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1 MORPHOGENESE ORPHOGENESE ORPHOGENESE ORPHOGENESE (S) LA FORME EN TANT QU A FORME EN TANT QU A FORME EN TANT QU A FORME EN TANT QU'ELLE SE DEPLOIE ET V ELLE SE DEPLOIE ET V ELLE SE DEPLOIE ET V ELLE SE DEPLOIE ET VIT IT IT IT. JOSE-LOUIS LESTOCART La morphogenèse (étymologiquement, naissance d'une forme), sorte d’émergence 1 , ouvre le champ du vivant. Elle relève aussi bien des sciences de la complexité que des modèles mathématiques 2 et linguistiques (linguistique génétique 3 , morphogenèse graphique) que de la naissance de concepts et de mondes virtuels artistiques en 2D ou en 3D, mondes parallèles au nôtre et de plus en plus réalistes où gravitent, par des techniques d’interaction, toutes sortes d’images, d’ « objets », simulant entités et processus abstraits qui rassemblent, souvent perceptuellement, acteurs réels et virtuels en un espace commun. La morphogenèse est aussi plus typiquement un des phénomènes du développement embryonnaire, dépendant de facteurs génétiques et environnementaux, coordonnés avec précision dans le temps et dans l'espace. Elle est 1 On définira l’émergence comme le tout étant plus que la somme de ses parties. « On peut appeler émergence les qualités ou propriétés d’un système qui présentent un caractère de nouveauté par rapport aux qualités ou propriétés des composants considérés isolément ou agencés différemment dans un autre type de système. » Morin, E. (1977). La Méthode, T. I. La nature de la nature. Paris: Editions du Seuil, Coll. Point. Le vivant est plus que la somme des propriétés des cellules qui le composent (D’Arcy Thompson). 2 Théorie mathématique de la morphogenèse, telle la théorie des catastrophes provenant des recherches du mathématicien René Thom en topologie et analyse différentielle sur le problème de la stabilité structurelle. 3 L’écriture est le produit d'opérations cognitives résultant d'activités symboliques auxquelles les sujets contribuent.

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MMMMORPHOGENESE ORPHOGENESE ORPHOGENESE ORPHOGENESE ((((SSSS))))

LLLLA FORME EN TANT QUA FORME EN TANT QUA FORME EN TANT QUA FORME EN TANT QU''''ELLE SE DEPLOIE ET VELLE SE DEPLOIE ET VELLE SE DEPLOIE ET VELLE SE DEPLOIE ET VITITITIT....

JOSE-LOUIS LESTOCART

La morphogenèse (étymologiquement, naissance d'une forme), sorte

d’émergence1, ouvre le champ du vivant. Elle relève aussi bien des sciences de la

complexité que des modèles mathématiques2 et linguistiques (linguistique génétique3,

morphogenèse graphique) que de la naissance de concepts et de mondes virtuels

artistiques en 2D ou en 3D, mondes parallèles au nôtre et de plus en plus réalistes où

gravitent, par des techniques d’interaction, toutes sortes d’images, d’ « objets »,

simulant entités et processus abstraits qui rassemblent, souvent perceptuellement,

acteurs réels et virtuels en un espace commun.

La morphogenèse est aussi plus typiquement un des phénomènes du

développement embryonnaire, dépendant de facteurs génétiques et

environnementaux, coordonnés avec précision dans le temps et dans l'espace. Elle est

1 On définira l’émergence comme le tout étant plus que la somme de ses parties. « On peut appeler émergence les qualités ou propriétés d’un système qui présentent un caractère de nouveauté par rapport aux qualités ou propriétés des composants considérés isolément ou agencés différemment dans un autre type de système. » Morin, E. (1977). La Méthode, T. I. La nature de la nature. Paris: Editions du Seuil, Coll. Point. Le vivant est plus que la somme des propriétés des cellules qui le composent (D’Arcy Thompson). 2 Théorie mathématique de la morphogenèse, telle la théorie des catastrophes provenant des recherches du mathématicien René Thom en topologie et analyse différentielle sur le problème de la stabilité structurelle. 3 L’écriture est le produit d'opérations cognitives résultant d'activités symboliques auxquelles les sujets contribuent.

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le processus biologique de croissance et de différenciation, par lequel un être vivant

modèle sa forme, acquiert ses caractères par mouvements cellulaires de plus ou moins

grande amplitude, soumis à des multiplications différentielles et complexes. Le corps

individuel, réalité transmorphique, est ainsi beau matériau patiemment, presque

poétiquement élaboré. Le naturaliste et biologiste britannique Thomas H. Huxley

(1825-1895) énonce les différentes phases de l’embryogenèse (développement

embryonnaire) chez l’homme. À un stade très précoce de la genèse de l'être vivant et

de son développement au stade embryonnaire, est la morula. Puis une différenciation

s’amorce vers l’état de blastula (blastocyste). Enfin l’étape de gastrulation (gastrula),

au fil des divisions cellulaires, en compliquant sa forme et sa structure, construit un

processus morphogénétique de réorganisation des cellules en trois feuillets

embryonnaires primitifs: externe, ectoderme ; moyen, mésoderme ; interne

endoderme. Chacun correspondant aux différents tissus organiques de l’embryon puis

de l’adulte4.

La gastrulation débute par la formation d’un blastopore, ouverture dans la

blastula et sorte de centre organisateur qui permet de modeler l’embryon et de régler

les mouvements de gastrulation. On peut décrire géométriquement ces différentes

phases. La profonde unité des formes du vivant, quelle que soit l'échelle, repose en

effet sur des propriétés géométriques universelles qui sont à l’origine d’une science des

4 L’ectoderme génère la peau, le système nerveux, l’épiphyse, le tissu conjonctif de la tête, des yeux et des oreilles. Le mésoderme donne les os, le système lymphatique, les muscles squelettiques, lisses et cardiaques, les tissus conjonctifs, du cartilage,du système urogénital, du cœur et du système vasculaire ; l’endoderme, lui, le thymus, la thyroïde, la glande parathyroïde, le larynx, la trachée, la langue, le système urinaire, le vagin, l’urètre, le tractus digestif, le foie, le pancréas et les poumons.

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modèles 5. Celle-ci peut, à son tour, définir certaines nouvelles formes artistiques

capables de croître et de s'autorepliquer, et suggérer à cet effet la conception de

nouvelles machines informatiques. Mais avant cela, retraçons quelques étapes de la

pensée morphogénétique.

VVVVERS UNE GEOMETRIE UNERS UNE GEOMETRIE UNERS UNE GEOMETRIE UNERS UNE GEOMETRIE UNIVERSELLE DU DEVELOPIVERSELLE DU DEVELOPIVERSELLE DU DEVELOPIVERSELLE DU DEVELOPPEMENT DES FORMESPEMENT DES FORMESPEMENT DES FORMESPEMENT DES FORMES....

Cette progression s’engage assez tôt. Si Aristote décrit de nombreuses

morphologies animales (environ 495 espèces)6, si Leibniz est à l'origine d'une

tentative d'application de l'Analysis situs (ou Geometria Situs, ancêtre de la topologie

moderne) au monde des vivants, un des premiers à avoir oeuvré dans ce domaine est

Johann W. von Goethe (1749-1832) par sa morphogenèse des végétaux (Essai sur la

métamorphose des plantes, 1790). Dans ce livre, Goethe, après des études géologiques

en particulier sur le granit (1784) et des études ostéologiques (découverte de l'os

intermaxillaire chez l'homme, 1784), relate en 123 paragraphes la croissance des

plantes depuis la graine jusqu’au fruit et la production de ses propres semences. Le

tout premier organe issu de la graine est le cotylédon qu’il nomme « feuille

séminale ». Puis il note six étapes formées de trois périodes successives alternant phase

d’expansion et de contraction que lie la notion centrale et organisatrice de

5 Les modèles embryologiques développés par René Thom se trouvent dans Stabilité structurelle et morphogénèse : Essai d'une théorie générale des modèles, 1968, 1972 ; puis dans Modèles mathématiques de la morphogénèse, 1971. 6 Aristote organise d’abord les animaux dans un système d'analogies descriptives (Histoire des animaux) puis leur recherche une finalité naturelle (Des parties des animaux) qui puisse rendre compte du « mouvement des animaux » (Le Mouvement des animaux.) ; selon l’idée que la mobilité physique s’exprime quand elle a une fin.

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métamorphose. Dans son appréhension visionnaire de la science à venir, Goethe

explicite déjà clairement la notion de l’ouverture d’un système vivant sur

l’environnement, avec ses conséquences parfois radicales sur la dynamique de ce

système. Il décrit la « clôture opérationnelle » que découvrira, plus tard, le biologiste

et épistémologue Francisco Varela en 19797. Cette clôture répond pour lui à un

principe général d’organisation : à savoir qu’une activité vitale exige une

« enveloppe » qui la protège (« tout ce qui agira sur le mode du vivant doit être

enveloppé », Essai sur la métamorphose des plantes). Par ses concepts en biologie et

également en physiologie (épigénèse et préformisme, déhiscence et métamorphose),

Goethe auteur également d’une Farbenlehre (Théorie des couleurs, 1810) - la couleur

n’est-elle pas elle-même une forme qui « construit le cerveau » ?-, veut rendre les

phénomènes humains à eux-mêmes par la connaissance de la Nature et du

développement de ses formes. Ainsi, il fonde une épistémologie et une esthétique

nouvelles au confluent de la science, de l'art et de la littérature, entre lesquels il sent

des affinités électives.

Pour l’écossais Sir D’Arcy Wentworth Thompson, naturaliste, biologiste,

helléniste8, poète, mathématicien, érudit9 et titulaire d’une chaire à St Andrews et à

Dundee, la biologie est une sorte de mécanique où s’opèrent continûment des

7 Dans le cas des systèmes vivants, selon Varela, on observe l'émergence d'une totalité sous la forme d'un circuit qui se ferme, d'une membrane, d'une clôture opérationnelle, d'une « frontière », d'un cycle reproductif qui circonscrit le réseau de transformations, tout en continuant de participer à son auto-production. 8 Il a traduit l’Histoire des animaux d'Aristote. 9 Il pratique couramment plusieurs langues : grec, latin, allemand, français, suédois.

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transformations des diverses formes, de l’une à l’autre 10. Dans On growth and form

(Forme et croissance, 2 volumes, sortis en 1917 et complétés en 1942), suivant

l’enseignement du concept de nombre chez Platon (corps platoniciens 11) et

Pythagore selon lequel « le livre de la Nature est écrit avec des caractères

géométriques » 12, il se voue à « la connaissance et la compréhension pure et abstraite

de la forme » 13. En une idée de formation biophysique d’une géométrie du vivant, il

procède à l’identification mathématique et visuelle de ses formes ; et développe,

notamment dans le chapitre XVII (On the Theory of Transformation, on the

Comparaison of Related Forms) qui montre des grilles de transformation des formes

animales, une « théorie mathématique de la transformation structurale ». Pour lui, la

nature s’accroît, se déforme sur la base d'un modèle précis, d’une cause cachée,

« actuellement agissante » dans la matière vivante, résultant de principes physiques

d'auto-organisation.

Dans cette construction mécanique, tout se passe comme s’il existait une sorte

de « logos » organisateur, une structure causale sous-jacente aux phénomènes, propre

à traduire le visible qualitatif en un invisible quantitatif et qui ramène la variété infinie

des formes possibles à un schème général structuré tel un langage. Plus tard, le

linguiste Noam Chomsky définira dans sa théorie standard, années 50-60, la notion

10 Il étudie « la formation systématique des formes, la recherche des transformations, des modulations » topologiques s’opérant dans les morphologies d'espèces comparables, telles différentes espèces de poissons ou de chimpanzés et permettant le mouvement d’une espèce à l’autre. 11 Ces cinq polyèdres réguliers (Tétraèdre, Octaèdre, Cube, Dodécaèdre et Icosaèdre), sont d’ailleurs, d’après lui, connus longtemps avant Platon. 12 Phrase donc plus ancienne que Galilée ou Descartes, puisqu’on la trouve dans un texte de Plutarque, lui-même faisant référence à Platon. Pour Thompson cette pensée remonte à la Haute-Egypte. 13 Mazzocut-Mis, M. (1995). « D'Arcy Thompson, la forme et le vivant ». Alliage, n° 22.

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de structure « enfouie » présente dans la langue (grammaire générative). Il distingue

ainsi une structure superficielle linéaire (shallow structure), c’est-à-dire la manière

dont le message est prononcé -la forme phonétique-, et une structure profonde

ramifiée de la langue ou représentation sous-jacente, c’est-à-dire un format de

représentation des sons - la forme phonologique 14. Cette « structure enfouie » - en

opposition avec ce qui est directement observable-, organisatrice du sens, est déjà le

souci de Thompson ; avant les recherches de Turing que nous verrons plus loin, et

après Goethe, pour qui la Bildung (formation), est déjà « déploiement-reploiement

d’une force organisatrice interne passant à l’existence en se manifestant spatio-

temporellement »15. Entre cet « introuvable » principe organisateur et l’évaluation

quasi contemplative du déploiement, les « idées » (structures mathématiques)

précèdent les choses. Même en biologie, ce sont ces « structures mathématiques qui

ordonnent les phénomènes les plus importants » (Thom) et crée l’ « intelligence des

formes » (Valéry). Thom, qui met d'Arcy Thompson en épigraphe de Stabilité

structurelle et morphogenèse, va montrer, pour sa part dans ses recherches en

biologie, la similitude géométrique entre plusieurs morphologies observées au cours

du développement embryologique et certaines catastrophes élémentaires comme la

fronce (théorie des catastrophes). Objets de mathématique, les formes de la nature

sont donc susceptibles d’être étudiés et visualisés via les instruments classiques de

l'analyse géométrique.

14 Cette forme phonologique définit une grammaire propre, indépendante du contexte : soit une hiérarchie de phrases qui suit les lois de la syntaxe. 15 Petitot, J. (2004). Morphologie et esthétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004.

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En se fondant sur le plan d'organisation des espèces de l’Histoire Naturelle de

Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon16, sur le « balancement » ou la « loi de la

compensation et de l’économie de croissance » du naturaliste Etienne Geoffroy Saint-

Hilaire 17, et également sur Goethe (« afin de pouvoir dépenser d'un côté, la nature est

obligée d'économiser de l'autre.») – soit des lois internes qui régulent l’organisme et son

achèvement fonctionnel-, Thompson soutient que l’organisation vivante, résultat de

forces, de causes actuelles et anhistoriques, est « élan vers la forme propre ». Comme

remarque Jean Petitot, selon Thompson qui, poursuivant une sorte d’idéal « esthétique »,

s’inspire aussi du traité des proportions d’Albrecht Dürer (De Symetria Partium in Rectis

Formis Humanorum Corporum Libri..., 1528), les formes vivantes se livrent à une sorte de

« travail virtuel ». Elles suivent en cela une économie de la Nature répondant à des

contraintes spatiales, des règles de stabilité, des équilibres physico-mathématiques où

« mécanisme et téléologie sont aussi étroitement imbriqués que la chaîne et la trame d’un

tissu ». En tant que premier biomathémiticien, Thompson voit l’essor d’une forme

comme événement dans l’espace-temps et non seulement configuration dans l’espace.

16 « […] ce plan, toujours le même, toujours suivi de l'homme au singe, du singe aux quadrupèdes, des quadupèdes aux cétacés, aux oiseaux, aux poissons, aux reptiles; ce plan, dis-je, bien saisi par l'esprit humain, est un exemplaire fidèle de la nature vivante, et la vue la plus simple et la plus générale sous laquelle on puisse la considérer…[…] » (Buffon, Histoire naturelle, 1766, XIV, « Nomenclature des singes », pp. 28-29) 17 Comme Buffon, Geoffroy de Saint-Hilaire, émet, à partir de 1796, l'idée que tous les animaux sont constitués suivant un même plan d'organisation. Dans Philosophie anatomique (1818), il défend l’idée d’homologie qui permet de comparer dans tout le Règne animal, les dispositifs anatomiques ayant même plan d’organisation et permettant d’assurer les grandes fonctions vitales (circulation, respiration, nutrition, sensibilité, mouvement...). Sont ainsi homologues deux organes qui ont même situation dans un plan d’organisation, ce qui sera interprété plus tard comme témoignant d’une même origine embryologique. Saint-Hilaire établit également les corrélations nécessaires entre toutes les fonctions pour qu’un organisme se développe.

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Dans cette Naturphilosophie, toute une série de structures naturelles obéit à des lois

spécifiquement mathématiques. Qu’il s’agisse de l’alignement des écailles des pommes de

pin, des feuilles de tournesol, des coquilles de certains mollusques qui suivent une suite de

Fibonacci (1 ; 1 ; 2 ; 3 ; 5 ; 8 ; 13 ; 21 ; 34 ; 55 ; 89 ; 144,…)18; des coquilles d’escargot, ou de

petits mollusques marins (coquillages nautiles), à structure conique ainsi que des cornes de

bélier qui, elles, déroulent une spirale logarithmique (θ - A log r = c) ; ces phénomènes

ont tous une logique sous-jacente. Et Thompson de développer pour sa recherche des

instruments topologico-géométriques idoines pour pénétrer les secrets des formes. Un

organisme, dès lors, se représente comme une fonction, au sens mathématique, des parties

qui le composent. Fonction reliée à l'organisation spatiale et temporelle des parties et à la

manière précise dont elles interagissent. Cohérence, efficacité mécanique, réductibilité au

« simple géométrique », tels sont les points fondamentaux de son système19.

Pour lui, cette méthode, sa « précision numérique » représentent « vraiment l'âme

de la science » et constituent « le meilleur critère, peut-être même le seul, de la validité

d'une théorie et de la fiabilité d'une expérience. » Comme si ce système de finalité

« interne », « ce lieu où perception et évaluation se rejoignent pour se conjoindre et où la

valeur (le sens) se fonde dans la forme » (Petitot), était absolument nécessaire pour

déterminer légitimement notre faculté de juger. 18 Découverte vers 1202 et due au mathématicien italien Leonardo Pisano (Léonard de Pise), plus connu sous le pseudonyme de Fibonacci (1170 - 1250). Dans un problème récréatif posé dans un de ses ouvrages, le Liber Abaci (Le livre des abaques), Fibonacci décrit la croissance d'une population de lapins. Les Nombres de Fibonacci se rapprochent d’un L-System. 19 « Depuis toujours, le nombre des chercheurs en quête des différences et oppositions fondamentales entre les phénomènes organiques et inorganiques, de ce qui sépare l'animé de l'inanimé, a dépassé de loin ceux dont l'attention était plutôt retenue par la recherche de principes communs ou de similitudes essentielles. » D'Arcy W. Thompson, On Growth and Form, Cambridge University Press,1942 ; Trad. franç. D'Arcy W. Thompson, Forme et croissance, Seuil, 1994, p. 34.

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A cette théorie des « transformations » et ce principe mécanique du « travail

minimal » de D’Arcy Thompson qui vont susciter le structuralisme chez Claude Lévi-

Strauss, et généralement une pensée sémio-morphologique, retrouvée aussi bien chez

Valéry, Merleau-Ponty qu’Umberto Eco, on peut relier les travaux plus récents et plutôt

contestés du biologiste anglais Ruppert Sheldrake sur la causalité des formes et la notion

de résonance morphique 20. Sheldrake dans sa théorie de la causalité formelle soutient

l’hypothèse d’un ensemble complexe de champs morphiques (ou champ embryonnaires

ou de développement ou encore morphogénétiques) dirigeant les étapes de la

morphogenèse des systèmes vivants. Chaque type de système naturel possède alors son

propre type de champ, ensemble auto-organisé, proche plus ou moins des champs

électromagnétiques de la physique. Quand l’organisme ou le système naturel meurt, ce

« champ » ne disparaît pas21.

La résonance morphique implique pour Sheldrake la transmission d'influences causales

formatives à travers l'espace et le temps. « Mathématiquement, les champs

20 Sheldrake. R. (1988). The Presence of the Past - Morphic Resonance and the Habits of Nature. New York: Times Books. Sheldrake. R. (1981). A New Science of Life. The Hypothesis of Formative Causation, Blond & Briggs ; une nouvelle édition de cet ouvrage a été faite (avec un appendice et des commentaires sur les controverses et les problèmes soulevés par la première édition) : London: Anthony Blond, 1985. Les champs morphiques sont des schèmes ou régions d'influence, des champs d’information, organisateurs potentiels à l'instar des entéléchies aristotéliciennes et susceptibles de se manifester à nouveau, en d'autres temps, en d'autres lieux, partout où et à chaque fois que, les conditions initiales physiques sont présentes. 21 Sheldrake donne les mêmes conclusions pour les processus de régénération, en cas de lésion d’un tissu organique. Les organismes « héritent » des champs morphogénétiques d'organismes comparables antérieurs appartenant à la même espèce. Pour expliciter son propos, Sheldrake utilise une métaphore : une surface molle sur laquelle roule des billes. Chacune va tracer un sillon derrière elle qui joue le rôle d’une sorte de moule ou d’empreinte. Quand une bille se trouve derrière une autre, elle aura nécessairement tendance à suivre le sillon tracé par la première et sa trajectoire sera orientée par la forme. Ce « parcours obligé », cette canalisation, porte le nom de chreode. Pour pertinente que soit cette théorie, elle ne pourra empêcher Sheldrake de se perdre dans la fantaisie la plus débridée d’une pseudo-science.

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morphogénétiques peuvent être schématisés sous la forme d'attracteurs dans des bassins

d'attraction. » (Sheldrake, L'Ame de la Nature.) Cette idée de « bassins d'attraction »,

principes d’organisation du développement d’un organisme est partagée par

l’embryologiste écossais Conrad Waddington et René Thom, lequel déclare d’ailleurs qu'il

a voulu « donner un sens mathématique au concept de champ morphogénétique des

embryologistes »22.

«««« SSSSTRUCTURES DE TRUCTURES DE TRUCTURES DE TRUCTURES DE TTTTURINGURINGURINGURING »»»»

Après l’approche physico-mathématique de Thompson, l’article fondateur sur la

morphogenèse reste The Chemical Basis of Morphogenesis (1952) du mathématicien Alan

M. Turing 23, retraçant une conception de modèles à partir du couplage de réactions

chimiques, de la diffusion de ses réactifs, créant des motifs en bandes. Après la calculabilité

(thèse Church-Turing 24), la logique - Machine de Turing universelle (MUT, 1936) en tant

que son modèle idéal, jusqu’à un des premiers calculateurs électroniques anglais (Colossus,

1941-43)-, Turing, influencé par Thompson, fasciné par les phénomènes de croissance, en

particulier botanique, et par les motifs que la Nature peut produire (formation

d'ensembles telles les tâches et les rayures sur les pelages, les pigmentations sur les

coquillages, les bandes parallèles comme dans les empreintes digitales, etc.), a le projet

d’une théorie générale de la morphogenèse. Et, pour ce, il s’attache à trouver les 22 Thom, R. (1972). Stabilité structurelle et morphogenèse. Essai d'une théorie générale des modèles, New York: Benjamin & Paris: Ediscience; 2e éd., Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris: Christian Bourgois, 1980. 23 Turing, A.,(1952). « The chemical basis of morphogenesis ». Phil. Trans. R. Soc. London B237, 37-72, 1952. (reproduit dans collected works of A.M. Türing. Morphogenesis, ed. P.T. Saunders. North Holland. 1992.). 24 Voir infra.

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fondements physico-chimiques du processus sous-jacent, dans la mesure où l’étude

morphogénétique tente de rendre compte d’un auto-engendrement de la forme,

« moment fécond » d’un instantané au sein de la réalité matérielle 25. Travaillant

notamment sur l’hydre d’eau douce, l’Hydra 26, il s’intéresse à ce qu’il considère être le

problème fondamental de la biologie : rendre compte des figures et des formes. Il va alors

découvrir l’instabilité des solutions d’équations de réaction-diffusion d’un système de

substances chimiques, appelés morphogènes 27. Ces substances chimiques réagissent entre

elles par boucle de rétroaction, s'organisent en « couches successives » : zone de réaction,

zone de rétroaction et ainsi de suite - en une autocatalyse.

Il avance ainsi l’idée, vérifiée 40 ans plus tard, que la synergie s’opérant entre réaction

(comme la réaction BZ ; réaction Belousov-Zhabotinsky28) et diffusion chimiques

pourrait spontanément créer des phénomènes d'organisation dans l'espace de substances

chimiques mélangées et initialement uniformes. Il s’agit de propagation d’ondes chimiques

ayant, dans ce cas, une influence sur toute morphologie future. La réaction/diffusion BZ

25 Turing utilise les premiers ordinateurs à l’'Université de Manchester pour des simulations, assez simples, de morphogenèses. Il modélise ainsi l'étape de blastula lors du développement embryonnaire. Lassègue, J. (1998) « Turing, l’ordinateur et la morphogenèse », La Recherche n° 305, p. 76. 26 « L’Hydra ressemble à une anémone de mer, mais vit en eau douce et possède cinq à dix tentacules. Si l’on coupe une partie de l’Hydra, cette partie se réorganise pour former un nouvel organisme complet. Plus étonnamment, si on prélève une fraction de tissu au voisinage de la tête de l’Hydra et que l’on applique n'importe où sur le corps de l'animal, en deux jours pousse une nouvelle tête à cet endroit même. Ce phénomène constaté pour la première fois en 1744 ne cessait d’interroger les savants, Turing y apportera la réponse décisive. 27 C’est le début de son article : « It is suggested that a system of chemical substances, called morphogens, reacting together and diffusing through a tissue, is adequate to account for the main phenomena of morphogenesis ». 28 Découverte par le biochimiste russe Boris Pavlovich Belousov en 1950, et étudiée profondément par la suite à partir de 1961 par Anatol Zhabotinsky, étudiant en biophysique à l'Université de Moscou, qui y consacre son travail de thèse.

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porte en effet sur les plus hauts degrés d'organisation et, même, d'auto-organisation. Elle

produit en une sorte d’énonciation formelle, des figures différentes successives (tore,

résonance de tore, tore fractal, attracteur étrange). Figures ensuite étudiées par le

physicien et chimiste belge d’origine russe Ilya Prigogine avec Paul Glandsdorff et Grégoire

Nicolis dans les années 60 et 70 sous le nom de structures dissipatives. Ces structures

spatiales étranges, évolutives, stationnaires hors d'équilibre, où la dissipation d'énergie crée

une organisation locale, présentant des profils de concentration périodiques dans l'espace,

sont d’abord appelées « structures de Turing »29. Elles participent à des réactions auto-

catalytiques (interconversion de l'énergie chimique en énergie mécanique), génératrices

de formes par un événement que l’on appelle avec Thom « brisure de symétrie »30. Cette

brisure que Turing nomme déjà « instabilité catastrophique » et qui appartient à un type

bien particularisé d’émergence, dite émergence par effet de seuil, provient de

l’amplification soudaine des petites irrégularités (fluctuations) dans une situation

symétrique (masse homogène de cellules identiques), qui finissent en s’additionnant par

briser cette symétrie.

Ce mécanisme de complexification pourrait alors être responsable de certains aspects

du développement de la forme et de la structure des systèmes biologiques ; du

développement d'embryons aux schémas de taches ou rayures (à base de mélanine)

trouvés sur la peau des mammifères (tigres, léopards) et des poissons, jusqu’aux ocelles sur

les ailes des papillons31. Pour expliquer cette diffusion géométrique sur le corps de l’animal,

29 Prigogine remportera le Prix Nobel de Chimie en dénommant de telles structures autoorganisées (initialement appelées « structures de Turing ») : structures dissipatives chimiques (1977). 30 Thom, R. (1972). Stabilité structurelle et morphogenèse, op. cit. 31 Thompson s’était déjà demandé précisément comment il se faisait qu’un zèbre ait des rayures, et comment expliquer leur épaisseur, leur forme.

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Turing met en avant les propriétés de bifurcation qui accompagnent la variation d’un

paramètre du système par un changement qualitatif profond lorsque ce paramètre passe

par une valeur critique par brisure de symétrie. Un état préalablement stable devient ainsi

instable. Une distribution homogène de matière, créée par une réaction chimique, se mue

alors en une distribution exhibant proprement une forme.

Ces formes-structures « macroscopiques », si consistantes, si explicites émergent

donc d'interactions « microscopiques » de nature physico-chimique ; notions qui, pour

Turing, peuvent également s’appliquer à l’électronique et au neuronal 32. Elles deviennent

également « structures intelligibles », tel un dévoilement de ce qui était jusque-là quasi-

indicible Dans une approche aristotélicienne des rapports entre la Forme et le Sens, ce

mécanisme hylémorphique d’apparition de formes par brisure de symétrie dans des

équations non-linéaires de réaction-diffusion crée le premier paradigme important de

création dynamique de la forme (morpho dynamique). À partir de ces idées d’attracteurs

biochimiques, Thom, instaure 7 formes géométriques morphogénétiques possibles,

prenant le nom de catastrophes. Plus encore, comme on l’a vu, les structures de Turing

décrivent un auto-engendrement, donc une des premières approches de l’auto-

organisation.

PPPPAYSAGES EPIGAYSAGES EPIGAYSAGES EPIGAYSAGES EPIGEEEENETIQUESNETIQUESNETIQUESNETIQUES

Cette longue marche vers la modélisation embryologique est suivie par d’autres

savants, amplifiant ce potentiel par un ensemble d'outils et de procédés théoriques, dont

32 Ces formes-structures unifient pour lui la machine et le vivant. Le premier, Turing comprendra le lien existant entre morphogenèse biologique et structures cognitives.

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Conrad H. Waddington33, désignant a priori par le vocable Epigenetic Landscape (Paysage

Epigénétique) ce que l’on pourrait appeler un « possible préféré par la nature ». Professeur

de génétique animale à l’Université d’Edimbourg, Waddington qui a d’ailleurs échangé

une correspondance avec Turing précisément en 1952 (où il critique sa vision de la

morphogenèse), cherche à unir embryologie, écologie, génétique, voire paléontologie.

Dès les années 30, il veut créer une nouvelle synthèse de l’évolution par l’idée d’une

formalisation différentielle afin de représenter l’accroissement en complexité d’un

organisme. Une théorie spectaculaire, révolutionnaire qui rende compte de l'ensemble des

phénomènes manifestés (dimensions spatiales, nombre de types d’organes, différences

cellulaires, etc) que les approches physicalistes précédentes ne sont pas parvenues à

restituer.

Waddington qui est un des représentants de la Pensée Complexe écrit : « de toutes

les branches de la biologie, c'est la génétique, la science de l'hérédité, qui a eu le plus de

succès pour identifier une façon d'analyser un animal en unités représentatives, de telle

manière que sa nature puisse être indiquée par une formule, comme lorsque nous

représentons un composé chimique par ses symboles appropriés. »34 Influencé par les

théories des systèmes dynamiques (systèmes qui évoluent dans le temps), activant pour lui

la compréhension des mécanismes génétiques, il a introduit en 1942, pour la première fois,

33 Waddington, C. H. (1970). « Concepts and theories of growth, development, differentiation and morphogenesis ». In C. H. Waddington, Towards a Theoretical Biology, vol. 3, , p. 177-197. ; Waddington, C. H. (1977) « Stabilization in Systems. Chreods and Epigenetic Landscapes », Futures 9 (2), April. 34 Waddington, C.H. (1957). « The cybernetics of development ». In The Strategy of the Genes : A Discussion of Some Aspects of Theoretical biology, George Allen and Unwin Ltd., London, p. 18.

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le terme épigénétique, dérivé du mot aristotélicien epigenesis35, en se référant à tous les

aspects du développement embryonnaire. La notion d’épigénétique qui s’applique à la

morphogenèse des êtres multicellulaires, découle des interactions physico-chimiques entre

des réseaux de gènes auto-catalytiques36 et leurs produits (ayant pour médiateurs les

protéines produites par les gènes37) et des nombreuses autres conditions (dont le milieu)

qui créent le contexte essentiel à ce développement38. Ces interactions entre les gènes et

les produits des gènes, « thème central » de la génétique, provoquent des changements

contribuant, pour un être vivant, à l’action de développer son phénotype (caractéristiques

physiques et physiologiques d’un individu ; couleur des yeux, taille,…) à partir de son

génotype (soit l’ensemble de l’information génétique d’un individu) et de son

environnement, ce qui induit proprement une morphogenèse39. Cette action de s'élever

d'un certain degré d'élaboration à un être plus « parfait », c’est cela que Waddington

appelle l’ « épigenèse du développement » ou paysage épigénétique.

35 L’épigenèse est le développement d’un organisme jusqu’à sa forme finale qui se fait de façon progressive à partir d’une cellule. 36 Un gène est un « morceau » de l’ADN contenu dans le noyau des cellules et qui contient le processus de fabrication d’une protéine. Les gènes sont porteurs des informations relatives aux caractéristiques d’un individu. 37 Une protéine est une macromolécule présente chez tous les êtres vivants. Indispensables à la vie de la cellule et de l'organisme tout entier, les protéines sont fabriquées par nos cellules à partir de l' ADN et grâce au code génétique . 38 Deux façons sont à l’œuvre pour influer sur le développement d’un individu. Soit directement à l’intérieur d’une cellule par régulation de l’activité d’autres gènes, soit à l’extérieur de la cellule par induction. Depuis la découverte de l’ADN, il apparaît que le génome est le seul composant déterminant la morphologie des individus. Processus de génération de formes par contrôle direct des gènes (approche internaliste) L’approche externaliste postule que seule la sélection naturelle et l’adaptation au milieu peuvent expliquer le déterminisme des formes organiques. En fait il semblerait que les facteurs internes et externes soient intimement mêlés. Heudin, J-C. (1994). La Vie Artificielle, Paris: Hermès. 39 Wolf, U. (1995). « The Genetic Contribution to the Phenotype ». In Human Genetics, Springer Berlin / Heidelberg, Volume 95, Number 2 / février 1995, p. 128.

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Ces processus irréversibles et naturels par lesquels le génotype « contrôle de façon

continue et sans relâche chaque phase du développement » de l’organisme et son

fonctionnement et produit le phénotype, sont de surcroît, véritables outils pour la Pensée

Complexe, car ils peuvent en même temps se rapporter à l’évolution de la pensée, aux

mécanismes du développement mental et de la conscience chez les individus

(Waddington, Tools for Thought, 1977). Ce modèle waddingtonien qui décrit l'être vivant

comme système épigénétique aide enfin à mieux comprendre l'unicité de chaque être.

Dans cette modélisation « virtuelle », ces « champs morphogénétiques », ont la forme de

vallées comme autant de fortunes distinctes que la cellule, pour son développement, peut

avoir.

Waddington emploie l’image d’un système évolutif ressemblant à une sorte de flow

(courant) dans un espace n-dimensionnel, et de l’existence de régions dans cet espace vers

lesquelles le flow tend à converger. La question est alors de savoir si cette construction se

fait au gré des rencontres avec l'environnement ou selon une succession d'étapes qui

s'impliquent l'une l'autre. Au début de son voyage, au cours de l’embryogenèse et de la

différenciation cellulaire, quand s’amorce donc son processus de développement, la cellule

emprunte une seule vallée dont le relief est dessiné par les gènes40. Celle-ci qui semble

« plastique » fonctionne comme un attracteur. Elle peut se séparer en deux ou plusieurs

vallées ; et à leur tour ces bifurcations se divisent en continu jusqu’à former un nombre

40 Si la vallée est parfaitement plate, la balle se stabilisera et ne bougera plus (il faudra une force extérieure pour la faire bouger). Il y a deux autres possibilités : soit le sol de la vallée pourrait contenir des structures en entonnoir avec un fond arrondi : lorsque la balle tombe dedans, elle continuera à rouler sur le fond, décrivant un mouvement périodique, mais sera incapable de sortir du trou. Ceci est attracteur limit-cycle (un équilibre dynamique) ; soit la vallée peut être une gouttière (chreode), c'est-à-dire un chemin présélectionné permettant à la balle de rouler jusqu’à ce qu’elle rencontre un autre attracteur.

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suffisant de vallées séparées étant les parties séparées de l’animal adulte41. Au départ, la

cellule a de nombreuses « destinées ». Puis vient une sorte de « mutation dirigée ». Alors

que son développement s’opère, certains choix semblent irréversibles. Elle est alors forcée

d’avancer via des voies « canalisées », auxquels Waddington donne le nom de chreode

(mot d’origine grecque signifiant « parcours obligé »)42. Ce terme recouvre le processus

de réactions auto-catalytiques ajustées de façon à parvenir à un état toujours plus

complexe et stable. Tout se passe comme si les organismes changeaient un état aléatoire en

état ordonné grâce à leurs propres principes d'organisation dynamique43.

« L'adaptation » (par essais-erreurs) ne signifie ni plus ni moins que la stabilité d'une

stratégie de vie via le processus dynamique. Processus impliquant un ensemble de

transformations ayant une forme cyclique comme l’avaient déjà évoqué les travaux

d'épistémologie génétique du psychologue suisse, sociologue et philosophe des sciences

Jean Piaget qui reprendra d’ailleurs, plus tard les explications de Waddington dans Biologie

et Connaissance (1967). 44 Par la suite, les paysages épigénétiques pénétrant jusqu'au coeur

du principe naturel, deviennent métaphores de tout processus d’évolution. Ils représentent

la combinaison des conditions initiales et leur interaction avec des paramètres de contrôle

41 Ces bifurcations sont dues à l’intervention de nouveaux gênes jusque-là non actifs (quoique naturellement présents dès le départ). 42 Waddington, C. H. (1977). “ Stabilization in Systems: Chreods and Epigenetic Landscapes », op. cit. 43 Waddington, C. H. (1957). The Strategy of the Genes : A Discussion of Some Aspects of Theoretical biology, op.cit. 44 Dans La Naissance de l’intelligence chez l’enfant (1934), Piaget a ainsi caractérisé le développement ouvert du nourrisson par des schèmes récursifs, des « réactions circulaires » (réaction circulaire primaire, secondaire et tertiaire) nécessaires à celui-ci pour découvrir son environnement (monde extérieur où des objets permanents sont localisés dans le temps) et l’identité de son corps (objet parmi les autres objets et esprit interne).

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abstraits qui détermine la forme des transformations du système à travers son espace de

phase45.

Une précision peut cependant être apportée par le « paysage adaptatif » composé de

pics et de creux introduit en 1932 par le généticien américain Sewall Wright46. Paysage se

présentant en un espace multidimensionnel à n + 1 dimensions, n étant le nombre de

gènes. Forte de son succès, la métaphore est encore très prégnante dans la pensée évolutive

et constitue probablement le mode de représentation des phénomènes évolutifs le plus

utilisé par les biologistes. L'évolution par mutation et sélection d’un organisme est

assimilée à une lente et longue ascension, selon une « stratégie évolutivement stable », au

cours de laquelle le meilleur type se met progressivement en place (fitness), étape après

étape. Au terme de ce processus, le « pic adaptatif » étant atteint, la population serait,

selon Wright, en équilibre, et sa constitution génotypique et phénotypique stable.

AAAALGORITHMES LGORITHMES LGORITHMES LGORITHMES GGGGENETIQUESENETIQUESENETIQUESENETIQUES

D’Arcy Thompson, prouvant que les formes biologiques ne sont pas arbitraires mais

épousent des formes mathématiques complexes, a également guidé les recherches de John

Holland professeur au Computer and Communications Science (CCS) Department de

l'Université du Michigan à Ann Arbor et de l’éthologiste anglais Clinton Richard Dawkins

(Richard Dawkins) sur les Algorithmes Génétiques (AG). Au sein du domaine qu’on 45 L'espace des phases permet de représenter l'évolution d'un système dans certains domaines comme l'étude de phénomènes chaotiques, par exemple. 46 Wright S. (1932). « The Roles of Mutation, Inbreeding, Crossbreeding and Selection in Evolution », in Proceedings 6th International Congress on Genetics, 1, 356.

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nomme Vie Artificielle (A-Life), créé en 1987 par le physicien Christopher G. Langton, et

basé en partie sur la reproduction, la programmation génétique et le développement,

Holland veut notamment améliorer la compréhension des processus d’évolution et

d'adaptation des organismes vivants, et montrer ce que construit cette adaptation. Il

conçoit, milieu des années 60, des algorithmes génétiques, systèmes artificiels et systèmes

adaptatifs dits « complexes » (mais obéissant en réalité à des règles de base extrêmement

simples), ayant des propriétés similaires aux systèmes naturels, capables notamment de

s’adapter aux perturbations d’un environnement 47.

Les AG (parfois appelés Algorithmes Evolutionnaires, AE) sont une catégorie de

programmes informatiques synthétisant et simulant des systèmes vivants qui s’inspirent

des mécanismes naturels de l’évolution dite « néo-darwinienne » (union de la théorie de

l’évolution et de la génétique moderne). Ils utilisent la notion de sélection naturelle de

variations individuelles, et d’adaptation à l’environnement pour trouver des solutions à des

problèmes appropriés48. Les AG qui fonctionnent par analogie avec l'évolution génétique

de l'ADN, utilisent en outre l’idée de paysages adaptatifs de Waddington et Wright, afin

de montrer l'ensemble des combinaisons génétiques et des niveaux d'adaptation

correspondants.

47 Dawkins, de son côté, avec The Blind Watchmaker Evolution Simulation Software, crée un monde d’organismes à deux dimensions dont les formes ressemblent à certaines des espèces vivantes (biomorphes). Ceux-ci évoluant de façon interactive selon les théories darwiniennes. Dawkins, R. (1986). The Blind Watchmaker. Essex: Longman. 48 Rosnay, J. de. (1995). L’homme symbiotique, Paris: Seuil. En informatique, un gène sera donc représenté par un bit (0 ou 1). La Programmation Génétique consiste à faire évoluer le code d’un logiciel afin qu’il remplisse au mieux certaines taches.

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A cet effet Aristid Lindenmayer, biologiste hongrois et botaniste de terrain,

introduit en 1968 les L-systems (variante des AG), d’abord pour modéliser le processus de

croissance à l’échelle cellulaire de certains organismes filamenteux (souvent

unidimensionnels) comme certaines algues. Les L-Systems sont ensuite développés avec

l’aide de quelques mathématiciens et informaticiens pour donner une épaisseur au

formalisme en le spatialisant49. Lindenmayer délaisse l’idée d’utiliser les mathématiques

pour expliquer et représenter le scénario de développement d’un organisme. S'appuyant

sur le fait que les plantes grandissent, non pas de façon linéaire, mais en parallèle - les

branches croissent simultanément dans plusieurs directions (suivant des principes fractals)

-, il réussit à obtenir, sur le papier, puis sur l’écran de l’ordinateur, des images très réalistes

dotées d’un important potentiel esthétique.

Ces images de plantes et d'arbres, générées à partir de règles de grammaire

informatiques, lui permettent alors d'énoncer les processus de construction de

l’architecture des plantes et les systèmes de relation au sein de cette architecture. Ces

« grammaires récursives » - grammaires de Lindenmayer ou L-Systems 50-, langage formel

doté de grandes potentialités computationnelles, permettent à la fois de rendre compte de

la morphogenèse simultanée et différenciée de toutes les parties de l’organisme en genèse,

et de l’accroissement de la complexité et du nombre de dimensions de l’organisme51. Ces

formalisations traduisant au reste une épistémologie pratique, « orienté-concret » et non

49 Lindenmayer, A. (1968). « Mathematical models for cellular interaction in development », Parts 1 and II. Journal of Theoretical Biology 18, 280-315. 50 Prusinkiewicz, P. (2004). « Art and science for life: designing and growing virtual plants with L-systems ». In Acta Horticulturae 630, p. 15-28. Prusinkiewicz a par ailleurs écrit avec Lindenmayer, The algorithmic beauty of plants. New-York: Springer Verlag, 1990. 51 Les L-Systems permettent aussi de modéliser les processus de croissance des bactéries.

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plus seulement théorique, les spécialistes de la computation, des langages formels et de

l’informatique théorique vont s’y intéresser de près, et se poser la question d’optimalité

d’un langage (comme la grammaire générative de Chomsky) par rapport à une fonction

computationnelle, alors qu’on avait poursuivie jusque-là la problématique de l’optimalité

de la forme. Rencontrant l’informaticien et infographiste canadien Przemyslaw

Prusinkiewicz, au début des années 1980, Lindenmayer applique directement ses L-

systèmes à des représentations à échelle macroscopique de végétaux en croissance. Les

différents organes (végétatifs, floraux…) vont être codifiés à part dans les axiomes du

système formel52. Prusinkiewicz crée alors un programme Plant and Fractal generator en

1988. Cette formalisation en maquettes infographiques de plantes virtuelles et cette

simulation de leur croissance va intéresser des artistes, soucieux à leur tour de procéder à

une « réécriture » des phénomènes de croissance à la fois des plantes et des organismes

pour le bienfait de l’art et de la science.

MMMMORPHOGENESES ARTISTIORPHOGENESES ARTISTIORPHOGENESES ARTISTIORPHOGENESES ARTISTIQUESQUESQUESQUES

Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, artistes multimédias travaillant dans le

département Art and Technology project au IAMAS (Institute of Advanced Media Arts

and Sciences) à Gifu (Japon), sont parmi les plus connus dans l’art génétique. Ils lient leurs

recherches sur le jeu complexe des formes, inspirées, entre autres, par D’Arcy Thompson, à

la biologie et aux écosystèmes53. Pour leurs œuvres biologico-machiniques décrivant une

52 Prusinkiewicz, P. (1986). Graphical applications of L-systems. Proceedings of Graphics Interface '86, 247-25. 53 Ils sont également éditeurs d’Art@Science, ouvrage sur le thème de la collaboration entre l’art et la science où l’on retrouve certaines sommités des mondes virtuels et de l’A-Life (Roy Ascott, Louis Bec, Thomas S.

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vraie mutation artistique où le spectateur est partie prenante, ils utilisent des « interfaces

naturelles » qui génèrent des imageries virtuelles par procédés de L-Systems. De là, ils

explorent les processus de morphogenèse de créatures évolutives et autonomes artificielles

à base biologique au sein de programmes d’environnement de Vie Artificielle avec

immersion en un espace virtuel tridimensionnel.

Interactive Plant Growing (1992-97) simule ainsi des représentations architecturales

de plantes et leur « méthode de transformations » (cinétique de croissance et cycles de

vie). Dans une pièce obscure de 12 x 6 mètres, 5 plantes réelles placées sur 5 colonnes de

bois en une sorte de demi-cercle font face à un grand écran haute résolution de 4 x 3

mètres sur lequel des images 3D seront projetées. En chaque plante est cachée une

interface (capteur sensoriel réagissant à la pression, la proximité de la main et la chaleur

rayonnée par celle-ci) reliée à un moteur de réalité Silicon Graphics (SGI) 4D-VGX 320.

Une programmation interne d’auto-génération de 25 plantes virtuelles (base de données

sur leurs caractéristiques morphologiques) fondée sur des systèmes de réécriture

particuliers (L-systems) s’unit aux informations des capteurs.

Plusieurs types de plantes et de croissance y ont été stockées, les paramètres

algorithmiques déterminant les variations des formes par structures arborescentes. Le

visiteur touchant ou même se déplaçant devant les plantes réelles, provoque par

rétroaction (feedback) sur l’écran placé devant elles, leur croissance en 3D et en temps réel

dans une sorte de jardin virtuel, écosystème à la fois synthétique et naturel. En réalisant

l’influence de ses gestes, de sa présence, de son « existence » même, sur l’organisation Ray, Jeffrew Shaw, Peter Weibel, Wolfgang Strauss, Monika Fleishmann, Michael Naimark, etc.). Christa Sommerer & Laurent Mignonneau eds, Art@Science, Springer Verlag Vienna/New York, 1998.

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structurelle d'une plante, le spectateur se voit d’emblée prendre une part importante dans

le dispositif de création. Il peut dès lors contrôler, surveiller l’augmentation en taille des

plantes paraissant répondre à sa demande avec une acuité extrême. Leur croissance ayant

généralement lieu préférentiellement dans une direction donnée (anisotropie), il peut

changer cette dernière, faire aussi faire varier leur apparence ou leur couleur ou même

former de nouvelles combinaisons d'une quasi incontrôlable diversité.

Les techniques développées pour la morphogenèse des plantes peuvent aussi être

utilisées pour des créatures plus ou moins animales. Un autre artiste, l’ingénieur Karl Sims

génère des images de synthèse 3D par une sélection de type néo-darwinienne, via de

puissants ordinateurs Connection Machine massivement parallèles54. Sims qui a étudié, au

Media lab du MIT, en scientifique scrupuleux, l’imagerie informatique et les sciences de la

vie et qui dirige à présent la société d’effets spéciaux GenArts, Inc à Cambridge

(Massachusetts), recourt aux possibilités des L-Systems pour opérer des animations

comportementales par le biais de la vidéo et de l’informatique. Une de ses expériences les

plus originales reste les Evolvable virtual creatures (1994), robots virtuels, présentés

morphologiquement sous forme d’assemblage de blocs tridimensionnels de différentes

tailles et épaisseurs en situation d’action délibérée. Agrégats quasi arbitraires, ces blocs

comportent des points d’ancrages, « points d’articulation naturels », des jointures avec des

muscles/moteurs reliés à ces dernières, ces créatures (animats) créés sur ordinateur

répondent à une élaboration heuristique de stratégies comportementales, ici,

remarquablement figurées.

54 Les Connection Machine (CM-1, CM-2, CM-200, CM-5, et CM-5E) de la firme Thinking Machines Corporation, sont des superordinateurs modelés d’après la structure du cerveau humain et comportant au départ 16000 processeurs, puis 64000 ; processeurs effectuant tous une même tâche en même temps.

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Elles peuvent en effet évoluer, muter et s'adapter, en développant des stratégies

similaires à celles observées dans la vie réelle. Elles sont conçues pour déterminer leur

capacité de survie par régulation et adaptation et ... nagent, se déplacent, attrapent des

objets ou encore suivent une source lumineuse, au sein d’un monde physique 3D lui-

même simulé (soit eau, soit sol avec loi de gravitation)55. Plus exactement, on voit les

créatures s’essayer à ces fonctions et ces comportements complexes à l'aide d'essais et

d'erreurs, en un processus parfois « laborieux », en roulant sur le sol par exemple au lieu

de « marcher », dans une idée de fitness (adaptabilité maximum56) correspondant en tous

point aux thèses darwiniennes de l’évolution morphogénétique57. Certaines de ces

créatures comportent des capteurs virtuels pour mieux appréhender leur environnement.

Ces capteurs sont de surcroît reliés à des réseaux de neurones virtuels. La portée

philosophique, épistémologique, éthique voire culturelle des créatures est manifestement

considérable quand on comprend que certaines d’entre elles retracent l'hypothèse

darwinienne du passage, en un temps immémorial, de l’eau à la terre ferme pour l’être

vivant … Toutes sortes d’entités virtuelles sont engendrables par les algorithmes

génétiques sans comprendre cependant les procédures ou paramètres pouvant les générer

effectivement.

Pour mettre au point ses créatures, Sims utilise la méthode de programmation

génétique à l’aide du langage LISP, selon la comparaison entre code informatique et code

55 Sims, K.. (1994). « Evolving 3D Morphology and Behavior by Competition ». In Brooks et Maes ( eds.), Proceedings of the Fourth International Workshop on Artificial Life, The MIT Press. 56 Via la sélection naturelle et les effets créatifs du croisement génétique et de la mutation. 57 Plusieurs centaines de créatures sont générées numériquement et chaque créature est tentée sur sa capacité à remplir une fonction précise. Les plus aptes réussissent. On copie alors les gènes pour engendrer des populations adaptées.

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génétique, élaborée par Richard Dawkins entre autres. Biologie et évolution par simulation

reposent toutes deux sur les mêmes concepts de type génétique de base: le génotype

composé d’ADN qui contient les instructions pour le processus de développement d’un

organisme et le phénotype évalué selon des critères de sélection et de reproduction, ainsi

que les procédés de sélection et de reproduction sexuée. Dans la simulation sur

superordinateur Connection Machine, CM-5, le génotype est le processus de

développement d’un organisme (effectué par un certain nombre de paramètres et de

règles, codés en langage informatique), ici un schéma directeur avec des noeuds (chaque

noeud correspondant à une partie du corps des creatures) et des connexions, et le

phénotype en tant que structure obtenue donne une hiérarchie de parties en 3D.

Ces opérations capables de construire des « schèmes sensorimoteurs »,

s'accomplissent en liaison avec une sélection reposant souvent sur le choix de l’utilisateur

afin de créer des images abstraites qui prennent la forme d’entités étonnantes par le

réalisme des comportements représentés58, mettant au reste en question le statut de la

réalité, et celui du déterminisme naturel, la pression des modes de représentation et de

raisonnement, face au modes de l’agir que s'imposent en permanence ces créatures. Même

si leur entreprise est parfois maladroite, elles semblent, en effet, essayer de nouveaux

moyens de locomotion, dont certains, comme on l’a vu, sont bizarrement assez

performants. Les processus utilisés par des artistes comme Sims pour engendrer ces

structures et ces développements sont de plusieurs sortes. La diversité des formes provient

des mêmes lois appliquées dans des contextes différents.

58 Sims, K. (1991). « Artificial Evolution for Computer Graphics ». In Computer Graphics, 25(4), July 1991, p. 319-328.

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En biologie, les processus de développement sont guidés par un petit nombre de

lois internes assez générales. La richesse de ces simulations et les quelque 30 calculs pour

les rendre, ne peuvent être que le fait d’ordinateurs très puissants, Connection Machine

CM-2 ou CM-5 (avec l’appui d’un Silicon Graphics pour servir d’écran). Les formes

engendrées peuvent désormais, par ces types de procédés au caractère « nécessairement

cyclique », apprendre par essais erreur et « reconnaître » à l'occasion ce qu'elles viennent

d'inventer en êtres « organiques ». Elles sont elles-mêmes une connaissance, en tant

qu’elles se développent (dans les deux sens du terme) sous nos yeux. Telle une pensée en

train de se construire où I'intelligence se bâtit dans ses tâtonnements mêmes.

« L'intelligence organise le monde en s'organisant elle-même » (Piaget). Auparavant

métaphorisée en sortes de plantes ou de créatures, elles perdent progressivement ce

référent naturel, pour devenir « seulement » images abstraites de systèmes complexes,

retranscrivant du cognitif. Car dans cette « course à la forme » entreprise dès Aristote, et

poursuivie par Goethe, D’Arcy Thompson, Turing et d’autres, il s'agit, là, moins de décrire

des systèmes idéaux de représentation « spectaculaire », que de découvrir l'ethos ou

l’habitus (modes de comportement selon l’usage ou l’habitude) et finalement presque

l'eidos (forme intelligible de pensée) de personnes vivantes en fonction de ce qui est leur

quotidien, livrant ainsi comme les fragments d'une « identité ».