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Armand Colin Passages: Isidore Ducasse, Walter Benjamin et Julio Cortázar Author(s): LEYLA PERRONE-MOISÉS Source: Littérature, No. 136, MONTRER N'EST PAS DIRE (DÉCEMBRE 2004), pp. 99-110 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705047 . Accessed: 15/06/2014 16:23 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.28 on Sun, 15 Jun 2014 16:23:48 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

MONTRER N'EST PAS DIRE || Passages: Isidore Ducasse, Walter Benjamin et Julio Cortázar

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Armand Colin

Passages: Isidore Ducasse, Walter Benjamin et Julio CortázarAuthor(s): LEYLA PERRONE-MOISÉSSource: Littérature, No. 136, MONTRER N'EST PAS DIRE (DÉCEMBRE 2004), pp. 99-110Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705047 .

Accessed: 15/06/2014 16:23

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■ LEYLA PERRONE-MOISÉS, UNIVERSITÉ DE SÃO PAULO

Passages: Isidore Ducasse,

Walter Benjamin

et Julio Cortázar

«Les choses anciennes nous regardent. Nous sommes attendus par elles. »

Walter Benjamin, Le livre des passages

La nouvelle «El otro cielo» («L'autre ciel») appartient au recueil Todos los fuegos el fuego ( Tous les feux le feu), publié par Julio Cortázar en 1966. Comme dans d'autres nouvelles de l'auteur, qui a pratiqué le genre fantastique d'une façon très personnelle, il s'agit ici de passages: du réel à l'imaginaire, du rêve à l'éveil, du monde des vivants au monde des morts {. Le narrateur-personnage dit, dès le début de la nouvelle: «Il m' arrivait parfois que tout se laissait parcourir, mollissait et cédait le terrain , acceptant sans résistance que l'on puisse passer [ainsi] d'une chose à l'autre»2 [nous soulignons]. Ce qui rend ces déplacements parti- culièrement vraisemblables, c'est que le décor lui-même y prédispose: l'action se situe dans des «passages», ces couloirs à couverture vitrée créés à Paris au XIXe siècle pour abriter le commerce 3.

En empruntant certains de ces passages, le narrateur-personnage de la nouvelle se déplace dans l'espace et le temps. Ces glissements sont indiqués par des indices partiels, de façon très subtile, de sorte que nous les acceptons petit à petit, malgré leur étrangeté. Après la lecture de quel- ques pages, nous savons que ce narrateur est un Argentin qui travaille à la Bourse de Buenos Aires, dans les années 40 du XXe siècle. Nous appre- nons qu'il vit avec sa mère, qu'il a une fiancée (Irma) et qu'il s'ennuie 1. Voir Beatriz Sarlo, «Una literatura de pasajes», Espacios, n° 19, Universidad de Buenos Aires, 1994. 2. Julio Cortázar, Todos los fuegos el fuego , Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1966 (33a éd. 1994), p. 129. Ce livre sera désormais désigné par la sigle TF. Trad, française: Tous les feux le feu, Laure Guille-Bataillon (trad.), Paris, Gallimard, 1970, p. 167. Ce livre sera désor- mais désigné par la sigle TFF. 3. Un Guide illustre de Paris décrivait ainsi ces lieux: «Ces passages, recente invention du luxe industriel, sont des couloirs au plafond vitré, aux entablements de marbre, qui courent à travers des blocs entiers d'immeubles dont les propriétaires se sont solidarisés pour ce genre de spécu- lation. Des deux côtés du passage, qui reçoit la lumière d'en haut, s'alignent les magasins les plus élégants, de sorte qu'un tel passage est une ville, un monde en miniature.» Transcrit par Walter Benjamin dans la préface de Paris, capitale du XIXe siècle. Voir, Écrits français, prés, par J.-M. Monnoyer, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 1991, p. 292.

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considérablement. Heureusement (et c'est ce qui constitue la matière même de la nouvelle), marchant au hasard dans les rues de sa ville, empruntant surtout le Passaje Güemes, voie urbaine construite à l'image de celles de Paris, il se retrouve de l'autre côte de l'Océan, dans les passages de la capitale française. Dans cet autre espace il est toujours argentin, mais il a une autre vie, beaucoup plus intense que celle qu'il mène dans son pays natal. Il n'y trouve pas seulement un autre espace, mais aussi un autre temps: à Paris, on est à la fin du Second Empire. Le narrateur y travaille également à la Bourse, et il a une maîtresse française, la prostituée Josiane. Avec Josiane et d'autres personnages typiques de cette époque et de ce quartier parisien, il fréquente la Galerie Vivienne et d'autres passages.

Cette nouvelle de Cortázar a été étudiée par des critiques 4, dont cer- tains ont montré les relations de sa thématique avec les réflexions théori- ques de Walter Benjamin. La plupart de ces études se réfèrent aux œuvres les plus connues de Benjamin (sur Baudelaire et la ville de Paris), et sont antérieures à la publication des textes appartenant au Livre des passages , projet qui devait englober ces textes, tout en les excédant. Les textes anté- rieurement connus présentaient des coïncidences thématiques avec le conte de Cortázar: la métropole comme «cave aux trésors», règne de la marchan- dise; les passages parisiens et leur «faune» de badauds, commerçants, prostituées, journalistes et d'autres représentants de «la bohème» 5; l'atmosphère politique oppressive et l'impression de rêve éveillé éprouvée par les habitants de la ville, partagés entre la fascination et la peur. En somme: «la fragmentation de l'expérience moderne, la fragmentation de l'expérience personnelle et collective dans le contexte de l'industrialisa- tion, de l'économie capitaliste et de l'instrumentalisation de la vie»6.

Mon objectif, cependant, n'est pas celui de montrer les ressemblances thématiques entre la fable imaginée par Cortázar et les réflexions de Benjamin, mais d'essayer de pousser un peu plus loin ce parallèle, à la lumière de certaines propositions théoriques du Livre des passages 7.

«L'AUTRE CIEL» COMME IMAGE DIALECTIQUE

Le Livre des passages présente, au-delà de la réflexion sur la ville moderne, la proposition d'une méthode originale de connaissance histo- 4. Voir, entre autres: Alejandra Pizarnik, «Nota sobre un cuento de Julio Cortázar: "El outro cielo"», in La vuelta a Cortázar en nueve ensayos , Buenos Aires, Perez, 1968, p. 55-62; Carla Grandi, «"El outro cielo" de Julio Cortázar», Revista Chilena de Literatura , n° 5-6, Santiago, Universidad de Chile, 1972, p. 289-297; Saúl Yurkevich, Julio Cortázar: mundos y modos , Madrid, Anaya & Mario Muchnik, 1994; Jorge H. Wolff, Julio Cortázar, a viagem como metáfora produtiva , Florianópolis, Obra Jurídica, 1998. 5. L'affinité entre les passages et la prostituée a été signalée par Benjamin: «les passages, qui sont em même temps maison et rue ; et la prostituée, qui est en même temps vendeuse et marchandise» (GS, V, 55). 6. Liliane Schneiter, Conférence adressée à l'École Nationale de Beaux- Arts de Lyon, 3 1 oct. 2001 . 7. Das Passagen-Werk ( L'œuvre des passages) a été publié en 1982, par Rolf Tiedemann, et intégré dans les Oeuvres complètes de Benjamin: Gesammelte Schriften, 1 vol., Frankfurt am

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rique. Ce «livre», laissé inachevé par l'auteur, est un ensemble de frag- ments écrits de 1927 à 1940, année de la mort de l'écrivain. Selon lui, le livre sur Baudelaire serait un «modèle en miniature» du Livre des pas- sages. L'inspiration de cette œuvre lui est venue de la lecture de Le paysan de Paris , de Louis Aragon. La source surréaliste du Livre des passages est sans doute une des raisons de la curieuse alliance établie par Benjamin entre la connaissance par la voie de la conscience et la connaissance par la voie de l'inconscient, entre la critique dialectique et le rêve: «Nous présentons ainsi la nouvelle méthode dialectique de l'historiographie: traverser le passé avec l'intensité d'un rêve, afin d'éprouver le présent comme le monde de la veille auquel le rêve se réfère.»8 Personne n'ignore la foi déposée par les surréalistes dans la connaissance fournie par les rêves. Cependant, Benjamin prend ses dis- tances par rapport à Aragon: «Tandis qu'Aragon persiste à rester dans le domaine du rêve, il importe ici de trouver la constellation du réveil [...] Il s'agit ici de dissoudre la "mythologie" dans l'espace de l'histoire.»9

La «nouvelle méthode» de Benjamin impliquait un nouveau con- cept, celui d'« image dialectique»: «L'image dialectique contient le temps, lequel se trouve déjà dans la dialectique hegelienne. Mais celle-ci ne connaît le temps que comme temps de la pensée proprement historique, voire psychologique. [...] Le moment temporel dans l'image dialectique ne peut être obtenu intégralemente que par la confrontation avec un autre concept: celui du maintenant de la connaissabilité (Jetzt der Erkennbarkeit).» 10 Cette proposition de Benjamin, qui paraissait assez nébuleuse à certains de ses camarades de l'École de Frankfurt, Adorno en particulier, correspond d'une façon étonnante à la «méthode» de Cortázar dans «L'autre ciel».

«Chaque époque rêve la suivante», écrit Benjamin. Dans une sorte de rêve, le narrateur-personnage de Cortázar se déplace dans le temps et dans l'espace. Il traverse, d'un seul coup et dans les deux sens, 75 ans

7. (suite) Main, Suhrkamp Verlag, 1972-1989. [Cette édition sera indiquée, dans cet article, par les initiales GS. Das Passagen-Werk se trouve dans le vol. V.] Version française: Walter Benja- min, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Jean Lacoste (trad.), Paris, Éditions du Cerf, 1986 [idem : LP]. Version en anglais: Walter Benjamin, The Arcades Project , Howard Ei- land and Kevin McLauglin (trad.), Cambridge, Massachusetts/London, The Belknap Press of Harvard University Press, 1999 [idem: LA]. Comme il est difficile, et parfois impossible, de re- trouver les citations du Livre en français, je le citerai à partir de sources diverses, en effectuant parfois moi-même la traduction. Les sources seront indiquées par les initiales adoptées ci-dessus. 8. GS V, 1006. 9. LP , p. 474. Dans The dialectics of seeing, Walter Benjamin and the Arcades project (MIT Press paperback edition, 1991), Susan Buck-Morss analyse les relations de Benjamin avec le surréalisme: «La réponse enthousiaste de Benjamin à Aragon ne l'a pas empêché de recon- naître, dès le début, les dangers du surréalisme comme modèle pour son propre travail.» Tan- dis que les surréalistes sont restés «collés au domaine du rêve», Benjamin prétendait «pénétrer le rêve par la dialectique de l'éveil». Je cite, en traduisant, à partir de l'édition bré- silienne de cet ouvrage: Dialética do olhar, Walter Benjamin e o Projeto das Passagens, Ana Luisa Andrade (trad.), Belo Horizonte, Editora UFMG, 2002, p. 3 1 1 . 10. LP, p. 474.

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d'histoire (de 1870 à 1945). Le moment dans lequel se place le narrateur étant celui de la date la plus récente, nous pouvons dire que cette date correspond, pour lui, au maintenant de la connaissabilité proposé par Benjamin: «Le passé télescopé par le présent.» 11 Le regard qu'il jette sur le passé est informé du futur de ce passé; en même temps, il est en mesure de comprendre son présent à la lumière de ce qui s'annonçait (ce qui se préparait) dans le ventre du passé. C'est un passé «revécu comme futur antérieur».

La fiction fantastique de Cortázar semble réaliser, de la façon la plus efficace, ce que Benjamin concevait comme «image dialectique». Le narrateur-personnage de «L'autre ciel» ne regarde pas simplement le passé (1870), comme le ferait un homme du XXe siècle; il y va (puisque le moment de l'énonciation se situe en 1945), et il en revient, dans un clin d'œil, comme s'il s'agissait de deux espaces contemporains:

[ . . .] Les choses m' arrivaient quand j'y pensais le moins, en poussant à peine de l'épaule le premier coin d'air queje rencontrais. En tout cas, il me suffisait de me laisser aller à l'agréable dérive du promeneur qui va au gré de ses rues préférées, et presque toujours ma promenade aboutissait au quartier des gale- ries couvertes, peut-être parce que les passages et les galeries sont depuis tou- jours ma patrie secrète (TFF, p. 167-168).

Il ne sait pas comment cela se produit, mais 1'« arrivée» à Paris et au XIXe siècle est toujours un émerveillement («jusqu'à ce que ce fut de nouveau l'éblouissement» - TF , p. 148). Cela nous fait penser à la définition de Benjamin: «L'image dialectique est une image fulgurante. C'est donc comme image fulgurante dans le Maintenant de la connais- sabilité qu'il faut retenir l' Autrefois. Le sauvetage qui est accompli de cette façon - et uniquement de cette façon - ne peut jamais s'accom- plir qu'avec ce qui sera perdu sans espoir de salut à la seconde qui suit.» 12 Ce qui se passe à Paris est revu, en pensée, par l'habitant de Buenos Aires: «Les images oniriques ne deviennent lisibles que dans la mesure où le présent est perçu comme un éveil, dans un maintentant de la connaissabilité auquel ces rêves se réfèrent.» 13

Cependant, ce qui se passe des deux côtés de l'Océan est une sorte de cauchemar historique: «nous étions entrés dans de mauvais temps» (TF, p. 140). Dans les deux villes et dans les deux époques l'ambiance politique est sombre, des menaces de tout ordre pèsent sur les habitants de la ville. À Paris, ce sont les «menaces prussiennes»: «Il y aurait la guerre, c'était fatal, les hommes devraient rejoindre leurs régiments, [...] les gens étaient pleins de colère et de peur» (TFF, p. 184). Il fait froid, les rues sont sombres et les femmes vivent dans la peur d'un tueur qui a

11. LP, p. 488. 12. LP, p. 491. 13. Willi Bolle, Fisiognomia da metropole moderna , São Paulo, Fapesp-Edusp, 2 éd., 2UUU, p. ó4.

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déjà égorgé quelques prostituées. En plus, le caractère répressif du Second Empire se fait sentir dans l'exécution d'un condamné, à laquelle assistent les personnages du conte.

Ainsi, la ville de 1'« émerveillement» est également la ville de «la grande terreur». Dans ses réflexions, Benjamin montre comment le citadin de la société mercantile passe de l'enchantement au désenchantement: «Cet éclat et cette splendeur dont s'entoure la société productrice de marchandises et le sentiment illusoire de sa sécurité ne sont pas à l'abri des menaces; l'écroulement du Second Empire et la Commune de Paris le lui remettent en mémoire. » 14

Il ne faut pas oublier que le maintenant de la connaissabilité dans lequel se situait Benjamin, lui permettait de penser un autre «passage» de l'Histoire, plus récent et particulièrement tragique pour lui. Dans les mots d'un lecteur de Benjamin: «L'étude historique sur les passages du Second Empire se proposait, en dernière instance, à rendre lisible un procès historique très proche: le passage d'un état républicain bourgeois, la République de Weimar, à une dictature fasciste, le 3e Reich.» 15

Le narrateur de «L'autre ciel» enregistre ce qui se passe dans son maintenant , en 1945. A Buenos Aires, on reçoit les échos de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on éprouve à distance la peur de la bombe atomique et, localement, on vit sous un gouvernement qui subit des inter- ventions de plus en plus fréquentes des militaires: «Nous étions alors en pleine dictature militaire, une de plus dans la série interminable» (TFF, p. 194). Il y aura bientôt d'autres élections, celles qui mettront Perón au pouvoir. Et nous savons, dans notre maintenant , ce que le narrateur-per- sonnage du conte ne pouvait pas savoir mais que Cortázar savait très bien: l'ascension de Perón s'est réalisée selon un schéma qui rappelle le chemin parcouru par Louis Bonaparte: élections démocratiques dans le cadre républicain, espoir populaire, centralisation progressive du pouvoir et éta- blissement d'un gouvernement militarisé et répressif.

Deux chevaux - on dirait le même - figurent dans les deux endroits de la terre et du temps. Dans la métropole française de 1870, il y a «un cheval qui hennisait à V odeur de sang»; les gens sont poussés par la foule, et celle-ci par les militaires à cheval ( TFF , p. 193); à Buenos Aires, on entend les sabots des chevaux de la police chargeant contre les étudiants et les femmes (TFF, p. 194). Cette image correspond exactement aux propos de Benjamin: «Il ne faut pas dire que le passé éclaire le pré- sent, ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l' Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair, pour former une constellation. En d'autres termes, l'image est la dialectique à l'arrêt.» 16

14. LP, p. 47. 15. Willi Bolle, op. cit., p. 70. 16. LP, p. 478.

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On dirait que la férocité militaire qui régnait en France à la fin du XIXe, allégorisée dans l'image du cheval, se déplace au XXe vers l'Amérique Latine, sous la forme des dictatures qui y domineront au long de ce siècle. Tout comme il y a un retard temporel dans l'adoption des modèles urbains (les galeries européennes du XIXe sont imitées à Buenos Aires au début du XXe), il y a un retard dans la conquête de la démocratie. La mise en «contact immédiat» de ces deux villes et de ces deux temps semble montrer, dans le conte de Cortázar, que l'avenir est dans le ventre du passé, et qu'en visitant celui-ci on peut comprendre l'Histoire.

LA VILLE, L'ÉTRANGER ET LE CRIMINEL

La ville moderne est un endroit en même temps éblouissant et terri- fiant. La foule, la compétition mercantile, le sauve qui peut quotidien, tout cela fait peser sur chacun une série de menaces psychologiques et physi- ques. La métropole est le théâtre de plusieurs crimes, le criminel et le policier y sont des personnages très présents. Ce n'est pas un hasard si la fiction policière a été inventée en 1840, par Edgar Allan Poe. Walter Ben- jamin a été attentif à cet aspect criminel de la ville moderne. Comme le dit Willi Bolle: «Dans une époque où les plus grands crimes sont pratiqués par les états totalitaires, le critique-historien assume le rôle du détective.» 17

Dans la nouvelle de Cortázar il y a un assassin mystérieux (une sorte de Jack l'Éventreur), qui guette les prostituées dans les rues sombres et désertes. Ignorant son identité véritable, un journaliste imaginatif et une voyante l'ont appelé Laurent. «J'ai apris que Josiane ne quittait guère les abords de la galerie en ce moment car c'était l'époque où l'on ne parlait plus que des crimes de Laurent et la pauvre vivait dans la terreur.» (TFF, p. 173) «Laurent» peut être n'importe lequel des habitués des galeries, les représentants de «cette masse indéfinie, inarticulée, que les français appellent la bohème» 18. Josiane pense que le narrateur peut être Laurent, et le narrateur lui-même jette ses soupçons sur un étranger solitaire et silencieux, qui apparaît et disparaît dans les cafés du quartier.

Cet étranger est jeune «presque un enfant [...] il a l'air d'un collé- gien poussé en graine» (TFF, p. 178) et on l'appelle le Sud-américain, bien qu'une femme ayant couché avec lui assure qu'il parle français sans accent. Il est grand, il a un beau visage aux traits réguliers, mais ses yeux glacent ceux sur qui par hasard ils s'attardent. D'autres indices, et sur- tout les deux épigraphes du conte, nous amènent à identifier cet étranger. Il s'agit d'Isidore Ducasse, en littérature le Comte de Lautréamont Dans Les chants de Maldoror il se présente lui-même comme le Montévidéen. En effet, Isidore Ducasse est né en Uruguay en 1846 et il est mort à Paris en 1870. On ignore presque tout de sa biographie, mais on sait 17. Idem, ibid., p. 80. 1 8. Mot de Marx dans Le lis brumaire de Louis Bonaparte , cite par W alter Benjamin (oa i, p. D i ô).

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qu'il a habité et fréquenté le quartier de la Bourse, surtout la Galerie Vivienne, qui est évoquée dans son œuvre. Fils du chanceliier français à l'Ambassade de France de Montevideo, il a partagé sa courte existence entre l'Uruguay et la France. Bilingue et bi-culturel, il a effectué une fusion de traditions littéraires qui n'est pas une synthèse mais un «dispositif» (Francis Ponge, «Le dispositif Maldoror-Poésies»). Par son caractère déraciné, errant, expérimental, son écriture a bouleversé les repères spatiaux et temporels, préfigurant non seulement les avant-gardes du XXe siècle mais aussi les écritures délocalisées du XXIe.

En vérité, la nouvelle de Cortázar semble destinée aux lecteurs de Lautréamont. Les deux parties qui la composent sont précédées d'épigra- phes, dépourvues de nom d'auteur et même de titre ď œuvre, remplacés par des pointillés. Les deux épigraphes proviennent des Chants de Mal- doror. La première est tronquée et devient ainsi plus inquiétante qu'elle ne l'était dans les Chants : «Ces yeux ne t'appartiennent pas... où les as- tu pris? IV, 5». La deuxième provient de la partie feuille- tonnesque des Chants , et elle est plus impersonnelle: «Où sont-ils passés, les becs de gaz ? Que sont-elles devenues, les vendeuses d'amour? , VI, 1». Ces épigraphes, ainsi que les renseigne- ments épars de l'histoire, qui permettent d'identifier le «Sud-américain», placent le lecteur de la nouvelle dans la situation d'un détective. La pre- mière épigraphe renvoie au regard du Sud-américain, qui avait «une expression distante et en même temps étrangement fixe, celle de quel- qu'un qui s'est immobilisé dans un moment de son rêve et se refuse à faire le pas qui le rendra à l'état de veille» ( TF , p. 136). S'agit-il, au fait, du regard du Sud-américain ou de celui du narrateur, qui se trouve lui-même à «un moment de son rêve»? La deuxième, qui précède le retour définitif du narrateur-personnage à Buenos Aires, fait allusion à la disparition des expériences parisiennes et, avec celles-ci, la perte de Josiane, la maîtresse française.

Quand on parle des galeries parisiennes au XIXe siècle, il est difficile de ne pas penser à Lautréamont, surtout si l'on est écrivain et rioplatense , comme Cortázar (l'Uruguay fait bloc avec l'Argentine, dont il est «le côté oriental»; les deux villes sont séparées par le Rio de la Plata). Walter Benjamin lui-même se réfère à Lautréamont, dans un court fragment de son Livre des passages: «Les passages comme milieu de Lautréamont.» 19 Nous ignorons l'usage qu'il prétendait faire de cette annotation. Dans un autre fragment, Benjamin signale la ressemblance entre l'univers créé par Ducasse et les dessins fantastiques de Grandville. Tous les deux sont considérés comme précurseurs du surréalisme.

Le conte de Cortázar met en contact non seulement deux moments de l'Histoire, mais aussi deux villes situées en de continents séparés par

19. GS V, p. 1015. Ce fragment ne figure pas dans la traduction française du LP.

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un océan. Le titre - «L'autre ciel» - renvoie explicitement au faux «ciel» de galeries, mais il rappelle aussi que les aventures du personage se passent tantôt sous le ciel d'un hémisphère, tantôt sous celui d'un autre. L'histoire de l'Amérique - du moins l'histoire institutionnelle - se pré- sente comme un chapitre tardif de l'histoire de l'Europe. La colonisation des pays américains a fait que ceux-ci aient toujours été à la traîne de l'histoire européenne, imitant les formes de vie du Vieux Continent avec un léger retard. Paris, pendant tout le XIXe siècle et la première partie du XXe était, pour les Sud-américains, le modèle accompli de la civilisation et du luxe. Dans l'imaginaire latino-américain, Paris était aussi la ville des plaisirs interdits, de la bohème , des femmes faciles et fatales, toute une façon de vivre qui s'opposait fortement à l'existence réglée, familiale et puritaine (du moins en apparence) des anciennes colonies ibériques.

Les habitants de Buenos Aires et Montevideo, en vertu de la forte immigration européenne qui est à l'origine de ces villes, étaient particulièrement attirés par Paris. Le narrateur-personnage de «L'autre ciel» représente bien ce rioplatense ébloui par Paris. Étouffé dans sa vie quotidienne, entre sa mère malade et sa fiancée insipide, il prend la fuite vers Paris où, malgré le froid et le danger de guerre, il trouve Josiane et le bonheur. Lorsqu'il est en Argentine, il se plaint de la chaleur, des moustiques, et d'autres désagréments, se demandant jusqu'à quand il pourra les supporter (77% p. 147). Lorsqu'il est à Paris, le froid, la neige sont référés sans qualificatifs, et vite oubliés en fonction du bonheur éprouvé auprès de Josiane. L'aspiration parisienne n'était pas exclusive des rioplatenses. Jusqu'à la Première Guerre Mondiale, toute l'Amérique Latine regardait Paris comme la capitale idéale, et plusieurs écrivains et artistes y ont séjourné ou habité. Parmi ces centaines d'exilés, volontaires ou forcés, se trouvaient Isidore Ducasse au XIXe et Julio Cortázar au XXe.

Leur cas n'est pas identique. Isidore Ducasse venait d'une de ces nombreuses familles françaises installées en Uruguay vers la moitié du XIXe, sa langue maternelle était le français, et son œuvre a été écrite en français. Malgré cela, tout nous mène à croire qu'il se sentait solitaire et exilé à Paris, exactement comme le décrit le narrateur de «L'autre ciel»20. Julio Cortázar est né en Belgique en 1914, de parents argentins, et il a vécu à Paris pendant les trente dernières années de sa vie. La ressemblance de situation crée une relation spéculaire en abîme: le Sud- américain, le narrateur, Cortázar lui-même.

Plusieurs éléments nous permettent d'envisager le narrateur-per- sonnage de cette nouvelle comme un double de Julio Cortázar. Le rejet 20. Voir les biographies du poète: François Caradec, Isidore Ducasse , Comte de Lautréamont, Paris, La Table Ronde, 1970 et Jean-Jacques Lefrère, Isidore Ducasse, Paris, Fayard, 1996. Les renseignements donnés par le narrateur de «L'autre ciel» révèlent que Cortázar connaissait bien les témoignages disponibles sur la vie d'Isidore Ducasse à Paris (son apparence physique, la maîtresse appelée La Rousse, l'appartement, le piano) et les documents à son sujet (sa mort dans une chambre d'hôtel).

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de la vie familiale et politique que lui offrait son pays natal, le choix de Paris comme domicile définitif, et même l'expérience de passer d'un monde à l'autre en utilisant la pensée comme voie de locomotion. Dans une interview, l'écrivain s'est référé à ce phénomène: «J'ai commencé à sentir parfois que je franchissais des barrières dans le temps ou l'espace, non plus par l'intermédiaire d'un livre mais en certaines circonstances, à certains coins de rue [...] Les états de distraction (ce qu'on appelle dis- traction) sont pour moi des états de passage et favorisent ce genre d'expérience. Quand je suis profondément distrait, c'est alors qu'à un moment donné je m'échappe. » 21

Cortázar était un lecteur fidèle de Lautréamont. Le narrateur de «L'autre ciel» se sent naturellement attiré par son «compatriote»:

Je la laissais parler en regardant tout le temps la table du fond et en me disant qu'après tout il eût été assez normal queje m'approche de lui et dise quelques mots en espagnol. Je fus vraiment sur le point de le faire, et maintenant je ne suis qu'un de ceux si nombreux qui se demandent pourquoi, à un moment donné, ils n'ont pas fait ce qu'ils avaient à faire. (TFF, p. 184) 22

Plus tard, il regrettera de ne pas avoir fait ce geste: «Je ne me rappelle plus bien ce que je ressentis en renonçant à mon envie, quelque chose comme une défense et le sentiment que si je la transgressais, je m'avancerais en terrain peu sûr. Et cependant je crois que j'ai eu tort, que j'ai été au bord d'un acte qui aurait pu me sauver. Me sauver de quoi, je me le demande?» (TFF, p. 184) Une rencontre avec lui-même? Plus qu'une question individuelle, la rencontre avec un compatriote dans une ville étrangère est toujours délicate. Le double mouvement de sym- pathie et de rejet, face au compatriote, est une expérience courante des exilés, dans la mesure où ils regrettent leur pays, leur langue, leurs familles, mais veulent en même temps les oublier, pour mieux s'intégrer au nouveau milieu, reconnu comme plus élégant, plus «développé» que leur milieu originaire, ce milieu «colonial» dont ils ont un peu honte. Le narrateur-personnage de «L'autre ciel» éprouve ce double mouvement: «Je faillis m' approcher de lui, et lui demander de quel pays il était. Ce qui m'en empêcha ce fut de penser à la colère froide que j'aurais eue si quelqu'un s'était permis la même chose à mon égard.» (TFF, p. 181) En plus, l'exilé, comme l'immigrant, subit le rejet provoqué par tout étranger dans un autre pays. Josiane déclare: «Je n'aime pas ses yeux». Et le narra- teur lui demande: «Tu as peur des enfants ou bien est-ce que tu penses qu'on est tous des ourangoutangs en Amérique du Sud?» (TFF, p. 182)

21. Julio Cortázar, Entretiens avec Omar Prego , Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1986, p. 84-85. 22. Cortázar avait raison de croire qu'Isidore Ducasse parlait également l'espagnol, ce qui n'était pas du tout évident pour les lecteurs français de l'époque de Tous les feux le feu. Sur le bilinguisme de Ducasse, voir Leyla Perrone-Moisés et Emir Rodríguez Monegal, Lautréamont, l'identité culturelle, Paris, L'Harmattan, 2001.

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■ MONTRER N'EST PAS DIRE

L'image de l'étranger est associée à celle du «sauvage», du «renégat», et de là à l'image du «criminel» il n'y a qu'un pas. Cette image à la fois négative et glorifiante de l'étranger (criminalité + puis- sance, courage, mystère) apparaît dans le roman noir, dans le feuilleton et dans l'œuvre de Lautréamont. Maldoror est le criminel qui rôde dans le quartier de la Bourse, en quête de victimes. De sorte que l'affinité entre le narrateur et le Sud-américain conduit, facilement, à l'association de ceux-ci avec Laurent, l'assassin. Lequel, à la fin du conte, se révèle comme étant une autre personne, un Marseillais, c'est-à-dire un pres- qu'étranger pour les Parisiens. Lorsque le narrateur apprend que le Sud- américain est mort, il pense que «c'est comme s'il avait tué Laurent et moi avec sa mort» (TFF, p. 200).

La mise en rapport, dans «L'autre ciel», de deux espaces présen- tant un décalage temporel de 75 ans permet de penser 1'« image dialec- tique» de Benjamin dans sa portée post-coloniale. L'histoire de l'Amé- rique Latine - du moins l'histoire institutionnelle - se présente comme un chapitre tardif de l'histoire européenne. La colonisation des pays latino-américains s'est faite de telle manière qu'ils se sont trouvés toujours en arrière, par rapport aux pays européens.

Comme d'autres écrivains sud-américains, Isidore Ducasse, qui était un rapatrié, avait un retard d'information qui lui a permis, parado- xalement, d'innover. La connaissance qu'il avait du baroque espagnol l'a amené, dans Les Chants de Maldoror , à des audaces rhétoriques qui ont été vues, plus tard, comme annonciatrices du surréalisme; le refus tardif du romantisme, et la défense également tardive du néoclassicisme dans Poésies lui ont permis d'écrire les fragments modernes (et même, si l'on considère leur aspect de citation et de collage, post-modernes). C'est ce que nous avons appelé 1'« anachronisme prospectif» de Lautréamont23.

Tandis que, du point de vue artistique et littéraire, le décalage tem- porel de l'information entre l'Europe et l'Amérique permettait parfois à des écrivains latino-américains un «anachronisme prospectif», du point de vue politique l'Amérique Latine a couru et court toujours le risque de vivre des «anachronismes» tout court.

Le narrateur du conte est attentif à tout ce qui se passe dans le con- texte historique, politique et économique des événements qu'il raconte, et il en fournit les données. Cependant, en sa qualité de personnage, il semble ne pas être réceptif au message politique des «images dialec- tiques» qui lui sont offertes par son voyage dans le temps et l'espace. Il est réaliste, terre à terre, en somme, conservateur. En sa qualité de courtier de la Bourse, profession qui est la sienne dans les deux situations tempo- relles et spatiales, la bombe atomique ne le gêne que dans la mesure où elle menace le cours des valeurs :

23. Voir op. cit. dans la note précédente.

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PASSAGES: DUCASSE, BENJAMIN ET CORTÁZAR ■

La bombe tomba sur Hiroshima et il y eut une grande confusion parmi les clients, il a fallu se défendre comme des lions pour sauver les actions les plus menacées, et trouver une conduite défendable dans ce moment où chaque jour apportait une nouvelle défaite nazi et une féroce, inutile réaction de la dicta- ture contre l'irrémédiable. ( TFF , p. 199) Dans la fiction comme dans la réalité, la Bourse est l'institution

qui non seulement résiste au passage du temps mais celle qui, de plus en plus, commande les routes de l'Histoire. La fin du conte est disphorique. Le personnage s'accommode dans une attitude passive et immobile, dans une vie (et une ville) réelle et sans utopie :

Et d'une chose à l'autre je reste à la maison à boire du maté en écoutant Irma qui attend un enfant pour décembre, et je me demande si, au moment des élec- tions, je voterai pour Perón ou pour Tamborini, si je mettrai un bulletin blanc ou si tout simplement je resterai chez moi à boire mon maté et à regarder Irma et les plantes vertes. (TFF, p. 200) En écrivant le Livre des passages , Benjamin avait été frappé par ce

qu'avait dit Blanqui, dans L'Éternité par les astres 24 : «L'univers se répète sans fin et piaffe sur place. L'éternité joue imperturbablement dans l'infini les mêmes représentations.» Ce qui l'impressionnait c'était que «cette résignation sans espoir» ait été «le dernier mot du grand révolutionnaire». Il attribue cette résignation au fait que le siècle n'a pas su répondre aux nouvelles virtualités techniques par un ordre social nou- veau. «C'est pourquoi - écrit-il - le dernier mot est resté aux truche- ments égarants de l'ancien et du nouveau qui sont au cœur de ces fantasmagories. Le monde dominé pas ces fantasmagories, c'est - pour nous servir de l'expression de Baudelaire - la modernité.»25

Le narrateur-personnage de Cortázar reste cloué, en pleine «fantasmagorie». Le secret qui transformerait sa vie, qui le transforme- rait, était peut-être en possession du Sud-américain qu'il n'a pas eu le courage d'affronter. Revenons à Benjamin: «Il faut fonder le concept de progrès sur l'idée de la catastrophe. Que "les choses continuent comme avant": voilà la catastrophe. Elle ne réside pas dans ce qui va arriver, mais dans ce qui, dans chaque situation, est donné. » 26

Pour Benjamin, le projet des Passages avait deux faces: l'une irait du passé au présent, l'autre irait du présent au passé, pour en tirer les leçons27. Il s'agirait d'exploiter «les résidus du rêve»:

De cette époque datent les passages et les intérieurs, les halls d'exposition et les panoramas. Ce sont les résidus d'un monde de rêve. L'exploitation des éléments du rêve au réveil est le cas type de la pensée dialectique. C'est pour-

24. Louis- Auguste Blanqui, L'Éternité par les astres, préface de Lisa Block de Béhar, Paris- Genève, Slatkine, coll. Fleuron, 1996. 25. LP, p. 59. 26. LP, p. 491. 27. GS Y, p. 1052-1053.

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■ MONTRER N'EST PAS DIRE

quoi la pensée dialectique est l'organe de l'éveil historique. Chaque époque, en effet, ne rêve pas seulement de la prochaine et cherche au contraire dans son rêve à s'arracher au sommeil. Elle porte en elle sa propre finalité et la réa- lise - comme Hegel déjà l'a perçu - par les voies de la ruse. Avec l'ébran- lement de l'économie marchande nous commençons à percevoir les monu- ments de la bourgeoisie comme des ruines bien avant qu'ils ne s'écroulent.28

Le narrateur-personnage de «L'autre ciel» n'exploite pas «les rési- dus du monde du rêve au réveil». Il n'accède donc pas à la «pensée dialectique qui est l'organe de l'éveil historique». Mais Cortázar, comme Ducasse au XIXe siècle, est très sensible à ces résidus, à ces ruines. Bien qu'il n'ait pas connu les considérations de Benjamin, Cortázar cherchait, dans son œuvre comme dans sa vie, à réunir un projet politique révolu- tionnaire aux intuitions inconscientes et aux figures du rêve. Tel était, du reste, le projet des surréalistes français, qui ont laissé une empreinte pro- fonde dans la formation de l'écrivain argentin.

Il incombe aujourd'hui au lecteur, dans son maintenant de la con- naissabilité , de chercher à regarder ce rêve avec lucidité, et d'interpréter ses «images dialectiques». Comme le dit Susan Buck-Morss: «Les images du désir ne libèrent pas l'humanité de façon directe. Mais elles sont essentielles pour ce processus.» 29 Et Willi Bolle observe que Benjamin n'établit pas une identité entre l'image dialectique et l'image onirique. Il s'agit d'un rapprochement, d'une exploration du seuil entre le rêve et l'éveil: «Malgré son objectivité, l'image dialectique ne s'oppose pas, d'une façon absolue, à l'image onirique, mais elle garde, de celle-ci, un résidu mythique. Le savoir obtenu à l'éveil a ses racines dans l'in- conscient; la connaissance est la révélation d'images archaïques.»30

Mais ce genre de savoir n'est-il pas, toujours, celui que nous livre, dans les meilleurs des cas, le rêve éveillé du mythe, de la fiction, de l'art en général? Dans «L'auteur comme producteur», Benjamin signale la «fonction organisatrice» de l'œuvre littéraire. Et Susan Buck-Morss commente: «La tâche stratégique la plus importante de l'écrivain consiste moins en remplir d'un contenu révolutionnaire les nouvelles formes litté- raires, mais en développer le potentiel révolutionnaire de ces formes.»31 Cortázar a été révolutionnaire non parce qu'il a été un homme politi- quement engagé, mais parce qu'il a créé des formes littéraires potentiel- lement révolutionnaires.

On commémore cette année les 90 ans de la naissance de Julio Cortázar et les 20 ans de sa mort

28. LP, p. 46. zy. busan Buck-Morss, op. cit., p. l /d. 30. Willi Bolle, op. cit., p. 68. 31. Susan Buck-Morss, idem, ibid.

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