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La Théorie critique et le XXème siècle Par Moishe Postone (Extrait de History and Heteronomy: Critical Essays, 2009) I. Je projette d’écrire un livre sur le parcours historique de la Théorie critique, cet ensemble d’approches élaborées par les théoriciens de l’Ecole de Francfort avant que Jürgen Habermas et quelques autres ne les révisent et n’en élargissent le champ. La Théorie critique constitue probablement l’une des plus riches et fécondes tentatives de rendre compte du XXème siècle au moyen d’une théorie sociale et historique qui lui soit adéquate. Passant outre aussi bien les traditionnelles barrières entre les disciplines que le modèle marxiste-orthodoxe appréhendant la vie sociale en termes de « base » et de « superstructure », elle chercha à réaliser une synthèse (systématique et de l’intérieur, plutôt qu’éclectique et d’un point de vue extérieur) de différentes dimensions de la modernité : politique, sociale, économique, culturelle, juridique, esthétique, psychologique. A cette fin, ses approches convoquèrent les œuvres de Marx, Weber et Freud, dont elles entremêlèrent savamment les concepts. Par ailleurs, elles jugèrent fallacieuse la notion d’un point de vue scientifique détaché de son propre contexte social et historique et, à l’inverse, mirent l’accent sur l’autoréflexivité épistémologique comme condition d’une théorie sociale adéquate. De façon générale, la Théorie critique se donna une double tâche théorique : jeter un éclairage critique sur les changements historiques considérables intervenus au XXème siècle et fonder réflexivement ladite critique en tant que possibilité historique. Elle se veut, en ce sens, expressément contextuelle : une théorie autoréflexive du contexte historique. J’entends replacer ces théories sophistiquées du contexte dans le cadre d’un certain nombre d’amples motifs historiques qui nous sont apparus avec une netteté de plus en plus grande au cours des dernières décennies. La plupart des livres prenant pour thème la Théorie critique se révèlent soit trop généraux et internalistes, soit trop focalisés sur les effets directs qu’ont pu avoir certains phénomènes historiques sur le développement de ce projet théorique. Ils ont en outre tendance à adopter un point de vue dont les présupposés ne sont pas thématisés. Je considérerai moi aussi ces théories comme cherchant à répondre à d’importants phénomènes historiques, mais en gardant à l’esprit les profondes transformations structurelles que connut le capitalisme au XXème siècle. De surcroît, je le ferai du point de vue de la compréhension de ces évolutions structurelles qui, à la fin du siècle, émergea du cadre conceptuel élaboré par les théoriciens de l’Ecole de Francfort tout en se posant en critique de ce cadre. En définitive, mon livre prendra donc pour objet — et pour objectif — de ses réflexions les interactions complexes entre la théorie sociale et son contexte historique. En replaçant dans le contexte historique qui l’a vu naître le puissant courant d’idées que représenta la Théorie critique, je vise enfin à ébaucher une théorie du contexte plus adéquate et, ce faisant, à apporter ma pierre à l’élaboration actuellement en cours d’une critique adéquate au monde contemporain. Le livre que je me propose d’écrire ne sera pas un pensum exhaustif de plus sur ce que fut l’Ecole de Francfort ; relativement court (150 à 200 pages environ), il se concentrera, pour illustrer sa thèse

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La Théorie critique et le XXème sièclePar Moishe Postone

(Extrait de History and Heteronomy: Critical Essays, 2009)

I.

Je projette d’écrire un livre sur le parcours historique de la Théorie critique, cet ensemble d’approches élaborées par les théoriciens de l’Ecole de Francfort avant que Jürgen Habermas et quelques autres ne les révisent et n’en élargissent le champ. La Théorie critique constitue probablement l’une des plus riches et fécondes tentatives de rendre compte du XXème siècle au moyen d’une théorie sociale et historique qui lui soit adéquate. Passant outre aussi bien les traditionnelles barrières entre les disciplines que le modèle marxiste-orthodoxe appréhendant la vie sociale en termes de « base » et de « superstructure », elle chercha à réaliser une synthèse (systématique et de l’intérieur, plutôt qu’éclectique et d’un point de vue extérieur) de différentes dimensions de la modernité : politique, sociale, économique, culturelle, juridique, esthétique, psychologique. A cette fin, ses approches convoquèrent les œuvres de Marx, Weber et Freud, dont elles entremêlèrent savamment les concepts. Par ailleurs, elles jugèrent fallacieuse la notion d’un point de vue scientifique détaché de son propre contexte social et historique et, à l’inverse, mirent l’accent sur l’autoréflexivité épistémologique comme condition d’une théorie sociale adéquate.

De façon générale, la Théorie critique se donna une double tâche théorique : jeter un éclairage critique sur les changements historiques considérables intervenus au XXème siècle et fonder réflexivement ladite critique en tant que possibilité historique. Elle se veut, en ce sens, expressément contextuelle : une théorie autoréflexive du contexte historique.

J’entends replacer ces théories sophistiquées du contexte dans le cadre d’un certain nombre d’amples motifs historiques qui nous sont apparus avec une netteté de plus en plus grande au cours des dernières décennies. La plupart des livres prenant pour thème la Théorie critique se révèlent soit trop généraux et internalistes, soit trop focalisés sur les effets directs qu’ont pu avoir certains phénomènes historiques sur le développement de ce projet théorique. Ils ont en outre tendance à adopter un point de vue dont les présupposés ne sont pas thématisés. Je considérerai moi aussi ces théories comme cherchant à répondre à d’importants phénomènes historiques, mais en gardant à l’esprit les profondes transformations structurelles que connut le capitalisme au XXème siècle. De surcroît, je le ferai du point de vue de la compréhension de ces évolutions structurelles qui, à la fin du siècle, émergea du cadre conceptuel élaboré par les théoriciens de l’Ecole de Francfort tout en se posant en critique de ce cadre. En définitive, mon livre prendra donc pour objet — et pour objectif — de ses réflexions les interactions complexes entre la théorie sociale et son contexte historique. En replaçant dans le contexte historique qui l’a vu naître le puissant courant d’idées que représenta la Théorie critique, je vise enfin à ébaucher une théorie du contexte plus adéquate et, ce faisant, à apporter ma pierre à l’élaboration actuellement en cours d’une critique adéquate au monde contemporain.

Le livre que je me propose d’écrire ne sera pas un pensum exhaustif de plus sur ce que fut l’Ecole de Francfort ; relativement court (150 à 200 pages environ), il se concentrera, pour illustrer sa thèse

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historico-théorique, sur un nombre restreint d’auteurs et d’œuvres. Il devra séduire aussi bien les chercheurs et étudiants en histoire des idées contemporaines, sociologie ou science politique que ceux dont les domaines sont la littérature, la philosophie ou les cultural studies.

II.

Je prendrai pour point de départ le brillant ouvrage d’Eric Hobsbawm, L’Age des extrêmes : Histoire du court XXème siècle (1914-1991). S’efforçant de dégager le sens de ce « court XXème siècle », Hobsbawm discerne trois grandes périodes :

La première, qui va de 1914 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, fut un « Age des Catastrophes » marqué par deux guerres mondiales, la Grande Dépression, la crise de la démocratie et la montée du stalinisme, du nazisme et du fascisme. Elle fut suivie d’un « Age d’Or » inopiné s’étendant de 1947 environ jusqu’au début des années 1970, ère de croissance économique rapide qui vit se développer la formule de l’Etat-providence et une relative stabilité politique régner au sein d’un système international qui fonctionnait. Vers 1970, cet « âge d’or » céda la place à une troisième période caractérisée par le retour des crises économiques, le chômage de masse, le creusement des inégalités sociales, l’effondrement du système international, un ralentissement économique désastreux dans plusieurs régions du monde et la chute du communisme.

L’un des aspects que je mettrai en avant dans le découpage de Hobsbawm est celui de l’évolution des rapports entre Etat et économie (capitaliste). La première période peut être lue comme un ensemble de tentatives visant à surmonter la crise globale du capitalisme libéral hérité du XIXème siècle, tentatives diverses mais qui ont en commun de s’appuyer sur un interventionnisme étatique croissant en matière d’économie. La seconde période voit prospérer aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest une synthèse de ces différents modèles dirigistes. Quant au dernier tiers du siècle, on peut l’interpréter comme la dislocation lente de cette synthèse : affaiblissement de la souveraineté des Etats-nations en matière d’économie, démantèlement de l’Etat-providence dans les pays capitalistes occidentaux, effondrement des Etats bureaucratiques à parti unique du bloc communiste et retour apparemment triomphant d’un capitalisme de marché débridé.

Ces derniers bouleversements socioéconomiques ont invalidé toute notion de linéarité historique. Ils ont remis la question de la dynamique de l’histoire et des transformations globales à l’ordre du jour des analyses et des discours critiques, et ont souligné notamment l’importance cruciale du capitalisme comme catégorie critique de notre époque.

C’est avec cette trajectoire historique générale en tête que j’examinerai les relations entre la Théorie critique et son contexte historique. Dans la plupart des travaux visant à contextualiser la première génération de Théoriciens critiques, on interprète leurs révisions théoriques des concepts marxistes-orthodoxes (celui de prolétariat comme Sujet historique, entres autres) en renvoyant à des développements historiques tels que l’échec de la révolution en Occident, l’essor du stalinisme et des grands mouvements à caractère fasciste, ou encore la montée en puissance de la consommation de masse, de la culture de masse, de la propagande et des mass media en général.

Lesdits travaux peinent parfois à prendre en considération le fait que les Théoriciens critiques cherchèrent à penser ces développements historiques comme s’inscrivant dans un contexte plus ample : celui d’une transformation du capitalisme à grande échelle. On ne peut comprendre le parcours de la Théorie critique si l’on ne comprend pas la vision qu’ils avaient de cette

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transformation.

On a prétendu par exemple qu’au début des années 1940, la Théorie critique avait délaissé l’économie politique pour se muer en critique de la raison instrumentale, de la culture et de la domination politique. Je dirais que ce glissement ne signifiait en aucun cas un abandon de l’économie politique mais reflétait une certaine conception de la dimension politico-économique de la transformation du capitalisme, conception qui devint par la suite un aspect important de la démarche de Jürgen Habermas visant à réactiver la Théorie critique. Et c’est d’ailleurs précisément cette conception politico-économique sous-jacente qui est remise en cause par les développements historiques intervenus depuis 1973 et qui doit être repensée si l’on veut que la Théorie critique reste adéquate à son objet.

Dans le premier chapitre, j’analyserai l’œuvre théorique qui fut le plus important précurseur de la Théorie critique : l’approche élaborée au début des années 1920 par Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe. Dans ce livre, Lukács s’efforça de rendre compte, au moyen d’une synthèse de Marx et de Weber, du passage historique du capitalisme d’une forme centrée sur le marché à une forme bureaucratique. De Weber, il adopta la caractérisation de la société moderne en termes de procès historique de rationalisation, thèse qu’il tâcha d’inscrire dans le cadre de l’analyse marxienne de la forme-marchandise comme principe structurant sur lequel est fondée la société capitaliste. En ancrant le procès de rationalisation de la sorte, Lukács entendait montrer que cette « cage de fer » de la vie moderne, comme dit Weber, n’est pas un phénomène nécessairement concomitant avec les sociétés modernes mais une fonction du capitalisme — et, avec lui, pourrait donc être remise en question. En même temps, la conception du capitalisme que suggère son analyse est beaucoup plus ouverte que celle d’un système exploiteur fondé sur la propriété privée et le marché ; elle implique que ces derniers ne constituent finalement pas les caractéristiques principales du capitalisme.

La thèse de Lukács s’appuyait sur une brillante interprétation personnelle des catégories de la critique marxienne de l’économie politique (la marchandise, le capital), dont Marx avait écrit qu’elles expriment des « formes d’existence » (Daseinsformen), des « déterminations existentielles » (Existenzbestimmungen). Dans la même veine, Lukács considère les catégories marxiennes comme des formes structurées de pratique qui déterminent aussi bien les formes de vie en société que les formes de conscience. Cette approche, qui rompt résolument avec le modèle marxiste-orthodoxe opposant « base » et « superstructure », évite ainsi le fonctionnalisme et le réductionnisme qui lui sont liés. Plus généralement, elle constitue une tentative systématique de dépassement du vieux dualisme cartésien sujet/objet. (En tant que théorie sociale de la connaissance, elle entend même expliquer ce dualisme du point de vue social.)

La lecture lukácsienne pesa profondément sur le choix de la Théorie critique d’essayer d’appréhender la transformation historique du capitalisme moderne au moyen de catégories permettant de dépasser le classique dualisme sujet/objet. Et cependant, lorsque Lukács voulut conceptualiser le capitalisme postlibéral1, le résultat fut tout à fait incohérent. Pour résoudre le problème du renversement du capitalisme, il fit appel à la notion de prolétariat comme Sujet révolutionnaire de l’histoire, une notion qui toutefois n’a de sens que si le capitalisme est défini essentiellement en termes de propriété privée des moyens de production et si la critique est posée du point de vue de la classe ouvrière. Ainsi, bien que Lukács ait reconnu qu’il fallait en finir avec 1 Rappelons que, par capitalisme « postlibéral », M. Postone désigne la phase du capitalisme qui fait suite, tant à l’Est qu’à l’Ouest, au libéralisme du XIXème siècle. Cette phase se scinde elle-même en deux périodes : une période d’ajustement (l’« Age des Catastrophes » de Hobsbawm) suivie d’une période de plein fonctionnement du modèle de capitalisme centré sur l’Etat (l’« Age d’Or ») ; après quoi, cette configuration se délite. (N.d.l.T.)

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la définition traditionnelle du capitalisme si l’on entendait bâtir une critique qui reste en adéquation avec le monde moderne, il ruina sa propre vision de l’histoire en persistant à considérer le point de vue de la critique dans les mêmes termes traditionnels, c’est-à-dire en termes de prolétariat et, corrélativement, de totalité sociale constituée par les travailleurs.

Lukács fut vivement critiqué pour ses assertions quelque peu dogmatiques sur la totalité, la dynamique de l’histoire et le prolétariat censé se réaliser comme Sujet de l’histoire sitôt qu’il aura jeté à bas le capitalisme. Et de fait, au cours de son déploiement, la Théorie critique fut amenée à contester précisément ces positions.

Quoi qu’il en soit, avant de me pencher sur la Théorie critique elle-même et sur son parcours, j’examinerai dans le détail la conception lukácsienne des catégories de la critique politico-économique afin de montrer que la solide approche générale par Lukács des catégories comme formes subjectives/objectives de pratique historiquement spécifiques, peut être dissociée de la compréhension particulière qu’il en avait, laquelle, à certains égards, retombe précisément dans l’espèce de dualisme que Lukács fustigeait. J’aurai ainsi fait un premier pas dans le sens d’une explicitation de la position théorique à partir de laquelle j’entends analyser les théories qui constituent le sujet de mon livre.

III.

Le chapitre sur Lukács sera suivi de plusieurs autres consacrés aux Théoriciens critiques de la « première génération » : Max Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse. En ouverture du second chapitre, je cernerai une difficulté conceptuelle logée au cœur même du projet de la Théorie critique visant à appréhender les transformations de la société capitaliste intervenues dans la première moitié du XXème siècle. Se fondant sur une conception sophistiquée du capitalisme, les penseurs de l’Ecole de Francfort analysèrent ces amples changements historiques en termes de passage du capitalisme d’une forme centrée sur le marché à une forme bureaucratique centrée sur l’Etat.

Ce faisant, ils mirent le doigt sur l’inadéquation d’une critique marxiste traditionnelle se contentant d’appréhender le capitalisme à travers la terminologie propre au XIXème siècle, c’est-à-dire en termes de marché et de propriété privée des moyens de production. Dans un tel cadre, la contradiction structurelle du capitalisme se manifeste dans l’antagonisme entre ces rapports sociaux fondamentaux et la sphère du travail, ce dernier étant transhistoriquement entendu comme activité médiatrice entre l’homme et la nature, principe de constitution sociale et source de la richesse dans toutes les sociétés.

On observera que la notion de contradiction est essentielle aux théories critiques du capitalisme ; elle permet d’expliquer aussi bien la dynamique historique de la société capitaliste que la possibilité, qui lui est immanente, de la critique sociale et de la contestation. Autrement formulé : le capitalisme est conçu comme un principe à la fois générateur et contraignant.

Les principaux théoriciens francfortois s’accordaient pour dire que la transformation du capitalisme avait rendu anachronique la doctrine marxiste-orthodoxe. Cependant, s’ils cherchèrent à surmonter les limites de celle-ci, ils conservèrent néanmoins quelques-uns de ses présupposés fondamentaux. La tension qui en résulta fut constitutive de la Théorie critique.

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Elle se manifeste de façon particulièrement frappante à la fin des années 1930, dans un important glissement de la conception qu’avait Max Horkheimer de la Théorie critique. En 1937, sa définition du capitalisme, quoique sophistiquée, relevait encore d’une optique traditionnelle : il y voyait la contradiction structurelle entre une totalité sociale constituée par les classes laborieuses — qu’il était possible d’organiser de manière juste et rationnelle — et la forme fragmentée et irrationnelle conférée à cet ensemble par le marché et la propriété privée. De même que la « totalité », le travail est ici considéré comme transhistorique, valorisé positivement et étroitement lié à la raison et à l’émancipation. La Théorie critique se fonde réflexivement sur la contradiction entre la totalité constituée par les classes laborieuses et la manière dont cette même totalité est médiatisée par les rapports capitalistes.2

La compréhension qu’avait Horkheimer d’un contexte historique plus général changea radicalement en 1940 lorsqu’à l’instar de Friedrich Pollock il parvint à la conclusion que les institutions qui avaient auparavant caractérisé le capitalisme — le marché et la propriété privée — n’en étaient plus les principes organisateurs premiers.

Horkheimer n’alla pourtant pas, sur la base de cette intuition, jusqu’à reconceptualiser les rapports sociaux fondamentaux sous le capitalisme. Au lieu de cela, il conserva la définition traditionnelle de la contradiction capitaliste (comme opposant les travailleurs, d’un côté, au marché et à la propriété privée, de l’autre) mais soutint qu’elle avait été dépassée : le marché et la propriété privée avaient été abolis dans les faits. La société était désormais directement constituée par les classes laborieuses. Toutefois, loin d’être libérateur, ce développement avait conduit au capitalisme d’Etat, une forme technocratique et historiquement inédite de domination.

Selon Horkheimer, il fallait en déduire que le travail (qu’il persistait à penser en termes traditionnels, c’est-à-dire comme transhistorique) ne pouvait constituer un tremplin vers l’émancipation mais devait au contraire être identifié, en tant qu’action instrumentale, comme la source de la domination technocratique. Suivant son analyse, il n’y avait plus de contradiction structurelle au cœur de la société capitaliste : celle-ci était devenue unidimensionnelle. Il en découlait que le capital avait perdu sa dynamique immanente, remplacée par le contrôle étatique.

Parce qu’il avait conservé certains des présupposés du marxisme traditionnel relatifs à la classe ouvrière et à la contradiction capitaliste, la démarche de Horkheimer visant à surmonter les limites de cette doctrine se trouva mise en difficulté. N’ayant pas élaboré de conception alternative des rapports sociaux fondamentaux sous le capitalisme, et eu égard à sa thèse selon laquelle le marché et la propriété privée avaient été abolis dans les faits, il se trouva incapable de justifier son entêtement à qualifier la société moderne de capitaliste. En outre, son analyse critique ne pouvant plus fonder sa propre possibilité, elle perdait son caractère réflexif. C’est là le cadre conceptuel dans lequel s’inscrit La Dialectique de la raison avec ses catégories transhistoriques.

IV.

Sur cet arrière-plan, on peut comprendre le projet de Jürgen Habermas comme un effort visant à

2 Notons qu’en dépit du fait que Horkheimer rédigea son essai bien après l’éradication des organisations ouvrières par les nazis, pour lui l’absence de contestation sociale effective ne signifiait pas la fin de la contradiction structurelle. Cela montre qu’on ne peut se contenter d’interpréter le pessimisme de ses œuvres ultérieures en termes de réponse à un contexte historique immédiat devenu désespérant ; ce pessimisme est à relier également à sa compréhension d’un contexte plus vaste.

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reconstruire une critique du monde contemporain qui puisse dépasser les dilemmes conceptuels résultant du tour pessimiste pris par la Théorie critique. Son projet peut également être situé par rapport à la trajectoire du XXème siècle. Les développements historiques des années 1960 et 1970 ébranlèrent la thèse de l’unidimensionnalité à plusieurs égards. Dans les années 1960, l’apparition de nouveaux mouvements sociaux mit en cause l’idée d’un monde totalement sous contrôle. Dans les années 1970, le retour flagrant de la dynamique capitaliste vint contredire l’idée selon laquelle l’Etat pouvait diriger les processus économiques à sa guise et laissa supposer que la nature contradictoire du capitalisme — quelle qu’elle pût être — n’avait pas été dépassée. Le projet de Habermas prend sa source dans la première série de développements ; ses limites ont été mises en évidence par la seconde.

Habermas formula ses premières conclusions dans les années 1960, alors que l’Etat-providence d'après-guerre était à son apogée et que naissaient à peine les nouveaux mouvements sociaux. Sur fond de prospérité en voie de généralisation, il élargit le champ de la critique francfortoise de la domination technocratique et accusa aussi bien les Etats-providence capitalistes que les pays socialistes de détacher la question du bien-être matériel de celle, plus générale, de l’autodétermination démocratique.

Par ailleurs, cherchant à la fois à rendre à la Théorie critique son autoréflexivité et à comprendre l’émergence des nouveaux mouvements contestataires, Habermas mit en doute la thèse de l’unidimensionnalité de la société postlibérale qu’avait élaborée l'Ecole de Francfort.

Il n’alla pourtant pas jusqu’à situer les conditions de possibilité de la critique et de la contestation dans le capitalisme même (ce qui aurait entraîné la nécessité de repenser de fond en comble le paradigme traditionnel). Ce refus reflète le large consensus qui avait cours dans les années 1960 sur le fait que l’Etat avait définitivement la mainmise sur les questions économiques et que les classes laborieuses étaient désormais parfaitement intégrées au système capitaliste. De plus, les valeurs revendiquées par les nouveaux mouvements sociaux, qui semblaient moins se soucier de bien-être matériel que de questions d’ordre culturel, esthétique ou politique, confirmèrent Habermas dans sa position.

Au lieu de repenser tout le système, Habermas reprit pour l’essentiel la thèse de Horkheimer selon laquelle le capitalisme postlibéral est constitué par le travail (entendu transhistoriquement en tant qu’action instrumentale) et est non-contradictoire. Afin de fonder néanmoins la possibilité de la critique, Habermas dut alors avancer l’idée que le travail ne constituait que l’une des dimensions de la vie sociale, laquelle se doublait d’une autre dimension constituée par l’interaction. Selon Habermas, la sphère de l’interaction fonde la possibilité de la critique tandis que celle du travail constitue l’objet de cette critique.

La Théorie de l’agir communicationnel, son œuvre maîtresse du début des années 1980, affine et approfondit cette approche, quand bien même à d’importants égards elle s’écarte du projet initial. L’intention générale de Habermas est de fonder la possibilité d’une théorie critique autoréflexive de la société moderne dans le déploiement de ce qu’il appelle la raison communicationnelle... tout en formulant cependant une critique de la société postlibérale en termes de montée en puissance de la domination de formes instrumentales de rationalité.

Pour ce faire, Habermas pose l’hypothèse d’une logique évolutionnaire universelle du développement socioculturel par laquelle la communication via le langage structure peu à peu le

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monde de la vie3. Il fait nettement la distinction entre cette logique (qui conduit à la rationalisation des visions du monde et à l’harmonisation des normes juridiques et morales) et la dynamique historique régissant de façon empirique le développement des visions du monde. En vérité, ladite logique fait office de règle immanente permettant de porter un jugement sur la réalité du développement moderne.

Ce qui caractérise le monde moderne est le fait que l’intégration au système s’effectue de plus en plus par le truchement de médias quasi objectifs dirigeant nos comportements : l’argent et le pouvoir. Ces médias, qui assurent la régulation des processus sociaux sur un mode rationnel-finaliste, finissent par engendrer un découplage entre intégration au système et monde de la vie. La crise du monde contemporain, selon Habermas, trouve sa source dans l’envahissement progressif par la rationalité instrumentale (par ailleurs appropriée aux sphères systémiques) de domaines entiers du monde de la vie structurés auparavant par la rationalité communicationnelle. Habermas affirme que ce processus perturbe la reproduction symbolique du monde de la vie et, par suite, se heurte à une nouvelle forme de résistance. Sur la base de cette analyse, il s’emploie alors à ancrer historiquement les « nouveaux mouvements sociaux » apparus ces trente dernières années.

V.

Mais si La Théorie de l’agir communicationnel parvient à rendre à la critique sociale son autoréflexivité, c’est au prix de l’affaiblissement de la capacité de la Théorie critique à appréhender les transformations historiques contemporaines.

Ces transformations, dont j’ai tracé plus haut les grands traits, détruisent désormais peu à peu le modèle centré sur l’Etat (caractéristique de la majeure partie du XXème siècle) dont les théoriciens de la première génération s’étaient efforcés d’expliquer l’émergence. Elles montrent qu’en dépit des apparences, les structures étatiques — à l’Ouest comme à l’Est — ne sont pas parvenues à prendre le contrôle de la dynamique du capitalisme au cours de l’Age d’Or. La compréhension de ces processus historiques est indispensable à la construction d’une théorie critique de la société contemporaine qui soit adéquate.

L’œuvre de Habermas, fût-ce à son plein développement, demeure toutefois peu à même d’éclairer (encore moins d’apporter une réponse à) ces récents processus de transformation historique : cela impliquerait de reconsidérer d’un point de vue critique la dynamique du capitalisme.

Mais, au lieu d’une théorie critique du capitalisme, Habermas a choisi une approche systémique. Le champ de son analyse s’en est vu sérieusement restreint. Les catégories d’« argent » et de « pouvoir » y sont par essence statiques et indéterminées. Elles n’expliquent pas les structures spécifiques adoptées par l’économie et l’Etat, pas plus qu’elles ne sont en mesure de faire la lumière sur la dynamique historique de la société capitaliste moderne.

Pour Habermas, cette dynamique est conçue comme linéaire par essence et spatiale (une question d’extension) plutôt que temporelle (une question de transformation). Sa critique se résume à dire que les principes organisant l’Etat et l’économie ont outrepassé leurs limites « légitimes ».

3 Lifeworld. Cette notion renvoie au Lebenswelt husserlien, le monde vécu au quotidien, donné, c’est-à-dire l’ensemble de savoirs implicites et d’évidences partagés par une communauté, par opposition aux savoirs construits de la science, par exemple. (N.d.l.T.)

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La formidable restructuration du monde actuellement en cours, qui transforme radicalement les structures politiques, économiques et sociales dans un contexte global inédit, n’est pas prise en compte par cette critique qui repose sur une configuration de l’Etat et de l’économie ayant commencé à se déliter dès le début des années 1970 et qui ne permet pas d’en concevoir une autre qui soit fondamentalement différente.

Par ailleurs, dans la mesure où Habermas fonde le système et le monde de la vie sur deux principes ontologiques très différents, on ne voit pas bien comment sa théorie pourrait rendre compte de développements historiques interdépendants dans les domaines économique, politique, culturel, scientifique, et en même temps de la structure de la vie quotidienne.

Autrement dit, aussi bien accueillie qu’ait pu être la critique habermassienne du marxisme orthodoxe, sa démarche pour reconstruire une théorie critique néglige le caractère central de la dynamique du capitalisme au point de ruiner ses efforts visant à concilier le normatif avec le factuel/historique — sa thèse devenant ainsi anachronique.

On peut en définitive déceler la source de ces insuffisances à la fois dans le fait que Habermas se soit tourné vers la théorie systémique, dans la distinction quasi ontologique qu’il fait entre système et monde de la vie et dans l’insistance qu’il met à distinguer logique évolutionnaire et développement historique empirique. Comme je l’ai dit, si Habermas opère ces distinctions, c’est dans le but de pouvoir fonder réflexivement sa critique de la société postlibérale. Ce qui présuppose, en retour, qu’on ne peut pas la fonder sur la nature et la dynamique du capitalisme moderne lui-même.

A l’origine de ce présupposé, on trouve l’analyse que la première Théorie critique avait donnée d’un capitalisme postlibéral pensé comme « unidimensionnel ». Ayant fait sienne cette analyse, Habermas s’efforça de retrouver la possibilité d’une critique sociale réflexive en posant l’hypothèse d’une sphère sociale située hors du capitalisme.

Il en résulte une théorie linéaire et évolutionnaire du développement historique qui ne permet à Habermas ni de faire la lumière sur un aspect essentiel de la société moderne — sa dynamique historique inédite — ni, par conséquent, de penser les transformations décisives du monde contemporain.

VI.

J’ai défendu l’idée qu’en abordant le problème conceptuel posé par certaines transformations historiques de grande ampleur, la Théorie critique avait conservé quelques-uns des impensés du marxisme traditionnel, quand bien même elle s’était donné pour objectif de surmonter les limites de cette doctrine. C’est en définitive ce qui causa l’échec de la Théorie critique au regard de la double tâche qu’elle s’était fixée : rendre compte de façon adéquate des grandes transformations du monde moderne au moyen d’une critique réflexivement fondée en tant que possibilité historique.

Les mutations intervenues au cours des dernières décennies plaident fortement en faveur de la construction d’une théorie critique dépoussiérée et adaptée aux temps présents. Elles suggèrent de surcroît qu’il faudra, pour la rendre adéquate, l’appuyer en premier lieu sur une théorie adéquate du capitalisme. Parallèlement, le cours du XXème siècle nous a appris que, pour qu’une critique du

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capitalisme soit adéquate au monde contemporain, elle devra prendre soin de s’écarter radicalement des interprétations qu’en propose le marxisme traditionnel.

Ce qui semble clair a posteriori est que la forme sociale/politique accompagnant l’hégémonie du capital a varié au cours de l’histoire, passant du mercantilisme au libéralisme du XIXème siècle, puis à la forme bureaucratique centrée sur l’Etat au XXème siècle pour aboutir au capitalisme néolibéral contemporain. Chacune de ces formes a donné lieu à un certain nombre de critiques pertinentes — critiques de l’exploitation et de la croissance inéquitable, notamment, ou encore des modes de domination technocratiques et bureaucratiques. Ces critiques se révèlent cependant toutes incomplètes dans la mesure où, comme nous le constatons maintenant, le capitalisme ne peut être totalement confondu avec aucune de ses formes historiques. La catégorie de capital décrit en réalité une trajectoire historique dynamique au cours de laquelle le capitalisme revêt des formes diverses.

Cette dynamique est au cœur du monde moderne. Elle se traduit par une incessante transformation de tous les aspects de la vie sociale et culturelle qui n’est attribuable ni à l’Etat ni à la société civile. D’une certaine façon, ce qui est « derrière » tout cela, c’est la dynamique capitaliste en tant que compulsion socialement constituée qui transforme les conditions de vie des gens suivant des modalités qui paraissent hors de contrôle.

Une théorie adéquate du capitalisme rendrait possible une approche susceptible de venir à bout de la double tâche proposée par la Théorie critique : produire des catégories permettant d’éclairer les transformations historiques de notre époque tout en rendant compte réflexivement de sa propre possibilité historique — autrement dit, élaborer une approche du monde moderne (et des théories de ce monde) qui soit historique par essence.

Traduction de l'américain : Sînziana