Montesquieu 15 Pensees Diverses.grand

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  • MONTESQUIEU

    UVRES COMPLTESDITION DOUARD LABOULAYE

    GARNIER FRRES, 1875

    PENSES DIVERSES

  • PENSES DIVERSES1

    Mon fils, vous tes assez heureux pour navoir ni rougir ni vous enorgueillir de votre naissance: la mienne est tellementproportionne ma fortune que je serais fch que lune oulautre fussent plus grandes.

    Vous serez homme de robe ou dpe. Comme vous devezrendre compte de votre tat, cest vous de le choisir: dansla robe, vous trouverez plus dindpendance; dans le parti delpe, de plus grandes esprances.

    Il vous est permis de souhaiter de monter des postes plusminents, parce quil est permis chaque citoyen de souhai-ter dtre en tat de rendre de plus grands services sa patrie;dailleurs une noble ambition est un sentiment utile la soci-t lorsquil se dirige bien. Comme le monde physique ne sub-siste que parce que chaque partie de la matire tend sloignerdu centre, aussi le monde politique se soutient-il par le dsir in-trieur et inquiet que chacun a de sortir du lieu o il est pla-c. Cest en vain quune morale austre veut effacer les traitsque le plus grand des ouvriers a gravs dans nos mes: cest lamorale qui veut travailler sur le cur de lhomme rgler sessentiments, et non pas les dtruire. Nos auteurs moraux sontpresque tous outrs: ils parlent lentendement, et non pas cette me.

    PORTRAIT DE MONTESQUIEU PAR LUI-MME.

    Une personne de ma connaissance disait: Je vais faire uneassez sotte chose, cest mon portrait: je me connais assez bien.

    Je nai presque jamais eu de chagrin, encore moins dennui.Ma machine est si heureusement construite, que je suis frap-

    p par tous les objets assez vivement pour quils puissent me

  • donner du plaisir, pas assez pour quils puissent me causer de lapeine.

    Jai lambition quil faut pour me faire prendre part auxchoses de cette vie; je nai point celle qui pourrait me faire trou-ver du dgot dans le poste o la nature ma mis.

    Lorsque je gote un plaisir, je suis affect; et je suis toujourstonn de lavoir recherch avec tant dindiffrence.

    Jai t dans ma jeunesse assez heureux pour mattacher des femmes que jai cru qui maimaient; ds que jai cess de lecroire, je men suis dtach soudain.

    Ltude a t pour moi le souverain remde contre les d-gots de la vie, nayant jamais eu de chagrin quune heure delecture nait dissip.

    Je mveille le matin avec une joie secrte de voir la lumire;je vois la lumire avec une espce de ravissement; et tout le restedu jour je suis content. Je passe la nuit sans mveiller; et le soir,quand je vais au lit, une espce dengourdissement mempchede faire des rflexions.

    Je suis presque aussi content avec des sots quavec des gensdesprit; car il y a peu dhommes si ennuyeux qui ne maientamus; trs-souvent il ny a rien de si amusant quun hommeridicule.

    Je ne hais pas de me divertir en moi-mme des hommes queje vois, sauf eux me prendre leur tour pour ce quils veulent.

    Jai eu dabord pour la plupart des grands une crainte purile;ds que jai eu fait connaissance, jai pass presque sans milieujusquau mpris.

    Jai assez aim dire aux femmes des fadeurs, et leur rendredes services qui cotent si peu.

    Jai eu naturellement de lamour pour le bien et lhonneur dema patrie, et peu pour ce quon appelle la gloire; jai toujourssenti une joie secrte lorsquon a fait quelque rglement qui al-lait au bien commun.

  • Quand jai voyag dans les pays trangers, je my suis attachcomme au mien propre, jai pris part leur fortune, et jauraissouhait quils fussent dans un tat florissant.

    Jai cru trouver de lesprit des gens qui passaient pour nenpoint avoir.

    Je nai pas t fch de passer pour distrait; cela ma fait ha-sarder bien des ngligences qui mauraient embarrass.

    Jaime les maisons o je puis me tirer daffaire avec mon espritde tous les jours.

    Dans les conversations et table, jai toujours t ravi detrouver un homme qui voult prendre la peine de briller: unhomme de cette espce prsente toujours le flauc, et tous lesautres sont sous le bouclier.

    Rien ne mamuse plus que de voir un conteur ennuyeux faireune histoire circonstancie sans quartier: je ne suis pas attentif lhistoire, mais la manire de la faire.

    Pour la plupart des gens, jaime mieux les approuver que deles couter.

    Je nai jamais voulu souffrir quun homme desprit savist deme railler deux fois de suite.

    Jai assez aim ma famille pour faire ce qui allait au bien dansles choses essentielles; mais je me suis affranchi des menus d-tails.

    Quoique mon nom ne soit ni bon ni mauvais, nayant gureque deux cent cinquante ans de noblesse prouve, cependant jysuis attach, et je serais homme faire des substitutions2.

    Quand je me fie quelquun, je le fais sans rserve; .mais jeme lie trs peu de personnes.

    Ce qui ma toujours donn une assez mauvaise opinion demoi, cest quil y a fort peu dtats dans la rpublique auxquelsjeusse t vritablement propre. Quant mon mtier de pr-sident, jai le cur trs droit: je comprenais assez les questionsen elles-mmes; mais quant la procdure, je ny entendais rien.Je my suis pourtant appliqu; mais ce qui men dgotait le

  • plus, cest que je voyais des btes le mme talent qui me fuyait,pour ainsi dire.

    Ma machine est tellement compose, que jai besoin de merecueillir dans toutes les matires un peu abstraites; sans celames ides se confondent; et, si je sens que je suis cout, il mesemble ds lors que toute la question svanouit devant moi;plusieurs traces se rveillent la fois, il rsulte de l quaucunetrace nest rveille. Quant aux conversations de raisonnemento les sujets sont toujours coups et recoups, je men tire assezbien.

    Je nai jamais vu couler de larmes sans en tre attendri.Je suis amoureux de lamiti.Je pardonne aisment, par la raison que je ne suis pas hai-

    neux: il me semble que la haine est douloureuse. Lorsquequelquun a voulu se rconcilier avec moi, jai senti ma vanitflatte, et jai cess de regarder comme ennemi un homme quime rendait le service de me donner bonne opinion de moi.

    Dans mes terres, avec mes vassaux, je nai jamais voulu quelon maigrt sur le compte de quelquun. Quand on ma dit:Si vous saviez les discours qui ont t tenus!... Je ne veux pasles savoir, ai-je rpondu. Si ce quon voulait rapporter taitfaux, je ne voulais pas courir le risque de le croire; si ctait vrai,je ne voulais pas prendre la peine de hair un faquin.

    A lge de trente-cinq ans jaimais encore.Il mest aussi impossible daller chez quelquun dans des vues

    dintrt quil mest impossible de rester dans les airs.Quand jai t dans le monde, je lai aim comme si je ne pou-

    vais souffrir la retraite; quand jai t dans mes terres, je nai plussong au monde.

    Quand je vois un homme de mrite, je ne le dcompose ja-mais; un homme mdiocre qui a quelques bonnes qualits, je ledcompose.

    Je suis, je crois, le seul homme qui aie mis des livres au joursans tre touch de la rputation de bel esprit. Ceux qui montconnu savent que, dans mes conversations, je ne cherchais pas

  • trop le paratre, et que javais assez le talent de prendre lalangue de ceux avec lesquels je vivais.

    Jai eu le malheur de me dgoter trs-souvent des gens dontjavais le plus dsir la bienveillance.

    Pour mes amis, lexception dun seul, je les ai tous conservs.Avec mes enfants, jai vcu comme avec mes amis.Jai eu pour principe de ne jamais faire par autrui ce que je

    pouvais par moi-mme: cest ce qui ma port faire ma fortunepar les moyens que javais dans mes mains, la modration et lafrugalit, et non par des moyens trangers, toujours bas ou in-justes.

    Quand on sest attendu que je brillerais dans une conver-sation, je ne lai jamais fait: jaimais mieux avoir un hommedesprit pour mappuyer, que des sots pour mapprouver.

    Il ny a point de gens que jaie plus mpriss que les petitsbeaux esprits, et les grands qui sont sans probit.

    Je nai jamais t tent de faire un couplet de chanson contrequi que ce soit. Jai fait en ma vie bien des sottises, et jamais demchancets.

    Je nai point paru dpenser, mais je nai jamais t avare; et jene sache pas de chose assez peu difficile pour que je leusse faitepour gagner de largent.

    Ce qui ma toujours beaucoup nui, cest que jai toujours m-pris ceux que je nestimais pas.

    Je nai pas laiss, je crois, daugmenter mon bien; jai fait degrandes amliorations mes terres; mais je sentais que ctaitplutt pour une certaine ide dhabilet que cela me donnait,que pour lide de devenir plus riche.

    En entrant dans le monde, on mannona comme un hommedesprit, et je reus un accueil assez favorable des gens en place;mais lorsque par le succs des Lettres pcrsanes jeus peut-treprouv que jen avais, et que jeus obtenu quelque estime de lapart du public, celle des gens en place se refroidit; jessuyai milledgots. Comptez quintrieurement blesss de la rputationdun homme clbre, cest pour sen venger quils lhumilient, et

  • quil faut soi-mme mriter beaucoup dloges pour supporterpatiemment lloge dautrui.

    Je ne sache pas encore avoir dpens quatre louis par air,ni fait une visite par intrt. Dans ce que jentreprenais, jenemployais que la prudence commune, et jagissais moins pourne pas manquer les affaires que pour ne pas manquer aux af-faires.

    Je ne me consolerais point de navoir pas fait fortune, si jtaisn en Angleterre; je ne suis point fch de ne lavoir pas faiteen France.

    Javoue que jai trop de vanit pour souhaiter que mes enfantsfassent un jour une grande fortune: ce ne serait qu force de rai-son quils pourraient soutenir lide de moi; ils auraient besoinde toute leur vertu pour mavouer; ils regarderaient mon tom-beau comme le monument de leur honte. Je puis croire quilsne le dtruiraient pas de leurs propres mains; mais ils ne le rel-veraient pas sans doute, sil tait terre. Je serais lachoppementternel de la flatterie, et je les mettrais dans lembarras vingt foispar jour; ma mmoire serait incommode, et mon ombre mal-heureuse tourmenterait sans cesse les vivants.

    La timidit a t le flau de toute ma vie; elle semblait obs-curcir jusqu mes organes, lier ma langue, mettre un nuagesur mes penses, dranger mes expressions. Jtais moins sujet ces abattements devant des gens desprit que devant des sots:cest que jesprais quils mentendraient, cela me donnait dela confiance. Dans les occasions, mon esprit, comme sil avaitfait un effort, sen tirait assez bien. tant Laxembourg dansla salle o dnait lempereur, le prince Kinski me dit: Vous,monsieur, qui venez de France, vous tes bien tonn de voirlempereur si mal log? Monsieur, lui dis-je, je ne suis pasfch de voir un pays o les sujets sont mieux logs que lematre... tant en Pimont, le roi Victor me dit: Monsieur,vous tes parent de M. labb de Montesquieu que jai vu iciavec M. labb dEstrades? Sire, lui dis-je, votre majest estcomme Csar, qui navait jamais oubli aucun nom... Je dinais

  • en Angleterre chez le duc de Richemond: le gentilhomme or-dinaire La Boine, qui tait un fat, quoique envoy de France enAngleterre, soutint que lAngleterre ntait pas plus grande quela Guienne. Je tanai mon envoy. Le soir, la reine me dit: Jesais que vous nous avez dfendus contre votre M. de La Boine.Madame, je nai pu mimaginer quun pays o vous rgnez neft pas un grand pays.

    Jai la maladie de faire des livres, et den tre honteux quandje les ai faits.

    Je nai pas aim faire ma fortune par le moyen de la cour;jai song la faire en faisant valoir mes terres, et tenir toutema fortune immdiatement de la main des dieux.

    N..., qui avait de certaines fins, me fit entendre quon medonnerait une pension; je dis que, nayant point fait de bas-sesses, je navais pas besoin dtre consol par des grces.

    Je suis un bon citoyen; mais, dans quelque pays que je fussen, je laurais t tout de mme. Je suis un bon citoyen, parceque jai toujours t content de ltat o je suis, que jai toujoursapprouv ma fortune, que je nai jamais rougi delle, ni envicelle des autres. Je suis un bon citoyen, parce que jaime le gou-vernement o je suis n, sans le craindre, et que je nen attendsdautre faveur que ce bien inestimable que je partage avec tousmes compatriotes; et je rends grces au ciel de ce quayant misen moi de la mdiocrit en tout, il a bien voulu mettre un peude modration dans mon me.

    Sil mest permis de prdire la fortune de mon ouvrage3, il se-ra plus approuv que lu: de pareilles lectures peuvent tre unplaisir, elles ne sont jamais un amusement. Javais conu le des-sein de donner plus dtendue et de profondeur quelques en-droits de mon Esprit; jen suis devenu incapable: mes lecturesmont affaibli les yeux; et il me semble que ce quil me reste en-core de lumire, nest que laurore du jour o ils se fermerontpour jamais.

    Si je savais quelque chose qui me ft utile et qui ft prjudi-ciable ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais

  • quelque chose qui ft utile ma famille et qui ne le ft pas ma patrie, je chercherais loublier. Si je savais quelque choseutile ma patrie et qui ft prjudiciable lEurope et au genrehumain, je le regarderais comme un crime4.

    Je souhaite avoir des manires simples, recevoir des servicesle moins que je puis, et en rendre le plus quil mest possible.

    Je nai jamais aim jouir du ridicule des autres. Jai t peudifficile sur lesprit des autres. Jtais ami de presque tous les es-prits, et ennemi de presque tous les curs.

    Jaime mieux tre tourment par mon cur que par mon es-prit.

    Je fais faire une assez sotte chose; cest ma gnalogie.

    DES ANCIENS.

    Javoue mon got pour les anciens; cette antiquitmenchante, et je suis toujours prt dire avec Pline: Cest Athnes que vous allez, respectez les dieux.

    Louvrage divin de ce sicle, Tlmaque, dans lequel Homresemble respirer, est une preuve sans rplique de lexcellence decet ancien pote. Pope seul a senti la grandeur dHomre.

    Sophocle, Euripide, Eschyle, ont dabord port le genredinvention au point que nous navons rien chang depuis auxrgles quils nous ont laisses, ce quils nont pu faire sans uneconnaissance parfaite de la nature et des passions.

    Jai eu toute ma vie un got dcid pour les ouvrages des an-ciens: jai admir plusieurs critiques faites contre eux, mais jaitoujours admir les anciens. Jai tudi mon got, et jai exami-n si ce ntait point un de ces gots malades sur lesquels on nedoit faire aucun fond; mais plus jai examin, plus jai senti quejavais raison davoir senti comme jai senti.

    Les livres anciens sont pour les auteurs, les nouveaux pour leslecteurs.

    Plutarque me charme toujours: il y a des circonstances atta-ches aux personnes, qui font grand plaisir.

  • QuAristote ait t prcepteur dAlexandre, ou que Platonait t la cour de Syracuse, cela nest rien pour leur gloire: larputation de leur philosophie a absorb tout.

    Cicron, selon moi, est un des plus grands esprits qui aientjamais t: lme toujours belle lorsquelle ntait pas faible.

    Deux chefs-duvre: la mort de Csar dans Plutarque, etcelle de Nron dans Sutone. Dans lune, on commence paravoir piti des conjurs quon voit en pril, et ensuite de C-sar quon voit assassin. Dans celle de Nron, on est tonn dele voir oblig par degrs de se tuer, sans aucune cause qui lycontraigne, et cependant de faon ne pouvoir lviter.

    Virgile, infrieur Homre par la grandeur et la varit descaractres, par linvention admirable, lgale par la beaut de laposie.

    Belle parole de Snque: Sic prsentibus utaris voluptatibus,ut futuris non noceas.

    La mme erreur des Grecs inondait toute leur philosophie:mauvaise physique, mauvaise morale, mauvaise mtaphysique.Cest quils ne sentaient pas la diffrence quil y a entre les quali-ts positives et les qualits relatives. Comme Aristote sest trom-p avec son sec, son humide, son chaud, son froid, Platon et So-crate se sont tromps avec leur beau, leur bon, leur sage: grandedcouverte quil ny avait pas de qualit positive.

    Les termes de beau, de bon, de noble, de grand, de parfait,sont des attributs des objets, lesquels sont relatifs aux tres quiles considrent. Il faut bien se mettre ce principe dans la tte;il est lponge de presque tous les prjugs; cest le flau de laphilosophie ancienne, de la physique dAristote, de la mta-physique de Platon; et si on lit les dialogues de ce philosophe,on trouvera quils ne sont quun tissu de sophismes faits parlignorance de ce principe. Malebranche est tomb dans millesophismes pour lavoir ignor5.

    Jamais philosophe na mieux fait sentir aux hommes les dou-ceurs de la vertu et la dignit de leur tre que Marc Antonin6:le cur est touch, lme agrandie, lesprit lev.

  • Plagiat: avec trs peu desprit on peut faire cette objection-l.Il ny a plus doriginaux, grce aux petits gnies. Il ny a pas depote qui nait tir toute sa philosophie des anciens. Que de-viendraient les commentateurs sans ce privilge? Ils ne pour-raient pas dire : Horace a dit ceci... Ce passage se rapporte tel autre de Thocrite, o il est dit... Je mengage de trouverdans Cardan les penses de quelque auteur que ce soit, le moinssubtil.

    On aime lire les ouvrages des anciens pour voir dautres pr-jugs.

    Il faut rflchir sur la Politique dAristote et sur les Deux R-publiques de Platon, si lon veut avoir une juste ide des lois etdes murs des anciens Grecs.

    Les chercher dans leurs historiens, cest comme si nous vou-lions trouver les ntres en lisant les guerres de Louis XIV.

    Rpublique de Platon, pas plus idale que celle de Sparte.Pour juger les hommes, il faut leur passer les prjugs de leur

    temps.

    DES MODERNES.

    Nous navons pas dauteur tragique qui donne lme deplus grands mouvements que Crbillon, qui nous arrache plus nous-mmes, qui nous remplisse plus de la vapeur du dieu quilagite: il vous fait entrer dans le transport des bacchantes. Onne saurait juger son ouvrage, parce quil commence par troublercette partie de lme qui rflchit. Cest le vritable tragique denos jours, le seul qui sache bien exciter la vritable passion de latragdie: la terreur.

    Un ouvrage original en fait toujours construire cinq ou sixcents autres; les derniers se servent des premiers peu prscomme les gomtres se servent de formules.

    Jai entendu la premire reprsentation dIns de Castro7, deM. de La Motte. Jai bien vu quelle na russi qu force dtrebelle, et quelle a plu aux spectateurs malgr eux. On peut dire

  • que la grandeur de la tragdie, le sublime et le beau, y rgnentpartout. Il y a un second acte qui, mon got, est plus beau quetous les autres: jy ai trouv un art souvent cach qui ne se d-voile pas la premire reprsentation, et je me suis senti plustouch la dernire fois que la premire.

    Je me souviens quen sortant dune pice intitule sope lacour8, je fus si pntr du dsir dtre plus honnte homme, queje ne sache pas avoir form une rsolution plus forte; bien dif-frent de cet ancien, qui disait quil ntait jamais sorti des spec-tacles aussi vertueux quil y tait entr. Cest quils ne sont plusla mme chose.

    Dans la plupart des auteurs, je vois lhomme qui crit; dansMontaigne, lhomme qui pense.

    Les maximes de La Rochefoucauld sont les proverbes desgens desprit.

    Ce qui commence gter notre comique, cest que nous vou-lons chercher le ridicule des passions, au lieu de chercher le ri-dicule des manires. Or les passions ne sont pas des ridicules parelles-mmes.

    Quand on dit quil ny a point de qualits absolues, cela neveut pas dire quil ny en a point rellement, mais que notre es-prit ne peut pas les dterminer9.

    Quel sicle que le ntre, o il y a tant de critiques et de juges,et si peu de lecteurs!

    Voltaire nest pas beau, il nest que joli; il serait honteux pourlAcadmie que Voltaire en ft10, et il lui sera quelque jour hon-teux quil nen ait pas t.

    Les ouvrages de Voltaire sont comme les visages mal propor-tionns qui brillent de jeunesse.

    Voltaire ncrira jamais une bonne histoire. Il est comme lesmoines, qui ncrivent pas pour le sujet quils traitent, mais pourla gloire de leur ordre. Voltaire crit pour son couvent.

    Charles XII, toujours dans le prodige, tonne et nest pasgrand. Dans cette histoire, il y a un morceau admirable, la re-

  • traite de Schulembourg, morceau crit aussi vivement quil y enait. Lauteur manque quelquefois de sens.

    Plus le pome de la Ligue11 parat tre lnide, moins il lest.Toutes les pithtes de J.-B. Rousseau disent beaucoup; mais

    elle disent toujours trop, et expriment toujours au-del.Parmi les auteurs qui ont crit sur lhistoire de France, les uns

    avaient peut-tre trop drudition pour avoir assez de gnie, etles autres trop de gnie pour avoir assez drudition.

    Sil faut donner le caractre de nos potes, je compare Cor-neille Michel-Ange, Racine Raphal, Marot au Corrge,La Fontaine au Titien, Despraux au Dominiquin, Crbillonau Guerchin, Voltaire au Guide, Fontenelle au Bernin; Cha-pelle, La Fare, Chaulieu au Parmesan; Regnier au Georgion, LaMotte Rembrandt; Chapelain est au-dessous dAlbert Durer.Si nous avions un Milton, je le comparerais Jules Romain; sinous avions le Tasse, nous le comparerions au Carrache; si nousavions lArioste, nous ne le comparerions personne, parce quepersonne ne peut lui tre compar.

    Un honnte homme (M. Rollin) a, par ses ouvragesdhistoire, enchant le public. Cest le cur qui parle au cur;on sent une secrte satisfaction dentendre parler la vertu: cestlabeille de la France.

    Je nai gure donn mon jugement que sur les auteurs quejestimais, nayant gure lu, autant quil ma t possible, queceux que jai crus les meilleurs.

    On parlait devant Montesquieu du roman de Don Quichotte.Le meilleur livre des Espagnols, dit-il, est celui qui se moquede tous les autres12.

    DES GRANDS HOMMES DE FRANCE13.

    Nous navons pas laiss davoir en France de ces hommesrares qui auraient t avous des Romains.

    La foi, la justice et la grandeur dme montrent sur le trneavec Louis IX.

  • Tanneguy du Chtel abandonna les emplois ds que la voixpublique sleva contre lui; il quitta sa patrie sans se plaindre,pour lui pargner ses murmures.

    Le chancelier Olivier introduisit la justice jusque dans leconseil des rois, et la politique plia devant elle.

    La France na jamais eu de meilleur citoyen que Louis XII.Le cardinal dAmbroise trouva les intrts du peuple dans

    ceux du roi, et les intrts du roi dans ceux du peuple.Charles VIII connut, dans la premire jeunesse mme, toutes

    les vanits de la jeunesse.Le chancelier de lHpital, tel que les lois, fut sage comme

    elles dans une cour qui ntait calme que par les plus profondesdissimulations, ou agite que par les passions les plus violentes.

    On vit dans La Noue un grand citoyen au milieu des dis-cordes civiles.

    Lamiral de Coligny fut assassin, nayant dans le cur quela gloire de ltat; et son sort fut tel, quaprs tant de rbellionsil ne put tre puni que par un grand crime.

    Les Guises furent extrmes dans le bien et dans le mal quilsfirent ltat. Heureuse la France, sils navaient pas senti coulerdans leurs veines le sang de Charlemagne!

    Il semble que lme de Miron, prvt des marchands, ft cellede tout le peuple.

    Csar aurait t compar M. le Prince14, sil tait venu aprslui.

    Henri IV... Je nen dirai rien, je parle des Franais15.Mol montra de lhrosme dans une condition qui ne

    sappuie ordinairement que sur dautres vertus.Richelieu fit jouer son monarque le second rang dans la mo-

    narchie et le premier dans lEurope; il avilit le roi, mais il illus-tra le rgne16.

    Turenne navait point de vices; et peut-tre que, sil en avaiteu, il aurait port certaines vertus plus loin. Sa vie est un hymne la louange de lhumanit.

  • Le caractre de Montausier a quelque chose des anciens phi-losophes, et de cet excs de leur raison.

    Le marchal de Catinat a soutenu la victoire avec modestie,et la disgrce avec majest, grand encore aprs la perte de sa r-putation mme.

    Vendme na jamais eu rien lui que sa gloire.Fontenelle, autant au-dessus des autres hommes par son

    cur, quau-dessus des hommes de lettres par son esprit17.Louis XIV, ni pacifique, ni guerrier: il avait les formes de la

    justice, de la politique, de la dvotion, et lair dun grand roi.Doux avec ses domestiques, libral avec ses courtisans, avideavec ses peuples, inquiet avec ses ennemis, despotique dans safamille, roi dans sa cour, dur dans ses Conseils, enfant dans celuide conscience, dupe de tout ce qui joue le prince: les ministres,les femmes et les dvots; toujours gouvernant, et toujours gou-vern; malheureux dans ses choix, aimant les sots, souffrant lestalents, craignant lesprit; srieux dans ses amours, et, dans sondernier attachement, faible faire piti; aucune force despritdans les succs; de la scurit dans les revers, du courage dans samort. Il aima la gloire et la religion, et on lempcha toute sa viede connaitre ni lune ni lautre. Il naurait eu presque aucun deces dfauts, sil avait t un peu mieux lev, et sil avait eu unpeu plus desprit. Il avait lme plus grande que lesprit. Mme deMaintenon abaissait sans cesse cette me pour la mettre sonpoint.

    Les plus mchants citoyens de France furent Richelieu etLouvois. Jen nommerais un troisime18; mais pargnons-ledans sa disgrce.

    DE LA RELIGION.

    Dieu est comme ce monarque qui a plusieurs nations dansson empire; elles viennent toutes lui porter un tribut, et cha-cune lui parle sa langue, religion diverse.

  • Quand limmortalit de lme serait une erreur, je serais fchde ne pas la croire19: javoue que je ne suis pas si humble que lesathes. Je ne sais comment ils pensent; mais pour moi je ne veuxpas troquer lide de mon immortalit contre celle de la bati-tude dun jour. Je suis charm de me croire immortel commeDieu mme. Indpendamment des ides rvles, les ides m-taphysiques me donnent une trs forte esprance de mon bon-heur ternel, laquelle je ne voudrais pas renoncer.

    La dvotion est une croyance quon vaut mieux quun autre.Il ny a pas de nation qui ait plus besoin de religion que les

    Anglais. Ceux qui nont pas peur de se pendre doivent avoir lapeur dtre damns.

    La dvotion trouve, pour faire de mauvaises actions, des rai-sons quun simple honnte homme ne saurait trouver.

    Ce que cest que dtre modr dans ses principes! Je passe enFrance pour avoir peu de religion, en Angleterre pour en avoirtrop.

    Ecclsiastiques: flatteurs des princes, quand ils ne peuventtre leurs tyrans.

    Les ecclsiastiques sont intresss maintenir les peuplesdans lignorance: sans cela, comme lvangile est simple, on leurdirait: Nous savons tout cela comme vous.

    Jappelle la dvotion une maladie du cur, qui donne lmeune folie dont le caractre est le plus aimable20 de tous.

    Lide des faux miracles vient de notre orgueil, qui nous faitcroire que nous sommes un objet assez important pour queltre suprme renverse pour nous toute la nature; cest ce quinous fait regarder notre nation, notre ville, notre arme, commeplus chres la Divinit. Ainsi nous voulons que Dieu soit untre partial, qui se dclare sans cesse pour une crature contrelautre, et qui se plat cette espce de guerre. Nous voulonsquil entre dans nos querelles aussi vivement que nous, et quilfasse tout moment des choses dont la plus petite mettraittoute la nature en engourdissement.

  • Trois choses incroyables parmi les choses incroyables: le purmcanisme des btes, lobissance passive et linfaillibilit dupape.

    DES JSUITES.

    Si les jsuites taient venus avant Luther et Calvin, ils au-raient t les matres du monde.

    Beau livre que celui dun ancien cit par Athne: De iis qufalso creduntur21.

    Jai peur des jsuites. Si joffense quelque grand, il moubliera,je loublierai; je passerai dans une autre province, dans un autreroyaume: mais si joffense les jsuites Rome, je les trouverai Paris, partout ils menvironnent; la coutume quils ont descrire sans cesse entretient leurs inimitis.

    Pour exprimer une grande imposture, les Anglais disent:Cela est jsuitiquemeut faux.

    DES ANGLAIS ET DES FRANAIS.

    Les Anglais sont occups; ils nont pas le temps dtre polis.Les Franais sont agrables; ils se communiquent, sont va-

    ris, se livrent dans leurs discours, se promnent, marchent,courent, et vont toujours jusqu ce quils soient tombs.

    Les Anglais sont des gnies singuliers; ils nimiteront pasmme les anciens quils admirent: leurs pices ressemblent bienmoins des productions rgulires de la nature, qu ces jeuxdans lesquels elle a suivi des hasards heureux.

    A Paris on est tourdi par le monde; on ne connat que lesmanires, et on na pas le temps de connatre les vices et les ver-tus.

    Si lon me demande quels prjugs ont les Anglais, en vritje ne saurais dire lequel, ni la guerre, ni la naissance, ni les digni-ts, ni les hommes bonnes fortunes, ni le dlire de la faveurdes ministres: ils veulent que les hommes soient hommes; ilsnestiment que deux choses: les richesses et le mrite.

  • Jappelle gnie dune nation les murs et le caractre despritdes diffrents peuples dirigs par linfluence dune mme couret dune mme capitale. Un Anglais, un Franais, un Italien,trois esprits.

    VARITS.

    Je ne puis comprendre comment les princes croient si ais-ment quils sont tout, et comment les peuples sont si prts croire quils ne sont rien.

    Aimer lire, cest faire un change des heures dennui quelon doit avoir en sa vie, contre des heures dlicieuses.

    Malheureuse condition des hommes! peine lesprit est-ilparvenu sa maturit, que le corps commence saffaiblir.

    On demandait Chirac22 si le commerce des femmes taitmalsain. Non, disait-il, pourvu quon ne prenne pas dedrogues; mais je prviens que le changement est une drogue.

    Cest leffet dun mrite extraordinaire dtre dans tout sonjour auprs dun mrite aussi grand.

    Montesquieu grondait un jour trs-vivement ses domes-tiques. Il se retourne tout coup en riant vers un tmoin de cettescne: Ce sont, dit-il, des horloges quon a besoin quelquefoisde remonter.

    Un homme qui crit bien ncrit pas comme on crit, maiscomme il crit; et cest souvent en parlant mal quil parle bien.

    Voici comment je dfmis le talent: un don que Dieu nous afait en secret, et que nous rvlons sans le savoir.

    Les grands seigneurs ont des plaisirs, le peuple a de la joie.Outre le plaisir que le vin nous fait, nous devons encore la

    joie des vendanges le plaisir des comdies et des tragdies.Je disais un homme: Fi donc! vous avez les sentiments aussi

    bas quun homme de qualit.M... est si doux, quil me semble voir un ver qui file de la soie.Quand on court aprs lesprit, on attrape la sottise.

  • Quand on a t femme Paris, on ne peut pas tre femmeailleurs.

    Ma fille disait trs-bien: Les mauvaises manires ne sontdures que la premire fois.

    La France se perdra par les gens de guerre.Je disais madame du Chtelet: Vous vous empchez de

    dormir pour apprendre la philosophie; il faudrait au contrairetudier la philosophie pour apprendre dormir.

    Si un Persan ou un Indien venait Paris, il faudrait six moispour lui faire comprendre ce que cest quun abb commenda-taire qui bat le pav de Paris.

    Lattente est une chane qui lie tous nos plaisirs.Par malheur, trop peu dintervalle entre le temps o lon est

    trop jeune et celui o lon est trop vieux.Il faut avoir beaucoup tudi pour savoir peu.Jaime les paysans; ils ne sont pas assez savants pour raisonner

    de travers.Sur ceux qui vivent avec leurs laquais, jai dit: Les vices ont

    bien leur pnitence.Les quatre grands potes, Platon, Malebranche, Shaftesbury,

    Montaigne!Les gens desprit sont gouverns par des valets, et les sots par

    des gens desprit.On aurait d mettre loisivet continuelle parmi les peines de

    lenfer; il me semble au contraire quon la mise parmi les joiesdu paradis.

    Ce qui manque aux orateurs en profondeur, ils vous ledonnent en longueur.

    Je naime pas les discours oratoires, ce sont des ouvragesdostentation.

    Les mdecins dont parle M. Freind dans son Histoire de laMdecine sont parvenus une grande vieillesse. Raisons phy-siques: 1 Les mdecins sont ports avoir de la temprance;2 ils prviennent les maladies dans les commencements; 3 parleur tat, ils font beaucoup dexercice; 4 en voyant beaucoup

  • de malades, leur temprament se fait tous les airs, et ils de-viennent moins susceptibles de drangement; 5 ils connaissentmieux le pril; 6 ceux dont la rputation est venue jusqu noustaient habiles; ils ont donc t conduits par des gens habiles,cest--dire eux-mmes.

    Sur les nouvelles dcouvertes, nous avons t bien loin pourdes hommes.

    Je disais sur les amis tyranniques et avantageux: Lamour ades ddommagements que lamiti na pas.

    A quoi bon faire des livres pour cette petite terre, qui nestgure plus grande quun point?

    Contades, bas courtisan, mme la mort, ncrivit-il pas aucardinal de Richelieu quil tait content de mourir pour ne pasvoir la fin dun ministre comme lui? Il tait courtisan par laforce de la nature, et il croyait en rchapper.

    M..., parlant des beaux gnies perdus dans le nombre deshommes, disait: Comme des marchands, ils sont morts sansdplier.

    Deux beauts communes se dfont; deux grandes beauts sefont valoir.

    Presque toutes les vertus sont un rapport particulier dun cer-tain homme un autre: par exemple, lamiti, lamour de la pa-trie, la piti, sont des rapports particuliers; mais la justice est unrapport gnral. Or, toutes les vertus qui dtruisent ce rapportne sont point des vertus23.

    La plupart des princes et des ministres ont bonne volont;ils ne savent comment sy prendre.

    Le succs de la plupart des choses dpend de savoir combienil faut de temps pour russir.

    Le prince doit avoir lil sur lhonntet publique, jamais surles particuliers.

    Il ne faut point faire par les lois ce quon peut faire par lesmurs.

    Les prambules des dits de Louis XIV furent plus insuppor-tables aux peuples que les dits mmes.

  • Les princes ne devraient jamais faire dapologies: ils sonttoujours trop forts quand ils dcident, et faibles quand ils dis-putent. Il faut quils fassent toujours des choses raisonnables, etquils raisonnent fort peu.

    Jai toujours vu que, pour russir dans le monde, il fallaitavoir lair fou, et tre sage.

    En fait de parure, il faut toujours rester au-dessous de cequon peut.

    Je disais Chantilly que je faisais maigre, par politesse; M. leduc tait dvot.

    Le souper tue la moiti de Paris; le dner lautre.Je hais Versailles, parce que tout le monde y est petit; jaime

    Paris, parce que tout le monde y est grand.Si on ne voulait qutre heureux, cela serait bientt fait; mais

    on veut tre plus heureux que les autres; et cela est presque tou-jours difficile, parce que nous croyons les autres plus heureuxquils ne sont.

    Les gens qui ont beaucoup desprit tombent souvent dans leddain de tout.

    Je vois des gens qui seffarouchent des digressions; je croisque ceux qui savent en faire sont comme les gens qui ont degrands bras: ils atteignent plus loin.

    Deux espces dhommes: ceux qui pensent et ceux quiamusent.

    Une belle action est celle qui a de la bont, et qui demandede la force pour la faire.

    La plupart des hommes sont plus capables de grandes actionsque de bonnes.

    Le peuple est honnte dans ses gots, sans ltre dans sesmurs. Nous voulons trouver des honntes gens, parce quenous voudrions quon le ft notre gard.

    La vanit des gens24 est aussi bien fonde que celle que jeprendrais sur une aventure arrive aujourdhui chez le cardinalde Polignac, o je dinais. Il a pris la main de lan de la maisonde Lorraine, le duc dElbuf; et aprs le dner, quand le prince

  • ny a plus t, il me la donne. Il me la donne moi, cest unacte de mpris; il la prise au prince, cest une marque destime.Cest pour cela que les princes sont si familiers avec leurs do-mestiques: ils25 croient que cest une faveur, cest un mpris.

    Les histoires sont des faits faux composs sur des faits vrais,ou bien loccasion des vrais.

    Dabord les ouvrages donnent de la rputation louvrier, etensuite louvrier aux ouvrages.

    Il faut toujours quitter les lieux un moment avant dy attra-per des ridicules. Cest lusage du monde qui donne cela.

    Dans les livres on trouve les hommes meilleurs quils ne sont:amour-propre de lauteur, qui veut toujours passer pour plushonnte homme en jugeant en faveur de la vertu. Les auteurssont des personnages de thtre.

    Il faut regarder son bien comme son esclave, mais il ne fautpas perdre son esclave.

    On ne saurait croire jusquo a t dans ce sicle la dcadencede ladmiration.

    Un certain esprit de gloire et de valeur se perd peu peu par-mi nous. La philosophie a gagn du terrain; les ides anciennesdhrosme et de bravoure, et les nouvelles de chevalerie, se sontperdues. Les places civiles sont remplies par des gens qui ont dela fortune, et les militaires dcrdites par des gens qui nontrien. Enfin cest presque partout indiffrent pour le bonheurdtre un matre ou un autre: au lieu quautrefois une dfaiteou la prise de sa ville tait jointe la destruction; il tait ques-tion de perdre sa ville, sa femme et ses enfants. Ltablissementdu commerce des fonds publics, les dons immenses des princes,qui font quune infinit de gens vivent dans loisivet, et ob-tiennent la considration mme par leur oisivet, cest--direpar leurs agrments; lindiffrence pour lautre vie, qui entranedans la mollesse pour celle-ci, et nous rend insensibles et inca-pables de tout ce qui suppose un effort; moins doccasions dese distinguer; une certaine faon mthodique de prendre desvilles et de donner des batailles, la question ntant que de faire

  • une brche et de se rendre quand elle est faite; toute la guerreconsistant plus dans lart que dans les qualits personnelles deceux qui se battent, lon sait chaque sige le nombre de soldatsquon y laissera; la noblesse ne combat plus en corps.

    Nous ne pouvons jamais avoir de rgles dans nos finances,parce que nous savons toujours que nous ferons quelque chose,et jamais ce que nous ferons26.

    On nappelle plus un grand ministre un sage dispensateur desrevenus publics, mais celui qui a de lindustrie et de ce quonappelle des expdients.

    Lon aime mieux ses petits-enfants que ses fils: cest quonsait peu prs au juste ce quon tire de ses fils, la fortune et le m-rite quils ont; mais on espre et lon se flatte sur ses petits-fils.

    Je naime pas les petits honneurs. On ne savait pas auparavantce que vous mritiez; mais ils vous fixent et dcident au juste cequi est fait pour vous.

    Quand, dans un royaume, il y a plus davantage faire sa courqu faire son devoir, tout est perdu.

    La raison pour laquelle les sots russissent toujours dans leursentreprises, cest que, ne sachant pas et ne voyant pas quand ilssont imptueux, ils ne sarrtent jamais.

    Remarquez bien que la plupart des choses qui nous font plai-sir sont draisonnables.

    Les vieillards qui ont tudi dans leur jeunesse nont besoinque de se ressouvenir, et non dapprendre.

    On pourrait, par des changements imperceptibles dans la ju-risprudence, retrancher bien des procs.

    Le mrite console de tout.Jai ou dire au cardinal Imperiali: Il ny a point dhomme

    que la fortune ne vienne visiter une fois dans sa vie; maislorsquelle ne le trouve pas prt la recevoir, elle entre par laporte, et sort par la fentre.

    Les disproportions quil y a entre les hommes sont bienminces pour tre si vains: les uns ont la goutte, dautres lapierre; les uns meurent, dautres vont mourir; ils ont une mme

  • me pendant lternit, et elles ne sont diffrentes que pendantun quart dheure, et cest pendant quelles sont jointes uncorps.

    Le style enfl et emphatique est si bien le plus ais, que, si vousvoyez une nation sortir de la barbarie, vous verrez que son styledonnera dabord dans le sublime, et ensuite descendra au naf.La difficult du naf est que le bas le ctoie; mais il y a une diff-rence immense du sublime au naf, et du sublime au galimatias.

    Il y a bien peu de vanit croire quon a besoin des affairespour avoir quelque mrite dans le monde, et de ne se jugerplus rien lorsquon ne peut plus se cacher sous le personnagedhomme public.

    Les ouvrages qui ne sont point de gnie ne prouvent que lammoire ou la patience de lauteur.

    Partout o je trouve lenvie, je me fais un plaisir de la dses-prer; je loue toujours devant un envieux ceux qui le font plir.

    Lhrosme que la morale avoue ne touche que peu de gens;cest lhrosme qui dtruit la morale, qui nous frappe et causenotre admiration.

    Remarquez que tous les [le] pays qui ont t beaucoup ha-bits sont trs-malsains: apparemment que les grands ouvragesdes hommes, qui senfoncent dans la terre, canaux, caves, sou-terrains, reoivent les eaux qui y croupissent.

    Il y a certains dfauts quil faut voir pour les sentir, tels queles habituels.

    Horace et Aristote nous ont dj parl des vertus de leurspres et des vices de leurs temps, et les auteurs de sicle en siclenous en ont parl de mme. Sils avaient dit vrai, les hommesseraient prsent des ours. Il me semble que ce qui fait ainsiraisonner tous les hommes, cest que nous avons vu nos preset nos matres qui nous corrigeaient. Ce nest pas tout: leshommes ont si mauvaise opinion deux, quils ont cru non-seulement que leur esprit et leur me avaient dgnr, maisaussi leur corps, et quils taient devenus moins grands, et non-seulement eux, mais les animaux. On trouve dans les histoires

  • les hommes peints en beau, et on ne les trouve pas tels quonles voit.

    La raillerie est un discours en faveur de son esprit contre sonbon naturel.

    Les gens qui ont peu daffaires sont de trs-grands parleurs.Moins on pense, plus on parle: ainsi les femmes parlent plus queles hommes; force doisivet elles nont point penser. Unenation o les femmes donnent le ton est une nation parleuse27.

    Je trouve que la plupart des gens ne travaillent faire unegrande fortune que pour tre au dsespoir, quand ils lont faite,de ce quils ne sont pas dune illustre naissance.

    Il y a autant de vices qui viennent de ce quon ne sestime pasassez, que de ce que lon sestime trop.

    Dans le cours de ma vie, je nai trouv de gens communmentmpriss que ceux qui vivaient en mauvaise compagnie.

    Les observations sont lhistoire de la physique, les systmesen sont la fable.

    Plaire dans une conversation vaine et frivole est aujourdhuile seul mrite; pour cela le magistrat abandonne ltude des lois;le mdecin croit tre dcrdit par ltude de la mdecine; onfuit comme pernicieuse toute tude qui pourrait ter le badi-nage28.

    Rire pour rien, et porter dune maison dans lautre une chosefrivole, sappelle science du monde. On craindrait de perdrecelle-l, si lon sappliquait dautres.

    Tout homme doit tre poli, mais aussi il doit tre libre.La pudeur sied bien tout le monde; mais il faut savoir la

    vaincre, et jamais la perdre.Il faut que la singularit consiste dans une manire fixe de

    penser qui chappe aux autres, car un homme qui ne saurait sedistinguer que par une chaussure particulire, serait un sot partout pays.

    On doit rendre aux auteurs qui nous ont paru originaux dansplusieurs endroits de leurs ouvrages, cette justice, quils ne sesont point abaisss descendre jusqu la qualit de copistes.

  • Il y a trois tribunaux qui ne sont presque jamais daccord:celui des lois, celui de lhonneur, celui de la religion.

    Rien ne raccourcit plus les grands hommes que leur attention de certains procds personnels. Jen connais deux qui y ontt absolument insensibles: Csar et le duc dOrlans rgent.

    Je me souviens que jeus autrefois la curiosit de comptercombien de fois jentendrais faire une petite histoire qui ne m-ritait certainement pas dtre dite ni retenue: pendant trois se-maines quelle occupa le monde poli, je lentendis faire deuxcent vingt-cinq fois, dont je fus trs-content.

    Un fonds de modestie rapporte un trs-grand fondsdintrt29.

    Ce sont toujours les aventuriers qui font de grandes choses,et non pas les souverains des grands empires.

    Lart de la politique rend-il nos histoires plus belles que cellesdes Romains et des Grecs?

    Quand on veut abaisser un gnral, on dit quil est heureux30,mais il est beau que sa fortune fasse la fortune publique.

    Jai vu les galres de Livourne et de Venise, je ny ai pas vu unseul homme triste. Cherchez prsent vous mettre au cou unmorceau de ruban bleu pour tre heureux.

    SUR LE BONHEUR31.

    Le bonheur ou le malheur consistent dans une certaine dis-position dorganes, favorable ou dfavorable.

    Les uns ont une certaine dfaillance dme, qui fait que rienne les remue; elle na la force de rien dsirer, et tout ce qui latouche nexcite que des sentiments sourds. Le propritaire decette me est toujours dans la langueur; la vie lui est charge,tous ses moments lui psent: il naime pas la vie, mais il craintla mort.

    Lautre espce de gens malheureux opposs ceux-ci, est deceux qui dsirent impatiemment tout ce quils ne peuvent pasavoir, et qui schent sur lesprance dun bien qui recule tou-

  • jours... Je ne parle ici que dune frnsie de lme et non pasdun simple mouvement. Ainsi un homme nest pas malheu-reux parce quil a de lambition, mais parce quil en est dvor...

    Il y a aussi deux sortes de gens heureux: les uns sont vi-vement excits par des objets accessibles leur me, et quilspeuvent facilement acqurir. Ils dsirent vivement, ils esprent,ils jouissent, et bientt ils recommencent dsirer. Les autresont leur machine tellement construite quelle est doucement etcontinuellement branle. Elle est entretenue et non pas agite:une lecture, une conversation leur suffit.

    Il me semble que la nature a travaill pour des ingrats. Noussommes heureux32...

    Quand nous parlons du bonheur ou du malheur, nous noustrompons toujours, parce que nous jugeons des conditions etnon pas des personnes.

    Qui sont les gens heureux? Les dieux le savent, car ils voientle cur des philosophes, celui des rois et celui des bergers33.

    DES FLATTEURS.

    Un flatteur est un esclave qui nest bon pour aucun matre34.

    DE LABUS DES JURIDICTIONS.

    Quand on a appel dun juge un autre, et que celuici a pro-nonc, cest un grand abus de permettre de recourir un troi-sime, parce que lesprit de lhomme est fait de manire quilnaime pas suivre les ides des autres, quil se porte naturelle-ment rformer ce qui a t fait par ceux qui il croit des lu-mires infrieures. Multipliez les degrs des tribunaux, vous lesverrez moins occups rendre la justice aux citoyens qu se cor-riger les uns les autres35.

    1 Il ne faut pas confondre ces Penses avec un petit ex-trait intitul le Gnie de Montesquieu, qui parut en 1738.Ce grand homme crivait le soir ses observations de tous

  • les jours; ces penses solitaires taient le premier jet delesprit; elles ont la sve de loriginalit. Plusieurs taientconnues; dautres nous ont t transmises par des mainsfidles. Ces anneaux prpars pour une grande chainc,quoique dtaches, sont des anneaux dor. On ne peut liresans attendrissement ces entretiens muets avec son fils; cespenses taient une espce de legs paternel; il a son prixaux yeux des hommes sensibles et clairs. (Note des di-teurs des uvres posthumes. Paris, 1798, in-12.)

    2 Il la fait. (Note du manuscrit).3 LEsprit des Lois.4 La Place, dans ses Pices intressantes, etc.. tome V, cite ain-

    si la fin de la phrase: ... qui fut prjudiciable lEurope,ou bien, qui fut utile lEurope et prjudiciable au genrehumain, etc....

    5 Voy. lEssai sur le got, sup. page 115, note 1 et inf. page162.

    6 Marc Aurle.7 Le 6 avril 1723.8 De Boursault.9 V. Sup., page 160.

    10 Voltaire fut reu lAcadmie franaise le 9 mai 1746.11 Premier titre de la Henriade.12 Lettres persanes, LXXVIII.13 Montesquieu a omis Charlemagne ici; mais voyez lEsprit

    des Lois, liv. XXXI, ch. XVIII; son portrait est fini. (Notedes uvres posthumes.)

    14 Le prince de Cond.15 Et Sully! (Note des uvres posthumes.)16 Pense publie par Walckenaer, dans la Biographie univer-

    selle, art. Montesquieu. T. XXIX, p. 521.17 Cet loge du cur de Fontenelle est particulire Mon-

    tesquieu. Mme Du Deffand prtendait que Fontenelle avaitun cerveau la place du cur. Mais Montesquieu, quiaimait beaucoup Fontenelle, ne pouvait oublier lappuiconstant que ce dernier lui avait donn pour le faire entrer lAcadmie. Peut-tre le connaissait-il mieux que ceuxqui lont jug sur les apparences.

  • 18 M. de Maurepas. (Note des uvres posthumes.)19 La Place a lu: de ne pas y croire... Pices intressantes, etc.

    T. V. page 57.20 M. Ravenel veut quon lise le plus immuable: cela ne me

    parait pas tre de la langue de Montesquieu.21 Cette phrase nest pas dans la premire dition.22 Premier mdecin de Louis XV (1650-1732).23 Voyez le trait des Devoirs, sup. p. 68.24 M. Ravenel veut quon lise: la vanit des gueux; je crois

    quil se trompe. La vanit des gens veut dire la vanit desgens de service, des laquais.

    25 Cest--dire: les domestiques, les gens.26 Esprit des Lois, liv. XIII, ch. XV.27 La Place a lu: une nation paresseuse.28 La Place a lu: qui pourrait nuire au badinage.29 La Place: Un fonds de modestie rapporte un trs-grand

    intrt.30 Ce mot rappelle celui de Fontenelle, qui on disait, au su-

    jet dIns de Castro, que la Motte tait heureux. Oui, r-pondit-il, mais ce bonheur narrive jamais aux sots. (Notedes uvres posthumes.)

    31 Le Chteau de la Brde, par M. Labat, premier avocat g-nral la Cour dAgen. (Recueil des travaux de la Socitdagriculture, sciences et arts dAgen. 1734, t. III. p. 185.)M. Labat a copi ce morceau la Brde.

    32 Ici Montesquieu numre un grand nombre de plaisirssimples, comme celui que donne le spectacle de la nature,propres faire prouver de douces sensations. Cest le bon-heur dont il jouissait la Brde. (LABAT.)

    33 Ces doux derniers paragraphes ont t communiqus M.Vian, par le docteur de Saint-Germain.

    34 Bibliographie universelle, t. XXIX, p. 520.35 Tir dun travail indit: Sur la manire dtudier la juris-

    prudence, qui esta la Brde. Labat, l. c., p. 184.

  • COLOPHON

    Cette dition FL reprend ldition des uvres compltesen 7 volumes tablie par douard Laboulaye, publie par Gar-nier Frres, Paris, 1875, disponible : volume 1: http://books.google.com/books?

    id=BAUvAAAAMAAJ volume 2: http://books.google.com/books?

    id=bgUvAAAAMAAJ volume 3: http://books.google.com/books?

    id=vwUvAAAAMAAJ volume 4: http://books.google.com/books?

    id=EwYvAAAAMAAJ volume 5: http://books.google.com/books?

    id=7AYvAAAAMAAJ volume 6: http://books.google.com/books?

    id=ewYvAAAAMAAJ volume 7: http://books.google.com/books?

    id=oZsGAAAAQAAJ

    Ce tirage au format PDF est compos en Garamond Premieret a t fait le 26 dcembre 2010. Dautres tirages sont dispo-nibles http://efele.net/ebooks.

    Lorthographe a t modernise en remplaant oi par ai (parexample toit remplac par tait).

    Les notes de Montesquieu ainsi que les note ditoriales de M.Laboulaye suivent immdiatement le texte, et sont numrotes1, 2, 3,... Les variantes sont places la fin du volume, et son

  • numrotes a, b, c,... Dans les deux cas, lappel de note et le nu-mro de la note sont hyperlis.

    Penses diversesPenses diverses

    Colophon