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ÉTABLISSEMENT RECONNU D’UTILITÉ PUBLIQUE (décret du 17 octobre 1990) PLACÉ SOUS LE HAUT PATRONAGE DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE 30 boulevard des invalides 75007 paris Tél.:0147058150 FAX:0147058950 Site internet www.fmd.asso.fr 1 10 Dossier : Le train d’Angoulême : premier convoi de déportés parti de France 9 On a marché sur la lune : un anniversaire au goût amer La déportation, objet fictionnel : 4 nouveaux romans 13 Le nazisme et l’art Sommaire Trimestriel N° 62 septembre 2009 3 MÉMOIRE VIVANTE Bulletin de la Fondation pour la mémoire de la Déportation MÉMOIRE VIVANTE N° 62/1 Le train d’Angoulême: PREMIER CONVOI DE DÉPORTÉS parti de France L Le 20 août 1940, un train transportant environ 900 réfugiés espagnols (hommes, femmes et enfants) quitte la gare d’Angoulême dans l’après-midi pour le Reich. Après quatre jours de voyage, il atteint la gare de Mauthausen en Autriche. Là, seuls les hommes, y compris très jeunes, sont débarqués des wagons et immatriculés. Puis le train repart et, après maints détours, rejoint l’Espagne le 1 er septembre 1940. Ce transport organisé moins de deux mois après la signature de l'armistice est le premier à quitter la France, et plus largement l’Europe occidentale, pour un camp de concentration nazi. Son histoire est demeurée longtemps méconnue, tant en France qu’en Espagne. Il a fallu attendre le 19 janvier 2008 pour qu’une stèle à la mémoire des Espagnols de ce convoi soit réalisée et inaugurée. (voir photo p. 8). Des républicains espagnols réfugiés en pays charentais Fin janvier et début février 1939, un afflux massif de réfugiés espagnols franchit la frontière franco-espa- gnole pour échapper aux troupes franquistes.C'est la Retirada. Les autorités françaises, qui n’ont su ou voulu rien prévoir de tel, improvisent dans l’urgence. Les réfugiés sont d’abord regroupés dans des camps proches de la frontière espagnole (Argelès-sur-Mer, Saint-Cyprien, Le Boulou…), puis femmes, enfants et une partie des vieillards et des blessés sont ache- minés vers l’intérieur du pays. C’est ainsi qu’un pre- mier convoi arrive en Charente le 31 janvier, suivi de trois autres jusqu'au 12 février. Le 13 février 1939, le département compte 4 211 réfugiés espagnols. Ils sont répartis en divers lieux à Angoulême (centre Fourcheraud place de la Gendarmerie, garage Vallet rue Fougerat, impasse d’Austerlitz dans d’anciens locaux de l’entreprise Durand) ou dispersés dans les Transport de républicains espagnols parti d’Angoulême le 2 août 1940 et arrivé à Mauthausen le 24 août 1940. (Extrait des listes mémoriales) © FMD

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ÉTABLISSEMENTRECONNUD’UTILITÉPUBLIQUE(décret du

17 octobre 1990)PLACÉ SOUS

LE HAUT PATRONAGEDU PRÉSIDENT

DE LA RÉPUBLIQUE30 boulevard desinvalides 75007 parisTél. : 01 47 05 81 50FAX : 01 47 05 89 50

Site internet

www.fmd.asso.fr

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10

Dossier : Le traind’Angoulême :premier convoide déportés partide France

9

On a marchésur la lune :un anniversaireau goût amer

La déportation,objet fictionnel :4 nouveauxromans

13

Le nazismeet l’art

Sommaire

Trimestriel N° 62 septembre 2009 3 €

MÉMOIRE VIVANTEBulletin dela Fondationpour la

mémoire dela Déportation

MÉMOIRE VIVANTE N° 62/1

Le train d’Angoulême:PREMIER CONVOIDE DÉPORTÉSparti de France

LLe 20 août 1940, un train transportant environ 900réfugiés espagnols (hommes, femmes et enfants)quitte la gare d’Angoulême dans l’après-midi pourle Reich. Après quatre jours de voyage, il atteint lagare de Mauthausen en Autriche. Là, seuls leshommes, y compris très jeunes, sont débarqués deswagons et immatriculés.Puis le train repart et, aprèsmaints détours, rejoint l’Espagne le 1er septembre1940.Ce transport organisé moins de deux mois après lasignature de l'armistice est le premier à quitter laFrance, et plus largement l’Europe occidentale,pour un camp de concentration nazi. Son histoireest demeurée longtemps méconnue, tant en Francequ’en Espagne. Il a fallu attendre le 19 janvier 2008pour qu’une stèle à la mémoire des Espagnols de ceconvoi soit réalisée et inaugurée. (voir photo p. 8).

Des républicains espagnols réfugiés

en pays charentais

Fin janvier et début février 1939, un afflux massif deréfugiés espagnols franchit la frontière franco-espa-gnole pour échapper aux troupes franquistes.C'est laRetirada. Les autorités françaises, qui n’ont su ouvoulu rien prévoir de tel, improvisent dans l’urgence.Les réfugiés sont d’abord regroupés dans des campsproches de la frontière espagnole (Argelès-sur-Mer,Saint-Cyprien, Le Boulou…), puis femmes, enfantset une partie des vieillards et des blessés sont ache-minés vers l’intérieur du pays. C’est ainsi qu’un pre-mier convoi arrive en Charente le 31 janvier, suivi detrois autres jusqu'au 12 février. Le 13 février 1939, ledépartement compte 4 211 réfugiés espagnols. Ilssont répartis en divers lieux à Angoulême (centreFourcheraud place de la Gendarmerie, garage Valletrue Fougerat, impasse d’Austerlitz dans d’ancienslocaux de l’entreprise Durand) ou dispersés dans les

Transport de républicains espagnols parti d’Angoulême le 2 août 1940 et arrivé à Mauthausen le24 août 1940. (Extrait des listes mémoriales)

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2/MEMOIRE VIVANTE N°62

environs, en particulier à Cognac. En raison du sur-peuplement, il faut rapidement trouver de nouveauxlieux d’hébergement. En quelques jours, les ouvriersde la fonderie de Ruelle située au nord-estd’Angoulême réaménagent l’ancien camp de laCombe aux Loups, datant de la Première Guerremondiale, qui accueille bientôt près de 2000 réfugiés.Toutefois la Fonderie de Ruelle souhaite récupérerson terrain et un nouveau camp est aménagé à partirde juillet 1939 à la sortie d'Angoulême, sur la routede Bordeaux. Le 1er septembre, les 1 800 Espagnolsde Ruelle sont transférés au camp des Alliers. Ceuxqui avaient été dispersés aux alentoursd’Angoulême,notamment hébergés chez les particu-liers arrivent peu après. Les Alliers deviennent leprincipal centre de regroupement des réfugiés espa-gnols de Charente. Le camp dont il ne subsiste plusde traces aujourd'hui, comporte 8 baraques pour lelogement, une baraque de bureaux, une pour les cui-sines et une pour l’infirmerie. Il couvre un peu moinsd’1,4 hectare et est placé sous la responsabilité del’inspecteur de police Aristide Soulier, surnommé leCommissaire par les Espagnols.Les réfugiés peuventencore entrer et sortir librement du camp, notam-ment pour aller travailler. Puis par suite de rapatrie-ments plus ou moins contraints et de divers mouve-ments, le camp compte un peu moins de 800 réfugiésdébut avril 1940.Lors de la débâcle de juin 1940, beaucoupd’Espagnols se retrouvent sur les routes aux côtésdes Français pour échapper à l’offensive allemande :des civils, mais aussi des hommes enrôlés dans l’ar-mée française, en particulier dans les Compagnies deTravailleurs Étrangers (CTE), dont les unités sontdésorganisées. Un certain nombre convergent versAngoulême où la rumeur signale l’existence d’uncamp d’accueil pour Espagnols et où les blessésseraient soignés. David Espinos, affecté à une CTEqui travaille successivement à la construction deroutes dans les Alpes, puis au déchargement debateaux de coton dans les ports de La Rochelle et de

Rochefort rapporte : « Au début du mois de

juin 1940, les soldats français qui nous surveillaient au

travail, nous ont dit que les troupes allemandes enva-

hissaient la France, et nous ont conseillé de partir où

l’on voudrait. Comme j’avais de la famille à

Angoulême, j’ai rejoint cette ville. J’ai retrouvé ma

famille au camp des Alliers situé à proximité de cette

ville ». L’effectif du camp se trouve bientôt porté àprès de 1 500 réfugiés à la fin du mois de juillet.

Les débuts de l'occupation allemande

et les premières menaces

Les troupes allemandes pénètrent à Angoulême le24 juin 1940. Côté allemand comme côté français, laprésence de ces réfugiés est mal perçue,d'autant quedes incidents se multiplient contre les autorités d'oc-cupation. Un soir de juillet, les soldats allemandsorganisent une première opération contre lesEspagnols du camp des Alliers où ils font irruption,regroupent les réfugiés, séparent les hommes desfemmes et des enfants, et procèdent à une fouille enrègle à la recherche d’armes. Selon DolorèsSangüesa, une jeune interprète du camp, l’opérationaurait été menée à la suite de la coupure d’un câblede communication des troupes allemandes route deBordeaux. N’ayant rien trouvé, « les Allemands sont

repartis comme ils sont arrivés » (Jose Alcubierre). Àla même époque, plusieurs sabotages sont signalés àla Poudrerie d’Angoulême qui emploie de nom-breux Espagnols. Un autre aurait été commis sur lavoie ferrée Paris-Angoulême dynamitée à la sortiede la ville. Le 8 août, nouvel incident : un soldat alle-mand est blessé à la tête à coups de bâton.Ces « Rouges espagnols » font rapidement figure demenace aux yeux des autorités d'occupation, mêmesi leur implication dans ces événements n'est pas cer-taine. Le 13 juillet 1940, les autorités militaires alle-mandes donnent l'ordre de regrouper tous les réfu-giés espagnols du département dans un camp proched’une voie ferrée pour les livrer aux autorités fran-quistes. Le 28 juillet, le ministère de l’Intérieur, sur

Cuisiniers et cuisinières espagnols de la Combe auxLoups Le camp des Alliers à Angoulême

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MEMOIRE VIVANTE N°62/3

ordre des autorités allemandes, demande au préfetGeorges Malick de diriger les Espagnols deCharente vers la Dordogne en zone libre. Le lende-main, le préfet prend contact avec son collègue dePérigueux et lui annonce l’arrivée prochaine de 2000réfugiés espagnols environ demeurant au Centre desAlliers. Le 17 août, parlant toujours d’un départ versla zone libre, il prescrit au commandant deGendarmerie d’Angoulême de faire procéder aurecensement « de tous les Espagnols qui seraient à

diriger sur le camp desAlliers » et souhaite qu’on lui« rende compte, au fur et à mesure, de l’exécution des

présentes instructions en précisant notamment l’arri-

vée approximative au Camp des Alliers ainsi que le

nombre » pour en informer les autorités allemandeset françaises, et pour « organiser en conséquence les

trains de départs ».

Le piège se referme sur les Espagnols

d'Angoulême

Le 20 août 1940 dans la matinée, les forces alle-mandes ceinturent le camp des Alliers. CertainsEspagnols parlent de 8 heures, d’autres indiquentplutôt la fin de matinée, vers 11 heures. En revanche,ils sont tous d’accord ou presque sur le fait que cesont des Allemands qui mènent l’opération, des sol-dats de la Wehrmacht et des Feldgendarmes proba-blement, des « hommes armés qui descendent deleurs motos » (Pablo Escribano). Faisant irruptiondans les baraques, ces derniers crient aux occupantsde prendre avec eux tout ce qu’ils peuvent emmenerpour le voyage. Ils sont ensuite regroupés devant lesportes des bureaux, avant d’être mis en formation etde quitter à pied les Alliers en direction de la gared’Angoulême.Aucune explication ne leur est fournieet beaucoup pensent qu’on les conduit en zone libre.Personne ne cherche véritablement à fuir espéranttrouver de meilleures conditions d’existence là où onles emmène.En réalité, la rumeur de la formation d'un transportcircule depuis plusieurs jours àAngoulême.Les genstravaillant dans les bureaux du camp ont entenduparler du recensement des réfugiés espagnols.Aristide Soulier aurait confié à Dolores Sangüesaqu'un train de réfugiés allait être organisé pour lazone libre et que ceux qui le pouvaient devaient fuirle camp desAlliers.La rumeur s’amplifie et plusieursfamilles suivent son conseil, notamment dans la nuitdu 19 août. Certains patrons dissuadent aussi leursemployés espagnols de rentrer au camp à la fin deleur journée de travail et les hébergent pour la nuit.Selon d'autres rumeurs, les Espagnols seraient trans-férés vers la Norvège, la Russie, ou encore laHollande où ils seraient installés dans des maisons etoù ils pourraient travailler librement. Pour beau-coup, la pire crainte reste celle d’un retour enEspagne. Ce 20 août au matin, personne ne saitencore où les Allemands les conduisent.À leur arrivée à la gare d'Angoulême, les Espagnolsdécouvrent un train composé de 20 à 30 wagons demarchandises. La gare est remplie de soldats alle-mands mitraillettes au poing. Les Espagnols doiventembarquer à raison d’une quarantaine par wagon.

Les hommes, les femmes et les enfants restent grou-pés par famille. Dolores Sangüesa arrive à la gare envoiture en compagnie d'Aristide Soulier qui luidonne l’ordre de compter les réfugiés. Elle s’arrêteau pied de chaque wagon et note sur un carnet lechiffre donné par les passagers. À la fin de sa tâche,elle communique les données au commissaireGaston Couillaud qui lui révèle la véritable destina-tion du train, l’Allemagne. Interrogée par la journa-liste MontseArmengou plus de 60 ans après les faits,Dolores Sangüesa parle de « 920 et quelques »Espagnols embarqués dans le train. Un billet nondaté conservé aux Archives départementales de laCharente fait état de 437 femmes et enfants, 490hommes, soit au total 927 personnes, sans qu’onsache si cet effectif correspond au transport du20 août ou à l’un des recensements menés précédem-ment.On est donc bien loin des chiffres annoncés par lepréfet Malick quelques jours plus tôt (autour de2000).Des Espagnols desAlliers ont été alertés de larafle et ont pu fuir à temps. Ceux qui logeaient enville, n'ont souvent pas répondu à l'ordre de laKommandantur de se présenter à la gare avec leursbagages. La plupart échappent ensuite aux opéra-tions de police menées en ville, souvent grâce à lacomplicité d'Angoumoisins. La famille Arce n'a pascette chance : Firmin, le père,Teresa, la mère, et leurstrois fils, Jose, Edmundo et Armando, sont arrêtés àleur domicile (45 rue Fontaine du Lizier) à l'heuredu déjeuner. Il semble aussi que les opérations visantà regrouper au camp des Alliers le plus grand nom-bre d'Espagnols n’étaient pas achevées le 20 août,comme le mentionne le sous-préfet de Cognac lejour même dans une lettre adressée au préfet

Le départ d’Angoulême

« Le 20 août, les Allemands ont encerclé le camp vers 11 heures et demi, midi.Ils sont rentrés dans les baraques et ont dit : “Prenez ce que vous pouvezemporter et en avant !”. Ils nous ont mis en formation. Moi, comme j’étaisjeune, de suite je me suis mis avec mon père et ma mère ensemble, au cas oùil arrive quelque chose. Nous avons été du camp des Alliers à la gare de mar-chandises d’Angoulême à pied, gardés par des soldats allemands. Là, ils nousont fait monter dans des wagons, des wagons à bestiaux. Combien par wagon,je ne peux pas dire… 30 ou 40 ou 50… les familles étaient réunies.Vers 2 h 30,3 heures de l’après-midi peut-être, ils ont fermé les portes et le train adémarré […]. On avait peur. Les uns disaient qu’on allait en Espagne, lesautres qu’on allait dans la zone non occupée, les autres qu’on allait travailleren Allemagne ».

José Alcubierre Pérez

« Nous avons vu les Allemands descendre de leurs motos. Ils encerclèrent lecamp espagnol. Pourquoi ? Personne ne savait pourquoi. Ils ont simplementencerclé le camp. Des hommes armés sont descendus de ces motos et ontdétruit toutes les baraques… une catastrophe ! Une catastrophe ! Ils criaient :“Raus, alle Raus !” (Dehors, tout le monde dehors !). Ils firent évacuer lecamp entièrement, hommes, femmes, enfants… tout le monde, même les bles-sés de la guerre civile. Les soldats nous ont mis en formation et nous ont faitmarcher jusqu’à la gare d’Angoulême où ils nous ont fait monter dans deswagons de marchandises […]. Nous avons demandé aux Allemands s’ilssavaient où nous allions. Ils ne nous ont pas dit un mot ».

Pablo Escribano Cano

Ce 20 aoûtau matin,personne nesait encore oùles Allemandsles conduisent

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Malick : « J’ai l’honneur de vous faire connaître quele rassemblement des Espagnols à évacuer sur ledépartement de la Dordogne s’opère dans les condi-tions les plus défectueuses… Hier après-midi, j’ai étéenfin avisé d’ordonner le départ sur Angoulêmepour ce matin et, naturellement, sans que suivent lesmesures appropriées, c’est-à-dire l’encadrementd’un convoi ». Il ajoute : « Tout compte fait 39Espagnols se sont décidés à prendre le train à midi »,les autres ayant pu facilement s’y soustraire.

En route vers l'inconnu

L’attente en gare d’Angoulême se prolonge durantplusieurs heures, peut-être le temps d’achever lesopérations de regroupement des réfugiés. Hommes,femmes et enfants sont enfermés dans les wagons etcommencent à souffrir de l’entassement et de la cha-leur. Certains voudraient descendre chercher del’eau mais les Allemands s’y opposent brutalement.À l’embarquement, les passagers ont reçu un peu denourriture : du pain et des boîtes de sardines disentcertains,d’autres parlent de pain et de fromage.Dansleur wagon, Jose Alcubierre et Lazaro Nates croientn’avoir reçu aucune nourriture, mais soulignent queles femmes avaient heureusement emmené avecelles de quoi manger. De la paille est étendue au solet il y a quelques seaux pour les besoins. Les famillessont restées groupées et on compte quelques trèsjeunes enfants. Jose Alcubierre se rappelle ainsi d’unbébé âgé de 7 ou 8 mois qui pleurait de temps entemps.FirminArce et Pablo Escribano confirment laprésence dans les wagons de mères avec des bébés etde jeunes enfants.En milieu d’après-midi, le train démarre enfin. Laplupart des passagers pensent encore partir pour lazone libre ; les plus pessimistes craignent un retouren Espagne.Ceux qui parviennent à lire les noms desgares traversées comprennent rapidement que ni la

zone libre ni l’Espagne ne constituent la destinationdu train qui file vers le nord. Il est extrêmement dif-ficile de reconstituer son trajet avec précision, néan-moins on sait que le train passe par Poitiers, Orléans,puis Paris sûrement, avant de prendre la direction del’Allemagne. Le lendemain, la situation se dégradedans les wagons en raison du manque de nourritureet d’eau, de l’entassement et d’une ventilation insuf-fisante. Des problèmes de déshydratation commen-cent à apparaître, notamment chez les plus jeunes, etdes passagers éprouvent des difficultés pour respireret parler. Certains s’évanouissent. Le troisième jour,le train traverse le Rhin à Strasbourg, passe à Kehl,puis Stuttgart et Munich. Il semble marquer un arrêtprolongé dans l'une de ces gares. Selon certainstémoins, les portes des wagons s’ouvrent et les passa-gers sont invités à descendre sans brutalité. On leurdistribue de l’eau et de la soupe en quantité.Cependant, d’autres passagers n'ont pas le souvenird'être descendus des wagons durant les 4 jours duvoyage.Le train prend ensuite la route de Salzbourg avantde quitter la voie principale menant à Vienne. C’esttrès tôt dans la nuit du 23 au 24 août qu'il s'immobi-lise dans un petit village situé au bord du Danube :Mauthausen. Rien ne se passe durant plusieursheures. Dans l'après-midi, les passagers distinguentdes mouvements dans la gare. Les portes s’ouvrentprécipitamment et des officiers SS ordonnent auxhommes de descendre. Ceux qui résistent sontempoignés de force. Les familles se retrouvent brus-quement scindées. Chez les Ramos, par exemple,Belarmino le père et les deux fils aînés,Manuel né en1923 et Galo né en 1924 doivent quitter le train,alorsqu’Anselma la mère et ses enfants les plus jeunes,Jesus né en 1926 et Maria Luisa née en 1927 restentdans le wagon. Felix Quesada, âgé de 14 ans — il estné le 4 mai 1926 —, est le plus jeune à descendre dutrain. Une fois l’opération terminée, les portes sereferment brutalement. Les hommes sont regroupésen queue de train, cinq par cinq, sont comptés etrecomptés avant de recevoir l'ordre de se mettre enmarche.

La longue odyssée du train d'Angoulême

Pendant de longues minutes les cris et les pleurs desfemmes et des enfants restés dans les wagons se fontentendre. Ils redoublent lorsque le train redémarresubitement.Après un retour sur Munich, semble-t-il,le train prend la direction de Berlin et marque deuxarrêts prolongés, l’un dans un tunnel à quelques kilo-mètres de Berlin en raison d’un bombardementaérien allié, et l’autre dans une gare où des femmesen rayé leur donnent à manger selon Aurora Cortes(dont le père et les trois frères ont été débarqués àMauthausen). Il est fort probable que cette gare soitcelle de Fürstenberg et que le camp soit celui deRavensbrück.Mais, après plusieurs heures, les portesse referment et le train repart vers l'Ouest. Il gagnela France et repasse par Angoulême où il enregistreun court arrêt pour permettre le débarquementd’une des passagères, Dolores Martinez, qui souffred’une forte fièvre. Les Allemands craignent une

Les familles seretrouventbrusquementscindées. Chezles Ramos, […]le père et lesdeux fils aînés,[…] doiventquitter le train,alorsqu’Anselmala mère et sesenfants les plusjeunes, […]restent dansle wagon.

4/MEMOIRE VIVANTE N°62

Sur la photo on voitRamon RIOS FANJULentouré de 7 desmembres de safamille, tous déportésdepuis Angoulême.Né en 1875, RamonRIOS FANJUL est le seulà être demeuré endétention àMauthausen, le restede sa famille étantfinalement envoyé enEspagne franquiste.Il décède le 12 mai1941 à Gusen.©

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contagion. Il ne s’agit en réalité que d’une crise d’ap-pendicite. Les réfugiés restés à Angoulême appren-nent ainsi le terrible destin de leurs compatriotesembarqués le 20 août et redoutent dès lors l’organi-sation d’un second convoi.Après Angoulême, le train prend la direction del’Espagne où il pénètre le 1er septembre 1940 parIrun avec 442 femmes et enfants à son bord selonune note espagnole du 11 septembre 1940. Aprèsavoir reçu un peu à manger, les passagers sont répar-tis selon leur lieu d’origine. Si certaines femmes nesont pas inquiétées, d’autres sont emprisonnéesjusqu’à ce qu’une personne de connaissance se portegarante pour elles auprès du régime franquiste. Àleur retour, les familles retrouvent leur maison sou-vent occupée.Chez lesValcelles,par exemple, le pèreet le fils aîné ont été débarqués à Mauthausen. Lereste de la famille rentre le 12 septembre à Calaceite(Teruel) en Catalogne. Mais les nouvelles autoritésont confisqué leurs maisons et leur fabrique d’huile.Ils doivent dormir chez leurs grands-parents sanspouvoir protester. Ces « Rouges » sont étroitementsurveillés, les femmes devant souvent se présentertoutes les semaines au poste local de la Guardia

Civil. Ils sont contraints au silence alors même qu’ilsignorent pendant de longs mois le sort de leursparents descendus en gare de Mauthausen. Ce n’estqu’à partir de 1943, en effet, que les détenus peuventécrire de courtes cartes à leurs proches rentrés enEspagne.

Diligence française et silence complice

de l’Espagne

Les Allemands semblent être les principaux instiga-teurs de ce transport du 20 août. Ce sont eux quiordonnent au ministère de l’Intérieur français defaire procéder à l’évacuation des réfugiés espagnolsvers la zone non occupée.Ce sont eux également quiprocèdent aux arrestations et convoient les réfugiés

vers l’Autriche. Ni le préfet Malick ni AristideSoulier ne semblent connaître le véritable desseindes Allemands, parlant d’un bout à l’autre d’untransport pour la zone libre. Ils se contentent d’agiren bons fonctionnaires, tâchant d’inclure le plus deréfugiés dans l’opération d’autant plus que lesEspagnols ont mauvaise presse auprès de la popula-tion locale.Nul doute que le préfet Malick y voit unebonne occasion de se débarrasser rapidement de ces« indésirables ». Cependant, l’attitude d'AristideSoulier peut laisser planer un doute. Pourquoi a-t-ilrecommandé à ses proches collaborateurs de fuir lesAlliers et de se cacher quelques jours s’il pensaitréellement que le convoi partait pour la zone libre ?Peut-être savait-il que la destination était en faitl’Allemagne sans pour autant avoir connaissance dusort qui attendait les réfugiés sur place.

L’Espagne fait quant à elle preuve d’un silence per-sistant face aux initiatives allemandes. Ainsi, le20 août, l'ambassade d'Allemagne à Madrid adresseune note verbale au ministère des Affaires étran-gères espagnol faisant suite à une information com-muniquée à l’ambassade espagnole à Berlin. Ellesouhaite savoir si le gouvernement espagnol est dis-posé à prendre en charge environ 2 000 Rougesespagnols internés à Angoulême. Elle propose à lapolice de sûreté espagnole son concours pour captu-rer les dirigeants Rouges espagnols. La note restesans réponse.Nouvelle demande le 28 août, sans plusde succès. Il faut comprendre que l’Allemagnedonne l’occasion à l’Espagne de se débarrasser à peude frais de ces ennemis du franquisme. Si le longarrêt marqué par le train en gare de Mauthausen apu être interprété comme le signe évident de négo-ciations entre l'Allemagne, l'Espagne et Vichy, onpeut en réalité penser que celui-ci découle davantagede l’embarras des autorités du camp qui ne savaientque faire de ces familles entières. Le camp deMauthausen est encore en construction à cetteépoque et n’intègre que des hommes.

En réalité, ce train d’Angoulême n’est pas une pre-mière pour les autorités allemandes. Depuis le débutd’août 1940, elles ont déjà organisé trois transportsd’Espagnols capturés durant la campagne de Franceet détenus dans des stalags en Allemagne. Le 4 août1940, 398 Espagnols sont extraits du stalag VII A

Madrid le 20 août 1940. Note verbale N° 2779/40 - Nr : 648/40

Ministère des affaires étrangères :

L’ambassade allemande salue le Ministère des affaires étrangères et a l’honneurde demander à propos d’une information communiquée à votre ambassade àBerlin, si le gouvernement espagnol est prêt à prendre en charge 2 000 Rougesespagnols qui sont internés, pour le moment, à Angoulême en France.L’ambassade s’honore, à cette occasion, de préciser que les autorités allemandessont bien volontiers disposées à prêter leur concours à la police espagnole de lasûreté et conformément à leur souhait de poursuivre et procéder à la capture desdirigeants Rouges espagnols.

Madrid le 20 août 1940.

MEMOIRE VIVANTE N°62/5

Note verbale de l’Ambassade d’Allemagne auministère des Affaires étrangères du Reich du28 août 1940.

Traduction de la note verbale (© Éditions Tirésias)

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Moosburg (Bavière) pour être internés àMauthausen où ils sont immatriculés le 6 août. Ilssont suivis de 165 prisonniers du stalag I BHohenstein (Pologne) le 9, et de 91 Espagnols dustalag IX A Ziegenhain (près de Kassel) le 13. Enfait, ce n’est que le 25 septembre 1940, au lendemaind’une longue visite en Allemagne de RamonSerrano Suner, ministre de l’Intérieur espagnol etbeau-frère de Franco, qu’une circulaire allemanderègle définitivement le sort des républicains espa-gnols. Considérés comme des « ennemis du Reich »,ces antifascistes seront désormais déportés de façonsystématique. Cette décision confère une dimensionofficielle à une politique à l’œuvre depuis plus d’unmois et demi et ayant déjà conduit plus d’un millierd’Espagnols au camp de Mauthausen. Environ 6 000y seront transférés par la suite.

430 réfugiés espagnols immatriculés à Mauthausen

Les réfugiés d’Angoulême débarqués en gare deMauthausen ignorent encore tout du sort qui lesattend, le nom de la petite localité autrichiennen’évoquant rien pour eux. Ils parcourent lesquelques kilomètres qui les séparent du camp sousles cris des SS et doivent aussi subir les injures et lescrachats de la population locale. La colonne pénètredans le camp en passant sous le grand portail sur-monté d’un aigle. Commencent ensuite les étapesordinaires réservées aux nouveaux arrivants : tonte,désinfection, douche, habillement, enregistrement.

Les détenus reçoivent un habit rayé (ou des vête-ments de récupération), un matricule et le trianglebleu réservé aux apatrides, (Franco les ayant déchusde la citoyenneté espagnole), marqué toutefois de lalettre S pour Spanier (Espagnol). Au total, 430Espagnols venant d’Angoulême sont enregistrés ce24 août à Mauthausen1. Ils portent des matriculescompris entre les numéros 3808 et 4237.Ce chiffre de430 entrées est attesté par une liste dressée au campet communiquée à la FMD par le Gedenkstätte KZ-Mauthausen. Il doit être considéré comme le nom-bre réel des Espagnols enregistrés ce jour-là.Cependant, l’examen des dossiers individuels de cesdétenus conservés au Bureau des Archives desVictimes des Conflits Contemporains du ministèrede la Défense à Caen laisse à penser que quelques-uns ne viennent pas d’Angoulême mais plutôt dustalag XI B Fallingbostel. On peut supposer qu’ilssont arrivés à Mauthausen le 23 août et qu’ils ontété enregistrés le 24 au milieu des réfugiésd’Angoulême.Ce chiffre de 430 entrées suscite des interrogationsau sujet du nombre total des Espagnols ayant quittéAngoulême.En effet, si on rapporte ce chiffre à celuides femmes et enfants débarqués à Irun (442), si ontient compte aussi de la femme descendue àAngoulême, on arrive à un total de 853 passagers etnon 927.A priori,cette différence ne peut s’expliquerpar des décès durant le trajet.Même si les conditionsont été très difficiles, il semble qu’aucun décès n’aiteu lieu durant les quatre jours de voyage. C’est entout cas ce que rapportent plusieurs témoins quin’ont pas plus le souvenir d’évasions. Pour certains,les réfugiés les plus âgés, en particulier les mutilés,auraient été exécutés dès l’arrivée au camp et n’au-raient donc pas été enregistrés. Cette rumeur sembleen réalité infondée. Jose Cortes Garcia, par exemple,était unijambiste. Devenu le matricule 4221, il esttransféré à Gusen en janvier 1941 avant d’être gazéau château d’Hartheim le 25 septembre 1941, soitplus d’un an après son arrivée à Mauthausen !L’explication est plutôt à chercher dans les circons-tances du comptage au départ d’Angoulême.Dolores Sangüesa, qui en a la charge, ne fait quereporter sur son cahier, wagon après wagon, les chif-fres communiqués par les passagers. Elle ne procèdepas elle-même au comptage et on peut penser quecertains wagons ont donné des chiffres plus impor-tants, notamment dans l’espoir de recevoir plus denourriture. Par ailleurs, les autorités françaises n’au-raient-elles pas gonflé leur performance auprès desautorités d’occupation ?Parmi ces 430 Espagnols, le plus jeune, FelixQuesada, n’a que 14 ans. Le plus vieux, BautistaSabate est né en janvier 1872 et a donc 68 ans. Autotal, 60 % ont entre 20 et 40 ans, 28 % ont plus de40 ans et 12 % ont moins de 20 ans. Parmi les plusjeunes, 17 ont moins de 16 ans au moment de leurentrée à Mauthausen.Parmi les plus âgés,17 ont plusde 60 ans. Il est à noter que plusieurs Espagnolsparmi les adolescents se sont volontairement rajeu-nis d’un ou deux ans. Jose Alcubierre qui est né le9 mai 1924 déclare le 8 mai 1926 lors des procédures

6/MEMOIRE VIVANTE N°62

L’arrivée à la gare de Mauthausen

« À Mauthausen, le train s'est arrêté. Moi, je ne me suis pas rendu compte quele train s'arrêtait, je dormais. Mais, le lendemain matin, par la lucarne, j’ai vuqu’il faisait jour. J’ai demandé à mon père :“ça fait longtemps qu’on est arrêtélà ?”. Mon père m’a dit : “Fiston, je ne sais pas à quelle heure on a pu arrivermais je crois que ça fait un bon moment… à 2 ou 3 heures du matin” […].Quand ils ont ouvert les wagons, moi comme j'étais jeune, l’Allemand m’aparlé mais je ne comprenais pas.Alors avec la main, il m’a fait quel âge à peuprès. J'ai compris quel âge, alors je lui ai dit 15 ans. Il m’a dit de descendre enbas du wagon. Tous les hommes et les jeunes hommes sont descendus. Mamère, les autres mères et fiancées ont commencé à crier quand ils nous ont dit“Marchez, en avant”. Et on a commencé à marcher. Je crois que des fois je lesentends encore… on était au loin et on entendait crier dans les wagons ».

José Alcubierre Pérez

« Le 24 août 1940, on est arrivé à la gare de Mauthausen […]. À la gare, on aattendu longtemps parce qu’on est arrivé de bonne heure, de nuit. Enfermésdans les wagons, on ne pouvait pas sortir […]. Des officiers SS ont encerclé letrain et ont commencé à ouvrir les portes,wagon après wagon, en criant :“Wie

alt, wie alt ?” (Quel âge, quel âge ?). Sitôt qu’on avait dit, ils faisaient signeavec les mains… Raus, en bas du wagon. Une fois qu’ils avaient contrôlé toutle wagon, ils verrouillaient à nouveau la porte et ils passaient à un autrewagon… et un autre wagon jusqu’à la fin. Je crois qu’il devait y avoir dans les22 ou 23 wagons […]. Au fur et à mesure qu’ils nous sortaient des wagons, ilsnous emmenaient à l’arrière du train en formation et on attendait encadréspar les SS. Quand ils ont fini de contrôler tous les wagons, les SS ont com-mencé à nous faire marcher vers le camp de Mauthausen, de l’autre côté duvillage, à 5 kilomètres environ ».

Jesùs Tello Gomez

Considéréscomme des« ennemis duReich », cesantifascistesserontdésormaisdéportés defaçonsystématique

1- Les noms des 430 Espagnolsinternés à Mauthausen le 24 août1940 peuvent être consultés sur lesite de la Fondation :http://www.fmd.asso.fr, rubrique"Banque de données multimédia –Livre-Mémorial".

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MEMOIRE VIVANTE N°62/7

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KommandoPoschacher :de gauche àdroite JesúsGrau Suñer,Manuel CortésGarcía, JoséAlcubierre Pérez ©

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L’escalier de la mortà la carrière deMauthausen

Courbe Chronologique des décès parmi les espagnolsdu convoi d’Angoulême

d’enregistrement. Lazaro Nates, Fernando Pindadoet d’autres font de même. Ils espèrent ainsi se faireexempter des tâches les plus dures. Près du quart deces Espagnols sont nés en Andalousie, principale-ment dans les provinces de Cordoue et de Malaga.La Catalogne est l’autre grande région d’origine :près d’un Espagnol sur cinq y est né, en particulierdans les provinces de Barcelone et de Tarragone.L’Aragon vient en troisième puisque 13 % environdes Espagnols d’Angoulême y sont nés,puis Madrid,la Castille et les Asturies. Plus du quart sont issus del’agriculture, près de 20 % du commerce et de l’arti-sanat, mais la catégorie la plus importante est celledes ouvriers de l’industrie, des mines et du bâtiment(40 % du total). Mais, on trouve aussi parmi euxquelques employés, 5 professeurs, 2 industriels, unofficier de la marine, un pharmacien ou un vétéri-naire par exemple.

Vie et mort des Espagnols d'Angoulême

au camp de Mauthausen

Passées les formalités d’entrée au camp, lesEspagnols d’Angoulême sont répartis dans plusieursblocks, en particulier les numéros 16, 17 et 18. Dansles premiers jours, si quelques jeunes sont désignéspour nettoyer les baraques, la plupart sont rapide-ment affectés à la carrière de granite (WienerGraben), située en contrebas du camp, où ils travail-lent durant de longues heures, sous les insultes et lescoups des Kapos, à l’extraction et au transport depierres. Certains doivent gravir plusieurs fois parjour les 186 marches de l’« Escalier de la mort »

menant au camp, unelourde pierre sur le dos.D’autres sont affectés àdes chantiers de construc-tion où le travail se révèleégalement épuisant pourdes organismes souffrantdu manque de nourriture.Dans ces conditions, le premier décès ne tarde pas àintervenir parmi les Espagnols d’Angoulême :Enrique Rios Llorente, âgé de 50 ans,meurt le 7 sep-tembre 1940. Cependant, les décès demeurent limi-tés jusqu’à la fin de l’année 1940.Au début de 1941, la plupart des Espagnolsd’Angoulême (près de 88 %) sont transférés auKommando de Gusen, en particulier par deux grostransports, le premier le 24 janvier (au moins 254Angoumoisins) et, le second, le 17 février (au moins83). Ils participent avec les Espagnols extraits de sta-lags à l’aménagement de ce Kommando situé à 4,5kilomètres à l’ouest du camp central, et officielle-ment ouvert le 25 mai 1940. La mortalité y esteffrayante parmi les Espagnols. Ainsi, sur les 378réfugiés d’Angoulême qui y sont mutés,340 trouventla mort, soit un taux de décès de l’ordre de 90 % ! Si281 décèdent au Kommando même,59 sont conduitsdepuis Gusen au château de Hartheim où ils sontaussitôt gazés. Au total, sur les 430 Espagnolsd’Angoulême, 354 trouvent la mort en déportation,soit un taux de décès d’environ 82 %, ce qui en faitl’un des transports les plus meurtriers puisque le tauxglobal calculé pour les 6 800 Espagnols recensés par

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8/MEMOIRE VIVANTE N°62

Le texte lisible sur la stèle fait état

de « camp d’extermination » de

Mauthausen, terme appliqué de

préférence aux camps où se perpé-

trait le génocide contre les Juifs et

les Tsiganes. Bien que l’un des plus

terribles camps de concentration, le

camp de Mauthausen n’a pas été

un « camp d’extermination » au

sens génocidaire du terme.

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Arnaud Boulligny est chargé de recherche auprès de la FMD, responsable

de l’équipe de recherche formée à Caen au sein du Bureau des Victimes

des conflits contemporains (BAVCC) du SHD/DMPA, et doctorant de

l’université de Caen Basse-Normandie (CRHQ). Il prépare une thèse

consacrée aux travailleurs français arrêtés au sein du Reich et internés en

camp de concentration, sous la direction du Professeur Jean Quellien.

Vanina Brière est chargée de recherche auprès de la FMD et doctorante

de l’université de Caen Basse-Normandie (CRHQ). Elle prépare une thèse

sur les Français du camp de Buchenwald sous la direction du Professeur

Jean Quellien.

la FMD à ce jour se situe autour de 64 %. Les décèssurviennent surtout dans les premiers mois de déten-tion puisque 334 ont déjà trouvé la mort à la fin defévrier 1942. À noter enfin que deux « survivants »meurent peu après leur rapatriement en France dessuites de leur déportation et que le devenir d’un der-nier reste à ce jour inconnu.Parmi les Espagnols d’Angoulême, il faut cependantsouligner le sort particulier qui fut celui des plusjeunes qui ont pu bénéficier, pour la plupart, d’unerelative protection. Deux ont d’abord fait l’objetd’une mesure exceptionnelle de libération.FernandoPindado, né en 1925, est libéré le 29 juillet 1941 ducamp central. Il semble que l’un de ses oncles, unmilitaire en retraite, a joué de ses relations auprès duministère espagnol des Affaires étrangères pour quecelui-ci demande sa libération.Après un passage parle consulat espagnol de Vienne, il est conduit dans

une prison de la ville, puis à Berlin avant de prendreun train pour l’Espagne. Juan Bautista Nos Fibla, néen 1924, est lui libéré le 22 août 1941 « parce qu’iln’est pratiquement encore qu’un enfant » alors queson père trouve la mort à Gusen au mois d’octobre1941. De retour en Espagne, l’un et l’autre doiventgarder le silence sur ce qu’ils ont vécu durant leurdétention en Autriche.Par ailleurs, les membres du Kommando Poschacherjouissaient d’une position assez privilégiée dans lecamp. Formé au début de l’année 1942, ceKommando réunissait une cinquantaine de trèsjeunes Espagnols. Sur les 52 qui ont été identifiés, 24,nés entre 1920 et 1926, faisaient partie du convoid’Angoulême. Les « Potchacas », comme on lesappelait à Mauthausen, étaient vêtus en civil maisavec 2 bandes de peinture rouge sur leur chemiseainsi qu’une tonsure au milieu du crâne.Leurs condi-tions de travail dans la carrière étaient très difficiles,car ils devaient transporter de lourdes pierresjusqu’au Danube puis les charger sur des bateaux,mais ils étaient mieux traités et surtout mieux nour-ris que leurs compatriotes. À partir d’octobre 1944,ils ne sont plus logés au camp central mais dans unebaraque construite à proximité du village. Ils nedépendent plus de Mauthausen que pour la nourri-ture et peuvent facilement circuler au milieu descivils. C’est grâce à eux que purent être sortis ducamp central et dissimulés les négatifs dérobés pardeux autres Espagnols, Antonio Garcia et FranciscoBoix du labo photo. Jacinto Cortes et Jesus Grau sechargèrent du transport hors du camp des négatifsqui furent remis à Anna Pointner, une habitante duvillage, qui elle-même les cacha dans le mur de sonjardin jusqu’à l’arrivée des Alliés.

Le convoi d’Angoulême occupe une place tout à faitsingulière au sein de la déportation partie de France.Il se distingue d’abord par la date très précoce de saconstitution qui en fait le premier transport dedéportés au départ du territoire français,plus d’un anet demi avant le premier transport de Juifs quittantCompiègne pour Auschwitz. Sa composition consti-tue une autre originalité puisqu’il conduit vers leReich, non des Français, mais des réfugiés espagnolsantifascistes, des civils pour l’essentiel et des mem-bres de CTE, souvent déportés par familles entières.Enfin, la séparation des familles en gare deMauthausen lui confère un caractère dramatiqueque renforce l’effroyable mortalité touchant legroupe des hommes. Bien que des zones d’ombre etdes incertitudes subsistent encore, ces particularitésen font un transport unique dans l’histoire de ladéportation de France.�

Arnaud BOULLIGNY et VANINA BRIERE

Sources bibliographiques et documentaires

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enAutriche rattachée (1938-1945), Paris, Honoré Champion, 1999.La part visible des camps. Les photographies du camp de concentration de

Mauthausen, Paris, Éditions Tirésias, 2005.LEGER Alain,Les Indésirables. L'histoire oubliée des Espagnols en pays cha-

rentais, Paris, Le Croît vif, 2002.LUENGO Oscar,La Colina de la Muerte, basé sur le témoignage de Fermin

Arce (matricule 4051), disponible auprès de l'Amicale de Mauthausen.RAZOLA Manuel, CONSTANTE Mariano,Triangle bleu. Les Républicains

espagnols à Mauthausen 1940-1945, Paris, Gallimard, 1969 [réédition : Le Félin,2002].SALOU OLIVARES,Véronique et Pierre,Les républicains espagnols dans le

camp de concentration nazi de Mauthausen, Paris, Éditions Tirésias, 2005.LIVRE-MÉMORIAL, FMD, Paris, Éditions Tirésias, 2004.Entretiens avec Jose Alcubierre, Lazaro Nates et Jesus Tello.El convoy de los 927, documentaire de 65 mn réalisé par Montse Armengou etRicard Belis, 2004.Témoignage de Pablo Escribano (Mauthausen Survivors Research Project –Gedenkstätte KZ-Mauthausen).

José Alcubierre Pérez et Jesús Tello devant la stèled’Angoulême