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MONTAIGNE ET JULIEN L'APOSTATAuthor(s): Louis ConsSource: Humanisme et Renaissance, T. 4, No. 4 (1937), pp. 411-420Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/20673084 .
Accessed: 28/06/2014 18:56
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MONTAIGNE ET JULIEN L'APOSTAT
L'essai De la Liberti de Conscience, livre II, chapitre 19, est un des plus courts de Montaigne '.
Il est aussi un des plus curieux, le plus singulier et hardi peut-etre. Et il est un des mieux compos6s, un de ceux auxquels on sent que l'auteur s'est le plus appliqu6 de prime abord car il est peut-etre celui auquel il a le moins chang6 au cours des 6ditions sucessives, bien qu'il ait 6t6 un des articles d'animadversion o pour a les doc teurs moines n a Rome, en 1581. Il est tres plein, tras
serr6, difficile A resumer. Essayons pourtant : Montaigne, ds le d6but, pose le mal des intentions bonnes a quand elles sont conduites sans mod6ration n. Il se place dans
l'actuel, dans a ce d6bat par lequel la France est a pr6sent agit6e de guerres civiles n. Pour lui, deux choses sont
claires et qu'il s'agira de concilier car elles paraissent faussement divergentes : c'est le devoir de pr6f6rer comme a le meilleur et le plus sain party... celuy qui maintient et la religion et la police ancienne du pays n; et c'est aussi le devoir de s'abstenir de meler a cette juste pr6f6rence aucun 616ment de passion qui a pousse hors les bornes de la raison n, aucun zele, c'est-a-dire aucune emphase des
intentions bonnes.
C'est ce zble-la qui, au d6but de l'dtablissement de la
religion chr6tienne, s'6tant port6 contre les livres palens a caus6 a plus de nuysance aux lettres que tous les feux des barbares n. Ainsi a p6ri une bonne part de l'ceuvre de
Tacite, d6truite a plaisir a pour cinq ou six vaines clauses contraires A nostre cr6ance n. Ainsi a souffert d'autre
fagon encore la v6rit6 de l'histoire car on a pret6 aissment des louanges fausses ?A tous les empereurs favorables aux
1 Pages 457 ? 462 du tome II de l'?dition Villey, Alean, 1922.
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chr6tiens et on a condamn6 universellement ceux qui leur 6taient adverses. Ainsi a souffert injustement la m6moire de a
l'empereur Julien, surnomme l'Apostat n.
C'6tait pourtant (( un tres-grand homme et rare n, ce
Julien : philosophe, toujours consequent en ses actions avec sa philosophie; ayant laisse de tres notables exemples de toutes les vertus comme la chastete et la justice; justice meme envers les chr6tiens car envers ceux-ci a il estoit
aspre a la vdritd, mais non pourtant cruel ennemy n, en
nemi de la chretiente mais sans toucher au sang. C'est surtout cette justice envers ses adversaires que Montaigne loue chez Julien mais il fait ressortir aussi sa vertu d'absti
nence, sa sobriete et l'extraordinaire tension de son 6ner
gie dans l'6tude et dans l'action. Julien fut admirable, dit-il, en toutes les qualit6s d'un grand capitaine. Sa mort eut quelque chose de pareil a celle d'Epaminondas. Et
Montaigne entraine par l'admiration pour la constance
h6roique de ce chef bless6 a mort semble presque regretter sa d6faite '. Il exalte en Julien le singulier m6pris en quoi il avait la vie et les choses humaines et qu'il devait A la
philosophie. Cette philosophie l'avait aussi form6 A avoir a ferme cr6ance de l'6ternite des Ames n.
Voila pour les vertus humaines de Julien et, compar6es tour A tour A celles d'Alexandre, de Scipion et d'Epami nondas, elles semblent faire de l'Apostat dans la pens6e de
Montaigne la derniere expression de la grandeur morale du monde antique. Mais dans une seconde partie sym6
trique A la premiere Montaigne dit ce que Julien 6tait u en
matiere de religion n, par quoi il faut entendre ce qu'il etait suivant la perspective chretienne. Nous aurons un
peu plus loin a analyser ces pages essentielles a notre pro
pos. Nous verrons comment Montaigne, par une curieuse
tactique de son admiration, a trouva le moyen de nous
pr6senter en a celui qu'on a surnomm l'Apostat n un
1 ? Il demandoit incessamment qu'on le rapport?t en ce
m?me est?t en la mesl?e pour y encourager ses soldats, les
quels contest?rent cette bataille sans luy trescourageusement,
jusques ? ce que la nuict separa les arm?es. ?
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homme qui, en matiere de religion, 6tait a vicieux par tout n c'est-a-dire erron6 mais avec une constance et une
cons6quence absolues, mal plac6es mais h6roiques. Cepen dant Montaigne met aussi en valeur le genie politique de Julien. Et il termine son essai en comparant la politique de l'empereur envers les chretiens de Constantinople avec
celle des rois de France envers les protestants. Ainsi il
pose, avec une 6trange objectivit6, digne des plus grands historiens de l'avenir, une relation entre a le remuement n
que le christianisme meme fut a ses ddbuts et a le trouble de dissention civile n qu'etait de son temps, a lui, Mon
taigne, le christianisme des r6formes. Tel est ce chapitre dont le principal chef est en somme
l'apologie de Julien l'Apostat, ce theme 6tant, on le sent
bien, la grande affaire de Montaigne. La date de compo sition est relativement aisse a fixer par l'allusion que
Montaigne fait a la paix de Monsieur, au mois de mai 1576, et par l'influence du trait6 de Jean Bodin, Methodus ad
Facilem Historiarum Cognitionem, paru en 1572 mais
que, d'apreas Villey, Montaigne n'aurait lu que vers 1578 ainsi que l'ouvrage de Ammien Marcellin qui aux
livres XVI et XXV de sa Vie de Julien donne un remar
quable portrait de l'Empereur. C'est Bodin qui parait avoir fourni a Montaigne, aux
pages 113-114 de son Methodus, l'idde premiere d'une
rehabilitation de l'Apostat, contre le zele calomniateur des
6crivains chretiens. Bodin a propos de Julien 6ecrit : Is qui transfuga usurpatur, et cette expression a son echo dans
celle de Montaigne : a L'Empereur Julien, surnomm6
l'Apostat n. Seulement, alors que Bodin ne fait que sugge
rer en passant l'inexactitude de cette epithste de trans
fuge ou apostat, Montaigne developpera avec force l'idee
de la fid6lit6 de Julien a ses principes paiens. Un trait
curieux c'est que Bodin, tout comme Montaigne, loue
Amumien Marcellin d'avoir 6t6, bien que chr6tien, impar tial ai l'6gard de Julien alors qu'en fait cet historien fut
un fidele partisan de l'empereur. Ainsi pour nous sa v6ri
table impartialit6 consiste plutbt dans les reproches que
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dans les 6loges qu'il a adress6s A son imp6rial patron 1, sur certains traits d'intol6rance 1 '6gard des chrdtiens. De meme Montaigne nous semble avoir fait inexactement un chretien d'Entropius qu'il appelle ((mon autre tes
moing n. Quant aux t6moins adverses a Julien et qu'il ne nomme point, le principal est de toute certitude saint
Gr6goire de Nazianze, temoin oculaire de la jeunesse de
l'empereur et qui langa contre lui de c6lebres invectives. Il a puis6 une anecdote dans 1'historien chretien Zonaras
qui avait 6t6 traduit en frangais en 1560 par Millet de
Saint-Amour. Il aura puis6 ailleurs que dans Ammien Marcellin ce qu'il dit sur la croyance de Julien en l'6ter nite des ames, peut-etre dans Libanius gui, dans son
Epitaphios Juliani 2, a compara sa mort pour son calme et ses entretiens sur les destins de Pych6 A la mort de Socrate. Mais Montaigne s'il avait lu Libanius n'aurait-il
pas repris cette comparaison?
Nous verrons que par dela ces sources, par dela surtout
Jean Bodin gui avait esquisse la r6habilitation de Julien
'originalit6 de Montaigne reste grande et sa hardiesse.
Pierre Villey a releve dans une breve notice a cet essai ce
qu'il avait de hardi et en quoi il montre l'ind~pendance d'esprit de Montaigne, mais il en fait surtout a une piece de la peinture du Moi o de l'auteur, alors qu'il nous
semble faire bien plus largement tableau. Pour excuser
les remarques qui vont suivre, disons que peu de docu
ments nous semblent aussi interessants que cette apologie
de l'empereur apostat pour jeter un petit coup de sonde
dans la religiosit6 de Montaigne. Et que ce chapitre n 'a encore provoque ni l'6tonnement ni l'6tude qu'il mdrite.
Pour le peu d '6tonnement on 1l'expliquera de fagon assez
aisee : les la'es auront laisse aux examinateurs romains le
soin de se scandaliser s'il y avait lieu. Or a Rome on ne
se scandalisa guere sur ce chapitre bien que le frater fran
gais, charg6 de l'examen des Essais en 1581, ait relevd
1 Cf. Paul Allard, Julien Apostat, Paris, 1900-1907. 2 Edition Reiske, t. I, p. 614.
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cette (( excuse de Julien n comme de mauvais godt devant le Maestro del Sacro Palazzo. Ce dernier, fort bon homme
mais habile, remit A la conscience de Montaigne de a rabil ler )) cela ainsi que plusieurs autres articles qu'il sera hon de rappeler pour m6moire : avoir us6 du mot de fortune, avoir nomm6 les poetes h6rstiques, avoir dit que celui qui priait devait etre exempt de vicieuse inclination pour ce
moment, avoir estim6 cruaute ce qui est au delA de mort
simple, avoir conseill6 de nourrir un enfant A tout faire, et autres telles choses '. Comme a article d'animadver
sion n l'essai en question ne semble pas, d'apres le r6cit de Montaigne, avoir eu plus de relief que le reste dans
l'esprit des a docteurs moines n qui firent l'examen ni du frater frangais qui fit le rapport. Mais, A lire ce passage du Journal avec attention, on s'apergoit que Montaigne s'est
bien gard6 de marquer les degr6s d'improbation 6tablis
par ses juges romains quand ils ont a chastie n l'exemplaire des Essais. Au surplus, l'attitude du Maestro del Sacro Palazzo telle que Montaigne nous la montre consista sur tout en une aimable decision de ne pas prendre au serieux les 6carts theologiques des Essais. Mais il se peut fort que ce chapitre de Julien lui ait paru celui qui exigeait le plus de a rabillement n.
Quoi qu'il en soit, Montaigne sur ce chapitre ne (( ra
billa o rien et l'essai en question est un de ceux auxquels 1'auteur a le moins touch6 dans le cours des 6ditions. Et
cela, si on veut bien y r6flechir, ne laisse pas d'etre curieux 6tant donn6 qu'il s'agit peut-etre du plus chatouilleux de tous les Essais. Michel aura-t-il, par cette abstention
d'amendement, voulu marquer l'absolue innocence de son
intention de prime abord? Ou bien faut-il se reporter ici au passage ddja cit6 du Journal of l'auteur se montre comme disant au Maestro que a c'estoit [son] opinion, et
que c'estoit choses [qu'il] avoit mises, n'estimant que ce fussent erreurs n, une d6claration oni sonne une note de brave obstination trop rarement entendue?
1 Journal de Voyage de Montaigne, 18 mars 1581, edition J. A. G. Buch?n, p. 697.
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I y a cependant un changement, un seul, introduit dans cet essai II, 19 a partir de 1588. Et encore n'est-ce, sauf de 16g&res variantes, qu'un changement de composition, transfert a une autre place d'une phrase qui figurait d6ja dans l'6dition examinee a Rome. Seulement, comme on
verra, cette variante de lieu a une piofonde valeur de sens.
Voici : Dans les 6ditions antsrieures a 1588, apres avoir
rapport6 qu'au temoignage d'Eutrope Julien a estoit en
nemy de la chrestiente, mais sans toucher au sang n, Mon
taigne ajoute ceci : Aussi ce que plusieurs disent de luy, qu'estant bless6 a mort d'un coup de traict, il s'escria : Tu
as vaincu, ou comme disent les autres, Contente toy Naza
rien, n'est non plus vraysemblable. Car ceux qui estoient
pr6sents A sa mort et qui nous en recitent toutes les particu libres circonstances, les contenances mesmes et les pa
rolles n'en disent rien : non plus que de je ne sgay quelz miracles que d'autres y meslent. n
Or ce passage curieux (c'est un des premiers documents
de la critique historique en matiere d'histoire religieuse), Montaigne l'a report6 en 1588 deux pages plus loin a un
endroit oii avec plus de coherence il prend plus de signi fication. Il vient en effet d6sormais dans la seconde moitid de l'essai, celle que Michel a consacree au theme de l'atti
tude religieuse de Julien et qui debute ainsi : a En matiere
de religion, il estoit vicieux par tout. n Par ces derniers
mots, il faut entendre que Julien est demeur6 absolu, con
s6quent avec rigueur dans son paganisme, fidele a l'infid6
lite. Et en effet, Montaigne poursuit : a On l'a surnomme
apostat pour avoir abandonna notre religion. Toutefois
cette opinion me semble plus vraisemblable qu'il ne l'avait
jamais eue A cceur, mais que, pour l'obeissance des lois, il
s'6tait feint jusqu'a ce qu'il tint l'empire dans sa main. n
Apres un court d6veloppement sur l'exactitude supersti tieuse que Julien apportait son paganisme, Montaigne
place le passage plus haut cite of il d6ment le fameux
mythe du Nazareen vainqueur. Des lors ce dementi fait
corps avec l'idde maitresse de Montaigne en ces pages qui est de laver Julien du reproche d'apostasie, c'est-ai-dire
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d'inconstance. Julien n'est pas un apostat car il n'a jamais 6t6 chr6tien et Julien n'a jamais consenti au christianisme, pas meme a l'heure de son 6crasement par les l6gions des sectateurs du Nazar6en. Le a vice )) religieux absolu de
l'empereur est la rangon, le revers de l'absolue vertu du
Philosophe. Jamais peut-etre, dans tout le cours de la Renaissance humaniste, le parallele et le probleme de ce a vice o et de cette vertu n'ont 6t6 poses avec autant de
vigueur secrlte que dans ces pages de Montaigne. Et quelle que soit la prudence avec laquelle nous voudrions tAtonner A travers une pens6e hardie nous ne pouvons nous empe
cher de marquer l'implicite admiration avec laquelle Mon
taigne releve chez Julien ce trait d'invincible constance,
d'int6grit6 stoique, qui selon la perspective chr6tienne, est (( vicieux n, est erron6, mais qui en lui-meme tient au su
blime. De ces pages de Montaigne sur Julien ressort un
portrait, un buste a l'antique dont il faut parler en termes
d'esth6tique plus que d'iddologie. Montaigne a mieux encore une image qu'une idde de l'empereur apostat. Et
nous croyons que cette image est mieux encore celle de
la philosophie antique en face du christianisme r6v616 que celle de l'individu Julien. C'est cette confrontation qui donne au Julien de Montaigne sa grandeur dramatique. I a plu a Montaigne de dresser devant nous la figure d'un
homme qui a une 6poque d'immense transition n'a point transig6. Pour cela, l'artiste Montaigne s'est mis un instant en dehors de la perspective chretienne, au delA du vrai et du faux religieux.
Nul doute pour nous qu'aux yeux des examinateurs ro
mains ce ne soit cette avanc6e vers 'art pour l'art, si nous
osons dire, qui ait 6t6 le point n6vralgique de tout cet essai. Revenons ici au Journal de Voyage, a la date du 18 mars
1581, o' Montaigne caract6rise en trois mots l'animadver sion des docteurs moines A 1l'6gard de son chapitre :(aavoir excus6 Julian n. Ce simple mot, par nous soulign6, ne nous semble ponvoir couvrir et disigner que ce grand p6ch6 d'objectivit6 artiste que nous venons de d6finir. Peut-etre
qu'il est possible de pr6ciser et de voir le point sensible
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dans ce meme paragraphe plus haut cit6 et que Montaigne a, comme nous avons vu, d6plac6 en 1588. En rejetant, pour cause de nullit6 de t6moignages, hors de l'histoire le cri dramatique de Julien, aTu as vaincu, Nazar6en n,
Montaigne rejetait une pr6cieuse l6gende apologetique. (Elle semble avoir 6td lanc6e dans la circulation au ve sib
cle par Th6odoret, devque de Gaza.) En effet, on n'a pas assez remarqu6 comment cette belle anecdote aboutissait A faire de Julien en ses supremes instants un involontaire
martyr, au sens propre du terme, c'est-a-dire un temoin
attestateur de la sup6riorite du christianisme. Meme si
l'episode en question n'6tait pas article de foi et matiere
de breviaire, faire porter sur lui et sur a certains autres
miracles qu'on y attache o la dure pesee de la critique des
t6moignages, comme le faisait Montaigne, c'etait une de
marche singulibrement hardie. Mais - et c'est A cela que
nous voulons en venir - il nous parait que chez Mon
taigne, en cet endroit, la critique des textes, l'exigese, est
en quelque sorte command6e par cette image dont nous
parlions plus haut 1 'image du philosophe antique aux
prises avec la a nouvelet6 ) chr6tienne, image que l'artiste
Montaigne a besoin de voir sans ombres, dure et pure.
Est-ce trop s'avancer, est-ce commettre un trop gros ana
chronisme que d'appeler a romantique o cette rehabilita
tion en pleine lumibre, cette espbce de d6fi par lequel on
semble nous dire : je veux que cet homme ait 6ts', de notre
perspective religieuse, a vicieux par tout n, tout palen et
je veux pourtant qu'il ait 6t6 aussi a un tres-grand homme
et rare o '. Cette possibilite pour la vertu de coexister avec
l'erreur religieuse (qui est un des themes sous-jacents de
tout l'humanisme Renaissance), Montaigne n'a cure d'en
faire, comme Bayle le fera, un argument antireligieux.
Montaigne ne discute ni ne g6n6ralise le cas Julien. Et
peut-etre meme faut-il voir une volont6 de marquer qu'il
1 Ce romantisme Strauss, un des pionniers de l'ex?g?se reli
gieuse moderne, l'a projet? dans la personne m?me de Julien,
en son livre . Der Romantiker auf dem Throne der Caesar?n,
Mannheim, 1847.
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ne g6n6ralise point dans ce mot de lui que nous allons
souligner : C'estoit A la ydrit6 un tres-grand homme et rare. n Montaigne ne d6montre pas. Il montre.
Julien avait toute raison d'int6resser Montaigne, meme s'il ne l'avait point trouv6 dans Bodin qui l'avait dirig6 vers Ammien Marcellin. En effet Julien par cette extraor dinaire cons6quence et fid6lit6 A soi-meme, par toute son
int6grit6 h6roique, offrait A Montaigne une de ces Ames fortes qu'il n'a jamais cess6 d'admirer, meme lorsqu'il se fut pour son propre compte d6pris du stoicisme. Et d'au tre part, Julien par ce m6lange singulier qui 6tait en lui de philosophie et de superstition, de grandeur et de mes
quinerie tAtillonne, offrait a Montaigne cette 6trange diver sits et contradiction on il voit la tare originelle de l'animal humain.
A un certain moment, a propos de la discipline stoYque qu'il savait exercer sur lui-meme, Julien est par Montaigne compard a Alexandre. En fait, ce fut bien un Alexandre
manqu6, venu trop tard dans un monde trop jeune c'est A-dire trop chang6 et qui suivit lui aussi l'immense reve
grec mais sur le plan spirituel, en path6tique ap6tre et
prophete du pass6. Un 6trange romantique conservateur. Nous venons d'indiquer un point de rencontre, de sym
pathie entre Julien et Montaigne : le conservatisme. Nous
voudrions ici nous excuser A l'avance de devoir peut-Atre nous r6signer a un peu de grosseur pour un peu de clart6.
Mais, songeant A ce que nous avons, au cours d'autres
cheminements dans la pens6e de Montaigne appel6 son
coutumisme, sa m6fiance mille fois exprim6e du change ment et de la a Nouvelet6 n, nous ne pouvons nous empe
cher de nous poser la question que voici : Montaigne qui professe, sans doute avec sinc6rit6, sa croyance en la reli
gion chr6tienne comme rdv6lation, n'est-il pas, sur le
plan et dans la r6gion historiques de sa r -flexion, oblig d'envisager aussi cette religion comme rdvolution, comme a remuement n. En d'autres termes plus crus, le christia nisme n 'a-t-il pas 6 A un certain moment une a(nouve let6 n et Julien en s'y opposant n 'a-t-il pas voulu ddfendre
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la coutume ancienne contre le remuement encore nouveau?
H6ros aveugle d'une cause, d'une id6e a vicieuse n, fausse
en l'espace mais dont le principe g6n6ral est un des arti
cles de la foi humaine de Montaigne : l'attachement au
stable ancestral contre la soudainetd nouvelle. Comme le
christianisme est devenu a son tour anciennet6, coutume,
nous n 'aurons aucune peine a comprendre par quel para
doxe apparent l'attachement de Montaigne pour la religion de ses peres derive du meme sentiment qui lui inspire cette sympathie intellectuelle a l'6gard de Julien, main
teneur de l'antique coutume, au prix de la v6rit6 neuve.
Il est vrai que la r6sistance conservatrice de Julien s'exer
gait contre la verit6 rev616e et cela 6tait grave et cela 6tait
vicieux et Montaigne ne peut pas ne pas en convenir. Mais
1 ce propos, il est permis de se demander ceci : Dans le for
int6rieur de Montaigne, parmi les raisons spaculatives de
son attachement au christianisme, laquelle l'emportait vraiment : la croyance en une r6v6lation ou la certitude
d'une ancienneti? Au reste, dans les pages qui nous occupent, Montaigne
ne traite jamais du christianisme en termes de religion
sp6culative mais toujours en termes de police de la reli
gion, pour reprendre la distinction de Bodin dans sa Repu
blique. Le christianisme ici n'est pas un dogme ni une foi
mais un parti. Les expressions dont Montaigne se sert pour
d6signer les adversaires de Julien sont des expressions par tisanes : (( Nos gens, ceux qui faisaient pour nous, affec
tionn6 a notre parti, etc. n C'est que le climat, si on peut
dire, de ces pages c'est la Paix de Monsieur et l'Arrange ment de Bergerac et son lendemain, de 1576 a 1578. Toutes
ces lignes paraissent 6ecrites au-dessus de la mel6e des
croyances, dans un pur souci d'accommodement des inte
rets et des conduites. Du point de vue dogme et foi, elles
ne respirent ni l'incroyance ni l'hdr6sie mais - comment
dire celaP - cette extraordinaire asepsie spirituelle que
Pascal, qui ne pouvait la d6nommer de fagon aussi bar
bare, a pergue chez Montaigne. Louis CONs.
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