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Mémoires de Balthus

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MémoiresdeBalthus

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DumêmeauteursurBalthus

AuprèsdeBalthus,Éditionsduhuitièmejour,2010.

LesChatsdeBalthus,Flammarion,2000(rééditéen2013).

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de sèveetdepuissancevitale,decettebeautédeDieudont lemot seul faisait frémir Breton,Mondrian etMiró, traîtres auxyeuxdeBalthusqui,enrejoignantseschersItaliens,etsurtoutPiero della Francesca Mantegna, Giotto et la puissancetellurique des lieux inspirés qu’il habita (Chassy,Montecalvello, Rossinière, VillaMédicis), rejoignit « le cœurbattant du monde » comme aurait dit Albert Camus qui,quelquesmoisavantsamort,luienvoyaunecartepostaleetunlivredédicacé,LaChute, ainsi libellé : «À toi qui as fait desprintemps,jet’envoiemonhiver.»LepaysageétaitdoncvécuparBalthuscommeunequestiondefidélitéaumonde,àlanaissance,auxhommes,àDieu,àlavie.Il les peignit toujours avec une force intense, établissant ourétablissant des liens invisibles entre tous les paysages dumonde, et particulièrement ceux de l’Extrême-Orient, quil’attachaienttant,depuissajeunesseetàproposdesquelsRilkeétaitsiimpressionnédesonsavoir.Les paysages de Chassy comptent parmi les plus forts de lapeinture française, grande lignée classique qui savait allier, àl’équilibre naturel des formes, la structure des acquis de lamodernité. Balthus racontait que peindre le paysage, c’étaitpeindre encore le sens de l’existence et aussi les formesenfantinesdesjeunesfilles,etcetroublantpassagedel’enfanceà l’adolescence qui recelait en lui-même tous les secretsjustement du monde. Peindre les jeunes filles, ce n’était pasfaire œuvre d’érotomane, mais tout le contraire, c’était faireœuvre de prière, car peindre Frédérique,Colette,Michelina ettous ces corps à peine formés, exhibés dans leur nonchalancequ’aucune trivialiténevenaitaltérer,c’étaitpeindreencoredesanges,desêtreséblouisdelumière.C’est ainsi que tout s’est passé, l’aveu de ces mémoires, cesrencontres échelonnées sur près de deux années, quand nous

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nous retrouvions, tandis que je venais de l’autre côté de laFrance,d’autresmontagnes,lesPyrénées,etquejelerejoignaisdans une allégresse insigne, au pied des Alpes. Sonaristocratique éloignement d’un siècle qui n’aura aiméfinalement que le bruit et la fureur, les snobismes et latransgression,afaitcroirequela traverséedesonépoqueavaitétéméprisante et hautaine.C’était tout au contraire une formede dandysme qui l’empêchait de se commettre non par dédainmaisparcompassionenverscequiavaitétédélaisséetquiétaitàsesyeuxuniqueaumonde,l’enfance,lanature,labeautédesAnciens,latradition.C’est ainsi que j’ai connu Balthus, à coup sûr une des plusbelles rencontresdemavie.Unedesplus fortes aussi.Levoirpeindresonderniertableaunefutpasanodin,maisuneimmenseleçondevieetd’humilité.Ces Mémoires furent traduits dans le monde entier et leurstraductionscontinuent1.C’estdirel’intérêtquesusciteBalthusdominantainsilechaosdel’artcontemporain,desesexcèsetdesesscandales.Luin’avaitpasentreprisladéconstructiondesonsiècle,ill’avaitaucontraireaccompagnédesapeinture,glorifiéd’une certainemanière ou plutôt en avait glorifié son essence,sonintrinsèquesubstance.À la sortie du livre, en 2001, quelquesmois à peine après samort, il se trouva quelques critiques, peu nombreux toutefois,pour fustiger ses propos. C’est qu’ils n’avaient pas connuBalthusdans sa nudité extrême, celle de son âge, ni dans sonhumilité. Ce qu’ils avaient retenu de Balthus, sans trop s’yattarder,c’étaitsoninsolentemorgue,cellequ’autrefoiseneffetil avait arborée, comme le héros de Huysmans, des Esseintes,s’enparadansÀRebours.Cequ’ilsaimaient,c’était son«artaristocratiquededéplaire», commedisaitBaudelaire, et ils en

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étaient restés là. Ils avaient oublié, ceux-là, que Balthus avaitpassésesnuitsdejeunesseenfermédansdeschapellestoscanes,à copier, à la lueur de bougies, Piero della Francesca et lesPrimitifs italiens. Et qu’on ne revenait pas indemne de cetteaventure-là. Ils avaient oublié que Balthus avait tracé sonchemin de vie dans la peinture et que la peinture, comme uneoblativeoffrande,l’avaitconduitlàoùilenétait,c’est-à-direàcemomentprécisdecesMémoires.Ilsavaientoubliéaussiquecequis’étaitditlà,danslesecretduchaletdeRossinière,étaitau-delàdel’imagequ’ilss’enétaientfait.Balthus, dans la confiancede ces heures de grâce, avait dit savérité.Elledérangeaitàcoupsûr,maiselletriomphaitdesidéesreçues,despréjugés,despenséesuniques,ellefaisaitcraquerlescouturesdeshistoiresofficielles,parcequeparvenuàcegrandâge,àl’oréedesamort,Balthusn’avaitplusrienàperdreniàsauversinonlaseulegloireetlefierorgueild’avoirservitoutesavielapeinture.

AlainVircondelet,février2016

1.Onpenseparticulièrementàl’éditionaméricaine,préfacéeparJoyceCarolOates.

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haque matin, je regarde l’état de la lumière. Je nepeinsquedanslalumièrenaturelle,jamaisdelumièreélectrique, seulement celle qui change avec les

mouvementsduciel,ondoie,moireetorganiseletableau.Jecommencetoujoursuntableauenpriant :acterituelqui

medonneainsilesmoyensdetraverser,desortirdemoi-même.Jesuisconvaincuquelapeintureestunemanièredeprière,unevoied’accèsàDieu.

Il m’est arrivé quelquefois d’être en larmes devant cettedifficultédutableau,celledenepouvoirtraverserjustement,etj’entendaisalorsunevoixdivine,commeunegrâcequim’étaitdonnée,quimedisaitintérieurement:«Maintiens-toi,résiste»,commedanslelivretdeLaFlûteenchantée.Chaquefoisj’aicruentendrecetteparolequifaitmarcher,continuer.Tracelecheminjusqu’àlafindelavie.

En vieillissant, je me sensmoins sûr demoi qu’autrefois.Souventmême, jemedemandesi jenedevraispasabandonnerlapeinture,parcequeje trouvequecen’estpassibienquecequejefaisaisdansletemps.Maisjenepourraism’yrésoudre.

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eindreestàlafoisunenécessitéintérieureetunmétier.On ne répétera jamais assez que les errements de lapeinture contemporaine viennent de cette absence de

labeur,de ce silenceobligé.Lapeinture estun longprocessusqui consiste à faireen sortequechaquecouleur, comparableàune note de musique, s’assemble aux autres couleurs, etproduiseensemblelesonjuste.Lescouleursn’existent,oui,quepar rapport aux autres. C’est comme de la musique, si vousdonnez un ton, solmajeur ou solmineur par exemple, tout semodifie. Dès qu’il y a une autre couleur, il se passe quelquechose. Je le répète, une couleur ne prend son rôle, son timbrepourrais-jedire,quelorsqu’ilyenauneautreàcôtéd’elle.

J’aiacquiscetteconnaissanceparlelenttravaildel’atelier.Les couleurs, les nuances, je les trouve assez rapidement àprésent. Et cela bien quema vue ait considérablement baissé.Maisparquelmiracle,parquellegrâcequim’estdonnée,vois-jebien quand je peins ? Souvent la comtesse fait le garçond’atelier,elleopèredesmélanges très subtilsquim’intéressentpresquetoujours,tiréspourlaplupartdesrecettesdeDelacroix,notre fidèle mentor. Et le tableau se déploie lentement, jouraprèsjour,danslapaixdeRossinière.

Il m’arrive de rester longtemps avant de commencer àpeindre, deméditer devant la toile, dem’enhabiter.C’est unelongue familiarité qui s’engage avec elle, quelquefois leschangements sont imperceptibles, quelquefois encore lacomtesse craint que je ne remette tout à plat, que je nerecommence le tableau. C’est un travail imprévisible qui finit

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parêtreuneconnivencesecrète,unerencontremystérieuse.C’est le tableauquim’apprendà refuser la roue frénétique

du temps. Lui ne court pas après elle. Ce que je cherche àatteindre,c’estsonsecret.L’immobilité.

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etienscetteconceptiondelapeinture,quiestcelledemavietoutentière,duplusloindemonenfancequejen’aijamaisaufondvraimentquittée.Rilkem’entretenaitdela

foid’unefaçonindirecte,àtraverslapoésie,etc’estlàsûrementque j’ai découvert combien le monde était spiritualisé, qu’ilfallaitlechercheretletrouverlà,danslapauvretédeschosesetdansleurimmensegrandeur.Bonnardsavaitceschoses-là,danslemoindrebouquetdefleurs,danslaterreàpeinerecouvertedegelée blanche, dans les paysages d’hiver ou dans les balconspleinsdesoleilqu’ilsavaitsijustementpeindre.Onaprétenduque mes jeunes filles dévêtues étaient érotiques. Je ne les aijamais peintes avec cette intention qui les aurait renduesanecdotiques,bavardes.Orjevoulaisjustementlecontraire,lesentourerd’uneauréoledesilenceetdeprofondeur,créercommeun vertige autour d’elles. C’est pour cela que je les aiconsidérées comme des anges. Des êtres venus d’ailleurs, duciel,d’un idéal,d’un lieuqui s’est soudainentrouvertetquiatraverséletemps,etenlaisselatraceémerveillée,enchantéeousimplement d’icône. Une seule fois j’ai peint un tableau dansunemanière de provocation.En 1934, quand laGalerie Pierreexposames tableaux,Alice, La Rue, La Toilette de Cathy et,derrière les rideaux,La Leçon de guitare jugée « trop osée »pourcetteépoquequipourtantn’hésitaitpasàprovoquerentreles délires cubistes et surréalistes. J’étais alors très entier, très« ombrageux » comme disait Pierre Jean Jouve, « jamaiscontent », ni de moi ni de mes toiles. C’est ainsi que jem’engloutissais alors dans le travail, ce qui reste une de mes

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plus assidues occupations, perfectionniste et lent à mettre ledernier«point » à la toile si bienqueSetsuko frémit à l’idéeque je revoie un de mes anciens tableaux et qu’il me prennel’idéed’enrectifieruneligne,deretoucherunecouleur,oupireencoredetouteffacer…

À l’époque de La Leçon de guitare, je vivais rue deFurstenberg, peu préoccupé de confort et de mes soucismatériels, tout entier attaché à cette compréhension de lapeinture,àsonmystère.Peuaprès,jequittaimonatelierpourlacour de l’hôtel de Rohan, toujours à Saint-Germain-des-Prés,vaste atelier au délabrement grandiose mais qui avait suconserver de sa gloire passée, comme une majesté, une forcepresque épique, religieuse au sens antique du terme.Dans cetunivers détruit et auquel je trouvais des forces obscures, seulm’intéressaitlelabeurdepeindre.J’avaisvingt-sixans.

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e labeur, je l’ai appris très tôt. Dès l’enfance,Baladine,mamère,aimaitàdirequejem’employaisàcopier les peintres, Poussin surtout, avec scrupule et

ténacité, que c’était là ce que je prétendais être la meilleureécolepourmoi.Dansunelettrequ’elleécritàRilke,elleraconteque Maurice Denis était très indulgent à mon égard et trèsattentionné:ilneluimanque,luidisait-il,que«dumatérieletdusavoir-faire».Jemesuisattelétrèsviteàcetapprentissage-là, à cette école de la copie, pour apprendremieux. Celam’atoujours paru indispensable, cette modestie devant les plusgrands,atteindreunpeudeleursavoir-faire,deleurgénérosité,etprogresserainsi.

Je n’ai jamais suivi les cours d’une quelconque école. Àseizeans,jevisàParisoùmesparentsm’envoientpourétudierla peinture, fréquenter des artistes qu’ils connaissent bien.Bonnard,Gide,Marquet qui nous suivent,mon frère Pierre etmoi,dansnosdécouvertes.Danscedébutdesannées20,Parisvit d’une intense activité artistique, créatrice et enthousiaste.Bonnardfutpourmoid’untrèsgrandréconfortetd’unepatientevigilance, je lui dois dem’avoir introduit dans lesmilieux del’art, le marchand de tableaux Drouet par exemple, pour luimontrermontravail.J’aipeint,en1925jecrois,unesériesurlejardin du Luxembourg : des enfants le long des allées, et laprésence déjà forte des arbres, solides et omniprésents. J’étaisalorstrèssoucieuxderendreleseffetsdematière,lepoidsdeschoses,leurpesanteur.

Tout jeune, j’ai accordé de l’importance à la couleur, à la

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l’étatdelalumière,jevaisàl’atelier,conduitparmonfidèleLiuquinemequittejamais;ilm’installedevantlatoileinachevée,quelquefois j’y restede longsmomentsen silence, fumantunecigarette, regardant la toile, méditant devant elle : temps depréparation, indispensable, pour entrer dans la peinture. Larejoindre.

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evoisbienquetoutecettegrâceetcettedouceurmesontpréparées par Setsuko, l’être qui m’est le plus cher aumonde, qui veille surmoi, attentif à lamoindre demes

défaillancesoudemesmaladressesd’hommequi nevoit plus,quinemarcheplustrèsbienetabesoindel’aidedessienspourmonterdanssachambre,oubienencorepourmettrelacendredesacigarettedanslecendrier.

Je l’ai rencontrée en 1962 au Japon. Malraux m’y avaitenvoyé pour préparer une exposition d’art japonais ancien.SetsukoIdetaétaitunejeuneétudiantequihabitaitalorschezsatante,àOsaka.Elleestissued’uneantiquefamilledesamouraïsquiasuconserverlesritesetlanoblesseduJaponancien.Jel’aiinvitéeàveniràlaVillaMédicisdontj’étaisledirecteurdepuis1961. Tout de suite j’ai su qu’elle représentait beaucoup pourmoi,nousnoussommesmariésen1967.Nousnenousquittonsjamais,ellepréservemontravail,meprotègedesimportuns,meconseilleetfaiténormémentdechosespourmonœuvre,metdel’ordredansnosarchives,mélangepatiemmentlescouleursquejeluiindique,travailingratetpatientqu’elleaccomplittoujoursdebonnegrâce,elle s’assuredemonbien-être.Ellenéglige sapropreœuvredepeintre à laquelle je l’ai toujours encouragée,trouvant admirables ses intérieurs de notre chalet qu’elleréinventeetauxquelselleapportetoutelacouleurdesonJaponnatal.

C’estgrâceàelleque jemesuisplusencore intéresséauxculturesjaponaiseetchinoise,àleurvigueur,autraitpuissantdeleur peinture, à leur noblesse hiératique. La séparation brutale

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quelaRenaissanceaopéréeentrelacivilisationoccidentaleetlacivilisation orientale est arbitraire et dommageable. Je croisbeaucoup aux liens qui les unissent et je ne vois guère dedifférence,d’intuitionsetdepenséesurlesensdumondeentreelles.PasdedifférencesdoncentremeschersSiennoiset l’artextrême-oriental.Setsukom’aconfortédanscettecertitude.Elleme relie auxdeuxcivilisations, elle assureainsi le lienauquelj’ai toujours cru, bien avant que je ne la connaisse. Elle sereconnaît d’ailleurs dans ce haut pays de Vaud où noushabitons. Les hautes montagnes qui nous entourent lui sontfamilières, bien qu’elle ne soit pas attirée par elles, préférantsouvent les pays plus plats.Mais elle a donné à ce chalet destracesdesonpays:lesvêtementstraditionnelsqu’elleporte,lacuisinejaponaisequenousmangeonssouvent,sescollectionsdefigurines, demarionnettes et d’automates et jusqu’aux façadesgravées de ce chalet qui, de loin, font penser à un templed’Extrême-Orient…

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certainscritiquesd’art,audemeurantbienintentionnés,peuventconcevoiretquisontenfaitsiéloignésdecequej’aimisdansmes tableaux.Jenesaisriendecequ’ilsveulentdire,mais ilssont. Il n’y a peut-être rien à en dire, seulement à regarder. Ilm’arriveainsidepassermoi-mêmedesheuresdevantmestoilesdansl’atelier.Jelesregarde,j’entredansleurmystère.Ilaguidémamain,ilm’afaitentrerdanssanuit.

À samanière, c’est une expérience comparable à celle desmystiques.LeurmontéeverslaMaisondeDieuestd’aborduneprofondenuitquiestleprixàpayerdelalumière.J’admirepourcelalespoèmesdeJeandeLaCroix,leurtraverséenocturnequiestrécompenséeparl’extase.LedonqueleurfaitDieu.

Je ne disais rien d’autre quand Rilke, toujours l’année demesquinzeans,m’offritpourNoël,depetitsvolumesreliésdeLaDivineComédie.Mamère rapporta cemot que j’eus aprèslesavoirlus:«Çam’élèveetçam’enlève.»Jevoulaisdireparlà que l’art avait ce pouvoir spirituel d’élévation et deravissementausenspropre,quel’onnepouvaitcréerquedanscesétatsdel’altitude,del’abandon,del’esprit.C’estdanscettefoiquej’aicomposélespeinturesdelachapelleduBeatenberg.DanslafouguedeDante,danssacertitude.

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bienconsidérer,jepensequemavoieaététracéedèsmon enfance.Mes parents y ont contribué par leursrelationsartistiques,par lespeintresqu’ils invitaient

chezeuxetquim’ontmispourainsidire lamainauchevalet,parlesadmirationsdemonpère,PierodellaFrancescasurtout,parladécouvertedeCézanne,sesfruits,presquerienetpourtanttout, cette grâce inouïe qui était d’une jeunesse jamais vue,jamaisencorerepérée.Cequ’ilfallaitpeindre,jelevoyaisbienautraversdeBonnardetdeCézanne,etaussidecequ’écrivaitRilke,c’étaitcemondeinvisibleetvisibletoutàlafois,celieuoù le réel et le rêveparviennent à se côtoyer et nous entraînertrès loin. C’est pourquoi je détestais par exemple GustaveMoreaudontlapeintureatantdepeineàretrouversonsouffle,oùtoutestsienflé,sidécoratifquelapeinture,jeveuxdiresonsecret, la vérité, en est par définition exclue. Aussi bien lessurréalistes dont jeme sens si étranger bienque certains aientjadis voulu m’assimiler à leur mouvement et qui n’ont pascomprisquelapeinturenepouvaittrouverplacedanscefatras.Dans cette brocante d’images où tout est si factice, si élaboréqu’il n’y a pas cette bascule que provoque la peinture et qui,soudain,atteintàlavraievie,souterraineetsecrète,etvivante,sivivante. Il y eut pour ces raisons de vrais conflits entre lessurréalistesetmoi.Lesurréeln’estpassiéloignéduréel,ilnes’agitqued’unfragilepassage(levol transparentetsi frêledema phalène par exemple après laquelle court la jeune fille,voulantéviterquel’insectenesebrûleàlalampeàpétrole),etlapeinturesedoitderetranscrirecepassage,cettebascule.Rien

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n’estplusdifficile,celasupposedesmois,peut-êtredesannéesde travail, de méditation, de scrupules et de repentirs qued'atteindreàcequ’oncroitêtreenfin juste.C’estpourquoi lesjeux surréalistes érigés en œuvres d’art, cadavres exquis etécritures automatiques ne sont pas pourmoi de l’art,mais unexercice,unamusementquin’ontrienàvoiraveclapratiquedelapeinturequi,au-delàdusavoir-fairequ’elleimplique,estuneapproche métaphysique, spirituelle, une vraie démarche depèlerin, une découverte profonde, grave au sens plénier duterme.On ne peut ainsi jouer avec la peinture.Heureusement,certains peintres que l’on rattache à la peinture surréaliste n’yappartiennentpasàmesyeux.SiDalin’estpasparvenuàs’endétacher, lui dont l’œuvre initialement était si soignée et siriche, Miró par exemple a su, lui, s’en éloigner. La légèreté,l’humouretenmêmetempsladérisiondelaconditionhumaineetsagrandeur ludiquemeplaisentbeaucoup.Miróabeaucoupinventé, ilyachez luiune innocence,une jeunesse,unevéritédel’hommeàtraverssesfiguresetsesformes,maistoutchezluine se réduit pas au« cerceau» commes’enmoquaitPicasso :son œuvre antérieure à l’abstraction mathématique étaitextrêmementtravaillée.Etj’yreconnaiscelabeurquej’estimesinécessaireàlapeintureuniverselle.

Au début de la création du Centre Georges-Pompidou, àParis, j’ai été très inquiet devant le succès public qu’ilremportait.Jemesuistoujoursméfiédesréussitesrapidesetdesmanifestations populaires où l’œuvre d’art est utilisée commeappât et prétexte, justification d’une politique, démagogiesomme toute. Jedisais alors, j’étais encore à laVillaMédicis,que ces foules de gens qui s’engouffraient dans le musée nepouvaient pas voir la peinture : aucune vraie rencontre n’étaitpossible.Àcelaonmerépondaitquecettefréquentationpouvaitavoiruncaractèreinitiatique,formateur.Jenelecroisguère.Par

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u service militaire, j’ai beaucoup lu HenriMichauxdont j’avais emporté avec moi quelques ouvrages.C’est dire la nature de mes préoccupations et mes

orientations poétiques. Les poèmes et les textes de Michauxsontdes traverséesdumiroir,Lanuit remue,LesAventuresdeM. Plume, autant de désirs de passage, autant de voyagesimaginaires. Le temps de Chassy est celui qui est commel’accomplissement dema lecture deMichaux. Il n’y avait passeulementlatentationdupaysage,desonéternité,maisaussilavolontéfiévreusedefranchirdesespaces,destemps,d’êtredanscefrôlementd’ailesd’angesquipermetd’accéderàlaréalitédesrêves.Aumouvementsecretdeschosesetdesêtres.

Cette fréquentation des rêves, je ne l’ai jamais voulue enréalité.Elles’estimposéeàmoi.Maispeut-êtrecelaest-ilvenudetrèsloin,déjàlorsquemamèreremarquaitpourl’écrireetledireàquivoulait l’entendre,cettedispositionpour l’«écart»,pour être « à côté », pour les lisières, ces bascules quipermettaientsoudain,d’unseulcoup,depasseroutre.

J’ai tenté de faire en peinture ce à quoi Michaux parexemples’essayaitdanssestextesetsesencresplustard.Jeletentais,cela,transcrirel’espacedurêve,parlamatièresurtout,lapâte, la lumière sur la pâte fine et frêle, les transparences.Rendre la toilesensiblepar l’état flottant,pourrais-jedire,despersonnages,leurdonnerunetellesouplessequ’onpourraitlescroire immatériels. Faire que la toile restitue ces vibrationssecrètes, internes auxquelles est soumise la rêveuse.Le savoir-faire, le travail du peintre dont je ne cesse de dire qu’il est

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essentiel, me sont alors indispensables pour arriver à traduirecesétats.Ilfautqu’àlafois,onsentelepassagedutempsparlamatité du gesso et le cours de la vie, le jus, qui le parcourt.Tempsetvibrationdutemps.Espacedudedans,del’au-delàdurideau,commediraitMichaux…

Il n’y a rien à interpréter de ce qui se dit, là, sur la toile.Rienàendire,audemeurant.Toutaussibienellepeutsesuffireà elle seule. Pas de codex, pas de dictionnaire. Les rêvesprolongent l’histoire vécue dans le jour. Dans l’atelier. Ilsaccèdent à la réalité de la toile et s’imposent dans leurinquiétanteétrangeté.Sanslerecoursd’unequelconqueanalyse.

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’ai toujours ressenti derrière la sage immobilité de lanature, derrière les comportements des êtres cettecomplexitésecrèteetobscurequiappelletouslesartistes

etlesfaits’enfoncerauplusprofonddesforêtsetdesgouffres.Grâceàcettearchitecturemystérieuse,l’artaconnusesvertiges.Jeunehomme,en1933,j’airéaliséseizedessinsàlaplumeetàl’encredeChinepourillustrerLesHautsdeHurleventd’EmilyBrontë à laquelle je voue une grande admiration. La passionromantiquequ’elleyfaitsouffler, l’âpretédescaractèresm’ontinspiré longuement. Je ne sais si c’est moi qui me suisreprésenté sous les traits du héros,Heathcliff,mais à regarderaujourd’hui les dessins, j’y retrouve des traces de ma révolted’autrefois,àprésentapaisée,etdecetteviolencefarouchequiétait enmoi.Onnepeint de toutemanière quede soi, de sonhistoiredesoi,inconnue,sinoniln’yarienqu’unetechniqueetqu’unehabileté.Ladouceurglorieusequejepouvaisdécelerettenter de traduire dans les paysages de Larchant ou deChamproventnedoitpasocculterl’enversdudécor,jeveuxdirel’inquiétudequinécessairementsourdderrièreeux.LestableauxdePoussindontl’ordreparfaitm’enchantenesontpasexemptésd’unteltrouble.

Oui, il dut y avoir une fascination d’Heathcliff dans cettejeunesseromantiquequej’aivécue.L’idéequel’artistenepeuts’allier aumonde totalement, qu’il y connaît un salutaire exil,que toute sa tentative d’exprimer le monde par la peinture lemèneauplusgranddesdéfis,àceluidesefondredansl’œuvrequ’ilcrée,d’êtredansl’œuvre:chairtremblanteetsoyeusedes

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u critique d’art John Russell qui me demandaitquelquesdétailsanecdotiquessurmaviepourétofferson texte de présentation en vue de l’exposition

rétrospective de mes œuvres en 1965 à la Tate Gallery deLondres,j’aienvoyéunbreftélégramme:«Commencezainsi:Balthus est un peintre dont on ne sait rien.Onpeut à présentregardersestableaux.»

Celan’étaitpasdansmonesprituneboutadeouencoreunecoquetterie.J’ai toujourspenséque laseuleparoleviablepourun peintre, la plus significative et la plus fiable à terme étaitbien sûr ses tableaux avec lesquels il a passé tant et tant detemps,dontilfutsicompliceetqui,àeuxseuls,endisentbienplusquetoutdiscours.Sijemerésousaujourd’huiàconfiercesquelquessouvenirsenformedebrèvesméditations,àlamanièrede Montaigne, ces quelques essais, ce n’est point par soucitestamentairemaisbienplutôtparcequejesenslanécessité,aucrépuscule de ma vie, de fixer certains moments de monexistence,quil’ontscandéeetaccompagnée.Maviefutunlonglabeurdontjenemeplainsguère.Aucontrairelaproximitéquej’aieueavecmapeinture,lecontinudialoguequej’aientretenuavec elle, ont remplacé toutes les gloires de ce mondeauxquelles,medit-on,certainsmefontàprésentaccéder.Maiscettereconnaissancem’estunpeuindifférenteàvraidire.Ilmesuffit pour connaître l’indicible bonheur que tout peintre doitavoir face à son tableau,de retrouver la chaudeatmosphèredemonatelier,detraverserlapetiteroutequilasépareduChalet,et poursuivre l’œuvre. C’est un travailmonastique en quelque

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sorte, une régularité comparable au déroulement obstiné desjoursetdesnuits,auretourdelaneigechaquehiver,àl’arrivéedes premiers flocons, au vert qui recouvre au printemps lesmontagnes, d’une manière si soudaine. Il n’y a pas de réelledifférenceavec le tempsde lacourdeRohan,deChamproventou deChassy.Une fidélité seulement, tenace, têtuemême, quifinit par ne plus être un choix, mais quelque chose deconsubstantielàsoi,d’essentieletdefatal.

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’aiétéunpeintrequiaimaitlire.Àprésentquemesyeuxne me permettent plus guère de jouir de ce patientdialogueavecleslivres, jedemandeàmonfidèleLiude

mefairequelquelectureoubienàlacomtesse.Latélévisionetlamusiqueont remplacépeu àpeu cette assidue fréquentationquej’avaisaveclestextes.J’aipeintsouventdesjeunesfillesentrain de lire. C’est que je voyais sûrement dans cet acte unemanière plus profonde d’entrer dans le secret de l’existence.Lireestlagrandevoied’accèsauxmythes.Green,Gracq,Char,Jouve,Michaux,Artaudfurentsouventdescheminsdepassage,etaussilesgrandstextessaintsdelaBibleetdesinitiés,Dante,Rilke,lespoètesdelaPléiade,lesgrandsChinois,lesmystiquesJean de La Croix et Thérèse d’Avila, sans oublier Carroll,LudwigTieck,lesipurpoèteromantiqueallemand,lesépopéesindiennes…Tousces texteset touscesauteursont jalonnémavie, etm’ont donné une autre dimension du temps à laquelle,trèstôt,jemesentaisconvoqué.Mesjeunesfilleslisant,Katia,FrédériqueouLesTrois Sœurs s’échappent commedans leursposesderêveuses,d’untempsfugaceetdélétère.Cequicompte,en les immobilisant dans cet acte de lire ou de rêver, c’est deprolonger le privilège d’un temps entrevu, merveilleux etmagique,parlagrâced’unedraperiesoudainouverteàuneautrelumière, sur une autre fenêtre, qui donne à voir à ceux-làseulementquisaventvoir.Le livreestalorsunecléquipermetd’ouvrir la malle mystérieuse, aux parfums de l’enfance, oncourt pour l’ouvrir comme l’enfant aux papillons ou la jeunefille à la phalène. Temps poudré d’or qui n’a pas subi

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esannéesdeChassy,1954-1961,furentparmilespluscréatricesetlesplusfarouchementsolitairesdemavie.Auprès de Frédérique, ma nièce, j’ai composé alors

quantité de dessins et de grandes toiles consacrés surtout aupaysage,à lanaturemorte,auxquels invitait tantcettedemeuredu Nivernais, qui appartenait jadis aux comtes de Choiseul.L’édifice,massifetrepliésurlui-même,avaitquelquechosedemonacal mais sa structure close n’incitait pas seulement à laretraite car mes amis nous rejoignaient, Pierre Matisse, safemme,Giacomettiettantd’autresoùnouscommuniionsdanslemêmedésirdebeautéetdeconnaissance.Quelquechoseenmoine s’est jamais départi d’une profonde aspiration religieuse etlesgrandspaysagescommeceuxauxquelsappellentleMorvan,ces immensités vallonnées où alternent champs et forêts, nefurent pas étrangers à mon choix. Je quittais Paris pour cesraisons-là. J’y avais comme épuisé, malgré ma solitude, lesrythmes et lesmouvements de la ville, et je trouvais àChassy,dans cette ferme si terrienne, si près des choses essentielles,danscequ’elleavaitdedélabrémaisd’infinimentgrand,danscequ’elle produisait comme échos de certitude et de véritéprofonde, j’y trouvais, oui, une force où de nouveau puisermatièreàfaireavancermesrecherches.

J’aienviépourcelalarégularitédoucedelaviemonastique,etcetterègledevied’oùl’onpeuttirer,commedel’eauvive,laprofonde musique du silence. J’ai souvent imaginé que majeunessequis’estnourrieauterreaudel’exil,nonseulementdûauxaléasdel’Histoiremaisaussiàlaséparationdemesparents,

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avaitinduitleschoixdemeslieux,ouverts,commedisaitRilke,à«l’Ouvert».

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ette prémonition de « l’Ouvert » vers laquelle Rilkem’avait donc conduit ne pouvait se délier cependantde cette intuition de la mort, de la dégradation des

choses, de l’érosion lente et décisive de la spiritualité. Leslonguesannéesdelabeurquivirentmeseffortsrécompensésparmapremière exposition àParis à laGaleriePierreMatisse, en1934, étaient déjà habitées par le soupçon de la désagrégationdumonde.Laguerrevintmaisnous l’avionsdepuis longtempsdéjàvuevenir,avecsonspectredemalheursetdedésastres.Desortequec’estdansunecertaineacceptationdumalheur,commedisaitPierreJeanJouve,quejefusmobilisédèsle2septembre,et que je partis au front. Quelque chose était en train des’acheverquim’apprenaitencorel’exiletlasolitude.Jerevins,cependantdelaguerre,j’avaiséchappédejustesseàlamort,etje vécus mon séjour en Savoie comme une délivrance, unerenaissance.

L’été40.Jemesouviensdecettefièvrequim’agitait,deceviolent désir de peindre. La peinture comme seule issue à ladestruction,seulemontagnequigarantissaitleBeau,pouvaitlepréserver.Seuleparolevraimentpossible.Parism’étaitdevenueune ville étrangère. Comment accepter l’intrusion obscène desoccupants, la souffrance des occupés, les reniements, ladissolutionde touteuneculturedont j’avaiséténourri ? Ilmefallait l’air des montagnes, la Savoie, puis la Suisse. Il mesemblaitquedansceslieux,lapenséepouvaits’yrenouveler,yrenaître,inventer.

Maisj’apprenaisencorequel’œuvrenepouvaitseconcevoir

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etravailquej’aiaccomplidepuistantettantd’années,cesheuresdelabeuràobserverlanature,àchercherenellelesecretetleliendetouteschoses,àladifférence

dessurréalistesquiavaientune foi illimitéeetabsurdedans lerêve,ceslonguesjournéesd’atelierquisontpeupléesàlafoisdesolitudeetd’infinieprésence,jelesdoisàunemanièredevoiretdepenserquirelèveduféodalismeetdelaplusexigeantedesaristocraties, celle qui ne veut retenir que les devoirs. J’aitoujoursaimévivredansdehautslieuxnonpasparvanitémaisparcequeceslieuxétaientprochesdemoi,demonartdevivre.Qu’importaitledélabrementmagnifiquedeChassypourvuqu’ilme reliât aux choses les plus exigeantes, les plus élevées ! LagrandeuraltièredeMontecalvelloconservemalgré lesoutragesdu temps unmaintien, une allure qui sont lamarque de cettearistocratie à quoi je voudrais qu’aspire notre époque. J’aimecetteépoqueféodaleaussibiendanslavieilleEuropequedansla Chine ancienne car les valeurs de foi, de respect dans lanature, de fidélité aux dons initiaux prévalent sur toute autrechose. Le christianisme pour cela est une religion sublime carelle porte l’homme aux plus hautes vertus, à des valeurs aussinégligéesquelacompassion,lagentillesseausensdesaintJean,la simplicité.C’estune religionqui faitdes saints. Jemesenspourcesraisonstrèsféodal.Cettedispositiond’espritm’obligeà être attentif aux autres, à des devoirs de protection que j’aitoujoursprivilégiés.Jesuisainsitrèsfierd’avoirreçulagrandecroixdel’ordredesanMaurizioetLazzarodesmainsduprincede Savoie. J’ai même fait encadrer cette décoration dans ma

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bibliothèque.Je porte quelquefois le kimono en mémoire des traditions

dont la comtesse Setsuko est l’héritière. C’est moi qui lui aidemandédeporterleplussouventpossiblelekimono.DansleJaponmillénaire, il était une force, une armure, une façon deperpétuerl’Histoire,d’enêtreledépôt.

Est-ce en raison de cet attachement profond que j’éprouvepour la tradition que je ne reconnais pas les acquis de laRévolution française comme une avancée et un progrès réel ?Les événements de 1789 ont contribué à délabrer l’état dumonde, ils ont provoqué l’avènement du règne abhorré del’argent et de la bourgeoisie auxvaleurs petites et gagne-petit.LesMédicis,lesroisvoyaienthautetgrand,etsijenepartagepas leur conception autoritaire de régner, il faut bien admettrequ’ils ont su susciter la beauté, préserver les arts. Il a fallu àpeinequelquesannéespourquelestympansdescathédrales,lesfaçadesdesdemeuresroyales,lesstatuesreligieusesadmirablesqueleMoyenÂgeavaitfaitsurgir,soientdétruitsoudétériorés.J’aitrouvélaVillaMédicisdansunétatdemisèreàpleurer.Lescrépis,lesaménagementsbourgeoisavaienttoutsaccagé.

Lemonded’aujourd’huivitsurcesacquisrévolutionnaires.Lasociétédésacraliséen’aoubliélapierrequepourluipréférerle béton et le plastique, c’est-à-dire la matièreindestructiblementlaideetl’éphémèredomestique…

Tragédiedel’homme…

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uandj’airencontréSetsukoIdeta,elleétaitunejeunefille très attentive aux évolutions de la sociétémoderne. Quoique issue d’une antique famille où

s’étaient illustrés pour leur bravoure et leur noblesse desancêtres samouraïs, elle avait des opinions très avancées surl’éducation des enfants, sur la place des jeunes filles dans lemonde, sur l’émancipation des femmes, etc. Elle portait alorsdes vêtements modernes, et très rarement le kimono. Lafréquentationde la civilisation japonaisem’a incité à leportermoi-mêmeetà luidemanderdeleporter tout le temps.Iln’estpasrarequenousévoluionstouslesdeuxàRossinièrevêtusdenos amples soieries. Le kimono me relie au monde qui aenchantémajeunesse,àl’universaltierdelapeinture,àl’unitéque porte en lui dans sa ritualité même ce vêtement. Il s’agitcomme le dit l’admirable Shitao, l’auteur des Propos sur lapeinture du moine Citrouille-amère, de « se dépouiller de lavulgarité».Ilyacommeuneascèseàporterlekimono,unvraitravaild’épureetdesimplicitéquiatteintàlavéritédelanature.Levêtementtraditionneln’estplusparuregratuite,vaniteuseoutravestissement de soi, mensonge autant dire oumasque,maisbienplutôtfilconducteurdel’espritdesAnciens.Cen’estpaslà vaine nostalgie du passé ou pire encore excentricité, maismesureetaccord. Ilya, je l’aidéjàdit,uneconcordanceentreles mondes, les lieux, les paysages ou les êtres. La Chine, leJaponsonticiaussiàRossinièreouàMontecalvello.Jevoislesmêmes ridesdans les rochersqui soutiennentMontecalvelloetlesflancsdemeschèresAlpes.LejardinduGrandChalet,avec

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tableauxparcequ’ilyretrouvaitlamêmequête,lamêmedualité.Jemesuissentieneffettantdefoisbaudelairien,àcausedesondandysme,decettearistocratieducœur,decettefiertésolitairequim’habitait alors, cour deRohan, de cettemanière que j’aitoujours eue de frôler des mondes en marge, de les laisserapparaître quelquefois même à mon insu comme par exempledans ce dernier tableau auquel jem’attelle depuis desmois etque peut-être je ne finirai pas… D’où vient cette jeune filleabandonnée sur sondivan ?Pourquoi cetteguitare à son côté,posée contre le divan ? Que regarde le chien à travers lesfenêtres ? Vers où mène le sentier sinueux comme le lacisd’argent qui court au pied de Montecalvello ? Ce sont deschoses qui m’échappent et qu’aucun analyste ne pourraitvraiment éclairer. Jouve aimait cette impossible élucidation,cette oscillation constante entre la rédemption et le malheurd’être homme. Jouve l’a très bien raconté, ce projet que nousmenions, nous autres poètes et peintres de cette époque, dumoins certains, comme Derain, Miró, Tápies par exemple.«Nous sommes,disait-il, desmassesd’inconscient légèrementélucidéesàlasurfaceparlalumièredusoleil…»Etcesmassesréverbèrent, rajoutait-il, des vibrations, des tensions que letableau ou le poème capte et inscrit sur la toile ou le papier.Étrangealchimiequisepratiquesansinterventiondurationnel.De Jouve, j’ai appris cela, que l’art que nous entendionsconduire se déroulait forcément dans des territoires inconnusqueseull’imaginairecontrôlait.

C’étaient des soirées épiques qu’il organisait. Poètes etartistes de tout genre se réunissaient autour de lui et de safemme. Il y avait une certaine raideur dans ses réunions, peut-êtreuneexigencedesoiquil’empêchaitd’êtretotalementlibéré,etpuisuneatmosphèred’oraclequiexaspéraitcertains,Artaudentreautres.J’yairencontrébeaucoupd’artistes,Saint-Exupéry

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parexemple,AlbertCamus…Tousdesécrivainsdel’âme, trèsspiritualisés. C’est que Jouve savait nourrir ses invités. Mespropres exigences spirituelles trouvaient làdequoi s’alimenteretsefortifier.

J’évoqueàl’instantSaint-Exupéryquim’aécritpeut-êtresadernière carte postale. Elle est datée de la veille de sadisparition, le 31 juillet 1944. Quand j’ai appris sa probablemort,j’aipenséàcegrandgaillardquivenaitchezJouveavecsafemme, la pétulante Consuelo, qui avait une volubilitéextraordinaireetdontleroucoulementoriginaired’AmériqueduSud enchantait tous les invités. Elle racontait des histoiresabracadabrantes mais nous y croyions tous tant elle semblaitparleravecconviction.Jereçusplusieursmoisaprèscettecartequipendantlongtempsfutépingléesurundesmursfaceàmonbureau de travail et puis un jour celle-ci a disparu. Sûrementdansundéménagement. J’y tenaisbeaucoupparcequ’elleétaitcommeundesderniersmessagesd’amitiédeSaint-Exupéry.

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’aiaimépourdesraisonsquejeveuxcroiremystérieusesma première femme, Antoinette de Watteville. Est-ceparcequenotrepremièrerencontrenes’estpaspasséede

manièreordinairequenotreamouraétémarquéd’unsceaufataletunique?J’aiconnuAntoinettelorsqu’elleavaitquatreansàpeine.Jel’aiépouséeen1937.J’avaisvingt-neufans.C’estunefemmequim’ainspirédetrèsbelleslettresd’amourquemesfilsontdécidérécemmentdepublierparcequ’ilsonttrouvéquej’yrévélaisuncertaintalentd’écrituremoiquin’aijamaisfaitquepeindre et crois ne pas pouvoir aligner unmot devant l’autre,comme simon uniquemoyen d’expression était bel et bien lapeinture. Je leur fais toutefois confiance, peut-être aussi parcequel’amourpassionnéque j’aiportéàAntoinettea transcendémespiètresqualitésd’écrire.Quesais-je?

J’aipeintàplusieursreprisesAntoinettedeWatteville :onla retrouve surtout dans un de mes tableaux favoris, LaMontagne, que j’ai peint en 1937, l’année demonmariage etdansLaChemiseblanche en1937aussi.Antoinetteyapparaîtdans sa radieuse et farouche beauté, particulièrement dans latensionducorpsque j’ai voulu luidonner et à laquelle je l’aiobligée. C’était alors une jeune femme sauvage que l’asthmefatiguait beaucoup, mais qui avait une force intérieureexceptionnelle,ellesavaitexercerunmagnétismeincomparableet elle avait surmoi un ascendant presquemagique.Elle avaitune sorte d’autorité sans égale par rapport à mes doutes, mesangoisses et ce souci constant que j’avais, en peinture, desremords,de reprendre sans cesse le travail. Jedois tenird’elle

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a force de Delacroix que j’admire tant vient de sacapacité à saisir les reflets des choses, à capturer lesmystèresdelachair,desregards,destempsimmobiles.

L’orientalisme dont on l’a gratifié est exempt de toutpittoresque, de toute bimbeloterie exotique à l’instar dePierreLoti. Ses tableaux d’Afrique du Nord ne sont pas pour cetteraisondes représentationsessentiellementorientales,maisbienau contraire et surtout des reflets d’un ailleurs. Son Journaltentededirecela,etc’estparlàqu’ilestunpeintresimoderne.Baudelaireavaitbiencompris laportéedecetteesthétiquequeDelacroixexprimedansleJournal.Iln’estpasnécessairepources raisons de peindre sur le terrain puisque c’est l’âme deschosesqu’ils’agitderépercutersur la toile.Onnedira jamaisassezcettenouvelleapprochedelapeinturequil’aouverteauxpeintresduXXesiècle.Saisircetuniverseldeschoses,desêtresetdumonde.VoilàleprojetqueDelacroixvoulaitréaliser.

Mafréquentationassiduedespeintresprimitifsitaliens,mesvisitesrégulièresauLouvreautrefoism’ontimprimédesimagestrès fortesquiont comme rejoint le creuset immémorial demapensée. Mon travail n’a cessé d’y puiser pour retrouverautrement des paysages, des attitudes, des visages. C’est ainsique telle courtisane de Bellini (au miroir de surcroît !), tellegravuredeLauwet,ouLaPaixdeLorenzetticommeL’AutomnedePoussin retrouventvie autrement, dansLesBeauxJours oudansLeChataumiroirouencoredansLeCerisier…Toutestdans tout comme par un formidable courant de flux et decirculationssecrètes.Faut-ilencore,àladifférencedespeintres

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contemporains savoir et posséder un minimum de culture enhistoire de l’art pour cela. La peinture sans mémoire n’existepas. Ou alors elle fait fi d’un passé qui me paraît, à moi,nourricier et fécond.Quandoncopie telmaître,onest commefrappé de sa pauvreté. Il me fallut des années de travail pourretrouver lamatitédecraiedes toilesdeMasacciooudePierodellaFrancesca!Picasso,quiétaitdemescontemporainsleseulquipûtàmesyeuxbriguerletitredegrandpeintre,savaitcetteignorance de soi et avait de l’humilité devant le génie deDelacroix.Commemoi,ilselamentaitenlecopiant:parlantdelui-mêmeà la troisièmepersonne, ilgeignait etdisait :«Quelmalheur!Picassonesaitrien…»

Savoir, c’est donc en savoir toujours plus. Aller toujoursplus loin.Et dansune infiniepatience, silencieuse, avoir cettevolontéderetenirlestraces…

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l faut revenir sur son passé, mais légèrement, comme lavenuedespremièresfeuillesduprintempslaisseunesortedetullevertsurlesbranchesqu’oncroyaitmortes.Jen’ai

retenu de cette longue existence que des signes, d’amitié, debonté, de joie devant tel ou tel de mes amis ou tel ou telspectacle qui m’a ému. J’ai eu cette grande chance d’avoirrencontré toutcequiétaitalors lecentredumonde. J’aigardédes souvenirs éblouis de certains artistes que j’ai croisés etfréquentés quoique mes goûts m’aient toujours porté à unecertainesolitude.Ainsi jemesouviensd’AlbertCamuscommed’unêtreextrêmementgentilet je l’ai toujoursperçuangoissé,tiraillé mais sa bonhomie, son large sourire faisaient oubliercettepartsombredelui-même.Àlaveilledesonaccident,ilm’aenvoyéundeseslivres–jecroisqu’ils’agissaitdeLaChute–,etill’adédicacédefaçonpresqueprémonitoire:«Àtoiquifaisdesprintemps,jet’envoiemonhiver.»Cettelumièresombreeneffet qui émanait de son regard, sa mélancolie soudaine, sesaccèsd’angoissequej’avaisbienremarquéslorsdenotretravailcommun pour L’État de siège, en 1948, n’avaient faitqu’empireraucoursdesannées.Onlesentaitcommedévoréparla vie, par quelque chose qu’il ne parvenait pas à maîtriserréellement et qui l’angoissait beaucoup. J’ai gardé une forteimpression de ce travail.C’est grâce à cette pièce dont j’avaisexécutélesdécorsetlescostumes,quej’aifaitlaconnaissancede Paul Éluard, de Jean-Louis Barrault, d'André Malraux.C’étaient des moments très intenses qu’Albert Camus savaitrecueilliretrassembler.Ilavaitl’énergied’ungranddirecteurde

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npeintreexerce toujourscetteacuitéde lavision. Ils’agitd’allerplusloinquecequedonneàvoirleréel,maisce«plusloin»estdéjàdansleréel.Ilfautavoir

ce regard aiguisé.De sorte qu’on ne cesse jamais de regarder,d’êtredanscettevigilance-làdelavue.Ilimportepeud’ailleursd’avoircommemoiàprésentunevuediminuée,cequicomptec’estcettetensionduregardintérieur.Cettemanièredepénétrerles choses, avoir aussi la certitudequ’elles sont vivantes, dansuneplénituded’âmeinimaginable.C’estpourquoijepensequela peinture est une aventure essentiellement religieuse. QueMondrianparexempleaitdélaissé lespaysagesetcetartqu’ilavait, admirable, de peindre les arbres pour leur préférer sespetits carrés de toutes les couleurs est ahurissant.L’intellectualisme, la conceptualisation du monde ont fini pardessécher la peinture et la rapprocher ainsi de la technologie.Voyez les errances des cubistes et les peintures optiques deVasarelyparexemple…

Savoircapterlafragilitédespétalesetl’alanguissementdeschats etdes jeunes filles supposeunepatience infinie,quin’arienàvoiravec lahâtede laviemoderne.L’habitude fâcheused’avoir prétendument lemonde à sa portée immédiate dès lorsqu’onallumeunpostedetélévisionasansdoutetrahilesêtresetleschoses.Jemepromènequelquefoisencalèched’autrefoisdanslesvalléesdemoncanton.Lamarchelentedeschevauxmedonne le temps de voir, d’être dans ma dimension d’homme.Commentaccompliret saisir cettegrâcedu«presqueatteint»dans le mouvement et la rumeur ? Il ne s’agit pas de faire le

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procès de la vie moderne. Mais d’être fidèle plutôt auxhéritages. La vocation magnifique du peintre, son destin fatalpourrait-ondire,estd’êtreenaccordaveclamélodiedumonde.Ilfautsentirlefrémissementdeschoses,auclimatdeslumières,biaisées, rasantesqui traduisent l’histoiredu temps,auxdiversplans qui se relient entre eux.C’est un travail essentiellementreligieux, dont l’issue est l’exultation de ce monde, vaste etdivin.

J’aidéjàditquejepriaisavantdememettredevantlatoile,avantdecommencer lemoindrecoupdepinceau.LaViergedeCzestochowaqui est apparue dans ce pays dePolognequi estceluidemesancêtres,meveilleavecdouceur.SonMagnificat,chanté au moment de l’apparition de l’ange est un des plusgrandshymnesd’abandonau religieux,undesplus féconds etdespluscréatifs :«exaltemonesprit enDieumonsauveur»,chanteMarie…Lapeinturedoitêtresemblableàcettescènedel’Apparition. Faire surgir le cœur du monde, son enfance, sajeunesse.Salumière.

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l y a pour capter cette lumière et ses mouvements leprivilègedesfenêtres.Sinotrechaletenpossède,dit-on,plus de cent dix (mais je n’ai jamais réellement compté

préférantenresteràlalégende),j’enaipeintdenombreusesquitémoignent de l’émerveillement du monde que j’éprouvetoujoursenregardantlespaysagesquisesontoffertsàmavue:Chassy, Champrovent, la cour de Rohan. Pas Rossinièremaiscelaestunfaitàpartquejenem’expliquepastrop.Peut-êtrel’immensitéouvertedupaysd’EnHautsesuffit-elleàelle-mêmeetn’apasbesoind’êtreretrouvéesurlatoile.Jel’ignore.Doncmesjeunesfillesdevantlesfenêtres,mesfruitssurlereborddesfenêtres, les montagnes qui scandent le paysage provoquentl’illimitédumonde,etl’OuvertdontparlaitRilke,l’Ouvertsurl’univers. Vaste chantier que le peintre a devant lui et dont ildoitretrouverl’origine,lecentre.Mespaysagessortistoutdroitde l’embrasure des fenêtres envahissent la toile pour les fairerejoindre le « soi », le très lointain, le très profond. J’ai tentétoujours de peindre ce retour obscur etmystérieux des chosesvers leur centre, leurvertigineux centre.Si je nem’étais atteléqu’àlabeautédupaysageoffert,j’auraisrejointlepirepiègedufiguratif,lepittoresqueoul’exotisme.Maislaquêteestailleurs,elleprocèdedel’âmeetyretourne.Ilestimpossibled’expliquerpardesmots ce lent travail d’alchimiequidoit transformerunpaysage en son envers, en son trou secret. Impossibled’expliquer ces mouvements du désir qui ramènent au lieuinitial,mythique, et donc forcément opaque, ténébreux auqueltoutefois on aspire. Peindre ainsi, c’est tenter d’atteindre à la

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profondeurdumonde.Lestechniquesquej’aisouventutilisées,tiréesdespeintresprimitifsitaliens(effetsdechaux,decraie,decire), veulent trahir ce parcours vers la profondeur, vers unemémoire immémoriale. Aller vers l’Ouvert, s’en rapprocher,l’atteindrequelquefois,ensaisirl’instantdesursis,etreveniraupassagedutemps.

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ien de mieux pour produire ce passage que lestechniqueslespluséprouvéesparmesfidèlesItaliens.J’ai voulu traduire en peinture un certain état

d’apesanteur,desuspens,cequej’appelaisàl’instantlesursis.Lafleurd’orquitraversecommeunflambeaulesalonoùdortlajeunefilleetqueporteàlamanièredesanciennesvestales,uneautre femmeplus diaphane, dansRêve II, peint en 1956, cettefleur est typique de la méthode intérieure que j’ai toujoursappliquée. Il s’agit de révéler l’instant fugitif, le passageoniriquedes choses secrètes, un certain tempsdu recul où ceschosesportentd’autressens,quelepeintred’ailleursnecherchepasàdébrouiller,maisqu’ilmontrecependant.

Commentyparvenir?Commenttrahircetinstant,lemontrerdans sonépaisseur,dans son jus,dans sa forceopaque si l’onpeutdire?J’admiretoujourslamatitélourdeetlégèretoutàlafois des primitifs italiens.Cet art qu’ils avaient de rendre unetransparence sans brillance, une opacité pourtant lumineuse.J’use de termes paradoxaux parce qu’il est si difficiled’expliquer cela, cette obsession de « la couleur qui n’existepas », comme dirait EdgarAllan Poe et qui pourrait bien êtrecelle du temps. Ou celle d’un temps enfoui et qui, sous sessédiments, vivrait encore, comme dans les contes de fées,lorsque s’éveille, toute endolorie d’un si long sommeil, laprincessederêve.

L’art de la fresque chez Giotto ou Masaccio par exemplepossède bien cette capacité de dire à la fois la lourdeur et lalégèreté, la fluidité et l’engourdissement, un certain état de

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ecroisqu’auboutdesexistenceshumaines,onatteintàquelque chose de nu et d’essentiel, à une forme desimplicitéquisepassedetouteslesquestionstorturantes

et intellectuelles.Le romantismeet lesaffresqu’il suscitesontlepropredelajeunesse,toutserésoutetsesimplifieavecl’âge,tout se rassemble comme dans les idéogrammes des caractèreschinois. Un jour désormais appelle un autre jour, qu’il fautdonner à la peinture, à la poursuite du travail jusqu’à ce queDieuaitenfinledésirdevousrappeleràlui.C’estaussisimplequecela.Dieupourvoitpourvous. Ilnefautpassesoucierdulendemain.ContinueràgoûterladouceurdusoirquitombesurRossinière, entendre le petit sifflement du Mob qui serpentedans la montagne et boire à la source deMozart. Les chosesavec le temps perdent de leur âpreté, de leurs aspérités. Ellessontvuesautrement,etquelquefois s’effacentdenotrevue.Lerétrécissementdutemps,lepeuqu’ilprometestàprendredanssaplénitude,onlesaitétroit,cetempsetenmêmetempsilestvaste et infini.C’est tout le paradoxe de l’existence. Peut-êtrecetinfiniqu’onentrevoitdavantageest-ildéjàlaprémonitiondel’infini de Dieu, l’autre notion du temps que forcément ilinaugure. À présent, malgré les vicissitudes de l’âge, et sescontraintes,beaucoupdechosessontdevenuessubalternespourlaisserplaceàl’essentiel.C’estunappauvrissementsublimequidécante en quelque sorte les scories de l’existence humaine etles aléas de notre condition. Il faudrait mourir dans cettedouceur-là de la rencontre promise par Dieu, dans cettesplendeur que la peinture, je n’en doute pas, a toujours voulu

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préparer. Car peindre, c’est s’approcher. D’une lumière. De laLumière.

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’aiaiméPicassopources raisonsde lumièreparcequ’ilavait su être, dansun labeur constant, exigeant quoiquemené de manière différente du mien, ce que j’avais

appelé, dans une lettre à lui écrite, « le Grand Fleuve de feunourricier et exterminateur », celui qui avait su raviner lapeinture, lui apporter les flux de vie et de sève dont elle avaitbesoin quand elle allait se perdre et semourir dans la grandedilution de l’intellectualisme et de l’abstraction vaine. Nousétions très proches l’un de l’autre en réalité même si nousn’avionspas l’habitudedenousvoir fréquemment. J’aimais enluisaquêteobstinée,rageuse,fébrileeticonoclaste.Ilaimaitenmoi sûrement ce que j’incarnais à ses yeux :ma patience,masolitude,mon silence et cette façon d’avancer, trop lente pourlui. Quand il acheta Les Enfants, en 1941, je saisissais bienalors pourquoi son choix s’était porté sur cette toileprécisément : elle exprimait une mélancolie, une suspensiond’un temps dont il avait gardé la profonde nostalgie, et cettecertitudequ’aufonddecettetoile,ilpressentaitquelquechosedelamortetdel’enfance,secrètementliéesàsesyeux,quelquechose de la disparition et qui faisaient partie de cette histoirecommune que nous partagions dans notre œuvre. Car Picasson’ajamaispeintdanssafureurqueceprofondvertigedutemps,unemanière inlassableet solairededétruirepouratteindre,debrûlerpoursurmonter,deprovoquerpourretrouver.Nousétionssur lemême fil, sur lamême voie, sauf que nous l’explorionsdifféremment.Picassofutfrèrepourcela.Jemesouviensd’unesoirée passée avec Laurence Bataille à l’époque où il avait

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Luxembourg,jardinsdu74

M

Maroc77,79Marrakech78Montecalvello25,32,33,39,56,57,60,92,96,132,135,199,204,222,254,259,260,295,306,314

Morvan65,131,135,177Muséed’Artmoderne104

N

NationalGallery89NewYork104Niederhorn163,165

O

Œx,châteaud'57,81Osaka93

P

Padoue164,239Paris25,61,73,115,124,135,163,173,177,179,180,181,189,211,263,281,282,306,311

Pologne270,305Pompéi137

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R

Reims253Rodez264Rohan,courde72,103,131,153,158,222,240,279,287,306,311

Rohan,hôtelde72,103,131,153,158,222,240,279,287,306,311

Rome19,22,37,56,59,65,81,82,85,144,145,163,181,197,212,255,257,310

Rossinière(voirGrandChalet)9,12,15,17,18,25,28,29,37,48,54,55,56,57,59,66,74,79,81,82,83,92,95,143,144,203,204,238,243,252,257,260,261,287,295,305,306,307

S

Sainte-Marie-Majeure,église149Sainte-Victoire,la151Saint-Germain-des-Prés72Saint-Germain-en-Laye173SaintJeanBaptiste86SaintJeand’Assise86SantaCroce,place162Sarine180Sarre53,97Savoie97,179,180,200Sienne162,239Sixtine,chapelle120Song,époque95,96,98,128,165,254,295Song,peinturedesMontagnesdesSong

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duSud95,96,98,128,165,254,295Suisse54,127,163,180

T

TateGallery157Thoronet281Thoune,lacde24,127,163Tibre,valléedu57Toscane61,86

V

Val-Mont,sanatorium265Vaud,paysde94,98,129,163VillaMédicis19,25,37,55,59,65,93,115,145,146,149,153,181,197,201,212,251,255,259,275

Viterbois32,98

Z

Zakopane81

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