    environnement social minimal, de les aider reconstruire leur image, de les reconnatre comme

    nos pairs en leur redonnant dignit, respect et accs aux droits les plus lmentaires.

    19 Le CAARUD fournit du matriel usage unique pour fumer le crack sous la forme dun Kit Crack , comprenant une pipe, deux embouts, une dose de crme cicatrisante, des filtres, une petite lame

    20 Le toxicomane et sa tribu, Nadia Panunzi-Roger, Editions Descle de Brouwer, 2000, p. 9321 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, collectif, Dunod, p. 23022 Id., p. 229

  • Impacts des conditions de l'errance sur la sexualit

    Vivre dans des conditions prcaires a un impact direct sur la relation au corps et sur

    l'estime de soi. Dans le cadre d'un atelier auquel j'ai particip sur le thme Sexe, drogues et

    RdR 23, la question du rapport au corps propre aux personnes prcaires a t aborde comme

    une dimension prendre en compte lorsque les ducateurs travaillent sur les questions de

    sexualit avec les usagers. Leurs corps sont en effet abms et uss, la fois par la rue, par

    l'usage des produits, et par la violence laquelle ils sont rgulirement confronts.

    Tony, g de 38 ans, est originaire de Guadeloupe. Lorsqu'il me donne son ge, j'ai beaucoup de mal le

    croire, tant il parat proche de la cinquantaine. Ses dents sont gtes, ses lvres crevasses, ainsi que le bout de

    tous ses doigts. Ses pieds, qu'il souhaite montrer au podologue prsent ce jour-l, le font atrocement souffrir et

    pour cause : l'tat de la peau est indescriptible et je me demande comment il a pu ne serait-ce que venir ici.

    La perte de sensibilit ou l'hyper-sensibilit de leur corps ont un impact sur la manire

    dont ils peuvent vivre leur sexualit. En s'abstenant pour ne pas en souffrir, ou au contraire en la

    vivant : l'implication charnelle des organes physiques rappelle, dans le rapport l'autre et dans

    le ressenti du plaisir, la certitude de sa propre existence 24.

    Par ailleurs, la recherche du plaisir immdiat, qu'il s'agisse de sexualit ou d'usage de

    drogues, implique des risques sur le plan sanitaire, si les usagers n'ont pas t sensibiliss ces

    questions et vivent en squat ou la rue. L'absence de matriel strile, le partage du matriel, ainsi

    qu'une mauvaise hygine offrent un terreau multipliant les risques de contamination et de

    transmission de maladies et infections sexuellement transmissibles.

    Diffrents types de sexualit sont prendre en considration. Certains ont une compagne

    rgulire, usagre de drogues ou non, se prostituant ou non. Dautres ont des relations sans

    lendemain, ou avec des personnes en situation de prostitution.

    D'autres encore n'ont pas ou plus d'activit sexuelle, par choix, ou de par leur situation

    prcaire. Arnaud Gaillard voque dans son ouvrage25 le fait que mort sexuelle et mort sociale

    sont intimement lies . L'abstinence prsente une double facette : elle permet en effet de

    supprimer le risque sanitaire, mais peut galement gnrer une souffrance, qui elle-mme peut

    engendrer un appel la prise de produit. Cette souffrance est galement releve par Arnaud

    Gaillard : Les manques sexuels ne sont pas des manques d'orgasmes, mais se situent davantage

    au niveau d'une dgradation de l'image de soi par le manque d'interaction du soi avec l'altrit.

    C'est galement la dimension affective frquemment associe aux relations sexuelles qui fait

    dfaut, et plonge les personnes () dans un sentiment de solitude existentielle 26.

    23 Journes de l'Association Franaise de Rduction des Risques, 25 et 26 octobre 2012, notes24 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 6625 Id., p. 9226 Id., p. 85

  • Proposer des prservatifs quelqu'un qui n'a pas de relations sexuelles peut renvoyer

    l'autre une place d'exclu dans la socit.

    Lon est un martiniquais g de 35 ans, sujet des troubles d'ordre psychiatrique. C'est un fumeur de

    crack qui vit en squat. Mes premiers changes avec lui ont essentiellement tourn autour du sexe et de la

    sduction. Il utilise l'envi des expressions croles un peu salaces que d'autres comprennent mais dont je ne fais

    que deviner le sens. Il a cependant bien repr les limites ne pas dpasser. J'ai pu un jour entamer une

    conversation avec lui dans le bureau autour de la sexualit, et la conversation a pris un tour tout fait inattendu

    pour moi. Miren, tu sais, moi j'ai carrment plus de relations sexuelles. Je sais que tu le rpteras pas, mais

    sache que c'est vrai. C'est pas facile, et tu sais, ce dont j'aurais besoin, c'est d'une seule femme m'occuper.

    Alors en attendant, ben je me masturbe et c'est tout. Les prservatifs, j'en prends de temps en temps pour faire

    comme les autres, mais en fait, je m'en sers pas, je dpanne des copains avec .

    Si l'usager parvient parler de son abstinence, cela peut lui donner l'occasion de travailler

    reprendre confiance en lui : en effet, ne pas avoir de relations sexuelles n'est pas honteux, ni a-

    normal, des milliers de personnes, dans le reste de la socit dont il se sent (in)justement exclu,

    vivent la mme chose. J'ai expliqu Lon que les usagers dans son cas taient plus nombreux

    qu'il ne le pensait, mais surtout que l'essentiel tait qu'il puisse parler de ses propres

    proccupations, moi comme mes collgues, s'il en ressentait le besoin.

    Impacts de l'activit prostitutionnelle sur la sexualit

    Des usagers ont recours, plus ou moins rgulirement, la prostitution. La libert que

    chacun s'octroie, faire fi de l'interdit de fait entourant le silence de pratiques non acceptes, fait

    montre d'une volont particulire de satisfaire un besoin particulier, en plus d'une capacit se

    dmarquer d'un fonctionnement standardis dans la socit 27.

    Il peut s'agir de chercher pallier l'absence de compagne. En ce sens, ces pratiques

    peuvent tre perues pour l'usager comme thrapeutiques en ce qui concerne la certitude

    retrouve du bon fonctionnement des organes gnitaux. Elles sont libratrices quant aux

    retrouvailles d'un plaisir deux, qui n'apporte dcidment pas les mmes sensations qu'un plaisir

    solitaire. Elles sont frustrantes lorsqu'il s'agit du besoin d'attnuer la solitude existentielle, par la

    complicit de deux tres fonde sur la satisfaction d'un intrt commun et similaire 28. De fait,

    l'intrt est rarement similaire dans une relation prostitutionnelle, ce qui ramne certains usagers

    une abstinence, moins douloureuse dans ce qu'elle leur renvoie sur la question de l'altrit.

    La prostitution peut galement constituer un moyen de vendre du crack contre du sexe,

    ou d'obtenir du crack : un homme demande un autre homme qui veut lui acheter du crack de lui

    pratiquer une fellation comme paiement ; un autre prostitue sa compagne, et avec l'argent obtenu,

    leur procure du crack tous les deux.

    27 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 4828 Id., p. 87

  • Mais les usagers hommes en parlent avec parcimonie, car souvent, la marginalit des

    pratiques est indissociable du silence qu'elle implique 29. En effet, certains hommes

    htrosexuels, en qute de produit consommer dans la nuit, acceptent parfois pour assouvir leur

    addiction irrpressible de pratiquer une fellation un autre homme. Qu'elles soient consenties ou

    subies, ces pratiques peuvent provoquer des blessures narcissiques 30. Au-del de l'acte sexuel

    difficilement assum, ce que les usagers me renvoient lorsqu'ils voquent cette question est de

    l'ordre de l'estime de soi : le sentiment de honte est perceptible, leur ego est souvent dgrad. Il

    me semble ainsi qu'en tant qu'ducateurs spcialiss, notre rle est de les accompagner dans ce

    travail de reconstruction de leur identit, et de la considration qu'ils ont d'eux-mmes.

    Quelles que soient les raisons qui la motivent, l'activit prostitutionnelle prsente des

    risques de transmission infectieux qui peuvent aussi tre lis la variation du tarif ; en effet, une

    personne, si elle le demande et paye plus cher, pourra obtenir une relation sexuelle sans

    prservatif. De plus, il s'agit souvent d'une sexualit violente, impliquant immdiatet et rapidit.

    Sans l'utilisation de gel lubrifiant, les muqueuses peuvent dvelopper irritations, brlures, voire

    dchirures, augmentant automatiquement les risques de contamination des partenaires.

    2.3 Des personnes afro-caribennes

    Il me semble important d'ajuster ma pratique ducative au public accueilli. Au CAARUD,

    plus des des usagers sont dorigine afro-caribenne. L'explication rside dans le fait que le

    crack est arriv en France depuis les Carabes la fin des annes 80 (et s'est tendu de

    nombreux pays du continent africain). Sa consommation et son commerce sont rests concentrs

    depuis lors sur un primtre gographique trs prcis, zone d'intervention du CAARUD.

    Alberto a 41 ans. Il consomme du crack depuis plus de 20 ans. Alternant vie en mtropole et vie en

    Martinique, sjours en prison et librations, il n'a jamais cess d'en consommer. C'est un cuisinier , en ce sens

    qu'il prpare la cocane pour la transformer en crack. Il a rduit sa consommation et a une vie sociale plus riche

    qu'auparavant. Depuis sa dernire libration, il a t lu Prsident du Conseil de Vie Sociale d'un autre

    CAARUD. Il est reconnu, par les professionnels, par les usagers, et galement par la population du quartier, car

    il participe l'action de rduction des risques en prnant l'usage de matriel de consommation unique et l'usage

    de prservatifs.

    Impacts des reprsentations culturelles sur les questions de sexualit

    Parler de sexualit avec des hommes d'origine africaine et caribenne, c'est travailler avec

    une reprsentation de performance sexuelle trs rpandue et entretenue sur, mais galement par,

    ces personnes. Nombre d'entre eux se mettent en scne, au milieu de l'accueil, clamant haut et

    fort l'intensit et la frquence de leurs relations sexuelles.29 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 4830 Id., p. 317

  • La fiert masculine, versant parfois dans un certain machisme, est trs prgnante au CAARUD.

    Alberto me demande voix basse, dans un coin de l'accueil, de lui apporter un Kit Crack et des

    prservatifs. Je me rends dans le bureau o nous conservons le matriel de rduction des risques, et note le nom

    et l'anne de naissance d'Alberto en face du matriel pris. Je retourne dans la salle et le lui tend. Il me glisse :

    Miren, le kit tu me le donnes discrtement, mais pour les capotes, donne-les moi ouvertement, oh, je suis

    antillais oui ou non !?! . Il se met rire avec un autre usager, antillais lui aussi.

    Je note l'importance pour lui de renvoyer aux autres une image de virilit, alors quil ma

    dit qu'il redistribuait les prservatifs plus souvent qu'il ne s'en servait. Il s'agit l d'entretenir la

    reprsentation du mle dominant, telle que Franoise Hritier l'a dcrite dans son ouvrage

    Masculin/fminin 31. Cette question est d'ailleurs omniprsente entre les usagers du

    CAARUD. Les plus dominants et respects (voire craints) tiennent de grands discours sur leurs

    performances sexuelles, et moquent facilement les autres.

    Ne pas demander de prservatif peut ainsi la fois marquer une volont de ne pas rendre

    publique son activit sexuelle, mais peut galement, involontairement, attirer la honte sur soi. A

    cet gard, j'ai remarqu que certains usagers me demandent rgulirement des prservatifs

    justement pour s'viter des railleries de la part des autres.

    Samba me demande deux trois fois par semaine 4 prservatifs, que je lui donne. Mais un jour que je le

    trouve en train de ranger son sac, le contenu tal au sol, j'aperois ma grande surprise une norme quantit de

    prservatifs, intacts et inutiliss. Il me sourit, un peu gn, et les enfouit au fond de son sac.

    En en parlant avec mes collgues, j'en tire la conclusion que l'image entretenir et

    donner, aux autres usagers comme aux ducateurs, peut savrer trs importante pour eux, et

    entretient les reprsentations prcites.

    Un usager m'a regard avec tonnement le jour o je lui ai parl des risques de transmission du virus de

    l'hpatite C ou du sida : Le marabout de mon village (en Guine) me protge contre les maladies, je n'ai pas

    besoin de porter un prservatif contrairement vous, les europens .

    Parler de prvention se heurte enfin certaines croyances, trs prgnantes dans certains

    pays d'Afrique de l'Ouest ainsi qu'en Martinique, en Guadeloupe ou encore en Hati. Les

    marabouts et gurisseurs font partie de la vie de plusieurs usagers ; ils les protgent par le biais

    d'incantations, de plantes mcher ou boire, d'amulettes porter. Ce type de raction, souvent

    propres aux personnes arrives assez rcemment sur le territoire franais, est difficile

    argumenter la premire fois. Seule une relation de confiance tablie sur un temps long,

    prliminaire toute relation ducative, et/ou la complicit de pairs ayant intgr l'usage du

    prservatif face des pandmies aussi dvastatrices, peuvent permettre de travailler avec ces

    usagers sur une ventuelle volution de leurs pratiques en matire de prvention.

    31 Masculin/fminin, Tome 1 : La pense de la diffrence, Franoise Hritier, Odile Jacob, 2008

  • 2.4 Des hommes htrosexuels

    gs de 18 ans et plus, 90% des personnes accueillies au CAARUD sont des hommes,

    l'orientation htrosexuelle. Rares sont les usagers dire qu'ils sont homosexuels, et en effet, les

    discussions entre eux portent essentiellement sur les femmes ds qu'il s'agit de sexualit.

    Impacts des reprsentations sexues sur les questions de sexualit

    Comme l'indiquent les travaux de Franoise Hritier et Maurice Godelier, les socits

    organisent les relations entre les sexes en balisant ce qui serait du masculin, ce qui serait du

    fminin, la fois en termes de reprsentations, de codes culturels partir d'observations

    biologiques ou physiques, mais aussi de reprsentations sociales, structurant ainsi un ordre du

    monde et des positions sociales 32. Face des hommes htrosexuels se pose la question des

    reprsentations lies l'orientation sexuelle, comme dans le reste de la population. La sexualit

    humaine revt trois formes (...). L'autosexualit (la jouissance de soi), l'htrosexualit (le dsir

    des autres d'un sexe diffrent), l'homosexualit (le dsir des autres du mme sexe). () Les

    socits tablissent un ordre, une hirarchie entre ces trois formes de sexualit et attachent

    chacune une srie de valeurs positives et/ou ngatives 33. Et en effet, j'ai constat au cours des

    entretiens avec les usagers le poids important des valeurs, positives et/ou ngatives, qu'ils

    attribuent chaque type de sexualit. Mais c'est justement lorsqu'ils me parlent des autres qu'ils

    en viennent me parler d'eux, et en cela, ils offrent nos entretiens un matriau prcieux.

    Regard sur les hommes

    S'agissant des hommes venant au CAARUD, les questions de sexualit ont parfois t

    longues aborder, car c'est le sexe qui est le matre-mot des changes et occupe une grande part

    des conversations collectives. Ils sont souvent ports sur la question de lactivit sexuelle comme

    preuve de leur virilit, car comme le souligne Arnaud Gaillard, ne plus pntrer finit par

    persuader d'tre devenu impuissant 34. Ce discours rvle l'angoisse de la disparition de leur

    propre virilit, particulirement pour ceux qui n'ont plus d'activit sexuelle. Arnaud Gaillard

    voque pourtant ce sujet l'une des conclusions de Sigmund Freud : l'usage des parties

    gnitales n'est qu'un des accomplissements de la sexualit 35. Les usagers l'expriment, leur

    manire, en verbalisant avant tout un dsir de .

    32 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 2133 Id., p. 10734 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 8635 Id., p. 44

  • Regard sur les femmes

    Les quelques femmes frquentant l'espace mixte provoquent par contre une raction forte

    de la part des hommes venant au CAARUD. Les reprsentations demeurent au travers de

    toutes les couches sociales sur la fascination/ rpulsion du corps fminin ou encore de la

    dichotomie mre/ putain 36. En effet, au-del de l'attirance qu'elles peuvent provoquer chez les

    hommes prsents, leur statut d'usagres de drogues, souvent contraintes de se prostituer pour

    obtenir du crack ou de l'argent pour elle et/ou pour leur compagnon, leur fait subir une sorte de

    double-peine dans le regard des hommes. Etre une femme est particulirement difficile dans ce

    milieu. La femme symbolise la mre potentielle, sense porter la vie, et les conduites morbides

    qu'elles adoptent choquent les hommes. Elles se trouvent ainsi doublement stigmatises.

    Pascal est g de 42 ans. Il est d'origine guadeloupenne. Lorsque Virginie arrive au CAARUD, il fait des

    commentaires voix haute, qui veut l'entendre. Regarde moi a. Les femmes, c'est vraiment crades. Elle, elle

    se lave pas, regarde sa face, tous ces boutons, c'est dgueulasse. Putain, et elle ferait mieux d'arrter le crack

    parce que dans l'tat o elle est... . S'adressant elle, sur un ton moqueur et mielleux, lorsqu'elle passe prs de

    lui : Ca va Virginie ? T'as pas bonne mine dis donc aujourd'hui hein ? Tu vas te laver j'espre hein ? .

    Cette dimension, aborde dans le paragraphe sur les impacts de l'errance sur la sexualit,

    mlant questions d'hygine et de respect de soi, est rcurrente dans les discussions avec les

    usagers. Ils sont trs durs avec les femmes sur ce sujet, les moins marginaliss les stigmatisent

    plus facilement, peut-tre pour se sentir moins dgrads qu'elles. Cette dgradation physique

    peut leur tre nuisible psychologiquement, si elle est trop souvent pointe, particulirement par

    des hommes : Ne pas tre dsire finit par persuader de ne plus tre dsirable 37.

    La violence des mots des hommes est parfois plus ravageuse que n'importe quels coups.

    Je nai pas russi ce jour-l obtenir de l'coute de la part de Pascal au sujet de ses remarques et

    de leur violence, mais nous avons eu dautres occasions den reparler. J'ai constat qu'il lui tait

    insupportable que les femmes puissent autant se ngliger. Mais ce regard pos sur lautre m'a

    donn l'opportunit d'apprhender avec lui la question de l'estime de soi.

    Regard sur les homosexuels masculins

    Dans le regard des hommes htrosexuels, si les femmes ont une place souvent infrieure

    la leur, les personnes homosexuelles se situent encore plus bas dans cette hirarchisation. Une

    dimension toujours prsente dans ce qui est un des niveaux de construction sociale contre

    l'homosexualit masculine : la mollesse et la passivit, calques sur les pratiques supposes de

    sodomie et de fellation passives, pratiques et valeurs fonctionnant l'envers des valeurs

    masculines valorises et socialises : la vigueur et l'activit 38.

    S'il est bien un exemple paradoxal en matire de stigmatisation sexuelle masculine, c'est

    36 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 2437 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 8638 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 99

  • celui des homosexuels. Ils reprsentent en effet l'oppos de ce que les htrosexuels prnent

    comme tant leurs attributs (vigueur, virilit et supriorit). Pourtant, le paradoxe est bien rel,

    l'homophobie n'tant pour certains qu'une posture adopte pour se conformer aux codes d'un

    groupe. Les tmoignages sont rares mais ils existent, tel le suivant.

    Bastien, g de 34 ans, est un habitu des blagues machistes et homophobes. Lors d'un entretien

    individuel dans le bureau autour de la distribution de matriel, j'voque avec lui ce penchant. Ton boulot, c'est

    de garder secret ce qu'on te dit hein ? Ecoute, moi j'ai rien contre les pds. En fait, j'en connais plein, et j'ai

    mme un pote qu'en est. Et pour tout te dire, j'ai dj fait des fellations des mecs contre du crack... Mais tu vois,

    ici, les mecs, c'est des vrais mecs quoi. Si je dis que j'aime bien les pds, ben ils vont m'associer eux et je serai

    plus qu'une merde tu comprends, et moi, j'ai une image dfendre tu vois ? .

    Consenties ou subies, les pratiques homosexuelles peuvent provoquer des blessures

    narcissiques qui ne trouveront un exutoire que dans une homophobie constante, et des violences

    soulignant la survie de la virilit 39. D'un point de vue ducatif, il nous revient il me semble de

    travailler galement sur cette propension la xnophobie. En effet, comment s'accepter soi

    lorsque l'on n'accepte pas l'autre ? La reconnaissance de l'altrit me semble tre une dimension,

    dans l'accompagnement ducatif, permettant d'avancer vers l'acceptation, la considration et

    l'estime de soi.

    Au regard des diffrentes reprsentations sexues que je viens d'aborder, force est de

    constater que les questions de sexualit ne se limitent pas aux pratiques sexuelles : il s'agit

    d'apprhender plus largement, le vivre ensemble, le respect de l'autre. Dans un tel contexte, o la

    hirarchie des sexualits demeure vivace, et parat difficile branler, la tche est certainement

    ardue, mais elle me semble valoir la peine d'tre amorce.

    2.5 Des personnes

    Une personne, majeure, usagre de drogues, d'origine afro-caribenne, en errance, et

    ayant parfois recours la prostitution, est avant tout une personne. Les questions de sexualit ne

    lui sont pas plus aises aborder que pour d'autres, et les concernent tout autant. Ds lors, dans

    cette relation interpersonnelle et sur cette question si intime et protiforme, quelles limites nous

    confrontons-nous, tous et chacun, ducateurs et usagers ?

    39 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 317

  • La sexualit, une affaire publique

    Tout tre est plus ou moins gn au regard de ce qui touche les affaires de l'intimit et

    de la sexualit, soit par pudeur, soit parce que les codes culturels obligent ou interdisent une

    vocation publique ou collective sur les aspects de l'intimit 40. S'il est bien une dimension

    paradoxale dans cette affaire, c'est qu'il s'agit tout la fois d'une question intime et d'une affaire

    de sant publique, dont nous avons la charge : Quels que soient nos rles dans les institutions

    auprs des publics varis et divers que nous rencontrons au quotidien, () nous sommes

    porteurs de cette ducation 41. Concilier ces deux paramtres complexifie la tche, car il nous

    faut composer avec les versants priv / public d'une seule question, que chaque individu

    prfrerait peut-tre voir inaborde. Notre sexualit est lie notre histoire, notre vcu, mais

    aussi nos reprsentations, transmises ou construites.

    De cette double dimension dcoule ainsi l'importance de la confidentialit des changes

    tablis entre ducateurs et usagers, comme je l'aborderai dans les notions qui me sont apparues

    lmentaires, primordiales, et la base dune posture thique permettant d'assurer confiance et

    respect de l'intimit de l'autre.

    La sexualit, une affaire d'affect

    Une autre dimension prendre en considration : la sexualit n'est clairement pas

    qu'affaire de sexe, mais touche galement la relation l'autre, l'affect. La sexualit

    commencerait par un dsir de manifester de la tendresse autant que d'en recevoir avec une

    personne rencontre . La dfinition de la sexualit se pare des atours de l'affect, de la

    contemplation, et de la naissance d'une rciprocit qui rassure, dans laquelle va s'tablir un jeu

    intime entre deux personnes 42. Cet aspect de la sexualit touchant l'importance des affects en

    jeu, n'est pas partag de prime abord, et encore moins en collectif. Mais dans l'change

    individuel, il apparat trs rapidement et semble mme parfois difficile assumer, plus difficile

    que la sexualit sur le simple registre du sexe.

    La sexualit, une affaire d'altrit

    L'altrit est le caractre de ce qui est autre 43. Reconnatre l'autre, c'est le reconnatre

    comme un tre sexu, donc ayant de fait une sexualit. Il est donc bien question ici de l'altrit

    dans la sexualit, qu'elle soit manquante dans la sexualit solitaire, () interdite dans le cadre

    de l'homosexualit, ou () contrle 44 lorsqu'elle ne peut avoir lieu dans certains espaces

    privs, tels les douches dans les CAARUD.

    40 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 5141 Id. 2010, p. 21342 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 4543 Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, 200044 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 46

  • Dans tous les cas, la sexualit suppose une apprhension de laltrit, qui, lorsquelle

    manque, peut gnrer une souffrance consciente ou inconsciente.

    * * * * *

    Dans les deux premires parties de mon mmoire, jai dfini les missions du CAARUD

    encadrant ma pratique en matire daccompagnement des usagers sur les questions de sexualit,

    ainsi que la philosophie de travail propre la rduction des risques. Je me suis ensuite attache

    tout au long de ma prsentation du public accueilli identifier des indicateurs gnraux sur cette

    problmatique, me permettant de dgager des objectifs ducatifs indicatifs. Ils mont ainsi offert

    une premire base de travail, de rflexion, et cela ma permis de cheminer, de construire mon

    propre positionnement en plaant l'usager au centre de mon accompagnement ducatif45 sur les

    questions de sexualit.

    Jai voqu le sujet de mon mmoire trs tt dans le droulement de mon stage avec ma

    chef de service. Celle-ci y a t sensible, intresse de par son rle toute action susceptible de

    favoriser lmergence et la rappropriation par lquipe de ce sujet. Dans la troisime partie de

    ce mmoire, je vais donc mattacher la manire dont je me suis saisie de ce sujet protiforme,

    dont je lai partag, et dont je lai rflchi et mis en action dans mon accompagnement ducatif.

    3me partie : Comment lducateur spcialis et lusager de drogues se saisissent-ils

    dun sujet aussi protiforme que la sexualit ?Une dimension de la relation ducative : lentretien individuel en rduction des risques lis

    aux pratiques sexuelles

    Je vais dsormais explorer et questionner la construction de mon positionnement

    professionnel dans le cadre des entretiens individuels que jai raliss tout au long de mon stage

    autour des questions de sexualit.

    Ces entretiens nont pas eu lieu quotidiennement, ce sont des opportunits que les usagers

    et moi avons saisies, grce la relation ducative qui nous lie, qui nous ont permis dy travailler.

    Les questions de sexualit sont dailleurs tout la fois lune des dimensions de notre action

    dducateurs, et en quelque sorte un prtexte, une opportunit la relation, au mme titre que

    laccompagnement dans les pratiques de consommation de drogues, ou dans les dmarches

    administratives par exemple.

    45 Loi du 2 janvier 2002, n2002-2, rnovant laction sociale et mdico-sociale

  • De quoi avons-nous parl avec les usagers rencontrs, et quavons-nous partag lors de

    ces entretiens ? Quels moyens humains, matriels et langagiers ai-je mobilis pour ce faire ?

    Quels cueils ai-je rencontr et quelles apprciations, tant objectives que subjectives, ai-je pu

    reprer quant la pertinence de ces entretiens ? Comment suis-je parvenue (ou non) (r)ajuster

    ma pratique au regard des volutions de comportement que jai perues ?

    Comment finalement ai-je travaill tablir une approche la plus adapte possible aux

    problmatiques et aux besoins des usagers, en respectant leurs singularits, sur cette question

    spcifique, et si protiforme ?

    3.1 Mon intention ducative gnrale

    La sexualit se trouve l'intersection des trois champs qui fondent notre humanit :

    champ mdical, champ psychoaffectif, champ social 46. Dans la dmarche ducative qui a t la

    mienne avec les usagers, j'ai trouv ncessaire et important de dconstruire une reprsentation

    uniquement gnitalise de la sexualit et du rapport l'autre, pour les rintgrer dans un

    processus plus large faisant intervenir affects et respect. Eux-mmes sy inscrivent

    naturellement.

    La sexualit est donc une notion trs gnrale qui recouvre plusieurs dimensions :

    lexistence dorganismes biologiques sexus dots dun sexe mle ou femelle permettant la

    procration ;

    un comportement sexuel et rotique vise de stimulation sensuelle et de plaisir rotique ;

    des motions, sentiments, affects en relation avec le comportement sexuel ;

    des reprsentations, systmes de croyance, valeurs forges un niveau individuel et collectif

    (rgulation par des normes sociales) dfinissant ce qui est prescrit, anormal ou interdit 47.

    Ces dfinitions mont sembl tout la fois suffisamment larges mais offrant clairement

    plusieurs riches axes de travail. Mappuyant sur elles, jai donc cherch, en tant quducatrice

    spcialise en formation, me saisir des possibilits offertes par cette intersection de champs,

    pour prendre en considration chaque usager dans ce quil a souhait aborder avec moi, ou ce

    quil ma sembl pertinent (parfois tort) dvoquer et/ou de travailler avec lui.

    Je me suis adapte leur apprhension de leurs pratiques, de leurs besoins sexuels, de

    leur abstinence choisie ou subie, ou encore leur refus den parler, inhrent au principe de libre-

    adhsion de laccompagnement ducatif en CAARUD.

    46 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 1747 Prendre en compte la sexualit des usagers, hors-srie n9 de Direction[s], 2012, p. 10

  • Jai galement construit et propos lquipe un projet de groupe de parole autour de ces

    questions, cherchant ainsi tablir une approche collective. Ce projet repose sur deux objectifs :

    permettre aux usagers qui le souhaitent dtre acteurs de la rflexion et de la discussion,

    dchanger entre eux et avec nous ; et en parallle, nous offrir matire rflexion et ajustement

    sur nos interventions ducatives, en collectif ou en individuel. Jai galement envisag danimer

    ce groupe au sein de laccueil lui-mme, afin que les usagers plus discrets ou rservs puissent se

    saisir des changes sur un principe dcoute active. Ce projet a t valid par la chef de service,

    et lun de mes collgues sest port volontaire pour lanimer avec moi. Pour des raisons de temps

    et dorganisation du service, ce projet est en cours de ralisation.

    Cest aussi pour cette raison, au-del de lintrt que je porte aux entretiens individuels

    sur les questions de sexualit, que jai choisi daborder la manire dont, en tant quducatrice

    spcialise en formation, je me suis saisie de lapproche individuelle et non collective.

    3.1.1 Sexualit et risque : messages de prvention classiques

    Au regard de la mission sanitaire qui est celle du CAARUD, le principal axe de travail

    repose pour moi comme pour mes collgues sur la dlivrance de messages de prvention, autour

    des conduites dites risques . Il sagit essentiellement de prvenir la transmission des

    maladies et infections sexuellement transmissibles, plus particulirement le VIH et le VHC. Leur

    transmissibilit et les moyens de prventions sont souvent largement connus de la population

    dans son ensemble, grce aux nombreuses et frquentes campagnes nationales de sensibilisation

    leur sujet.

    Des ducateurs spcialiss travaillant dans le secteur de la rduction des risques ont

    voqu, lors dun atelier ayant pour sujet Sexe, drogues et RdR 48 la question de ce quest une

    conduite risque . Il est apparu dans les propos des participants une certaine unanimit quant

    au fait que ces conduites comprenaient deux versants : lun addictif, lautre sexuel.

    Accompagnant des usagers de drogues, le premier versant comme objet de travail est plus

    manifeste ; mais tous soulignaient limportance de ne pas faire limpasse sur le second.

    En matire de rduction des risques quant aux pratiques de consommation de drogues, le

    message dlivrer est celui du non-partage du matriel. En respectant ce principe, et en

    informant les usagers de la possibilit de leur en fournir plus (filtres, embouts, petites lames),

    les risques sont rduits au maximum. Le message dlivrer est donc clair sur ce plan.

    48 Journes de lAssociation Franaise de Rduction des Risques, 25 et 26 octobre 2012, notes

  • Sur le plan des risques en matire de pratiques sexuelles, le message classique parat

    tout aussi clair. Expliquer un usager que sil na quune partenaire, rgulire, et avec laquelle il

    a fait un dpistage aux rsultats ngatifs, ils peuvent avoir des relations sexuelles non protges,

    semble simple. Aussi vident parat le port dun prservatif dans le cas contraire, qui permet de

    surcrot dviter une grossesse non dsire par exemple.

    Et pourtant, au contact des usagers, jai constat quil nen est pas toujours ainsi. Certains

    dentre eux par exemple, tel que je lai illustr prcdemment, napprhendent la dimension

    pathologique de ces virus que par le prisme de leurs croyances, et se considrent donc comme

    protgs. Mais il ma fallu, au cas par cas, prendre en compte beaucoup dautres paramtres, tels

    que, dans lexemple qui suit, la mconnaissance de donnes statistiques sur la contagiosit du

    VHB, et la dimension de plaisir.

    Marcel est sropositif, sous traitement antiviral. Il vit en couple et sa compagne tant galement infecte,

    ils ne se protgent plus depuis plusieurs annes par le port de prservatifs. Il mapprend que le rsultat de son

    dpistage est revenu positif pour le VHB. Il men parle pendant que je lui prpare un Kit Crack. Je lui demande

    ce quil compte faire, il me rpond simplement rien . Je minstalle et prend le temps de lui expliquer que le

    VHB est 100 fois plus contagieux que le VIH, et quil serait important quil discute avec sa compagne de la

    reprise ventuelle du port de prservatifs, afin dviter de linfecter son tour. Je lencourage galement

    retourner voir notre infirmire, afin de mieux sinformer sur les possibilits de traitement. Son visage se ferme, et

    il me glisse, constern : Merde, moi qui pensais que le prservatif ctait fini pour nous Tes vraiment sre

    que cest la seule solution ? .

    Avec Marcel, jai pu tout dabord constater que laspect plus contagieux du VHB par

    rapport au VHC tait trs sous-estim. Cette donne, je men suis rendue compte au cours des

    entretiens que jai mens, sest avre par ailleurs bien souvent mconnue des usagers, mais

    galement dautres personnes avec qui jen ai parl. Jen ai donc pris acte afin dadapter mon

    positionnement ce sujet et dinformer au mieux les usagers, sans verser toutefois dans un

    message anxiogne. En effet, il est important de savoir que l'OMS situe la probabilit du risque

    de transmission, lors d'un rapport sexuel non protg avec un partenaire infect, entre 1% et

    149.

    Mais ce qui sest trouv finalement plus problmatique pour moi a t de devoir

    apprhender la raction de Marcel quant lide de reprendre (ou non) le port du prservatif.

    Aprs des annes de vie de couple et de rapports sexuels non protgs, il se trouve confront

    une situation conflictuelle , telle que Michel Guillaume a pu la pointer50.

    49 Sida : faons et malfaons de la prvention, Michel Guillaume, in Dynamique psychosociale de la prvention : sida et toxicomanie, collection Connexions n59, ditions Ers, 1992, p. 17

    50 Id., p. 19

  • Accepter dadopter un comportement de prvention revient devoir renoncer des

    rapports sexuels sans prservatif, devoir nouveau, dans le cas de Marcel, ressentir et accepter

    les frustrations dans ce que beaucoup envisagent comme un rapport sexuel fond sur le plaisir

    pur, autrement dit, sans prservatif.

    Ce choix ne mappartenant pas bien entendu, je me suis appuye sur lun des fondements

    de mon positionnement professionnel, savoir placer lusager comme acteur de la dcision qui

    le concerne, en lui fournissant les informations ncessaires sa prise de dcision. Jai indiqu

    Marcel ce quil pouvait faire, et quels taient les risques encourus dans le cas contraire. Mais je

    lui ai aussi rappel que deux personnes taient concernes, sa compagne et lui, et quil serait,

    peut-tre, plus facile (ou moins difficile) de prendre une dcision ensemble sur la conduite

    adopter, afin den partager les consquences et les risques.

    Un autre exemple de la difficult pour les usagers se saisir de tous les moyens mis

    leur disposition pour une prvention optimum ma beaucoup interpelle dans le cadre de ces

    entretiens : celui des reprsentations autour du gel lubrifiant.

    Alberto me demande des prservatifs, nous allons ensemble dans le bureau de rduction des risques. Il

    attend dans lembrasure de la porte, prt repartir ds que je les lui aurai donns. En les cherchant dans le

    placard, je lui demande As-tu besoin de gel aussi ? . Il me rpond, lair outrag Hey, je suis pas un pd

    moi ! . Jarrte mon geste et lui propose de fermer la porte un instant. Sais-tu que lutilisation du gel permet

    dviter au prservatif de craquer et donc de tassurer de son efficacit ? .

    Immdiatement, je me suis saisie de la reprsentation quAlberto ma renvoye,

    particulirement courante : lutilisation de gel lubrifiant sous-entendrait pratique de la sodomie,

    ce qui lui parat de fait correspondre aux pratiques homosexuelles masculines. Javais par

    ailleurs constat cette poque que les sachets de lun de nos stocks de gels comportaient un

    numro de tlphone pour rencontres homosexuelles coquines . Cela ma beaucoup interroge

    sur le message ainsi vhicul, savoir que le gel lubrifiant ne serait qu destination des

    homosexuels masculins. Il a ainsi fallu les semaines suivantes que mes collgues et moi soyons

    plus attentifs ne distribuer ce lot quaux personnes que cela ninduisait pas en erreur.

    Jai profit de cet entretien avec Alberto pour lui expliquer que lors de rapports sexuels

    rapides, par exemple dans le cadre de la prostitution ou tout simplement dun acte sexuel sans

    prliminaires, il est bien souvent ncessaire dappliquer du gel lubrifiant. Une bonne utilisation

    du prservatif masculin est dviter quil ne craque afin de garantir une protection maximale des

    partenaires. Jajouterai cela que le confort (li la notion de plaisir que jaborde dans la partie

    suivante) ainsi engendr nest pas ngligeable pour les partenaires.

  • Les messages de prvention classiques tels quillustrs ci-dessus comportent

    intrinsquement, mais aussi dans la manire dont ils peuvent tre dispenss, une dimension quil

    est ncessaire de considrer, comme le souligne Michel Guillaume51 : celle de leur potentielle

    navet pour les ducateurs. La prvention rpondrait dun processus dapprentissage, une

    sorte de parcours linaire dans lequel lindividu cde, plus ou moins rapidement, au poids de

    linformation, des arguments et des expriences quil peut faire dans son environnement

    immdiat . Cest pourquoi jai cherch lors de mes entretiens , autant que faire se peut, tendre

    vers une information des usagers la plus thique possible, sans dogmatisme et sans pression.

    Michel Guillaume pointe galement une autre drive, stigmatisante, susceptible de

    dcouler des discours de prvention lorsquils nont pas t couts. Il voque la prservation de

    la sant comme une norme sociale, ajoutant que avec le discours prventif, [le sida] devient le

    sort promis ceux qui, pourtant avertis, nont pas cout les recommandations prventives 52.

    Ces deux risques de drives mont particulirement intresse, et mont permis dancrer

    ma posture professionnelle plus solidement dans le respect de la libert individuelle des usagers

    dcider de leur propre conduite.

    3.1.2 La conduite risque : une question drangeante

    La conduite risque est en effet une question qui peut dranger, particulirement dans

    une socit qui tend, et pas seulement sur ce sujet, vers l'objectif du risque zro . Les usagers

    nous renvoient rgulirement aux risques qu'ils prennent ou ont pris en matire de sexualit, par

    exemple lorsqu'une personne infecte ou co-infecte me prcise qu'elle oublie parfois le

    prservatif au cours d'un acte sexuel. Les oublis de prservatifs ne sont pas mettre sous

    l'angle du manque d'informations ou d'actes irresponsables, mais d'une qute pour prouver la

    circulation des fluides. C'est une dimension prendre en compte dans les messages ou les actions

    de prvention qui renvoie la possibilit d'une dimension ducative et pas seulement normative

    d'attitudes ou de relations sexuelles, dans la mesure o les acteurs de prvention nomment

    pratiques risque ce qui est simplement des lans amoureux ou des conqutes sexuelles 53.

    Gary me demande des prservatifs. Donne men beaucoup, pour que jen glisse dans toutes mes poches.

    Jai rencontr une femme lautre soir, ctait chaud mais jai pas russi mettre la main sur une capote

    rsultat, on avait tellement envie que cest con hein ? Je la connais mme pas . Accompagnant Gary depuis

    quelques mois, jai engag la conversation autour de son apprhension de la situation, de leur choix, de ses

    ressentis, laidant mettre en miroir un dsir et un risque, et la manire dont ils les ont pris en compte elle et lui.

    En tant que professionnels ducatifs, travailler en niant quune personne, quelle soit

    usagre de drogues ou non, cherche prouver un vrai ressenti du corps de l'autre, reviendrait 51 Sida : faons et malfaons de la prvention, Michel Guillaume, in Dynamique psychosociale de la prvention :

    sida et toxicomanie, collection Connexions n59, ditions Ers, 1992, p. 1652 Id.53 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 23

  • nier l'humanit en chacun, et le libre-arbitre de tous.

    J'ai le souvenir d'une anecdote sur ce sujet. Dans mon centre de formation, un intervenant

    extrieur nous interroge main leve ; ne rpondaient que ceux qui le souhaitaient. Sa premire

    question fut Avez-vous au moins une fois ralis un dpistage ? , et la seconde, Avez-vous

    au moins une fois eu une conduite risque ? . A la premire question, la quasi-totalit des

    ducateurs en formation, environ 50 personnes, a lev la main en souriant. L'intervenant a

    prcis non sans humour qu'il se rendait compte qu'il avait bien en face de lui de futurs

    ducateurs. A la seconde question, la quasi-totalit de mes camarades et moi-mme avons

    nouveau lev la main, un peu moins fiers. Les discussions qui s'en sont suivies de manire

    informelle la pause, m'ont permis de considrer les conduites risque comme un fait inhrent

    au comportement humain.

    J'ai ainsi cherch apprhender la question de la prvention et de la rduction des risques

    en travaillant concomitamment en accepter l'existence. Michel Guillaume exprime

    parfaitement bien le paradoxe auquel les ducateurs sont confronts en matire de prvention.

    Elle exige de leur part une conscience aigu et une acceptation des limites de leur pouvoir

    prvenir. La reconnaissance de ces limites est la condition fondamentale la rappropriation par

    les individus de leurs propres conduites. Lorsque ces conditions ne sont pas ralises, les

    institutions et leurs agents se coupent de leur capacit aider les individus accepter que vivre

    comporte des risques, que l'Etat, la science, etc, n'ont pas rponse tout 54. Il s'agit en effet l,

    pour lducatrice spcialise en formation que je suis, d'accepter cet tat de fait non comme un

    frein l'exercice de nos missions, mais comme une ouverture vers de nouvelles solidarits, et

    une acceptation de l'autre tel qu'il vit, tel qu'il se conduit.

    3.1.3 Sexualit et plaisir : reconnaissance de laltrit

    La sexualit comporte une dimension sanitaire forte dans la socit. Mais elle est

    galement constitue dautres dimensions : lidentit sexuelle, le plaisir, laffection,

    lattachement, le dsir, lducation sensorielle, lintimit 55. Couples ou non avec un

    discours de prvention, ces dimensions me semblent permettre, lducatrice spcialise en

    formation que je suis, daborder ce qui fait le cur de notre mtier et de mon positionnement.

    Celui de travailler avec lusager la reconstruction de lestime de soi et la reconnaissance dune

    altrit. Pouvoir parler de plaisir lorsque lon parle de sexualit permet de considrer lautre, non

    54 Sida : faons et malfaons de la prvention, Michel Guillaume, in Dynamique psychosociale de la prvention : sida et toxicomanie, collection Connexions n59, ditions Ers, 1992, p. 20

    55 Prendre en compte la sexualit des usagers, hors-srie n9 de Direction[s], 2012, p. 9

  • pas comme objet de son plaisir, mais comme sujet de plaisir. Droul sur un ton lger, lentretien

    suivant a t particulirement intressant pour moi, dans ce quil ma permis de rencontrer

    lautre et son apprhension de laltrit.

    Max a 6 enfants, de 4 femmes diffrentes. Il nest plus en couple mais voque aisment le fait quil ne peut

    pas vivre sans une femme ses cts. Lorsquil vient me voir dans le bureau de rduction des risques pour me

    demander des prservatifs, je lui propose un entretien autour de ces questions, ce quil accepte. Au cours de

    lentretien, je lui demande sil utilise du gel lubrifiant. Il me rpond en riant que non, il nen a pas besoin. Je lui

    demande sil sait quels intrts il prsente. Il clate de rire et me rpond quil est prt mcouter. Je lui explique

    son rle dans le fait dempcher le prservatif de rompre. Il me dit quil ny avait mme pas pens , mais quil

    trouve cette info instructive .

    Jai attendu quun lien de confiance stablisse avec Max avant de lui proposer cet

    entretien. Il mavait dj confi plusieurs pans de sa vie, et jai suppos quil pouvait tre prt

    parler de sa sexualit. Tour tour sur un ton lger et srieux, nous avons pu voquer des

    questions de prvention, mission qui est la mienne. Mais mon rle en tant quducatrice est

    galement de considrer lusager de manire globale, et de lui offrir une coute sur les questions

    qui lui tiennent cur : ici, ses besoins affectifs, son apprhension du plaisir. Il ma fait part de

    son sentiment lorsque nous avons clos lentretien : celui davoir t considr comme une

    personne, ayant son libre-arbitre, pouvant sexprimer sur des questions tant techniques

    quaffectives. Jai guid lentretien au travers de ma posture et de mes questions, et lui se lest

    appropri avec ce quil est. Jai pu cette occasion mesurer limportance accorder

    lexpression de lusager sur ce quil identifie et exprime comme ses besoins.

    Lorsque je parle de sexualit avec les usagers, la notion de plaisir est pour moi

    primordiale, car elle me permet de les accompagner tels q