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©monologues de la crasse – jacquesmattei – août 2014 1 Monologues de la crasse (1924 – 2014) Pièce en cinq actes Personnages : Yubo : le vieil homme Horatio : le chat Moomy : l’autruche Dosto : le fils Lumia : la petite fille Maria : La bonne espagnole Jacques Mattei – 2014

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Monologues de la crasse (1924 – 2014)

Pièce en cinq actes

Personnages : Yubo : le vieil homme Horatio : le chat Moomy : l’autruche Dosto : le fils Lumia : la petite fille Maria : La bonne espagnole

Jacques Mattei – 2014

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Acte 1 (Sous le figuier)

Scène 1 : Yubo est allongé à l’ombre d’un figuier, seul

YUBO : Qu’est-ce que je fous à faire la sieste sous le figuier ? J’ai du travail mais je ne me rappelle plus ce que je devais faire. Bon, à vrai dire, on est quand même bien sous le figuier. Je me souviens que j’aimais déjà m’allonger sous son ombre quand j’avais quinze ans. Bien sûr ce n’est plus le même figuier depuis le temps et d’ailleurs il a été déplacé. A l’époque, l’ombre se projetait sur la route de terre et je pouvais y rester couché sans risquer de me faire ratatiner. En 1939, il passait une voiture par semaine devant la maison et on l’entendait venir de loin. Soixante quinze ans plus tard on ne survivrait pas dix secondes vu le défilé des véhicules de toutes sortes, surtout comme maintenant au mois d’août, tous ces cons de touristes si pressés d’aller se dorer la pilule sur le sable de nos plages, c’est beau de vivre dans un des bronze-culs les plus prisés de la populace européenne. C’est le progrès, il paraît. Mais qu’est-ce que je fous sous ce figuier à cette heure-ci, il est déjà quatre heure de l’après-midi et je dois encore finir ce que j’avais commencé, si j’arrive à m’en souvenir. En tout cas c’est ma mère qui a planté le figuier, enfin plutôt l’autre celui d’origine. Elle hurlait, « Yubo, Yubo, apporte moi un seau d’eau, dépêche-toi ! ». Et je m’exécutais en courant et en renversant la moitié de l’eau avant d’arriver à destination. « Fais un peu attention, Yubo, retourne à la fontaine… et ne cours pas, j’attends, on n’est pas pressés. » Et ainsi je fis au moins une dizaine de voyage. A huit ans j’étais pas bien grand et pas très épais non plus. Ma sœur, mon ainée de trois ans se moquait de moi et de ma soumission à notre mère. Je ne la laisserai pas toucher aux figues, comme ça elle comprendra la « Viet ». La « Viet » c’est le surnom que je lui donnais car elle et moi sommes nés au Vietnam, enfin plutôt en Indochine, nous étions rentrés ici un an plus tôt, mon père était gendarme à Cholon, puis il a quitté la carrière et a installé une épicerie au village. La « Viet » parce qu’elle avait les yeux bridés et ma mère m’engueulait toujours quand j’utilisais ce sobriquet. A cet âge, je ne comprenais pas vraiment pourquoi, mon père, lui, en m’entendant prononcer ce mot me jetait toujours un regard dur qui m’impressionnait et encore aujourd’hui je revois ce mélange de colère et de tristesse sur son visage et dans ses yeux. On est stupide et maladroit quand on est gamin, ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que les yeux bridés de ma sœur avaient certainement une origine génétique, le fruit du fruit défendu, ma mère avait certainement fauté avec un asiatique mais jamais, tout au long de la longue vie de ma sœur, personne n’a fait allusion à la forme de ses yeux, ni ici au village, ni plus tard quand nous nous sommes installés à la ville. L’Indochine, c’était bien, on était les rois, mes parents considérés comme des seigneurs, en métropole un simple gendarme mais là-bas aux colonies, surtout dans le trou perdu où il avait été affecté, il faisait quasiment office de Gouverneur avec tous les privilèges qui vont avec, serviteurs à demeure et demeure princière, toujours à présider une quelconque cérémonie avec tous les fastes de la République, les lambris et les dorures au milieu de villages de bois étouffés par la végétation tropicale, l’humidité permanente, la mousson, les insectes, il fallait quand même s’accrocher pour apprécier l’endroit, mais j’y

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étais né et donc je ne connaissais rien d’autre. Mon père était un sage, un vrai « gentil humaniste », ma mère avait un caractère de chien et à la maison le gendarme c’était elle. En tout cas, nous, les insulaires, nous avons largement participé à l’emprise coloniale de la République, que ce soit en Afrique ou en Asie et l’Indochine n’était pas l’endroit au monde où la présence de nos compatriotes était rare. Il faut bien dire qu’ils n’étaient pas tous humanistes, loin s’en faut. C’était plutôt du style dictateur de comptoir, les pires, ceux qui abusent de l’impunité que confère par définition le pouvoir colonial, surtout dans les contrées reculées où la relation à la hiérarchie républicaine est distendue, on pouvait tout se permettre et la plupart des représentants de la République se permettaient tout, pas tous, et surtout pas mon père, mais beaucoup d’autres oui, droit de cuissage, de viol et même parfois de vie ou de mort, l’abus de drogue aussi faisait des ravages et se répercutait sur les indigènes, comme on disait, car la drogue abattait, chez ces barbares de la République, les dernières inhibitions de la bienséance, elle gommait toute trace de civilisation pour transformer ces hommes en bêtes immondes, leurs femmes se contentant d’observer sans rien dire, complices passives des déjections de l’humanité. Nous, avec mes parents nous sommes rentrés au pays en 1930, la République perdra cette colonie près d’un siècle après y être entrée, vingt cinq ans après que notre famille a quitté Cholon. Venir à la vie au début des années 20, exactement six ans après la fin de la première boucherie mondiale et même si loin de l’Europe dans un contexte aussi particulier que ce petit coin d’Asie vous fait certainement naitre joyeux. L’insouciance et le désir de vivre des Golden Twenties, les années folles ont fait le tour du globe et contaminé le monde occidental et ses dépendances coloniales. Ma sœur et moi naissons donc dans l’euphorie généralisée. J’ai toujours été persuadé que la période de notre naissance influait sur ce que l’on devenait adulte et y compris sur la vision géopolitique des choses, pour ceux qui ont une vision bien sûr. Mes trois enfants sont nés au début des années soixante, dans une période de guerre froide aigue, une période où le sentiment de reconnaissance béate envers nos libérateurs américains s’était déjà largement estompé. Chez ceux nés dans l’immédiate après guerre, the second one, cette reconnaissance a toujours cours, c’est un point de référence absolu même au XXIème siècle, y compris dans les argumentaires que l’on pouvait entendre après le 11 septembre. J’en fais pas une fixette mais c’est vrai que j’ai toujours gardé au plus profond de moi l’insouciance des années folles, il faut dire aussi que pour d’autres les années folles ont insufflé le jusqu’au-boutisme émotionnel, la mal-être n’est jamais loin de la fête dissolue et absolue. Dans les faits, on n’a pas non plus eu le temps de s’enivrer très longtemps, en 29 la grande dépression et pour la famille le retour au pays, le second n’étant pas pour nous la conséquence de la première. Les années 20 en Asie et les années 30 au village, d’un trou perdu à un autre, mais des trous perdus épargnés par les grands troubles du monde et dans lesquels on pouvait grandir dans la quiétude. On pouvait donc faire la sieste sur la route à l’ombre d’un figuier planté par sa propre mère, ça vous dit peut-être rien mais c’est riche de sens, de calme et de volupté.

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La famille a donc passé ses vingt premières années insulaires entre le village et la ville, moyenne, une ville faite de quartiers dont l’humeur sociale n’était pas plus élaborée que celle du village. Il n’y avait pas tellement de dépaysement. Ma scolarité chaotique et dissolue ne se distinguait que par les échecs, échecs dont personne à la maison ne s’émouvait comme s’ils participaient de l’élan naturel du destin. Les garçons se bagarraient et faisaient les quatre cents coups, ne réussissaient pas à l’école, à part une toute petite poignée, la plupart du temps, fils de notables. En classe, on était entre quatre vingt et cent, pourtant, la discipline y régnait, notre professeur aux grandes moustaches se chargeait de faire « pisser de peur dans leur froc » les plus chahuteurs. Les bagarres générales entre quartiers n’étaient pas rares non plus, ceux du marché haïssaient ceux du Vieux port qui haïssaient ceux de la Citadelle, qui haïssaient… ainsi de suite. Etre né joyeux c’est bien. Oui, c’était bien car c’était aussi le temps de la solidarité. De fait, les gens possédaient peu, se connaissaient tous et s’entraidaient. Les plus aisés ne faisaient pas peser leur condition de privilégiés sur les autres, ils n’y pensaient même pas. Il fallait vivre en communauté, soit le village, soit le quartier. Attention, je ne suis pas de ces nostalgiques que l’on entend aujourd’hui. Ils décrivent une île au passé idéal qui en réalité n’a jamais existé et cette déclamation des bonheurs passés et perdus a, la plupart du temps, la fonction de désigner trois coupables : le Progrès, la République, et les nouveaux arrivants que le Progrès et la République auraient inclus de force dans la communauté originelle pour la dénaturer, souiller cette perfection dont les Dieux ont voulu doter l’ile et ses habitants. Quelle hérésie, quelle vanité, quelle ignorance ! De toute façon, mon avis ne compte plus, à la fin de ce mois d’août, le 31 exactement, je vais fêter mes 90 ans, à cet âge-là personne ne prend plus en considération ce que vous dites ou ce que vous pourriez penser. Et moi ça ne me dérange pas, quand j’ai envie de parler, je parle, même si personne ne m’écoute mais pour emmerder mon monde je m’adresse à celui qui est le plus proche de moi et si un nouveau venu arrive dans la famille, je le croque, les autres l’abandonnent lâchement à son tourment, il est tout à moi, pour au moins quelques semaines, après la bête blessée ne se laisse plus approcher, bien sûr, c’est la loi de la jungle, même dans ma jungle, c’est la loi, une fois que j’ai usé et consommé la nouvelle proie elle ne sert plus car elle est attentive à éviter le piège. Celui qui m’écoute le moins, c’est mon fils Dosto, lui, il ne fait même plus semblant, il est toujours azzezu1 comme on dit chez nous, de mauvaise humeur. Il n’aime pas que je l’appelle Dosto, mais il a plus de cinquante ans et il se prend pour un écrivain russe et son écrivain préféré c’est Dostoïevski, alors moi je l’appelle Dosto. Il n’a jamais rien publié et à mon avis il ne publiera jamais rien, il est trop vaniteux pour affronter le jugement des Maisons d’Editions alors il écrit, des tonnes de pages mais il ne se soumet jamais à la sentence d’autrui, tant qu’il n’a pas de refus il peut toujours rêver d’être le plus grand écrivain du siècle naissant. En même temps, je suis un peu injuste car pour ce qu’il écrit il est plutôt modeste et loin d’être sûr de lui, il donne toujours l’image de l’arrogance mais en réalité il n’est dans ce domaine pas du tout sûr de lui, et ça se ressent dans son écriture, elle est de qualité inégale, il ne se jette pas à corps perdu dans ce qu’il fait car il

                                                                                                               1  de mauvais poil  

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fait mille autres choses tout aussi présomptueuses et inutiles. Et donc il survole, il ne maitrise jamais complètement le sujet, il n’y pénètre pas au plus profond, même s’il donne toujours l’impression de tout dominer, les choses et les gens, un dictateur raté, un génie avorté. Il s’écorche l’âme en permanence mais ça ne sert à rien. Est-ce que ça doit servir à quelque chose de s’écorcher l’âme, je n’en sais rien mais moi je crois qu’oui sinon c’est de l’auto flagellation narcissique. Lui, il attend encore son grand soir, moi, j’ai toujours vécu de ce que j’avais et je n’ai pas été malheureux, les problèmes existentiels du monde ce n’est pas mon truc, j’ai une conscience mais je l’agite à petites doses et certainement pas à tort et à travers, lui il est toujours sur le qui-vive mais il n’en est pas forcement plus efficace, en tout cas pas plus que moi. J’ai vu la guerre, j’ai même fait la guerre ; lui, il la commente devant son poste de télévision et les images de terreur et de souffrances alimentent son mal-être, au lieu de produire du concret elles font grandir en lui un immense sentiment d’impuissance et ça, ça le déprime tant, que ça le rend inoffensif, toute sa grande conscience humaniste réduite à rien, rien dans le sens de rien, de vide absolu, une conscience qui l’aide à écrire mais une impuissance qui l’épuise tout aussitôt. Il est épuisé en permanence et il rejette son impuissance dans une haine des autres, une haine sournoise, injuste, présomptueuse et même belliqueuse. Mais ça c’est Dosto, c’est sa mère qui le pensait super intelligent, plus que ses deux sœurs mais en bout de course c’est celui qui a réussi le moins bien, ça reste le plus pragmatique et le meilleur recours en cas de problèmes ou de coups durs dans la famille, mais il est aussi celui qui n’a jamais trouvé ne fusse qu’un début d’équilibre dans sa vie, il a toujours voulu tout et son contraire, un vrai maniaco-dépressif qui comme le courant alternatif ne cesse de passer du haut au bas avec une régularité et une précision de métronome, euphorie, dépression, c’est son cycle de vie. Zut, il va falloir que je me lève, j’ai soif maintenant et il est déjà 16h30. J’ai rien fait aujourd’hui mais c’est déjà bien assez, à 90 ans on en a déjà fait assez et on ne devrait plus lever le petit doigt. Mais si je ne travaille pas je m’emmerde, alors je coupe l’herbe, je bricole et le soir je suis crevé. Mon épouse s’inquiète et mes enfants m’engueulent. J’ai déjà passé deux ou trois étés à l’hôpital après des accidents de bricolage et ils disent qu’ils ne veulent plus avoir à s’occuper de moi si je suis en Centre de convalescence à deux cents kilomètres d’ici. Ok, mais si je ne fais rien je m’emmerde, alors je fais et parfois je me blesse ou je prend un coup de chaleur. Cette année, on voit personne, tous mes amis du village, ceux de ma génération sont déjà partis pour le grand voyage, je suis le dernier, en plus il arrête pas de pleuvoir c’est le deuxième jour de soleil depuis début juillet. Le changement climatique dit-on, moi j’appelle ça la connerie humaine. On va rentrer à la ville pour la fin de semaine et ensuite on verra.

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Scène 2 : Horatio sur une des branches du figuier observe Yubo

HORATIO : Il en pas marre le vioque de parler seul ? Ça fait plus d’une heure qu’il délire, il m’empêche de dormir, déjà qu’avec le boucan des bagnoles qui n’arrête jamais, il n’y pas moyen de serrer l’œil. (En hurlant) « Ferme-là un peu ça nous fera des vacances ! » YUBO : Comment ça ferme-là ? Qui parle ? HORATIO : C’est moi, tu m’entends ? YUBO : Qui toi ? Où es-tu ? HORATIO : C’est moi Horatio, je suis sur le figuier, tu comprends ce que je dis ? YUBO : Oui je t’entends, mais tu es un chat, tu ne devrais pas parler. HORATIO : Bien sûr ducon que je parle mais d’habitude tu ne me comprends pas, aujourd’hui je ne sais pas pourquoi tu peux me comprendre. YUBO : C’est impossible tu es un chat et tu as un cerveau à peine plus grand qu’une bille, donc tu ne peux pas parler. HORATIO : Ah oui ? Alors pourquoi tu me réponds ? YUBO : J’en sais rien pourquoi je te réponds, je pars en vrille peut-être. HORATIO : Tu es en vrille depuis que je suis né dans cette famille de chtarbés. Et ton monologue me fatigue à un point que tu ne peux même pas imaginer. YUBO : En tout cas ce n’est pas la bonne éducation qui t’étouffe, tu n’es qu’un gros con de chat stérilisé et si tu bouges trop sur ta branche tu pourrais tomber de l’arbre et sûrement pas avec la grâce d’une feuille en automne. HORATIO : Oui mais moi je sais ce que je fais sur ce figuier, je dors, toi tu ne te souviens même plus de ce que tu dois faire alors tu restes allongé comme un loukoum à l’ombre et tu te racontes ta vie. YUBO : Je ne me raconte pas ma vie, c’est un monologue, donc je monologue, enfin, je monologuais jusqu’à ce qu’un débile de chat obèse vienne transformer mon monologue intelligent en dialogue bateau, si tu n’étais pas un chat, on se lasserait vite de ce que tu dis, étant un chat, ça surprend un peu, alors on tend l’oreille, du moins pendant les premières minutes. HORATIO : C’est ça, tes histoires d’Indochine ou d’ado de la ville, c’est plus intéressant peut-être, et encore, tu nous as épargné tes récits de guerre, ton voyage jusqu’à Berlin. Je le connais par cœur pourtant il n’y a que cinq ans que je suis là. Tu en as fais déguster plus d’un avec tes récits de vieux radoteur. YUBO : Ça ne fait de mal à personne de connaître l’histoire, surtout que cette histoire là est importante. HORATIO : Ce n’est pas l’histoire mais TON histoire et toujours la même, les mêmes détails, les mêmes anecdotes que tu enjolives et que tu romances. Tu te prends pour un prof d’Histoire en plus. C’est n’importe quoi ce que tu racontes, tu es toujours le plus fort, le plus malin, celui qui met sept obus en l’air avant que le premier ne touche le sol avec ta batterie de mortier 81. On la connaît la technique du mortier 81, floup floup, c’est le bruit que ça fait quand on glisse l’obus dans le canon. Ça va on a compris ce que tu faisais durant la guerre. YUBO : Ok, je t’ai empêché de dormir et pour cette raison tu es de mauvaise humeur et tu te crois plus malin que les autres ? Tu n’es qu’un chat, tu passes ton temps à dormir,

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tu as été stérilisé donc tu n’as aucune vie sexuelle, ni affective d’ailleurs, tu ne connais rien du monde à part ici, ce trou à rats, rats que tu es, soit dit en passant, incapable de chasser et la ville, un autre trou à rats sans rats et encore parce qu’on t’emmène avec nous, et tu parles de choses que tu ne connais même pas en théorie. Je parie que tu ne sais pas ce qu’est Berlin ni où c’est. HORATIO : Berlin est la capitale de l’Allemagne depuis la réunification et je sais même ce qu’est le mur de Berlin. YUBO : Et comment un chat obèse fait-il pour savoir ce genre de choses ? HORATIO : Il regarde la télé et écoute ce qui s’y dit, il ne fait pas comme toi qui te vautre dans ton fauteuil et t’endors immédiatement. YUBO : Parfait, alors tu sais pourquoi tu t’appelles Horatio ? HORATIO : Non je ne sais pas mais vu que tu me demandes au moment où on parle de télé, je n’ose imaginer que je tiens ce nom débile de la série NCIS Miami et du chef de la section Horatio Caine. Remarque il est roux comme moi mais lui il est mou. YUBO : Ah oui, toi tu es dynamique au contraire, tu ne passes que quatre vint pour cent de ton temps à dormir et le reste à manger, mais c’est le flic qui est mou. J’en reviens pas de ta mauvaise foi. HORATIO : Cinq minutes à peine que je parle et on s’engueule, tu as vraiment un sale caractère. Je te laisse, je vais bouffer… et boire, tu veux boire aussi je crois ? Alors imagine combien je vais me délecter du doux breuvage pendant que toi tu resteras bloqué ici avec ta soif. A plus tard vieux débris.

Scène 3 : Yubo se retrouve à nouveau seul allongé à l’ombre du figuier YUBO : Quel abruti ce chat, même avant qu’il parle il me semblait faux cul et mesquin. Les roux, c’est les pires. Il a raison ce con, j’ai une soif, j’en peux plus, mais je n’arrive pas à me lever. C’est bizarre d’être là et de ne pas pouvoir se lever, je vais attendre que quelqu’un vienne pour m’aider. En 45 aussi on avait faim et soif tout le temps de Strasbourg à Berlin, heureusement on mangeait dans les fermes, on se méfiait un peu des fermiers allemands, on avait peur d’être empoisonné mais en réalité, ils étaient gentils et nous donnaient le peu qu’ils avaient. Dans les campagnes, ils subissaient la guerre comme partout ailleurs et la vie des dernières années avait été dure pour eux aussi. Ils avaient compris que la guerre était perdue alors… Quand je pense que l’idiot à poils s’est moqué de moi pour le mortier 81. Le mortier 81 c’était une petite pièce d’artillerie qui tirait des obus par trajectoire courbe, en forme de cloche et le 81, c’était pour obus de 81 mm. On laissait glisser l’obus dans le mortier qui le renvoyait très loin en direction de la cible choisie. Par sa trajectoire courbe, l’obus mettait un certain temps à toucher le sol et donc on pouvait en faire partir d’autres avant que le premier n’ait explosé. On faisait des concours entre artilleurs, moi j’étais pas mauvais car je mettais sept obus en l’air, j’étais parmi les meilleurs, il y avait un camarade qui en mettait onze en l’air mais il a fini par avoir une main coupée net par un obus sortant du tube alors qu’il essayait d’insérer trop tôt le suivant. Ces jeux risqués peuvent

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sembler débiles à ceux qui n’ont jamais participé à la guerre, mais nous on en avait besoin pour décompresser, c’est certainement moins débile et dangereux que la roulette russe que pratiquaient les soldats américains au Viêt-Nam. Horatio, il a cinq ans et il ne connaît rien, en plus, c’est un chat et un chat ne connaît rien de rien, les chats sont égoïstes et pervers et ne se préoccupent que de leur tranquillité, un peu comme les humains me direz-vous. Moi j’ai bientôt 90 ans et j’en ai vu dans ma vie, j’en ai vu des époques et j’ai vu changer le monde car depuis les années soixante jamais auparavant le monde n’avait changé aussi rapidement, tout est différent, les rapports entre les gens sont différents, tout est devenu sale, compliqué alors que leur technologie est censée nous faciliter la vie, tout est devenu plus compliqué et méchant. Les méchants sont partout. Si mon fils Dosto m’entendait il me gueulerait dessus, « c’est quoi ces conneries que tu racontes ? Des banalités sans queue ni tête, sors un peu de ta tour d’ivoire, va voir dehors ce qui se passe vraiment, la télé ce n’est pas une fenêtre sur le monde, elle ne te montre que ce que tu veux voir, ça aussi c’est une banalité mais une banalité vraie ». Oui c’est sûr il me hurlerait dessus, comme toujours. Lui il voyage beaucoup mais je ne sais pas ce qu’il fait. Et puis après il a des périodes où il reste enfermé à la maison pendant des jours devant son ordinateur et il agite ses doigts, il tape sur le clavier, sans arrêter des jours entiers, il se prend pour un écrivain, je vous l’ai dit, un écrivain russe, le pauvre, il a toute sa tête mais il se prend pour un écrivain russe, il aime la Russie et la hait en même temps, il la rêve capable de se construire une démocratie, comme si en Russie les gens savaient ce qu’est la démocratie, c’est un bon thème de discussion pour les dîners au restaurant entre amis mais dans la vie de tous les jours, ou même dans la vie politique ce n’est qu’un mot. Bien entendu l’ennemi, c’est toujours l’Amérique, le diable, et en attendant ils sont solidaires entre eux et lèchent les bottes de leurs dirigeants, le nationalisme permet d’avaler toutes les couleuvres ou pire de gober toutes les mouches même quand elles ressemblent de plus en plus à l’autoritarisme d’une dictature. Au sujet de l’Amérique, il y aurait tant à dire qu’on ne sait pas par où commencer. C’est l’imposture par excellence, le gendarme du monde, le chantre de la démocratie, le défenseur des droits humains, ça fait plus de deux siècles que les Etats-Unis nous la racontent et que tous les pays occidentaux croient à cette fable ubuesque et ça continue. C’est vrai qu’en 40 on ne s’en serait pas sorti sans eux, ou alors après des années et des années d’occupation nazie. J’ai soif, c’est insupportable, ils sont où les autres ? « Dosto ! Lumia ! Où êtes-vous ? Venez m’aider je ne peux plus me lever. » C’est bizarre, ils étaient là avant, je les ai vus, ils ne sont pas partis sans me dire au revoir quand même ? Dosto et Lumia, le père et la fille, tu parles d’une équipe, le même sale caractère, deux agités qui en réalité sont deux fainéants, ils sont tous deux incapables de terminer ce qu’ils ont commencé, des maniaco-dépressifs incurables qui rêvent de survoler le monde mais qui n’échappent jamais à leurs illusions et ils ne s’entendent pas, ils sont comme chien et chat, mais Dosto est comme ça avec moi aussi, d’ailleurs il ne s’entend avec personne. Avec sa fille, quand elle avait seize ans, ils sont restés plus d’un mois sans se parler, des malades, je vous le dis, des incurables. Maintenant, elle a vingt-six ans et lui exactement le double, cinquante-deux, elle, elle espère devenir riche, lui il en a eu l’illusion tout au long de sa vie, elle, elle reproduit le même schéma que son père, c’est à dire que dès qu’elle est dans

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une situation stable, elle dit « j’en ai fait le tour, je m’ennuie », elle n’a pas encore compris qu’elle n’atteindra jamais le rivage dont elle rêve, même si elle devient très riche. Avec l’argent, elle pourra peut-être s’inventer un renouvellement permanent mais même ça, je suis certain que ça va la lasser. Dosto il a toujours besoin de mettre du bon cœur dans tout ce qu’il entreprend, c’est son incorrigible humanisme romantique qui est son principal moteur, c’est peut-être pour cette raison que sa fille Lumia veut convaincre la terre entière qu’elle est ultra pragmatique, avoir des parents fauchés en permanence ça peut donner envie de ne plus revivre ça et de se fixer la richesse comme point de mire. Je crois et je suis même sûr que c’est une illusion, pas la richesse car elle a toutes les qualités pour devenir riche mais de pouvoir associer richesse et bonheur, quand on est aussi instable et insatisfaite par nature, cela semble impossible. Je le sais car j’ai passé ma vie à jouer, je me suis vautré dans la futilité mais c’est ce que je préférais donc je peux dire que j’ai été heureux. C’est vrai que je n’ai pas été en mesure de m’offrir certaines choses, matérielles, que je désirais mais en bout de course, elles ne me manquent pas, c’est même leur absence qui qualifie mon bonheur. Je suis toujours là, vieux, alors que j’aurais pu mourir en Allemagne à l’âge de vingt ans. C’est bizarre de voir que mon fils et ma petite fille sont en permanence obnubilés par la recherche du bonheur alors que moi je me suis contenté de le vivre, sans éclat particulier mais avec un certain succès.

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Acte 2 (Devant la maison)

Scène 1 : Horatio aperçoit Moomy au bout du champ

HORATIO : Putain, c’est quoi cette tête de coton tige à plumes planté sur deux cure-dents ? « Eh, ho, qu’est-ce que tu cherches le bec dans le sable ? Tu cherches un trésor ? ». Mais qu’est-ce qu’elle fout ? C’est une autruche je crois, j’ai vu ça sur Géo Channel à la télé. C’est stupide les autruches, ça met la tête dans le sol quand ça a peur et ça a presque toujours peur même si sur Géo ils disent que c’est une légende mais en tout cas celle-là elle a vraiment la tête plantée dans le sol. J’ai pas de pied sinon je lui foutrais mon pied au cul, histoire de la réveiller. Tiens elle se redresse, elle m’a vu, pouhhhh les yeux globuleux, elle a des problèmes de tyroïde à mon avis. MOOMY : Hello, who are you ? You are living here ? It’s safe ? HORATIO : No English, tête de nœud, french only, face de bifteck MOOMY : Je parle français aussi, malpoli. HORATIO : Désolé, c’était pour rire, vous arrivez d’où ? Comment vous avez fait pour atterrir dans ce trou à rats ? MOOMY : Je suis en tournée mondiale avec un cirque chinois. HORATIO : Tournée mondiale ? Dans l’île ? Remarquez tous les chemins mènent à Calasima. MOOMY : Calasima ? C’est quoi ? HORATIO : C’est un endroit magique, c’est là où le soleil arrive en premier, et ensuite il fait le tour du monde, jusqu’au coucher, il en est ainsi, jour après jour. MOOMY : C’est étrange, je n’en avais jamais entendu parler avant maintenant. Et c’est loin d’ici Calasima ? HORATIO : À pied, enfin à patte oui, sinon avec les camions du cirque il faut deux ou trois heures. Et l’antre du soleil est introuvable, on sait qu’il se couche là et qu’il se lève tôt mais jamais personne n’a trouvé sa baraque. MOOMY : Vous y croyez vous à cette histoire ? Ça me semble bizarre, jamais entendu dire que le soleil rentrait chez lui la nuit. HORATIO : C’est parce que vous ne regardez pas la télé. MOOMY : Bien sûr que je regarde la télé, tous les soirs on regarde « Plus belle la vie » depuis qu’on est en France. On a débarqué à Calais, avec le cirque, il y a quatre ans. HORATIO : Je vois, votre tournée mondiale c’est le Tour de France, il vous manque plus que d’acheter des vélos et vous pouvez espérer le maillot jaune. MOOMY : Avant la France on était aux States, et puis au Royaume-Uni et enfin ici depuis quatre ans. HORATIO : Et dans notre île, vous êtes arrivés quand ? MOOMY : Il y a quatre jours, on a fait deux représentations dans la grande ville du nord et maintenant on va chez les balanins2, oints et fins.

                                                                                                               2  Habitants de la Balagne, région de Corse  

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HORATIO : Ointe et fine, c’est toi la cigogne, si tu dis ça en Balagne il vont t’apprendre à voler… à coups de pieds aux fesses. MOOMY : Je suis une autruche, pas une cigogne et je ne vole pas, pas même avec des coups de pieds aux fesses. HORATIO : Je sais que tu es une autruche et pour ce qui est de voler et des coups de pieds aux fesses, à ta place je ne tenterais pas de défier les lois de la physique, avec les balanins tout est possible et justement, même le pire. MOOMY : Ô my God ! Ils sont violents à ce point ? HORATIO : Ô ta God ! Ils sont violents si on leur casse les pieds, comme tous les insulaires ici, mais ni plus ni moins qu’ailleurs. MOOMY : Ce n’est pas ce qu’on nous a dit avant d’arriver, on nous a dit de nous méfier et de faire attention à ne pas énerver les insulaires. HORATIO : Alors fallait pas débarquer ici, fallait rester chez vous au lieu de venir créer des embouteillages sans fin sur nos routes avec votre convoi de roulottes en carton. MOOMY : On n’est certainement pas venu ici pour gagner notre vie, ni pour vous initier à l’art du cirque chinois et à sa philosophie. On est venu faire un break et nous reposer un peu de la tournée, c’est bien ici pour se reposer, pour les vacances, sinon en hiver ça doit être un peu rude et désert, non ? HORATIO : La philosophie du cirque chinois, n’importe quoi, et toi tu as pas tellement les yeux bridés il me semble, ils sont plutôt du style boules de pétanque, tes yeux. Et si je comprends bien vous faites des représentations dans l’île pour vous payer des vacances dans le plus beau bronze culs du monde… Parasites ! MOOMY : Parasites… mais bien sûr, des parasites qui vous permettent de vivre et sans lesquels vous ne seriez pas encore sortis de vos cavernes en montagne. Sans le tourisme, de quoi vivriez-vous ? HORATIO : On picorerait des pierres et on chierait des œufs comme les poules… Ça te va comme réponse ? MOOMY : Quelle vulgarité, vraiment, I’m Shocked ! HORATIO : Chokaide, Chokaide, ô la pôvre, la comtesse de mes deux ne va pas s’en remettre. MOOMY : Bon je vois le genre, pas moyen de discuter, aidez-moi plutôt à retrouver mon cirque. HORATIO : Comment veux-tu que je t’aide, je ne suis qu’un chat, tu veux que je prenne le téléphone, que j’appelle les gendarmes et que je dise, miaou, miaou ? MOOMY : Demandez à vos maîtres de m’aider. HORATIO : Oui, je pourrais demander au vieux mais il est couché sous le figuier et il ne peut plus bouger. C’est le seul avec qui je discute, les autres ne me comprennent pas, je comprends ce qu’ils disent, notamment le fils et la petite-fille mais eux n’entendent que « miaou, miaou ». MOOMY : Si on les voit, je pourrais essayer de leur parler, peut-être ils me comprendront, moi. HORATIO : Oui, il y a des raisons objectives pour qu’ils comprennent la langue des autruches plutôt que celle des chats, en effet.

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MOOMY : Vous êtes sarcastique en permanence ? Tous les chats sont comme ça ou vous êtes un cas particulier ? HORATIO : Je ne suis pas seulement un chat, je suis Horatio et ça fait une sacré différence je te l’assure. MOOMY : Et modeste… HORATIO : Je ne suis pas faussement modeste, je suis Horatio et je suis d’une intelligence supérieure, par rapport aux autres chats, par rapport aux autres animaux mais aussi par rapport aux humains, et ce n’est pas simple tous les jours de n’être entouré que par des êtres moins intelligents que soi, ça limite les discussions… MOOMY : Des êtres inférieurs… HORATIO : Je n’ai pas dit inférieurs, j’ai dit moins intelligents, pas forcement inférieurs car dans la vie l’intelligence n’est pas ce qui sert le plus pour vivre en parfaite harmonie avec les autres, qu’ils soient animaux ou humains et l’intelligence est même le pire répulsif du bonheur, plus on est en mesure de comprendre et d’analyser le monde, moins on peut être heureux. MOOMY : et maître de l’empathie avec ça, le saint chat… HORATIO : L’empathie, je l’emmerde, comme j’emmerde tous les êtres vivants, vivre heureux est difficile pour ceux qui ont une conscience éveillée, une conscience qui permet de voir le monde en transparence et voir le monde tel qu’il est ça n’inspire pas l’empathie, sinon à l’instant précis de la vision de la souffrance mais pas sur le long terme, sur le long terme la conscience conduit à l’égoïsme et à la fatalité, à l’isolement et il n’existe pas de bonheur dans l’isolement, même l’ermite n’est pas heureux contrairement à ce qu’il dit car tous les jours il doit lutter pour résister aux aspirations naturelles que lui infligent son désir de vivre et son corps dans sa chair. MOOMY : Vous avez beaucoup voyagé ? Vous semblez si bien connaître le monde. HORATIO : Les deux seuls endroits que je connaisse sont ici et la ville du nord, je n’ai jamais mis la patte ailleurs, je n’ai jamais quitté l’île. MOOMY : Et comment vous faîtes pour avoir une conscience de ce qu’est le monde si vous ne l’avez jamais vu ? HORATIO : Plein de gens croient en Dieu et ne l’ont jamais vu… MOOMY : Mais sont-ils pour autant conscients ? Il y a un type barbu qui avait dit la religion c’est l’opium du peuple, il me semble. HORATIO : C’est vrai la croyance en Dieu n’est pas un bon exemple, même si je fais la différence entre la Foi et la Religion. La religion est de nos jours une des causes majeures des conflits armés ; alors que la Foi, si elle n’était pas systématiquement soumise à la religion, pourrait être le premier moteur de paix et de fraternité. MOOMY : La Foi sans la religion ? C’est possible, j’ai l’impression que vous délirez. HORATIO : Oui je délire sur une utopie mais n’empêche que ça existe, nombreuses sont les personnes qui ont la Foi sans la relier à une religion, les scientifiques et les philosophes de haut vol le savent bien, mais beaucoup d’autres, la majorité des anonymes, la très grande majorité des non pratiquants vivent la Foi, au quotidien, mais sans en être conscients, ils implorent consciemment ou inconsciemment un Dieu qu’il se sont taillé sur mesure et qui hélas comme tous les Dieux ne les écoute pas, même s’ils croient souvent avoir été exaucés.

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MOOMY : Bon ok, mais vous n’avez pas répondu à ma question, comment faîtes-vous pour avoir une conscience de ce qu’est le monde si vous ne l’avez jamais vu ? HORATIO : Tu crois qu’il faut avoir voyagé pour avoir une conscience de l’ailleurs ? Tu crois que les Européens n’avaient pas de conscience avant que Colomb ne découvre l’Amérique ? Tu crois qu’avoir conscience que la terre est plate empêche d’avoir la conscience de l’universel ? MOOMY : Oui mais vous n’êtes qu’un chat, donc vous n’avez pas accès au monde si vous ne le visitez pas… HORATIO : Tu n’es qu’une autruche et tu te crois en sécurité quand tu t’enfonces la tête dans le sable, il n’y a rien de plus con et pourtant, dans le même temps tu es capable de suivre une conversation difficile avec moi. MOOMY : Oh ! votre majesté est trop bonne de me complimenter mais elle devrait savoir que « si je fous la tête dans le sable » comme vous dites si bien, ce n’est pas par peur mais simplement pour chercher des vers de terre à gober. Vous voyez que pour avoir conscience de ce qu’est le monde il ne faut surtout pas se laisser aller aux évidences, elles sont souvent trompeuses. HORATIO : Ta tête dans le sable c’est comme l’Amérique pour Colomb, avant de partir pour son long voyage, il regardait l’horizon en disant, c’est par là qu’il faut aller alors que tous les autres lui prédisaient qu’il chuterait dans les limbes du bout du monde. MOOMY : Ce n’est pas l’Amérique qu’il espérait quand il fixait l’horizon mais une route nouvelle vers les Indes et d’ailleurs dans son périple, il serait mort de faim et de soif s’il n’avait pas trouvé l’Amérique, car si elle n’avait pas existé il n’aurait jamais revu la terre ferme. HORATIO : Attention, Dosto et Lumia arrivent, silence. MOOMY : Ce sont vos maîtres ? HORATIO : Tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit, je ne peux pas avoir de maîtres, ni de Dieu d’ailleurs, ce sont les gens qui vivent avec moi, mais chut attendons de voir ce qu’ils vont dire en te découvrant.

Scène 2 : Dosto et Lumia arrivent et découvrent Moomy

LUMIA : Wow ! Une autruche. D’où vient-elle à ton avis ? DOSTO : Je n’en sais rien, elle a du s’échapper d’un élevage, il y en avait un il n’y a pas si longtemps sur le bord de la route qui conduit à la ville, mais à vingt cinq kilomètres d’ici et il y a un moment que c’est abandonné. LUMIA : Qu’est-ce qu’elle jacasse, elle arrête pas, ça jacasse les autruches ou ça fait autre chose, comment on dit ? DOSTO : Non je ne crois pas qu’on dise jacasser pour une autruche mais je ne sais pas comment on dit. C’est bizarre qu’elle soit là, elle jacasse mais elle n’a pas l’air affolé. LUMIA : Elle a peut-être peur d’Horatio, regarde-le ce gros comment il la fixe, il doit se demander ce que c’est, Gros Titi et P’tit Minet, c’est rigolo de les voir, attends je les prends en photo. Comment on va faire pour savoir d’où elle vient ?

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DOSTO : Elle se sera échappée du cirque, j’ai lu dans le journal qu’un grand cirque chinois sillonnait l’île depuis quelques jours. LUMIA : C’est chinois les autruches ? DOSTO : Non ce n’est pas chinois mais dans les cirques il y a de tout, c’est un grand cirque c’est même étonnant qu’ils soient venus ici. Il faudrait que l’on téléphone au journaliste qui a écrit l’article, peut-être qu’il va savoir nous dire comment contacter le cirque, ou alors j’appelle la gendarmerie pour les avertir. Si elle s’échappe et qu’elle se fait écraser ce serait idiot et en plus ça peut créer un accident. LUMIA : Ça se mange la viande d’autruche, c’est pas mal, tu te souviens on avait goûté une fois au SuperGrill sur le continent. DOSTO : Sympa, tu penses tout de suite à la manger, la pauvre, elle serait contente si elle t’entendait. LUMIA : Eh oh, chacun sa condition, à quoi ça peut servir une autruche à part à se faire manger ? DOSTO : À pondre des œufs énormes pour faire des omelettes géantes. LUMIA : Pas faux, bien vu, on peut attendre qu’elle ponde quelques œufs avant de la rendre. DOSTO : Vu son niveau de stress et d’excitation, je ne suis pas certain qu’elle soit en mesure de pondre un œuf. Bon allez, je téléphone à la gendarmerie et après il faut qu’on récupère les affaires pour Babbò Yubo et on file. LUMIA : Et Horatio on en fait quoi ? Il va rester seul ici ? DOSTO : Je ne sais pas, demande à ta mère si on peut le lui laisser pour quelques jours ? Elle est allergique mais peut-être qu’elle peut faire l’effort. LUMIA : Ok, je l’appelle, je lui demande si elle prend l’autruche aussi ? DOSTO : C’est ça oui, dans son appart timbre poste, elle serait à l’aise. Allez hop, on se dépêche, on est pressé, téléphone à ta mère, je téléphone aux gendarmes.

Scène 3 : Horatio et Moomy sont à nouveau seuls

HORATIO : Tu as vu, lui, il te balance aux flics et elle, elle veut te bouffer. Tu comprends quel enfer je vis avec ces fous ? MOOMY : Viens avec moi en Chine, tu servirais de hors-d’œuvre. Tu me tutoies donc je me permets de faire de même. Ils plaisantaient, ils m’ont l’air bien gentils, tu exagères je trouve, ils vont même essayer de retrouver mon cirque. HORATIO : Et moi ils vont me fourguer chez la nymphomane allergique aux chats, pire que la tôle, elle m ‘enferme presque en permanence sur son minuscule balcon, de jour comme de nuit et le défilé n’arrête pas. MOOMY : Le défilé de quoi ? HORATIO : De ses amants et amantes… c’est chaud… en été comme en hiver. MOOMY : Ce que tu peux être vieux jeu, quelle mentalité de bourge moraliste. Les femmes aujourd’hui sont libérées, elles assument leur sexualité, sans limites et elles ont bien raison, cela fait des siècles qu’elles sont trahies par leur beaufs de maris, il était temps que la roue tourne.

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HORATIO : Zut, une autruche féministe, il ne manquait plus que ça. MOOMY : Zut un chat macho, quelle surprise ! HORATIO : Macho moi ? Pas du tout mais j’ai des valeurs, de l’éducation et donc je n’aime pas la débauche sexuelle. MOOMY : Oui je comprends, tu n’aimes pas la débauche sexuelle surtout parce que tu es stérilisé et donc le sexe tu ne sais même pas ce que c’est. HORATIO : Houlà, sale emplumée, fais gaffe à ce que tu dis et toi c’est quoi ta vie sexuelle ou amoureuse ? MOOMY : Moi j’ai été mariée déjà cinq fois et maintenant j’ai un amant riche et généreux. HORATIO : Une vraie mante religieuse, une mangeuse d’hommes. MOOMY : Je suis une autruche, pas un insecte et mes cinq maris n’étaient pas à la hauteur donc je les ai virés. HORATIO : Pas à la hauteur, sexuellement ? Il leur fallait un escabeau ? MOOMY : Très spirituel ! Non ils n’étaient pas à la hauteur comme maris et comme pères de famille. HORATIO : Des cloches, quoi ! Et maintenant avec ton riche amant, c’est le bonheur ? MOOMY : Oui ça y ressemble, ce n’est pas l’amour fou mais c’est le bonheur de la quiétude et de la tranquillité, à l’abri du besoin et une vie où tous les biens matériels sont accessibles. HORATIO : Le bonheur de l’ermite en quelque sorte ou plutôt le juste contraire du bonheur de l’ermite. Pour l’ermite rien n’est nécessaire et heureusement car rien n’est disponible, il suffit de gérer le manque, pour toi rien ne manque et tout est accessible sauf l’indispensable, l’amour. MOOMY : Je ne t’ai pas dit que l’amour me manquait, je suis heureuse avec lui, j’ai toute la tendresse dont j’ai besoin. HORATIO : Beurk, la tendresse, quel ennui ! Il n’y a pas de pire imposture que la tendresse, c’est l’effet placebo de l’amour. MOOMY : Non mais écoutez-le lui, il suffit que l’on te caresse la tête pour que tu commences à ronronner sans pouvoir t’en empêcher, si ce n’est pas une imposture ça. HORATIO : Et alors ! ça ne mange pas de pain et tout le monde est content, les humains nous utilisent même comme thérapie pour lutter contre le stress ces abrutis. MOOMY : Toujours aussi sympathique le félin… HORATIO : La sympathie c’est pour les gogos en mal d’émotions, moi je suis bien comme je suis. Mais maintenant parle-moi de toi, tu viens d’où et tu fais quoi avec des Chinetoks. MOOMY : J’ai été une grande vedette internationale avec le Cirque du Soleil pendant cinq ans, j’ai parcouru les cinq continents et puis j’ai signé un contrat avec les Chinois pour cette tournée, States, Royaume-Uni, France et ensuite ce sera Allemagne, République Tchèque, Roumanie et Russie. Encore deux années. HORATIO : Enfin, si tu retrouves ton cirque, tu t’es tirée ou il t’ont abandonnée ? MOOMY : Pourquoi voudrais-tu qu’ils m’abandonnent, je suis une vedette, et non je ne me suis pas tirée non plus, je me suis éloignée du convoi lors d’une halte et quand je suis

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revenue au bout de dix minutes, ils étaient repartis. Ils ont dû s’apercevoir de mon absence et ils doivent me chercher partout. HORATIO : Mais oui, c’est certain… c’est drôle que les Chinois ne t’aient pas encore bouffée. MOOMY : Tu en as jamais marre d’être désagréable et sarcastique… HORATIO : Cynique plus que sarcastique… MOOMY : Tu vois tu continues, puisque c’est comme ça je ne te raconte plus rien. HORATIO : Ça va, ne fais pas ta chochotte, je te taquine, mais pour les Chinois, ces bouffeurs de chats, oui je les hais. MOOMY : Ah oui, dans ce trou qu’est ton île tu dois souvent avoir l’occasion d’en rencontrer des chinois, il y en a plein les rues et d’ailleurs gras comme tu es je suis sûr que tu ferais un parfait petit déjeuner. Ils préfèrent le chat à l’autruche au cas où tu ne le saurais pas. HORATIO : Oui, ils bouffent du chat, tout le monde le sait. MOOMY : J’ai pour habitude de toujours me méfier de ce que tout le monde sait comme par exemple le fait que les autruches mettent la tête dans le sable quand elles ont peur. HORATIO : Ça va, j’ai compris, n’empêche que quand je suis arrivé avant tu avais la tête dans le sol et je suis certain que tu flippais. Moi je regarde des chaines éducatives à la télé ; je me tiens informé, je compare les infos que je reçois et j’analyse pour me faire ma propre opinion. MOOMY : Oui mais uniquement par la télévision, tu es de ceux qu’y croient encore que la « lucarne magique » donne une info fiable, même la presse écrite ne le fait plus, la télévision comme la presse écrite chantent en chœur et te racontent les mêmes fables ; il y a une part de vérité je le concède mais l’angle d’approche et l’élément mis en évidence sont les mêmes sur tous les médias à part quelques rares exceptions. HORATIO : Bravo ! Tu sais lire, tu auras le Prix Nobel de lecture… pour animaux. MOOMY : Oui je sais lire, tu es jaloux ? HORATIO : Je ne suis pas jaloux, ça ne me servirait à rien de savoir lire, dans cette famille la seule presse papier qui traine, c’est le quotidien régional, je peux en imaginer la profondeur d’analyse, un âne agresse des touristes, Miss Nichons a mouillé son teeshirt, l’île coupée du Monde suite aux grèves à répétition, la foire du saucisson et de l’artisanat « baba-cool ok flash » a connu un grand succès. Des nouvelles indispensables à la survie de l’humanité. MOOMY : Oh, le cerveau supérieur qui ne peut se laisser polluer par les nouvelles locales, tu es non seulement sarcastique mais aussi snob et pédant, tu es un chat, un bâtard de la lignée des mangeurs de sardines en boîte, tu n’es pas le Roi Lion, tu ferais mieux de t’intéresser à l’environnement qui fait ton quotidien, connaître sa proximité ; s’y intégrer c’est apprendre à se connaître soi-même et apprendre à s’accepter tel qu’on est, les rêves de grandeur et les ambitions ne sont jamais néfastes mais ils faut au moins se bouger un peu et sortir du sommeil léthargique qui constitue quatre vingt dix pour cent de ton existence. Le cerveau en balade ne s’évade jamais bien loin ni très longtemps. HORATIO : Oui je sais, comme disait l’autre, un con qui marche va toujours plus loin qu’un intellectuel assis. Mais tourner sans cesse comme une toupie, un peu comme tu le

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fais ça ne produit pas forcement de l’énergie, juste un peu de vent et même pas assez pour ventiler. MOOMY : Mais j’ai des yeux, j’observe… HORATIO : Je confirme tu as des yeux... et pas qu’un peu. MOOMY : Quel goujat sans intérêt, frustré de sa vie de raté. HORATIO : Ça y est, les insultes ras du sol, tu loupes ta cible car pour blesser mon égo il faut viser bien plus haut et je ne crois pas que tu sois assez armée pour y réussir. MOOMY : C’est fou quand même, tu ne sais même pas qui je suis, ni d’où je viens, je suis une autruche de cirque et à partir de là tu en tires des conclusions hâtive, je ne serais pas assez intelligente ni cultivée pour discuter avec toi mais toi, tes seules références sont celles que tu te construis en regardant la télé, un peu comme dans un asile de vieillards, à part que pour toi c’est ta condition depuis la naissance. HORATIO : Et voilà, dans cinq minutes la starlette abandonnée va m’expliquer qu’elle est sortie de la caverne et que dorénavant elle sait ce qu’est le monde et que moi je me contente de le percevoir à travers des ombres sur le mur. MOOMY : Il ne suffit pas de se référer à Platon pour être moins con, bien au contraire, je crois même que ton savoir livresque… heu pardon, j’oubliais que tu ne sais pas lire, ton savoir télévisuel ne sert qu’a masquer ton ignorance d’impotent de la vie, « la féérique impotence du chat qui savait le langage des humains », un joli titre pour une fable philosophique ou alors j’ai encore mieux « Un champion de chat raté »… HORATIO : Je te rappelle que tu es bloquée ici avec moi et que ça peut durer et si tu dois squatter au moins sois respectueuse. MOOMY : Sois respectueux et je le serai aussi. HORATIO : Ok, pax. Viens on va voir le vioque qui me comprend, qui sait peut-être tu peux discuter toi aussi avec lui.

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Acte 3 (Sous le figuier)

Scène 1 : Yubo toujours seul allongé sous son figuier

YUBO : Mais où sont-ils passés ? J’ai vraiment soif maintenant, ils ne me laissent jamais seul, c’est bizarre… et toujours pas moyen de me lever. C’est Dosto et sa fille qui s’occupent de moi habituellement ou alors il y a Maria, la bonne espagnole, mais là je ne vois personne depuis un moment, même le chat a disparu. Quand on est vieux on dépend des autres, justement un peu comme un animal de compagnie qui dépend de ses maîtres pour le gîte et le couvert. Les vieux nous sommes les animaux de compagnie de nos enfants mais ils nous considèrent la plupart du temps comme un fardeau, sortir le chien quatre fois par jour pour qu’il fasse ses besoins ce n’est pas un problème mais avoir ses parents à la maison c’est dur à supporter. Le chien, il ne faut pas le laisser seul sinon il aboie et dérange les voisins ; le vieux, on peut l’abandonner à sa soif, il en crèvera pas. C’est vrai qu’on sert plus à rien, on est une bouche inutile à nourrir et de toute façon les maisons de retraite décentes c’est hors de prix donc il faut bien s’arranger, les jeunes sont obligés de nous garder à la maison. Dosto et Lumia, je les comprends, leurs vies ne sont pas très organisées, Dosto il vit seul et Lumia est en cours d’installation avec un jeune gars sympathique. Il faut qu’ils jonglent avec leurs emplois du temps et puis il y a Maria, la bomba hispánica, elle est vraiment pas mal, plus jeune j’en aurais fait mon quatre-heures, maintenant, seuls les yeux peuvent en profiter, le reste est en sommeil. Elle n’est pas toute jeune, elle doit pas avoir la cinquantaine mais qu’est-ce qu’elle est piquante ! J’adore quand elle a chaud et que je peux voir perler quelques gouttes de sueur entre ses seins par l’échancrure de sa blouse, ça me rappelle les films qui nous émouvaient quand nous étions ados, une telle scène serait devenue culte pour nous, nous en aurions parlé pendant des jours et des jours avec les copains, maintenant, il suffit d’allumer la télé et on voit de la fesse en veux-tu en voilà, mais c’est de la fesse directement exposée moins excitante que celle que nous suggéraient les cinéastes de notre jeunesse et mon grand âge n’a rien à voir avec cette différence de stimuli. Quoiqu’il en soit, quand Maria fait le ménage, c’est le paradis, c’est désormais le rendez-vous quotidien qui rythme ma vie, à part le week-end car Maria ne vient pas, elle ne travaille pas le week-end et ce vide, cette absence, charnelle, est un manque dont l’apogée se situe le lundi exactement à l’heure où Maria sonne à la porte pour effectuer sa divine mission. Un doux tourment à la durée parfaitement calibrée, quasiment chronométrée à la seconde près, du vendredi 17 heures au lundi 10 heures. Mais il y a deux jours, elle n’est pas venue, en tout cas je ne l’ai pas vue, Dosto et Lumia ne m’ont rien dit d’elle et moi je n’ai pas osé demander de peur de dévoiler mon intérêt peu conventionnel, ça pourrait paraître un peu lubrique. Mais Maria, je l’aime beaucoup, elle me rappelle ce film avec ce personnage d’une jeune bonne espagnole émigrée à Paris et dont Lucchini tombe amoureux. Mais qu’est-ce qu’elle était fraiche cette jeune femme, belle, simple et charismatique ! C’est un personnage qui n’existe pas dans la réalité, car dans la réalité cette jeune bonne espagnole est une vamp sud-américaine, ultra sexy mais dépourvue de tout charme, ça oui c’est lubrique… et très décevant. Houlà ! C’est quoi cet équipage ? Horatio et une autruche, il faut que j’arrête les médocs.

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Scène 2 : Horatio et Moomy rejoignent Yubo sous son figuier HORATIO : Hello le vieux, ça va mieux ta soif ? Je te présente la Comtesse De mes deux, Moomy, elle s’est échappée d’un cirque… chinois, tu vois le topo. MOOMY : Bonjour Monsieur, c’est vrai je m’appelle Moomy mais je ne suis pas Comtesse, ni De mes deux d’ailleurs et je ne me suis pas échappée d’un cirque chinois, je suis la vedette d’un cirque chinois, c’est différent. YUBO : Ne vous en faîtes pas, je connais ce chat merdeux et plus rien ne m’étonne depuis avant, je parle avec des animaux alors vous savez, cirque chinois ou pas, ce n’est pas ça qui va me perturber. Horatio, tu n’as pas vu Dosto ou Lumia ? HORATIO : Oui on les a vu mais apparemment ils ne comprennent pas ce que nous disons, alors on n’a pas pu leur dire que tu étais là, mort de soif. Ils ont dit qu’ils allaient préparer tes affaires, je n’ai pas compris pour aller où mais ce que je sais, c’est que moi je vais finir chez la nymphomane allergique au chat, ton ex belle-fille. Pour Moomy, ils ont téléphoné aux gendarmes mais je ne sais pas ce que ça a donné. MOOMY : Je suis vraiment désolé que nous ne puissions vous être d’aucun secours, j’aurais tant aimé pouvoir vous apporter un peu d’eau. HORATIO : Arrête de faire la lèche, il s’en fout le vioque du moment que tu ne peux pas lui donner de l’eau, quoique avec tes gros yeux, si tu verses une larme il n’aurait plus soif, au risque de mourir noyé. YUBO : Désolé Moomy, c’est de l’humour de chat, il ne m’est audible que depuis quelques heures mais j’ai déjà compris de quelle race il était, pas du tout imbu de sa personne, un vrai délice. MOOMY : Je partage votre avis mon cher monsieur. YUBO : Yubo, mon prénom c’est Yubo, pas le vioque comme dit cette baudruche à poil, un jour il va exploser de vanité. MOOMY : Cela ne fait aucun doute, sa vanité n’a d’égale que sa mauvaise éducation. Sans parler du total manque de reconnaissance envers ses maîtres. HORATIO : Je te le dis et je te le répète, coton tige à plumes, je n’ai aucun maître, ni le vioque, ni son fils, ni sa petite-fille. YUBO : Alors plutôt que d’aller chez ma belle-fille, tu pourrais t’affranchir et partir en vadrouille, à l’aventure, tu te nourrirais de souris ou d’oiseaux que tu chasserais, tu boirais l’eau fraiche des fontaines ou des rivières, tu serais libre comme le vent, tu n’aurais même plus à insulter les gens pour exister. Tu serais seul avec toi-même sans aucun être inférieur à supporter. Bon tu ne pourrais plus regarder la télé, ça te manquera au début mais ensuite tu ne te préoccuperas plus du devenir des personnages de « Plus belle la vie », ni de savoir si le Dr House va finir par tuer un de ses patients. Plus besoin de Géo Channel non plus, la caméra, ce sera tes yeux, enfin le monde en trois dimensions, dans toute sa splendeur, dans les déserts tu bruleras délicieusement de chaleur, dans la neige tu sentiras le froid revigorant, dans les quartiers mal famés de New York tu auras peur et tu humeras la subtile pestilence des ordures qui ornent les trottoirs, mais tu seras aussi enivré par le doux parfum des fleurs des champs, par le fumet du poisson grillé sur

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une jonque vietnamienne, toutes ces sensations que la télé est encore incapable de nous donner, au-delà de la seule image. Et puis, comble du bienêtre, tu perdras des kilos, tu bougeras ton popotin et tu perdras beaucoup de kilos, tu deviendras même beau, mais étant stérilisé, tu ne connaîtras néanmoins jamais l’amour, ça c’est une certitude. HORATIO : Moi je ne me sens pas dans la condition de l’esclave, on me dorlote comme un pacha, on fait attention à moi, on pourvoit toujours à mon appétit et on étanche ma soif… à moi, avec de l’eau fraîche et renouvelée, je n’ai pas de maître, je n’ai que des serviteurs qui sont aux petits soins pour moi, que dis-je des serviteurs, des esclaves car ils ne me coûtent rien de plus que de prêter mon dos à leurs caresses et il me suffit d’émettre quelques ronronnements pour les émerveiller jusqu’à la béatitude. C’est ça la condition humaine, la nécessité de s’inventer un réceptacle de la tendresse dont ils ne savent pas quoi faire en dehors de la donner à leurs animaux de compagnie, même leurs petits enfants, quand ils sont en bas âge les dérangent et sont une contrainte, leurs animaux de compagnie, jamais. Dans la société moderne, nous avons définitivement le pouvoir, un chaton tout mignon déclenche en eux mille fois plus d’empathie que l’image d’un civil dont le corps a été déchiqueté par une bombe au Moyen-Orient. Bon, j’en conviens, l’autruche, elle, ne sert à rien, elle génère un peu de curiosité initiale mais ensuite pour qui n’aime pas le steak de dinde géante, je ne vois vraiment pas ce que l’on peut en faire. YUBO : Et voilà qu’il se prend pour Raphaël Enthoven, je ne regrette pas de comprendre ce que tu dis, on ne s’ennuie pas avec toi, ton amie Moomy est sous le charme, tant d’intelligence, d’humilité, de délicatesse et de raffinement, même pour une vedette de cirque chinois, ça ne doit pas être courant. MOOMY : Je ne sers à rien, déclare le nomade immobile, le chat est tout puissant avec son ronronnement, mais c’est moi qui fais ce que lui n’aura jamais le courage de faire, c’est-à-dire parcourir le monde et aller à la rencontre des autres et de l’inconnu, je ne sers à rien selon lui. Premièrement, l’utilité des êtres vivants pris un à un est toute discutable comme en est discutable le concept même, il faudrait être utile pour avoir le droit d’exister ? En quoi être un chat d’appartement serait plus utile qu’une autruche de cirque, le chat ronronne génère du plaisir à ses maîtres, oui peut-être mais la vedette de cirque donne aussi du plaisir à son public. Rien de tout cela ne peut servir de base à une discussion sérieuse, rien de tout cela, il ne s’agit que de rhétorique animalière, on ne parle pas de philosophie, ni de sociologie, on ne parle que de ce que nous voulons nous persuader être alors que nous ne sommes qu’un vieillard grabataire, un chat obèse et inexorablement sédentaire et une autruche phénomène de cirque en fin de carrière et désormais sans cirque. C’est peut-être enfin notre seule chance d’être ce que nous avons toujours rêvé d’être. YUBO : Merci pour le vieillard grabataire mais j’en suis pas encore là. Horatio, ta copine a un cerveau au moins, pas comme toi, et l’idée n’est pas mauvaise, on devrait se tirer tous les trois, ensemble, loin, de toute façon, Maria ne vient plus donc ça ne sert à rien que je reste ici à l’attendre. Il faut que l’on se débrouille pour m’avoir un peu d’eau et on se tire dans la foulée. MOOMY : C’est qui Maria ?

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HORATIO : C’est l’aide ménagère mais lui il la prend pour une bonne espagnole et surtout il salive sur sa blouse échancrée, le vieux dégoutant. MOOMY : À son âge, il a raison, il ne reste que le plaisir des yeux, pourquoi s’en priver ? Yubo, on va se débrouiller pour vous apporter un peu d’eau à boire, et ensuite je suis d’accord aussi, on se tire. YUBO : Regarder là-bas il y a le tuyau d’arrosage, Moomy tire-le jusqu’à moi avec ton bec et Horatio ouvrira le robinet. HORATIO : Ok, Moomy amène toi, viens m’aider pour le tuyau et ensuite on se tire, mais on ira où ? Et on y va comment ? YUBO : Allez chercher l’eau, après on verra où on va.

Scène 3 : Horatio et Moomy se sont éloignés, Yubo reste à nouveau seul sous le figuier YUBO : Il est temps que je boive, je ne tiens plus, heureusement que sont arrivés ces deux bestiasses. J’aimerais qu’ils m’emmènent au Viêt-Nam, j’ai pensé par moment y retourner mais je n’en ai jamais eu l’occasion depuis que je l’ai quitté quand j’avais sept ans. Des amis m’ont dit que c’était beau et agréable, j’ai encore des souvenirs assez précis de cette époque même si j’étais petit, bien entendu les souvenirs les plus marquants de ma vie sont ceux des années de guerre. Parce que c’est la période durant laquelle j’ai failli perdre la vie, deux fois. La première fois fin 42, les Italiens occupaient l’île, moi j’étais encore civil, je venais d’avoir dix-huit ans et le soir, malgré le couvre-feu, je quittais la maison éloignée du village de deux kilomètres pour rejoindre quelques amis. Un soir je me fais surprendre par une patrouille, non loin du pont historique, le chef de la patrouille me dit : « Dehors après le couvre-feu ? On va te fusiller sur le champ ». Les soldats me plantent debout, dos au fleuve, le peloton d’exécution me met en joue et alors dans ma tête germe l’idée folle d’un dernier acte de bravoure et de vengeance, car j’avais toujours sur moi le vieux pistolet d’ordonnance de mon père. Je me suis dit, je vais me payer le gradé avant que l’on me troue la peau. Alors que j’étais prêt à dégainer, le chef de la patrouille s’esclaffe et me laisse partir en me disant que c’était une blague. Ce con a faillit y passer pour une blague conne, lui et ensuite moi aussi vu que les autres n’auraient plus rigolé et m’auraient descendu. J’ai aussi compris que porter une arme pour aller faire la fête après le couvre-feu n’était pas très intelligent car si d’emblée les Italiens m’avait fouillé j’aurais eu de gros ennuis et pour de bon. La deuxième fois où j’ai failli y passer c’était en Allemagne, ça a été pour moi la fin de la guerre, juste quelques semaines avant tout le monde, un soldat américain complètement ivre a fauché notre groupe avec une jeep, en plein milieu de la cour de la caserne, même pas au front. Deux de mes camarades sont morts et moi j’ai passé trois jours dans le coma entre vie et trépas. Mais il a raison le chat, je pourrais parler des heures de ces années là, ce ne sont que deux années sur quatre-vingt-dix mais elles se sont imprimées dans ma tête comme aucune autre avant ou après. Avant, c’est le Viêt-Nam et le souvenir de mon père lors des cérémonies officielles car les photos qu’il me reste de cette époque représentent ces fameuses cérémonies et elles

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m’ont donc aidé à reconstruire mes souvenirs ou peut-être même à les inventer. Au-delà du Viêt-Nam c’est surtout l’enfance et l’adolescence entre village et ville mais rien de vraiment marquant si ce n’est le sentiment d’insouciance. Après, c’est le début de la guerre puis la cohabitation avec l’occupant italien, les Allemands étaient peu présents dans l’île et enfin le départ pour le front et la grande épopée, la première fois que, comme la plupart de mes compatriotes, je quittais l’île. D’ailleurs plus que les faits de guerre ou les moments de peur, les histoires qui me reviennent sont la plupart du temps de petites anecdotes liées à de banals faits du quotidien ou à mes camarades de combat, surtout ceux qui étaient originaires de l’île comme moi. La majorité d’entre-nous n’était pas des tendres et nous étions rattachés à un bataillon disciplinaire, nos entorses au règlement mettaient de l’ambiance, on ne s’ennuyait pas, rien de bien méchant mais une facilité naturelle à réinterpréter la discipline que les autorités militaires de la République appréciaient peu. Malgré tout, c’est au Viêt-Nam que j’aimerais retourner avant de mourir, revoir Cholon et Saigon, je ne reconnaîtrais certainement rien, mais je veux me fabriquer des images dans ma tête, des images que j’emporterai dans l’au-delà. J’ai été heureux, à mon âge on fait des bilans, définitifs, pas des projets de voyages lointains, mais je peux parler à des animaux donc tout est sûrement possible et si cela ne l’est pas, possible, peu importe, plus rien n’a d’importance. Le fatalisme est l’apanage des vieux, pas de tous, il y a ceux qui ont peur de mourir, plus l’échéance approche et plus ils ont peur mais ils ne le montrent pas car même devant cette peur légitime, ils sont lâches. Nous sommes la dernière génération heureuse, les personnes nées dans les années soixante par exemple n’ont pas vécu l’espoir, je veux dire l’espoir durable, elles n’ont pas connu l’après-guerre, ces années joyeuses où malgré le traumatisme, il faut s’agiter pour reconstruire et l’esprit occupé aide à oublier le pire, c’est bien notre problème à nous les vieux, nous ne sommes plus occupés alors nous ne réussissons pas à oublier le pire de notre quotidien, Maria m’y aidait, me sauvait de la dépression, juste par une échancrure de blouse, le miracle du désir même quand il n’est plus assez fort pour faire bander un vieillard. Mais mes enfants par exemple, ils sont désabusés, et il en est ainsi pour tous ceux de leur génération, ils trouvent un équilibre dans leur vie, ils se construisent parfois quelque chose d’acceptable, voire d’appréciable, mais ils sont la plupart du temps désabusés, fatalistes devant ce monde qui se vautre, qui s’écroule dans la fange. Je ne parle même pas de la génération de mes petites filles nées à la fin des années quatre-vingt, cette génération est en train de comprendre ce qu’est la crasse du monde, et elle comprend que cette crasse s’étend de plus en plus, qu’elle n’épargnera pas un seul mètre carré de la terre que nous foulons, et nous courrons vers le chaos et le chaos est déjà en marche mais nous courrons, et personne ne sait plus quoi faire pour empêcher le désastre annoncé et désormais certain à l’horizon de cinquante ans. Au début des années soixante dix on nous annonçait un an 2000 ultra technologique, les voitures voleraient, tout serait propre, bien rangé, personne ne manquerait de rien, la prospérité et le bonheur pour tous. La réalité est tout autre, misérable et sale, insupportable. Il est temps que je m’en aille de ce monde, mais seulement après avoir vu le Viêt-Nam, il sera temps ensuite de tirer sa révérence comme disent les artistes de théâtre. On devra emmener avec nous la culpabilité d’avoir sacrifié l’avenir de nos petits enfants sur l’autel de la société de consommation. Les vieux, on a au moins le droit de radoter et de déclamer

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des lieux communs, des poncifs sur la déchéance du monde, on en a le droit et le pire c’est qu’ils sont ou seront rapidement avérés. Ah ! Les voilà enfin, avec le tuyau d’arrosage…

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Acte 4 (Dans la maison)

Scène 1 : Dosto et Lumia s’activent

LUMIA : Dosto ! Alors tu as parlé aux gendarmes ? DOSTO : Ne m’appelle pas Dosto, il y en a assez avec ton grand-père. Oui j’ai parlé avec les gendarmes, ils vont contacter le cirque et pour l’instant ils nous demandent de garder l’autruche dans un enclos, comme si elle était facile à attraper ! LUMIA : Moi j’aime bien t’appeler Dosto, ça fait chic, comme la psy pour les gosses. DOSTO : La psy, c’est Dolto avec un L et c’était la mère du chanteur Carlos, Papayou, comme quoi c’est toujours le cordonnier le plus mal chaussé. LUMIA : Ah oui super, je vais t’appeler Papayou ! DOSTO : N’y pense même pas, Papayou c’est une des chansons de Carlos, tu connais pas tes classiques. À part Jack Kerouac, tu ne connais rien. L’autre jour j’ai pensé à toi en regardant la télé, l’agent Kimball Cho faisait une enquête où il était question de littérature et à moment donné il a dit au suspect principal « Kerouac, c’est un clochard largement surestimé ». LUMIA : Qui c’est ce Nazebroque ? DOSTO : Décidément tu connais pas tes classiques, c’est le flic d’origine coréenne dans la série américaine « The Mentalist », c’est mon personnage préféré, calme, taciturne et ultra sérieux, toujours un jugement pragmatique sans fioriture. LUMIA : Là en tout cas c’est un Nazebroque et tu sais aussi que je lis beaucoup. DOSTO : Ah oui, l’intégrale de Beigbeder, celle de Marc Levy, il ne te manque que Paulo Coelho et tu es parée. J’oubliais aussi toutes les biographies de Steve Jobs… LUMIA : Toi et tes écrivains russes, il n’y a pas que ça, hein ! DOSTO : Non il n’y a pas que ça, il y a la littérature française mais les Français m’ennuient dans tout ce qu’ils expriment, pas à cause de leurs écrivains, ils ont les plus grands mais par ce qu’ils expriment depuis trente ans, dans la littérature, le cinéma et même la chanson. Mais ça n’engage que moi bien sûr. A part ça, tu as eu ta mère ? Elle prend le chat ? LUMIA : Sa réponse a été « Ok, si ton père n’a vraiment aucune autre solution mais maximum trois jours ». DOSTO : Trois jours c’est suffisant, tu lui as dit pour Babbò ? LUMIA : Oui, elle veut qu’on la tienne au courant, elle y tient. DOSTO : Ok. LUMIA : Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? DOSTO : On finit de préparer les affaires pour Babbò, on récupère Horatio, on essaye de le mettre dans la cage de transport, ça va être encore un cinéma je te dis pas, comme d’habitude et on tente d’enfermer l’autruche dans l’enclos du champ où il y a le figuier. LUMIA : Oui, j’ai vu qu’elle était au pied du figuier avec Horatio alors j’ai fermé le portail, elle ne peut plus sortir, elle a l’air calme elle ne s’est pas rendue compte que je l’avais emprisonnée. DOSTO : Parfait.

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LUMIA : J’ai fait aussi quelques photos, c’est dommage je n’ai pas mon drone sinon j’aurais filmé l’autruche en volant, comme dans un documentaire africain. DOSTO : Quel drone ? Tu as un drone ? LUMIA : Oui j’ai un drone, un petit engin volant avec une caméra accroché au dessous. DOSTO : Et ça te sert à quoi ? LUMIA : A faire des films en vue aérienne ? DOSTO : C’est pour ton boulot ? Je croyais que tu dessinais des baignoires, vous vous lancez dans la baignoire volante ? LUMIA : Très drôle, il n’y a pas que le boulot dans la vie. DOSTO : Donc c’est un jouet, tu t’amuses avec un hélicoptère télécommandé, un jouet de riches. LUMIA : Oui je m’amuse avec mon jouet et je ne te le prêterai pas. DOSTO : Remarque c’est à la mode, les Américains maintenant, chaque fois que quelqu’un les emmerde quelque part dans le monde, ils envoient un drone, et hop un missile dans la tête, ni vu ni connu. LUMIA : Moi aussi je vais équiper le mien d’un dispositif pour envoyer des petites décharges électriques et je vais venir te survoler quand tu dors, ni vu ni connu. DOSTO : Je reconnais bien ta douceur et ton sens de la démocratie, c’est toi que je vais envoyer en Syrie avec ton drone, tu verras un peu ce que c’est de jouer les espions volants. LUMIA : Bouhhh ! Quel psychorigide, tout de suite les américains, la Syrie, on parlait d’un simple drone pour faire des vidéos aériennes, pas de déclencher la prochaine guerre mondiale, ni même de sauver ou d’abattre la démocratie. Il a raison Babbò, tu es chtarbé, toujours azzezzu. DOSTO : Si tes références viennent de Babbò, on n’est pas sorti de l’auberge, lui il n’a jamais rien pris au sérieux, il ne s’est jamais inquiété de rien, il avait ta grand-mère qui s’occupait de tout et même de lui comme d’un enfant de dix ans, alors bien sûr il n’avait besoin de penser à rien, mais uniquement à sa petite personne. LUMIA : C’est bon, je déconnais, calmos, en plus tu verras, le drone c’est super, on peut faire plein de choses avec, j’ai plein d’idées, des films promotionnels, filmer le patrimoine des villes et des villages, et après le plus amusant c’est le montage de ce que l’on a filmé, en mettant aussi de la musique. DOSTO : Bien, tu me montreras ce que tu fais, je suis curieux de voir. LUMIA : Et la maison ici, qu’est-ce qu’on va en faire après ? DOSTO : Moi je n’en veux pas, je n’y venais pratiquement jamais, sauf ces derniers mois pour rester un peu avec Babbò. LUMIA : Tata et tonton voudraient la récupérer. DOSTO : Je n’y suis pas opposé, c’est pas un cadeau, il faut s’en occuper et il faudrait investir pas mal d’argent pour la rendre confortable et habitable en hiver aussi. LUMIA : Ils voudraient s’y installer pratiquement à l’année. DOSTO : Dans ce trou loin de tout ? Bon courage à eux, mais s’ils veulent, pourquoi pas. En tout cas il faut que quelqu’un s’en occupe sinon elle va rapidement se dégrader. La moitié du patrimoine de l’île est à l’abandon, dans les villages. On dit que c’est la faute de l’indivision mais en réalité même quand ce n’est pas le cas, les gens n’ont plus envie

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de venir s’installer dans l’intérieur, ils y viennent de moins en moins même durant l’été. Il n’y a pas d’îliens qui désirent acheter des maisons de village, ils ne savent déjà pas quoi faire des leurs, et les îliens n’ont aucune intention d’investir de l’argent pour acquérir des maisons en mauvais état, coûteuses à entretenir et extrêmement coûteuses à restaurer ; ceux qui prétendent le contraire sont soit de romantiques naïfs, soit des hypocrites cyniques. LUMIA : Et alors qu’est-ce qu’on fait, on vend aux pinzuti3 et aux étrangers ? Ce sont les seuls qui veulent acheter, pour eux l’île est un paradis pour les vacances, et il y a de plus en plus d’îliens qui vendraient leurs parents pour un peu d’argent. DOSTO : Mais oui, nous si on avait pu vendre un bien pour payer tes études on l’aurait fait sans hésiter et sans se sentir des traîtres à la patrie. Cette maison-ci c’est différent, c’est celle où tes arrières grands-parents se sont installés au retour d’Indochine, c’est celle où ont grandi ton grand-père et sa sœur, c’est celle où tes tantes et moi nous avons passé les premières années de notre vie et toi et tes cousines vous y avez passé toutes vos vacances d’été. C’est la maison familiale, il n’y en a pas d’autre, on doit la garder dans la famille, pour Babbò, pour nous, pour vous les petites. Tu la ressens comme tienne cette maison ? Tu y as des souvenirs importants, non ? LUMIA : Oui, très importants et moi non plus je ne veux pas qu’elle quitte la famille, je suis d’accord pour que tonton et tata en deviennent propriétaires mais j’aimerais avoir un droit de visite quand j’en ai envie, ce devrait être comme ça pour moi et pour mes deux cousines. DOSTO : Bien sur que ça doit être comme ça, on doit pouvoir trouver une solution équilibrée, tonton et tata seront d’accord, le notaire trouvera le moyen. Tiens, regarde Maria arrive, elle est toujours disponible, à la ville comme ici. Tu la salues et tu vas chercher Horatio s’il te plait, je dois parler un peu avec Maria.

Scène 2 : Lumia sort, Dosto accueille Maria

DOSTO : Merci d’être venue Maria, c’est très gentil, Yubo serait content de vous savoir ici. MARIA : Tu sais bien que je le fais pour Yubo et pour toi, tu n’as qu’à me dire ce qu’il y a à faire. DOSTO : Maria, je t’en prie on ne peut pas se tutoyer ici, on pourrait nous entendre, ce ne serait pas bien. MARIA : Pas bien pourquoi ? Ou c’est moi qui ne suis pas assez bien pour toi ? DOSTO : Mais que dis-tu ? Nous ne sommes plus au dix-neuvième siècle et tu sais bien que je ne suis pas comme ça et tu connais aussi la relation difficile que j’ai avec ma fille. MARIA : Ta fille va bientôt se marier, je pense qu’elle ne se préoccupe plus de la vie privée de son père, d’ailleurs de ce que j’en sais, il y a déjà une éternité qu’elle ne s’en préoccupe plus ou pire qu’elle ne veut rien en savoir ou pire encore qu’elle ne se fait plus d’illusions à ce sujet, un peu comme moi.

                                                                                                               3  Terme humoristique par lequel les Corses désignent les Français  

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DOSTO : Comment comme toi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? MARIA : Rien, juste que cela fait un an que nous avons une relation suivie et que personne dans ton entourage n’est au courant, pas même Yubo, qui lui me prend pour Maria González la bonne espagnole du film « Les femmes du sixième étage » avec Fabrice Luchini. C’est vrai que je suis moi aussi espagnole, je n’ai pas fui le Franquisme, je suis arrivé dans ton île à cause de la crise dans mon pays et malgré de hautes études là-bas, ici je suis aide-ménagère et je m’en contente et j’en suis même fière car ce métier m’a permis de te rencontrer. Mais je crois bien que mon histoire ne se finira pas dans le bonheur comme celle de Maria González. Si je rentre en Espagne, je suis certaine que tu ne me rejoindrais pas. L’amour tu le vis par procuration dans des romans que tu ne publieras certainement jamais, Yubo a raison, et même dans tes romans toutes tes histoires échouent lamentablement parce que le héros a toujours quelque chose qui ne lui convient pas. Le mieux est l’ennemi du bien, tu n’as et tu n’auras jamais le mieux et tu te prives irrémédiablement du bien. DOSTO : On dirait Yubo qui parle, il est contagieux... déjà que je dois encaisser ses sarcasmes, si tu t’y mets, je suis cuit. MARIA : Même cuit tu n’es pas comestible, pas tendre du tout. DOSTO : C’est fou, on dirait vraiment lui. Et je ne suis pas d’accord, ce n’est pas juste, je suis tendre avec toi. MARIA : Tu es tendre quand on est étendu sur le lit, quand je dépose des baisers sur le bord de tes lèvres, quand je mouille légèrement tes paupières avec ma bouche humide, tu es tendre et je sentirais presque l’amour dans ces moments là. Tu es tendre quand tu m’écris des poèmes qui promettent les brûlures de la passion et l’ennui de l’éternité, cet ennui dont rêve toute femme amoureuse. Oui, tu es tendre et je bois cette tendresse comme l’élixir de jouvence, un breuvage que tu t’empresses de transformer en ciguë dès que tu sens ton cœur prendre le pas sur ta raison. Tu ne pourras te sauver par la terre brulée, tu ne pourras plus longtemps, te préserver des gens qui t’aiment, tu devras affronter ton incapacité à vivre dans ce monde, tu le devras car je ne te lâcherai pas, je t’y obligerai avec toutes mes forces et tu me rejetteras si tu le veux mais uniquement si tu me hais, pas pour préserver le confort de ton inexistence. Tu le sais, tu n’es rien si tu n’aimes pas, tu n’es rien si tu ne m’aimes plus et tu n’es rien si tu ne m’assumes pas, face au monde qui t’entoure, au moins face à Yubo et Lumia. DOSTO : Maria, douce Maria, on ne peut pas discuter de cela maintenant, tu comprends bien que je ne peux me concentrer sur cette discussion, mais nous le ferons, sérieusement, je te le promets. MARIA : Je sais bien qu’en ces jours tu ne peux le faire mais je veux aussi que tu aies à l’esprit qu’une page se tourne dans ta vie, un chapitre se clôt définitivement sur ton enfance, ton adolescence et sur la relation à tes parents, un vide, naturel, se crée désormais et je veux être là pour le combler, pour exister dans cette nouvelle période qui s’annonce pour toi. Ta fille n’a rien à voir avec ta vie, elle a la sienne, et toi tu n’as plus d’excuses pour enfin réaliser la tienne. DOSTO : Oui, je veux changer ma vie, je veux aussi quitter l’île, j’y étouffe. MARIA : Tu étouffes toujours et partout. Et moi tu crois que je n’étouffe pas à vivre aux côtés d’un homme qui ne me laisse jamais une seule bouffée d’oxygène ? Nous

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devons respirer ensemble ou nous noyer séparément, il n’y a rien qui vaille la peine de sacrifier sa vie, pas même et surtout pas la peur de perdre l’être aimé. Tu as déjà vécu ailleurs, avec d’autres femmes, par intermittence mais tu n’as jamais quitté totalement ton île, tu ne le peux pas, à moins que ce ne soit de vivre totalement avec quelqu’un que tu ne peux pas, ici ou ailleurs. DOSTO : Tu es comme Yubo, lui et toi vous croyez que je suis un inadapté, un handicapé des sentiments, que je suis un écrivain frustré parce que je ne veux pas publier. Je ne veux pas publier parce que je n’écris pas pour les autres, tu vois même dans ce que j’aime le plus, je suis un égoïste, je n’arrive plus à faire pour les autres, je n’arrive déjà pas à faire pour moi-même et c’est justement peut-être là que le bât blesse, je ne peux faire mon propre bonheur comment pourrais-je faire le bonheur de quelqu’un d’autre. Je suis souvent écorché vif mais c’est chez moi une forme d’équilibre, vous croyez que la sagesse n’appartient qu’aux gens calme, aux léthargiques du comportement sociétal ? Je suis une bombe qui n’explosera jamais mais je peux libérer mon énergie pour les choses qui le méritent, pour QUI le mérite, ce n’est pas à moi de choisir. MARIA : Ne choisis pas mais ouvre les yeux et vois qui pourrait être choisi. Je ne veux rien mériter, je veux seulement exister dans ta vie. DOSTO : Chuuuut ! Voilà Lumia. MARIA : Tu m’irrites avec ton chut.

Scène 3 : Lumia entre et rejoint, Dosto et Maria

LUMIA : Bonjour Maria, je suis contente de vous voir, Dosto m’a dit que vous alliez venir pour nous aider à préparer la maison. MARIA : C’est normal, tu sais, Yubo compte beaucoup pour moi et je voulais vraiment le faire. DOSTO : Oui Maria, nous vous sommes très reconnaissants. Et toi Lumia, arrête de m’appeler Dosto, je n’aime pas et je te l’ai déjà dit. LUMIA : Ok, Papayou, je le ferai plus. MARIA : Moi j’aime bien Dosto, ça vous va bien. Yubo me disait qu’il vous appelait Dosto en référence à Dostoïevski qui est votre écrivain préféré. DOSTO : Oui mais de sa part c’était sarcastique, il voulait souligner que je me prends pour un écrivain russe mais que je n’ai jamais publié. MARIA : C’est tout Yubo, mais ce n’est pas méchant, il joue les méchants mais il ne l’est pas et il vous estime beaucoup en réalité. DOSTO : Nos relations n’ont jamais baigné dans l’harmonie, ni dans la monotonie non plus, ce n’était pas si mal, en fin de compte, ça fait des étincelles amusantes. LUMIA : Comme toi et moi alors, mais les étincelles, elles ne sont amusantes que pour toi, heureusement je suis ininflammable sinon il y a longtemps que j’aurais été carbonisée. DOSTO : Même type de sarcasmes que son grand-père, la douceur et la sympathie à l’état pur, le prix Nobel de la gratitude, l’Oscar du victimisme. LUMIA : Et voilà, il se prend pour Michel Audiard mais ses dialogues sont en bois et ne font même pas rire.

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DOSTO : Et bing, voilà ce que je disais au sujet du sarcasme. MARIA : C’est fou, vous n’arrêtez jamais de vous chamailler, ce n’est pas le moment, on a des choses à préparer. DOSTO : Lumia, tu n’as pas réussi à attraper Horatio ? LUMIA : Non, c’est une peste ce chat, à peine il m’a vu arriver avec la cage de transport il s’est enfui en haut de l’arbre. Il y avait l’autruche qui me fixait et qui se demandait ce qu’il se passait. J’avais peur qu’elle me donne un coup de bec sur la tête. DOSTO : Ça aurait fait toc, toc. LUMIA : Je vais dire à l’autruche de t’inscrire à l’école du cirque avec les chinois. MARIA : Ne recommencez pas, je me mets au travail et vous, faites ce que vous avez à faire.

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Acte 5 (Sous le figuier)

Scène 1 : Yubo, Horatio et Moomy observent

HORATIO : Vous avez vu Lumia, elle voulait me chopper et me remettre encore dans la boite, surement pour m’amener chez la nymphomane allergique. YUBO : Je me demande ce qu’ils ont tous à s’agiter, et toi Horatio tu peux descendre de ta branche, elle est partie et puis cesse d’appeler mon ex belle-fille nymphomane, allergique oui mais nymphomane non. Ce n‘est pas parce qu’elle a quelques amants de temps en temps qu’elle est nymphomane, chat stérile… et pas seulement stérile pour la reproduction. HORATIO : je préfère rester ici, je vois tout et je les verrai arriver de loin au cas où. YUBO : Comme tu veux. Bon j’ai réfléchi et je veux qu’on aille au Viêt-Nam, je veux revoir le pays où j’ai passé mes premières années de vie. HORATIO : Rien de plus simple, Moomy nous prend sur son dos et on vole jusqu’au Viêt-Nam, ah mais zut, les autruches ça ne vole pas et si on doit y aller à la nage vous savez que les chats n’aiment pas l’eau. Tu es vraiment gâteux le vieux. YUBO : J’ai une idée pour nous faire voyager, il va déjà falloir partir d’ici, aller jusqu’à la mer, ou plutôt au port et de là on trouvera le moyen d’embarquer, avec le fric on peut tout, même accompagné d’un chat débile et d’une charmante autruche. HORATIO : C’est ça, appelle un taxi bétaillère pour l’Autruche. MOOMY : Au lieu de dire des bêtises Horatio, tu ferais mieux de descendre de ton perchoir, on n’est pas dans un remake du Corbeau et du Renard, et je n’ai aucun intention de chanter tes louanges, pas même pour te flatter. HORATIO : Eh ! Regardez, là-haut sur le chemin, une procession. C’est bizarre en plein jour et en cette période. La sainte Marie est déjà passée. MOOMY : En effet ! Il y a du monde en plus. YUBO : Ce n’est pas une procession, c’est un enterrement, le cortège monte vers le cimetière. Il y a du monde, en effet, on ne m’a pas dit que quelqu’un était mort au village, on ne me dit plus rien et on ne m’achète même plus le quotidien pour que je puisse consulter les avis de décès. HORATIO : De toute façon tu es trop vieux et impotent pour aller aux enterrements, donc les morts sont morts, tu sais où ils sont, il n’y a plus le feu pour aller les saluer. Quand je pense que tu parles d’aller au Viêt-Nam, ça me fait rigoler. YUBO : C’est important d’aller aux enterrements sinon ensuite personne ne vient au tien. HORATIO : Quelle importance, tu es mort, tu es mort, tu ne peux pas voir qui est présent ou pas à ton propre enterrement, tu as trop regardé le film « Ghost » avec Patrick Swayze. YUBO : Et toi c’est fou la culture que tu as, tout passe par ce que tu as vu à la télé, je vais t’appeler Téléchat comme la célèbre émission qui mettait en vedette un chat et justement une autruche. MOOMY : Je ne connais pas, je ne l’ai jamais vue. YUBO : Horatio non plus ne l’a jamais vue, vous êtes trop jeunes.

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HORATIO : Regardez ! C’est vrai, c’est un enterrement, le cortège bifurque vers l’entrée du cimetière. Il y a vraiment du monde. YUBO : Il y aura au moins autant de monde au mien, je n’ai pas raté un enterrement depuis plus de soixante ans, tout le canton devrait y être. HORATIO : Tu as raté celui-là donc la famille de cette personne se vengera et ne viendra pas au tien. C’est bête pour toi, ça peut faire du monde. YUBO : Je suis quelqu’un d’aimé et de respecté donc pour moi aussi il y aura beaucoup de monde. HORATIO : La valeur d’un être humain s’évalue-t-elle au nombre de personnes présentes à son enterrement ? Comme si la valeur d’un homme politique pouvait s’évaluer au nombre de voix obtenues. YUBO : Oui justement, le nombre de personnes présentes à l’enterrement démontre combien on est estimé et pour le nombre de voix, c’est la règle démocratique, c’est celui qui en a le plus qui gagne. HORATIO : Pauvre Mozart qui a fini dans la fausse commune, dans l’anonymat le plus total. YUBO : Il était con comme un ballet et il n’avait pas d’amis. MOOMY : Yubo, vous êtes méchant, c’était un génie, pas très équilibré mais les génies comme lui ont le droit de ne pas être parfaits. HORATIO : Le curé fait son dernier prêchi-prêcha, ils vont pas tarder à mettre le cercueil dans la tombe. Et ensuite chacun chez soi et Dieu pour tous et repos éternel pour le défunt ou la défunte. MOOMY : Oui, c’est triste. HORATIO : C’est la proximité qui te rend triste, tu assistes à un enterrement à portée d’yeux et tu es triste, tu ne sais même pas qui on enterre, ça pourrait être un enfant, un jeune ou un vieillard centenaire, tu ne le sais pas et il y aurait dans les deux premiers cas une raison d’être triste et dans le dernier une raison de se réjouir car quand les personnes meurent très âgées on devrait se réjouir du fait qu’elles aient eu une vie très longue, en même temps, si elles ont eu une vie très longue mais très malheureuse, dans ce cas aussi on ne peut pas se réjouir, donc ça ne sert à rien d’être triste. YUBO : Et quand ce sont des parasites inutiles comme toi Horatio, on doit être triste ou se réjouir ? HORATIO : Si je n’existais pas, il faudrait m’inventer, sans moi la vie des membres de cette famille serait morne. Mais pour ce qui est de nos émotions face à la mort, c’est d’une hypocrisie insupportable, toutes ces personnes qui viennent embrasser les proches en présentant leurs condoléances, une fois, deux fois, dix fois, pour qu’on note bien qu’elles ont fait leur devoir et qui se composent un visage déformé par le chagrin et le regret, beurk, c’est dégeulasse. Et le soir, quand elles rentrent chez eux, elles allument la télé, elles regardent les infos, elles voient les images atroces de quelques tueries qui ont eu lieu dans la journée à l’autre bout du monde et elles ont la larme à l’œil, juste le temps de trouver la télécommande et de zapper vers une autre chaine sur laquelle un jeu débile leur rendra le sourire instantanément. MOOMY : Mon cher Horatio, je ne sais pas ce qui t’est arrivé dans la vie mais tu es terriblement frustré et aigri. C’est dommage, tu sembles un esprit libre mais tu es

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prisonnier de tes psychoses et du mépris que tu voues à l’humanité en général mais aussi aux humains en particulier, y compris à ceux qui te sont proches. HORATIO : Sans vouloir te contrarier, je te rappelle que toi et moi ne faisons pas partie de l’humanité et nous ne sommes pas des humains. MOOMY : Tu as bien compris ce que je veux dire, nous sommes des terriens si tu préfères, nous aussi, nous sommes des terriens, ce sont les humains qui l’oublient trop souvent. HORATIO : Tu crois que nous sommes des animaux comme les autres ? Nous pouvons discuter avec les humains, les autres animaux en sont incapables. MOOMY : Avec un seul humain et nous ne savons pas si ce sont les autres animaux ou les autres humains qui en sont incapables. YUBO : Horatio tu nous saoules avec tes histoires, ce que veut dire Moomy c’est que tu nous gaves, tu radotes et tu nous gaves. HORATIO : Le type il est capable de pleurnicher pendant des heures sur l’état du monde dans ce qu’il a pour habitude d’appeler monologues de la crasse et ce serait moi le radoteur. YUBO : Bien sûr que je radote avec mes monologues de la crasse, bien sûr, le monde ne peut prêter qu’à ce radotage tant la crasse est partout. HORATIO : Votre génération n’y est pas pour rien dans l’accumulation de la crasse, et celle de vos enfants non plus, vous petits enfants vont crouler sous la crasse et eux ils n’auront même plus le temps de refiler le bébé avec l’eau sale du bain à leurs propres enfants, il est trop tard, ils n’auront plus l’opportunité d’inverser la vapeur, c’est le précipice qui les attend, le mur de plein fouet, le train ne sifflera pas trois fois. YUBO : Qu’est-ce qu’il est crispant avec ses références cinématographiques à la noix, il faut qu’il les foute partout et à tord et à travers. Dis nous plutôt où ils en sont avec la cérémonie. HORATIO : Les gens sont en demi-cercle autour de la tombe, je ne distingue pas très bien, ils vont mettre le cercueil dedans je suppose, c’est presque fini, après les maçons scelleront la porte et voilà, l’éternité. YUBO : L’éternité, j’y pense, c’est bientôt mon tour, je me demande ce qu’ils ont prévu au ciel pour qu’on ne s’emmerde pas, l’éternité c’est long et encore plus sans la blouse échancrée de Maria. HORATIO : Quel obsédé celui-là ! YUBO : Je plaisante. À mon âge il y a bien d’autres choses qui m’obsèdent, le passage par exemple et ce que l’on trouve de l’autre côté. Je me demande s’il n’est pas préférable de ne rien trouver de l’autre côté, s’il ne serait pas mieux qu’il n’y ait rien, tu meurs, si possible en douceur, et voilà, c’est fini, on n’a plus conscience de rien, ni de ce que l’on est, ni de ce que l’on a été. J’aime cette idée, je ne veux pas qu’il y ait de passage, il me fait peur. On nous bassine depuis qu’on est petit en nous inculquant que le royaume des cieux est merveilleux, que ça valait la peine d’en baver ici-bas, juste pour mériter une meilleure place là-haut, mais les banquiers qui n’ont jamais tué personne, qui se sont contentés de nous baiser en douceur et en toute légalité, ils vont en enfer ou au paradis ? Si je rencontre celui qui m’a fait suer pendant des années au début de mon mariage, comme je vais pouvoir lui casser la gueule puisque tout le monde est censé être gentil et

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que de toute façon, on sera dématérialisé. Je te parle même pas du sexe, le cureton m’a dit que les besoins primaires n’existent pas, on ne ressent plus le désir charnel, quelle bonne nouvelle, la plus belle chose au monde et aussi la plus perverse nous est ôtée. J’aime beaucoup un dicton italien qui dit : « Les femmes biens vont au paradis, les autres elles vont où elles veulent ». Moi je voudrais qu’on aille nulle part, on meurt et basta. Je ne veux pas le passage, je veux m’endormir en douceur, rêvant que je suis dans les rues de Cholon en Pousse-Pousse et que le jeune asiatique qui me promène me raconte dans un Français de réminiscence mais encore très compréhensible, comment son arrière grand-père était l’ami d’un gendarme venu d’une île de Méditerranée, c’est comme ça que je veux partir, en ayant ce rêve comme ultime destination.

Scène 2 : Horatio et Moomy restent seuls (Yubo est escamoté de la scène)

MOOMY : Regarde, nous sommes seuls, tu crois qu’il nous a abandonnés et qu’il est parti pour le Viêt-Nam ? HORATIO : Comment il aurait fait ? Il n’arrivait pas à se lever. Il est parti, comme ça, on s’est absenté moins d’une minute, on revient, il n’est plus là. MOOMY : Il en avait marre de nous, il a appelé un taxi, il n’aurait pas pu voyager avec nous, avec moi, c’était impossible. En tout cas, on ne le verra plus, j’ai cette intuition, il voulait tant réaliser son rêve, je crois qu’il a trouvé la force et le moyen de le faire. J’aimerais qu’il se promène dans les rues de Cholon, il ne retrouvera pas ce qu’il y a laissé il y a quatre-vingt-trois ans, peu importe il s’inventera des souvenirs, il les adaptera, il reconnaîtra des visages qu’il n’a jamais vu, des lieux qui n’existaient pas à cette époque et il sera heureux. HORATIO : Et ça fume quoi une autruche à part la moquette ? Des herbes chinoises ou le classique hachisch ? MOOMY : Franchement tu n’as aucune imagination et tu es d’un cynisme et d’une banalité incroyable, c’est vraiment lassant. Oui, je crois qu’il pourrait être parti pour le Viêt-Nam, que préférerais-tu que j’imagine ? Et toi, si tu le pouvais, où irais-tu ? HORATIO : Certainement pas dans un pays asiatique, chez ces sales bouffeurs de chats. Et puis je suis bien ici, du moment que j’ai la télé. MOOMY : Oui un peu comme les personnes âgées dans les maisons de retraite. Moi je suis un peu fatiguée de voyager, mais dès que je m’arrête, je m’ennuie vite. C’est pas que je m’ennuie mais je n’aime pas le train-train et tout ce qui est habitude, j’aime changer de pays de temps en temps, m’y installer pour quelques rares années et puis changer à nouveau. HORATIO : Et tu as changé souvent ? MOOMY : En dehors de mon travail d’artiste de cirque durant les tournées, oui j’ai déjà vécu dans au moins cinq pays différents, à chaque fois que je tombais amoureuse j’allais m’installer avec lui dans son pays. HORATIO : Tu étais soumise quoi, tu filais doux.

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MOOMY : Mais non, quelle idée stupide, quand on a eu cinq maris, on n’est soumis à personne, j’avais simplement envie de découvrir l’habitat de mes époux. Je n’ai en tout cas pas envie de retourner vivre dans la savane africaine. HORATIO : Et en ce moment où vis-tu ? MOOMY : Celui que j’aime est avec moi sur le cirque, donc nous vivons en voyage en permanence, je ne sais pas où nous nous installerons après la tournée. J’ai déjà connu la Grèce, Athènes, la Crète, Corfou et l’ile de Santorin. J’aimerais bien retourner vivre à Athènes ou sur l’île de Santorin. Ce furent les plus belles années de ma vie. HORATIO : Et puis ton pingouin s’est tiré et t’a laissée tomber comme une vielle chaussette je parie. MOOMY : Mon mari est mort espèce d’animal sans âme, tu ne mérites pas même que l’on t’adresse la parole. Et Yubo est parti, certainement pour toujours mais tu ne penses qu’à ton petit jeu des sarcasmes, comme si c’était le moyen d’étalonner ton intelligence. Ce n’est pas à ça que l’on te juge, tu te trompes, faire un bon mot ne suffit pas à être un Oscar Wilde ou un Sacha Guitry, tout juste un Philippe Bouvard et encore. Tu m’as épuisée et je veux m’en aller maintenant, je veux retrouver mon cirque et repartir en tournée et ne jamais plus te voir. Tu es incapable d’avoir des amis, Yubo aurait pu être un ami pour toi, un ami humain, intelligent, tu ne te rends même pas compte du miracle que c’est de pouvoir être compris par un humain et de discuter avec lui. HORATIO : Ça fait cinq ans que je suis né et que je suis dans cette famille et c’est la première fois que je parlais à Yubo, je ne sais pas pourquoi on ne pouvait pas le faire avant, mais oui, tu as raison, c’est comme un miracle, un miracle qui n’a servi à rien. MOOMY : Ça ne t’a servi à rien à toi, mais lui je crois qu’il se sentait isolé et abandonné de tous, c’est comme cela qu’il a trouvé la clef pour que nous le comprenions et que nous puissions discuter avec lui, juste avant de partir pour son Viêt-Nam natal. Ce n’est pas rien, c’est même un énorme miracle, un miracle énormément utile. Combien d’humains vivent ce miracle qui les conduit sur le voyage retour vers la première enfance, je ne sais pas, combien d’animaux aussi, j’espère qu’en Grèce mon mari a eu le temps de vivre ce miracle avant son dernier voyage. Tout est là, si l’on peut dialoguer, il ne faut pas forcément dire des choses importantes, intelligentes ou sarcastiques, mais simplement dire, parler et surtout écouter.

Scène 3 : Dosto et Maria arrivent sous le figuier (Horatio et Moomy ne sont plus là)

DOSTO : Il aimait venir s’allonger sous le figuier. Il me racontait qu’il passait ses après-midi à l’ombre sur la route quand le figuier était là-bas, tu vois, juste au dessus de la Nationale. C’est ma grand-mère qui avait planté le premier et celui-ci c’est ma mère. Je veux l’arroser, une dernière fois, même si on a eu un été pourri avec énormément de pluie, je verse un peu d’eau, avec toi à mes côtés c’est tout ce dont j’avais besoin maintenant. MARIA : J’aime toujours ton romantisme, il berce mon cœur et tu le sais, je suis triste aujourd’hui et tu le sais aussi. Je veux verser un peu d’eau sur les racines de ce figuier

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pour être à tes côtés, comme tu dis, mais aussi pour me sentir partie de ton histoire et de ta famille. Je suis si triste, tu ne peux imaginer combien je suis triste, je ne me plains pas, je ne pleurniche pas, être triste ça ne veut pas dire pleurnicher, je n’implore rien ni personne, je garde en moi tes jolis poèmes, les mots doux que tu me susurrais à l’oreille quand nous faisions l’amour et même ceux, excessivement déchirants, que tu me griffonnais sur un coin de nappe en papier quand je t’annonçais que je te quittais : « Tu as asséché mon cœur des larmes qu’il n’a jamais versées et mon âme des mots qu’elle n’a pas su te dire… » et cent fois je te suis revenue. DOSTO : Tu es revenue car tu sais que je t’aime sincèrement et que tu es mille fois plus forte que moi malgré les apparences, je n’ai que l’énergie de mon désespoir chronique à t’offrir et c’est toi qui portes cette histoire à bout de bras. Je suis ton fardeau comme je suis aussi le mien et je ne trouverai la légèreté de m’échapper avec toi que si tu m’en donnes la force et l’insouciance. Ce n’est pas rien l’insouciance, c’est ce qui m’est le plus cher mais c’est ce qui m’est refusé, censuré par mes obsessions, bien sûr ce ne sont pas des névroses mais sans ton aide, je ne pourrai pas marcher, je ne parle pas de courir, ni de voler, non, simplement marcher. MARIA : Yubo parlait très souvent de retourner visiter le Viêt-Nam, il ne l’a jamais fait, personne ne l’a jamais aidé à réaliser son désir. Je ne le connaissais pas depuis longtemps, mais j’ai compris combien il aurait aimé faire ce voyage, retourner aux origines de sa vie, à la rencontre de ce que le monde moderne a détruit. Il plongeait les yeux dans mon décolleté de manière exagérément indiscrète, il radotait parfois avec ses anecdotes de guerre et son obsession pour ses monologues de la crasse comme il les appelait mais il va me manquer. Je vais partir pour l’Espagne, je n’ai plus rien à faire ici, je ne peux te sauver contre toi-même si tu n’es pas capable de faire le premier pas vers ton destin. Le destin ça commence par la vie au quotidien, par les choses les plus simples et surtout par la capacité à partager ces choses simples avec les gens qu’on aime, ils ne sont plus nombreux ceux qui peuvent encore nous aimer, tu as ta fille surtout et puis moi, les autres, tes sœurs et le reste de ta famille, ils ont leurs propres êtres chers à aimer, ils n’ont plus de temps à te consacrer et c’est normal, c’est le cycle de la vie. Fais simplement attention à ne pas laisser filer ta fille trop loin, elle va se marier mais tu resteras pour toujours l’homme de sa vie si tu fais tout pour ça, ça ne se fait pas tout seul, il faut s’engager beaucoup, ce n’est pas une compétition avec ton futur gendre, il est là, il est parfait et tu n’as pas le même rôle que lui comme tu n’as pas non plus à avoir la même présence, tu es cette présence diffuse et pleine qui est là même quand ta fille ne la voit pas. Tu te souviens, tu me l’as écrit à moi, il faut qu’il en soit ainsi avec ta fille également : « Être là en silence comme une ombre, Ton ombre qui te suit à chaque instant et qui jamais ne te quitte. Cette ombre elle t’aime Même si sans soleil tu ne peux la voir, Même si la nuit elle semble être absente." DOSTO : Je veux faire attention à ma fille, j’ai toujours fait très attention à ma fille, certainement très maladroitement comme j’ai certainement été très maladroit avec Yubo, ces derniers mois, ces dernières années je l’ai rejeté du bout de ma permanente

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irritabilité, tu vois il est trop tard désormais, je ne veux pas qu’il soit trop tard avec Lumia… ni avec toi. MARIA : Il y a des vies qui nous frôlent et ce n’est que quand elles sont loin, quand elles nous sont devenues étrangères que l’on comprend, trop tard, qu’elles commencent à réellement nous manquer. DOSTO : Donne-moi ta main, viens, allons rejoindre Lumia, il est plus que temps.

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Souvenirs d’Indochine