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Marie-Claude Blais La solidarité, histoire d’une idée Reconnue d’utilité publique

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Marie-Claude BlaisLa solidarité, histoire d’une idée

Reconnue d’utilité publique

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«Focales »

Marie-Claude BlaisPhilosophe

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Accueil des participants au Racing Club de France, 5 rue Eblé,75007 Paris. Les livres de l’auteur sont mis à dispositiondes personnes invitées et présentes. Une séance de dédi-caces suivra la rencontre avec Marie-Claude Blais.

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Mesdames, Messieurs, chers amis,

Je suis très heureux de vous accueillir à la 12e édition des Focales du25 mars 2008. Créé par la Fondation, cet événement propose tous lesdeux mois une rencontre avec un auteur, un artiste ou un réalisateur.

Ces rencontres sont l’occasion, dans les domaines d’intervention de laFondation d’échanger des expériences et des réflexions, de débattre autourd’un livre, d’une manifestation ou d’un film. Les Focales reçoivent ce soir une philosophe qui vient de publier unouvrage sur la solidarité et plus particulièrement sur l’histoire de cette idée.La Fondation ne pouvait pas passer à côté d’une telle rencontre alors quecette solidarité est inscrite dans le nom même qu’elle porte. Je remercie chaleureusement Marie-Claude Blais d’avoir accepté notre invita-tion et vous propose tout de suite de l’écouter.

Didier-Roland Tabuteau,Directeur général de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité

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La genèse de l’idée

La notion de solidarité traverse en fait tout le XIXe siècle.Empruntée au vocabulaire juridique - en droit romain, l’obligationin solidum ; selon l’article 1202 du Code civil de 1804, l’engagementpar lequel les personnes s’obligent les unes pour les autres et chacunepour tous - elle se répand d’abord dans les milieux progressistes

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Bonjour,Quel est le sens de ce mot dont l’invocation fait l’unanimité ?Qu’il s’agisse d’entraide dans la lutte, d’assistance aux déshérités,de justice sociale ou encore de services publics, la notion est sanscesse invoquée comme allant de soi. La solidarité a même acquisdans le traité européen, le statut d’un principe de droit. Mais queveut-elle dire au juste ? D’où nous vient-elle ? Quellestransformations a-t-elle subies depuis son apparition et pourquoinous revient-elle aujourd’hui avec une telle évidence ? C’est pourrépondre à ces questions que j’ai entrepris d’enquêter surl’histoire de cette idée énigmatique et ambiguë.Après avoir évoqué sa généalogie mouvementée qui peut expliquerson caractère de «notion-carrefour», je présenterai le moment desa consécration politique et poserai quelques questions sur sonrenouveau contemporain.

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La notion est d’autant plus puissante qu’elle est attestée par lessciences, en particulier les sciences naturelles qui mettent enavant la loi de fonctionnement des organismes : la loid’association. La vie est association et coopération des organes,disent les naturalistes. Le grand prophète de cette application à lasociété des lois de l’organisme est Saint Simon, le précurseur dusocialisme : il explique que la société est un corps social, et qu’ilfaut l’étudier comme «un corps organisé», un corps dont aucundes organes ne peut vivre indépendamment des autres.

Le premier à formuler la loi de solidarité, dans un ouvrageimportant publié en 1840, De l’Humanité, est un imprimeur engagédans la lutte contre la monarchie constitutionnelle et futurdéputé à l’Assemblée constituante de 1848, Pierre Leroux. Il dit lui-même avoir emprunté ce mot au droit pour «remplacer la charitéchrétienne», et en faire la base de la religion de l’avenir. Cette loide la nature, attestée par la religion, nous indique la direction àprendre, veut-il démontrer : nous devons être solidaires. Leschrétiens, de leur côté, ne tardent pas à revendiquer ce mot danslequel ils reconnaissent le dogme de la rédemption collective, sibien résumé par la phrase de Saint Paul : «Nous sommes tous

de la période qui précède la révolution de 1848, puis dans laphilosophie républicaine qui s’élabore pendant le second empire,ainsi que dans la science sociale naissante, et connaît une immenseconsécration politique autour de 1900.

Elle exprime en effet la difficulté de penser l’articulation entrel’individu et la société dès le lendemain de la Révolution française.Avant 1789, les individus étaient liés par des appartenancescorporatives ou héritées. Ils sont devenus libres et égaux en droit.La solidarité s’est trouvée requise pour penser un problèmedevenu crucial : qu’est-ce qui peut faire lien entre des individusémancipés sans retour ? Elle est apparue dans la langue communedans la France de 1830, quand le peuple parisien affirmait sonsoutien aux ouvriers canuts de Lyon. Au-delà de l’entraide, ils’agissait de rappeler, face aux révoltes ouvrières et au risqued’éclatement de la société, «l’unité du genre humain», autrementdit la réalité de l’interdépendance entre tous les membres del’espèce humaine. La conscience de cette interdépendance estaiguisée par la révolution industrielle. Avec les chemins de fer et lapremière mondialisation, on comprend que ce qui se passe à unbout de la planète a des répercussions partout ailleurs.

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membres d’un même corps». L’une des forces de la notion, cela sevérifiera jusqu’à aujourd’hui, est qu’elle s’avère capable dereprendre la vérité contenue dans la tradition en lui donnant descouleurs laïques. Dès son origine, elle fut adoptée par les laïcsmais aussi par les chrétiens.

La notion parle aussi bien aux traditionalistes qu’aux républicains.Pour les uns, elle signifie l’ordre et l’unité sociale voulus par laProvidence et préservés par le pouvoir politique qui émane de Dieu(Joseph de Maistre, Soirées de Saint Petersbourg, 1824). Pour lesautres, elle demande à être «organisée» dans le cadre d’unecollectivité représentant l’ensemble des individus égaux, recherchantl’harmonie au-delà des conflits apparents.

On le voit, la solidarité désigne à la fois un fait et un idéal. C’estsa force et son ambiguïté. Les partisans comme les adversaires del’idée ne manquent pas de le signaler : si la solidarité est un fait,quel besoin de l’ériger en idéal ? «Laissons-faire la solidariténaturelle», diront les économistes libéraux qui refusent touteintervention autoritaire sur le mécanisme des échanges. Cettesolidarité qui écrase les faibles doit faire place à une solidaritépositive, répliqueront les autres. Ainsi, elle sera revendiquée pardes économistes libéraux adeptes du «laisser-faire» aussi bienque par les partisans de la régulation de l’économie par l’Etat.

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dont le terme fit l’objet tout au long du XIXe siècle. Cette situationde concept-carrefour explique en partie son succès. Mais il fautsignaler aussi l’immense attrait exercé par son caractère scientifique,développé d’abord dans les sciences naturelles, puis dans laseconde moitié du siècle par les premiers artisans de ce que l’onn’appelle pas encore la sociologie, mais la science sociale.

Les naturalistes insistent sur la coopération et l’association entreles organes de tout être vivant : la solidarité, disent-ils, caractérisela vie. A leur suite, les premiers sociologues relèvent ces phénomènesd’association chez les êtres humains. Ils analysent la manière dontse nouent les liens sociaux dans les sociétés fondées sur la libertéindividuelle et sur le contrat. Et ils remarquent que ces liens, pourêtre justes, doivent être garantis par une instance antérieure etsupérieure aux individus. C’est le cas d’Alfred Fouillée (La sciencesociale contemporaine, 1880) et de Durkheim (De la Division du travailsocial, 1893). La question de Durkheim est la suivante : comment sefait-il que, tout en devenant plus autonomes, les individusdeviennent également plus solidaires, plus étroitement dépendantsles uns des autres ? Il distingue une solidarité «mécanique» - solidarité de horde qui relie entre eux des éléments semblables -et une solidarité «organique» et contractuelle, qui est coopérativeet volontaire.

Car il a fallu rapidement le préciser : la solidarité n’est pas toujoursbonne. Elle comporte deux faces : une bonne et une mauvaise. Il y aune solidarité dans le mal, comme celle des associations demalfaiteurs, ou celle qui permet aux injustices et aux maladies dese propager ; le loup est solidaire de sa proie comme le patron del’ouvrier. La solidarité qu’il s’agit de développer est une solidaritévolontaire, visant la justice, et destinée à rectifier les effetsinjustes de la solidarité factuelle. Cette solidarité-là est inspiréepar l’expérience des sociétés de secours mutuels, en plein essordans la première moitié du siècle. Elle est à la recherche d’uneorganisation coopérative et mutualiste.

Il existe une dernière ambiguïté de l’idée. Théoriquement, la solidaritéest d’ordre interindividuel, elle a donc vocation à l’universel : lasolidarité humaine est nécessairement mondiale. Mais pratiquement,elle ne peut trouver ses conditions d’exercice que dans le cadred’une communauté politique reposant sur la volonté de ses membres.La solidarité volontaire pose le problème de son territoired’application. Cette difficulté fut affrontée dès l’origine par lespromoteurs de l’idée. Dans cet esprit, beaucoup de quarante-huitards,à l’instar de Victor Hugo, prônent une fédération d’Etat-nations.A l’examen des doctrines qui se réclament de la solidarité, oncomprend mieux les raisons des appropriations les plus opposées

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Cette dernière solidarité, dont la division du travail est la plusvisible manifestation, nécessite l’intervention de la puissancepublique pour faire respecter la juste exécution des contrats.Ainsi, la notion, d’abord humanitaire et mystique, évolue à la findu siècle vers une conception juridique et politique.

1900, la consécration politique

L’exposition universelle qui se tient à Paris en 1900 est placée sousl’invocation de «la solidarité». La solidarité connaît alors saconsécration politique dans un moment où la République doitaffronter la montée des luttes ouvrières et se faire sociale. L’idéea été lancée par un premier ministre radical, Léon Bourgeois,préoccupé d’une formule de justice sociale qui ne toucherait pas àla propriété privée, et désireux surtout de faire accepter la mesurela plus contestée du programme de son parti : l’impôt progressifsur le revenu. En 1896, avec un petit livre intitulé Solidarité, il aélaboré une «théorie d’ensemble des droits et des devoirs de l’hommeen société». La thèse qu’il développe dans ce livre est celle d’unedette mutuelle : chaque être qui arrive au monde retire des bienfaitsde la vie sociale, il a de ce simple fait un devoir à l’égard de tousles membres de la société. La réalité de l’interdépendance entre

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Relevons trois dimensions de la doctrine : • Une dimension contextuelle

A la fin des années 1880, la troisième République, en proie à degraves contestations (affaire Boulanger, scandale de Panama) et àd’importantes grèves ouvrières, est sommée de répondre à laquestion sociale. Dans un contexte de lutte entre un libéralismeoffensif et un socialisme collectiviste, la solidarité permet deconcilier deux exigences apparemment contradictoires, la libertéindividuelle et la justice sociale. C’est la définition même de l’Etatrépublicain qui est en jeu. Le rôle de l’Etat, affirme Léon Bourgeoisen 1904, est d’être le garant et même l’opérateur du lien social :«une république démocratique, c’est quelque chose de plus qu’unerépublique politique : c’est un Etat social fondé sur la liberté dechacun et la solidarité de tous». Par la législation, l’Etat faitrespecter l’obligation de chacun envers tous. Il encourage toutesles initiatives associatives et coopératives. Il se substitue à lasociété civile dans les domaines où l’intervention privée n’est paspertinente. A cette époque, on craint plus que tout l’idée d’unEtat tutélaire sur le mode bismarckien, mais on ne croit plus auxvertus de la libre association coopérative. Face aux modèlesautoritaires prussien ou collectiviste, la doctrine de la solidaritéest devenue l’expression d’un modèle républicain «à la française».

les hommes acquiert ainsi un contenu strictement normatif : du simple fait que nous vivons en société, nous avons desobligations envers nos contemporains et nos successeurs. Lasolidarité est une sorte de «quasi-contrat» rétroactivementconsenti qui engage tout homme, dès lors qu’il accepte la viesociale et profite du patrimoine commun, à concourir au maintiende cette communauté et à son progrès. Toute la difficulté est d’amener les hommes à consentir librementau juste contrat d’échanges de services. Bourgeois, très attaché à l’auto-organisation de la société civileau travers des coopératives et des organisations mutualistes,souhaite «mettre l’instrument de justice réparatrice aux mains,non pas de l’Etat, agissant par voie d’autorité et imposantarbitrairement aux hommes les conditions de l’existence sociale,mais aux mains de tous les hommes consentant librement aupaiement de la dette commune». Cette exigence de consentementlibre est fondamentale. Elle se concrétisera, jusqu’en 1914, parl’organisation de larges débats d’idées ainsi que par desinterventions dans toutes les instances éducatives. Un thème feraflorès : la nécessaire prise de conscience par chacun de ce qu’ildoit à la collectivité autrement dit «l’éducation du sens social».

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• Une dimension philosophique

La doctrine de la solidarité s’inscrit dans la lignée de l’individualismejuridique et des philosophies du contrat. Elle respecte les droitsde l’individu, mais d’un individu concret, assumant ses liens avecses semblables. L’idée de solidarité permet de surmonter la limitelibérale en montrant comment la liberté peut générer des obligationspositives qui préservent cette liberté. C’est une philosophieindividualiste, mais d’un individualisme rectifié à la lumière dufait de société, comme on le dira après l’épreuve de l’Affaire Dreyfus.Le véritable individualisme est celui de la «personne» envisagéedans son existence sociale, et non d’un individu isolé et abstrait.Cette conception conduit à un élargissement de l’idée même de droit :en fondant un nouveau type de droit, le «droit social», le solidarismebouscule la division traditionnelle entre droit privé et droit public.

• Une dimension pratique

La doctrine visait en fait à justifier une politique fiscaleredistributive, à réguler les contrats entre patrons et employés, età mutualiser les risques et les avantages au travers des assurancesobligatoires. Très vite cependant, elle conduisit à élargir les missionsde l’Etat en mettant en place des services répondant aux besoinsfondamentaux de tous les citoyens. Pour reprendre la définitiond’un juriste proche des solidaristes, Léon Duguit, relève du service

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l’Etat républicain peut-il intervenir dans la répartition desrichesses sans empiéter sur la liberté des individus ? La Républiquepeut-elle être sociale tout en étant libérale ? Comment former lesens social des individus ? Comment concilier l’assistance socialeet la responsabilité individuelle ? Ces questions sont encore lesnôtres. Elles doivent cependant affronter aujourd’hui de nouveauxdéfis que je ne pourrai qu’évoquer ici.

Le renouveau d’aujourd’hui

L’idée de solidarité est tombée en disgrâce à partir de la premièreguerre mondiale. Elle a perdu ses couleurs devant l’éclat de larévolution à l’Est. Elle a connu ensuite quelques regains d’intérêt,à l’extrême droite en 1933, à gauche en 1936. Elle apparaît trèstimidement dans la constitution de 1946 («La Nation proclame lasolidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges quirésultent des calamités nationales»). Elle connaît aujourd’hui unrenouveau que l’on peut qualifier d’étonnant, parce qu’il se faitdans un flou conceptuel total.En 1981, peu de temps après la création en Pologne du syndicatSolidarnosc (1980), le Président Mitterrand crée un ministère de lasolidarité, qui sera reconduit par la droite. En 1987, une encyclique

public «toute activité dont l’établissement doit être assuré, régléet contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement decette activité est indispensable à la réalisation et au développementde l’interdépendance sociale, et qu’elle est de telle nature qu’ellene peut être réalisée complètement que par l’intervention de laforce gouvernante» (Traité de droit constitutionnel, 1928). Remarquons ici que la solidarité est à la fois ce qui est et ce quidoit être : si aucun individu ne peut exister ni exercer sa liberté endehors de l’ensemble social auquel il appartient, alors chacun doitagir en vue de renforcer ce rapport de dépendance réciproque. Onne parle pas encore de «cohésion sociale», mais la mise en placepar l’Etat de services d’intérêt général repose sur la convictionque tous ont intérêt à l’accroissement de l’interdépendance mutuelle.

Il faut signaler que, entre 1896 et 1914, la solidarité fit l’objetd’intenses débats, en particulier au moment de l’affaire Dreyfus,pendant laquelle elle s’est trouvée revendiquée par les partisansd’une «solidarité» avec l’armée et la nation, au mépris des droitsd’un individu. Les solidaristes ont dû affirmer la priorité de lajustice sur tout intérêt prétendument supérieur de la collectivité.Ils ont ainsi précisé leur conception de la solidarité en affirmantque la liberté de tous suppose le respect des droits de chacun. Ilsont affronté également des problèmes très concrets. Comment

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du pape Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, fait de la solidarité la«vertu chrétienne par excellence» ; la Charte européenne l’adopteparmi les valeurs fondamentales de la communauté, et, partout enEurope, les politiques sociales prennent désormais le nom depolitiques de solidarité. La société civile n’est pas en reste : les organisations et entreprisessolidaires se multiplient. La solidarité est devenue une idée fédératricerevendiquée à droite comme à gauche. Mais c’est aussi une sorted’auberge espagnole recouvrant des significations très diverses.Nous ne savons plus vraiment ce que nous mettons sous ce mot. Il n’est pas sûr que la solidarité soit encore conçue comme unvéritable projet politique. On ne trouve guère trace aujourd’hui deces débats de fond qui ont traversé les années 1900. Le principeconnaît d’un côté une banalisation, et de l’autre une telleextension que l’on peut se demander s’il peut encore servir deguide à l’action publique.

Pour dresser à grands traits un tableau de la solidarité d’aujourd’hui,on pourrait dire qu’il en existe deux versions. D’un côté, une solidariténationale, au travers de politiques publiques de solidarité - unesolidarité plutôt «passive» si l’on en juge par le récent projet derevenu de solidarité «active» qui vise à «transformer en profondeurl’exercice de la solidarité». De l’autre, un important développement

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talent qui est le mien dès lors qu’il faut l’exercer sur un mauvaistype de sol». Autrement dit, le sujet n’est que le dépositaire debiens dont une grande part est commune. Les aptitudes d’unindividu sont bien sa propriété, mais elles n’acquièrent de valeurqu’au sein d’un système de coopération sociale. Ces deux versions s’inscrivent dans un paysage très différent decelui de Léon Bourgeois. La comparaison entre notre situationd’aujourd’hui et le moment 1900 devrait nous permettre d’y voir plusclair dans les nouvelles interpellations que nous avons à affronter.Je vais tenter, pour terminer, d’en relever quelques-unes.

Lorsque Léon Bourgeois parlait de solidarité, il parlait deliberté personnelle et de responsabilité de tous. Nous voyonsapparaître aujourd’hui une autre conception de la solidarité, plusindividualiste, axée sur la garantie des droits de chacun. Tandisque la philosophie des droits de l’homme s’est approfondie, lesattentes des citoyens en matière de droits ont considérablementévolué. Ils s’adressent désormais à l’Etat, et l’on assiste à uneextension sans précédent de la revendication des «droits à». Ledéveloppement de l’Etat Providence a peut-être contribué à uneperte de sens des notions d’obligation et de responsabilitémutuelle qui étaient la clé de voûte de la définition originelle dela solidarité. Nous sommes passés de l’idée d’une dette réciproque

de l’engagement humanitaire avec une multiplicité d’actionsassociatives ou solidaires.La première version évoque essentiellement une politiqueredistributive en faveur des populations défavorisées. Elle vise lacohésion de la collectivité nationale et la garantie des droits dechacun. Elle rappelle qu’une société digne de ce nom assure auxindividus qui la composent la jouissance effective des droits quileur ont été préalablement reconnus.

La seconde version se déploie hors de tout espace politique, etmet en jeu une compassion très médiatisée pour les victimes, maisaussi une remarquable aspiration au don librement consenti, etmême un sens social très développé. On retrouve par exemple, dansles motifs de ce milliardaire américain, Warren Buffet, qui a versé85% de sa fortune à des fondations philanthropiques - 35 milliardsde dollars, soit trois fois le budget consacré en France à lasolidarité - le thème fondateur de la doctrine autrefois défenduepar Léon Bourgeois : une grande part de nous-mêmes, de notrepropriété et de notre liberté est d’origine sociale, et nous devonsla consacrer à l’effort commun. «Personnellement, dit Buffet, jepense que la société est responsable d’un pourcentage significatifde ce que j’ai gagné. Plantez-moi au milieu du Bangladesh ou duPérou, et vous verrez ce qu’est réellement capable de produire ce

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à l’affirmation des droits de chacun. L’un des problèmes auxquelsnous sommes confrontés, c’est celui de voir se transformer ledevoir social en droits-créances illimités, tout en passant sous silencela communauté politique qui est seule à même de garantir cesdroits. C’est pourtant à cette communauté et aux citoyens qui lacomposent que revient la tâche de redéfinir sans cesse les principesde justice sur lesquels elle s’appuie. Dans son moment politique, lasolidarité ne se concevait que s’il y avait une volonté conscientechez tous les citoyens de travailler à une coopération mutuelle.Nous sommes aujourd’hui dans une société où l’Etat est devenuune gigantesque machine à produire des individus, mais où ces mêmesindividus ont le droit de ne plus penser qu’ils vivent en société.

De plus, quand les politiques dites «de solidarité» se réduisent àdes politiques d’assistance aux plus démunis, elles désignent ceux-cicomme une catégorie à part - les bénéficiaires de l’aide publique- et contribuent peu à donner à tous le sens d’une communautéconsciente de ses objectifs. La dimension de la responsabilitécollective tend à s’effacer, de même que la réciprocité des droitset des devoirs. Le maître mot devient la «responsabilisation» desbénéficiaires. Or c’est tout un ensemble, qui passe par l’impôt, lesassurances mutuelles, le droit du travail, l’éducation et les servicespublics qui, dans l’esprit des premiers théoriciens de la solidarité,devait favoriser la prise de conscience de la responsabilité collective.

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Nous ne pouvons plus être seulement solidaires de nos contemporains,nous sommes responsables de la terre que nous laissons à nosenfants. Tel est le sens profond de l’idée de solidarité : nous neformons qu’une seule humanité et nous sommes solidaires de tousnos contemporains comme de toutes les générations futures. Maisnos sociétés libérales sont confrontées à un paradoxe relevé par lesociologue Ulrich Beck (La société du risque, 1992) : elles fontl’apologie du risque entrepreneurial et de la compétition, et dansle même temps elles connaissent une extension sans précédent duprincipe de précaution. Le glissement de la solidarité à la sécuritétend à mettre en place une société duale : un risque désocialisépour les riches, et une exigence de sécurisation et de préventionpour les autres.

Il faut enfin prendre en compte les dimensions d’altruismeet de sympathie présentes à la racine de l’idée de solidarité. Ilnous reste à trouver l’articulation entre ce que Jean Duvignaudappelait «les liens de cœur et les liens de raison». Tels sont les nouveaux défis : comment préserver l’entraide deproximité et les pratiques de don tout en les intégrant au projetcommun de «faire société» ? Comment concilier le déploiementdes entreprises émanant de la société civile et les garantiesd’équité et de durée assurées par la collectivité ? L’empathie et le compassionnel sont privilégiés par des médias qui

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Une deuxième difficulté concerne le collectif de référence.Certes «la solidarité n’a pas de frontières», comme le proclamaitle ministre Millerand à l’ouverture de l’Exposition universelle de1900. Et Léon Bourgeois lui-même, engagé dans la création de laSociété des nations et militant pour une «politique universelle dela prévoyance sociale», visait l’extension progressive du principe àl’ensemble de la planète. Davantage encore qu’en 1900, nous avonsaujourd’hui des raisons d’être sensibles à la dimension mondialede la solidarité. Cependant, cette dimension tend à faire oublierles communautés réelles à l’intérieur desquelles le principe prendson effectivité. Le problème est de parvenir à articuler lesdifférentes échelles d’application de ce principe de solidarité :nationale, européenne, internationale, locale. Le principe desolidarité impose en effet de définir précisément les cadres deson territoire d’application. Car s’il est indissociable d’un idéal dejustice, il ne peut pas, à lui seul, en donner les déclinaisonsempiriques ou techniques. Il implique le débat et la délibération.Dans le domaine des retraites, de l’assurance, de la protectionsociale, de l’assistance, de l’éducation, il y a des choix à faire. Ilresterait à les porter sur la place publique de manière claire.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à des défis nouveaux.Avec la mondialisation financière et les menaces sanitaires etenvironnementales, la solidarité factuelle ne cesse de s’étendre .

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émeuvent les citoyens sur les situations de détresse, mais fontpasser au second plan l’analyse des raisons de ces situations. Surl’autre bord, les politiques publiques d’assistance ne sont plusl’expression de la volonté de tous les membres de la communautéde travailler à une coopération mutuelle. Elles s’éloignent d’unvéritable projet politique.

Pour conclure, nous sommes passés d’un Etat social avec une visionorganisatrice de la société visant à l’émancipation de chacun, à unEtat correcteur des défaillances du marché. Sans cette responsabilitécollective qui passe par la délibération et l’accord négocié, lasolidarité relève plutôt d’un saupoudrage visant à colmater lesbrèches d’une société en proie à un individualisme forcené. Pourtant si l’on veut que l’humanité se perpétue, il faudra prendredes mesures pour éviter sa destruction, et on ne pourra le faireque tous ensemble. Nous devrons être solidaires. Reste à choisircomment et dans quel cadre. A l’heure de la mondialisation, la solidarité peut-elle retrouver sadimension de contrat collectif, ou se réduira-t-elle à une versionmoderne de l’ancienne philanthropie, ou encore à un projet desociété construit autour de la peur et de la recherche de sécurité ?Je vous remercie de votre attention.

Marie-Claude Blais, philosophepour les Focales de la Fondation – 28 mars 2008

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© Tous droits réservés Marie-Claude Blais, philosophe, maître de conférences à l’Université de Rouen

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Dédicaces

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Les Focales de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidaritéTirage : 2 500 exemplaires. Edité par la Fondation Caisses d’Epargne pour lasolidarité, siège social : 5 rue Masseran - 75007 Paris. Publication : directeur dela publication : Didier-Roland Tabuteau, directeur général de la Fondation.Conception et coordination : Marguerite Azcona, directrice de la mission communication. Mise en pages : Emmanuelle Valin 06 12 16 94 39. Crédit photos :Sébastien Le Clézio. Impression : Graph’Imprim.

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Fondation Caisses d’Epargne pour la solidaritéReconnue d’utilité publique par décret en Conseil d’Etat le 11 avril 2001

5, rue Masseran - 75007 Paris

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