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HERMANN L ENCRE NOIRE DU SANGLIER DES ARDENNES

HERMANN monographie.pdf · À Régis Cahon, pour les belles photos prises lors du Festival de Martel À Dhomi, Edmond Albert et Walter Bodarwe pour leur ultime anecdote

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hermannl’encre noire

du sanglier des ardennes

p h i l i p p e to m b l a i n e

Pour ma tendre Claire, première relectrice et ultime amour

Pour mes filles, Emma et Mélissa, chaque jour un peu plus belles

À Philippe Morin, pour m’avoir permis de réaliser cet ouvrage dans les temps

Aux éditions du Lombard, Dupuis et Glénat, pour leur suivi respectif

Aux membres du forum officiel, pour leur enthousiasme et leur passion

À Laurent Del Re, pour le temps passé à scanner toute sa riche collection

À Renaud Berenguier, Olivier Bezy, Édouard Bourguignat, Nicolas Mercier, Pascal Richez,

Éric Tavernier pour leur communication d’originaux ou de photographies

À Régis Cahon, pour les belles photos prises lors du Festival de Martel

À Dhomi, Edmond Albert et Walter Bodarwe pour leur ultime anecdote

À Damien Cuvillier, Dany, René Follet, Emmanuel Lepage, pour leurs hommages

À Francis Groux, pour ses beaux souvenirs et magnifiques dédicaces

À Yves H., pour sa patiente relecture, ses nombreuses annotations et précisions

Et naturellement à Hermann et Adeline, en souvenir d’une merveilleuse rencontre et de leur humour

Couverture : ex-libris éd. Saga, 2008 ; dessin pour la série Comanche en couverture du journal Tintin, 1970. Quatrième de couverture : détail de la couverture de Caatinga (Le Lombard, 1997) ; images extraites de Bernard Prince t. 7 : La Fournaise des damnés (Le Lombard, 1974) et t. 12 : Objectif Cormoran (Le Lombard, 1978).Ci-contre : illustration pour un ex-libris. © Hermann

20e titre de la collection V VEi dirigée par Philippe Morin

Conception graphique : Luc Duthil

www.plg-editions.com

© APJABD, 2017BP 94, 92123 Montrouge Cedex

ISBN 978-2-917837-26-9

hermannl’encre noire

du sanglier des ardennes

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PréfaceHermann !

Un jour, en poussant une pirogue dans le lit presque asséché d’un fleuve au cœur de l'Amazonie, j’avais en tête cette séquence de Guérilla pour un fantôme où Bernard Prince et ses complices se démenaient pour extraire leur bateau de l’enfer végétal. Il avait vu juste. La moiteur oppressante, l’angoisse, cette sueur poisseuse qui nous coule dans les yeux, les vêtements qui collent à la peau (ah, le pull de Barney qui gratte la peau dès qu’on le voit !) la luminosité aléatoire des frondaisons.

A-t-il jamais vécu telle aventure ? Je n’en sais rien, mais il a su l’incarner.

Hermann est un auteur qui sait habiter intimement chaque situation. On y est !

Ici dans un bourbier végétal, là dans les sables brûlants d’un désert, dans la poussière d’une ville fantôme du Far West, ou encore entre les murs glacés et suintants d’humidité d'un château moyenâgeux.Quel que soit l’univers, il est servi par un dessin qui, s’il est parfois inexact, est redoutablement efficace car au service du récit.Son dessin est rage et fureur, sa narration d’une efficacité redoutable.

Il n’y a pas de gras, pas de posture, pas de coquetterie. Hermann, c’est une lame.

Je l’imagine au travail, pestant, soufflant, serrant les dents, menant un combat furieux à coup de plume et d’aplats radicaux, traquant la vie dans la justesse des positions, un maintien, un geste de la main donnant à chaque personnage son caractère propre loin d’un archétype. Il frappe, triture, caresse, il saisit les corps comme un boucher des carcasses, raconte comme si la mort lui courait après, tchac !

Oui, ce travail est rugueux, sans concession, entier, à l’image que donne cet homme planté fermement au sol, le geste vif, peut-être même brutal, jamais avare de saillies provocatrices et de prises de position tranchées.

Mais quoi ?

Il est là, vivant, enragé, sensible, curieux, attentif... furieusement humain.Il a marqué des générations d'auteurs, des millions de lecteurs.Hermann est un grand. Point.

Emmanuel Lepage - août 2016

Propos formulés par Hermann, reproduits dans le volume 2 de l’intégrale Comanche, éditions du Lombard, 2005.

Je n'aime pas l'Humanité. J'aime des gens. Greg disait que j'étais le chaînon manquant entre le sanglier des Ardennes et l'homo

sapiens. Mais attention, je n'ai pas un caractère de cochon !‘ ’

Au naturel ! Autoportrait réalisé pour un ouvrage collectif, édité à l’occasion du Festival BD de Solliès-Ville en 2013.

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Préface 5

Au fil du temps 8

1 L’âge de la découverte 1112 Une essence naturelle 18 Sur le chemin de la Bande Dessinée 21 En compagnie de Greg 24 D’Aventures en Aventures : les débuts de Bernard Prince 28 Bernard Prince ou le goût de l’exotisme 38 Hermann, entre lois et marges du genre

2 L’âge du fer et du feu 4142 La Guerre de Jugurtha 45 Feu à l’Ouest : avec Dylan Stark 49 Comanche : héros ! 53 Sur le territoire de Comanche 57 L’Ouest sous son crépuscule 61 Jouer des codes et des mythes du Far West 66 La fin d’un siècle 69 Contrat, constat et contrastes avec Greg

3 L’âge de l’atome 71 72 Hermann, saignant ou à point ? 74 L’Amérique recomposée de Jeremiah 79 En repartant de zéro, jusqu’à la Fin

82 Début et Fin... de scénario83 Le Bien et le Mal87 Jeux et enjeux de territoires 94 Grandeurs et Décadences 97 Le ridicule ne tue pas 100 Philosophie, éthique, enfance et politique 104 Un Avenir « à suivre » ?

4 L’âge tendre 113 114 Rêveries d’un auteur solitaire116 Entre deux mondes

5 L’âge moyen 119120 Dans les Cahiers de l’Histoire124 De la boue, du chaume et des pierres 127 « L’Histoire, c’est aussi l’aventure »132 Cette petite voix intérieure135 Une Histoire fantastique138 La conquête de l’Est140 Les Tours, prenez garde !144 Quelques Tours d’avance149 Une descendance crescendo155 En descendant dans l’enfer vert

6 L’âge unique 157158 Un plus un164 L’Africain166 La piste (noire) aux étoiles167 Tango & clash172 O Cangaceiros

Table

175 Wild Wild West

177 Lune de miel en enfer

179 Trilogie USA et

plancher des vaches

185 Tribulations scénaristiques,

de Pékin à Los Angeles

189 Dracula frappe

trois coups

192 Un album exagéré

194 A comme Afrique

196 Pirates !

202 Bernard Prince

est de retour

206 Nuit d’encre

209 Hermann... ou Hergé ?

212 Station dans le 16

217 Du sang, pardon

221 Mississippi Burning

227 Imper et passe

230 Par-delà les collines...

Entretien avec Yves H. à propos de Duke 232

7 L’âge... des anecdotes 235236 La mort aux trousses238 C’est en couverture239 Gir dans la fournaise239 Grands Prix240 Double travail240 Version étrangère240 L’égal d’Egon242 L’Adieu à la psychologie242 Pas de gaffe !243 Un mort sous les frondaisons243 Shoah 245 Le Tour du monde en 80 ans245 Wounded Knee246 Erreur de débutant247 Sur les rails avec Jijé et Giraud249 Polyvalence249 Carnet de Palombie250 Éternel Bernard Prince250 Morituri te salutant251 Scout toujours252 Une affiche qui cogne !253 Portrait chinois

253 Angoulême, année zéro255 Hermann fait un carton256 Hermann : Le Défi256 Ils ont dit257 Un cinq rouge sur Laramie259 Piscine à vache259 Poule mouillée260 Fier comme un coq

Entretien inédit avec Hermann 261

Un mot de madame... 269

Hommages 270

La case mémorable d'Arnaud de la Croix 273

Bibliographie 275

Index 283

98

Au fil du temps

Photo parue dans Tintin, mars 1969. En 1974, avec Gir, Graton et Paape. Fin 1970, en train d'encrer la planche 1 de La Fournaise des damnés.Hermann occupé à dédicacer, lors de la première édition du festival d’Angoulême en janvier 1974. Photo © collection particulière de Francis GrouxAu festival de Chambéry (1981) avec Jacques Martin et Dany.

New York, printemps 1972, avec Dany.New York 1972. Hermann dessine Barney Jordan pour la télévision américaine. Le dessin sera offert au maire de New York. Page parue dans Tintin n° 27 le 4 juillet 1972. © Le LombardEn 1974 à Angoulême.En 1978, Hermann dans son atelier bruxellois, photographié par Dominique Thomas.

L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE 1110

1 L'âge de la découverte

En haut : Avec Dany lors du festival de Sierre en 1984. Hermann dans son atelier de Bruxelles en 1985.Au centre : en 1994, à l'occasion des dix ans de la revue Vécu à Bruxelles. De gauche à droite : Marc Hernu, Jan Bucquoy, Daniel Hulet, Autheman, Colin Wilson, Marc Hardy, Patrick Cothias, Hermann, Yslaire, Philippe Berthet et Toni Cossu.En bas : Hermann père et fils en 2006. En interview pour le magazine dBD, Hermann toujours dans son célèbre atelier de Bruxelles avec sa chaîne hi-fi. Photo © Christophe Lebedinski, 2012,

Page de droite : couverture pour l'album La Frontière de l'enfer, 1970.

L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE 1312 L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE

EUne essence naturelle

n dépit des sombres nuages s’amoncelant alors sur l’histoire et l’ouver-ture culturelle de l’Europe, l’année 1938 fut particulièrement féconde pour le patrimoine international de la bande dessinée. Outre la création de deux icônes mémorables (le Journal de Spirou est lancé le 30 avril par les éditions Dupuis ; Superman apparaît dans le n° 1 d’Action Comics le

1er juin), naîtront en effet rien moins que Cabu (le 13 janvier), Jean Giraud (le 8 mai), Pierre Christin et Jean-Claude Mézières (les 27 juillet et 23 sep-tembre), Raoul Cauvin (le 26 septembre) et Jim Steranko (le 5 novembre) !

Le dimanche 17 juillet 1938, Hermann Huppen ouvre à son tour les yeux. L’enfant, né sous le signe du Cancer, passera ses premières années à Bévercé, une localité de la commune de Malmedy située à l’Est de la Belgique et à environ 65 kilomètres de Liège. Ce petit village wallon est paisiblement ins-tallé dans la région ardennaise des Hautes Fagnes, dont le toponyme signifie « terrain marécageux ». Réputées austères, ces dernières sont constituées de terres humides et boisées, et présentent en conséquence un paysage préservé de tourbières, de landes et de forêts, ce jusqu’à la frontière allemande.

Très vite, le jeune Hermann va connaître une enfance marquée par les affres et les terribles combats de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans les semaines et mois décisifs qui allaient suivre l’offensive allemande lancée par von Rundstedt dans les Ardennes à partir du 16 décembre 1944 : « J’avais 7 ans en 1945. Les Anglo-Américains sont venus bombarder une petite ville de 7 000 habitants, à un kilomètre et demi de mon village. Je n’ai rien vu d’autres que le ciel devenir tout rouge. À 7 ans, c’est un spectacle. Il n’y avait plus d’Allemands dans la ville et la résistance l’avait signalé aux Anglo-Américains, qui sont quand même venus trois nuits de suite. Ils ont détruit 80 % de la ville. […] C’était une jolie petite ville ancienne, avec des maisons à colombages. Et elle a complètement disparu.1 »

Outre l’oppression nazie et une vie au contact de zones de combats, Her-mann affronte en compagnie de son frère et sa sœur une adolescence tour-mentée, qui le conduira au désir de s’en sortir tout seul, en apprenant le plus vite possible un métier. Au début de l’année 1951, la petite famille, regroupée autour d’une mère divorcée, part s’établir à Bruxelles, dans une existence qui

1 Extrait d’une interview parue dans dBD n° 15 : dossier Hermann (septembre 2002).

remplace subitement la beauté de la nature par la grisaille et la froidure propre aux grandes villes. Le père d’Hermann, ouvrier dans une usine de papeterie, restera à Bévercé. Survenu quand il avait 12 ans, ce brusque déchirement lais-sera des cicatrices profondes chez Hermann qui, par la suite, aimera réguliè-rement fuir le béton pour se ressourcer dans des espaces naturels rassurants et protecteurs, aussi bien en Belgique qu’en France ; plus particulièrement en Haute-Vienne, dans une ancienne bergerie-grange limousine repérée au début des années 1990, non loin de Saint-Bonnet-de-Bellac.

En juillet 2008, Hermann expliquait cette acquisition lors d’une interview parue dans le quotidien La Montagne : « Il y avait un garçon, François Dougier, qui possédait un magasin de BD à Paris, « L’œil à roulette ». C’est lui qui m’a dit que l’un de ses amis vendait un bout de terrain en Haute-Vienne avec un toit qui menaçait ruine. » Grâce à sa formation d’architecte Hermann pourra dresser les plans et restaurer ce lointain refuge estival, où il aimera se ressourcer régulièrement en quittant la Belgique chaque année pendant deux mois.

Issu d’un père d’origine allemande et d’une mère d’origine française, Hermann possède un prénom qui en impose déjà quelque peu : il provient de deux termes germaniques, « hari » (armée) et « mann » (homme), dont le croi-sement laisse entrevoir l’autorité, l’efficacité et la détermination. Dès l’âge tendre, Hermann est doté d’une volonté de fer, sinon du désir de bien faire...

Hermann parle assez peu de cette lointaine enfance rythmée par l’angoisse des cours de mathématiques à l’école, les travaux des champs et les messes dominicales  : tout au plus sait-on que, vers 7 ans, il parle assez aisément deux langues (le français et l’allemand) et qu’il joue avec ses copains dans les ruines d’un château fort2, en s’inventant un monde d’aventures. En janvier 2015, à l’occasion de l’exposition « Hermann à Versailles », il confie à Laurent Assuid : « Je dessinais beaucoup quand j’étais gosse, notamment les animaux et la nature. Je ne faisais pas de bande dessinée, et je n’avais d’ailleurs aucune idée du processus de fabrication : synopsis, découpage, etc. Par contre, j’en lisais... Je me souviens, par exemple, des albums de Tintin qu’un petit voisin d’une famille plus argentée que la mienne [c’est le fils du directeur de l’usine électrique locale] me prêtait. Je lisais un peu Lucky Luke, sûrement du Franquin aussi.3 »

Hermann fréquente encore très rarement le cinéma (il se souvient d’avoir vu Blanche-Neige et les Sept Nains, sorti sur les écrans belges le 26 mai 1938) et n’a pas toujours les moyens d’acheter des fascicules illustrés, tels Jean d’Armor ou Bravo.

2 Précisons qu’il s’agit du château de Reinhardstein, dont le nom inspirera en 1987 celui de Reinhardt, titre du 4e tome de la série Les Tours de Bois-Maury. Les ruines du château furent rachetées en 1965 par le professeur Overloop, qui procéda à une reconstruction suivie d’une réouverture au public dès 1970.3 Dans Hermann de A à Z : le dessin à bras le corps, par Laurent Assuid. Entretien dans Tonnerre de bulles ! n° 8, avril 2015.

L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE 1514 L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE

Ayant décroché un premier diplôme d’ébéniste en septembre 1955 à Bruxelles, Hermann est vite déçu par le travail. Après à peine quinze jours passés dans une ébénisterie (il y ponce des boîtiers pour carillons Westmins-ter), il entre dans un bureau d’architecte et suit en parallèle des cours du soir de dessin d’architecture et de décoration intérieure à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Gilles, à Bruxelles.

Du 12 au 25 mars 1957, en compagnie de sa mère et de son frère, Hermann embarque à Rotterdam (dans un cargo norvégien baptisé Rutenfjell) à desti-nation d’Halifax (Nouvelle-Écosse) et rejoint sa sœur installée au Canada. À Montréal, il s’engage de nouveau dans un cabinet d’architecture spécialisé dans l’aménagement intérieur des fast-foods. S’étant vite rendu compte que l’Amé-rique du Nord n’est pas faite pour lui, il accepte cependant de vivre sur place pendant trois années avant de se décider à revenir à Bruxelles avec sa mère.

En consultant les différentes interviews déjà réalisées par Hermann, on se rend compte que ce dernier s’est fort peu épanché sur la subite disparition de son père, sur les longues années passées auprès de sa mère, sur la relation entretenue avec son frère (qui n’est jamais évoqué) ou sa sœur. Autant de détails intimes qui ont pourtant joué à différents degrés sur la décision de suivre une carrière artistique...

Seul Yves, le fils d’Hermann, était donc en mesure de nous livrer en 2016 quelques précisions sur ces différents points  : « Le père d’Hermann est décédé quand j’avais environ douze ans. Je l’ai accompagné à l’enterrement mais il m’avait semblé à travers mes yeux de gamin que sa mort ne l’avait pas ému. Il était là par devoir, parce que c’était son père et qu’il fallait le faire, pas par amour ou la nécessité de faire son deuil. Pour lui, son père était un imbécile. Pas méchant, mais totalement inculte et inintéressant. Alors qu’Hermann était gosse et qu’il avait évoqué son envie de devenir un jour dessinateur BD, son père lui avait répondu sur un ton condescen-dant : « Tu feras ce que tu pourras. » Une façon de lui faire comprendre qu’il pourrait toujours rêver, la réalité le rattraperait bien un jour ou l’autre et adieu les rêves ! »

« Mon père n’a jamais été très proche de sa famille, à peine un peu plus de sa sœur, Josée. J’ai toujours eu l’impression qu’il considérait cette famille comme on considère un fait biologique, qu’il fallait bien admettre qu’il en était issu mais que rien d’autre ne le reliait à elle. Tout au plus reconnaît-il aujourd’hui que sa mère a tout fait pour ses enfants, une mère dévouée mais bigote dont le caractère inquisiteur à l’égard de toute forme de sexualité le révulsait, lui l’homme charnel. À ce propos, il a gardé longtemps sur le cœur l’humiliation subie lorsque sa mère découvrit les dessins malhabiles de femmes déshabillées qu’il avait réalisés alors qu’il était encore un préadolescent : elle lui cria dessus comme s’il était le fils du démon et déchira sous ses yeux ses dessins. Bien des années plus tard, alors qu’il

Vue de Bévercé vers 1930, dans les environs de la ville belge de Malmédy. Photo © DelcampeLa maison familiale. Hermann avec son frère. Au centre : Hermann (à droite) en compagnie de son frère et de son père en 1946. Hermann et sa mère, voguant vers le Canada (1957). Photos © Hermann

L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE 1716 L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE

était un auteur confirmé et que sa mère s’était assise sur le fauteuil qui faisait face à son bureau, à l’occasion d’une de ses visites hebdomadaires, il lui balança à la figure tout ce qu’il avait sur le cœur. Blême, elle prit les coups sans proférer un seul mot. »

« Quand elle décéda, mon père ne parut pas plus ému qu’à la mort de son père. Il faut dire que sa mère était devenue Témoin de Jéhovah et nous répétait souvent que ces derniers étaient désormais sa vraie famille. Mon père régla définitivement ses comptes avec sa mère en déversant dans le personnage de tante Martha, dans Jeremiah, tous les défauts qu’il lui prêtait et en faisant une sorte de portrait caricatural et cathartique. »

 «  Quant à son frère, on ne peut pas dire que ses relations avec Hermann furent un long fleuve tranquille. Gamin, Willy était du genre à faire les 400 coups alors que mon père était plutôt sage et pondéré. Il était donc plus souvent puni que lui. Bien qu’il en était le seul responsable, il voyait dans le traitement qui lui était réservé une forme d’injustice à son égard et y trouvait une raison de battre froid son frère. Un jour, leur mère se justifia en lui rétorquant qu’elle n’allait quand même pas punir Hermann alors qu’il ne faisait jamais de bêtise. Mais le problème était ailleurs. Plus jeune de deux ans, je crois, Willy se rendit rapidement compte que mon père avait hérité de beaucoup plus de qualités que lui : il était bon à l’école alors que Willy peinait à obtenir la moyenne. Quelles que soient leurs activités, Hermann se montrait généralement le meilleur des deux frères, ce qui devait peser sur le moral de Willy. Émigrés avec leur mère au Canada (leurs parents étaient divorcés et leur sœur, Josée, les avait devancés de l’autre côté de l’Atlantique), Hermann trouva vite du boulot comme dessinateur d’intérieur dans un bureau d’architecture tandis que Willy travaillait dans un garage de Montréal. Bien que reconnu pour la qualité de son travail - Willy excellait comme garagiste au point d’ouvrir son propre garage avec un de ses collègues - il souffrait sans doute de la comparaison avec son frère. »

« De retour en Europe, mon père devint assez vite une référence dans son do-maine, la BD (je suppose que vous en avez entendu parler !), ce qui dut attiser en-core davantage une forme de rancœur à l’égard de mon père et de la vie en général. Dès lors, les deux frères vivant loin l’un de l’autre (Willy avait émigré sur la côte Ouest, à Vancouver), leurs relations se détériorèrent, Willy prenant rapidement la mouche dès que la conversation téléphonique s’animait – mon père n’étant pas toujours très diplomate, il faut le dire. La politique s’invitait d’ailleurs tout aussi rapidement : Willy était un communiste convaincu, ce que n’était  plus mon père (il le fut durant ses jeunes années). Très vite, l’un des deux raccrochait violemment le combiné et, une ou deux semaines plus tard, mon père recevait par courrier une lettre d’injures, le traitant de réac’ et de facho. Parfois les relations se normali-saient pendant quelques années – je me souviens de quelques visites de Willy à la maison plutôt apaisées : au fond, les deux frères se ressemblaient sans doute

Hermann sur le Mont Royal, une colline qui domine Montréal (1958). Hermann avec sa mère, son frère et sa sœur dans l’appartement de Montréal (1959). En 1961, Hermann fête Noël en compagnie de son frère et de son père. Photos © Hermann

L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE 1918 L'ÂGE DE LA DÉCOUVERTE

plus qu’ils ne voulaient l’admettre mais ils étaient deux volcans et les éruptions n’étaient jamais loin. Ma femme et moi sommes allés il y a une petite quinzaine d’années chez Willy à Vancouver : je fus étonné de voir qu’il possédait toute la collection des albums de son frère et qu’il en parlait avec fierté. Mais c’était avant qu’une ultime dispute éclate, sans réconciliation. Willy est décédé il y a quelques années. Nous n’avons pas assisté à l’enterrement (personnellement, je le regrette même si son dernier courrier envoyé peu avant sa mort n’avait rien d’amène). »

« Après ce tour d’horizon de la famille du sanglier, il est possible d’admettre que la vision pessimiste qui est la sienne trouve son origine dans ses déboires familiaux et ses désillusions. Bien qu’il ne paraisse pas s’en être jamais ému. »       

Sur le chemin de la bande dessinéeEn dépit des cours de dessin suivis à l’Académie des Beaux-Arts, Hermann

ne se destine pas encore à faire carrière dans le milieu de la bande dessinée. Lorsqu’Hermann lui fait part de cette passion pour les histoires dessinées, selon l’esprit des temps, le directeur de l’établissement lui conseille fortement de trouver plutôt un «  vrai métier  ». Toutefois désireux de continuer à se perfectionner, Hermann travaille à l’époque à mi-temps pour une maison de décoration d’intérieur, et dessine l’après-midi. Étonnamment, c’est donc sa rencontre avec Adeline - une employée de banque qu’il finira par épouser en avril 1964 - qui sera la plus déterminante. Celle-ci raconte, amusée  : « Nous nous sommes connus en 1960. Nous avons flirté et je l’ai envoyé paître. Il est revenu. J’en ai conclu que c’était le bon !4 ». Cette union salutaire permet en effet à Hermann de faire la connaissance de son nouveau beau-frère, Philippe Vandooren5 (futur directeur éditorial de la collection «  Aire Libre  » pour Dupuis), lequel dirige alors la revue des Scouts catholiques de Belgique, intitu-lée Plein-Feu. Admiratif de ses capacités graphiques, Vandooren lui propose en 1964 un premier récit qui détourne avec humour les codes de la BD d’aventure traditionnelle : il s’agit d’Histoire en able..., une bande dessinée de 21 pages qui sera publiée pour la première fois dans Plein-Feu en janvier 1965.

Dans ce premier récit, Vandooren et Hermann se jouent avec malice des attentes des jeunes lecteurs qui aiment ordinairement suivre des héros intrépides (et bien sûr vêtus de tenues scoutes  !) lancés aux trousses des plus redoutables bandits. Ici, de longs textes récitatifs logés sous les cases

4 Extrait d’une interview parue dans Bodoï n° 100 : Hommes sweet hommes (43 femmes d’auteurs racontent), octobre 2006.5 Philippe Vandooren (1935 - 2000) fut chansonnier, écrivain, journaliste et illustrateur (pour le magazine belge de télévision Le Moustique). C’est en 1969 qu’est publié par Marabout un ouvrage qui deviendra un « grand classique » pour les bédéphiles : Comment on devient créateur de bandes dessinées, Franquin et Gillain répondent aux questions de Philippe Vandooren. Vandooren devient par la suite directeur des publications du Lombard (1972 à 1977), rédacteur en chef du magazine Spirou (de 1982 à 1987) puis directeur éditorial pour Dupuis en 1987.

dynamitent le système narratif en cours, en mettant le doigt sur le scénario convenu, les poncifs du genre et les situations mille fois vues ou illustrées. Ainsi, tandis que Vache et Tique (apprécions les noms totémiques choisis pour les deux héros...) s’époumonent de case en case en voulant aider un professeur Zweistein (sosie d’Einstein) victime d’espionnage, le texte d’ac-compagnement - narquois - n’a de cesse de souligner les ineffables ficelles permettant à nos deux amis de triompher (plus ou moins) inévitablement in fine. Au passage, à la page 23 de la revue, c’est la redoutable Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence6 qui est à son tour égratignée, sous le couvert d’armes certes brandies mais déclarées inoffensives car « chargées seulement de mousse au chocolat » (sic).

Pour l’anecdote, signalons enfin que ce numéro spécial de la revue Plein-Feu, baptisé «  Les Scouts dans la BD  » et décidément collector, comportait également des illustrations signées Hergé, Peyo, Jijé, Will et Greg !

Au cours de l’année 1964, le talent émergeant d’Hermann est repéré par les éditions Dupuis, qui sont en quête de jeunes talents susceptibles d’alimenter

6 Organe de contrôle initié avec la loi du 16 juillet 1949. Dans son article 2, cette dernière stipulait que toute publi-cation destinée à la jeunesse ne pouvait comporter « aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse. » Plusieurs avertissements ou censures concerneront Charlier et Hubinon, Franquin, Morris, Tillieux, Jacobs ou Martin.

Histoire en able..., par Philippe Vandooren et Hermann, Plein-Feu, janvier 1965.