3
ARTS ET CANCER 429 Oncologie (2005) 7: 429-431 © Springer 2005 DOI 10.1007/s10269-005-0254-5 Diagnostic 1, par Marie-Hélène Edwards-McTamaney 1 . Dans ce portrait en buste peint en bleu, rouge et noir, ce qui frappe d’emblée, c’est l’aspect figé du visage. Les yeux sont ronds, figés, écarquillés. La bouche s’entrouvre dans une espèce de rictus. Des touffes de cheveux se détachent en flam- mèches de la tête, laissant appa- raître des zones lisses et chauves sur le crâne. Une ombre recouvre la figure comme un voile noir de femme en deuil. Plus bas, apparaît le buste, nu. Une interminable cica- trice le parcourt qui part en biais jusqu’à l’épaule comme un fil de fer barbelé. Sur la poitrine, le sein droit manque, il a été coupé. À sa place une main se tend, paume ouverte, tachée de rouge sang. Diagnostic 1 est un autoportrait. Marie-Hélène s’est peinte en se remémorant ses réactions à la parole du médecin : « Oui, c’est un cancer du sein ». À cet instant du verdict, affreux et violent, elle s’est sentie projetée dans un univers nouveau, inconnu, terrifiant. Dans le même temps, se sont bousculées dans son esprit des images hor- ribles : le couteau du chirurgien, un sein coupé, les cheveux qui tombent par poignées, son corps meurtri. Dans ce moment-là, elle a réalisé que plus rien, jamais, ne serait comme avant. À cette seconde même, elle a su qu’elle n’était déjà plus la même. Quelle femme oublie ce jour sombre du diagnostic ? Ce jour où elle a réalisé la vérité sans vouloir la croire : « J’ai un cancer au sein, ce n’est pas vrai ». À cette évocation, même longtemps après, le cœur se serre, les larmes affleurent. Dans ces douloureux moments, les femmes décrivent fréquemment une per- ception identique : quelque chose d’énorme, de lourd, sans forme, les recouvre. Soudaine et gigantesque, une vague déferle et les submerge. Un autre point fondamental res- sort de cet autoportrait : l’instau- ration d’un nouveau rapport au temps. L’aspect médusé et pétrifié du visage traduit ce changement concomitant de l’annonce du dia- gnostic. Désormais, la fluidité tem- porelle s’interrompt pour se figer dans l’instantanéité. Avec l’irruption du cancer, la flèche du temps perd son mouvement linéaire. À cet ins- tant même de la révélation, la mort prend de la substance : « Mes jours sont comptés, je vais mourir ». En accentuant de manière aiguë et brutale la conscience de sa propre finitude, le cancer induit chez Marie-Hélène une nouvelle tempo- ralité. Le sentiment d’incertitude quant au futur provoque une perte de sa capacité d’anticipation. Brus- quement, apparaît cette conviction : demain n’existe plus, « No future ». Le tout du temps se concentre dans le présent. Et si demain n’existe plus, alors la vie n’a plus de sens puisque les projets ne sont plus possibles. Diagnostic 1 dit la soudaineté et la brutalité de tout diagnostic de cancer du sein. Quelle que soit la gentillesse, la douceur et les qua- lités d’empathie, du médecin qui annonce cette maladie à une femme, il persiste chez elle un quantum in- compressible d’émotion et de dou- leur. Alors, bien sûr, comment ne pas blâmer le soignant qui ose ajouter de la violence à la violence ? Comment ne pas condamner sans appel celle ou celui qui jette ce dia- gnostic à la figure de la patiente ? Quelles que soient les raisons plus ou moins conscientes d’agir ainsi, elles sont indignes d’un médecin : fuir ses propres peurs devant le cancer, vouloir préserver son capital de temps toujours jugé tellement précieux, abuser de son pouvoir sur une femme déjà terrorisée… Et oublier que la médecine est un choix de vie qui requiert un engagement au service du patient. Voici un autre portrait, une photographie : Elfi riant par Robin Johnson 2 . C’est la fin de l’été, une journée chaude et ensoleillée. Elfi tient son ombrelle d’une main et éclate de rire. Tout son visage rit : les yeux, la bouche, les joues. Ses cheveux blonds bouclent et flottent, quelques-uns frôlent ses lèvres. Son vêtement très entrouvert fait apparaître son sein droit, nu. Elfi vient d’apprendre qu’elle a un cancer et l’ablation du sein est déjà programmée. Ce jour-là, elle demande à son ami Robin de la « Moi ! », autoportrait au sein blessé D. Gros Unité de Sénologie, Département d’imagerie, Hôpitaux universitaires, F-67000 Strasbourg, France Correspondance : [email protected] 1. http://www.breastcancerfund.org/ 2. http://oncolink.upenn.edu/

«Moi!», autoportrait au sein blessé

  • Upload
    d-gros

  • View
    216

  • Download
    2

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: «Moi!», autoportrait au sein blessé

AR

TS

E

T

CA

NC

ER

429Oncologie (2005) 7: 429-431© Springer 2005DOI 10.1007/s10269-005-0254-5

Diagnostic 1, par Marie-HélèneEdwards-McTamaney1. Dans ceportrait en buste peint en bleu,rouge et noir, ce qui frappe d’emblée,c’est l’aspect figé du visage. Lesyeux sont ronds, figés, écarquillés.La bouche s’entrouvre dans uneespèce de rictus. Des touffes decheveux se détachent en flam-mèches de la tête, laissant appa-raître des zones lisses et chauvessur le crâne. Une ombre recouvrela figure comme un voile noir defemme en deuil. Plus bas, apparaîtle buste, nu. Une interminable cica-trice le parcourt qui part en biaisjusqu’à l’épaule comme un fil de ferbarbelé. Sur la poitrine, le sein droitmanque, il a été coupé. À sa placeune main se tend, paume ouverte,tachée de rouge sang.

Diagnostic 1 est un autoportrait.Marie-Hélène s’est peinte en seremémorant ses réactions à laparole du médecin : « Oui, c’est uncancer du sein ». À cet instant du

verdict, affreux et violent, elle s’estsentie projetée dans un universnouveau, inconnu, terrifiant. Dansle même temps, se sont bousculéesdans son esprit des images hor-ribles : le couteau du chirurgien, unsein coupé, les cheveux qui tombentpar poignées, son corps meurtri.Dans ce moment-là, elle a réaliséque plus rien, jamais, ne seraitcomme avant. À cette secondemême, elle a su qu’elle n’était déjàplus la même.

Quelle femme oublie ce joursombre du diagnostic ? Ce jour oùelle a réalisé la vérité sans vouloir lacroire : « J’ai un cancer au sein, cen’est pas vrai ». À cette évocation,même longtemps après, le cœur seserre, les larmes affleurent. Dans cesdouloureux moments, les femmesdécrivent fréquemment une per-ception identique : quelque chosed’énorme, de lourd, sans forme, lesrecouvre. Soudaine et gigantesque,une vague déferle et les submerge.

Un autre point fondamental res-sort de cet autoportrait : l’instau-ration d’un nouveau rapport autemps. L’aspect médusé et pétrifiédu visage traduit ce changementconcomitant de l’annonce du dia-gnostic. Désormais, la fluidité tem-porelle s’interrompt pour se figerdans l’instantanéité. Avec l’irruptiondu cancer, la flèche du temps perdson mouvement linéaire. À cet ins-tant même de la révélation, la mortprend de la substance : « Mes jourssont comptés, je vais mourir ». Enaccentuant de manière aiguë etbrutale la conscience de sa proprefinitude, le cancer induit chezMarie-Hélène une nouvelle tempo-ralité. Le sentiment d’incertitudequant au futur provoque une pertede sa capacité d’anticipation. Brus-quement, apparaît cette conviction :

demain n’existe plus, « No future ».Le tout du temps se concentre dansle présent. Et si demain n’existe plus,alors la vie n’a plus de sens puisqueles projets ne sont plus possibles.

Diagnostic 1 dit la soudaineté etla brutalité de tout diagnostic decancer du sein. Quelle que soit lagentillesse, la douceur et les qua-lités d’empathie, du médecin quiannonce cette maladie à une femme,il persiste chez elle un quantum in-compressible d’émotion et de dou-leur. Alors, bien sûr, comment nepas blâmer le soignant qui oseajouter de la violence à la violence ?Comment ne pas condamner sansappel celle ou celui qui jette ce dia-gnostic à la figure de la patiente ?Quelles que soient les raisons plusou moins conscientes d’agir ainsi,elles sont indignes d’un médecin :fuir ses propres peurs devant lecancer, vouloir préserver son capitalde temps toujours jugé tellementprécieux, abuser de son pouvoirsur une femme déjà terrorisée… Etoublier que la médecine est un choixde vie qui requiert un engagementau service du patient.

Voici un autre portrait, unephotographie : Elfi riant par RobinJohnson2. C’est la fin de l’été, unejournée chaude et ensoleillée. Elfitient son ombrelle d’une main etéclate de rire. Tout son visage rit :les yeux, la bouche, les joues. Sescheveux blonds bouclent et flottent,quelques-uns frôlent ses lèvres.Son vêtement très entrouvert faitapparaître son sein droit, nu.

Elfi vient d’apprendre qu’elle aun cancer et l’ablation du sein estdéjà programmée. Ce jour-là, elledemande à son ami Robin de la

« Moi ! », autoportrait au sein blessé

D. Gros

Unité de Sénologie, Département d’imagerie, Hôpitaux universitaires, F-67000 Strasbourg, France

Correspondance : [email protected]

1. http://www.breastcancerfund.org/ 2. http://oncolink.upenn.edu/

Page 2: «Moi!», autoportrait au sein blessé

ON

CO

LO

GI

E430

photographier. De la main gauche,Elfi soutient son sein malade. Legeste est plein de douceur et de ten-dresse ; on sent qu’elle étreint unepartie d’elle-même intime, sensible,sensuelle. On dirait son sein posésur un plateau, donné en offrandeou plus exactement en échange.« J’échange mon sein contre maguérison », semble-t-elle dire. C’estla légendaire et shakespeariennelivre de chair du Marchand deVenise : Antonio accepte de donnerun morceau de son corps au san-guinaire usurier Shylock en gaged’une dette impossible à acquittersous forme d’argent. Elfi fait échoà ces femmes qui nous disentd’emblée, dès le diagnostic, préférerperdre leur sein plutôt que risquerde ne pas guérir. Même si le marchén’est pas de cet ordre, ces patientes-là ne pleurent aucunement sur cetteperte.

Robin raconte que, tandis qu’illa photographiait, Elfi parlait de cesentiment qu’elle éprouvait de sesentir si pleine de vie face à la pers-pective de la mort ; elle disait queson cancer lui faisait aimer encoreplus son corps. Quant à lui, jamaisil ne l’avait vu si radieuse, si épa-nouie. Il fit cette photographie aumilieu des rires, cherchant à cap-turer avec son objectif la beauté, laforce et l’esprit indomptable de sonamie.

Point commun entre Marie-Hélène et Elfi, l’une et l’autre sontface au diagnostic de cancer du

sein. Différence : la première est ter-rorisée tandis que la seconde faitpreuve de sérénité. D’aucuns dirontque l’on ne peut pas se fier à unepeinture ou une photographie pourjuger de la vérité des sentiments.Certes, oui, le calme peut être appa-rent, le rire une façade. Cependant,tout soignant le sait d’expérience, ilexiste un éventail d’émotions et decomportements face au cancer dusein : peur, culpabilité, état de chocavec syncope, sentiment de soli-tude et d’abandon, tristesse oudésespoir, colère et révolte, agressi-vité. Si beaucoup de femmes sontébranlées, voire bouleversées jus-qu’au plus profond d’elles-mêmes,d’autres sont simplement peinéespar une épreuve qui vient perturberle long fleuve jusque-là tranquillede leur vie ; quelques-unes mêmene sont aucunement troublées etfont preuve d’une indifférence quin’est ni feinte ni provisoire.

Face au cancer du sein, la diver-sité des réactions est la règle natu-relle. Concernant cette maladie,nous avons tous un modèle mentalet un réseau sémantique qui noussont propres. Comment pourrait-ilen être autrement ? Chaque êtrehumain n’existe pas sans une his-toire singulière. Il ne vit pas sans unhéritage culturel. Il ne chemine pasdans la vie sans un entourage et uncontexte existentiel. Chacun pos-sède un savoir, des opinions et descroyances sur le cancer et la méde-cine. Cette singularité explique ladiversité des comportements quivont de la panique et la fuite à lasérénité et au courage. Marie-Hélèneest paralysée de peur, Elfi souritet continue de vivre. Chacune sesitue à l’une des deux extrémitésopposées d’une courbe de Gauss ;elles n’en font pas moins partie dela norme.

L’autre jour, j’examinais une pa-tiente soignée pour cancer du seinvoici quelques années. Voyant sonvisage apaisé, je me cru autorisé àlui dire : « Je suis content de voirque vous allez mieux, morale-ment ». Sa réponse fusa commeune flèche : « Mais je n’ai jamaisété mal. Le cancer n’a pas été uneépreuve pour moi ».

Il me revient aussi en mémoireune autre histoire. C’était la pre-mière fois que je voyais une femmeaussi jeune affectée d’un cancer dusein : Claire avait 30 ans. Maladroit,cherchant mes mots, j’essayai delui annoncer son cancer et la néces-sité de l’ablation du sein. Assise enface de moi, elle me regardait silen-cieusement. Persuadé de sa souf-france intérieure face à la maladieet à la perspective de l’opération, jene savais comment l’apaiser. Soncalme que je jugeai feint augmen-tait mon trouble. Je me sentis lemessager de mauvaise nouvelle,j’étais le bourreau qui inflige le sup-plice de la mastectomie. Finale-ment, témoin de ma gêne, ce futelle qui m’encouragea à lui dire cequ’elle avait déjà deviné, ce fut elleaussi qui me consola. Elle meconfia que ce cancer et cette abla-tion du sein n’étaient pas pour elleun tourment. Je ne la crus pas etne l’ai pas crue pendant longtemps.Claire a aujourd’hui 55 ans. Guériede son cancer, je la vois tous lesdeux ans. Maintenant, je la connaisassez pour savoir qu’elle a vécu lemoment du diagnostic avec unegrande tranquillité d’âme. Point destoïcisme, ni indifférence à la ma-ladie mais simplement confiancedans la médecine, les médecins,l’avenir.

Sur la route de Mégare, rap-porte un ancien mythe grec, vivaitun brigand du nom de Procruste. Ilpossédait un lit et forçait les voya-geurs à s’y étendre. Désireux demettre tout le monde à la dimen-sion qu’il jugeait la bonne, il seservait de cette couche comme d’unmètre étalon. Il coupait les piedsaux grands pour les rapetisser, ilétirait violemment les petits pourles allonger. Le comportement deProcruste symbolise cette tentationqui affecte facilement les humains :normaliser. Vouloir que les autressoient comme moi, pensent etagissent comme moi. Effacer lesdifférences, refuser l’altérité, cloner.Quoi de plus rassurant, en effet,que de défendre l’idée d’unenorme ? De préférence la miennecar c’est toujours l’autre qui n’estpas normal…

Page 3: «Moi!», autoportrait au sein blessé

AR

TS

E

T

CA

NC

ER

431

« Si c’était moi... », disait cettefemme étonnée du comportementde son amie qui demeurait fortcalme malgré l’annonce du dia-gnostic. « Si c’était moi... », disait uneautre qui tentait en vain d’encou-rager sa mère paralysée de peurpar la perspective de la mastecto-mie. « Si c’était moi », mais juste-ment, ce n’est pas elle. Et même sic’était moi, que sais-je par avancede mes propres réactions si sou-dain j’avais un cancer au sein ?

Suis-je si sûre de réagir demaincomme je me l’imagine aujour-d’hui ?

Admettre la singularité ! Là,réside la difficulté du soignant quelqu’il soit. Dans cette affaire, l’outilstatistique n’est d’aucune utilité.Moyennes, médianes et statistiques,ne sont d’aucun secours ; ils nedisent rien de l’unicité de la femmeaffectée d’un cancer au sein et deses réactions. Seul le regard ouvreles yeux – un regard qui ne juge pas

mais aide à mieux voir et encou-rage. Agir ainsi n’enlève au médecinni son savoir ni son autorité. C’estsimplement l’une des conditions àl’exercice d’une médecine à visagehumain. Au soignant de faire l’effortd’accepter ce paradoxe : la coexis-tence d’une vérité proprement médi-cale et d’une autre, tout aussi vraieet juste, celle de la patiente. Soignern’est pas juger.