134
Moreau Jérémy 21210314 Faculté de Philosophie Master recherche en Philosophie Année 2017 Bien vivre, est-ce possible pour tout le monde ? - Réflexions aristotéliciennes autour de la vie et de la vie bonne - Mémoire dirigé par Anne Merker Professeure à la Faculté de Philosophie de Strasbourg

Moreau Jérémy 21210314 Faculté de Philosophie Master ... · de savoir comment il faut vivre pour vivre le mieux possible se pose, dès lors que l'on est un être humain. Face à

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Moreau Jérémy21210314Faculté de PhilosophieMaster recherche en PhilosophieAnnée 2017

Bien vivre, est-ce possible pour tout le monde ?

- Réflexions aristotéliciennes autour de la vie et de la vie bonne -

Mémoire dirigé par Anne Merker

Professeure à la Faculté de Philosophie de Strasbourg

Remerciements

Ma gratitude va d'abord à Anne Merker, professeure à la faculté de philosophie

de Strasbourg, pour ses deux ans de direction bien sûr, mais également pour son

enseignement et ses ouvrages de qualité, qui m'ont permis de découvrir ces auteurs

immenses que sont Platon et Aristote et d'en approfondir la connaissance, année

après année, émerveillement après émerveillement, pour sa confiance et son soutien,

pour ses conseils avisés, sa bienveillance et sa gentillesse.

Je souhaite également remercier Luana Quattrocelli, maîtresse de conférence à

la faculté de lettres classiques de Strasbourg, qui a su me rendre la langue, l'histoire

et la culture de la Grèce ancienne accessibles. Son enseignement érudit et

enthousiaste, ainsi que les nombreuses recherches personnelles qu'il a suscitées, ont

su enrichir considérablement mon travail philosophique.

Un grand merci enfin à celles et à ceux qui, à l'instar de Sawsane, Fiona et

Sabrina, m'ont apporté leur soutien tout au long de ce projet.

2

Introduction

« Nous appelons parfait (teleion) au sens absolu (haplôs) ce qui est toujours désirable en

soi-même (to kath'hauto haireton aei) et ne l'est jamais en vue d'autre chose (kai mèdepote

di'allo). Or le bonheur (hè eudaimonia) semble être au suprême degré une fin de ce genre

(toiouton malist'einai dokei), car nous le choisissons (hairoumetha) toujours pour lui-

même (aei di'autèn) et jamais en vue d'autre chose (kai oudepote di'allo). »1

◊◊◊

« Le bien parfait (to teleion agathon) semble (…) se suffire à lui-même (autarkes einai

dokei). […] En ce qui concerne le fait de se suffire à soi-même (to d'autarkes), voici quelle

est notre position (tithemen) : c'est ce qui, pris à part de tout le reste (ho monoumenon),

rend la vie désirable et n'ayant besoin de rien d'autre (haireton poiei ton bion kai mèdenos

endea). Or tel est, à notre sentiment, le caractère du bonheur (toiouton de tèn eudaimonian

oiometha einai). »2

◊◊◊

« Aux dires de la foule (hoi polloi) aussi bien que des gens cultivés (hoi charientes) ; tous

assimilent le fait de bien vivre (to eu zèn) et de réussir [dans ses actions] (to eu prattein)

au fait d'être heureux »3.

La mise en relation de ces trois extraits du livre I de l’Éthique à Nicomaque

permet de mettre à jour les relations conceptuelles majeures qui sous-tendent toute

l'entreprise éthique d'Aristote. De son propre aveu, penser le bien (to agathon), ne va

pas sans faire intervenir le concept de fin (to telos), au sens d'un accomplissement, de

l'atteinte d'un état de perfection et de comblement, qui s'oppose à un état de manque

(hè endeia), celui d'autarcie (hè autarkeia), de vie (ho bios), de bonheur (hè

eudaimonia), de désir (orexis), le bonheur étant décrit comme ce que l'on cherche à

saisir de préférence à autre chose (haireton), du fait qu'on le désire pour lui-même

(di'autèn) et jamais en vue d'autre chose (oudepote di'allo) et d'action (praxis).

1 Aristote, Éthique à Nicomaque, texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes philosophiques, Librairie

Philosophique J.Vrin, Paris, 2012, livre I, chapitre 5, 1097a33-b1, p.59.

2 Ibid., livre I, chapitre 5, 1097b7-16, p.59-60.

3 Ibid., livre I, chapitre 2, 1095a18-20, p.42-43. L'ajout à la traduction de Tricot est indiqué entre crochets.

3

Ces concepts constituent les termes fondamentaux à partir desquels va se

formuler le discours aristotélicien (dans sa forme générale aussi bien que dans sa

forme particularisée) portant sur le bien-vivre (to eu zèn). Déterminer le contenu de

ces concepts (définir par exemple « la nature du bonheur (peri tès eudaimonias, ti

estin) »4), y introduire des distinctions (discriminer par exemple entre plusieurs types

de vies5) et les articuler les uns aux autres, voilà les efforts de pensée principaux

déployés par le Stagirite, en vue de définir les modalités du bien-vivre humain et de

dégager ainsi un horizon normatif, vers lequel les individus et les communautés ont à

tendre pour devenir meilleurs.

Mais pourquoi penser le bien-vivre en ces termes ? Qu'est-ce qui, aux yeux

d'Aristote, rend pertinente la mise en relation de ces concepts ? Pour le comprendre,

nous ne devons pas seulement faire surgir un questionnement, nous devons

également découvrir la source de ce questionnement, identifier le problème qui fait

jaillir l'interrogation. C'est ainsi que l'ensemble du complexe question-réponse pourra

nous apparaître comme un tout, comme un mouvement de pensée unifié et justifié

par une même poussée problématique.

Si le bien-vivre est à penser, c'est parce que sa nature ne va pas de soi et ne fait

pas consensus. Parmi les gens cultivés (hoi charientes), hommes politiques et

intellectuels, chacun a sa théorie sur ce qu'il faut aux êtres humains (anthropoi) pour

être heureux ; de même parmi les gens du peuple (hoi polloi), les avis divergent.

L'existence de conceptions du bonheur multiples et concurrentes est la conséquence

du fait que vivre n'est pas immédiatement bien vivre. Si, pour l'être humain comme

pour tous les êtres vivants, la vie est un donné (« donner naissance » c'est aussi

« donner la vie »), le bien-vivre est à conquérir à travers l'orientation adéquate de sa

vie.

Mais quelle est cette orientation adéquate ? Que faut-il poursuivre pour faire

de sa vie une bonne vie ? Est-ce le plaisir ? Les honneurs ? La vertu ? La sagesse ? La

richesse ? C'est précisément parce que les possibilités sont multiples que la question

4 Ibid., 1095a20-21, p.43.

5 Au chapitre 3 du livre I de l'Éthique à Nicomaque, op. cit., 1095b14-1096a10, p.45-48, Aristote distingue par

exemple entre vie de jouissance (bios apolaustikos), organisée autour de la recherche du plaisir (hè hèdonè), vie

politique (bios politikos), organisée autour de la recherche des honneurs (hai timai) et/ou de la vertu (hè aretè), vie

contemplative (bios theôrètikos), organisée autour de la recherche de la sagesse théorique (hè sophia) et vie de

l'homme d'affaires (bios chrèmatistès), organisée autour de la recherche de la richesse (ho ploutos).

4

de savoir comment il faut vivre pour vivre le mieux possible se pose, dès lors que l'on

est un être humain. Face à cette multiplicité de fins à notre portée, il nous est

nécessaire de déterminer la ou les plus profitable(s) afin de savoir ce qu'il faut faire

de notre vie et comment le faire. Or, pour savoir ce qu'il nous faut, il faut savoir ce qui

nous fait défaut, ce qui fait que nous ne nous trouvons pas d'emblée dans un état de

plénitude vitale. Le fait d'avoir à se questionner, quand à la manière d'orienter sa vie,

le fait d'avoir à trancher entre plusieurs possibles, tout cela met donc finalement en

évidence l'existence d'un certain état de manque (endeia), d'insuffisance, dans lequel

le vivant humain se trouve toujours déjà et qui fait problème.

Cette défaillance, c'est en fait celle du vivant en général, cette condition que

l'on appelle la mortalité6. Car « Oui, c'est bien vrai, la vie est un combat sans trêve,/

Un combat inégal contre un lutteur caché,/ Qui d'aucun de nos coups ne peut-être

touché ;/ (…) Nous sommes condamnés, nous devons tous périr ;/ Naître, c'est

seulement commencer à mourir. »7. Ces vers de Théophile Gautier expriment

parfaitement la dynamique morbide permanente qui traverse les plantes et les

animaux (humains ou non). En effet, la mortalité ne se réduit pas à la mort : elle n'est

pas seulement une limitation de la vie, une borne, un terme, mais ce qui œuvre en

permanence au sein du vivant et délite insidieusement toutes les dimensions de son

être. Tandis que le corps dépérit s'il n'est pas hydraté et nourri correctement, les

contenus mentaux (opinions, croyances, connaissances, souvenirs, désirs, émotions)

et les dispositions psychiques (caractères, habitudes) sont instables et finissent

souvent par disparaître. Tandis que les premiers peuvent tomber dans l'oubli si l'on

ne s'en ressaisit pas régulièrement (souvenirs, opinions, croyances, connaissances),

être reniés si l'on cesse d'y croire (opinions, croyances) ou encore juste passer si l'on

cesse de les ressentir (désirs, émotions), les seconds peuvent être modifiés

consciemment ou non (caractère, habitudes).

Ainsi, pris dans un problème dont la résolution est une question de vie ou de

mort (car le dépérissement du corps engage la survie de l'individu), avant même

d'être une question de bonheur ou de malheur, le vivant apparaît comme un point de

6 Sur la question du meilleur genre de vie et sur la mortalité comme problème dans l'éthique ancienne, on lira Anne

Merker, Une morale pour les mortels, L'âne d'or, Les Belles Lettres, Paris, 2011, en particulier les parties A et B du

chapitre I, p.32 à 45.

7 Théophile Gautier, vers 18 à 20 et 23-24 de « L'Horloge » dans Poésies Complètes, tome deuxième, G. Charpentier

et Cie. éditeurs, Paris, 1885, España, p.95-96.

5

tension entre désagrégation inexorable, son être étant marqué par la dégradation et la

perte constante de ses éléments constitutifs, et effort de maintien et de

perfectionnement, le vivant cherchant incessamment à compenser ses pertes par des

gains et à parvenir à un comblement durable. De cette tension résultent ainsi les

changements corporels et psychiques que l'on observe chez les êtres vivants. Comme

l'explique Diotime dans le Banquet :

« Quand on dit de chaque être vivant (hekaston tôn zôiôn) qu'il vit (zèn) et qu'il reste le

même (einai to auto) – par exemple qu'il reste le même de l'enfance à la vieillesse (ek

paidariou ho autos legetai heôs an presbutès genètai) -, cet être (houtos) en vérité n'a

jamais en lui les mêmes choses (oudepote ta auta echôn en hautôi). Même si l'on dit qu'il

reste le même (homôs ho autos kaleitai), il ne cesse pourtant, tout en subissant certaines

perte (ta de apollus), de devenir nouveau (neos aei gignomenos), par ses cheveux (kata tas

trichas), par sa chair (sarka), par ses os (osta), par son sang (haima), c'est-à-dire par son

corps (sumpav to sôma). Et cela est vrai non seulement de son corps (kata to sôma), mais

aussi de son âme (alla kai kata tèn psuchèn). Dispositions (hoi tropoi), caractères (ta èthè),

opinions (doxai), désirs (epithumiai), plaisirs (hèdonai), chagrins (lupai), craintes

(phoboi), aucune de ces choses n'est jamais identique en chacun de nous (toutôn hekasta

oudepote ta auta parestin hekastôi) ; bien au contraire, il en est qui naissent (alla ta men

gignetai), alors que d'autres meurent (ta de apolutai) »8.

Ainsi, au sein des êtres vivants, du fait de ces deux tendances antagonistes : mortalité

et inclination à « perpétuer son existence (aei einai), c'est-à-dire à être immortel

(athanatos) »9, « tout passe et rien ne demeure (panta chôrei kai ouden menei) »10.

Si le vivant cherche, en définitive, à s'immortaliser, c'est-à-dire à combler une fois

pour toute son manque constitutif et à s'affranchir ainsi de sa condition mortelle, son

objectif ne peut jamais être pleinement atteint, du fait de sa dimension corporelle. En

effet, le corps (to sôma) est le nom donné à cette matière (hè hulè) déterminée qui fait

l'étoffe des êtres vivants, or toute matière est « puissance (dunaton) d'être et de ne

pas être (kai einai kai mè einai) »11, potentialité de se hisser vers un état plus

8 Platon, Le Banquet, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson,

Flammarion, Paris, 2011, 207d-e, p.142.

9 Ibid., 207d, p.142.

10 Héraclite cité par Socrate dans le Cratyle de Platon, texte traduit par Catherine Dalimier dans ibid., 402a, p.216.

11 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes philosophiques,

Vrin, Paris, 2004, livre Θ, chapitre 8, 1050b12, p.63.

6

déterminé, plus parfait et plus stable, mais aussi de se corrompre, de perdre en

détermination jusqu'à se dissoudre complètement et à précipiter le vivant dans la

mort. Avoir un corps c'est donc être fondamentalement corruptible et ne pas pouvoir

accéder à l'immortalité. Toutefois, c'est également avoir une possibilité plus ou moins

limitée de s'élever vers un mieux vivre, par l'arrachement partiel et temporaire (le

temps de la vie) de son être à la mortalité. D'où le célèbre impératif qu'Aristote

adresse aux êtres humains et qui constitue l'horizon de tout perfectionnement

éthique : « l'homme doit, dans la mesure du possible, s'immortaliser (all'eph hoson

endechetai athanatizein) »12.

Appréhendés à partir du problème du défaut et de la mortalité, les concepts

utilisés par le Stagirite pour penser le bien-vivre prennent ainsi tout leur sens. En

effet, si vivre c'est être d'abord confronté à une insuffisance, à un état de manque

(endeia), bien vivre c'est dépasser cette insuffisance, s'élever jusqu' à un état

d'autarcie (autarkeia), où la vie (bios) se suffit à elle-même. Cet état d'autarcie, pour

les vivants qui ont le désir (orexis), est nécessairement la fin (telos) la plus désirable,

celle qui n'est pas une simple étape de la recherche mais bien son achèvement ultime.

Car une fois que l'on s'est saisi de ce qui nous comble, de ce bien (agathos) qui nous

met dans un bon état, on a plus rien à désirer, si ce n'est la permanence de cet état.

Or, cet état de parfait contentement, comment pourrait-il être autre chose que le

bonheur (eudaimonia) ? c'est-à-dire un état où l'action (praxis) qu'est vivre est

devenue à elle-même sa propre fin.

Notre travail consistera à éclairer tout autant qu'à éprouver les thèses

aristotéliciennes relatives à la vie bonne, à travers la question de l'accessibilité au

bien-vivre des différentes formes de vie. Parce que la pensée du Stagirite aboutit à

une hiérarchisation des modalités du vivre, humaines ou non, à partir de l'idéal de la

vie bonne dont nous avons tracé les contours, la question se pose de savoir si les

échelons du vivre peuvent ou non être gravis et si oui, dans quelle mesure. Bien vivre,

est-ce possible pour tout le monde ? Voilà la question que nous poserons aux textes

avec toutes les nuances qui s'imposent, afin de dégager des réponses tout aussi

nuancées, témoins des habiles subtilités de la philosophie du Stagirite, mais

également de ses limites contextuelles et conceptuelles.

Or, dans la sphère de l'humain, qui nous intéressera tout particulièrement,

12 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 7, 1177b33, p. 549.

7

poser la question du bien-vivre, c'est immédiatement voir surgir la question politique.

En effet, l'être humain ne construit pas son bonheur individuel en solitaire mais au

sein d'une communauté qui, « se formant pour permettre de vivre (ginomenè men

oun tou zèn heneken), (…) existe pour permettre de vivre bien (ousa de tou eu

zèn) »13, c'est-à-dire en vue de « se suffire à soi-même (hè autarkeia) »14 ensemble

(on retrouve ici le concept d'autarcie appliqué à la communauté politique prise

comme un tout). L'être humain, du fait de son état de défaillance propre, ne peut

survivre correctement seul15, il a toujours déjà besoin des autres êtres humains, de

leurs compétences, de leur travail, de leurs productions, étant incapable de se fournir

à lui-même toutes les ressources matérielles dont il a besoin pour vivre. Comme

l'explique Socrate au livre II de la République :

« La cité (polis) se forme (gignetai) parce que chacun d'entre nous se trouve dans la

situation de ne pas se suffire à lui-même (epeidè tugchanei hèmôn hekastos ouk autarkès),

mais au contraire de manquer de beaucoup de choses (alla pollon <ôn> endeès). […] Dès

lors un homme recourt à un autre pour un besoin particulier (paralambanôn allos allon),

puis à un autre en fonction de tel besoin (ep'allou ton d'ep'allou chreiai), et parce qu'ils

manquent d'une multitude de choses (pollôn deomenoi), les hommes se rassemblent

nombreux au sein d'une même fondation (pollous eis mian oikèsin ageirantes koinônous),

s'associant pour s'entraider (te kai boèthous). »16

Socrate et Adimante arrivent ainsi à la conclusion qu'une cité, pour atteindre

l'autosuffisance matérielle (et non le luxe), aura besoin de laboureurs (geôrgoi), de

maçons (oikodomoi), de tisserands (huphantai), de cordonniers (skutotomoi) et de

leurs auxiliaires : charpentiers (tektones), forgerons (chalkai), bouviers (boukoloi) et

13 Aristote, Politique (livre I et II), texte établi et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités de France, Les

Belles Lettres, Paris, 1960, livre I, chapitre II, §8, 1252b29-30, p.14.

14 Ibid., §9, 1253a1, p.14.

15 Aristote dit de l'homme solitaire qu'il est « [une bête] ou un dieu (è thèrion è theos) », ibid., §14, 1253a29, p.15. En

effet, un tel homme est soit un homme dégradé, dont le comportement est inconciliable avec la vie en communauté,

ce qui le condamne à une vie sauvage, privée de toute sécurité et de tout confort, où son seul horizon est une survie

a minima conquise dans la violence (Aristote le dit « avide de guerre (polemou epithumètès) », ibid. §10, 1253a6,

p.14-15) à la manière des prédateurs solitaires, soit un être humain ayant transcendé sa condition, se suffisant si

parfaitement à lui-même qu'il n'a pas besoin d'autrui, ni pour vivre, ni pour bien vivre.

16 Platon, République, livre II, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres Complètes, op. cit., livre II, 369b-

c, p.1528.

8

bergers (poimenes) (qui fabriquent les outils de travail des premiers et/ou leur

fournissent des matières premières), afin que chacun des membres de la

communauté puisse pourvoir à ses besoins les plus élémentaires (se nourrir, se loger,

se vêtir et se chausser). De plus, pour assurer les échanges à l'intérieur et à l'extérieur

de la cité, il sera judicieux d'avoir des marchands (emporoi, chargés du commerce

extérieur), ce qui implique de pouvoir également compter sur le savoir faire de

constructeurs de bateaux et de professionnels de la navigation (pour rendre possible

le commerce maritime), et des commerçants (kapèloi, chargés du commerce

intérieur). Enfin, pour produire efficacement, une main d’œuvre salariée vigoureuse

(les misthôtoi), chargée d'effectuer les travaux pénibles, ne sera pas superflue.

Ainsi, comme le montre très concrètement ce passage, vivre avec ses

semblables est avant tout une nécessité pour l'être humain, à tel point que sa vie est,

par essence, un vivre ensemble. Selon la célèbre formule d'Aristote, il est « par nature

[un animal politique] (anthrôpos phusei politikon zôion) »17, les animaux politiques

étant caractérisés par le Stagirite comme « ceux dont advient une œuvre une et

commune à tous (politika d'estin hôn hen ti kai koinon ginetai pantôn to ergon) »18.

Mais si la nécessité de survivre et la recherche de l'autosuffisance matérielle conduit

les êtres humains à se rassembler, cette « œuvre une et commune à tous », véritable

finalité de la vie humaine en commun, dépasse très largement cette recherche. En

effet, la fin ultime de la cité n'est autre que le bonheur des citoyens qui la composent,

une vie bonne construite collectivement afin que chacun puisse en jouir. Dans cette

recherche collective du bonheur, l'intérêt commun et l'intérêt individuel coïncident

parfaitement, chaque citoyen tirant profit du perfectionnement de la cité. Comme

l'explique Aristote : « leur intérêt commun ne les réunit (to koinèi sumpheron

sunagei) que dans la mesure où par là échoit à chacun une part de bien vivre

(kath'hoson epiballei meros hekastôi tou zèn kalôs). Cette vie heureuse, certes, est la

fin première de tous en commun et de chacun en particulier (malista men oun

tout'esti telos kai koinèi pasi kai chôris) »19, une œuvre véritablement « une et

17 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §9, 1253a2-3, p.14. Une modification de la traduction

est indiquée entre crochets.

18 Aristote, Histoire des animaux, livre 1, 488a7-8, la traduction est tirée d'un extrait plus vaste de l’œuvre traduit par

Anne Merker dans Aristote, Une philosophie pour la vie, Aimer les philosophes, Ellipses, Paris, 2017, Parcours en

textes, texte n°3, p.163.

19 Aristote, Politique (livres III et IV), texte établi et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités de France,

9

commune à tous » dont la réalisation est la fin du collectif pris comme un tout en

même temps que celle des individus qui le composent.

Or œuvrer au bonheur des citoyens dans leur ensemble, c'est se doter d'outils

collectifs (système éducatif, lois, institution judiciaire, etc.) pour travailler les

individus de l'intérieur, imprimer dans leurs âmes, dès le plus jeune âge, de bonnes

dispositions (hexeis) psychiques, favorisant le bon exercice de la pensée (nous) et le

bien agir (eu prattein). Car bien vivre est une activité qui implique la mise en œuvre

de dispositions psychiques excellentes, caractéristiques d'une âme humaine

vertueuse20. La finalité de la politique est donc éthique, en cela qu'elle a à sculpter

l'èthos (caractère pensé comme manière d'être conditionnée par l'habitude) des

citoyens afin de donner à chacun le moyen d'exercer ces activités excellentes qui font

jaillir le bonheur. La vertu (aretè) de la cité, voilà finalement l’« œuvre une et

commune à tous » qu'il s'agit de réaliser.

Sauf qu'il y a lieu de s'interroger sur la portée de ce « tous ». En effet, si la cité

est « une collectivité de citoyens (hè polis politôn ti plèthos estin) »21, « on ne doit pas

admettre comme citoyens tous ceux qui sont indispensables à la cité (hôs ou pantas

Les Belles Lettres, Paris, livre III, chapitre 6, 1278b21-24, p.65.

20 L'aretè désigne, de manière générale, ce par quoi l'on excelle. L'aretè de l'âme, très souvent rendue par le français

« vertu », est ainsi à comprendre comme un état général d'excellence des dispositions psychiques de l'être humain.

Les termes « aretè » et « vertu » sont toutefois caractérisés par des résonances sémantiques très différentes,

auxquelles il convient d'être sensible, afin de bien saisir les spécificités du terme grec et d'éviter d'éventuels contre-

sens. Nous citerons Anne Merker sur ce point qui, à notre avis, est parvenue à bien faire état des difficultés posées

par cette substitution et des pertes sémantiques importantes qu'elle entraîne : « le terme ἀρετή, qui a été rendu en

latin par Cicéron au moyen de virtus, est difficilement traduisible exclusivement par « vertu » en français, d'une part

à cause du sens spontanément moral que revêt aujourd'hui ce terme, d'autre part du fait même de son étymologie, car

il dérive de vir, « homme (masculin) » et relève d'abord de la virilité. Ἀρετή de son côté est très probablement

apparenté à ἄριστος, « excellent, le meilleur », qui sert de superlatif à ἀγαθός, et il n'est pas impossible qu'il se

rattache à ἀραρίσκειν, « adapter, ajuster, emboiter ; s'adapter, s'ajuster... », qui donne ἁρμονία,

« ajustement,emboîtement, arrangement ; juste proportion, harmonie », ainsi qu'ἀριθμός, « agencement, ajustement ;

nombre ». Sans solliciter la moindre étymologie, Platon ramènera explicitement l'ἀρετή de toute chose à un

arrangement, un ordre (ἡ τάξις, ὁ κόσμος, Gorgias, 503d-504e). Alors que le latin en est venu à nommer et penser

toute vertu à partir de « l'homme viril », vir (Cicéron, Tusculanes, II, XVIII, 43), le grec n'a nommé qu'une vertu

particulière à partir de l'ἀνήρ, équivalent du vir latin : la vertu du courage, ἀνδρεία. Il est donc souvent judicieux de

ne pas traduire ἀρετή par « vertu », et de lui préférer « excellence », qui de son côté est tout aussi loin d'être parfait

pour cet emploi », Anne Merker, Une morale pour les mortels, op. cit., chapitre II, partie B, note 105 p.131-132.

21 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre III, chapitre I, §2, 1274b41, p.52.

10

theteon politas hôn aneu ouk an eiè polis) »22, mais seulement « quiconque a la

possibilité de participer au pouvoir délibératif et judiciaire (hoi exousia koinônein

archès bouleutikès kai kritikès) »23. Parmi les êtres humains qui se rassemblent en un

même lieu et s'organisent en vue de vivre, il y ceux qui ont la possibilité de participer

au pouvoir et ceux qui ne l'ont pas : d'un côté les citoyens, seules véritables parties de

la cité, et de l'autre ceux qui la servent mais en sont exclus. Le « tous » de la

communauté sociale ne coïncide donc pas avec le « tous » de la communauté

politique proprement dite.

Or dans une cité excellente, être exclu du pouvoir c'est être aussi exclu du bien-

vivre. En effet, dans un régime aristocratique véritable, régime le plus adapté à la

finalité éthique de la cité24, « il y a identité absolue entre homme de bien et bon

citoyen (haplôs ho autos anèr kai politès agathos estin) »25 puisque le pouvoir est

confié aux « gens absolument les meilleurs par leur vertu (tôn aristôn haplôs

kat'aretèn) »26, c'est-à-dire aussi les plus aptes à être heureux. Ainsi, dans une

communauté politique excellente, si l'on ne peut pas prétendre au pouvoir et au bien-

vivre, c'est parce qu'on ne le mérite pas, n'étant pas parvenu à un état d'excellence

suffisant27.

Sauf que la cité idéale d'Aristote n'a pas vocation à assurer l'égalité des chances

entre tous en termes d'accès à la vertu. Les enfants des citoyens y sont en effet

22 Ibid., livre III, chapitre V, §2, 1278a3, p.62.

23 Ibid., livre III, chapitre I, §12, 1275b18-19, p.54.

24 Aristote dit en effet de la constitution aristocratique qu'elle est « la constitution [la meilleure] (tèn aristèn

politeian) », ibid., livre IV, chapitre VII, §5, 1293b19, p.162. Une modification de la traduction est indiquée entre

crochets.

25 Ibid., livre IV, chapitre VII, §2, 1293b5-6, p.162. On notera l'utilisation, dans cette proposition, du terme grec anèr,

qui désigne l'homme de sexe masculin et non l'être humain (anthrôpos).

26 Ibid., 1293b3, p.161-162.

27 « Dans la Cité parfaitement gouvernée (en tèi kallista politeuomenèi polei) et possédant des hommes justes, au sens

absolu (kai tèi kektèmenèi dikaious andras haplôs), (…) les citoyens ne doivent vivre une vie ni de travailleur

manuel, ni de commerçant (oute banauson bion out'agoraion dei zèn tous politas) (…) et ceux qui en deviendront

les citoyens ne doivent pas davantage être cultivateurs (oude dè geôrgous einai tous mellontas esesthai) » Aristote,

Politique (livre VII), texte établit et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités de France, Les Belles

Lettres, Paris, 2002, livre VII, chapitre IX, §3-4, 1328b37-1329a1. Dans la cité idéale, tous les êtres humains (libres

ou non) appartenant aux classes sociales productives sont d'emblée exclus de la citoyenneté et donc aussi du bien-

vivre.

11

largement favorisés par rapport aux enfants des classes productives. D'abord, grâce à

la maîtrise de la procréation (eugénisme)28, ils naissent avec des dispositions

corporelles et psychiques qui favorisent l'atteinte de l'excellence, car héritées de

parents eux-mêmes excellents de corps et d'âme. Puis, de leur naissance à leurs sept

ans, ils sont élevés au sein d'un oikos29 bien ordonné (puisqu'aux mains d'un maître

de maison vertueux, qui est également un excellent modèle à imiter), au sein de

laquelle ils auront toutes les chances de développer au mieux leurs dispositions,

contrairement aux enfants des producteurs, qui risquent quand à eux d'acquérir de

mauvaises habitudes au sein de leur maisonnée30. Ainsi les dés sont-ils déjà

largement jetés lorsque ils atteignent l'âge requis pour accéder à l'éducation (paideia)

commune31, car si les enfants des classes productives sont déjà pétris d’imperfections,

il ne faut pas croire « qu'un simple souhait suffira pour cesser d'être injuste et pour

être juste (ou mèn ean ge boulètai, adikos ôn pausetai kai estai dikaios), pas plus que

28 Sur ce point voir Politique, livre VII, 1334b29 à 1336a2. On trouve déjà une volonté eugéniste parfaitement

assumée chez Platon. En effet, dans la République par exemple, Socrate explique qu' « il faut (dei) (…) que les

hommes les meilleurs s'unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible ( tous aristous tais aristais

suggignesthai hôs pleistakis), et le plus rarement possible pour les plus médiocres s'unissant aux femmes les plus

médiocres (tous de phaulotatous tais phaulotatais tounantion) ; il faut aussi nourrir la progéniture des premiers (kai

tôn men ta ekgona trephein), et non celle des autres (tôn de mè), si on veut que le troupeau soit de qualité tout à fait

supérieure (ei mellei to poimnion hoti akrotaton einai) », Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans

Platon, Œuvres complètes, op. cit., livre V, 459d-e, p.1624.

29 « Oikos » désigne à la fois la demeure familiale, les membres de la famille qui y vivent et leur lignée, leurs terres et

leurs autres possessions (animaux, esclaves, productions, ustensiles du quotidien, etc.), il peut être rendu plus ou

moins correctement par le français « maisonnée ». La constitution d'un oikos véritablement sien est, dans la Grèce

ancienne, conditionnée à la participation à la citoyenneté. En effet, « toutes les cités grecques réservaient à leurs

citoyens le droit de posséder la terre ; les non citoyens ne pouvaient acquérir ce droit que par une décision spéciale,

et il y a d'amples preuves que de tels privilèges étaient difficiles à obtenir, sauf en temps de crise très grave », Moses

Immanuel Finley, Économie et société en Grèce ancienne, La Découverte, Paris, 1984, 2007, première partie,

chapitre 4, p.135.

30 À la fin du livre VII et au livre VIII de la Politique, Aristote détaille, pour chaque étape de la vie, les pratiques qui

participent à former de nouveaux citoyens excellents. En ce qui concerne l'élevage (trophè) des enfants en bas âge

au sein de la maisonnée (oikos) : de 1336a2 à 1336a23 on trouve décrit ce qui est utile au premier âge (nouveau né),

puis de 1336a23 à 1336a39 ce qui est utile aux enfants jusqu'à cinq ans, enfin de 1336a39 à 1336b37 ce qui est utile

aux enfants de cinq à sept ans.

31 Après le développement des petits enfants au sein de l'oikos, Aristote décrit dans tout le livre VIII (1337a11 à

1342b34) l'éducation (paideia) commune des enfants plus âgés (sept ans jusqu'à la puberté) et des jeunes (puberté

jusqu'à vingt et uns ans), prise en charge par la cité.

12

ce n'est ainsi que le malade peut recouvrer la santé (oude gar ho nosôn hugiès) (…) :

c'est au début qu'il lui était alors possible de ne pas être malade (tote men oun exèn

autôi mè nosein), mais une fois qu'il s'est laissé aller, cela ne lui est plus possible

(proemenôi d'ouketi), de même que si vous avez lâché une pierre vous n'êtes plus

capable de la rattraper (hôsper oud'aphenti lithon et'auton dunaton analabein) »32.

On ne sait d'ailleurs pas très bien si l'accès à cette éducation commune, dans la

cité idéale aristotélicienne, est permis à tous les enfants d'hommes libres, seulement

aux enfants des citoyens, ou encore uniquement aux meilleurs enfants d'hommes

libres et/ou de citoyens dont les dispositions constituent un terreau particulièrement

fertile à la vertu. En effet, sur ce sujet, Aristote ne se prononce pas. Quoi qu'il en soit,

il est évident que l'organisation de la cité tend à développer les qualités corporelles et

psychiques requises pour atteindre un jour l'excellence (et avec elle le bonheur) chez

les enfants de citoyens plutôt que chez les enfants des autres. Ces derniers, au contact

de leur famille, développeront plus facilement des savoir-faire techniques (surtout

s'ils aident à la l'ouvrage), de bonnes dispositions à réaliser leurs tâches productives

propres, une certaine forme de vertu donc, mais relative à leurs conditions

particulières et non pas absolue (à la différence de la vertu des citoyens qui constitue

l'excellence de l'être humain en tant qu'être humain). Les dispositifs de la cité idéale

tendent ainsi à reproduire les inégalité de vertu et de bonheur en même temps que les

inégalités sociales : en ouvrant aux enfants des citoyens la voie royale vers la vertu,

elle leur donne également « la possibilité de participer au pouvoir » et tend donc à les

intégrer à leur tour à la communauté des citoyens.

Ainsi, dire que le bonheur humain est une œuvre une et commune à tous, c'est

finalement jouer sur la portée du mot tous. En réalité, tous les êtres humains doivent

œuvrer à faire advenir le bien-vivre mais seulement pour tous les êtres humains qui

ont accès au pouvoir et, en gros, leurs descendants. Par conséquent, le bien-vivre

humain individuel, le bonheur (hè eudaimonia), qui se trouve principalement

théorisé dans l’Éthique à Nicomaque et dans l’Éthique à Eudème, apparaît, dans sa

réalisation socio-politique, principalement décrite dans la Politique, n'être finalement

qu'à la portée d'un petit nombre, toute élévation vers le bien de certains êtres

humains ne semblant se faire qu'au détriment d'autrui, à travers son exclusion de la

communauté politique et de sa domination. Dès lors, une tension se fait jour au sein

32 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre III, §7, 1114a13-18, p. 153.

13

de la notion aristotélicienne de bonheur, état le plus abouti du bien-vivre humain

censé être accessible aux individus du simple fait de leur participation à l'humanité,

et qui se trouve pourtant, dès lors que sa pensée s'articule à celle d'une pensée

politique, réduit à un bien-vivre des classes dominantes.

D'autant que ce qui apparaît éminemment problématique chez Aristote, c'est

que cette réduction ne semble pas pouvoir être ramenée à un simple état de fait

accidentel, que l'on pourrait tenter de corriger, mais être considérée, dans une

certaine mesure, comme étant le fruit de différences naturelles insurmontables33

fondant une hiérarchie au sein de l'humanité et, à ce titre, comme étant légitime.

Ainsi, nous chercherons à mettre en lumière et à interroger cette ambiguïté de la

pensée aristotélicienne, qui dégage un bien-vivre humain, auquel paradoxalement

certains êtres humains ne semblent pas pouvoir prétendre.

33 Aristote l'affirme très clairement : « que tous (pantes) aspirent (ephientai) à la vie bonne (tou eu zèn) et au bonheur

(kai tès eudaimonias), c'est évident (phaneron) ; mais certains ont la possibilité de l'atteindre (alla toutôn tois men

exousia tugchanein), et d'autres ne l'ont pas (tois de ou), par un effet du hasard (dia tina tuchèn) ou de leur nature (è

phusin) […]; d'autres, dès le début (hoi d'euthus), « dévient » dans leur « quête » du bonheur (ouk orthôs zètousi tèn

eudaimonian), bien que la possibilité de l'atteindre leur soit offerte (exousias huparchousès) », Aristote, Politique

(livre VII), op. cit., livre VII, chapitre 13, §3-4, 1331b39-1332a3, p.92.

14

I – Participation au bien-vivre des formes de vie non-humaines

1 - Le dieu (ho theos)

Pour Aristote, parmi toutes les formes de vie, celle qui participe au plus haut

degré au bien-vivre est celle du dieu (ho theos). La description de ce dernier fait

intervenir les éléments caractéristiques de la vie bonne mis à jour dans notre

introduction (activité, autarcie, bonheur34), au point de le faire apparaître comme le

bien-vivre personnifié. Partir du dieu nous permettra donc d'appréhender les formes

de vie inférieures, par contraste avec un modèle de la vie bonne. Cela nous aidera à

mieux percevoir les spécificités du mode de participation au bien-vivre de chaque

forme de vie, mais aussi ce qu'il peut-y avoir de commun entre ces différents modes

de participation. En outre, ce modèle nous sera aussi très utile pour mettre en

lumière les diverses insuffisances des modes de participation non-divins au bien-

vivre.

Pour le Stagirite, l'existence d'un être divin est rendue manifeste par une

réflexion portant sur la causalité. En effet, le philosophe grec montre qu'admettre une

infinité de causes revient à ne pas admettre de cause du tout, car alors toute cause

serait en même temps un effet. Son raisonnement est le suivant :

« Pour les intermédiaires (tôn mesôn), (…) en dehors desquels se trouve un dernier terme

et un terme antérieur (hôn esti ti eschaton kai proteron), le terme antérieur (to proteron)

est nécessairement la cause des termes suivants (anagkaion einai aition tôn met'auto). Car

s'il nous fallait dire lequel des trois termes (ti tôn triôn) est cause (aition), nous

34 Le terme bonheur (hè eudaimonia), s'il sert le plus souvent de synonyme au bien-vivre humain, peut-être également

utilisé pour décrire le caractère de la vie d'êtres supérieurs, notamment du dieu. Toutefois, il ne peut-être appliqué

qu'improprement pour caractériser la vie d'êtres inférieurs comme les animaux ou les plantes. Aristote explique en

effet, dans l’Éthique à Eudème, texte traduit par Catherine Dalimier, collection GF, Flammarion, Paris, 2013, livre I,

chapitre 7, 1217a21-28, p.67, que « Le bonheur (hè eudaimonia) est le plus grand (megiston) et le meilleur (ariston)

des biens humains (tôn agathôn tôn anthrôpinôn). Si nous parlons de « bien humain » (anthrôpinon de legomen),

c'est qu'un bonheur pourrait aussi appartenir à un être meilleur (beltionos), comme le serait celui d'un Dieu (hoion

theou). Quant au reste des êtres vivants (tôn allôn zôiôn) qui eux sont inférieurs par nature aux hommes (cheirô tèn

phusin tôn anthrôpôn estin), aucun ne peut comme eux être dit « heureux » (outhen koinônei tautès tès

prosègorias) » et pour cause, aucun de ces êtres inférieurs ne « participe dans sa nature à quelque chose de divin (en

tè phusei metechei theiou tinos) », alors que l'homme et le dieu possèdent tous les deux un intellect (nous) qui

constitue une voie d'accès privilégiée au Bien.

15

répondrions que c'est le premier (to prôton). Ce n'est sûrement pas le dernier (ou dè to

g'eschaton), car le terme final n'est cause de rien (oudenos gar to teleutaion) ; ce n'est pas

non plus l'intermédiaire (alla mèn oude to meson), car il n'est cause que d'un seul (henos

gar). Peu importe d'ailleurs que cet intermédiaire soit un (hen) ou plusieurs (è pleiô), infini

(apeira) ou fini en nombre (è peperasmena). Mais des séries qui sont infinies de cette

façon (tôn d'apeirôn touton ton tropon), et de l'infini en général (kai holôs tou apeirou),

tous les termes également ne sont que des intermédiaires (panta ta moria mesa homoiôs),

jusqu'au terme présent exclusivement (mechri tou nun) ; de sorte que s'il n'y a pas de

premier terme (hôst'eiper mèden esti prôton), il n'y a absolument pas de cause (holôs

aition ouden estin). »35

Dans une chaîne causale, le seul effet qui soit uniquement effet est le terme

final (to eschaton) puisqu'il n'est « cause de rien » et la seule cause (hè aitia) qui soit

uniquement cause est le terme antérieur (to proteron) et premier (prôton), puisqu'il

n'est causé par rien et est cause de tout. Tous les termes intermédiaires de la chaîne

(ta mesa) sont à la fois causes et effets, causés et causant. S'ils sont causes, c'est

uniquement de manière secondaire : en tant qu'effets d'une cause initiale, qui

entraînent à leur tour d'autres effets. Aussi, supprimer la cause première, en

postulant une chaîne causale infinie, revient à supprimer ce qui confère aux causes

intermédiaires leur statut de cause et donc à postuler une chaîne causale dépourvue

de causalité, ce qui est absurde.

Ces réflexions générales sur la causalité s'appliquent aux quatre types de

causalités dégagés par Aristote36, et notamment à la causalité efficiente ou motrice, en

35 Aristote, Métaphysique, tome 1 (livres A – Z), texte traduit par Jules Tricot, bibliothèque des textes philosophiques,

Librairie Philosophique J.Vrin, Paris, 2000, livre α, chapitre 2, 994a11-19, p.62-63.

36 Aristote fait en effet remarquer que l'on appelle « cause (aition) » à la fois la matière (hè hulè), la forme (to eidos),

l'agent (to poioun) ou moteur (to metaballon) et la fin (to telos) : « en un sens, la cause (aition), c'est ce dont une

chose est faite et qui y demeure immanent (to ex hou ginetai ti enuparchontos), par exemple l'airain (ho chalkos) est

cause de la statue (tou andriantos) et l'argent (ho arguros) de la coupe (tès phialès) (…). En un autre sens, c'est la

forme (to eidos) et le modèle (to paradeigma) […]. En un autre sens, c'est ce dont vient le premier commencement

du changement (hothen hè archè tès metabolès hè prôtè) et du repos (è tès èremèseôs) ; par exemple l'auteur d'une

décision est cause (ho bouleusas aitios), le père est cause de l'enfant (ho patèr tou teknou), et, en général (holôs),

l'agent (to poioun) est cause de ce qui est fait (tou poioumenou), ce qui produit le changement (to metaballon) de ce

qui est changé (tou metaballomenou). En dernier lieu, c'est la fin (to telos) ; c'est-à-dire [le ce en vue de quoi] (to

hou heneka) : par exemple la santé (hè hugieia) est la cause de la promenade (tou peripatein) ; en effet, pourquoi se

promène t-il (dia ti peripatei) ? C'est, dirons-nous, pour sa santé (hina hugiainèi), et, par cette réponse (eipontes

16

vertu de laquelle un agent (poioun) ou un moteur (metaballon ou kinoun) est appelé

« cause (aition) » d'une action ou d'un mouvement. Aussi, écrit le Stagirite, « puisque

tout mû (pan to kinoumenon) est nécessairement mû par quelque chose (anagkè

kineisthai hupo tinos), soit une chose mue (ti kinètai) du mouvement local (tèn en

topôi kinèsin)37 par une autre chose qui est mue (hup'allou kinoumenon), et soit à son

tour le moteur (to kinoun) mû (kineitai) par une autre chose mue (hup'allou

kinoumenon), et celle-là (kakeino) par une autre (huph'heterou) et toujours ainsi (kai

aei houtôs) ; nécessairement il y a une chose qui est premier moteur (anagkè einai ti

houtôs), nous pensons (oiometha) avoir donné la cause (apodedôkenai to aition) », Aristote, Physique, tome 1 (livres

I – IV), texte établi et traduit par Henri Carteron, collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris,

2012, livre II, chapitre 3, 194b23-35, p.65. Une légère modification de la traduction est indiquée entre crochets. Pour

comprendre les phénomènes dans leur complexité et dans la diversité de leurs aspects, le philosophe ne doit donc

négliger ni la causalité matérielle, ni la formelle, ni l'efficiente, ni la finale, mais chercher à toutes les appréhender et

à les articuler les unes aux autres.

37 Le raisonnement d'Aristote ne considère que le mouvement local (kinèsis kata topon), mais puisque ce dernier est la

condition de tous les autres mouvements il s'applique aussi à eux. En effet, le philosophe grec explique que « des

trois mouvements qui existent (triôn d'ousôs kinèseôn) : l'un selon la grandeur (tès te kata megethos), l'autre selon

l'affection (tès kata pathos), le troisième selon le lieu (tès kata topon), c'est celui-ci, que nous appelons transport

(phoran), qui est nécessairement premier (tautèn anagkaion einai prôtèn). En effet il est impossible qu'il y ait

accroissement sans altération préalable (adunaton gar auxèsin einai alloiôseôs mè prouparchousès) […], [tout ce

qui s'ajoute à quelque chose de semblable <le fait> en devenant semblable] (prosginetai de pan ginomenon homoion

homoiôi) {autrement dit, il n'y a pas il n'y a pas d’accroissement (auxèsis) sans assimilation, c'est-à-dire sans

altération de se qui est dissemblable afin de le rendre semblable à soi et de se l'incorporer}. (…) Maintenant, s'il y a

altération (ei ge alloioutai), il faut une chose qui altère (dei ti einai to alloioun), c'est-à-dire [par exemple] qui fasse

du chaud en puissance le chaud en acte (kai poioun ek tou dunamei thermou to energeiai thermon). Il est donc

évident que ce qui meut (to kinoun) ne se comporte pas toujours de même (ouch homoiôs echei), mais est tantôt plus

près (all' hote men egguteron), tantôt plus loin (hote de porrôteron) de ce qui est altéré (tou alloioumenou estin). Or

cela suppose le transport (tauta d'aveu phoras ouk endechetai huparchein) », Aristote, Physique, tome 2 (livres V –

VIII), texte établi et traduit par Henri Carteron, collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 2002,

livre VIII, chapitre 7, 260a26-260b5, p.125. Une phrase de la traduction de Carteron a été remplacée par la phrase

correspondante dans la traduction de Pellegrin, beaucoup plus proche du texte grec (cf. Aristote, Physique, texte

traduit par Pierre Pellegrin, GF, Flammarion, Paris, 2002, p.422), ce remplacement est indiqué entre crochets. Nous

avons également introduit un petit commentaire à même le texte, celui-ci est indiqué entre accolades. Enfin, « [par

exemple] » est un ajout de Carteron, visant à expliciter la valeur argumentative de la proposition d'Aristote qui suit.

Dans les grandes lignes, le raisonnement d'Aristote peut-être résumé ainsi : le mouvement selon la grandeur (kata

megethos) (ou mouvement selon la quantité (kata poson)) suppose le mouvement selon l'affection (kata pathos) (ou

mouvement selon la qualité (kata poion)), qui suppose le mouvement selon le lieu (kata topon). Le mouvement

selon le lieu est donc le « premier » mouvement, celui dont dépend tous les autres.

17

to prôton kinoun) et l'on ne peut aller à l'infini (kai mè badizein eis apeiron) »38.

Appliqué à l'action et au mouvement, le principe général dégagé par Aristote, en vertu

duquel les causes intermédiaires sont uniquement causes du fait d'une cause

première, le tout formant ainsi une chaîne causale finie (bornée par la cause première

d'un côté et par l'effet dernier de l'autre), devient le suivant : les causes motrices

intermédiaires (ce qui meut en étant mû par autre chose) sont uniquement causes

motrices du fait d'un moteur premier, qui est à l'origine de leur mouvement (celui

qu'elles subissent autant que celui qu'elles transmettent)39. Or le dieu d'Aristote n'est

rien d'autre que ce premier moteur, dont l'existence se trouve exigée par la raison,

enrichi d'un certain nombre de déterminations.

L'une de ses caractéristiques découle directement de son statut de premier

moteur. En effet, il apparaît que la cause motrice première ne peut pas être elle-

même mue, ni par autre chose (car cela supposerait une cause motrice antérieure), ni

par elle-même. Pour comprendre pourquoi, intéressons-nous à la manière qu'Aristote

a de caractériser le mouvement (hè kinèsis). Celui-ci est conçu comme « l'entéléchie

(entelecheia) de ce qui est en puissance (hè tou dunamei ontos), en tant que tel (hèi

toiouton), voilà le mouvement (kinèsis estin) ; par exemple de l'altéré (tou alloiôtou)

en tant qu'altérable (hèi alloiôton), l'entéléchie est altération (alloiôsis) ; de ce qui est

susceptible d'accroissement (tou auxètou) et de son contraire ce qui est susceptible de

38 Aristote, Physique, tome 2 (livres V – VIII), op. cit., livre VII, chapitre 1, 242a15-20, p.74.

39 Aristote admet par ailleurs l'existence d'un principe immanent de mouvement et de repos (l'âme (hè psuchè)) chez

les êtres animés (ta empsucha, groupe formé des végétaux, des animaux non-humains et des êtres humains). En effet

constate t-il, « nous venons à nous mouvoir (kinoumetha) et il se produit en nous (egginetai en hèmin), provenant de

nous-mêmes (ex hemôn autôn), un commencement de mouvement (archè kinèseôs eniote), quand même rien ne

mouvrait de l'extérieur (kan mèthen exôthen kinèsèi) », ibid., livre VIII, chapitre 2, 252b19-21. Pourtant, ces

principes immanents de mouvement et de repos ne peuvent remplir le rôle de moteurs premiers et ce pour plusieurs

raisons. En ce qui concerne la plante, elle est incapable de se mouvoir et de mouvoir localement. Quant aux animaux

(non-humains et humains), ils se meuvent localement en se représentant la fin de leur mouvement (grâce à la

sensation (aisthèsis), l'imagination (phantasia) ou encore, pour les êtres humains uniquement, l'intellect (nous)).

Aussi, même si le principe de leur mouvement est immanent (au sens où ils n'ont pas besoin d'être en contact avec

un moteur extérieur pour être mus) ce dernier reste tributaire de stimuli extérieurs : sans objets hors de lui, sans rien

à se représenter, pas de mise en mouvement possible pour l'animal. En outre, tous les êtres animés sont périssables et

donc incapables de causer éternellement le mouvement. S'ils en étaient les causes premières, il faudrait considérer

que le mouvement a un début et une fin, qui coïncident réciproquement avec leur apparition et leur disparition. Or,

Aristote démontre, au chapitre 6 du livre Λ de la Métaphysique (1071b6-10), que le mouvement n'a ni commencent

ni fin, qu'il est éternel. Le premier moteur est donc nécessairement autre chose qu'un être animé.

18

décroissement (tou antikeimenou phthitou) (…), accroissement (auxèsis) et

diminution (phthisis) ; du générable (tou genètou) et du corruptible (phthartou),

génération (genesis) et corruption (phthora) ; de ce qui est mobile quand au lieu (tou

phorètou), mouvement local (phora)»40. Le mouvement est donc une actualisation41,

il désigne le passage de la puissance (dunamis) à l'acte (energeia), c'est-à-dire le

passage d'un état de potentialité déterminé à un état de détermination accompli. Être

mû implique ainsi d'avoir de la puissance, de ne pas être pleinement en acte, sans

quoi il n'y a pas d'actualisation possible. Par conséquent, si le premier moteur était

mobile, il faudrait qu'il ait de la puissance. Or toute puissance est à la fois « puissance

(dunaton) d'être et de ne pas être (kai einai kai mè einai) »42, de sorte qu'« il est

possible que ce qui a la puissance n'agisse pas (endechetai to dunamin echon mè

energein) »43, que cette puissance ne passe pas à l'acte44. Cela signifie que si le

premier moteur était mobile, il se pourrait que sa puissance de mouvoir ne passe pas

à l'acte et donc qu'il ne meuve pas, ce qui mettrait en péril l'éternité et la continuité

du mouvement45. Ainsi, pour mouvoir nécessairement, sans arrêt, il faut que le

premier moteur soit « éternel (aidion), substance (ousia) et acte pur (energeia) »46,

un être parfaitement déterminé et incorruptible, puisque débarrassé de toute

40 Aristote, Physique, tome 1 (livres I – IV), op. cit., livre III, chapitre 1, 201a10-15, p.90. On notera que cette formule

du mouvement (kinèsis) est en fait une formule du changement (metabolè). En effet, dans la terminologie

aristotélicienne stricte, il y a seulement trois genres de mouvements : l’accroissement (auxèsis)/diminution (phthisis)

qui sont selon la quantité (kata poson), l'altération (alloiôsis) qui est selon la qualité (kata poion) et le transport

(phora) qui est selon le lieu (kata topon). Or, dans ce passage, sont également mentionnés la génération

(genesis)/corruption (phthora) qui sont des changements selon la substance (kata tèn ousian). La catégorie de

changement (metabolè) est la plus vaste : en plus de la génération et de la corruption, elle englobe également tous

les mouvements (kinèseis), qui sont à envisager comme des changements (metabolai) selon l'accident (kata

sumbebèkos), puisqu'ils ne modifient pas l'être qui est mû dans son essence.

41 Concept exprimé en grec par la périphrase « hè tou dunamei ontos entelecheia, hèi toiouton », « entéléchie de ce qui

est en puissance, en tant que tel [c'est-à-dire en tant qu'il est en puissance] ». À la place d'entelecheia on aurait plutôt

attendu energeia, qui sert habituellement à désigner un degré secondaire d'actualisation (voir note 63).

42 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Θ, chapitre 8, 1050b12, p.63.

43 Ibid., livre Λ , chapitre 6, 1071b13-14, p.170.

44 Le passage de la puissance (dunamis) à l'acte (energeia) est toujours contingent pour Aristote.

45 Or, comme nous l'avons indiqué en note 39, Aristote démontre en Métaphysique Λ (1071b6-10) que le mouvement

n'a ni commencent ni fin, qu'il est éternel.

46 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1071b25-26, p. 174.

19

potentialité (et donc de toute perméabilité à ce qui relève du non-être :

indétermination, mort). Le fait qu'il soit acte pur signifie également qu'il est

absolument indivisible, car pour être divisible, il faut être en puissance multiple. En

outre, le premier moteur est nécessairement un être immatériel, étant donné qu'avoir

une matière c'est être « capable à la fois d'être et de ne pas être (dunaton kai einai

kai mè einai) »47, ce qui implique, encore une fois, d'avoir de la puissance.

À partir de cette découverte, que le premier moteur est acte pur (donc éternel,

immobile, indivisible et immatériel), les autres caractéristiques du dieu vont pouvoir

être dégagées. En effet, seuls « le désirable (to orekton) et l'intelligible (to noèton)

(…) meuvent sans être mus (kinei ou kinoumena) »48. Car l'un comme l'autre

meuvent, non en délivrant, par contact, une impulsion mécanique, mais en tant que

fins (teloi), en vue desquelles les êtres se mettent en mouvement. La fin est à la fois

l'origine et le terme du mouvement, le « ce à partir de quoi (hothen) », « le

commencement (hè archè) »49 de celui-ci, tout autant que son « ce en vue de quoi (to

hou heneka) »50, ce qui l'oriente et en détermine le point d'achèvement. C'est donc en

tant que cause finale immédiatement aussi efficiente que le premier moteur meut. Il

« meut (kinei) (…) comme objet de l'amour (ôs erômenon) »51, comme objet d'une

inclination cosmique irrésistible, qui traverse la totalité des étants peuplant le monde

(kosmos) et les pousse à se mettre en mouvement. Aussi n'a t-il rien d'autre à faire

qu'à exister pour mettre tout le reste en branle, constituant, pour toute chose, la fin

ultime : « le Principe auquel sont suspendus le Ciel et la nature (ek toiautès archès

èrtètai ho ouranos kai hè phusis) »52.

Pourtant, une question reste en suspens : meut-il en tant que désirable

(orekton) ou en tant qu'intelligible (noèton) ? Car comme nous l'avons vu, l'un et

l'autre sont capables de mouvoir sans être eux-mêmes mus, c'est-à-dire comme fins.

Aussi est-il légitime de se demander si le premier moteur est plutôt désirable ou

plutôt intelligible. Or, à cette question, Aristote répond qu'il est l'un et l'autre à la fois,

47 Aristote, Métaphysique, tome 1 (livres A – Z), op. cit., livre Z, chapitre 7 1032a20-21, p.260.

48 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1071b26-27, p. 174.

49 Aristote, Physique, livre II, 194b29, p.65.

50 Ibid., 194b33, p.65.

51 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1072b3, p.176.

52 Ibid., 1072b13-14, p.177.

20

que « le suprême Désirable est identique au suprême Intelligible (toutôn [fait

référence au to orekton kai to noèton mentionnés plus haut dans le texte grec] ta

prôta ta auta) »53. En effet, l'intellect (nous) est capable de se représenter

intellectuellement ce qu'il serait le plus avantageux de désirer et, ce faisant, de mettre

en branle cette fraction du désir qui s'aligne immédiatement sur les représentations

intellectuelles et qu'Aristote nomme boulèsis, « volonté ». Comme le fait remarquer le

Stagirite, « nous désirons une chose parce qu'elle nous semble bonne, plutôt qu'elle

nous semble bonne parce que nous la désirons (oregometha de dioti dokei mallon è

dokei dioti oregometha) »54, or pour la boulèsis, c'est ce qui est intelligé comme bon

qui apparaît aussitôt désirable. Et c'est bien la boulèsis qui est dans le vrai, car

l'intellect est capable de se porter au delà des apparences et de se représenter ce qui

est réellement bon, tandis que dans la sensation (aisthèsis) ou l'imagination

(phantasia) les choses ne font qu’apparaître comme bonnes, à tel point que « l'objet

du désir [sensible] (epithumèton) est le bien apparent (to phainomenon kalon) »

tandis que « l'objet premier de la volonté raisonnable (boulèton prôton) est le Bien

réel (to on kalon) »55. Aussi est-ce parce qu'il est ce Bien intelligible, vers lequel se

porte nécessairement un désir clairvoyant, que le premier moteur se trouve être à la

fois le suprême Intelligible et le suprême Désirable.

Or, il serait étonnant qu'un être qui se trouve être le Bien suprême, l'objet de

désir ultime, celui qui vient combler toute défaillance, ne mène pas lui-même une

existence bienheureuse, sans manque d'aucune sorte. Et en effet, Aristote décrit ainsi

la vie (zôè) du dieu :

« La vie aussi appartient à Dieu (kai zôè de ge huparchei), car l'acte de l'intelligence est

vie (hè gar nou energeia zôè), et Dieu est cet acte même (ekeinos de hè energeia) ; cet acte

subsistant en soi (energeia de hè kath'hautèn), telle est sa vie parfaite et éternelle (ekeinou

zôè aristè kai aidios). Aussi appelons nous Dieu (ton theon) un Vivant éternel parfait

(zôion aidion ariston) »56

La vie « parfaite et éternelle » du dieu consiste en un pur acte intellectuel toujours

égal, en une contemplation (theôria) béate et constante de lui-même, qui est une

53 Ibid., 1072a27, p.174, une indication a été introduite par nous à même le texte et est indiquée entre crochets.

54 Ibid., 1072a29, p.175.

55 Ibid., 1072a27-28, p.174-175, un ajout à la traduction est indiqué entre crochets.

56 Ibid., 1072b26-29 p.178.

21

« Pensée de la Pensée (noèseôs noèsis) »57. En effet, « l'intelligence se pense elle-

même (hauton de noein ho nous) en saisissant l'intelligible (kata metalèpsin tou

noètou), car elle devient elle-même intelligible (noètos gar gignetai), en entrant en

contact avec son objet (thigganôn) et en le pensant (noôn), de sorte qu'il y a identité

entre l'intelligence et l'intelligible (hôste tauton nous kai noèton) »58. Ce que veut dire

Aristote, c'est qu'étant lui-même l'intelligible (puisqu'il est le Bien et que le Bien est le

suprême intelligible), penser l'intelligible conduit le dieu à se penser lui-même. Or,

n'étant qu'un pur acte de penser, cela revient pour lui à se penser pensant, ce qui

abolit toute distinction entre la pensée et son objet (l'acte de penser se prenant

finalement lui-même pour objet). Ainsi l'acte de penser du Dieu boucle t-il

éternellement sur lui-même.

La vie divine se suffit donc pleinement à elle-même : elle est absolument

autarcique. Le dieu d'Aristote n'a que faire de tout ce qui n'est pas lui, seule sa propre

perfection active l’intéresse. Son indifférence vis à vis du reste du kosmos est totale, il

ignore même qu'il existe d'autres êtres que lui-même. Et comment pourrait-il en être

autrement ? Car tout ce qui peuple le kosmos est moins bon que lui. Lui est le Bien et

rien ne procure un bonheur plus intense et plus durable que la contemplation éternelle

du Bien : « son acte de contemplation (hè theôria) est la jouissance parfaite et

souveraine (to hèdiston kai ariston) »59.

À l'issue de ce développement, il apparaît finalement inexact de parler d'une

participation du dieu au bien-vivre à un suprême degré. En effet, le dieu n'a pas besoin

d'accéder au bien-vivre : sa vie est toujours déjà et pour toujours le bien-vivre. Il est le

Bien en acte, le Bien se vivant lui-même pour l'éternité, s'éprouvant inlassablement à

l'identique avec la même félicité.

57 Ibid., livre Λ, chapitre 9, 1074b34-35, p.188.

58 Ibid., livre Λ, chapitre 7,1072b19-21, p.177.

59 Ibid., 1072b24, p.177-178.

22

2 – Le simple-vivre et la plante

A – Le simple-vivre

Notre étude du dieu aristotélicien, incarnation même du bien-vivre, nous a

permis de dégager un modèle de la vie bonne, de déterminer les modalités d'une

existence sans manque, parfaitement autarcique et heureuse. En nous servant de ce

modèle comme d'un agent de contraste, intéressons-nous à présent aux degrés

inférieurs du bien-vivre, en commençant par son degré zéro, que l'on pourrait

nommer le simple-vivre. Aristote en donne la description suivante :

« La vie (zôèn) telle que je l'entends consiste à se nourrir soi-même (tèn di'hautou

trophèn), à croître (auxèsin) et à dépérir (phthisin) »60.

On remarque immédiatement que chez les formes de vies non-divines, la mortalité

participe de l'essence même de la vie, celle-ci étant caractérisée, entre autres, par la

déperdition. Ainsi le simple-vivre aristotélicien est-il toujours déjà un combat contre

une défaillance qui ronge de l'intérieur. Car là où la déperdition affaiblit la vie, la

nutrition la maintien et la croissance l'étend. Dans cette formule de la vie, le Stagirite

parvient à traduire la tension entre délitement constant et effort de maintien et de

perfectionnement qui traverse les vivants mortels, en termes de possession et

d'exercice d'un nombre défini de fonctions biologiques fondamentales : celles qui

permettent de « se nourrir soi-même », de « croître » et de « dépérir », fonctions

auxquelles il convient d'ajouter la faculté de se reproduire. En effet, pour Aristote,

cette dernière faculté est incluse dans le fait de « se nourrir soi-même », en tant que

c'est « la même puissance de l'âme (hè autè dunamis tès psuchès) assurant à la fois la

nutrition (threptikè) et la génération (gennètikè) »61.

Comme le révèle ce dernier passage, Aristote conçoit les êtres vivants comme

des êtres animés. Leurs fonctions biologiques sont à considérer comme les facultés

d'une certaine espèce d'âme, l'âme étant décrite par le philosophe comme

« l'entéléchie première (entelecheia hè prôtè) d'un corps naturel organisé (sômatos

60 Aristote, De l'âme, texte établi par Antonio Jannone et traduit par Édouard Barbotin, Collection des universités de

France, Les Belles Lettres, Paris, 2009, Livre II, chapitre 1, 412a14-15, p.29.

61 Ibid., Livre II, chapitre 4, 416b18-19, p.41.

23

phusikou organikou) »62. L'entéléchie63 première d'un corps naturel organisé donné,

c'est l'unité des potentialités de ce corps, l'unité de toutes ses puissances d’agir, de ce

que nous avons appelé ''fonctions'' ou ''facultés''. Et cette unité des puissances d'agir

que représente l'âme d'un corps est dépendant de l'état actuel de ce corps : des

organes dont il dispose et par lesquelles les facultés qui constituent l'âme vont

pouvoir s'exercer.

Un exemple donné par Aristote permet de bien comprendre le statut de l'âme

et son rapport au corps : « Si l’œil (ho ophtalmos) était un animal complet (zôion), la

vue (hè opsis) en serait l'âme (psuchè) »64. L’œil est ici imaginé comme un corps

simple et autonome, capable de voir, c'est-à-dire possédant une certaine puissance,

une certaine faculté qui est la vue. Ainsi, dans le cas d'un tel corps simple, dont le seul

acte est de voir, l'âme, en tant qu'unité des potentialités qui permettent les différents

actes du corps, s'identifie ici à une puissance unique : la vue, ou faculté de voir. Dans

un cas de ce genre, l'unité de l'âme, c'est-à-dire aussi l'unité des diverses facultés du

corps est aisée à concevoir, ce qui est moins évident pour des corps plus complexes

dont les actes multiples supposent des facultés multiples. Or simplement vivre se

comprend déjà comme le concours de trois facultés différentes (la nutrition et la

62 Ibid., Livre II, chapitre 1, 412b5-6, p.30.

63 Ce terme technique, forgé par Aristote et qui intervient de manière centrale dans la caractérisation de l'âme, se

comprend à partir de sa littéralité, se donnant comme une substantivation de l'expression en-telei-echein (se tenir

dans sa fin). Aussi suivons-nous les explications éclairantes de Lambros Couloubaritsis qui considère que « par

entéléchie il faut entendre ce qui est dans sa fin même, attestant un état qui se possède soi-même dans cette fin, et

qui de ce fait est principe et origine d'une activité (energeia). C'est ainsi, par exemple, que l'usage d'un lit est une

activité (une actualisation) qui est déjà en entéléchie en tant qu’œuvre produite par un art ; de même que l'activité de

l’œil (la vision) suppose que l'organe est déjà réalisé, et donc en entéléchie (vue), à la suite d'un processus

d'actualisation biologique. Pour distinguer ces états de finalité, la finalité comme fin d'un processus, qui est en même

temps puissance d'une activité ou d'un usage, et la finalité qui est plénitude de cette seconde activité, Aristote a fait

état pour la première, d'entéléchie première, ce qui suppose pour la seconde une entéléchie seconde (…). En d'autres

termes, l'entéléchie première est toujours principe et origine d'une nouvelle actualisation (entéléchie seconde) »,

dans Aristote, Sur la nature (Physique II), texte traduit par Lambros Couloubaritsis, Vrin, Paris, 1991, Index des

termes techniques, p.150-151. L'âme est ainsi entéléchie première au sens ou elle est le résultat d'un processus

biologique finalisé : elle est la forme actualisée dans le corps à l'issue de la formation et de l'agencement de tous ses

organes. En tant qu'unité des potentialités de ce corps, elle constitue donc un premier point d'aboutissement du

développement de la matière qui rend possible la poursuite d'un second état d'achèvement : celui de la mise en

œuvre de ces potentialités dans l'acte de vivre.

64 Ibid., livre II, chapitre 1, 412b18-19, p.31.

24

génération formant, comme on l'a vu, une seule faculté). La question se pose donc de

savoir si elles forment une unité psychique indivisible ou s'il serait possible de les

isoler les unes des autres, question qui entraîne avec elle celle du mode d'accès au

bien-vivre. En effet, si les différentes puissances qui constituent les âmes des vivants

s'avèrent séparables les unes des autres, s'abstraire complètement de la mortalité et

de la défaillance devient envisageable : il suffit de pratiquer l'ablation de la faculté de

dépérir. Car sans puissance de dépérir, pas de déperdition en acte pour le corps

vivant : il reste intact.

Relativement à cette question, la position aristotélicienne est plutôt subtile. En

effet, une âme est une, au sens où elle ne constitue pas un patchwork de facultés, qui

seraient réellement séparables les unes des autres : si l'on retire les yeux de leurs

orbites par exemple, on n'isole pas la faculté visuelle du reste des facultés du corps, de

même si l'on pratique l’ablation de n'importe quel organe sensoriel. Néanmoins, elle

est potentiellement multiple, au sens ou l'on peut diviser son unité en unités

multiples, c'est-à-dire qu'en chaque point d'un corps l'âme n'est pas différente de

l'âme entière de ce corps. La « division » d'une âme, qui s'opère par une division du

corps, n'isole pas les facultés les unes des autres. Comme l'âme A du corps entier, les

âmes A', attachées aux diverses parties du corps divisé, regroupent l'intégralité des

potentialités du corps d'origine. Toutefois, à cause de la division du corps, certaines

potentialités des âmes A' ne peuvent plus s'actualiser, étant privées des organes

nécessaires à leur exercice. Cette position permet ainsi de rendre compte de certains

phénomènes biologiques décrits par Aristote :

« L'observation montre (phainetai), d'autre part, que les plantes (ta phuta) continuent de

vivre une fois divisées (diairoumena zèn), et parmi les animaux certains insectes (kai tôn

zôion enia tôn entomôn) – comme si les segments possédaient une [âme identique par la

forme] (tèn autèn echonta psuchèn tôi eidei) bien que différente quant au nombre (kai mè

arithmôi) : chacun des segments (hekateron tôn moriôn) conserve (echei) en effet la

sensibilité (aisthèsin) et le mouvement local (kineitai kata topon) pendant un certain temps

(epi tina chronon). Mais s'ils ne survivent pas par la suite (ei de mè diatelousin), il n'y a là

rien d'étonnant (outhen atopon), puisqu'ils manquent (ouk echousin) des organes (organa)

nécessaires à la conservation de leur nature (hôste sôizein tèn phusin). Il n'en demeure pas

moins que dans chaque segment (en hekaterôi tôn moriôn) toutes les parties de l'âme se

trouvent incluses (hapant'enuparchei ta moria tès psuchès), les âmes des segments étant

[formellement] identiques entre elles et à l'âme entière (homoeideis eisin allèlais kai tèi

25

holèi) – c'est-à-dire que les parties ne sont pas séparables les unes des autres (allèlôn men

hôs ou chôrista onta) tandis que l'âme entière est divisible (tès d'holès psuchès ôs

diairetès ousès). »65 .

Puisqu'à l'issue de la division d'un corps, on obtient plusieurs âmes A', différentes par

leur nombre, mais regroupant toutes les mêmes facultés, qui sont également les

facultés constitutives de l'âme A attachée au corps d'origine (corps avant la division),

on peut dire, avec les mots d'Aristote qu'une âme est toujours une par la forme (tôi

eidei) tout en étant potentiellement multiple par le nombre (arithmôi). Diviser un

corps vivant en x parties, c'est en effet obtenir x fois la même âme. L'âme de chaque

tronçon n'est finalement rien d'autre que la potentialité globale du corps vivant, mais

isolée localement : dans une partie déterminée de ce corps. Voilà qui permet de

rendre compte des observations rapportées par Aristote : « les plantes continuent de

vivre une fois divisées » car les deux parties du corps d'origine ont chacune une âme

A' formellement identique à l'âme A du corps d'origine. Chaque morceau de plante

conserve les facultés de la plante entière, ce qui lui permet de former un vivant

complet et autonome. Et c'est pour la même raison que continuent de vivre « parmi

les animaux certains insectes » lorsqu'on les divise, comme c'est le cas « chez ceux qui

ont l'aspect du mille-pattes (tois ioulôdesi) et ceux qui sont allongés (kai

makrois) »66. Toutefois, conserver intactes les potentialités du corps entier dans

chaque partie du corps divisé ne suffit pas à faire de ces parties de nouveaux êtres

vivants autonomes. En effet, encore faut-il que chaque partie divisée possède les

organes nécessaires à l'exercice des facultés par lesquelles se conserve le corps. Cela

explique que certains insectes, une fois divisés en segments, finissent par mourir :

« s'ils ne survivent pas par la suite, il n'y a là rien d'étonnant, puisqu'ils manquent des

organes nécessaires à la conservation de leur nature ».

Les trois facultés auxquelles se borne le simple-vivre se trouvent donc

parfaitement unifiées dans l'âme, sous forme de potentialité globale du corps.

Impossible, par conséquent, de pratiquer l'ablation de la faculté de dépérir, cette

dernière n'étant pas réellement distincte des autres. Précisons néanmoins que si, en

65 Ibid., livre I, chapitre 5, 411b19-27, p.28. Deux modifications apportées à la traduction de Barbotin sont indiquées

entre crochets.

66 Aristote, Les parties des animaux, texte traduit par Pierre Pellegrin, GF bilingue, Flammarion, Paris, 2011, livre IV,

chapitre 5, 682a5, p.391.

26

tant que puissances, la nutrition/reproduction, la croissance et la déperdition

forment un tout indifférencié et indivisible, elles se distinguent les unes des autres en

tant qu'actes, dans leur mise en œuvre corporelle ici et maintenant (le fait de se

nourrir, de se reproduire, de croître ou de dépérir effectivement, à un endroit et à un

moment déterminés). Aussi cette mise en œuvre corporelle différenciée rend-elle

nécessaire, chez le vivant, la possession et l'action d'organes eux aussi différenciés,

chacun ayant pour fonction propre de permettre l'actualisation d'un pan des

potentialités psychiques (souvent dans une action combinée avec d'autres organes).

B – La plante (to phuton)

Si appréhender le simple-vivre, c'est comprendre la condition nécessaire et

suffisante de la vie, son degré minimal, c'est aussi comprendre le mode d'être d'un

type de vivant particulier : la plante. Cette dernière se caractérise en effet en propre

par le fait de simplement vivre : « les plantes (tois phutois) n'ont que la faculté

nutritive (to threptikon monon) »67, l'expression « faculté nutritive » englobant

également, dans ce contexte, les facultés de croissance, de dépérissement et de

génération. La plante est donc bien l'être vivant qui incarne le degré zéro du bien-

vivre, sa vie ne consistant qu'à croître, dépérir et se reproduire, c'est-à-dire à

simplement vivre. Et pourtant, nous allons voir que sa vie, malgré sa simplicité,

constitue déjà une certaine tentative d'élévation vers le Bien.

Contrairement aux âmes des animaux, l'âme de la plante n'inclut pas de faculté

désirante (orektikon), aussi la plante ne ressent-elle aucun désir pour le Bien. Et

pourtant, elle cherche à suppléer, autant que sa condition le lui permet, à son état de

manque à être, nourrissant perpétuellement son corps afin qu'il se conserve et qu'il

croisse, malgré son délitement perpétuel et sa corruption inéluctable. Il y a donc

malgré tout en elle une certaine inclination spontanée, qui la porte vers ce qui la

comble et la met dans un bon état. Mais si la plante n'a pas de désir psychique, d'où

peut bien venir cette inclination ? C'est ce que nous allons chercher à comprendre.

L'origine du manque à être de la plante, comme de celui de tout être en

devenir, c'est sa matière (hulè), ce qui en elle devient et n'est jamais pleinement en

acte, c'est-à-dire dans un état de détermination pleinement achevé. En effet, comme

nous l'avons vu précédemment, la matière conserve toujours une certaine

67 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 3, 414a33, p.36.

27

indétermination, une « puissance (dunaton) d'être et de ne pas être (kai einai kai mè

einai) »68, potentialité de devenir autre, à la fois positivement (en s'appropriant de

nouvelles qualités) et négativement (en perdant des qualités acquises). Or, cette

matière partiellement indéterminée est pensée par Aristote comme étant en tension

avec ce qui est dans un état parfaitement déterminé et donc immuable, éternel et sans

manque : la forme (eidos), qui constitue pour elle l'objet de désir ultime. La forme est

en effet qualifiée de « terme divin (theiou), bon (agathou), désirable (ephetou) […].

Pourtant la forme (to eidos) ne peut se désirer elle-même, parce qu'il n'y a pas de

manque (dia to mè einai endees) en elle [...] mais le sujet du désir, c'est la matière (hè

hulè) »69. L'origine de l'inclination spontanée pour le Bien que l'on observe chez la

plante trouve ainsi son origine dans l'inclination spontanée de la matière pour la

forme, inclination que le Stagirite n'hésite pas à nommer « désir »70. En effet, si toute

matière est potentiellement ouverte à la fois sur l'être et sur le non-être, elle cherche

spontanément à s'assimiler à ce qui est plus pleinement et à s'arracher à

l'indétermination et au néant. Or tous les étants qui peuplent le kosmos ont une

matière (seul le dieu n'en possède pas), ce qui signifie que l'inclination spontanée au

Bien n'est pas l'apanage de la plante : elle se manifeste chez tout ce qui devient, chez

ce qui est inerte comme chez ce qui est vivant. Au cœur de la matière, c'est une

véritable aspiration universelle au Bien qu'identifie Aristote, un désir pré-psychique

qui met le monde en branle. Le désir psychique des animaux n'est qu'une

manifestation parmi tant d'autres de cette aspiration : ils ne sont pas originaux parce

qu'ils désirent mais parce qu'ils ressentent qu'ils désirent.

Ainsi la simple vie de la plante est-elle déjà aspiration au Bien et donc au bien-

vivre. Toutefois, au niveau individuel, la plante n'a pas les moyens de satisfaire son

désir. Certes, outre le fait de compenser ses pertes (nutrition) elle est capable de

croître (croissance), mais cette croissance n'est qu'une extension dans l'espace, une

variation quantitative qui ne s'accompagne d'aucun changement qualitatif. En

grandissant, la plante ne fait aucun pas significatif vers le bien-vivre, elle n'améliore

pas sa vie. De plus, n'ayant même pas la sensation (aisthèsis), elle serait de toute

façon incapable de jouir un tant soit peu d'une élévation vers le Bien, étant incapable

68 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Θ, chapitre 8, 1050b12, p.63.

69 Aristote, Physique, tome 1 (livres I – IV), op. cit., livre I, chapitre 9, 192a14-22, p.49.

70 Le verbe conjugué « oregesthai » est utilisé par Aristote pour qualifier le rapport de la matière à la forme en 192a18.

28

de ressentir cette élévation. Comme nous l'avons observé chez le dieu, être dans un

bon état ne suffit pas à être pleinement heureux, encore faut-il éprouver que l'on est

dans un bon état.

Mais, si la plante, prise individuellement, apparaît cantonnée au simple-vivre

et ne progresse pas, pour elle-même, vers le Bien, elle participe néanmoins, à un

niveau supra individuel, à quelque chose d'éternel et de divin :

« L'animal (zôion) produit un animal (zôion), la plante (phuton) une plante (phuton), pour

participer (metechôsin) à l'éternel (tou aei) et au divin (tou theiou) autant que possible (hèi

dunantai) ; tous les êtres (panta) en effet y aspirent (oregetai) et c'est à cette fin (heneka)

qu'ils agissent (prattei) en toute leur activité naturelle (hosa prattei kata phusin) […]. Puis

donc qu'il est impossible (adunatei) de communier (koinônein) à l'éternel (tou aei) et au

divin (tou theiou) de manière continue (tèi sunecheiai) – car aucun (mèden) être

corruptible (tôn phthartôn) ne peut (endechesthai) persister (diamenei) dans son identité

(tauto) et son unité individuelle (hen arithmôi) –, c'est dans la mesure où chacun

(hekaston) peut y avoir part (hèi dunatai metechein) qu'il y communie (koinônei), l'un plus

(to men mallon), l'autre moins (to d'hètton) ; et s'il persiste dans l'être (diamenei), ce n'est

pas en lui-même (ouk auto) mais semblable à lui-même (all'hoion auto), non pas dans son

unité individuelle (arithmôi men ouch hen) mais dans l'unité de l'espèce (eidei d'hen). »71

À travers la reproduction, la simple vie individuelle de la plante permet à l'espèce de

s'arracher à la mortalité. Le nouvel individu à qui elle donne naissance lui permet en

quelque sorte de compenser son dépérissement individuel inéluctable, de vaincre la

corruption (phthisis) à l'échelle de l'espèce et de persévérer dans l'être à travers sa

descendance. Comme Diotime l'explique à Socrate dans Le Banquet, dans la

reproduction (hè gennèsis), il s'agit bien de faire un pas vers l'immortalité, recherche

qui n'est pas sans rapport avec celle du Bien :

« Pour un être mortel (thnètô), la génération (hè gennèsis) équivaut à la perpétuation dans

l'existence (aeigenes), c'est-à-dire à l'immortalité (athanaton). Or le désir d'immortalité

accompagne nécessairement celui du bien (athanasias de anagkaion epithumein meta

agathou), d'après ce dont nous sommes convenus, s'il est vrai que l'amour a pour objet la

possession éternelle du bien (eiper tou agathou heautô einai aei erôs estin). »72

71 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 4, 415a29-b7, p.39.

72 Platon, Le Banquet, texte traduit par Luc Brisson, dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 206e-207a, p.141.

29

Comme nous l'avons vu, poursuivre le Bien, c'est rechercher une plénitude d'être, un

état tel qu'on a besoin de rien d'autre pour être comblé durablement. Car le bonheur

suprême, ce n'est pas seulement de jouir d'une vie sans manque, c'est d'en jouir

toujours, à la manière du premier moteur. Atteindre cet état suppose donc de

s'affranchir complètement de la mortalité, qui délite la vie en même temps qu'elle la

borne. Voilà pourquoi le désir du Bien et le désir d'immortalité sont

indissociablement liés.

La plante, grâce à la reproduction, peut ainsi œuvrer à satisfaire l'aspiration au

Bien de la matière en elle, même si cela ne lui apporte aucun bien-vivre individuel. En

effet, se reproduire c'est transmettre certaines déterminations, certaines formes à une

nouvelle matière, afin de sauvegarder un état de détermination qui, sinon,

disparaîtrait avec la mort du géniteur et la dissolution de sa matière. Parmi les formes

transmises, on peut distinguer entre des formes spécifiques transmises

systématiquement à la descendance (déterminations propres et communes à tous les

individus appartenant à une même espèce) et des formes accidentelles dont la

transmission est plus incertaine (déterminations qui particularisent les individus

appartenant à même espèce et les différencient les uns des autres)73. La transmission

des formes spécifiques assure donc la permanence, à un niveau supra-individuel, d'un

état de détermination avancé de la matière. Elle est le moyen par lequel la matière

persévère, autant que le permettent ses potentialités et son caractère périssable, dans

l'état le meilleur qu'il lui est possible d'atteindre, un état de relative plénitude d'être.

La vie de la plante apparaît donc finalement comme étant au service de la

matière et de son désir pour la forme. Son simple-vivre, s'il n'est en aucun cas un

bien-vivre, constitue toutefois une vie en vue du Bien, un moyen pour la matière

d'assurer la permanence de son état relatif de plénitude et de détermination, par delà

son caractère éminemment périssable.

73 Si l'on prend l'exemple d'un chat, ce dernier possède un certain nombre de déterminations stables (c'est un

mammifère quadrupède, il a une queue, des oreilles qui perçoivent des ultrasons jusqu'à 50000 Hz, des yeux

capables de voir dans la pénombre, des griffes, pèse un poids et a une certaine taille, tous les deux compris dans une

certaine fourchette, etc...) partagées par tous les autres chats, qui, de ce fait, appartiennent tous à une même espèce.

À ces déterminations spécifiques s'ajoutent d'autres déterminations accidentelles propres à chaque chat, qui le

caractérisent en tant qu'exemplaire individuel de l'espèce-chat (avoir un pelage roux, être dans un lieu donné, avoir

un certain âge, un certain nom, etc...). Ces déterminations accidentelles sont susceptibles de se modifier au cours de

la vie du chat sans que cela ne remette en cause son appartenance à l'espèce-chat.

30

3 – L'animal (to zôion) non-humain

A – Le simple-vivre animal

Les facultés psychiques assurant la simple vie chez la plante se retrouvent

également chez l'animal (to zôion)74. Se nourrir, se reproduire, croître et dépérir est

en effet le lot de tous les êtres vivants qui possèdent un corps périssable75 parce qu'ils

sont aux prises avec cette mortalité omniprésente qui œuvre en eux et introduit sans

cesse un manque à combler. Mais l'animal, à la différence de la plante, ne se borne

pas à la possession de ces facultés ; il possède en outre la sensation (aisthèsis) :

« L'animal (to zôion) est constitué primitivement (prôtôs) par la sensation (dia tèn

aisthèsin). La preuve en est qu'aux êtres privés de mouvement (ta mè kinoumena) et de

motricité selon le lieux (mèd'allattonta topon), mais doués de sensation (echonta

d'aisthèsin), nous donnons le nom d'animaux (zôia legomen) et non pas seulement de

vivants (ou zèn monon). - La fonction sensorielle primaire (aisthèseôs prôton) qui

appartient (huparchei) à tous les animaux (pasin) est le toucher (haphè). »76

Cette puissance psychique permet ainsi à Aristote de penser la spécificité et l'unité du

règne animal, en tant que ce dernier regroupe l'ensemble des êtres vivants possédant

a minima le sens du toucher (haphè, sens qui s'exerce par contact direct avec la

chair)77, tout en lui offrant la possibilité de rendre également compte de la grande

diversité d'espèces que l'on observe en son sein. En effet, à cette condition nécessaire

74 On notera qu'en grec le terme zôion désigne le vivant en général et pas seulement les animaux. La distinction entre

des occurrences où zôion signifierait « animal » et d'autres où il signifierait « vivant » est le fait du traducteur. Le

grec ancien, lui, ne fait pas la différence, zôion étant le nom commun à tous les êtres animés. En témoignent les

paroles de Socrate : « ce qu'on appelle « vivant » (zôion to sumpan eklèthè), c'est cet ensemble, une âme et un corps

fixé à elle (psuchè kai sôma pagen) », Platon, Phèdre, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes,

op. cit., 246c, p.1262.

75 Le dieu, qui est un vivant dépourvu de corps, ne participe pas du simple-vivre, seulement du bien-vivre.

76 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 2, 413b2-5, p.33.

77 C'est-à-dire aussi celui du goût puisque que « le goût est une espèce de toucher (hè geusis haphè tis estin) »,

Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, texte établi et traduit par René Mugnier, collection des universités de

France, Les Belles Lettres, Paris, 2010, « De la sensation et des sensibles », chapitre 4, 441a3, p.32.. En effet, « la

saveur (ho chumos) compte au nombre des qualités tangibles (hen ti tôn haptôn estin) », étant « une sorte

d’assaisonnement (hoion hèdusma) » du sec (xèros), de l'humide (hugros), du chaud (thermon), et du froid

(psuchros). Pour ces deux citations, voir respectivement Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 8, 414a11 et

414a13.

31

et suffisante de l'animalité viennent s'ajouter, chez de nombreux animaux aux corps

plus complexes, d'autres potentialités (sens s'exerçant à distance, imagination

(phantasia), intellect (nous), mémoire (mnèmè), locomotion (kinèsis kata topon)),

par lesquelles l'acte de vivre se trouve densifié.

Cette façon de concevoir l'animal à partir de la plante (l'animal étant comme

une plante augmentée au moins du sens du toucher et du goût), est représentative de

la manière qu'a Aristote de concevoir l'ensemble du vivant, c'est-à-dire sur le mode

d'une complexification progressive. En effet, le passage d'une forme de vie inférieure

à une forme de vie immédiatement supérieure est pensé à travers une concaténation

en série de certaines facultés, qui viennent s'ajouter les unes aux autres : la

possession de chaque faculté de niveau supérieur impliquant nécessairement la

possession de toutes les facultés des niveaux inférieurs78. Ainsi la différence entre la

plante et l'animal, ou bien entre l'animal et l'homme, est-elle une différence de degré,

chaque type biologique intégrant en lui le type biologique inférieur tout en le

dépassant.

Pourtant, et c'est là toute la subtilité, ces différences de degré, en s'accumulant,

entraînent de véritables sauts qualitatifs, des franchissement de paliers, qui justifient

notamment des changements d’appellation. C'est ce qui se passe lorsque l'on passe de

la plante à l'animal. En effet, chez l'animal, la sensation ne s'ajoute pas aux facultés

dont dépend le simple-vivre comme une espèce de luxe, à titre de pur supplément.

Bien au contraire : elle fusionne pleinement avec ces facultés, au point de

métamorphoser l'exercice du simple-vivre. En effet, la manière dont les animaux se

nourrissent, se reproduisent, croissent et dépérissent est très différente de la manière

78 Ainsi, « sans la faculté nutritive (aneu men tou threptikou) la faculté sensitive n'est jamais donnée (to aisthètikon

ouk estin) ; par contre la faculté nutritive (tou d'aisthètikou) se trouve séparée de la faculté sensitive chez les plantes

(to threptikon chôrizetai en tois phutois). De même encore, sans le toucher (aneu men tou haptikou) n'existe aucun

autre sens (tôn allôn aisthèseôn oudemia huparchei), mais le toucher (haphè) existe séparément des autres (d'aveu

tôn allôn huparchei) : beaucoup d'animaux (polla tôn zôiôn), en effet, sont dépourvus de la vision (out'opsin), de

l'ouïe (out'akoèn echousin) et de l'odorat (out'odmès aisthèsin). En outre, parmi les animaux doués de sensibilité

(tôn aisthètikon), les uns ont le mouvement local (ta men echei to kata topon kinètikon), les autres non (ta d'ouk

echei). Enfin certains animaux, et c'est le petit nombre, ont le raisonnement (logismon) et la pensée discursive (kai

dianoian). En effet les êtres périssables (tôn phthartôn) doués du raisonnement (logismos) jouissent aussi de toutes

les autres facultés (toutois kai ta loipa panta) ; mais ceux qui n'ont que l'une ou l'autre de ces dernières (hois

d'ekeinôn hekaston) ne possèdent pas tous le raisonnement (ou pasi logismos) » Aristote, De l'âme, op. cit., livre II,

chapitre 3, 415a1-10, p.37-38.

32

dont les plantes le font, justement parce que chez eux, toutes ces activités font

nécessairement intervenir la sensation. Contrairement aux plantes, qui trouvent leur

nourriture directement dans le milieu dans lequel elles sont implantées79, et à

quelques animaux aquatiques extrêmement semblables à des plantes, qui vivent en

restant toujours au même endroit80, la grande majorité des animaux, et notamment

tous ceux qui vivent sur terre, doivent se porter vers leur nourriture et, pour ce faire,

ils ont besoin du goût (qui, rappelons-le, est une modalité du toucher : « le sens du

tangible nutritif (to tou haptou kai threptikou aisthèsin) »81). En effet, c'est ce sens

« qui discerne (diakrinei), par lui-même (autèi), au sujet de la nourriture (peri tèn

trophèn), ce qui est agréable (to hèdu) et ce qui est désagréable (kai to lupèron), afin

que l'animal fuie l'un (hôste to men pheugein) et recherche l'autre (to de diôkein) »82,

l'agréable (ou plaisant) étant signe de ce qui est utile à l'animal, le désagréable (ou

douleureux) de ce qui lui est nuisible83. Le goût leur permet ainsi de distinguer entre

79 Aristote écrit qu' « elles se servent (chrètai) de la terre (tèi gèi) et de la chaleur qu'elle contient (tèi en autèi

thermotèti) comme d'un estomac (hôsper koiliai) », Aristote, Les parties des animaux, op. cit., livre II, chapitre 3,

650a22-23, p.165.

80 Comme le constate Aristote : « certains animaux restent fixés au même endroit (eti ta men esti monima tôn zôiôn),

les autres se déplacent (ta de metablètika). Les premiers se trouvent dans l'eau (esti de ta monima en tôi hugrôi),

mais il n'y en a pas parmi les animaux terrestres (tôn de chersaiôn ouden monimon). Au contraire, beaucoup

d'animaux aquatiques restent attachés (en de tôi hugrôi polla tôi prospephukenai zèi), par exemple plusieurs genres

de coquillages (hoion genè ostreôn polla). Il semble aussi que l'éponge (ho spoggos) ait quelque sentiment (echein

tina aisthèsin) : la preuve, c'est, dit-on, qu'elle est plus difficile à détacher (sèmeion d'hoti chalepôteron apospatai) si

l'on s'approche sans précaution (an mè genètai lathraiôs hè kinèsis) » Aristote, Histoire des animaux, (livres I à IV),

texte établi et traduit par Pierre Louis, Collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 1964, livre I,

chapitre 1, 487b6-11, p.4.

81 Aristote, De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 12, 434b22, p.95.

82 Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, op. cit., « De la sensation et des sensibles », chapitre 1, 436b15-17, p.22.

83 Aristote écrit en effet que « la jouissance (to hèdesthai) ou l'affliction (è lupeisthai) sont des actes de la moyenne

que constitue le sens (to energein tèi aisthètikei mesotèti) en face du bon ou du mauvais comme tels (pros to

agathon è kakon hei toiauta) » De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 7, 431a10-11, p.84. La notion de moyenne ou

médiété (mesotès) fait ici référence à la thèse d'Aristote selon laquelle les qualités d'un objet sont perçues

lorsqu'elles sont proportionnées aux qualités similaires présentes en acte dans les organes sensoriels correspondants.

Si elles sont en défaut par rapport à celles des organes, on ne les sent pas, et si elles les excèdent trop, elles risquent

de détruire ces organes. Sentir c'est donc toujours n'être ni trop, ni pas assez affecté par les qualités des objets

extérieurs, rester dans une certaine médiété. Cette thèse est ainsi énoncée par le Stagirite : « sentir, c'est (…) subir

une certaine passion (to aisthanesthai paschein ti estin). Aussi l'agent (to poioun) [c'est-à-dire l'objet extérieur qui

agit sur les organes sensoriels] rend-il cette partie [l'organe sensoriel] semblable à lui en acte (hoion auto energeiai)

33

les denrées qui favorisent la conservation et la croissance saine de leur corps et qu'il

convient de rechercher, et celles qui participent à son dépérissement et qu'il convient

d'éviter. Il est noter que chez les animaux « qui perçoivent le temps (chronou

aisthanetai) »84, le concours de la mémoire (mnèmè)85 favorise largement l'exercice

de la nutrition et du simple-vivre, puisqu'elle permet de conserver une trace des

expériences gustatives. Aux aliments déjà goûtés sont associés des souvenirs plaisants

ou déplaisants, qui poussent par la suite l'animal à rechercher ce qui lui a été

bénéfique et à éviter ce qui lui a été nuisible, sans avoir besoin d'en faire à nouveau

l'expérience directe.

Si la modalité gustative du toucher apparaît la plus clairement nécessaire au

simple-vivre animal, jouant un rôle majeur dans l'exercice de la nutrition, la modalité

tactile du toucher n'est pas en reste. En effet, alors que tout corps n'est pas forcément

visible, audible ou odorant, « tout corps est tangible (sôma hapan hapton), c'est-à-

dire perceptible au toucher (hapton de to aisthèton aphèi) »86, aussi le toucher ouvre

– alors qu'elle ne l'était qu'en puissance (toiouton ekeino poiei dunamei on). Pour cette raison (dio), quand un corps

est chaud, froid, dur, ou mou, au même degré que l'organe (tou homoiôs thermou kai psuchrou è sklèrou kai

malakou), nous ne le sentons pas (ouk aisthanometha), mais nous sentons seulement les excès de ces qualités (alla

tôn huperbolôn) – ce qui montre que le sens est une sorte de « moyenne » entre les sensibles contraires (ôs tès

aisthèseôs hoion mesotètos tinos ousès tès en tois aisthètois enantiôseôs) [ici entre le chaud et le froid ou encore

entre le dur et le mou] […] Le non-tangible (anapton) est, soit ce qui ne possède qu'à un très faible degré une qualité

spécifique des corps tangibles (to te mikran echon pampan diaphoran tôn haptôn) – l'air par exemple (hoion

peponthen ho aèr) –, soit les excès des qualités tangibles (kai tôn haptôn hai huperbolai) comme les corps

destructeurs (hosper ta phthartika) [on ne peut ni sentir par le toucher ce qui n'a pas assez de qualités tactiles, ni ce

qui en a trop et il en va de même pour tous les autres sens] », ibid., livre II, chapitre 11, 423b31-a15, p.64. Nous

avons introduit quelques commentaires à même le texte, ceux-ci sont indiqués entre crochets.

84 Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, op. cit., « De la mémoire et de la réminiscence », chapitre 1, 449b28-29,

p.54.

85 Pour Aristote, il y mémoire (mnèmè) lorsque la sensation en acte imprime durablement l'âme et le corps, survivant

ainsi, sous la forme d'une trace mnésique (souvenir) comparée à une peinture ou à une empreinte, même après la fin

de son exercice : « il faut penser que l'impression produite (to pathos), grâce à la sensation (dia tès aisthèseôs), dans

l'âme (en tèi psuchèi) et dans la partie du corps qui possède la sensation (kai tôi moriôi tou sômatos tôi echonti

autèn), est de telle sorte qu'elle est comme une espèce de peinture (hoion zôgraphèma ti), dont la possession (tèn

hexin), disons-nous, constitue la mémoire (mnèmèn einai). En effet le mouvement produit dans l'esprit (hè gar

gignomenè kinèsis ensèmainetai) comme une certaine empreinte de sensation (hoion tupon tina tou aisthèmatos), à

la manière de ceux qui cachettent avec un anneau (kathaper hoi sphragizomenoi tois daktuliois) », ibid., 450a28-32,

p.55.

86 Aristote, De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 12, 434b12-13, p.94. Même des corps extrêmement subtils comme l'air

34

t-il l'animal à la totalité du monde extérieur en lui permettant d'éprouver l'effet

produit par les corps étrangers sur son propre corps. Grâce au plaisir ou au déplaisir

qu'il ressent, signes respectifs de l'utile et du nuisible, il perçoit tout ce qui entre en

contact avec sa chair comme étant à rechercher ou à fuir et réagit en conséquence,

comme lorsque l'on éloigne ses membres du feu lorsque la chaleur devient trop

intense, évitant ainsi de potentielles brûlures. Cela lui permet de protéger son

intégrité physique et, ce faisant, de conserver sa vie (là encore la mémorisation des

expériences passées est un atout de taille). En outre, en signifiant à l'animal sa mise

en contact avec des objets extérieurs, par la perception des qualités tactiles de leur

surface, le toucher permet également la saisie de ces objets (hairesis), mouvement

corporel fondamental par lequel l'animal s'approprie ce qui est utile à son existence.

La modalité tactile du toucher est donc tout aussi nécessaire à l'exercice du simple-

vivre de l'animal que sa modalité gustative, puisqu'en vertu de ce que nous venons de

voir, « s'il entre en contact avec autre chose [que lui-même] (haptomenon de),

l'animal dépourvu de la sensibilité tactile (ei mè hexei aisthèsin) ne pourra (ou

dunèsetai) fuir certains objets (ta men pheugein) ni appréhender les autres (ta de

labein). Dans ces conditions (ei de touto) la conservation de l'animal deviendra

impossible (adunaton estai sôzesthai to zôion) »87. Ainsi le toucher et le goût sont-ils

les « deux sens (…) indispensables à l'animal (anagkaiai tôi zôiôi)»88.

Cette affirmation d'Aristote se révèle d'autant plus forte que l'intégration du

toucher et du goût au cœur du simple-vivre de l'animal se lit également à même

l'organisation de son corps :

« Parmi les animaux qui ont du sang (tôn zôiôn tôn anaimôn), le cœur (hè kardia) se

développe en premier lieu (ginetai prôton). C'est évident (touto de dèlon) d'après les faits

que nous avons observés chez les animaux en cours de développement, autant qu'il est

possible de le voir (ex hôn en tois endechomenois eti gignomenois idein tetheôrèkamen).

Par suite, chez les animaux qui n'ont pas de sang (en tois anaimois), il est nécessaire

(anagkaion) qu'une partie analogue au cœur se développe d'abord (to analogon tèi kardiai

ginesthai prôton) […] Par suite, nécessairement le principe (tèn archèn) de l'âme à la fois

ne sont pas intangibles puisque nous sommes capables de sentir sa température ou encore sa pression contre notre

chair lorsque le vent souffle.

87 Ibid., 434b14-18, p.94-95. Une indication a été ajoutée par nous à même le texte et indiquée entre crochets.

88 Ibid., 434b22-23, p.95.

35

sensible et nutritive (kai tès aisthètikès kai tès threptikès psuchès) se trouve dans le cœur

(en tèi kardiai), chez les animaux qui ont du sang (tois enaimois) […] En vérité, c'est dans

le cœur qu'est le principe souverain des sensations (to kurion tôn aisthèseôn en tautèi),

chez tous les animaux qui ont du sang (tois enaimois pasin), car c'est dans le principe (en

toutôi) que réside l'organe commun à tous les organes sensoriels (einai to pantôn tôn

aisthètèriôn koinon aisthètèrion). Or, nous voyons que deux d'entre eux aboutissent

manifestement là (duo de phanerôs entautha sunteinousas horômen), à savoir le goût (tèn

ge geusin) et le toucher (kai tèn aphèn). »89

Le cœur (ou organe analogue chez les animaux non-sanguins) est l'organe central

chez l'animal, celui qui se développe avant tous les autres et qui permet directement

ou indirectement au corps de se nourrir, de sentir, de se mouvoir et, plus

généralement, de vivre, étant le lieu corporel privilégié de l'actualisation des

potentialités de l'âme90. Or en ce qui concerne le toucher et le goût, ces deux facultés

s'exercent directement à travers lui : il est l'organe de ces deux facultés comme l’œil

est l'organe de la vue91. Pas étonnant, donc, que le toucher et le goût soient au cœur

89 Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, op. cit., « De la jeunesse et de la vieillesse et de la vie et de la mort et de

la respiration », chapitre 3, 468b28-469a14, p.105-106.

90 Dans la biologie aristotélicienne, le cœur est « le principe (archè) et la source du sang (è pègè tou haimatos), et son

réceptacle premier (hupodochè prôtè) », Aristote, Les parties des animaux, op. cit., livre III, chapitre 4, 666a7-8,

p.279. Or le sang est, quant à lui, « la nourriture ultime pour les animaux sanguins (hè teleuteia trophè tois zôiois

tois enaimois), et (…) il en va de même pour son analogue chez les non-sanguins (tois d'anaimois to analogon).

C'est (…) pour cela (dia touto) que le sang diminue (hupoleipei) chez les êtres qui ne prennent pas de nourriture (mè

lambanousi te trophèn) et que, chez ceux qui en prennent (kai lambanousin), il augmente (auxanetai), et que quand

la nourriture est de bonne qualité il est sain (kai chrèstès men ousès hugieinon), et mauvais quand elle est mauvaise

(phaulès de phaulon) », ibid., livre II, chapitre 3, 650a34-650b2, p.165. Cela fait donc de lui l'organe à partir duquel

s'exerce principalement la faculté nutritive. De plus, « le cœur (hè kardia) contient aussi beaucoup de tendons (echei

de kai neurôn plèthos), et cela est rationnel (eulogôs). C'est, en effet, à partir de lui qu'ont lieu les mouvements (apo

tautès gar hai kinèseis perainomai) et ils s'accomplissent par traction et par relâchement (dia tou helkein kai

anienai) [des tendons] », ibid., livre III, chapitre 4, 666b13-15, p.283. Il est donc également l'organe à partir duquel

s'exerce principalement la faculté motrice.

91 La théorie aristotélicienne de la sensation postule la nécessité d'un intermédiaire entre l'objet perçu et l'organe

sensoriel car « si l'organe lui-même entre en contact avec l'objet , ni dans un cas, ni dans l'autre, la sensation ne se

produira (autou de tou aisthètèriou haptomenou out'echei out'entautha genoit'an aisthèsis) – par exemple si l'on

place un corps blanc sur la surface même de l’œil (hoion ei tis sôma leukon epi tou ommatos theiè to eschaton) »,

Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 11, 423b20-22, p.63. Pour la vision, l'olfaction et l'ouïe, cet

intermédiaire n'est autre que le milieu extérieur : l'air pour les animaux terrestres et volants et l'eau pour les animaux

aquatiques. L'intermédiaire du toucher, quant à lui, est un milieu interne : la chair des animaux, que l'on pourrait

36

du simple-vivre de l'animal, étant donné qu'ils sont au cœur même de son corps.

B – La participation de l'animal au bien-vivre

Si, comme nous venons de le voir, le toucher et le goût rendent possible

l'exercice du simple-vivre animal, la finalité de leur usage n'est pas uniquement

d'assurer la nutrition ou la conservation de la vie. En effet, ces deux sens absolument

nécessaires, qui constituent le degré minimal de la sensibilité, permettent déjà

d'accéder à un certain bien-vivre.

« Avec la faculté sensitive (ei de to aisthètikon), ils ont aussi la faculté désirante (kai to

orektikon). […] Tous les animaux possèdent l'un des sens (ta zôia panta mian echousi tôn

aisthèseôn) : le toucher (tèn haphèn), et celui qui a la sensation (hôi d'aisthèsis huparchei)

ressent par là-même le plaisir et la douleur (toutôi hèdonè te kai lupè), l'agréable et le

douloureux (kai to hèdu te kai lupèron) ; les êtres doués de la sorte (hois de tauta)

possèdent aussi l'appétit (kai hè epithumia), puisque celui-ci est le désir de l'agréable (tou

gar hèdeos orexis hautè). »92

Avec le toucher (et le goût), l'aspiration universelle au Bien dont nous parlions plus

tôt (qui est celle de la matière pour la forme), se psychologise chez l'animal sous la

forme de l'appétit (epithumia) qui est désir (orexis) du plaisant (to hèdu) sensuel. Or

le plaisant sensuel, « objet du désir [sensuel] (epithumèton) », « est le bien apparent

(to phainomenon kalon) »93, la manifestation sensible du bénéfique, tout comme le

douloureux est la manifestation sensible du nuisible94. Ainsi, par le truchement de la

sensation, même les formes de vie animales les plus simples bénéficient d'un accès au

Bien, qui n'est toutefois pas direct, mais médiatisé par le plaisant. En effet, le Bien

lui-même est, comme nous l'avons vu, le suprême désirable (prôton orekton) mais

également le suprême intelligible (prôton noeton), aussi ne peut-il être saisi

prendre, à tort selon le Stagirite, pour l'organe même du toucher du fait que « nous croyons (dokoumen) (...) toucher

les sensibles eux-mêmes (nun autôn haptesthai) et qu'il n'existe aucun milieu intermédiaire (kai ouden einai dia

mesou) », ibid., 423b11-12, p.63. C'est pourtant bien elle qui assure la médiation entre l'objet tactile et le cœur : « les

objets placés sur l'organe sensoriel ne sont pas perçus (epitithemenôn gar epi to aisthètèrion ouk aisthanetai), tandis

que placés sur la chair, ils sont perçus (epi de tèn sarka epitithemenôn aisthanetai). Aussi la chair n'est-elle que

l'intermédiaire du toucher (hôste to metaxu tou haptikou hè sarx) » ibid., 423b24-26, p.63-64.

92 Ibid., livre II, chapitre 8, 414b1-6, p.36.

93 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1072a27-28, p.174.

94 Voir note 83.

37

directement en lui-même que par un intellect (nous) accompagné de désir. N'étant

pas de nature sensible, une sensation (aisthèsis) accompagnée de désir n'a accès,

quand à elle, qu'à ses effets sensibles.

À bien y regarder, le plaisant sensuel a effectivement des caractéristiques

proches de celles du Bien. Si, comme on l'a expliqué, ressentir du plaisir est un moyen

de garantir la simple vie de l'animal (cela lui permet d'identifier ce qui est utile à sa

conservation et à sa croissance), c'est aussi immédiatement avoir part à un certain

bien-vivre : à un état où l'existence devient en elle-même désirable. En effet, tout

comme le Bien, le plaisir sensuel est recherché pour lui-même. Comme le fait

remarquer le Stagirite, reprenant les arguments d'Eudoxe en faveur de l'identification

du Bien au plaisir :

« On ne demande jamais à quelqu'un (oudena eperôtan tinos) en vue de quelle fin

(heneka) il se livre au plaisir (hedetai), ce qui implique bien que le plaisir est désirable par

lui-même (hôs kath'hautèn ousan hairetèn tèn hèdonèn). »95

Le plaisir sensuel met un point d'arrêt à la recherche impulsée par le désir : tant qu'il

dure, on ne désire rien d'autre que de le ressentir, il donne accès à certaine plénitude

vitale. Ainsi l'expression française « petite mort » sert-elle à nommer l'orgasme en

référence à l’impression de pleine satisfaction qui l'accompagne. Un plaisir aussi

intense que le plaisir sexuel suspend provisoirement le manque et le désir, comme la

mort abolit les tensions vitales, au point de pousser Marie-Catherine Desjardins (dite

Madame de Villedieu) à s'exclamer :

« Ô vous, faibles d'esprits, qui ne connaissez pas/ Les plaisirs les plus doux que l'on goûte

ici bas,/ Apprenez les transports dont mon âme est ravie !/ Une douce langueur m’ôte le

sentiment,/ Je meurs entre les bras de mon fidèle Amant,/ Et c'est dans cette mort que je

trouve la vie. »96

Outre la plénitude vitale qui l'accompagne, une autre de ses caractéristiques

rapproche le plaisir sensuel du Bien : c'est le fait qu'il a à voir avec une activité

excellemment réalisée par l'animal (le dieu-Bien étant lui-même un acte pur

95 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 2, 1172b22-23, p.514.

96 Marie-Catherine Desjardins, vers 9 à 14 de « Jouissance », dans Recueil de pièces galantes, tome premier, textes en

prose et en vers réunis par Madame la Comtesse de la Suze et Monsieur Pelisson, édité par la boutique de Gabriel

Quinet, Paris, 1684, p.9.

38

parfaitement effectué à chaque instant et consistant en une éternelle auto-

contemplation). En effet, Aristote conçoit le plaisir (hèdonè) comme ce qui « achève

l'acte (teleioi tèn energeian) (...) comme une sorte de fin survenue par surcroît

(epiginomenon ti telos), de même qu'aux hommes dans la fleur de l'âge (hoion tois

akmaiois) vient s'ajouter la fleur de la jeunesse (hè hôra) »97. Lorsqu'une faculté

psychique est actualisée grâce à l'action du ou des organes correspondants, ce n'est

pas en vue du plaisir mais en vue de l'acte lui-même. Par exemple, lorsque l'ouïe

s'exerce par le truchement de l'oreille, ce n'est pas en vue du plaisir mais en vue

d'entendre quelque chose. C'est pourquoi le plaisir est qualifié de « fin survenue par

surcroît » : il ne constitue pas la véritable fin de l'acte (qui est l'acte lui-même) et

pourtant il advient au terme de son effectuation parfaite, comme la satisfaction d'un

travail bien fait. Or, le passage à l'acte d'une faculté psychique se révèle parfait

lorsque cette faculté se trouve dans un état excellent (ce qui implique un état

excellent de l'organe par lequel cette faculté s'exerce, par exemple une oreille

particulièrement performante et qui n'a pas été abîmée au cours de la vie de l'animal)

et s'exerce à partir d'un objet excellent (par exemple un bel objet sonore comme le

chant mélodieux d'un oiseau ou la musique d'un compositeur talentueux)98 dans des

conditions excellentes (par exemple que l'audition de l'objet ne soit pas parasitée par

les hurlements d'un enfant ou encore par le bruit du tonnerre)99. Ainsi « l'acte

répondant à ces conditions ne saurait être que le plus parfait comme aussi le plus

agréable (autèn d'an teleiotatè eiè kai hèdistè) »100, sa bonne effectuation suffisant

pleinement à garantir son excellence mais le plaisir s'y ajoutant à chaque fois de

surcroît, comme le surplus d'une perfection débordant toujours d'elle-même.

Bien vivre, pour les animaux non-humains, c'est ainsi actualiser au mieux ses

97 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1174b31-33, p.532-533.

98 Le lien entre excellence de l'objet à partir duquel s'actualise une faculté psychique, excellence de l'actualisation et

plaisir permet de retrouver la thèse aristotélicienne exposée en I-3-A, en vertu de laquelle les aliments qui plaisent à

l'animal sont aussi ceux qui sont utiles à sa vie. En effet, si l'animal éprouve un plaisir gustatif, c'est que son goût

s'est excellemment exercée, ce qui n'est possible qu'à partir d'un objet sapide excellent, favorisant sa santé et son

développement.

99 Tels sont, en effet, les critères généraux de perfection de l'acte que l'on peut tirer de la description qu'Aristote fait de

l'actualisation parfaite des sens : « pour chaque sens l'acte le meilleur est celui du sens le mieux disposé par rapport

au plus excellent de ses objets (kath'hekastèn dè beltistè estin hè energeia tou arista diakeimenou pros to kratiston

tôn hup'autèn) », Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1174b18-19, p.530.

100 Ibid., 1174b19-20, p.530.

39

facultés vitales, en particulier la sensation, et jouir de cette actualisation. Avec le

toucher, le corps vivant se fait corps sentant, tout entier recouvert d'une chair (sarx)

ou d'un analogue, qui permet au cœur de percevoir les objets tactiles en même temps

qu'il perçoit cette chair puisque « les tangibles (tôn haptôn) sont perçus non par

l'action de l'intermédiaire (ouch hupo tou metaxu) mais en même temps que

l'intermédiaire (all'hama tôi metaxu)101, au point qu'il y a, comme le fait remarquer

Maurice Merleau-Ponty, « des phénomènes tactiles, de prétendues qualités tactiles,

comme le rude et le lisse, qui disparaissent absolument si l'on en soustrait le

mouvement explorateur. Le mouvement et le temps ne sont pas seulement une

condition objective du toucher connaissant, mais une composante phénoménale des

données tactiles. Ils effectuent la mise en forme des phénomènes tactiles, comme la

lumière dessine la configuration d'une surface visible. Le lisse n'est pas une somme

de pressions semblables, mais la manière dont une surface utilise le temps de notre

exploration tactile, ou module le mouvement de notre main »102. Les qualités tactiles

des objets sont perçues en même temps que les qualités de la chair, si bien que, dans

le cas de la perception du rugueux et du lisse décrite par le phénoménologue français,

ce qui est perçu n'est ni quelque chose de l'objet touché ni quelque chose de la chair

mais quelque chose de la rencontre dynamique entre l'un et l'autre. Toute la surface

du corps animal est donc d'emblée ouverte à un plaisir sensuel double : celui de se

sentir touchant et touché de manière excellente.

Quand à la vue, l'ouïe et l'odorat qui, contrairement au toucher et au goût,

s'exercent à distance et supposent d'être doué du « mouvement de progression [ces

sens sont pour les tôi poreutikôi] »103 ou locomotion, s'ils tendent « à son mieux-être

(tou eu) »104, c'est évidemment parce qu'ils permettent à l'animal qui en est pourvu de

mieux assurer « sa propre conservation (sôzesthai) »105, son simple-vivre, qu'un

animal qui ne posséderait que le toucher et le goût et serait incapable de se porter

101 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 11, 423b14-15, p.63.

102 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, deuxième partie, III, p.364.

103 Aristote, De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 12, 434b25, p. 95. Une indication a été ajoutée par nous entre crochets

à même le texte.

104 Ibid., 434b24, p.95.

105 Ibid., 434b26, p.95.

40

vers l'utile et de fuir le nuisible (prédateurs, catastrophes naturelles, etc.)106, mais

également parce que ces sens élargissent la palette des plaisirs sensuels et, ce faisant,

participent à densifier son bien-vivre. En effet, « que pour chaque sens naisse un

plaisir correspondant (kath' hekastèn d'aisthèsin hoti ginetai hèdonè), c'est là une

chose évidente (dèlon), puisque nous disons que des images et des sons peuvent être

agréables (phamen gar horamata kai akousmata einai hèdea) »107, de même que

nous disons que des odeurs, des saveurs et des sensations tactiles peuvent l'être,

chaque type de plaisir sensuel (visuel, sonore, olfactif, gustatif, tactile) ayant sa

saveur propre, nuancée à l'infini par la diversité des objets sensibles et des conditions

dans lesquels ils sont perçus. Un animal pourvu des cinq sens pourra ainsi voir son

existence enrichie de satisfactions aussi diverses que celle produite par la vue d'un

coucher de soleil ou d'une mer déchaînée, par l'audition d'un cri d'amour ou d'un

hurlement à la lune, par l'odeur d'une fleur sauvage ou de la chair d'une proie

fraîchement tuée, par le goût de l'herbe grasse ou du mâle avec qui l'on vient juste de

s'accoupler, par la caresse du vent ou encore par celle de son amant. Comme l'écrit

Aristote : « le plaisir vient parachever les activités (hè d'hèdonè teleioi tas energeias),

et par suite la vie à laquelle on aspire (kai to zèn dè hou oregontai) »108; à chaque

forme de vie sensible, donc, son propre plaisir de vivre.

Mais malgré leur proximité, le plaisir sensuel reste tout à fait distinct du Bien

et ne donne accès qu'à un bien-vivre partiel qui ne touche pas encore au bonheur

(eudaimonia). En effet, c'est inéluctable, « Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon/

Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;/ Chaque instant te dévore un morceau

du délice/ À chaque homme accordé pour toute sa saison »109. Ces vers de Charles

Baudelaire mettent en lumière le caractère évanescent du plaisir : contrairement au

Bien véritable qui comble une fois pour toute, le plaisir ne satisfait qu'un temps. Pour

Aristote, cela est dû à la fatigue qui résulte de l'exercice des facultés psychiques et qui

s'oppose à leur exercice continuel :

« Comment se fait-il alors que personne ne ressente le plaisir d'une façon continue (pôs

106 Voir note 83.

107 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1174b26-28, p.531.

108 Ibid., 1175a15-16, p.533.

109 Charles Baudelaire, vers 5 à 8 de « L'Horloge » dans Les Fleurs du Mal, GF, Flammarion, Paris, 1991, édition mise

à jour en 2006, Spleen et Idéal, p.122.

41

oun oudeis sunechôs hèdetai) ? La cause n'en est-elle pas la fatigue (è kamnei) ? En effet,

toutes les choses humaines (panta ta anthrôpeia) [et animales] sont incapables d'être dans

une continuelle activité (adunatei sunechôs energein), et par suite le plaisir non plus ne

l'est pas (ou ginetai oun oud'hèdonè), puisqu'il est un accompagnement de l'acte (hepetai

gar tèi energeiai). »110

Si la jouissance du dieu est sans pareille et toujours égale, c'est parce que lui n'est

jamais fatigué : sa vie est pur acte et par conséquent plaisir perpétuel. Ce n'est pas le

cas des animaux qui actualisent leurs faculté grâce à un corps dont les capacités sont

limitées et qui a besoin de se reposer régulièrement : de détendre ses muscles

endoloris, de reprendre son souffle ou encore de dormir. Comme l'écrit le Stagirite :

« Chez tous les animaux où quelque organe s'exerce naturellement (hoti hosôn esti ti

ergon kata phusin), quand on dépasse le temps durant lequel il peut remplir quelque

fonction (hotan huperballèi ton chronon hôi dunatai chronôi ti poiein), il est nécessaire

qu'il tombe dans l'impuissance (anagkè adunatein), par exemple les yeux qui voient

cessent de voir (hoion ta ommata horônta kai pauesthai touto poiounta), et il en est de

même pour la main (homoiôs de kai cheipa) et tout autre organe qui remplit quelque

fonction (kai allo pan hou esti ti ergon). »111

De même la lassitude qui, à la longue, finit par gâter un plaisir, est interprétée par le

Stagirite comme une certaine forme de fatigue qui survient à la suite d'un acte

prolongé ou trop souvent répété :

« C'est pour la même raison que certaines choses nous réjouissent quand elles sont

nouvelles (enia de terpei kaina onta), et que plus tard elles ne nous plaisent plus autant

(husteron de ouch homoiôs dia tauto) : au début, en effet (to men gar prôton), la pensée

(hè dianoia) [cela vaut aussi pour la sensation] se trouve dans un état d'excitation et

d'intense activité à l'égard de ces objets (parakeklètai kai diatetamenôs peri auta energei),

comme pour la vue quand on regarde avec attention (hôsper kata tèn opsin hoi

emblepontes) ; mais par la suite l'activité n'est plus ce qu'elle était (metepeita d'ou toiautè

hè energeia), mais elle se relâche (alla parèmelèmenè), ce qui fait que le plaisir aussi

s'émousse (dio kai hè hèdonè amauroutai). »112

110 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1175a3-6, p.532. Une indication a été ajoutée par nous

entre crochets à même le texte.

111 Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, op. cit., « Du sommeil et de la veille », chapitre 1, 454a26-29, p.66.

112 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1175a6-10, p.532.

42

C'est parce que l'on agit plus parfaitement lorsque l'on commence une activité que le

plaisir qui en résulte est plus intense. Par la suite, les organes du corps se fatiguent et

introduisent de l’imperfection dans l'acte, ce qui a pour effet d'affaiblir le plaisir qui

en résulte.

Fatigue et lassitude empêchent ainsi le plaisir sensuel de combler le manque

du vivant une bonne fois pour toute. Contrairement au Bien, son atteinte ne

débouche pas sur un état d'autarcie durable mais sur une impression fugace de

satisfaction, qui laisse rapidement place à l'insatisfaction. Ainsi le bien être apporté

par le plaisir sensuel, même au faîte de son intensité, se révèle finalement

inconsistant : il n'est jamais une plénitude mais toujours une aplestia113 partielle, un

comblement imparfait obtenu en jetant sur le manque un voile évanescent. C'est

pourquoi le plaisir sensuel est aussi dangereux : plus il transforme la satisfaction en

insatisfaction, plus il renforce l'appétit (epithumia). En effet, pour ce dernier, qui

identifie, à tort, le Bien au plaisir sensuel (prenant le bien apparent pour le Bien réel),

un comblement insuffisant ne peut s'expliquer que par un plaisir insuffisant (de

durée, de quantité et/ou d'intensité insuffisante). Aussi, plus la plénitude vitale

véritable à laquelle il aspire lui file entre les doigts et plus il se porte vers un « avoir

plus » de plaisir, une pleonexia, dont Baudelaire, encore, fait le constat en

s'exclamant :

« La jouissance ajoute au désir de la force./ Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,/

Cependant que grossit et durcit ton écorce,/ Tes branches veulent voir le soleil de plus

près ! »114

L'appétit prend la plenoxia pour la solution à son insatisfaction permanente et, ce

faisant, il se trouve de plus en plus insatisfait, repoussant les limites de son

contentement. Plus on lui donne de plaisir sensuel, plus il en manque et en réclame

impérieusement, aussi finit-il par se rendre semblable à des « récipients percés et

fêlés (ta aggeia tetrèmena kai sathra) », que l'on « serait forcé de (…) remplir sans

cesse, jour et nuit (anagkazoito d'aei kai nukta kai hèmeran pimplanai), en

s'infligeant les plus terribles peines (è tas eschatas lupoito lupas) »115. Le bien-vivre

113 Littéralement « non-plénitude ».

114 Charles Baudelaire, vers 69 à 72 du poème « Le voyage », dans Les Fleurs du Mal, op. cit., La Mort, p.184.

115 Platon, Gorgias, texte traduit par Monique Canto-Sperber dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 493e-494a,

p.470.

43

partiel de l'animal non-humain, qui se comprend comme l'exercice plaisant de ses

facultés psychiques, et notamment sensorielles, dans la limite de ses capacités,

apparaît donc ambivalent : parce qu'il risque de se transformer en recherche débridée

du plaisir sensuel, il risque aussi de déboucher sur un profond mal vivre, sur une

existence servile où toutes les facultés de l'animal œuvreraient « jour et nuit » pour

satisfaire, en vain, un appétit devenu tyrannique.

44

II – Participation au bien-vivre des formes de vie humaines

Introduction

Puisque le vivant est pensé par Aristote à partir de la concaténation en série

des facultés psychiques, rendre compte des formes de vie les plus simples est

indispensable pour pouvoir rendre compte des plus complexes. Ainsi avons-nous pu

saisir les spécificités de la vie de l'animal non-humain à partir des spécificités de celle

de la plante et, de la même façon, il nous faudra nous appuyer sur la compréhension

de ces deux types biologiques pour comprendre ce qui fait la spécificité de la vie de

l'être humain et de sa participation au bien-vivre. En nous penchant sur les modalités

de l'existence divine, nous avons également dégagé un modèle de la vie parfaitement

autarcique et heureuse, qui nous a ponctuellement servi d'agent de contraste,

manifestant le décalage entre plénitude vitale relative de la plante ou de l'animal et

bien-vivre absolu du dieu. Dans la sphère de l'humain, ce modèle divin de la vie

bonne nous sera d'autant plus utile que l'anthrôpos est apparenté au dieu autant qu'à

l'animal. En effet, comme l'écrivait déjà Platon, si l'être humain a la possibilité de « se

rendre semblable à un dieu selon ce qu'on peut (homoiosis theôi kata to

dunaton) »116, il lui est également possible de vivre une vie « bestiale et sauvage (to de

thèriôdes te kai agrion) »117. Le propre de l'être humain, c'est de se tenir dans un

entre deux, d'osciller entre sa part animale et sa part divine, comme « une corde

tendue entre la bête et le surhumain », pour reprendre l'expression de Nietzsche118. La

116 Platon, Théétète, texte traduit par Michel Narcy dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 176b, p.1933.

117 Platon, République, livre IX, texte traduit par Léon Robin dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 571c, p.1739.

118 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, texte traduit par Georges-Arthur Goldschmidt, les classiques de

poche, Librairie Générale Française, Paris, 1983, Prologue de Zarathoustra, §4, p.23. Par le détournement de cette

expression, nous faisons du « surhumain (übermensch) » un équivalent de « divin (theios) », ce qui fait sens dans le

cadre des philosophies platonicienne et aristotélicienne qui identifient toutes les deux ce qui au delà de l'humain

avec ce qui est exclusivement divin. Il convient toutefois de préciser que cette équivalence n'est pas du tout

nietzschéenne. Chez Nietzsche, l'être humain ne se dépasse pas en s'assimilant parfaitement à un dieu aux

caractéristiques stables, figées, mortes dirait-il. En effet, le philosophe allemand considère dieu et tout ce par quoi on

distingue un monde réel d'un monde des apparences, un monde intelligible d'un monde sensible, l'être du devenir,

comme autant de fictions symptomatiques de formes de vies malades : « parler d'un « autre » monde que celui-ci n'a

aucun sens, en admettant que nous n'ayons pas en nous un instinct dominant de calomnie, de rapetissement, de mise

en suspicion de la vie : dans ce dernier cas, nous nous vengerons de la vie avec la fantasmagorie d'une vie « autre »,

d'une vie « meilleure » », Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles, texte traduit par Henri Albert, GF,

45

nature n'a pas déjà choisi pour lui, bien au contraire : il est par nature à la croisée des

chemins et c'est pourquoi vivre est pour lui une interrogation. Comment faut-il vivre

pour bien vivre ? Aucun autre vivant n'a à se poser cette question, il est le seul pour

qui la finalité de l'existence ne va pas d'emblée de soi, le seul pour qui il y a là matière

à débattre. Aussi l'être humain doit-il se prendre pour objet d'étude en vue de se

connaître lui-même, suivant le précepte gravé sur le fronton du temple d'Apollon à

Delphes119, comprendre ce qu'il est pour comprendre ce qu'il lui faut faire pour être

bien.

Flammarion, Paris, 1985, la raison dans la philosophie, §6, p.94. L'espèce humaine se surmonte elle-même en

s'acheminant vers un nouveau mode de vie pleinement affirmatif, « surhumain » car affranchi de l'évaluation morale

par laquelle l'être humain se rapporte au monde et à lui-même en valorisant certaines choses et en en dévalorisant

d'autres : « l'homme s'est désigné comme l'être qui estime des valeurs, qui apprécie et évalue, comme « l'animal

estimateur par excellence » », Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, texte traduit par Henri Albert et révisé

par Jean Lacoste, dans Friedrich Nietzsche, Œuvres, tome 2, dirigé par Jean Lacoste et Jacques le Rider, collection

Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1993, Deuxième dissertation, §8, p.814). Les contours de ce mode de vie restent

très largement à définir et à redéfinir, puisqu'il constitue seulement l'horizon possible d'une évolution qui n'est

prédéterminée par aucune fin et dont le seul terme est l'extinction de l'espèce.

119 « Connais-toi toi-même (Gnôthi sauton) ». Selon Platon, ceux qui sont capables de formuler ce que l'on appellerait

aujourd'hui des aphorismes (« un mot bien frappé (rhèma axion), bref (brachu) et ramassé (kai sunestrammenon),

décoché comme un trait redoutable (hôsper deinos akontistès) », Protagoras, texte traduit par Frédérique Ildefonse

dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 342e, p.1464), forme d'expression dont il attribue l'origine aux

Lacédémoniens (l'adjectif grec lakôn, « de lacédémone » a d'ailleurs donné l'adjectif français « laconique » qui

désigne ce qui s'exprime ou est exprimé de manière concise), sont des amoureux du savoir car ils « savent (eidotes)

qu'il faut avoir reçu une parfaite éducation (teleôs pepaideoumenou), pour être capables de prononcer de telles

formules (hoion rhèmata phtheggesthai) », ibid., 342e-343a, p.1464. Platon compte au nombre de ceux qui ont

laissé des aphorismes plein de sagesses « Thalès de Milet (Thalès ho Milèsios), Pittacos de Mytilène (Pittakos ho

Mutilènaios), Bias de Priène (Bias ho Prièneus), notre Solon (Solôn ho hèmeteros), Cléobule de Lindos (Kleoboulos

ho Lindios), Myson de Khènè (Musôn ho Chèneus), et on leur ajoute un septième, le Lacédémonien Chilon

(Lakedaimonios Chilôn). Tous étaient des partisans fervents, des amoureux et des disciples de l'éducation

lacédémonienne (houtoi pantes zèlôtai kai erastai kai mathètai èsan tès Lakedaimoniôn paideias) ; et l'on se rend

bien compte que leur savoir est de cet ordre (kai katamathoi an tis autôn tèn sophian toiautèn ousan), si l'on se

rappelle les formules brèves (rhèmata brachea), mémorables (axiomnèmoneuta), prononcées par chacun d'eux

(hekastôi eirèmena) lorsqu'ils se réunirent ensemble (houtoi kai koinè sunelthontes) pour offrir à Apollon dans son

temple de Delphes les prémices de leur savoir (aparchèn tès sophias tôi Apollôni eis ton neôn ton en Dephois), et

qu'ils écrivirent ces mots que tous reprennent (grapsantes tauta ha dè pantes humnousin) : « Connais-toi toi-même

(Gnôthi sauton) » et « Rien de trop (Mèden agan) » », ibid., 343a-343b, p.1464-1465. La description que Pausanias

le Périégète livre, au IIe siècle après J.C., du temple d'Apollon à Delphes, mentionne également la présence de ces

aphorismes : « dans le parvis du temple de Delphes (en de tôi pronaôi toi en Delphois) on voit de belles sentences,

qui sont d'une grande utilité pour la conduite de la vie (gegrammena estin ôphelèmata anthrôpois es bion). Elles y

46

Or à la question « qu'est-ce que l'être humain ? » Platon et Aristote répondent

tous deux qu'il s'identifie plutôt à ce qu'il y a en lui de divin, c'est-à-dire à son intellect

(nous), aussi sa vie doit-elle s'organiser en vue de l'exercice de celui-ci :

« soCRATE - Peut-on dire qu'il y a en l'âme quelque chose de plus divin que ce qui a trait à

la pensée et à la réflexion (echomen oun eipein hoti esti tès psuchès theioteron è touto peri

ho to eidenai te kai phronein estin) ?

ALCIBIADE - Nous ne le pouvons pas (ouk echomen).

soCRATE - C'est donc au divin que ressemble ce lieu de l'âme (tôi theôi ara tout'eoiken

autès), et quand on porte le regard sur lui et que l'on connaît l'ensemble du divin (kai tis

eis touto blepôn kai pan to theion gnous), le dieu et la réflexion (theon te kai phronèsin),

on serait alors au plus près de se connaître soi-même (houtô kai heauton an gnoiè

malista).»120

◊◊◊

« Le simple fait de vivre est (to men gar zèn), de toute évidence, une chose que l'homme

partage en commun même avec les végétaux (koinon einai kai tois phutois) ; or ce que

nous recherchons, c'est ce qui est propre à l'homme (zèteitai de to idion). Nous devons

donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance (aphoristeon ara tèn te

threptikèn kai tèn auxètikèn zôèn). Viendrait ensuite la vie sensitive (hepomenè de

aisthètikè tis an eiè), mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et

tous les animaux (koinè kai hippôi kai boï kai panti zôiôi). Reste donc une certaine vie

pratique de la partie rationnelle de l'âme (leipetai dè praktikè tis tou logon echontos). »121

Et puisque la vie de l'être humain n'est pas d'emblée une vie organisée en vue de

l'exercice de son intellect, cette identification n'est pas un fait mais un devoir être : on

sont écrites de la main de ce que l'on appelle communément les sept sages de la Grèce ( egraphè de hupo andrôn

hous genesthai sophous legousin Hellènes). [...] Ces grands personnages étant venus à Delphes (houtoi oun hoi

andres aphikomenoi es Delphous), y consacrèrent à Apollon les préceptes dont je parle, et qui depuis ont été dans la

bouche de tout le monde (anethesan tôi Apollôni ta aidomena) ; comme par exemple, ceux-ci : connois-toi toi-même

(Gnôthi sauton) ; rien de trop (Mèden agan), et les autres », Pausanias, Voyage historique, pittoresque et

philosophique de la Grèce, tome quatrième, texte traduit par l'abbé Gedoyn, Debarle, Paris, 1797, livre X, chapitre

XXIV, p.248-249. Le plus souvent, l'ouvrage de Pausanias est intitulé plus sobrement : Description de la Grèce.

120 Platon, Alcibiade, texte traduit par Jean-François Pradeau et Chantal Marbœuf, dans Platon, Œuvres complètes, op.

cit., 133c, p.39.

121 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre I, chapitre 6, 1097b33-1098a4, p.61.

47

ne naît pas être humain : on le devient122, ou plutôt, on a à le devenir. Conformément

à la fameuse formule de Pindare : « deviens qui tu es, l'ayant appris (genoi' hoios essi

mathôn) »123, adressée à Hiéron par le poète dans les Pythiques, l'être humain en

puissance a à devenir être humain en acte en se portant vers le type de vie qu'il a

préalablement défini comme étant celui de l'anthrôpos pleinement accompli : la vie

organisée en vue de l'exercice de l'intellect, par lequel le regard se porte au delà de ce

qui est changeant et périssable, au delà de la mortalité, vers ce qui est à la fois

suprêmement intelligible et suprêmement désirable : le Bien (to agathon).

122 Pastiche de la fameuse formule de Simone De Beauvoir « On ne naît pas femme : on le devient », Le deuxième

sexe, tome II, nrf, Gallimard, Paris, 1949, chapitre premier, p.15. De Beauvoir réfute l'existence d'une essence

féminine intemporelle et universelle et signifie, par cette proposition qu' « aucun destin biologique, psychique,

économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation

qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin » (ibid.), ce produit qu'une

partie de l'humanité « devient » à la suite de processus de socialisation. Aristote considère, quant à lui, qu'il y a une

essence de l'être humain, qui est la même en tout temps et en tout lieu et que chacun a à réaliser au mieux en lui-

même au cours de sa vie. L'humanité n'est pas innée, c'est une conquête, mais la conquête d'un horizon prédéfini et

immuable.

123 Pindare, Pythiques, II, vers 72.

48

1 – Politicité et communication

D'une certaine manière, cette partie peut être considérée comme le

prolongement de notre partie I-3 portant sur la vie des animaux non-humains tout

autant que le point de départ de notre compréhension du vivre et du bien-vivre

humain. En effet, nous y mettrons en évidence le caractère fondamentalement

politique de l'existence humaine et montrerons ce qui différencie cette existence de

celle d'autres espèces animales qui semblent manifester, eux aussi, une certaine

politicité. Ainsi, comprendre ce qui caractérise la vie humaine nous permettra en

même temps d'enrichir notre compréhension de la vie animale et de compléter nos

développements précédents.

A – Politicité humaine et logos

Comme nous l'expliquions dans notre introduction, l'être humain est « par

nature [un animal politique] (anthrôpos phusei politikon zôion) »124, c'est-à-dire, au

sens littéral du terme politikon : destiné à vivre dans une cité (polis) qui, « se formant

pour permettre de vivre (ginomenè men oun tou zèn heneken), (…) existe pour

permettre de vivre bien (ousa de tou eu zèn) »125. S'organiser en cité est à la fois une

nécessité pour chacun et un projet commun issu d'une délibération en vue de faire

advenir le meilleur : « le [projet] (prohairesis) de la vie en commun (tou suzèn) »126,

124 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §9, 1253a2-3, p.14. Une modification de la traduction

est indiquée entre crochets.

125 Ibid., §8, 1252b29-30, p.14.

126 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre III, chapitre IX, §13, 1280b38-39, p.73. Une modification de la

traduction est indiquée entre crochets. Traducteurs et commentateurs divergent quant au choix du terme français qui

permettrait de rendre au mieux le terme prohairesis, que nous avons traduit ici par « projet » afin de remplacer le

« choix délibéré » d'Aubonet. Majoritairement, les correspondants utilisés relèvent du vocabulaire du choix ou de la

décision. Jules Tricot, dans sa traduction de l’Éthique à Nicomaque en fait ainsi un « choix délibéré, préférentiel »

ou simplement « choix » (Éthique à Nicomaque, op. cit., livre III, chapitre 4, note 1 p.137), à l'instar de Jean

Voilquin qui parle de « choix réfléchi », « choix » ou encore « choix délibéré » (Aristote, Éthique de Nicomaque,

classiques Garnier, texte traduit par Jean Voilquin, Paris, Librairie Garnier frêres, 1940, livre troisième, chapitre II,

p.95), d'Olivier Bloch et d'Antoine Leandri (« choix réfléchi », dans Aristote, Éthique à Eudème, texte traduit par

Olivier Bloch et Antoine Léandri, Encre marine, Les Belles Lettres, Paris, 2011, Livre II, chapitre X, p.78) , et de

commentateurs comme Jean Frêre (« choix décisif », « choix préférentiel », dans « Le volontaire chez Aristote »,

p.261-274 d'Intellectica, no 36-37 (2003), Association pour la Recherche sur les Sciences de la Cognition (ARCo),

p. 268-269) ou encore Laetitia Monteils-Laeng (« décision », dans « Aristote et l’invention du désir », p.441-457,

Archives de Philosophie, no 76 (2013), Centre Sèvres, p.442.). Toutes ces traductions sont, selon nous impropres, car

49

fruit d'un examen rationnel censé déterminer la meilleure façon de rendre la vie dans

la cité « heureuse et bonne (eudaimonôs kai kalôs) »127 et de tisser un lien social fort

entre les citoyens : un lien d'« amitié (philia) »128. Avoir en commun un projet

(prohairesis) issu d'une délibération (bouleusis), suppose ainsi l'exercice en commun

de l'intellect (nous)129 sous sa forme discursive : comme dianoia, qui formule et

structure la pensée au sein d'un langage et la communique à autrui par des

déclarations ou des discours signifiants130 (logos131). Et pour que le projet de vivre

la prohairesis est le produit d'une délibération (bouleusis) sur les moyens qui n'implique pas systématiquement un

choix car il peut en effet arriver qu'il n'y ait qu'une seule chaîne de moyens possible pour relier la fin à l'agent. En

outre elles tendent à masquer le caractère désirant de la prohairesis avec le désir et risquent d'entraîner des

mécompréhensions, voire même des contre-sens. Pour un examen plus approfondi du concept aristotélicien de

prohairesis, voir notre partie II – 3 – B concernant les vertus pratiques.

127 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre III, chapitre IX, §13, 1281a2, p.73

128 Ibid., 1280b39, p.73.

129 On l'aura compris, l'homme est le seul animal à posséder la faculté intellectuelle (nous). De la même manière que la

vie sensitive de l'animal constituait un franchissement de pallier par rapport à la vie nutritive de la plante, la vie

intellectuelle de l'être humain constitue un franchissement de pallier par rapport à la vie sensitive de l'animal.

130 « Ce qui est du domaine du son vocal (ta en tèi phônèi) suit ce qui est dans le mouvement de [la pensée discursive]

(akolouthei tois en tèi dianoiai) », Aristote, Sur l'interprétation, texte traduit par Catherine Dalimier dans

Catégories – Sur l'interprétation (Organon I-II), GF, Flammarion, Paris, 2007, chapitre 14, 23a32-33, p.325. Une

modification de la traduction est indiquée entre crochets. Ce passage nous montre que le logos est la manifestation

publique des actes de pensée privés de la dianoia. Ainsi, « les affirmations et négations du domaine vocal (hai en tèi

phônèi kataphaseis kai apophaseis) sont symboles (sumbola) de celles qui sont dans l'âme (tôn en tèi psuchèi) »,

ibid., 24b1-2, p.331.

131 Le logos est décrit par Aristote comme « du son vocal signifiant (phônè sèmantikè) dont une certaine partie, prise

séparément, est signifiante en tant que parole (hès tôn merôn ti sèmantikon esti kechôrismenon hôs pasis) sans pour

autant être une affirmation (all'ouch hôs kataphasis) », ibid., chapitre 4, 16b26-28, p.269. Il y a véritablement

expression d'un logos lorsque qu'il y a au moins énonciation d'une proposition, formée de noms et de rhèmes liés les

uns aux autres (le rhème « ajoute une signification temporelle (prossèmainei chronon) », ibid., chapitre 3, 16b8,

p.265, c'est un nom auquel s'ajoute une indication de temps, autrement dit : un verbe. « Manger », par exemple, est

bien le nom d'une action et lorsqu'on le conjugue, il indique à quel moment a lieu l'action nommée). Le nom et le

rhème sont des parties de la proposition et sont par eux-mêmes signifiants mais uniquement de manière indicative

(ils permettent de nommer) et en aucun cas déclarative (ils ne permettent ni d'affirmer, ni de nier). La plupart du

temps, la proposition affirme ou nie quelque chose d'un sujet et se trouve être vraie ou fausse : elle se confond alors

avec la déclaration simple (haplè apophansis) qui est « du son signifiant (phônè sèmantikè) concernant la question

de savoir si quelque chose est attribuée ou non (peri tou ei huparchei ti è mè huparchei), selon une distinction

temporelle (hôs hoi chronoi dièirèntai) », ibid., chapitre 5, 17a23-24, p.273. Pourtant, dans certains cas comme celui

50

ensemble soit bien orienté, il faut que l'intellect de ceux qui délibèrent en commun

soit tourné vers le Bien, car comme l'écrit Aristote (le passage est un peu long mais

extrêmement riche) :

« Si donc il y a, de nos activités (tôn praktôn), quelque fin (ti telos) que nous souhaitons

par elle-même (di'hauto boulometha), et les autres seulement à cause d'elle (talla de dia

touto), et si nous ne [nous saisissons] pas (mè hairoumetha) indéfiniment [d']une chose en

vue d'une autre (panta di'heteron) (car on procéderait ainsi à l'infini (proeisi gar houtô

g'eis apeiron), de sorte que le désir serait futile et vain (hôst'einai kenèn kai mataian tèn

orexin), il est clair que cette fin là ne saurait-être que le bien, le Souverain Bien (tagathon

kai to ariston). N'est-il pas vrai dès lors que, pour la conduite de la vie (pros ton bion), la

connaissance de ce bien est d'un grand poids (hè gnôsis autou magalèn echei rhopèn), et

que, semblables à des archers (toxotai) qui ont une cible sous les yeux (skopon echontes),

nous pourrons plus aisément atteindre le but qui convient (mallon an tugchanoimen tou

deontos) ? S'il en est ainsi, nous devons essayer d'embrasser, tout au moins dans ses

grandes lignes (peirateon tupôi perilabein), la nature du Souverain Bien (auto ti), et de

dire de quelle science particulière (tinos tôn epistèmôn) ou de quelle potentialité (è

dunameôn)132 il relève. On sera d'avis qu'il dépend de la science suprême et

architectonique133 par excellence (tès kuriôtatès kai malista architektonikès). Or une telle

de la prière (hè euchè), la proposition n'affirme ni ne nie (Dans l'Ajax de Sophocle, quand le chœur supplie : « Ô

Ciel, ô Soleil,/ Détournez loin de nous cette rumeur horrible !/ », Le Théâtre de Sophocle, textes traduits par Jacques

Lacarrière, Oxus, Paris, 2008, p.105, il ne se prononce pas directement sur l'état du monde, bien qu'il affirme

indirectement qu'il y a une rumeur, que celle-ci est horrible et qu'il convient de l'endiguer) aussi n'est-elle « ni vraie

ni fausse (out'alèthès oute pseudès) », Aristote, Sur l'interprétation, texte traduit par Catherine Dalimier dans op.

cit., chapitre 4, 17a4, p.269. Par suite, le logos s'étoffe un peu en formant des déclarations complexes à partir de

déclarations simples qui ont un facteur commun, ce qui lui permet « d'affirmer ou de nier (kataphanai è apophanai)

une seule chose de plusieurs (hen kata pollôn) ou plusieurs d'une seule (è polla kath'henos) » ibid., chapitre 11,

20b12-13, p.303, comme « le corbeau et le chat sont noirs » ou « Socrate est blanc et sage ». Enfin, il se mue en

discours en articulant temporellement les déclarations (ce qui produit des récits) ou logiquement ce qui forme des

raisonnements ou syllogismes.

132 En Métaphysique, livre Θ, chapitre 2, 1046b2-4, Aristote qualifie de puissances (dunameis) les sciences techniques

(technai) du fait qu'elles sont des principes de changement (archai metablètikai), c'est-à-dire d'actualisation. En

effet, ces technai sont présentes dans l'âme des artisans sous la forme de dispositions acquises (hexis), résultant de

l'apprentissage d'un savoir-faire. Ces dispositions sont des puissances d'agir, des capacités que les individus ne

possédaient pas à la naissance mais qu'ils ont acquises au terme d'un processus d'habituation (répétition de gestes, de

procédures) et qu'ils sont désormais en mesure de mobiliser pour réaliser une tâche productive.

133 La science politique est « architectonique » car toutes les sciences pratiques (praktikai epistèmai, qui cherchent a

51

science est manifestement la Politique (hè politikè), car c'est elle qui dispose quelles sont

parmi les sciences celles qui sont nécessaires dans les cités (tinas chreôn tôn epistèmôn en

tais polesi), et quelle sorte de sciences chaque classe de citoyens doit apprendre (poiais

hekastous manthanein), et jusqu'à quel point l'étude en sera poussée (kai mechri tinos) ; et

nous voyons encore que même les potentialités les plus appréciées (tas entimotatas tôn

dunameôn) sont subordonnées à la Politique (hupo tautèn ousas) : par exemple la stratégie

(stratègikèn), l'économique (oikonomikèn), la rhétorique (rhètorikèn). Et puisque la

Politique se sert (chrômenès) des autres sciences pratiques (tai loipais [praktikais] tôn

epistèmôn), et qu'en outre elle légifère (nomothetousès) sur ce qu'il faut faire (ti dei

prattein) et sur ce dont il faut s'abstenir (tinôn apechesthai), la fin de cette science (to

tautès telos) englobera aussi les fins des autres sciences (periechoi an ta tôn allôn) ; d'où il

résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain (tanthrôpinon

agathon)134. »135

Les citoyens qui exercent le pouvoir politique ont à prendre le Bien de la cité pour fin

ultime et à considérer les sciences pratiques (comme l'éthique) et poiètiques (comme

l'économique), mais aussi les ressources matérielles, le territoire, les lois, etc., comme

autant de moyens à leur disposition. Et c'est en délibérant sur l'usage qu'il convient

de faire de ces moyens, en vue d'atteindre le plus sûrement et le plus efficacement le

Bien, que prend forme un projet de vie en commun tourné vers une existence

heureuse. À la manière de l'archer qui a le centre de la cible en ligne de mire et adapte

l'usage de son arc en fonction de la distance et du vent, l'homme politique doit

prendre en compte l'état actuel de la cité qui est la sienne et mesurer la distance qui

sépare cet état de l'état de perfection qu'il cherche à faire advenir, afin de faire un

usage adapté des ressources matérielles, techniques, militaires et intellectuelles

disponibles. Savoir bien user des moyens à disposition, être capable de mettre au

service du bien-vivre toutes les ressources de la cité et de structurer un projet

commun de vie heureuse, voilà ce que signifie posséder la science politique.

Or, comme nous le disions, l'élaboration d'un projet de vie commun suppose

l'exercice de la pensée discursive (dianoia) qui exprime et organise ses objets de

comprendre le processus de l'agir en vue de bien agir) et poiètiques (poiètikai epistèmai, qui s’intéressent aux

productions techniques) lui sont subordonnées.

134 C'est-à-dire la possession et l'exercice de la vertu (aretè) par les citoyens.

135 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre I, chapitre 1, 1094a18-1094b7, p.36-38. Une modification de la

traduction a été indiquée entre crochets.

52

pensée grâce à une parole siginifiante (logos) qui permet également de les

communiquer. Sans cette communication, la vie commune au sein de la polis serait

impossible : délibérer et s'organiser ensemble nécessite de pouvoir exprimer le

partage d'un objectif commun, de discuter de sa réalisation, de signifier son accord ou

son désaccord. Comme l'écrit Aristote :

« La parole (ho logos), elle, est faite pour exprimer l'utile et le nuisible (epi tôi dèloun esti

to sumpheron kai to blaberon) et par suite aussi le juste et l'injuste (hôste kai to dikaion

kai to adikon). Tel est, en effet, le caractère distinctif de l'homme (tois anthrôpois idion)

en face de tous les autres animaux (pros ta alla zôia) : seul il perçoit le bien et le mal (to

monon agathou kai kakou), le juste et l'injuste (kai dikaiou kai adikou), et les autres

valeurs (kai tôn allôn aisthèsin echein) ; or c'est la possession commune de ces valeurs qui

fait la famille et la cité (hè de toutôn koinônia poiei oikian kai poli) »136.

L'être humain est capable de « percevoir (aisthèsin echein) »137 ce qui est bénéfique à

136 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §11-12, 1253a14-18, p.15.

137 C'est bien le terme aisthèsis qui est utilisé ici, pourtant, si l'on suit la description que fait Aristote de la sensation

(notamment dans De l'âme), le bien et le mal, le juste et l'injuste ne semblent pas faire partie des sensibles que cette

faculté est capable d'appréhender (ce qui revient à dire qu'ils ne sont pas sensibles). D'après sa typologie des

sensibles on trouve : les sensibles propres (idia), les sensibles communs (koina) (qui appartiennent tous les deux au

genre des sensibles par soi : kath'auta) et les sensibles par accident (kata sumbebèkos). Le Stagirite appelle

« « sensible propre » (idion) celui qui ne peut être perçu (mè endechetai aisthanesthai) par un autre sens (heterai

aisthèsei) et qui ne laisse aucune possibilité d'erreur (mè endechetai apatèthènai) : tels pour la vue (opsis) la couleur

(chrômatos), pour l'ouïe (akoè) le son (psophou), pour le goût (geusis) la saveur (chumou) », De l'âme, livre II,

chapitre 6, 418a11-13, p.46. Les sensibles propres correspondent aux qualités sensibles les plus simples (couleurs,

sons, odeurs, saveurs, sensations tactiles, etc...), celles d'un même type étant exclusivement sensibles par et pour un

seul des cinq sens. En effet, seule la vue est capable de sentir les couleurs, l'ouïe les sons, l'olfaction les odeurs, le

goût les saveurs, le toucher le chaud, le froid, le sec et l'humide. Quant aux sensibles communs, ce sont « le

mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre (arithmos), la figure (schèma), la grandeur (megethos) » (ibid.,

418a17-18, p.47), c'est-à-dire les sensibles qui « ne sont propres (idia) à aucun sens (oudemias) mais communs

(koina) à tous (pasais). » (ibid., 418a18-19, p.46), du fait que chaque sens est capable d'appréhender à la fois le

mouvement, le repos, le nombre, la figure et la grandeur en plus de ses sensibles propres. Enfin, « « On parlera de

sensible (aisthèton) « par accident » (kata sumbebèkos) si, par exemple, ce « blanc » (to leukon) est le fils de Diarès

(Diarous huios) : c'est en effet par accident (kata sumbebèkos) que celui-ci est perçu (aisthanetai), car il est

accidentel (sumbebèke) au « blanc » (tôi leukôi) d'être uni à tel objet senti (touto hou aisthanetai) » (ibid., 418a20-

23, p.46). Le fils de Diarès est ici perçu, du fait que la couleur blanche que l'on voit est interprétée par la faculté

sensorielle comme un signe de sa présence : comme couleur de sa peau. Or, comme le souligne Aristote, il est

accidentel au blanc d'être la couleur de la peau du fils de Diarès, il peut tout aussi bien être la couleur d'un mur, d'un

ours polaire, d'un livre, d'une tasse, etc... La vision de la couleur blanche n'implique donc pas nécessairement celle

53

l'ensemble de l'espèce humaine : « le bien et le mal (agathou kai kakou) » et à

l'ensemble de la cité « le juste et l'injuste (dikaiou kai adikou) », autant de valeurs

inter-subjectives autour desquelles il est possible de s'accorder en se les

communiquant, afin de s'assembler et de s'organiser au sein d'une « famille

(oikian) » d'abord et d'une « cité (poli) » ensuite, en vue de la réalisation d'un projet

de vie commun. Or, faire advenir « une œuvre une et commune à tous (hen kai

koinon ginetai pantôn to ergon) »138, voilà précisément ce qui définit la politicité

pour Aristote. On voit donc à quel point la capacité de signifier quelque chose par la

parole (logos) est nécessaire pour pouvoir vivre ensemble. Percevoir des valeurs

partageables comme le bien et le mal, ou encore le juste et l'injuste, ne servirait à rien

si l'on ne pouvait pas les partager effectivement : c'est uniquement par leur

communication que s'ouvre un espace commun au sein duquel il devient possible

d’œuvrer ensemble à faire advenir la vie bonne.

L'existence pleinement politique, parce qu'elle s'identifie à la vie au sein d'une

cité organisée en vue du Bien commun et suppose l'usage de la parole (logos) ainsi

que l'exercice de l'intellect (nous) sous sa forme discursive (dianoia) est l'apanage de

l'être humain. C'est dans ce cadre qu'il a à assurer son simple-vivre tout autant qu'à

conquérir son bien-vivre.

B – Politicité des autres animaux

Pour autant, cela ne signifie pas qu'une certaine politicité soit absente des

modes de vie des autres animaux. En effet, « l'abeille (melitta), la guêpe (sphèx), la

de Diarès. De plus, la présence du fils de Diarès pourrait tout aussi bien nous être signifiée par un son ou encore par

une odeur, respectivement interprétés comme son de sa voix et comme son odeur, plutôt que par une couleur. Les

sensibles par accident correspondent donc aux substances sensibles, qui sont perçues à travers leurs qualités

sensibles par soi (couleurs, sons, odeurs, saveurs, sensations tactiles). Au sein de cette typologie apparemment

achevée, on ne voit pas très bien où l'on pourrait ranger le bien et le mal, le juste et l'injuste. Aussi semble t-il

raisonnable de considérer que le terme aisthésis appliqué à ces valeurs ne renvoie pas à une perception sensible mais

plutôt intellectuelle, interprétation à laquelle nous invite d'ailleurs Aristote lorsqu'il écrit que « d'ordinaire on

considère la pensée (to noein) et l'intelligence (to phronein) comme une sorte de sensation (aisthanesthai ti) (dans

les deux cas, en effet, l'âme (hè psuchè) juge (krinei) et connaît (gnôrizein) une réalité quelconque) », ibid., livre III,

chapitre 3, 427a19-21, p.74. Cela expliquerait, du même coup, pourquoi cette « perception » est propre à l'être

humain.

138 Aristote, Histoire des animaux, livre 1, 488a7-8 dans Anne Merker, Aristote, Une philosophie pour la vie, op. cit.,

p.163.

54

fourmi (murmèx) et la grue (geranos) »139 travaillent aussi, à leur manière, à faire

advenir « une œuvre une et commune à tous » et sont considérées par Aristote, à ce

titre, comme étant elles aussi des animaux « politiques (politika) »140, bien que l'être

humain soit « un [animal politique] (politikon zôion) plus que tous autres (mallon),

abeilles (pasès melittès) ou animaux grégaires (kai pantos agelaiou zôiou) »141. Ce

dernier passage semble même nous inviter à voir dans toute forme de grégarité

(même non-politique)142, c'est-à-dire dans le fait de vivre regroupé ponctuellement ou

en permanence143 principalement dans le but de se nourrir et/ou de se reproduire

139 Ibid., 488a9-10 dans ibid.

140 Ibid., 488a7 dans ibid.

141 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §11-12, 1253a7-8, p.15. Une modification apportée à la

traduction est indiquée entre crochets.

142 Aristote distingue entre une grégarité sporadique et une grégarité politique : « les uns sont politiques (ta men

politika), les autres [sporadiques] (ta de sporadika) », Aristote, Histoire des animaux, livre 1, 488a2-3 dans Anne

Merker, Aristote, Une philosophie pour la vie, op. cit., p.163. Une modification de la traduction est indiquée entre

crochets. Nous allons développer cette distinction dans les lignes qui suivent.

143 Beaucoup d'animaux domestiques sont grégaires comme le mouton (probaton), la chèvre (aix), la vache (bous) ou

le cheval (hippos), qui vivent en troupeaux (agelai) au sein desquelles ils paissent ensemble, se réchauffent

mutuellement, s'accouplent et prennent soin des petits (voir notamment Histoire des animaux, livre IX, chapitre III

et IV 610b20-611a14 et livre VI, chapitre XVIII, 572b7-23). En outre, « parmi les poissons (tôn d'ichthuôn), les uns

se rassemblent en troupes (hoi men sunagelazontai met'allèlôn) et sont amis (kai philoi eisin), les autres ne se

groupent pas et sont ennemis (hoi de mè sunagelazomenoi polemioi). Les uns se rassemblent pendant que les

femelles sont pleines (agelazontai d'hoi men kuountes), certains après la ponte (enioi d'hotan ektekôsin). Voici, en

gros, ceux qui vivent en bancs (holôs d'agelaia esti ta toiade) : les thons (thunnides), les mendoles (mainides), les

goujons de mer (kôbioi), les bogues (bôkes), les saurels (sauroi), les corbeaux de mer (korakinoi), les dentex

(sinodontes), les trigles (triglai), les sphyrènes (sphurainai), les anthias (anthiai), les élegins (eleginoi), les athérines

(atherinoi), les sargins (sarginoi), les aiguilles de mer (belonai), les calmars (teuthoi), les ioulis (ioulides), les

pélamides (pèlamudes), les maqueraux (skombroi), les sansonnets (koliai). […] Le loup (labrax) et le mulet

(kestreus), bien que farouchement ennemis (polemiôtatoi ontes), s'assemblent à certains moments (kat'enious

kairous sunagelazontai allèlois). En effet, il arrive souvent que les poissons se réunissent (sunagelazontai gar

pollakis) non seulement quand ils sont de même espèce (ou monon ta omogona), mais encore quand ils trouvent à se

nourrir au même endroit ou dans des endroits voisins (hois hè autè kai hè paraplèsios esti nomè), et que la nourriture

abonde (an èi aphthonos) », Aristote, Histoire des animaux (livre VIII-X), texte établi et traduit par Pierre Louis,

Collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 1969, livre IX, chapitre II, 610b1-14, p.70-71. Et

parmi les oiseaux : le pigeon (peristera), la grue (geranos), le cygne (kuknos) (Histoire des Animaux, livre I, chapitre

I, 488a4), la petite oie (mikros chèn) (ibid., livre VIII, chapitre III, 593b22), le pélican (pelekan) (ibid., chapitre XII,

597b29-30), le léopard (pardalos) (ibid, livre IX, chapitre XXIII, 617b5-6) et une variété d'alouette (korudalôn)

(ibid., chapitre XXV, 617b19-21) sont explicitement qualifiés par Aristote de grégaires (agelaiai). On peut ajouter à

55

(donc d'assurer l'exercice de la simple vie) une prémisse de politicité. Et pour cause,

même chez les grégaires sporadiques (sporadikai)144, c'est-à-dire chez ceux qui ne

vivent ensemble que par intermittence (sens temporel du mot sporadique) ou chez

ceux qui, bien que vivant ensemble continuellement, ne vivent que les uns à côté des

autres de manière éparpillée (sens spatial de sporadique), occupant tous le même

territoire sans pour autant s'organiser ensemble en vue de la réalisation d'une œuvre

commune145, on peut parfois observer des comportement sociaux proches de ceux de

l'être humain. Ainsi, « quand une jument meurt (hotan hè hetera apolèptai), celles

qui vivent dans le même pâturage (tôn d'hippôn hai sunnomoi), s'entraident pour

élever le poulain (ektrephousi ta pôlia allèlôn) »146 et « les bonites (hai amiai), pour

leur part, se rassemblent (sustrephontai) quand elles aperçoivent un poisson vorace

(hotan ti thèrion idôsi) ; les plus grosses nagent en cercle (kuklôi autôn perineousin

hai megistai), et s'il en touche une (kan haptètai tinos), elles le repoussent

(amunousin) »147. On a ici deux formes de collaboration sociale ponctuelle : l'une en

vue de sauvegarder la progéniture du groupe et l'autre en vue de le défendre.

Mais c'est chez les grégaires politiques (abeilles, guêpes, fourmis, grues), ceux

dont advient une œuvre une et commune à tous, que la proximité avec la politicité

humaine est la plus frappante. Ainsi toutes les abeilles d'un même essaim œuvrent-

elles ensemble à bâtir et à faire vivre la ruche, chacune ayant un statut particulier et

certaines tâche à accomplir. La description extrêmement détaillée qu'Aristote fait de

la vie de ces insectes témoigne de leur organisation impressionnante, apparentée à

celle d'une cité :

« Pour ce qui est des abeilles (hai melittai), elles ne chassent aucune proie (thèreuousi

ouden), elles font elle-même leur nourriture et la mettent en réserve (autai poiountai kai

apotithentai) (623b17-18) […] Il y a beaucoup de variété dans la façon de travailler et de

vivre des abeilles (esti de peri tèn ergasian autôn kai ton bion pollè poikilia) (623b26-27).

cette liste les cailles (ortuges), le glottis (glôttis), le râle d'eau (ortugomètra), le moyen duc (ôtos) et le râle de genêt

(kuchramos), qui forment des troupes pour migrer durant l'hiver (ibid.,livre VIII, chapitre XII, 597b5-17). Cette liste

n'est pas exhaustive.

144 Voir note 142.

145 Précisons que les animaux sporadiques au sens temporel le sont aussi au sens spatial.

146 Aristote, Histoire des animaux (livre VIII-X), op. cit., livre IX, chapitre IV, 610b10-11, p.72.

147 Ibid., chapitre XXXVII, 621a16-18, p.105.

56

(...) Elles construisent les rayons (oikodomousi ta kèria) en apportant le suc des différentes

fleurs et les larmes des arbres (pherousai tôn t'allôn antheôn kai apo tôn dendrôn ta

dakrua) (623b27-28) […]. Elles en enduisent la ruche jusqu'au fond pour se protéger des

autres bêtes (toutôi de kai to edaphos diachriousi tôn allôn thèriôn heneken) (623b30-31)

[…]. Elles façonnent d'abord les cellules où naissent les ouvrières comme elles (platousi

de kèria prôton en hois autai ginontai), puis celles des abeilles qu'on appelle les reines

(eit'en hois hoi kaloumenoi basileis) et celles des faux bourdons (kai ta kèphènia)

(623b32-34) […] Les abeilles s'installent sur les rayons (epikathèntai d'epi tois kèriois hai

melittai) et les font mûrir tous ensemble (kai sumpettousin). (625a5-6) […] D'autre part,

les abeilles redressent les rayons qui menacent de tomber (kai ta piptonta de tôn kèriôn

orthousin hai melittai) (625a11-12) […]. Il y a, d'autre part, chez les abeilles des ouvrières

spécialisées dans chaque genre de travail (eisi d'autais tetagmenai eph'hekaston tôn

ergôn) : par exemple, les unes apportent le suc des fleurs (hai men anthophorousin),

d'autres vont chercher l'eau (hai d'hudrophorousin), d'autres lissent et alignent les rayons

(hai de leainousi kai katorthousi ta kèria) (625b17-20). […] Ce sont les abeilles âgées qui

travaillent à l'intérieur (tôn de melittôn hai men presbuterai eisô ergazontai), et elles sont

velues parce qu'elles restent enfermées (kai daseiai eisi dia to eisô menein), tandis que les

jeunes s'en vont à l'extérieur et sont plus lisses (hai de neai exôthen pherousi kai eisi

leioterai) (626b8-10). […] Les abeilles chassent les paresseuses et celles qui ne savent pas

épargner (exelaunousi de kai tas argas hai melittai kai tas mè pheidomenas) (627a19-20).

(…) les unes travaillent la cire (hai men kèron ergazontai), d'autres le miel (hai de to

meli), d'autres l'érithaque (hai d'erithakèn). Les unes façonnent les rayons (hai men

plattousi kèria), d'autres apportent de l'eau dans les alvéoles et la mélangent au miel (hai

de hudôr pherousin eis tous kuttarous kai mignuousi tôi meliti), d'autres vont travailler au

dehors (hai d'ep'ergon erchontai) (627a21-24). »148

D'après cette description, on trouve chez les abeilles une hiérarchie, une division du

travail complexe qui prend en compte la position hiérarchique, la classe, l'âge des

individus et leur spécification technique, ainsi qu'un système de sanctions visant à

préserver l'ordre social (exclusion de ceux qui ne participent pas correctement à

l’œuvre commune). La ruche est un espace de vie construit, entretenu, géré et

approvisionné par l'ensemble de l'essaim, un espace de vie au sein duquel chaque

abeille concourt, par sa tâche propre, à assurer et à renforcer la simple vie du

collectif. Ainsi, comme chez les êtres humains, par la mise en commun de leurs

148 Ibid., livre IX, chapitre XL, 623b17-627a24, p.114-125.

57

savoir-faire et de leurs productions, les abeilles accèdent ensemble à une

autosuffisance matérielle à laquelle aucun individu esseulé ne pourrait prétendre149.

C – Importance de la communication animale

Ce qui rapproche encore la politicité des autres animaux de celle de l'être

humain, c'est le fait qu'elle semble être, elle aussi, en relation étroite avec la capacité

de signifier quelque chose. Pour nous en rendre compte, il nous faut partir des

analyses qu'Aristote fait de la voix, en tant qu'elles nous permettent de comprendre la

nature de la communication animale. Tous les animaux qui ont une voix (phônè) sont

en effet capables d'exprimer « la douleur (lupèrou) et le plaisir (hèdeos) (…) leur

nature (hè phusis) leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir (tou

echein aisthèsin lupèrou kai èdeos) et de se les manifester entre eux (kai tauta

sèmainein allèlois) »150. Comme l'explique Aristote, la voix est à distinguer du simple

son :

« Tout son émis par un animal n'est pas la voix (ou pas zôion psophos phônè) – (…) on

peut faire du bruit avec la langue en toussant (esti garkai tèi glôttèi psophein kai ôs hoi

bèttontes)) mais il faut que l'être qui produit le choc (to tupton) soit animé (empsuchon) et

mette en œuvre quelque représentation (kai meta phantasias tinos). Car la voix (hè phônè)

est assurément un son chargé de signification (sèmantikos tis psophos) et non pas un bruit

produit simplement par l'air inspiré (ou tou anapneomenou aeros), comme la toux (hôsper

hè bèx) »151.

Ainsi, tout comme le logos152, la voix (phônè) est signifiante : le son inarticulé

(psophos) qu'elle produit, qui a à voir avec le simple cri, est le signe (semeion) d'une

affection de l'âme ; d'une douleur ou d'un plaisir senti(e) (dans l'aisthèsis),

représenté dans l'imagination (phantasia153) ou rappelé(e) à la mémoire (mnèmè).

149 Voir notre introduction.

150 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §11, 1253a10-14, p.15.

151 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 8, 420b29-33, p.55.

152 Voir note 131.

153 Grâce à l'imagination (phantasia), « nous pouvons réaliser en image un objet devant nos yeux (pro ommatôn esti

poièsasthai) » (Aristote, De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 3, 427b18-19, p.75) de manière active. À cette image

d'objet est associée une valeur positive ou négative qui correspond au caractère plaisant ou douloureux de l'objet

représenté. Ainsi, écrit Aristote, « dans le jeu de l'imagination (kata tèn phantasian), notre comportement est le

même que si nous contemplions en peinture les objets terribles et rassurants (hôsautôs echomen hôsper an ei

58

Contrairement au logos, le psophos de la voix n'est pas le produit d'une pensée

discursive (dianoia), aussi ne va t-il jamais jusqu'à affirmer ou à nier quelque chose

de quelque chose : il n'est pas descriptif mais expressif, comme l'est un « aïe » ou un

« oui ! » et n'est donc jamais vrai ou faux.

En outre, certains animaux sont capables de travailler ce son vocal, de

l'articuler, pour produire ce qu'Aristote nomme dialektos, une « élocution »154 :

« La voix (phônè) et le son (kai psophos) {comprendre ici le son en tant qu'il n'est pas

signifiant, c'est-à-dire en tant qu'il est un bruit, ex : la toux} sont deux choses distinctes

(heteron esti), et [l'élocution] en est une troisième (kai triton dialektos). Pour ce qui est de

la voix, elle n'est émise par aucune autre partie que le larynx (phônei men oudeni tôn allôn

moriôn ouden plèn tôi pharuggi). Aussi les animaux qui n'ont pas de poumon (dio hosa

mè echei pleumona), n'ont pas non plus de voix (oude phtheggetai). [L'élocution]

(dialektos) est l'articulation de la voix par la langue (hè tès phônès tèi glôttèi diarthrôsis).

Ainsi les voyelles sont émises par la voix et le larynx (ta men phônèenta hè phônè kai ho

larugx aphièsin), les consonnes par la langue et les lèvres (ta d'aphôna hè glôtta kai ta

cheilè). »155

Les animaux pourvus d'une langue déliée et de lèvres sont capables d'articuler les

voyelles du son vocal, produit lors du « choc de l'air inspiré (hè plègè tou

anapneomenou aeros) » par le larynx156 « contre ce qu'on appelle la trachée artère

(pros tèn kaloumenèn artèrian phônè) »157, par l'émission de consonnes. Et c'est ce

processus qui constitue l'élocution (dialektos). Grâce à cette dernière, certains

theômenoi en graphèi ta deina kai tharralea) », ibid., 427b23-24, p.75.

154 Nous proposons de rendre le dialektos aristotélicien par le terme français « élocution », qui renvoie immédiatement

au fait d'articuler des sons. La traduction de dialektos par « langage » (qui est notamment celle d'Édouard Barbotin

dans De l'âme, op. cit. et de Pierre Louis dans Histoire des animaux (livres I – IV), texte établi et traduit par Pierre

Louis, Collection des université de France, Les Belles Lettres, Paris, 1964) nous semble moins bonne du fait que

« langage » renvoie moins directement à la faculté d'articuler des sons qu'à la faculté de faire usage d'un système de

signes conventionnels (une langue).

155 Aristote, Histoire des animaux (livres I – IV) , op. cit., livre IV, chapitre IX, 535a27-535b1, p.147-148. Un petit

commentaire a été intégré à même le texte et est indiqué entre accolades. En outre, des modifications ont été

apportées à la traduction, qui sont indiquées entre crochets.

156 Qui est « l'organe de la respiration (organon tèi anapnoèi) », Aristote, De l'âme, livre II, chapitre 8, 420b22-23,

p.54.

157 Ibid., 420b27-29, p.55.

59

animaux sont capables de moduler davantage leur expression du plaisir et du

déplaisir, d'en étoffer et d'en nuancer la communication, tandis que les animaux qui

respirent mais qui n'ont pas de lèvre ou n'ont pas de langue déliée, en restent, quand

à eux, à une expression limitée, par simple cri vocal, comme le dauphin (delphis) :

« Le dauphin (ho delphis) fait entendre lui-aussi un petit cri (aphièsi trigmon), un

murmure (muxei), quand il est hors de l'eau (hotan exelthèi), à l'air libre (en tôi aeri). […]

Dans le cas du dauphin il s'agit d'une voix (esti toutôi phônè). Car il possède un poumon

(echei kai pleumona) et une trachée-artère (kai artèrian) ; seulement comme sa langue

n'est pas déliée (alla tèn glôttan ouk apolelumenèn) et qu'il n'a pas de lèvres (oude cheilè),

il ne peut pas émettre de sons articulés (hôste arthron ti tès phônès poiein). »158

La différence entre élocution (dialektos) et voix (phônè) nous fait ainsi prendre

conscience de l'existence de modes de communication animaux pluriels. Il n'y a pas

une seule manière d'exprimer le plaisir ou la douleur et toutes ces manières ne sont

pas à mettre au même niveau. Tandis que la simple voix tend à signifier tous les états

plaisants ou tous les états douloureux à partir d'un même cri (souvent quelque peu

modulable), l'élocution étoffe la palette expressive. Elle rend possible une

communication plus fine des plaisirs et des douleurs : leurs natures et leurs origines

différentes pouvant désormais être signifiées par des suites des sons articulés

distincts les uns des autres.

Or les animaux non-humains qualifiés de politiques (politika) par Aristote

semblent justement capables de s'organiser parce qu'ils sont capables de

communiquer par des procédés qui, s'ils ne sont pas élocutoires (car aucun d'eux n'a

de dialektos), permettent néanmoins une expression relativement fine de leurs états

d'âme. Ainsi les grues (geranoi) « ont un guide (echein hègemona) et (…) celles qui

sont dans les derniers rangs (en tois eschatois) se signalent par des sifflements (tous

episurittontas), pour que celles qui sont devant les entendent (hôste katakouesthai

tèn phônèn). Quand elles se posent (hotan kathizôntai), les autres grues ont la tête

sous l'aile (hai men allai hupo tèi pterugi tèn kephalèn echousai) et dorment sur une

patte et sur l'autre alternativement (katheudousin epi henos podos enallax), mais le

chef garde la tête découverte et observe (ho d'hègemôn gumnèn echôn tèn kephalèn

proorai), et lorsqu'il aperçoit quelque chose (kai hotan aisthètai ti), il le signale en

158 Aristote, Histoire des animaux (livres I – IV) , op. cit., livre IV, chapitre IX, 535b32-536a4, p.149.

60

criant (sèmainei boôn) »159. Comme nous l'apprend cet extrait, les grues sont capables

de se servir d'au moins deux médiums expressifs distincts : le sifflement et le cri, par

lesquelles elles communiquent différentes informations utiles au groupe. Et c'est

cette capacité qui permet aux grues d'organiser la vie de leur nuée en vue de la

réalisation d'une œuvre commune : la migration longue distance160. Elle leur sert

notamment à ne pas se perdre en vol et à se signaler une menace potentielle. Il est

également à noter que l'exercice de fonctions particulières comme celle de guide ou

de chef est tributaire de cette capacité à communiquer. En effet, pour bien guider, il

faut être capable d'entendre les sifflements des individus qui se trouvent à l'arrière de

la nuée, de comprendre ce qu'ils signifient, et d'adapter le vol en conséquence. Quand

au fait de bien commander, cela implique d'être capable de signifier efficacement

l'approche d'un danger au reste du groupe endormi.

Le mode de communication des grues est si performant que les informations

qu'elles s'échangent semblent même un peu trop complexes pour être ramenées à la

simple expression d'un plaisir ou d'une douleur. En effet, le sifflement des individus

qui volent à l'arrière ne signifie t-il pas quelque chose comme « gardez le rythme,

nous suivons toujours » ou « ralentissez, vous êtes en train de nous perdre » ? Quand

au cri du chef, n'exprime t-il pas quelque chose comme « réveillez-vous ! Il y a

quelque chose de menaçant qui s’approche » ? Si tel est le cas, alors il faudrait

reconnaître que le mode de communication des grues n'est pas seulement expressif

mais aussi descriptif (dans les énoncés précédents, en effet, on a à chaque fois un

ordre qui découle d'une affirmation vraie ou fausse), tout comme l'est le logos

humain. De là à devoir reconnaître aussi aux grues une politicité au sens plein du

terme et la possession d'une forme de pensée discursive (dianoia), il n'y a qu'un pas.

Une manière de s'en tenir, malgré tout, à l'idée que les modes de

communication des animaux ne font jamais qu'exprimer un certain plaisir ou une

certaine douleur serait de considérer que le sifflement des grues qui volent à l'arrière

signifie plutôt quelque chose comme « plaisir-de-la-cohésion » ou « douleur-de-

159 Aristote, Histoire des animaux (livre VIII – X), op. cit., livre IX, chapitre X, 614b21-30, p.84.

160 « Les grues (hai geranoi) (…) émigrent d'une extrémité du monde à l'autre (ektopizousin eis ta eschata ek tôn

eschatôn) », ibid., livre VIII, chapitre XII, 597a30-32, p.29-30, « leur migration les conduit des plaines de Scythie

(metaballousi ek tôn Skuthikôn pediôn) aux marécages de la Haute Égypte (eis ta helè ta anô tès Aiguptou) où le Nil

a sa source (hothen ho Neilos rhei) : on dit même qu'elles y attaquent les Pygmées (hou kai legontai tois Pugmaiois

epicheirein) », ibid., 597a4-7, p.28.

61

l'abandon » et le cri du chef : « peur-désagréable-du-danger ». Il suffirait alors à la

grue de tête ou aux grues endormies de saisir la nature de l'état d'âme plaisant ou

douloureux signifié pour réagir de manière adaptée.

En ce qui concerne les trois autres espèces dites « politiques (politika) », qui

sont toutes des espèces d'insectes (abeilles, guêpes et fourmis), le rapport entre mode

de communication relativement abouti et politicité est moins facile à établir car les

données sont peu nombreuses. Néanmoins, les quelques descriptions que nous livre

Aristote nous invitent à considérer les insectes comme des animaux également

capables de s'exprimer de manière assez fine.

« Il est possible d'émettre des sons avec d'autres organes (psophein d'esti kai allois

moriois) {que le larynx, la trachée-artère, la bouche et la langue}. Ainsi les insectes (ta

entoma) n'ont ni voix (oute phônei) ni [élocution] (oute dialegetai), mais ils émettent des

sons avec l'air qu'ils ont intérieurement et non avec l'air extérieur (psophei de tôi esô

pneumati ou tôi thuraze). Car aucun d'entre eux ne respire (ouden gar anapnei autôn) : les

uns bourdonnent (ta men bombei), comme les abeilles et les insectes ailés (hoion melitta

kai ta ptèna autôn) ; des autres, on dit qu'ils chantent (aidein), par exemple les cigales

(hoion hoi tettiges). Ces derniers insectes émettent tous un son avec la membrane qu'ils

ont sous le corselet (panta de tauta psophei tôi humeni tôi hupo to hupozôma), quand ils

sont segmentés (hosôn dièirètai) : ainsi une variété de cigale produit un son par le

frottement de l'air (hoion tôn tettigôn ti genos tèi tripsei tou pneumatos). D'autre part, les

mouches (hai muiai), les abeilles (hai melittai) et tous les autres (kai talla panta) le

produisent par leur vol en pliant et en dépliant leurs ailes (tèi ptèsei aironta kai

sustellonta) : car le son résulte du frottement du souffle intérieur (ho gar psophos tripsis

tou esô pneumatos estin). Quand aux criquets (hai d'akrides), c'est en frottant leurs

« gouvernails » qu'ils produisent leur son (tois pèdaliois tribousai poiousi ton

psophon). »161

Dans ce passage, Aristote nous montre que les insectes aussi sont capables de

produire des sons, même s'ils ne possèdent pas les organes nécessaires à la

production d'un son vocal (larynx et trachée artère). De plus, ces divers sons non-

vocaux sont présentés comme des substituts à la voix (phônè) et à l'élocution

(dialektos), ce qui semble sous-entendre qu'ils remplissent la même fonction

161 Aristote, Histoire des animaux (livres I – IV), op. cit., livre IV, chapitre IX, 535b3-12, p.148. Un commentaire a été

intégré à même le texte et est indiqué entre accolades. De plus, une modification a été apportée à la traduction qui

est indiquée entre crochets.

62

expressive.

Ce point est confirmé, au moins pour les abeilles, puisque Aristote affirme

qu'« au petit matin, elles restent silencieuses (orthriai de siôpôsin) jusqu'à ce que

l'une d'entre elles les éveille en bourdonnant deux ou trois fois (heôs an mia egeirèi

bombèsasa dis è tris). Elles volent alors en foule au travail (tote d'ep'ergon athroai

petontai), et à leur retour elles font d'abord beaucoup de bruit (kai elthousai palin

thorubousi to prôton), mais ce bruit décroît petit à petit (kata mikron d'ètton),

jusqu'au moment où une abeille fait le tour de la ruche en bourdonnant (heôs an mia

peripetomenè bombèsèi), comme pour donner le signal du sommeil (hôsper

sèmainousa katheudein) : dès lors c'est subitement le silence (eit'exapinès

siôpôsin) »162. L'abeille est donc bien capable de signifier quelque chose et cette

capacité lui sert à organiser la vie de la ruche : elle lui permet notamment de marquer

le début et la fin de la journée de travail, c'est-à-dire le début et la fin du temps

consacré à l’œuvre commune. Le rapport à la politicité est ici évident. On remarquera,

par ailleurs, qu'il n'est pas facile de ramener les épisodes communicationnels de

l'abeille à l'expression d'un état de plaisir ou de déplaisir, pas plus que cela ne l'était

pour ceux de la grue. Nous avons cette même tentation de transcrire les

bourdonnements de l'abeille du matin et de celle du soir sous la forme de deux

énoncés composés d'un ordre et d'une affirmation mis en relation, quelque chose

comme : « réveillez-vous, le jour est levé » et « endormez-vous, la journée est finie ».

Comme dans le cas des grues, il est néanmoins possible d'y parvenir en interprétant

plutôt les bourdonnement de l'abeille du matin comme signifiant « plaisir-de-la-

journée-qui-commence » et celle du soir : « douleur-fatigue-de-l'éveil-prolongé ».

En tout cas, cette description nous confirme bien que le bourdonnement de

l'abeille, décrit au livre IV de l'Histoire des animaux (chapitre IX, 535b3-12, passage

cité plus haut) comme le son produit « par leur vol en pliant et en dépliant leurs

ailes », a bien une fonction expressive, ce qui laisse à penser qu'Aristote considère

bien tous les sons d'insectes décrits à cet endroit comme expressifs. Par ailleurs, on

sait aujourd'hui que de nombreux insectes, et notamment les abeilles, les fourmis et

les guêpes communiquent majoritairement grâce à des phéromones (signaux

chimiques) qui permettent de signaler des choses aussi diverses que les pistes à

suivre, l’identité sociale des individus (communauté à laquelle chacun appartient,

162 Aristote, Histoire des animaux (livres VIII – X), op. cit., livre IX, chapitre XL, 627a24-28, p.125.

63

fonction) ou les menaces qui surviennent, autant d'informations dont le partage

permet l'organisation de la vie en commun. Ce mode de communication peut-être

parfois complété d'autres moyens d'expressions étonnants, comme la danse chez les

abeilles :

« [Karl von Frisch] a observé, dans une ruche transparente, le comportement de l'abeille

qui rentre après une découverte de butin. Elle est aussitôt entourée par ses compagnes au

milieu d'une grande effervescence, et celles-ci tendent vers elle leurs antennes pour

recueillir le pollen dont elle est chargée, ou elles absorbent du nectar qu'elle dégorge. Puis,

suivie par ses compagnes, elle exécute des danses. C'est ici le moment essentiel du procès

et l'acte propre de la communication. L'abeille se livre, selon le cas, à deux danses

différentes. L'une consiste à tracer des cercles horizontaux de droite à gauche, puis de

gauche à droite successivement. L'autre, accompagnée d'un frétillement continu de

l'abdomen (wagging-dance), imite à peu près la figure d'un 8 : l'abeille court droit, puis

décrit un tour complet vers la gauche, de nouveau court droit, recommence un tour

complet sur la droite, et ainsi de suite. Après les danses, une ou plusieurs abeilles quittent

la ruche et se rendent droit à la source que la première a visitée, et, s'y étant gorgées,

rentrent à la ruche où, à leur tour, elles se livrent aux mêmes danses, ce qui provoque de

nouveaux départs, de sorte qu'après quelques allées et venues, des centaines d'abeilles se

pressent à l'endroit où la butineuse a découvert la nourriture. La danse en cercles et la

danse en huit apparaissent donc comme de véritables messages par lesquels la découverte

est signalée à la ruche »163.

Là encore, la communication sert l'œuvre commune : en signalant au reste de la

ruche l'emplacement d'endroits où la nourriture abonde, les abeilles peuvent

s'organiser ensemble pour exploiter au mieux les ressources environnantes et

approvisionner la ruche le plus efficacement possible.

Ainsi, à la suite de ce développement, le lien entre capacité d'exprimer ses états

d'âme de manière relativement fine et politicité nous semble établi. L'ouvrage en

commun des animaux à donc cela de commun avec l'ouvrage en commun des êtres

humains qu'il dépend bien, lui aussi, d'une faculté expressive étoffée. La

ressemblance entre politicité humaine et politicité animale n'en apparaît que plus

étroite.

163 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (tome 1), tel, Gallimard, Paris, 1976, chapitre V, p.57. Le

pronom personnel « il », au début de l'extrait, a été remplacé par le nom du zoologiste auquel il se réfère. Ce

remplacement est indiqué entre crochets.

64

D – Le saut qualitatif humain

Les modes d'expression animaux impressionnent par leur finesse et par la

complexité de l'organisation de la vie en commun qu'ils permettent. Toutefois,

comme nous allons le voir, le logos humain n'a pas son pareil en terme de fécondité

communicationnelle et politique. Avec lui, la signification et la vie en commun

franchisent ensemble un nouveau pallier.

La première particularité du mode d'expression phonique de l'être humain est

qu'il est complètement conventionnel. En effet, comme l'écrit Aristote, le nom

(onoma), qui en constitue l'élément de base est « un vocable signifiant par

convention (phônè sèmantikè kata sunthèkèn) […] Je dis par convention (kata

sunthèkèn) parce qu'aucun vocable n'est un nom par nature (hoti phusei tôn

onomatôn ouden estin) ; il ne l'est que lorsqu'il devient symbole de quelque chose

(all'hotan genètai sumbolon), puisque aussi bien les bruits non scriptibles (hoi

agrammatoi psophoi), comme ceux des bêtes (hoion thèriôn), indiquent bien eux

aussi quelque chose (dèlousi ti), mais qu'aucun d'eux n'est un nom (hôn ouden estin

onoma) »164. Alors que la production d'un simple son inarticulé suffit à l'animal pour

signifier immédiatement et naturellement quelque chose, l'être humain a besoin

d'articuler plusieurs phonèmes pour former une unité de sens conventionnelle (un

nom, onoma), chaque phonème ne signifiant rien par lui-même. Les noms sont ainsi

le fruit d'une double élaboration : matérielle, d'une part, puisqu'ils sont le résultat

d'une articulation de phonèmes (l'être humain est en effet capable d'élocution

(dialektos)), et sémantique d'autre part, puisqu'ils ont reçu une signification en vertu

de laquelle ils sont devenus les symboles de certains contenus psychiques. Par

conséquent, il est possible de signifier un même état mental par une infinité de noms

différents, ce qui explique l'existence de plusieurs langues. Ces analyses rejoignent

parfaitement celles du linguiste Ferdinand de Saussure, lorsqu'il explique que « le

lien unissant le signifiant [l'image acoustique que constitue le mot d'une langue] au

signifié [concept signifié cette image acoustique] est arbitraire […] Ainsi l'idée de

« sœur » n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s – ö – r qui lui

sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quelle autre ; à

preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes ; le

signifié « bœuf » a pour signifiant b – ö – f d'un coté de la frontière, et o – k – s

164 Aristote, Sur l'interprétation, dans Catégories – Sur l'interprétation (Organon I-II), op. cit., chapitre 2, 16a19-29,

p.263.

65

(Ochs) de l'autre »165.

Les modes d'expression animaux peuvent nous apparaître supérieurs par leur

naturalité. En effet, contrairement au logos, ils permettent immédiatement

l'expression, sans avoir besoin d'en passer par un travail de constitution de la langue.

Comme l'écrit Wittgenstein : « dénommer est analogue au fait d'attacher une

étiquette à une chose. On peut dire que c'est là la préparation à l'usage d'un mot »166.

Sans élaboration préalable de noms, sans étiquetage des contenus sémantiques, pas

d'expression ni de compréhension possible. Pourtant, si l'on y réfléchit un peu, on se

rend compte que la conventionnalité du logos est en réalité un véritable atout. En

effet, du fait de leur naturalité, les modes d'expressions animaux sont rigides : leur

palette de signes est fixée une fois pour toute, tandis que le logos est plastique, ce qui

permet aux langues des êtres humains de s'enrichir et d'évoluer en fonction des

besoins, par la création de nouveaux noms et par la modification du sens des noms

déjà existants. Aristote lui-même a particulièrement profité de la plasticité du logos,

déployant sa pensée à l'aide de néologismes (comme le terme « entelecheia ») et à

grand renfort de ré-élaborations sémantiques (il a par exemple forgé son concept de

matière à partir du terme grec hulè, qui désigne le « bois » dans le langage courant).

Dans le domaine politique, la création linguistique est également très utile. En effet,

quels que soient les problèmes inédits auxquels la cité sera confrontée, elle ne sera

jamais à court de mots pour les nommer, les penser et les solutionner, puisqu'elle

peut en créer et en modifier à volonté. En outre, puisque toute innovation culturelle

ou technique peut-être nommée et décrite, elle peut-être facilement diffusée et être

rapidement mise au service de l’œuvre commune.

Une autre spécificité avantageuse du logos peut-être saisie à partir d'une

remarque que le linguiste Émile Benveniste fait au sujet du mode de communication

des abeilles :

« Le message des abeilles n'appelle aucune réponse de l'entourage, sinon une certaine

conduite, qui n'est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le

165 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Petite biblio Payot, Payot & Rivages, Paris, 2016, première

partie, chapitre premier, §2, p.154

166 Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, texte traduit par Pierre Klossowski dans Tractatus logico-

philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, Bibliothèque des idées, Gallimard, Paris, 1961, §26, p.126.

C'est nous qui mettons en italique.

66

dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d'autres qui parlent, telle

est la réalité humaine. »167

Cette remarque vaut pour tous les animaux non-humains capables de s'exprimer et

notamment pour ceux qu'Aristote qualifie de « politiques » (politika). Lorsqu'elles

s'expriment, la grue, l'abeille, la fourmi ou la guêpe ne cherchent pas à engager le

dialogue avec un interlocuteur mais à induire certains comportements chez leurs

semblables, de la même manière qu'on attend d'une personne à qui l'on donne un

ordre qu'elle agisse simplement en conséquence168. Lorsque les grues qui volent à

l'arrière de la nuée sifflent leur « douleur-de-l'abandon », ce n'est pas pour que le

guide les encourage ou les rassure par d'autres sifflements, mais pour qu'il ralentisse

le vol du groupe, de même que lorsqu'une guêpe pique un être vivant supposé hostile

et libère une phéromone d'alerte qui le signale comme ennemi, ce n'est pas pour que

les autres guêpes se mettent à débattre de l'hostilité réelle de cet être, mais pour

qu'elles fondent sur lui et le mettent hors d'état de nuire. Comme l'analyse Merleau-

Ponty :

« Dans le comportement animal les signes restent toujours des signaux et ne deviennent

jamais des symboles. Un chien dressé à sauter sur une chaise au commandement, puis à

passer de là sur une seconde chaise, n'utilisera jamais, à défaut de chaise, deux escabeaux

ou un escabeau et un fauteuil qu'on lui présente. Le signe vocal ne médiatise aucune

réaction à la signification générale des stimuli. Cet usage du signe exige qu'il cesse d'être

un événement ou un présage (à plus forte raison un « excitant conditionné ») pour devenir

le thème propre d'une activité qui tend à l'exprimer. »169

Signifier, pour un animal non-humain, c'est signaler que le moment est venu

d'adopter un certain comportement. Ces signaux n'ont pas de signification

intrinsèque, ils ne signifient rien en dehors d'un nombre fini de contextes déterminés

au sein desquels ils sont exprimés et ''compris''. Ainsi, dans l'exemple pris par

Merleau-Ponty, lorsque le contexte au sein duquel le maître énonce habituellement

son commandement est modifié (on remplace un certain nombre de chaises par des

escabeaux et/ou des fauteuils), le chien ne saute plus, car il ne perçoit plus le son de

167 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (tome 1), op. cit., chapitre V, p.60.

168 Nous étions d'ailleurs tenté de transcrire les sons vocaux de la grue et les bourdonnements de l'abeille par des

propositions contenant un ordre, comme « réveillez-vous ! Il y a quelque chose de menaçant qui s’approche ».

169 Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, P.U.F, Paris, 1942, p.131.

67

son maître comme un signal. C'est pourquoi les signes des animaux non-humains

sont à distinguer des signes-symboles des êtres humains qui sont, quant à eux,

intrinsèquement signifiants, ce qui leur permet d'être perçus comme signifiants à la

fois dans une infinité de contextes et indépendamment de tout contexte 170. Et c'est

précisément cette différence qui explique que l'être humain soit le seul à discuter. En

effet, discuter implique, entre autres choses, d'être capable de comprendre ce que

signifient les mots utilisés par l'interlocuteur, dans une infinie variété de contextes.

Lorsque X parle de son travail et explique que « c'est l'enfer », il est nécessaire de

comprendre que, dans ce contexte, « enfer » ne désigne pas le domaine du diable, ni

un lieu où il fait très chaud, mais une situation particulièrement difficile à vivre, pour

être capable de fournir une réponse linguistique adaptée et poursuivre la

conversation.

Or délibérer en vue d'élaborer un projet de vie en commun tourné vers le Bien

implique d'être capable de discussion. Il faut être capable de rebondir, de réagir aux

questions, solutions, critiques ou propositions exprimées en formulant d'autres

questions, solutions, critiques ou propositions qui répondent aux premières et font

avancer la délibération. Lorsqu'un citoyen exhorte ses semblables à la guerre, son

discours n'a pas la valeur d'un signal : après avoir écouté ses paroles, la cité ne prend

pas immédiatement les armes pour aller en découdre mais on débat de la pertinence

du conflit, pesant le pour et le contre, ou encore de la stratégie à adopter pour

s'assurer la victoire et éviter au maximum les pertes humaines et matérielles. Ainsi,

en rendant possible la discussion, grâce à son fonctionnement symbolique, le logos

fait franchir à la politicité un pallier supérieur, un palier proprement humain.

Enfin, vivre en vue du Bien réel n'est possible que pour des êtres capables de

s'accorder sur ce qui est utile et nuisible, juste et injuste, et, par suite, d'organiser

leurs existences autour de ces valeurs partagées. Or comme nous l'avons vu, le logos

est le seul mode de signification capable d'exprimer à autrui de telles valeurs, les sons

des animaux étant seulement capables de signifier des états plaisants ou douloureux

170 Indépendamment de tout contexte, nous comprenons le verbe « manger ». Nous savons que son sens le plus courant

est « mâcher des aliments et les avaler », mais qu'il peut aussi signifier « dépenser de l'argent », « consommer une

matière », « se faire piquer de nombreuses fois par les insectes », etc. Nous sommes également capables de

comprendre le sens de « manger » relativement à un contexte particulier : si quelqu'un revient avec le nez en sang et

dit : « je me suis mangé la porte », nous comprenons bien qu'il ne s'est pas régalé de cette porte mais qu'il est entré

en collision avec elle.

68

(qui constituent respectivement le bien et le mal apparents). L'être humain est ainsi

le seul animal a être capable de former et d'organiser une communauté politique en

vue de la vie heureuse. Les communautés des autres animaux politiques, quant à

elles, ne visent que l'exercice commun optimal de la simple vie, ce qui constitue déjà

un mieux vivre (ensemble on se nourrit mieux, on se reproduit mieux, on se défend

mieux, on a plus de plaisirs et moins de douleurs) mais pas encore un bonheur. C'est

donc plus particulièrement aux êtres humains que pense Aristote lorsqu'il écrit, à la

suite de Platon171 :

« La nature (hè phusis) utilise l'air inspiré à deux fins (tôi anapneomenôi katachrètai epi

duo erga), comme elle emploie la langue pour le goût (kathaper tèi glôttèi epi tèn geusin)

et le langage (kai tèn dialekton) : le goût est une fonction nécessaire (hè men geusis

anagkaion) (dévolue, pour cette raison, à un plus grand nombre d'animaux (dio kai

pleiosin huparchei)), tandis que la faculté d'expression (hè d'hermèneia) vise à la

perfection de l'individu (heneken tou eu) ; c'est ainsi que la nature emploie le souffle pour

entretenir la chaleur interne nécessaire à la vie (tôi pneumati pros te tèn thermotèta tèn

entos hôs anagkaion) (…) et pour produire la voix (kai pros tèn phônèn) qui procure la

perfection du vivant (hopôs huparchèi to eu) »172

L'être humain est le seul capable de se servir des organes du goût et de la respiration

à la fois pour exercer son simple-vivre et pour s'acheminer vers la perfection,

conquérir le bien-vivre au sein d'une cité, car il est le seul capable de se servir de ces

organes pour articuler sa voix en un logos. Les autres animaux qui se servent de ces

organes pour communiquer et s'organiser ne parviennent qu'à faciliter et à intensifier

l'exercice de leur simple-vivre, à adoucir la nécessité, mais en aucun cas à la dépasser.

Ainsi le logos introduit un saut qualitatif communicationnel en même temps

171 En effet, Platon écrivait déjà que « notre bouche (tou stomatos), c'est en vue de la nécessité et du meilleur (heneka

tôn anagkaiôn kai tôn aristôn) que l'ont pourvues de dents (odousin), d'une langue (kai glôttèi) et de lèvres (kai

cheilesin), ceux qui l'ont arrangée selon la disposition qui est la sienne maintenant (diekosmèsan hoi diakosmountes

hèi nun diatetaktai). L'entrée (tèn men eisodon), ils l'ont ménagée en vue de la nécessité (tôn anagkaiôn

mèchanômenoi charin), tandis que la sortie (tèn d'exodon), ils l'ont ménagée en vue du meilleur (tôn aristôn). En

effet, ressortit à la nécessité (anagkaion) tout ce qui entre pour fournir au corps sa nourriture (pan hoson eiserchetai

trophèn didon tôi sômati), alors que le flot de paroles qui s'épanche au dehors et qui se met au service de la pensée

(to de logôn nama exô rheon kai hupèretoun phronèsei) est le plus beau et le meilleurs de tous les flots (kalliston kai

ariston pantôn namatôn) », Timée, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 75d-e,

p.2034.

172 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 8, 420b17-22, p.54.

69

que politique. Parce qu'il rend possible la création linguistique, la discussion et

l'expression de valeurs intersubjectives, il permet aux seuls êtres humains de poser le

vivre bien ensemble comme fin de leur vivre ensemble et d'élaborer un projet

commun délibéré en vue d'atteindre cette fin.

70

2 – Le simple-vivre humain

« Par nature (tèi phusei) (…), la cité (polis) est antérieure (proteron) à la [maisonnée]

(oikia) et à chacun de nous (kai hekastos hèmôn), car le tout est nécessairement antérieur à

la partie (to gar holon proteron anagkaion einai tou merous). »173

Dans l'ordre des fins, la cité est première, car tous les individus ou les groupements

intermédiaires d'individus (comme la maisonnée (oikos) ou le village (kômè)) ont

pour fin la vie en cité. En effet, tous les individus et tous les groupements

intermédiaires d'individus constituent des entités incomplètes : ils ne se suffisent pas

à eux-même et aspirent à faire partie d'une organisation plus aboutie capable de

pallier à cette insuffisance. C'est pourquoi, alors même que les maisonnées et les

villages (rassemblements de maisonnées) sont chronologiquement antérieurs aux

cités (rassemblements de villages)174, ils en sont toujours déjà les parties, étant

d'emblée destinés à prendre part à cette structure qui les dépasse et au sein de

laquelle advient l'autarcie et, avec elle, le bonheur.

C'est ainsi que chez l'être humain, l'exercice de la simple vie et la recherche de

l'autosuffisance matérielle commence avec la maisonnée et finit avec la cité. En effet,

comme nous allons le voir, si le cadre domestique est propice à la reproduction et

permet déjà de pallier à un certain nombre de besoins vitaux, ses insuffisances

poussent naturellement les individus à intégrer leur oikos à une organisation plus

vaste, qui garantit un meilleur exercice du simple-vivre, tout en rendant possible

l'accession au bien-vivre.

A – Les parties de la maisonnée (oikos) et leurs rapports

« L'homme n'est pas seulement un animal politique (ou monon politikon), [il est aussi un

animal vivant en maisonnée] (alla kai oikonomikon zôion) contrairement au reste des

animaux (ouch hôsper talla), il ne s'accouple pas n'importe quand (pote sunduazetai) et

avec le premier venu (kai tôi tuchonti), mâle ou femelle (arreni kai thèlei)175 et, d'une

173 Aristote, Politique (livre I – II), op. cit., livre I, chapitre II, §12-13, 1253a19-20, p.15. Une modification a été

apportée à la traduction est est indiquée entre crochets. Sur la traduction d'oikia ou oikos par « maisonnée », voir la

note 29.

174 Aristote décrit en effet la genèse d'une cité en partant de la maisonnée et en passant par la formation de villages en

Politique, livre I, chapitre II, 1252a26-1253a1.

175 Chez les Grecs, comme chez beaucoup d'autres peuples, la reproduction va de pair avec le mariage, puisque c'est lui

71

façon spécifique, l'homme n'est pas un animal solitaire mais un animal qui partage quelque

chose avec ses parents naturels (all'hai dia dumon aulikon alla koinônikon anthrôpos

zôion pros hous phusei suggeneia estin). Partant, il y aurait même une communauté et une

certaine justice, même s'il n'y avait pas de cité (kai koinônia toinun kai dikaion ti kai ei mè

polis eiè). Et les membres d'une maisonnée sont liés d'une sorte d'amitié (oikia d'esti tis

philia). »176

Comme l'écrit Aristote, l'homme est un « animal vivant en maisonnée (oikonomikon

zôion) » en plus d'être un « animal politique (politikon zoîon) » et, bien qu'il soit

avant tout un animal politique selon l'ordre des fins, il est d'abord un animal vivant

en maisonnée selon l'ordre chronologique. C'est pourquoi il y a prémisses de

communauté politique, de justice et d'amitié avant même qu'il y ait formation

effective de cité. En effet, la vie dans la maisonnée est déjà un vivre ensemble

organisé (prémisse de communauté politique), au sein duquel les rapports entre les

individus sont régis par un certain nombre de règles (prémisse de justice) qui

favorisent le développement de liens affectifs entre les parents (prémisse d'amitié).

La communauté familiale est formée du maître de maison (anèr/despotès), de

son épouse (gunè), de leurs enfants (paides) et de leurs esclaves (douloi) et les

rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres au sein de la maisonnée sont

définis comme suit :

qui confère à la descendance d'un homme et d'une femme sa légitimité. À l'époque classique, « être marié » se disait

souvent avec le verbe « sunoikeô », qui renvoie également au fait de vivre ensemble au sein d'un oikos. Ainsi, si

l'être humain « ne s'accouple pas n'importe quand et avec le premier venu », c'est parce qu'il ne se marie pas

davantage « n'importe quand et avec le premier venu ». En effet, il faut avoir atteint un certain âge minimum pour

pouvoir se marier (quatorze ans pour les femmes à Athènes à l'époque d'Aristote) et le Stagirite considère que

certains âges de la vie y sont plus propices que d'autres (il recommande aux femmes de s'unir vers dix-huit ans et

aux hommes vers trente-sept ans, âges les plus propices, selon lui, à la procréation, voir Politique, livre VII, 1335a6-

35). En outre, dans l'Athènes classique, on ne se marie pas au hasard et très rarement par amour : une union est

traditionnellement décidée par les représentants masculins de deux familles (le futur mari d'une part, le frère et le

père de la future mariée d'autre part) le plus souvent au nom de relations d’intérêt ou d'amitié, en vue de développer

des affaires familiales, de s'enrichir ou encore d'acquérir du prestige. Pour en savoir plus sur l'institution maritale en

Grèce, on pourra consulter Anne-Marie Vérilhac et Claude Vial, Le Mariage grec du VIe siècle av. J.-C. à l'époque

d'Auguste, De Boccard, Paris, 1998 (École française d'Athènes, Bulletin de correspondance hellènique, supplément

32).

176 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., livre VII, chapitre 10, 1242a22-28, p.243. Une modification a été apportée à la

traduction et est indiquée entre crochets.

72

« Sans doute le rapport entre le maître et l'esclave est-il le même qu'entre l'art et ses outils

(despotou men oun kai doulou hèper kai technès kai organôn), entre l'âme et le corps (kai

psuchès kai sômatos) : ce ne sont pas des liens d'amitié ni de justice (oute philiai oute

dikaiosunai), mais un analogue de celles-ci (all'analogon) (…). Mais entre un homme

(andros) et son épouse (gunaikos), il y a amitié (philia) sur le mode de l'utile (hôs

chrèsimon) et ils forment une communauté (koinônia) ; entre un père et son fils (patros de

kai huiou), il y a le même lien d'amitié qu'entre la divinité et l'homme (hè autè hèper

theou pros anthrôpon), entre le bienfaiteur et le bénéficiaire (kai tou eu poièsantos pros

ton pathonta) et, de façon générale (holôs), entre celui qui gouverne par nature et celui qui

est gouverné par nature (tou phusei archontos pros ton phusei archomenon). Quand au lien

des frères entre eux (hè de tôn adelphôn pros allèlous), c'est principalement un lien de

camaraderie fondé sur l'égalité (hetairikè malista hè kat'isotèta). »177

Si l'on résume, on a donc un rapport ustensile entre le maître et l'esclave (l'esclave est

l'outil du maître), un rapport d'utilité réciproque entre l'époux et l'épouse, un rapport

d’obéissance et de gratitude entre le père et son fils (le fils obéit et montre de la

gratitude à son père) et un rapport de camaraderie entre les frères qui forment une

communauté d'égaux. Or ces rapports sont, à peu de chose près, les mêmes que ceux

qui structurent la cité, c'est pourquoi, écrit le Stagirite, « dans une maisonnée (en

oikiai) se trouvent déjà les débuts et les sources (archai kai pègai) de l'amitié

(philias), du lien politique (politeias) et de la justice (dikaiou) »178.

Toutefois, malgré leurs points communs, la maisonnée diffère de la cité en cela

qu'elle est, par elle-même, une communauté imparfaite, organisée en vue de la simple

vie mais pas encore de la vie bonne. Or, comme nous allons le voir, c'est son

insuffisance partielle à assurer cette simple vie qui va la pousser à tisser des liens avec

d'autres maisonnées et, finalement, à former une cité.

B – La simple vie dans la maisonnée

a – Les couples structurants

Comme le montre Aristote au livre I de la Politique, La maisonnée est

structurée par deux couples fondamentaux, qui constituent son noyau dur.

177 Ibid., 1242a28-36, p.243-245.

178 Ibid., 1242a40-b1, p.245.

73

« Il est nécessaire (anagkè) que s'unissent par couples (sunduazesthai) les êtres qui ne

peuvent exister l'un sans l'autre (tous aneu allèlôn mè dunamenous einai), tels la femelle et

le mâle (hoion thèlu men kai arren), en vue de la génération (tès geneseôs heneken) (et ce

n'est pas [le fruit d'un projet] (ouk ek proaireseôs), mais, tout comme chez les animaux en

général et les plantes (en tois allois zôiois kai phutois), c'est une loi naturelle que la

tendance à laisser après soi un autre pareil à soi-même (to ephiesthai hoion auto toiouton

katalipein heteron). »179

Le premier couple structurant est celui formé par le maître de maison et son épouse,

couple à l'origine de toute communauté parents-enfants. Aristote est ici très clair : la

vie commune de l'époux et de l'épouse au sein de la maisonnée n'est pas le fruit d'un

projet délibéré, contrairement à la vie commune en vue du Bien au sein de la cité,

mais l'effet de la nécessité naturelle. En effet, leur union vise à permettre l'exercice

d'une des fonctions qui participent de la simple vie : la reproduction, à laquelle nous

avons déjà consacré un développement en I-2-B. Le rapport d'utilité réciproque qui

existe entre l'époux et l'épouse apparaît donc primitivement fondé sur une

complémentarité naturelle d'ordre physiologique : qui possède un appareil

reproducteur femelle a besoin d'un appareil reproducteur mâle pour être en mesure

de procréer et qui possède un appareil reproducteur mâle a besoin d'un appareil

reproducteur femelle. Par suite, pourvoir aux besoins matériels des enfants une fois

nés, prendre soin d'eux au sein de la maisonnée, peut-être considéré comme un

prolongement de l'exercice reproductif : cela permet en effet de s'assurer que « l'autre

pareil à soi-même » survive après avoir été généré, afin de pouvoir le « laisser après

soi » et œuvrer ainsi à la pérennité de la lignée et de l'espèce.

Quand à l'autre couple structurant de la maisonnée : celui que forme le maître

de maison avec l'esclave, il est également le fruit de la nécessité. S'unissent en effet,

en vue de la « conservation (dia tèn sôtèrian), l'être qui par nature commande et

l'être qui obéit (archon de phusei kai archomenon). L'être qui, grâce à son

intelligence, est capable de prévoir (to men dunamenon tèi dianoiai prooran) est chef

par nature (archon phusei), maître par nature (despozon phusei) ; l'être qui, grâce à

sa vigueur corporelle, est capable d'exécuter (to de dunamenon tôi sômati tauta

poiein) est subordonné (archomenon), esclave par nature (phusei doulon) ; c'est

179 Aristote, Politique (livre I – II), op. cit., livre I, chapitre II, §2, 1252a26-30 p.13. Une modification a été apportée à

la traduction, qui est indiquée entre crochets.

74

pourquoi maître et esclave ont même intérêt (dio despotèi kai doulôi tauto

sumpherei) »180. C'est parce qu'ils ont tous les deux le besoin vital de nourrir leur

corps et de le protéger d'un certain nombre de menaces extérieures (prédateurs,

froid, etc.), ainsi que de nourrir et de protéger celui de leur compagne et de leur

progéniture, que le maître et l'esclave s'unissent au sein de la maisonnée. Pour

Aristote, la domination et l'ustensilité qui caractérisent leur rapport serait le fruit

d'une complémentarité naturelle : à l'un la nature aurait fait don de « l'intelligence

(tei dianoiai) », le rendant capable de commander et d'administrer la maisonnée avec

prévoyance, et à l'autre, elle aurait offert la « vigueur corporelle181 », comme en

compensation de facultés intellectuelles mutilées182, le destinant à exécuter les ordres

du premier et à lui servir d'instrument.

Sur la base de cette distinction, à la pertinence plus que douteuse, Aristote

apporte ainsi une réponse « nuancée » (dans le sens où il ne se contente pas de

répondre par oui ou par non) à la question de savoir s'il est légitime ou non de réduire

autrui en esclavage, question débattue par certains à l'époque. Refusant à la fois à la

conception selon laquelle « c'est seulement en vertu de la loi (nomoi) que l'un est

esclave (ton men douloi einai) et l'autre libre (ton d'eleutheron) ; par nature il n'y a

aucune différence (phusei d'outhen diapherein) »183 (qui revient à faire de l'esclavage

un simple état de fait que rien ne peut légitimer) et celle selon laquelle il est naturel

que le plus fort asservisse le plus faible (conception qui conduit, à l'inverse, à

légitimer toute réduction en esclavage), il adopte ainsi une position médiane, qui

repose sur cette idée que chaque homme serait soit « maître par nature (despozon

phusei) » soit « esclave par nature (phusei doulon) » : alors que la réduction en

esclavage de ceux qui appartiennent à la première catégorie apparaît comme une

violence faite à l'ordre des choses, celle de ceux qui appartiennent à la seconde se

180 Ibid., 1252a30-34, p.13.

181 Le texte grec dit plus précisément qu'un homme de ce type est « dunamenon tôi sômati poiein tauta », « capable de

faire, grâce à son corps, les choses [ordonnées par l'homme intelligent capable de prévoir] », ce qui sous-entend que

son corps est naturellement adapté à l’exécution de travaux physiques laborieux, donc plus vigoureux.

182 Aristote dit en effet de l'esclave (ho doulos) qu'il « n'a part à la raison que dans la mesure ou il peut la percevoir,

mais non pas la posséder lui-même (ho koinônôn logou tosouton hoson aisthanesthai alla mè echein) », Aristote,

Politique (livre I – II), op. cit., livre I, chapitre V, §9, 1254b22-23, p.20. Il possède juste ce qu'il faut de faculté

intellectuelle pour être capable de comprendre les ordres qu'on lui donne et pour les exécuter.

183 Ibid., livre I, chapitre III, §4, 1253b21-22, p.17.

75

donne comme tout à fait légitime et juste. Et cette domination « naturelle » serait

même particulièrement profitable à l'esclave : étant intellectuellement limité, il ne

pourrait utiliser ses capacités physiques à bon escient s'il n'était pas guidé par des

ordres éclairés. L'union du maître et de l'esclave se ramène donc, en somme, à un

échange de bons procédés : le maître apporte la réflexion qui manque à l'esclave et

l'esclave la vigueur laborieuse qui manque au maître, chacun ayant besoin de l'autre

pour assurer sa simple vie et celle des habitants de la maisonnée.

Au sein du couple maître/esclave, le maître de maison se révèle ainsi comme le

gouvernant-administrateur de la maisonnée, celui à qui incombe la tâche d'organiser

en amont la vie de l'oikos, en vue d'assurer son autosuffisance matérielle. Son pouvoir

est sans partage étant donné qu'Aristote écrit que « toute maison se gouverne

monarchiquement (monarcheitai gar pas oikos) »184 ce qui signifie que les habitants

de l'oikos sont tous soumis au pouvoir du seul maître de maison185. De plus, à la

différence du pouvoir politique qui « s'exerce sur des hommes libres (eleutherôn) et

égaux (isôn) »186, le sien s'exerce sur des hommes et des femmes qui, pour beaucoup,

ne sont pas libres (étant esclaves) et qui, dans tous les cas, lui sont inférieurs.

En tant que gouvernant-administrateur de la maisonnée, le rôle du maître de

maison est de bien exercer l'art de l'oikonomia, qui se ramène ainsi à la conjonction

de deux arts distincts mais complémentaires : celui d'acquérir des ressources (hè

ktètikè) et celui d'en faire usage (to chrèsasthai) au profit de la vie domestique. En

effet, au chapitre IV du livre I de la Politique, Aristote affirme que « l'art d'acquérir la

propriété (hè ktètikè) » est « une partie de l'administration domestique (meros tès

oikonomias) » puisque « sans les ressources indispensables (aneu tôn anagkaiôn) il

est impossible de vivre et de vivre bien (adunaton kai zèn kai eu zèn) »187 et, au

chapitre VIII du même livre, il lance comme une évidence : « quel art (tis), en effet,

utilisera les biens de la maison (estai hè chrèsomenè tois kata tèn oikian), si ce n'est

l'administration domestique (para tèn oikonomikè) ? »188.

184 Ibid., livre I, chapitre VII, §1, 1255b19, p.23.

185 Puisque comme l'écrit Aristote, à l'échelle de la cité, « si un homme exerce seul le pouvoir, c'est un roi (hotan men

autos ephestèkèi, basilikon) », ibid., livre I, chapitre I, §2, 1252a14, p.12.

186 Ibid., livre I, chapitre VII, §1, 1255b20, p.23.

187 Ibid., livre I, chapitre IV, §1, 1253b23-25, p.17.

188 Ibid., livre I, chapitre VIII, §2, 1256a12-13, p.24.

76

b – L'art d'user des ressources (to chrèsasthai)

Au sein de cet art de l'usage, Aristote fait une nouvelle distinction, identifiant deux

manières différentes de faire usage, à partir d'une distinction entre deux types

d'acquis :

« Les instruments proprement dits (ta legomena organa) sont des instruments de

production (poiètika organa esti) ; l'objet de propriété (to ktèma), au contraire, est un

instrument d'action (praktikon). »189

Parmi les ressources qu’acquiert le maître de maison, toutes ne sont pas utiles à la vie

domestique de la même manière. En effet, certaines, le sont par elles-mêmes, tandis

que d'autres ne le sont qu'en tant qu'elles permettent d'acquérir des choses utiles par

elles-mêmes. L'usage des premières, qu'Aristote nomme objets de propriété

(ktèmata), constitue une praxis, c'est-à-dire une activité qui est à elle-même sa

propre fin, ce qui est par exemple le cas lorsqu'on se sert « d'un vêtement et d'un lit

(apo tès esthètos kai tès klinès) on n'en tire que le seul usage (hè chrèsis monon) »190.

L'objet de propriété (ktèma) se conçoit ainsi comme « un instrument utile à la vie (to

ktèma organon pros zôèn esti) »191, comme quelque chose qui a immédiatement un

intérêt vital pour son utilisateur (le nourrir, l'hydrater, le protéger du froid, le

reposer, etc.). Quand à l'usage des secondes, qu'Aristote désigne comme « des

instruments de production (poiètika organa) », il constitue cette fois une poièsis,

c'est-à-dire une activité dont la fin est distincte de l'activité elle-même, cette dernière

n'étant que le moyen de produire une certaine œuvre. Ainsi, « la navette produit

quelque chose (apo tès kerkidos heteron ti ginetai) de plus que son usage propre

(para tèn chrèsin autès) »192 , par exemple lorsque l'on s'en sert pour tisser des

vêtements ou des draps.

Pour comprendre la nature de la relation entre l'art de l'usage pratique (du

grec praxis) et l'art de l'usage poiètique (du grec poièsis), qui participent tout deux de

l'art d'user des ressources et donc de l'oikonomia, un détour par le chapitre 1 du livre

I de l’Éthique à Nicomaque est nécessaire. Aristote y explique en effet la chose

suivante :

189 Ibid., livre I, chapitre VIII, §4, 1254a1-2, p.17.

190 Ibid., 1254a4-5, p.17.

191 Ibid., livre I, chapitre IV, §2, 1253b31, p.17.

192 Ibid., livre I, chapitre VIII, §4, 1254a3-4, p.17.

77

« On observe, en fait, une certaine différence (diaphora) entre les fins (tôn telôn) : les unes

consistent dans des activités (energeiai) [praxeis], et les autres dans certaines œuvres

(erga tina), distinctes des activités elles-mêmes (par'autas) [poièseis], dans ces cas-là les

œuvres (ta erga) sont par nature (pephuke) supérieures (beltiô) aux activités qui les

produisent (tôn energeiôn) »193.

Dans toute poièsis, l'activité productrice est subordonnée à l’œuvre qu'elle façonne, le

processus à sa fin. Or, si la fin réalisée est un instrument de production, comme c'est

le cas lorsque l'on assemble une pelle, l'activité poiètique accomplie débouchera sur

une nouvelle activité poiètique, qui saura exploiter l'objet qu'elle a produit pour

produire autre chose : utiliser la pelle pour creuser les fondations d'une maison par

exemple. Ainsi les poièseis se concatènent t-elles les unes aux autres, chaque

processus productif étant subordonné au processus suivant, jusqu'à ce que soit

produit un objet qui ne soit pas lui-même en vue d'une nouvelle poièsis. Et s'il n'est

pas en vue d'une nouvelle poièsis, c'est nécessairement qu'il est utile par lui-même et

donc qu'il donne lieu à une praxis. Toute poièsis est ainsi, en toute dernière instance,

subordonnée à une praxis, toute production à une utilisation. Aussi faut-il conclure

qu'au sein de l'oikonomia, l'art de l'usage poiètique se trouve subordonné à l'art de

l'usage pratique, l'usage d'instruments de production étant finalement toujours en

vue de la production d'objets de propriété et de leur utilisation, utilisation qui revêt

un intérêt vital immédiat pour l'utilisateur. La finalité de l'oikonomia se donne donc

comme l'utilisation, par les habitants de la maisonnée, des ressources qui ont un

intérêt vital intrinsèque et donnent lieu à une praxis.

Et c'est précisément en vue de produire de telles ressources que le maître de

maison doit acquérir et mettre à profit les instruments de productions parmi lesquels

« les uns sont inanimés (ta men apsucha), les autres animés (ta de empsucha) »194.

Parmi les outils productifs dont il peut se servir, on a donc d'un côté des ustensiles

inertes (apsucha) comme les sarcloirs, les faucilles, les charrues, les métiers à tisser,

les fours, etc... et de l'autre des ustensiles animés (empsucha), c'est-à-dire dotés d'une

âme (hè psuchè), principe immanent de vie et de mouvement. C'est le cas de

193 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre I, chapitre 1, 1094a3-6, p.34-35. Les mots grecs praxeis et poièseis

ont été ajoutés par nous entre crochets.

194 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit, livre I, chapitre IV, §2, 1253b27-28, p.17.

78

« l'esclave (doulos) » et de manière générale de « tout serviteur (pas ho

hupèretès) »195, qu'il soit homme ou femme libre (salarié, femmes de la maison

pratiquant le tissage) ou non, ou même qu'il soit animal (bête de labour). L'ustensile

animé se comprend comme « un instrument précédent les autres instruments

(organon pro organôn)196 », en cela que son rôle est d'user correctement des

ustensiles inertes, en vue de finalités pratiques définies par le maître de maison.

Ainsi, si c'est bien lui qui met en mouvement les ustensiles inertes, l'ustensile animé

n'en reste pas moins lui-même un instrument : celui du maître de maison qui

administre l'oikos. Et c'est un instrument particulièrement commode. En effet, ayant

en lui-même un principe de mouvement (l'âme), il présente l'avantage de pouvoir

mouvoir sans avoir besoin d'être lui-même mu par un moteur extérieur. Cela signifie

que le maître de maison, après avoir donné ses directives, peut s'absenter et vaquer à

d'autres occupations, pendant que son ustensile animé œuvre à sa place. Mais cette

délégation n'est rendue possible que grâce au deuxième grand avantage de l'outil

animé : excepté l'animal, c'est un être ayant une forme de rationalité suffisante pour

comprendre et appliquer les ordres197. Aussi est-il capable de recevoir, par

l'intermédiaire de cette rationalité, la fin de l'action productive telle que pensée par le

maître et de réaliser cette fin en transformant la matière en conséquence.

Par cette délégation de tout ou partie des tâches productives aux ustensiles

animés, l'administration de la maisonnée gagne en efficacité : non seulement de

nombreux ouvrages sont réalisés en même temps, mais en plus cela permet au maître

de maison de se consacrer pleinement à sa tâche propre de gestion en amont et donc

de la réaliser plus parfaitement que s'il devait également s'impliquer dans des

activités productrices.

c – L'art d'acquérir « directement » des ressources

Quand à l'art d'acquisition (hè ktètikè), deuxième art constitutif de

l'oikonomia, dont la finalité est de fournir à la maisonnée des ressources poiètiques

195 Ibid., 1253b32-33, p.17.

196 Ibid., 1253b33, p.17.

197 Pour l'esclave (ho doulos), voir note 182. Aristote écrit en outre qu'il est « complètement dépourvu de la faculté de

délibérer (holôs ouk echei to bouleutikon) », ibid., livre I, chapitre XIII, §7, 1260a12, p.36. (la faculté de délibérer,

to bouleutikon, permet d'agir rationnellement, nous y reviendrons). La femme (hè gunè), de son côté, possède cette

faculté mais cette dernière se trouve mutilée par rapport à celle de l'homme libre, puisqu'elle est « sans [autorité]

(akuron) », ibid.,1260a13, p.36.

79

(instruments de productions) et pratiques (biens utiles par eux-mêmes) nécessaires à

la simple vie de l'oikos, il se subdivise également en plusieurs espèces et sous-espèces.

Dans cette sous-partie, nous nous intéresserons aux arts d'acquisition que nous

qualifierons de « directe »198.

Quelques mots tout d'abord sur notre terminologie. Le qualificatif « directe »

cherche à rendre compte du fait qu'une partie des arts d'acquisition mentionnés par

Aristote décrivent des activités où le maître de maison (secondé par ses instruments

inertes et/ou par ses instruments animés, qui sont comme des prolongements de son

propre corps199) va lui-même chercher ses ressources directement à la source, sans

déléguer cette tâche à un agent extérieur à l'oikos (au contraire des arts d'acquisition

indirecte comme nous le verrons).

L'art d'acquisition directe s'identifie avec ce qu'Aristote appelle l'« art de la

guerre (hè polèmikè) »200, qu'il faut entendre ici comme un art général de la chasse.

En effet, cet art se décline en art de la chasse à l'animal et en art de la chasse à

l'homme puisqu'il « doit se pratiquer (dei chrèstai) à la fois contre les bêtes sauvages

(pros ta thèria) et contre les hommes (kai tôn anthrôpôn), qui nés pour obéir (hosoi

pephukotes archesthai), s'y refusent (mè thelousin) »201.

L'art de la chasse à l'animal permet au maître de maison d'acquérir diverses

ressources d'usage courant, à la fois poiètiques et pratiques, puisque les animaux

sauvages qu'il tue « servent à sa nourriture (tès trophès) et à ses autres besoins (allès

boètheias), pour qu'il en tire soit son habillement (esthès), soit divers instruments

(alla organa) »202. Il est également à noter qu'en fonction de l'environnement qu'il

habite, le maître de maison sera en contact avec certains animaux sauvages plutôt

198 La distinction entre arts « d'acquisition directe » et arts « d'acquisition indirecte » n'est pas d'Aristote mais permet

d'ordonner avantageusement ses propres distinctions et d'éclairer ainsi sa pensée.

199 Aristote explique par exemple que l'esclave est, par rapport au maître, « comme une partie vivante de son corps,

mais séparée (hoion empsuchon ti tou sômatos kechôrismenon de meros) », Politique (livre I et II), op. cit., livre I,

chapitre VI, §10, 1255b11-12, p.22. Cette idée peut-être étendue à tous les instruments animés, avec cette nuance

que l'homme ou la femme libre qui œuvre pour le maître ne lui est organiquement assimilé que pendant la durée de

l'ouvrage : « dans les diverses activités (tais technais) le subordonné (ho hupèretès) joue le rôle d'un instrument (en

organou eidei estin) », ibid., livre I, chapitre IV, §2, 1253b29-30, p.17.

200 Ibid., livre I, chapitre VIII, §12, 1256b23, p.26.

201 Ibid., 1256b24-25, p.26.

202 Ibid., livre I, chapitre VIII, §11, 1256b19-20, p.26.

80

que d'autres et aura ainsi accès à certains types de ressources plutôt que d'autres.

Ainsi, s'il habite « au bord de lacs (limnas), de marais (helè), de rivières (potamous)

ou d'une mer poissonneuse (thalattan) »203, il pourra facilement s'adonner à la pêche,

sinon il chassera plutôt les « oiseaux (ornithôn) » et les « bêtes sauvages (thèriôn

agriôn) »204 terrestres.

L'art de la chasse à l'homme, quand à lui, vise l'acquisition d'un type de

ressources bien précis : les esclaves. Comme nous l'avons vu en II-2-B-a, seule la

réduction en esclavage des êtres humains esclaves par nature est jugée légitime par

Aristote, celle des maîtres par nature étant une violence blâmable faite à l'ordre des

choses. Aussi est-il nécessaire de faire preuve d'un certain « discernement » lorsque

l'on entreprend une chasse de ce genre.

Outre la chasse à l'animal et la chasse à l'homme, on pourrait ajouter au

nombre des arts d'acquisition directe, bien qu'Aristote ne le fasse pas, l'art de la

cueillette (sorte de chasse aux végétaux). En effet, on voit mal au nom de quoi cet art

ne figurerait pas sur la liste, d'autant qu'à l'époque classique la « cueillette de plantes

industrielles »205 était pratiquée en Grèce.

C – De la maisonnée au réseau de maisonnées : la nécessité de l'« acquisition

indirecte »

Ainsi l'administration domestique se conçoit-elle comme la mise en relation,

ordonnée par le maître de maison, d'activités de natures diverses, subordonnées les

unes aux autres, en vue de l'utilisation, par les membres de la maisonnée,

d'acquisitions et de productions permettant le simple-vivre. Cette diversification des

activités est manifestement au service d'un idéal d'autarcie matérielle familiale

(autosuffisance alimentaire via l'exploitation de ses terres, vestimentaire via le tissage

féminin, etc...), qui semble particulièrement cher aux mentalités de l'époque. En effet,

comme l'explique Marie-Claire Amouretti dans un article synthétisant les résultats

d'un important ensemble de recherches menées sur l'agriculture de la Grèce antique

dans les années 80-90 :

203 Ibid., livre I, chapitre VIII, §7, 1256a36-37, p.25.

204 Ibid., 1256a38, p.25.

205 Marie-Claire Amouretti, « L'agriculture de la Grèce antique : bilan des recherches de la dernière décennie », p.69 à

93 de Topoi, revue éditée par MSH MOM Jean Pouilloux, volume 4/1, 1994, p.79.

81

« Ce qui frappe l'historien de l'agriculture lorsqu'il compare la situation de la Grèce

antique à celle d'autres régions méditerranéennes, ce sont deux permanences : d'une part le

nombre élevé des exploitations de petites dimensions (qui peuvent appartenir à un même

propriétaire), d'autre part l'objectif de l'autarcie. »206

Historiquement, le maître de maison décrit par Aristote est avant tout un propriétaire

terrien : il possède des parcelles à l'intérieur ou à l'extérieur de la cité, souvent de

petites dimensions, qu'il exploite grâce à ses esclaves ou à des salariés, fournissant à

sa famille une base de produits agricoles d'usage courant (céréales mais aussi vin,

viande d'élevage, huile ou encore miel). Le Stagirite lui-même constate d'ailleurs la

prépondérance de ce mode de vie organisé principalement autour de l'agriculture,

estimant qu'à son époque « la plupart des hommes (to pleiston genos tôn anthrôpôn)

vivent de la terre (apo tès gès zèi) et des fruits de la culture (kai tôn hèmerôn

karpôn) »207. À Athènes, l'agriculture familiale est à ce point généralisée que « depuis

l'époque de Solon, les Athéniens eux-même avaient l'habitude d'évaluer la richesse

des individus en fonction de la production en blé (ou en équivalent-blé) »208. À cette

activité agricole s'ajoutent les diverses activités d'acquisition directe dont nous avons

parlé, qui viennent fournir un complément de produits utiles à la vie quotidienne,

l'idée étant qu'en combinant toutes ces activités la maisonnée puisse subvenir par

elle-même à ses besoins matériels.

Sauf qu'en réalité, comme le note Amouretti, cet objectif d'autarcie matérielle

familiale « n'est jamais atteint »209. En effet, tandis que certains biens de

consommation sont produits ou acquis en excès par rapport aux besoins vitaux de la

maisonnée, d'autres le sont en défaut. Aussi est-il nécessaire, pour le maître de

maison, d'échanger le surplus de sa production domestique pour acquérir les produits

dont manque son oikos. De l'aveu même d'Aristote, l'échange, est nécessaire pour

« compléter (eis anaplèrôsin) l'autarcie naturelle (tès kata phusin autarkeias) »210.

206 Ibid., p.78.

207 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre VIII, §7, 1256a38-40, p.25.

208 Lucia Nixon et Simon Price, « La dimension et les ressources des cités grecques », p.163 à 200 de La cité grecque

d'Homère à Alexandre, sous la direction d'Oswyn Murray et Simon Price, texte traduit de l'anglais par Franz Regnot,

La Découverte, Paris, 1992, p.176.

209 Marie-Claire Amouretti, art. cit. dans op. cit., p.78.

210 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre IX, §6, 1257a30, p.28.

82

Aussi chaque maisonnée doit-elle finalement, pour être en mesure d'assurer la simple

vie de ses membres, se connecter à d'autres maisonnées, en formant, par le troc,

l'achat et la vente, qui constituent les modes d'« acquisition indirecte », un réseau en

vue d'atteindre l'autosuffisance matérielle à une plus grande échelle. C'est ainsi que

les maisonnées finissent par se regrouper en communautés d'intérêts de plus en plus

vastes et autosuffisantes : en villages (komai) et, par suite, en cités (poleis). Comme

l'écrit Aristote au livre V de l’Éthique à Nicomaque : « C'est (…) l'échange (tèi

metadosei) qui fait la cohésion (summenousin) »211 et, derrière l'échange, « le besoin

(hè chreia), qui est le lien universel (hè panta sunechei) »212 puisqu' « en l'absence de

tout besoin réciproque (hotan mè en chreai ôsin allèlôn), soit de la part des deux

contractants (è amphoteroi), soit seulement de l'un d'eux (è hateros), aucun échange

n'a lieu (ouk allattontai) »213.

La cité apparaît donc comme le cadre au sein duquel la simple vie humaine

s'exerce le plus parfaitement, le nombre des maisonnées et la diversité de leurs

productions étant désormais suffisantes pour assurer à l'ensemble de la communauté

de besoins une autosuffisance matérielle, à travers les échanges. Une fois regroupés

sur un même territoire et en contact les uns avec les autres, les oikoi peuvent adapter

leurs productions les unes par rapport aux autres, afin de mieux répondre aux

besoins du collectif et même se mettre à produire sur des espaces communs, avec une

main d’œuvre commune. En outre, il leur devient également possible de s'organiser

ensemble en vue d'assurer plus efficacement l'approvisionnement en eau de la

communauté, sa santé (embauche de médecins publics214) sa sécurité extérieure

(construction de remparts, constitution d'une armée), ainsi que sa sécurité intérieure

(création d'un système judiciaire).

Mais, comme nous l'avons déjà dit, si la cité se forme « pour permettre de

vivre (ginomenè men oun tou zèn heneken) », elle « existe pour permettre de vivre

bien (ousa de tou eu zèn) »215. Une fois regroupés au sein d'une cité et leur

conservation assurée, les êtres humains ne se sentent pas comblés pour autant. La

perfection de la simple vie ne leur suffit pas : c'est à la perfection de la vie tout court

211 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre V, chapitre 8, 1133a2, p.257.

212 Ibid., 1133a27, p.259.

213 Ibid., 1133b7-8, p.261.

214 Dans le Gorgias de Platon, en 495d-e, Socrate fait mention de tels médecins et donne les critères de leur embauche.

215 Aristote, Politique (livre I – II), §8, 1252b29-30, p.14.

83

qu'ils aspirent. Ainsi, la cité, prenant appui sur la satisfaction de ses besoins

nécessaires, peut désormais se porter vers le Bien, posant le bonheur comme finalité

commune ultime.

84

3 – Le bien-vivre humain

Le bien-vivre spécifique de l'être humain, qui a pour nom bonheur

(eudaimonia), advient donc au sein d'une formation sociale et politique, elle aussi

spécifiquement humaine : la cité (polis), qui peut se porter vers le Bien, grâce à

l'exercice en commun de facultés spécifiquement humaines : la pensée discursive

(dianoia) et la parole symbolique (logos). Aussi, répondre à la question : « bien vivre

est-ce possible pour tout le monde », dans la sphère de l'humain, revient finalement à

se demander si tous les êtres humains liés à la cité ont la possibilité d'accéder au

bonheur, dans quelle mesure les diverses inégalités entre les individus appartenant à

une même communauté restreignent ou empêchent cet accès et dans quelle mesure

Aristote considère qu'il est possible ou même souhaitable de travailler à résorber ces

inégalités.

Toutefois, pour être en mesure de répondre à cette question, il nous faut

préalablement comprendre ce qu'est le bonheur de l'être humain considéré dans

l'idéal, pris absolument, indépendamment de toute communauté au sein de laquelle il

advient plus ou moins parfaitement.

A – Unité et multiplicité du bonheur humain

a – Formule générale du bonheur (eudaimonia)

« Le bien pour l'homme (to anthrôpinon agathon) consiste dans une activité de

l'âme (psuchès energeia) en accord avec la vertu (kat'aretèn), et, au cas de pluralité de

vertus (ei de pleious hai aretai), en accord avec la plus excellente (kata tèn aristèn) et la

plus parfaite (kai teleiotatèn) d'entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie

accomplie jusqu'à son terme (en biôi teleiôi) », car une hirondelle ne fait pas le printemps

(mia gar chelidôn ear ou poiei), ni non plus un seul jour (oude mia hèmera) : et ainsi la

félicité et le bonheur (makarion kai eudaimonia) ne sont pas davantage l’œuvre d'une

seule journée (oude mia hèmera), ni d'un bref espace de temps (oud'oligos chronos). »216

Cette formule aristotélicienne du bonheur (eudaimonia), nous permet de saisir les

caractéristiques principales du bien-vivre humain : il est une certaine activité de

l'âme (psuchès energeia), c'est-à-dire l'exercice de certaines fonctions psychiques,

réalisée excellemment grâce à des dispositions acquises (hexeis) excellentes : les

216 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre I, chapitre 6, 1098a16-20, p.63.

85

vertus (aretai)217 et notamment grâce aux plus excellentes de ces dispositions

excellentes. En outre, cette bonne activité de l'âme doit se déployer sur un temps de

vie suffisamment long, car une vie ne peut-être dite « heureuse » si elle ne l'est qu'un

instant, un jour, un mois ou même un an. Et enfin, comme l'écrit Aristote :

« Si les activités (tôn d'energeiôn) sont les unes nécessaires et désirables en vue d'autres

choses (hai men eisin anagkaian kai di'hetera hairetai), et les autres désirables en elles-

mêmes (hai de kath'hautas), il est clair qu'on doit mettre le bonheur au nombre des

activités désirables en elles-mêmes (dèlon hoti tèn eudaimonian tôn kath'hautas haireton

tina theteon) et non de celles qui ne sont désirables qu'en vue d'autre chose (kai ou tôn

di'allo) : car le bonheur n'a besoin de rien (oudenos gar endeès hè eudaimonia), mais se

suffit pleinement à lui-même (all'autarkès). Or sont désirables en elles-mêmes

(kath'hautas d'eisin hairetai) les activités qui ne recherchent rien d'autre en dehors de leur

pur exercice (aph'hôn mèden epizèteitai para tèn energeian). Telles apparaissent être les

actions conformes à la vertu (hai kat'aretèn praxeis), car accomplir de nobles (kala) et

honnêtes actions (kai spoudaia prattein) est l'une de ces choses désirables en elles-mêmes

(tôn di'hauta hairetôn). »218

Les actes conformes à la vertu qui constituent la vie bonne doivent être désirables en

eux-mêmes, ne pas être en vue d'autre chose, sans quoi le bonheur ne serait pas la fin

ultime de la vie humaine mais simplement une fin intermédiaire. On retrouve ici

l'impératif du comblement du manque constitutif du vivant humain, de l'arrachement

à la mortalité qui délite constamment son existence, par l'accession à un état

d'autarcie au sein duquel la vie se suffit à elle-même, étant devenue à elle-même sa

propre fin.

b – Le bonheur pratique

Or la vie bonne proprement humaine est nécessairement actualisation de ce

que l'homme possède en propre. Il faut donc que l'activité excellente de l'âme qui

constitue le bonheur implique l'usage de la faculté intellectuelle (nous), puisque c'est

la possession de cette faculté qui distingue l'être humain des autres animaux et des

plantes (la dianoia et le logos étant simplement des spécifications de cette faculté) et

217 Comme nous l'avons déjà expliqué dans notre introduction, l'aretè désigne, de manière générale, ce par quoi l'on

excelle. L'aretè de l'âme, très souvent rendue par le français « vertu », est ainsi à comprendre comme un état général

d'excellence des dispositions psychiques de l'être humain. Pour plus en savoir plus sur ce terme, voir note 20.

218 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 6, 1176b2-9, p.541.

86

que cette faculté psychique est la plus excellente. Sauf que l'acte intellectuel tend à

s'identifier avec la vie du dieu qui, nous l'avons vu en I-1, est un pur acte intellectuel,

une contemplation (theôria) éternelle de lui-même qui lui apporte la « jouissance

parfaite et souveraine (to hèdiston kai ariston) »219. Aussi, un bonheur reposant sur

l'exercice de la seule faculté intellectuelle apparaît finalement comme n'ayant rien de

proprement humain.

Malgré cette difficulté, Aristote parvient à dégager un bien-vivre accessible au

seul être humain, qui consiste en un acte conjoint de l'intellect, de la sensation, du

désir et de la faculté motrice. Ce bien-vivre est bonheur pratique, perfection de

l'action humaine (praxis), qui est le seul mouvement à résulter d'une activité

commune de l'intellect, de facultés psychiques liées au corps (sensation, motricité,

désir) et du corps lui-même (le mouvement animal ne mettant en œuvre aucun acte

intellectuel et l'acte du dieu ne mettant en œuvre aucun autre acte que l'acte

intellectuel). En vivant heureux de cette manière, l'être humain se révèle donc animal

et dieu à la fois et donc aussi ni l'un ni l'autre : « corde tendue entre la bête et le

surhumain »220.

Concrètement, cette vie bonne pratique se conçoit comme une activité de l'âme

et du corps en accord avec un certain type de vertus qu'Aristote nomme « pratiques

(praktikôn aretôn) »221. Cette activité se déploie « dans la sphère de la politique (en

tois politikois) ou de la guerre (è en tois polemikois) »222, tels « les actes justes

(dikaia), (…) ou courageux (andreia), et tous les autres actes de vertu (kai ta alla ta

kata tas aretas), nous les pratiquons dans nos relations les uns avec les autres (pros

allèlous prattomen), quand, dans les contrats (en sunallagmasi), les services rendus

(kai chreias) et les actions les plus variées (kai praxesi pantoiais) ainsi que dans nos

passions (en te tois pathesi), nous observons fidèlement ce qui doit revenir à chacun

(diatèrountes to prepon) »223. Ce bonheur n'est donc pas accessible à un être humain

esseulé : les actions conformes aux vertus pratiques dans lesquelles il consiste ne

peuvent se déployer qu'au sein d'une communauté politique. Les actes justes, par

219 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1072b24, p.177-178.

220 Voir note 118.

221 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 7, 1177b6, p.547.

222 Ibid., 1177b6-7, p.547.

223 Ibid., livre X, chapitre 8, 1178a10, p.552.

87

exemple, adviennent toujours dans une relation à autrui : on n'est jamais juste en

acte tout seul, mais envers quelqu'un. Ainsi, la vie bonne pratique s'identifie

finalement à une participation excellente aux affaires de la cité, l'implication au sein

de la communauté politique étant l'occasion de la mise en œuvre conjointe des

facultés intellectuelle, motrice, désirante et sensorielle, en accord avec les vertus

pratiques, l'occasion pour l'excellence proprement humaine de se manifester.

Sauf que ce bonheur proprement humain, parce qu'il met en œuvre une

pluralité de facultés psychiques ainsi que le corps, n'atteint qu'un état d'autarcie

imparfaite : s'il est vrai que les actions en accord avec les vertus pratiques sont

recherchées pour leur noblesse intrinsèque et apparaissent donc comme désirables

par elles-mêmes, leur exécution « requiert le secours de multiples facteurs (pollôn

deitai), et plus les actions sont grandes et nobles (hosôi an meizous ôsi kai kallious),

plus ces conditions sont nombreuses (pleionôn) »224. L'agir vertueux qui constitue le

bonheur pratique se trouve dépendant de la réunion d'un certain nombre de

conditions matérielle :

« L'homme libéral (tôi eleutheriôi), en effet, aura besoin d'argent (deèsei chrèmatôn) pour

répandre ses libéralités (pros to prattein ta eleuthéria), et par suite l'homme juste (kai tôi

dikaiôi) pour rétribuer les services qu'on lui rend (eis tas antapodoseis) (…) ; de son côté

l'homme courageux (tôi andreiôi) aura besoin de force (dunameôs), s'il accomplit

quelqu'une des actions conformes à sa vertu (eiper epitelei ti tôn kata tèn aretèn), et

l'homme tempérant (tôi sôphroni) a besoin d'une possibilité de se livrer à l'intempérance

(exousias). Autrement, comment ce dernier, ou l'un des autres dont nous parlons pourra t-il

manifester sa vertu (pôs gar dèlos estai è houtos è tôn allôn tis) ? »225

L'excellence pratique est ainsi suspendue à quantité d'autres choses qu'elle-même,

sans lesquelles il lui est impossible d'être effective. De ce point de vue, la vie bonne

proprement humaine est donc bien loin de la parfaite autarcie du dieu, capable d'agir

excellemment à l'infini et continuellement, quel que soit l'état matériel du kosmos.

c – Le bonheur contemplatif

Ainsi, parce que le bonheur pratique présente de nombreuses insuffisances,

Aristote encourage l'être humain à dépasser sa condition propre, dans la mesure du

224 Ibid., 1178b2-3, p.554.

225 Ibid., 1178a28-33, p.554.

88

possible, afin de jouir d'une vie bonne apparentée à l'existence divine :

« Une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine (ho de toioutos an eiè

bios kreittôn è kat'anthrôpon) : car ce n'est pas en tant qu'homme qu'on vivra de cette

façon (ou gar hèi anthrôpos estin houtô biôsetai), mais en tant que quelque élément divin

est présent en nous (all'hèi theion ti en autôi huparchei). Et autant cet élément est

supérieur au composé humain (hoson de diapherei touto tou sunthétou) {âme liée à un

corps}, autant son activité est elle-même supérieure à celle de l'autre sorte de vertu

(tosouton kai hè energeia tès kata tèn allèn aretèn) {l'activité en accord avec les vertus

pratiques}. Si donc l'intellect est quelque chose de divin par comparaison avec l'homme

(ei dè theion ho nous pros ton anthrôpon), la vie selon l'intellect est également divine

comparée à la vie humain (kai ho kata touton bios theios pros ton anthrôpinon bion). Il ne

faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l'homme (ou chrè de kata tous parainountas

anthrôpina), parce qu'il est homme (anthrôpon onta), de borner sa pensée aux choses

mortelles (phronein oude thnèta ton thnèton), mais l'homme doit, dans la mesure du

possible, s'immortaliser (all'eph'hoson endechetai athanatizein) et tout faire pour vivre

selon la partie la plus noble qui est en lui (kai panta poiein pros to zèn kata to kratiston

tôn en hautôi) ; car même si cette partie est petite par sa masse (tôi ogkôi mikron esti), par

sa puissance (dunamei) et sa valeur (timiotèti) elle dépasse de beaucoup tout le reste (pollu

mallon pantôn huperechei). On peut même penser que chaque homme s'identifie avec

cette partie même (doxeie d'an kai einai hekastos touto), puisqu'elle est la partie

[maîtresse] de son être (eiper to kurion), et la meilleure (kai ameinon) »226.

La faculté intellectuelle (nous) constitue la partie la plus excellente de l'être humain

et son activité séparée (la contemplation, theôria, acte de connaître scientifiquement)

en accord avec sa vertu propre (la sagesse, sophia) : le bonheur humain le plus grand.

La vie bonne pratique, si elle est proprement humaine, est aussi seulement humaine,

œuvre excellente de l'âme et du corps humains certes, mais œuvre de mortel. Aussi,

l'être humain qui aspire à l'immortalité, au comblement de son manque à être le plus

plein, cherchera t-il plutôt à dépasser sa condition et à assimiler sa vie à celle du dieu,

grâce à une pratique excellente de la contemplation. Très paradoxalement, pour

devenir le plus parfaitement humain donc, il faut faire l'effort de se déshumaniser ou,

plus exactement, de se surhumaniser. En dédoublant le bien-vivre humain, c'est l'être

humain lui-même qu'Aristote dédouble : l'identifiant tantôt à ce qui lui est propre,

226 Ibid., livre X, chapitre 7, 1177b26-1178a3, p.549-551. Deux petits commentaires ont été intégrés entre accolades à

même le texte. Une modification a été apportée à la traduction et est indiquée entre crochets.

89

c'est-à-dire à son intellect en tant que celui-ci est l'intellect d'une âme liée à un corps,

et tantôt à ce qu'il y a de meilleur en lui et le rend semblable au divin, c'est-à-dire à

son intellect seul.

En s'exerçant indépendamment des facultés de l'âme liées au corps et

indépendamment du corps lui-même, l'intellect arrache ainsi temporairement l'être

humain à sa matérialité, à ce qui, en lui, renferme toujours une « puissance

(dunaton) d'être et de ne pas être (kai einai kai mè einai) »227 et l'ouvre au manque et

à la mortalité. Et parmi les étants contemplés, ceux dont l'existence est indépendante

de toute matérialité (le dieu-Bien), ou quasiment (les astres), et qui sont

incorruptibles, font l'objet d'une activité intellectuelle plus excellente et sont la source

d'un bonheur plus parfait, que ceux qui ont une matière et qui sont corruptibles

(comme les plantes ou les animaux). Comme l'écrit Aristote :

« Parmi les substances constituées par nature (tôn ousiôn hosai phusei sunestasi), les unes,

inengendrées (agenètous) et incorruptibles (aphthartous), existent pour absolument toute

l'éternité (ton hapanta aiôna), tandis que les autres ont part à la génération (metechein

geneseôs) et à la corruption (kai phtoras). […] Chacune des deux études a son charme

(echein d'hekatera charin). Même si, en effet, nous les atteignons fort peu (kata mikron

ephaptometha) [car ils sont loin de nous et plus difficiles à observer], la connaissance des

êtres éternels (tou gnôrizein), du fait de sa valeur (dia tèn timiotèta), donne plus de plaisir

(hèdion) que celle d'absolument tous les êtres qui sont près de nous (è ta par'hèmin

hapanta), comme aussi le fait d'apercevoir n'importe quelle petite partie des êtres aimés

(hôsper kai tôn erômenôn to tuchon kai mikron morion katidein) est plus agréable (hèdion

estin) que de voir avec précision beaucoup d'autres choses (è polla hetera kai megala

di'akribeias idein). »228

La contemplation théologique (ayant pour objet le dieu) est donc plus excellente que

la contemplation astronomique (ayant pour objet les étants incorruptibles par delà la

lune), elle-même plus excellente que la contemplation physique (ayant pour objet les

étants changeants et périssables qui nous entourent), la preuve en est que le plaisir

intellectuel qui résulte de la première est plus grand que celui qui résulte de la

227 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Θ, chapitre 8, 1050b12, p.63.

228 Aristote, Parties des animaux, op. cit., livre I, chapitre 5, 644b22-35, p.129. Un petit commentaire a été intégré à

même le texte et indiqué entre crochets.

90

seconde, qui est lui-même plus grand que celui qui résulte de la troisième229. Une

activité dépouillée de matérialité, s'exerçant sur un objet lui-même dépouillé de

matérialité, arrache la vie humaine, le temps de sa réalisation, à ce par quoi la

mortalité et le manque adviennent en elle (la matière, hulè). Aussi est-elle la source

du bonheur humain le plus parfait.

Cette distanciation vis à vis de la matérialité, et donc vis à vis du corps,

qu'opère l'activité intellectuelle séparée, permet également à l'être humain de se

« livrer à la contemplation d'une manière plus continue qu'en accomplissant

n'importe quelle action (theôrein dunametha sunechôs mallon è prattein

hotioun) »230. Puisque la contemplation sollicite le moins le corps elle produit peu de

fatigue et peut donc se prolonger plus longtemps que les autres activités (mais pas

éternellement, car il faut parfois s'interrompre pour se nourrir, se reposer de la veille

prolongée, ou encore s'occuper d'affaires de mortels231). En outre, comme l'écrit

Aristote :

« Ce qu'on appelle [l'autarcie] (hè autarkeia) appartiendra au plus haut point à l'activité de

contemplation (peri tèn theôrètikèn malist'an eiè) : car s'il est vrai qu'un homme sage

(sophos), un homme juste (dikaios), ou tout autre possédant une autre vertu (hoi loipoi),

ont besoin des choses nécessaires à la vie (deontai tôn pros to zèn anagkaiôn), cependant,

une fois suffisamment pourvu des biens de ce genre (tois toioutois hikanôs

kechorègèmenôn), tandis que l'homme juste a encore besoin de ses semblables, envers

lesquels ou avec l'aide desquels il agira avec justice (ho men dikaios deitai pros hous

dikaiopragèsei kai meth'hôn) (et il en est de même pour l'homme tempéré (homoiôs de kai

ho sôphrôn), l'homme courageux (kai ho andreios) et chacun des autres (kai tôn allôn

229 Rappelons qu'Aristote conçoit le plaisir comme advenant de surcroît au terme d'une activité excellemment

accomplie. Plus l'activité est excellente, donc, plus elle produit de plaisir.

230 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 7, 1177a21-22, p.546.

231 Aristote écrit en effet que « le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure (deèsei tès ektos euèmerias),

puisqu'il est un homme (anthrôpôi onti) : car la nature humaine (hè phusis) ne se suffit pas pleinement à elle-même

(ou autarkès) pour l'exercice de la contemplation (pros to theôrein), mais il faut aussi que le corps soit en bonne

santé (alla dei kai to sôma hugiainein), qu'il reçoive de la nourriture et tous autres soins (kai trophèn kai tèn loipèn

therapeian huparchein). Cependant, s'il n'est pas possible (ei mè endechetai) sans l'aide des biens extérieurs (aneu

tôn ektos agathôn) d'être parfaitement heureux (makarion einai), on ne doit pas s'imaginer pour autant que l'homme

aura besoin de choses nombreuses et importantes pour être heureux (ou mèn oièteon ge pollôn kai megalôn

deèsesthai ton eudaimonèsonta) […] Il suffit d'avoir la quantité de moyens strictement exigés par l'action vertueuse

(hikanon de tosauth'huparchein) », Ibid., livre X, chapitre 9, 1178b33-1179a8, p.556-557.

91

hekastos)), l'homme sage (ho sophos), au contraire, fût-il laissé à lui-même (kath'hauton

ôn), garde la capacité de contempler (dunatai theôrein), et il est même d'autant plus sage

qu'il contemple dans cet état davantage (kai hosôi an sophôteros èi mallon). Sans doute

est-il préférable pour lui d'avoir des collaborateurs (beltion d'isôs sunergous echôn), mais

il n'en est pas moins l'homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même (all'homôs

autarkestatos). Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même (an autè

monè di'hautèn agapasthai) : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l'acte même de

contempler (ouden gar ap'autès ginetai para to théôrèsai), alors que des activités

pratiques nous retirons un avantage plus ou moins considérable à partir de l'action elle-

même (apo de tôn praktikôn è pleion è elatton peripoioumetha para tèn praxin). »232

À la différence des activités en accord avec les vertus pratiques, qui sont accomplies

en vue d'elles-mêmes (étant nobles et désirables en elles-mêmes) et en même temps

en vue de leurs effets (l'homme juste veut produire la justice dans la cité, l'homme

courageux veut gagner ses combats, etc.), la contemplation n'est accomplie qu'en vue

d'elle-même, étant absolument désirable. De plus, l'acte contemplatif, peut être

accompli par un être humain seul et nécessite peu de prérequis matériels

(simplement de quoi assurer la simple vie du sage), alors que, nous l'avons vu, les

activités pratiques ne peuvent s'accomplir sans la présence d'autrui et se trouvent

également dépendantes de la réunion d'autres conditions matérielles (on ne peut agir

libéralement sans posséder le l'argent, ni courageusement sans avoir de la force par

exemple). Pour toutes ces raisons, la contemplation apparaît comme l'activité

vertueuse la plus autarcique, se suffisant bien davantage à elle-même que les activités

vertueuses pratiques. C'est donc dans le bonheur contemplatif que la vie humaine

atteint son plus haut degré de plénitude et devient à elle-même sa propre fin.

Enfin, puisque l'activité contemplative est la plus excellente et la plus continue,

l'être humain qui participe au bien-vivre contemplatif est également celui qui éprouve

les plaisirs les plus intenses et les plus durables :

« L'activité selon la sagesse (hè kata tèn sophian) est, tout le monde le reconnaît

(homologoumenôs), la plus plaisante des activités conformes à la vertu (hèdistè de tôn

kat'aretèn energeiôn) »233.

Il est intéressant de noter qu'Aristote retrouve ici, par une voie différente, une

232 Ibid., 1177a27-1177b4, p.546-547.

233 Ibid., 1177a23-25, p.546.

92

conclusion platonicienne : les objets intellectuels sont ceux qui comblent le mieux

l'être humain et lui procurent « un plaisir (hèdonès) ferme et pur (bebaiou te kai

katharas) »234.

Les théories de Platon relatives au bonheur reposent, en effet, sur des postulats

et des développements assez différents de ceux du Stagirite. Pour le fondateur de

l'Académie, la partie rationnelle de l'âme (logistikon) est la seule à survivre à la mort

du corps et existait, à l'origine, indépendamment des autres parties de l'âme (la partie

ardente ou thumoeides et la partie appétitive ou epithumètikon) et du corps. En vertu

de sa théorie de la métempsychose, ces âmes rationnelles se sont incarnées dans des

corps humanoïdes, oubliant, au cours de ce processus, toutes les vérités de l'univers

dont elles avaient acquis la connaissance alors qu'elles étaient encore séparées de tout

élément mortel :

« Après avoir mélangé le tout (sustèsas de to pan), [le dieu artisan du kosmos] divisa le

mélange en autant d'âmes qu'il y a d'astres (dieilen psuchas isarithmous tois astrois), et il

affecta chaque âme à un astre (eneimen th'hekastèn pros hekaston). Et, y ayant fait monter

les âmes comme sur un char (kai embibasas ôs es ochèma), il leur révéla la nature de

l'univers (tèn tou pantos phusin edeixen), et leur exposa les lois de la destinée (nomous te

tous heimarmenous eipen autas) : […] il fallait (deoi) que, disséminées dans les

instruments du temps {c'est-à-dire les corps périssables}, chacune dans celui qui lui

convenait (spareisas autas eis ta prosèkonta hekastais hekasta organa chronôn), l'âme

devint la créature qui, parmi les vivants, vénérât le plus les dieux (phunai zôiôn to

theosebestaton) […]. Maintenant, chaque fois que, en vertu de la nécessité, une âme

viendrait s'implanter en des corps (hopote dè sômasin emphuteutheien ex anagkès), et que

des parties s'ajouteraient au corps où ces âmes seraient incarnées, tandis que d'autres

parties s'en détacheraient, un certain nombre de facteurs devraient intervenir dans la nature

humaine (kai to men prosioi to d'apioi tou sômatos autôn) : d'abord la sensation devrait de

toute nécessité apparaître (prôton men aisthèsin anagkaion eiè), la même pour tous les

vivants (mian pasin), mise en branle par des impressions violentes, connaturelle (ek biaiôn

pathèmatôn sumphuton gignesthai) ; en second lieu (deuteron), le désir (erôta), un

mélange de plaisir et de souffrance (hèdonèi kai lupèi memeigmenon) ; et en outre, la

crainte (phobon), la colère (thumon) et toutes les affections qui s'ensuivent et toutes celles

qui sont d'une nature contraire (hosan te hepomena autois kai hoposa enantiôs pephuke

234 Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 586a, p.1756.

93

diestèkota). »235

Cet extrait du Timée nous montre bien que, contrairement à la partie rationnelle, les

autres éléments psychiques (sensation, désir, émotivité) sont liés au corps et ne

s'ajoutent à la rationalité qu'une fois que celle-ci s'est incarnée. Une lutte pour la

domination de l'âme entière, nouvellement formée, s'engage alors entre ses parties

hétérogènes, unies à l'issue de cette métempsychose.

Et c'est la partie rationnelle, immortelle et divine, qui doit l'emporter :

« Dominer ces éléments serait vivre dans la justice (hôn ei men kratèsoien dikèi

biôsointo), et être dominé par eux, vivre dans l'injustice (kratèthentes de adikiai). »236

Pour Platon, la justice (dikaiosunè) est ce qui rend la vie du composé humain, fait

d'une âme capable de raisonner et d'un corps, excellente. En effet, elle est la vertu de

l'âme complète, celle qui apporte l'excellence et l'harmonie à la totalité du composé

psychique, étant à la fois perfection de chaque partie et perfection de leurs rapports.

De manière ramassée, on peut la définir comme « ce fait de s'occuper de ses tâches

propres (to ta hautou prattein) »237 exigence qui, si l'on développe, implique que

« l'homme juste n'autorise aucune partie de de lui-même à réaliser des tâches qui lui

sont étrangères (mè easanta tallotria prattein hekaston en hautôi), qu'il ne laisse pas

les classes qui existent dans son âme se disperser dans les tâches les unes des autres

(mède polupragmonein pros allèla ta en tèi psuchèi genè), mais qu'il établisse au

contraire un ordre véritable des tâches propres (alla tôi onti ta oikeia eu themenon),

qu'il se dirige lui-même (arxanta auton hautou) et s'ordonne lui-même (kai

kosmèsanta), qu'il devienne un ami pour lui-même (kai philon genomenon heautôi),

qu'il harmonise les trois <principes> existant en lui (kai sunarmosanta tria onta)

exactement comme on le fait des trois termes d'une harmonie musicale (hôsper

horous treis harmonias atechnôs) – le plus élevé (neatès), le plus bas (hupatès) et le

moyen (mesès), et d'autres s'il en existe dans l'intervalle (kai ei alla atta metaxu

tugchanei onta) -, qu'il lie ensemble tous ces <principes> de manière à devenir, lui

qui a une constitution plurielle, un être entièrement unifié, modéré et en harmonie

(panta tauta sundèsanta kai pantapasin hena genomenon ek pollôn sôphrona kai

235 Platon, Timée, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes, op. cit, 41d-42b, p.2000.

236 Ibid., 42b, p.2000.

237 Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres complètes, op. cit. livre IV, 433a, p.1596.

94

hèrmosmenon) »238. Dans une âme parfaitement juste, chaque partie réalise

excellemment sa fonction propre et tient sa place au sein du composé : la partie

rationnelle de l'âme (logistikon) a atteint la sagesse (sophia), c'est-à-dire « la

connaissance de ce qui est le bien de chacun (epistèmèn tou sumperontos hekastôi),

autant de la partie que du tout composé de ces trois principes joints ensemble (te kai

holôi tôi koinoî sphôn autôn triôn ontôn) »239, aussi commande t-elle aux autres

parties pour leur bien, le sien propre et celui de l'âme entière ; la partie ardente

(thumoeides) quand à elle, a développé son courage (andreia), c'est-à-dire sa capacité

à « maintenir (diasôizèi), nonobstant les peines et les plaisirs (dia te lupôn kai

hèdonôn), ce qui est promulgué par la raison (to hupo tôn logôn paraggelthen)

concernant ce qui est à craindre (deinon) et ce qui ne l'est pas (te kai mè) »240 et est

ainsi devenue l'auxiliaire fiable et vigoureuse de la partie rationnelle ; enfin, la partie

appétitive (epithumètikon) se laisse désormais guider par les deux autres comme il se

doit, désirant ce qui a été rationnellement identifié comme bon et fuyant ce qui a été

rationnellement identifié comme mauvais, ce qui apporte la modération

(sôphrosunè) à l'âme entière, définie comme « l'amitié (tèi philiai) et (...) la concorde

(kai sumphôniai) entre ces trois principes, lorsque le principe qui dirige (to archon)

et ceux qui sont dirigés (tô archomenô) s'accordent pour reconnaître que le principe

rationnel doit commander (to logistikon homodoxôsi dein archein) et que les

principes dirigés n'entrent pas en conflit avec lui (kai mè stasiazôsin autôi) »241.

Mais si l'être humain, chez Platon, a à rendre la totalité hétérogène de son âme

excellente, c'est-à-dire juste, c'est surtout parce qu'il s'agit du seul moyen de

préserver la partie rationnelle divine des éléments mortels auxquels elle a été associée

à la suite de la métempsychose, d'éviter que sa perfection originelle ne s’abîme au

contact d'éléments imparfaits. L'excellence proprement mortelle n'est donc pas la fin

ultime de la vie humaine, elle sert surtout à préparer l'évasion de « l’œil de l'âme (to

tès psuchès omma), enfoui dans quelque bourbier barbare (katorôrugmenon en

borborôi barbarikôi tini) »242, sa séparation d'avec le corps et les autres parties de

238 Ibid., 443d-e, p.1609.

239 Ibid., 442c, p.1608.

240 Ibid., 442c, p.1608.

241 Ibid., 442c-d, p.1608.

242 Ibid., livre VII, 533d, p.1699.

95

l'âme périssables (ardente et appétitive) après la mort. Comme le dit Socrate dans le

Phédon :

« Si vraiment l'âme est immortelle (eiper hè psuchè athanatos), elle réclame certainement

qu'on prenne soin d'elle (epimeleias dè deitai) non seulement pour ce temps que dure ce

que nous appelons vivre (ouch huper tou chronou toutou monon en hôi kaloumen to zèn),

mais pour la totalité du temps (all'huper tou pantos), et il y aurait dès lors, semble t-il, un

risque terrible à ne pas prendre soin d'elle (kai ho kindunos nun dè kai doxeien an deinos

einai ei tis autès amelèsei). Car si la mort nous séparait de tout (ei men gar èn ho thanatos

tou pantos apallagè), quelle bonne affaire ce serait pour les méchants (hermaion an èn

tois kakois) ! Une fois morts, ils seraient à la fois séparés de leur corps et, avec leur âme,

de la méchanceté qui est la leur (apothanousi tou te sômatos ham'apèllachthai kai tès

hautôn kakias meta tès psuchès). En réalité, puisque l'âme est manifestement immortelle

(nun d'epeidè athanatos phainetai ousa), il ne peut y avoir pour elle d'autre moyen de fuir

ce qui est mauvais ni d'autre salut que de devenir la meilleure et la plus sensée possible

(oudemia an eiè autèi allè apophugè kakôn oude sôtèria plèn tou hôs beltistèn te kai

phronimôtatèn genesthai). »243

Or préparer cette évasion n'est pas sans procurer un certain bien-vivre supérieur à

l'être humain qui consacre son temps de vie à « s'assimiler au dieu dans la mesure du

possible (homoiôsis theôi kata to dunaton) »244, en prenant le plus grand soin de sa

partie rationnelle, ayant compris que cette dernière est son constituant le plus

précieux et le plus permanent :

« L'homme qui a mis tout son zèle à acquérir la connaissance et à obtenir des pensées

vraies (tôi de peri philomathian kai peri tas alètheis phronèseis espoudakoti), celui qui a

exercé surtout cette partie de lui-même (kai tauta malista tôn hautou gegumnasmenôi), il

est absolument nécessaire, je suppose, qu'il ait des pensées immortelles et divines

(phronein men athanata kai theia), si précisément il atteint à la vérité (anper alètheias

ephaptètai) ; que, dans la mesure, encore une fois, où la nature humaine est capable

d'avoir part à l'immortalité (kath'hoson d'au metaschein anthrôpinèi phusei athanasias

endechetai), il ne lui en échappe pas la moindre parcelle (toutou mèden meros

apoleipein) ; enfin que, puisqu'il ne cesse de prendre soin de son élément divin (aei

therapeuonta to theion) et qu'il maintient en bonne forme le démon qui en lui partage sa

243 Platon, Phédon, texte traduit par Monique Dixsaut dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 107c-d, p.1229-1230.

244 Platon, Théétète, texte traduit par Michel Narcy dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 176b, p.1933.

96

demeure (echonta te auton eu kekosmèmenon ton daimona sunoikon heautôi), il soit

supérieurement heureux (diapherontôs eudaimonia einai). »245

Si prendre soin de sa partie rationnelle suppose de la préserver de la mauvaise

influence des éléments mortels avec lesquels elle est en contact, cela implique

également de la perfectionner, autant que le permet l'humaine condition, en la

mettant en présence de ce qui lui est semblable : des pensées vraies et divines,

valables éternellement. On se souvient, en effet, que dans son état de perfection

initial, l'âme rationnelle avait une parfaite connaissance des vérités de l'univers, mais

que ces dernières ont été oubliées lors de son incarnation. Aussi est-elle en manque

de cette perfection épistémique perdue et cherche t-elle à la retrouver à même la vie

humaine, à même la mortalité, par la pratique de la dialectique philosophique. Ainsi,

chez Platon, plus la réminiscence est complète, plus l'état de la portion divine de

l'âme humaine est excellent et plus le mortel humain, juste par ailleurs, est heureux.

Pour Platon, comme pour Aristote, c'est donc bien la saisie d'objets

intellectuels ou rationnels, d'objets de pensée, qui constitue le bien-vivre humain le

plus parfait, même si les modalités de cette saisie et les raisons qui la motivent

diffèrent chez l'un et chez l'autre. Et ce fait n'est pas vraiment surprenant car, à bien y

regarder, le maître et l'élève partagent des postulats décisifs, qui orientent leurs

efforts pour penser le bonheur humain dans la même direction : l'un comme l'autre

posent une équivalence entre « vivre bien » et « faire œuvre d'immortel dans la

mesure du possible » et l'un comme l'autre reconnaissent un caractère divin à la

faculté psychique qui permet la pensée. De là à faire dépendre le bien-vivre humain

de l'exercice de cette dernière, il n'y a qu'un pas.

B – La vertu (arètè) humaine

Comme nous l'avons-vu, le bonheur, tel que pensé par Aristote, qu'il soit

pratique ou contemplatif, se trouve être la manifestation d'un certain état

d'excellence de l'âme humaine, qui permet de bien exercer des actions (praxeis) ou

une activité purement intellectuelle. Et cet état d'excellence se ramène à la possession

d'un certain nombre de vertus (aretai), c'est pourquoi comprendre la nature du bien-

245 Platon, Timée, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 90b-c, p.2048. On notera à la

fin de l'extrait un jeu de mot par lequel Platon rapproche le bon état (eu) du daimôn (entité intermédiaire entre les

dieux et les humains) de l'être humain, c'est-à-dire de sa partie rationnelle, et son bonheur (eu-daimonia).

97

vivre humain aristotélicien ne va pas sans éclairer également la notion de vertu

humaine. Nous précisons ici « humaine », car au sens large, la vertu désigne ce qui

est à l'origine du bon état de quelque chose et lui permet de bien exercer sa fonction

propre :

« Toute « vertu » (pasa aretè), pour la chose dont elle est « vertu » (hou an èi aretè), a

pour effet à la fois de mettre la chose dans un bon état (auto te eu echon apotelei) et de lui

permettre de bien accomplir son œuvre propre (kai to ergon autou apodidôsin) : par

exemple, la « vertu » de l’œil rend l’œil et sa fonction également parfaits (hoion hè tou

ophthalmou aretè ton te ophthalmon spoudaion poiei kai to ergon autou), car c'est par la

vertu de l’œil que la vision s'effectue en nous comme il faut (tèi gar tou ophthalmou aretèi

eu horômen). De même la « vertu » du cheval (homoiôs hè tou hippou aretè) rend un

cheval à la fois parfait en lui-même et bon pour la course (hippon te spoudaion poiei kai

agathos dramein), pour porter son cavalier et faire face à l'ennemi (kai enegkein ton

epibatèn kai meinai tous polemious) »246.

Toutes les vertus sont, par ailleurs, conçues comme des hexeis, des

dispositions acquises à la suite d'une habituation physique ou intellectuelle

(apprentissage). Devenir vertueux par l'acquisition de nouvelles dispositions ne

constitue en aucun cas une altération de sa nature mais plutôt un perfectionnement

de celle-ci, par lequel on se surachève en devenant au plus haut point ce que l'on est :

« Ni la vertu (oute hè aretè), ni le vice (oute hè kakia) ne sont des altérations (alloiôsis) :

la vertu est un certain achèvement (all'hè men aretè teleiôsis tis) (en effet, quand une

chose reçoit sa vertu propre (hotan gar labèi tèn heautou aretèn), alors on la dit, chaque

fois, achevée (tote legetai teleion hekaston), car c'est alors qu'elle est le plus conforme à sa

nature (tote gar malista esti to kata phusin) ; par exemple, un cercle est achevé (hôsper

kuklos teleios) quand on a tracé un cercle, et le mieux possible (hotan malista genètai

kuklos kai hotan beltistos)) »247.

Comme nous l'a montré l'extrait du livre II de l’Éthique à Nicomaque que nous

avons d'abord cité, on peut parler de la vertu d'une partie (d'un organe comme l’œil),

mais aussi de la vertu d'un tout (d'un animal comme le cheval). Aussi y a t-il un sens à

parler d'état de vertu global de ce tout composé qu'est l'être humain :

246 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit. livre II, chapitre 5, 1106a15-21, p.109.

247 Aristote, Physique, tome 2 (livres V – VIII), op. cit., livre VIII, chapitre 3, 246a12-16, p.80.

98

« La vertu de l'homme (hè tou anthrôpou aretè) ne saurait être qu'une disposition (hè

hexis) par laquelle un homme devient bon (aph'hès agathos anthrôpos ginetai) et par

laquelle aussi son œuvre propre sera rendue bonne (kai aph'hès eu to heautou ergon

apôdosei). »248

Cet état de vertu global est ce qui met l'être humain, dans son entier, dans un bon

état, l'accomplit parfaitement et, ce faisant, le rend capable de bien réaliser les

activités qui lui sont propres, à savoir les activités pratiques et contemplatives249 et

donc d'accéder au bonheur.

Or la vertu de ce tout qu'est l'être humain résulte, pour Aristote, de la vertu des

différentes dimensions de son âme. C'est pourquoi comprendre ce qu'est la vertu

humaine, nécessite de comprendre ce que sont les multiples vertus spécifiques de ses

facultés psychiques.

a – Les vertus pratiques

Les vertus pratiques sont, comme nous l'avons dit un peu plus tôt, les vertus

qui rendent l'action humaine (praxis) excellente et permettent à l'être humain

d'atteindre son bien-vivre le plus propre (mais pas le plus aboutit) : le bonheur

pratique. Au sein de cet ensemble d'excellences pratiques on peut distinguer entre un

certain nombre de vertus éthiques (aretai èthikai) courage, modération, libéralité,

etc.) et une vertu intellectuelle (aretè dianoètikè) : la prudence (phrônesis)250. Pour

bien comprendre le rôle que jouent ces différentes vertus dans l'âme humaine afin de

rendre l'action excellente, il nous faut d'abord saisir ce qu'est l'action humaine et voir

comment elle articule, notamment, la mise en œuvre des facultés intellectuelle,

désirante et motrice.

La mise en branle du processus de l'agir humain commence dès lors qu'une fin

désirable a été déterminée, non pas par la sensation (aisthèsis) ou l'imagination

(phantasia) comme dans le cas des mouvements des autres animaux251, mais par

248 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit. livre II, chapitre 5, 1106a22-24, p. 110.

249 Comme on l'a vu, l'activité contemplative n'est pas vraiment propre à l'homme, puisqu'elle est également exercée

par le dieu, toutefois il s'agit de l'activité la plus excellente qu'un être humain puisse exercer.

250 La distinction entre vertus éthiques (aretai èthikai) et vertus intellectuelles (aretai dianoètikai) apparaît au livre I de

l’Éthique à Nicomaque en 1103a3-7.

251 Par ailleurs, l'être humain peut aussi se mouvoir comme le reste des animaux, conduit par sa sensibilité ou par son

99

l'intellect (nous). En effet, « ce que l'affirmation et la négation sont dans la pensée

(esti d'hoper en dianoiai kataphasis kai apophasis), la recherche et l'aversion le sont

dans l'ordre du désir (tout'en orexei diôxis kai phugè) »252. Ce qui est affirmé comme

bon à l'issue d'un examen intellectuel devient aussi immédiatement l'objet d'un désir

correspondant qu'Aristote nomme boulèsis, terme que l'on traduit souvent par

« volonté ». Ainsi la volonté a t-elle « pour objet la fin elle-même (tou telous) »253,

telle que déterminée par l'intellect.

Mais cette volonté n'est pas suffisante, en elle-même, pour donner lieu à une

action effective. En effet, « [la volonté] (hè boulèsis) peut porter sur des choses qu'on

ne saurait d'aucune manière mener à bonne fin par soi-même (peri ta mèdamôs

di'hautou prachthenta an), par exemple faire que tel acteur ou tel athlète remporte la

victoire (hoion hupokritèn tina nikan è athlètèn) »254. Encore faut-il vérifier que

l'objet voulu soit effectivement atteignable, par une délibération intérieure sur les

moyens :

« Nous délibérons (bouleuometha) non pas sur les fins elles-mêmes (ou peri tôn telôn),

mais sur les moyens d'atteindre les fins (alla peri tôn pros ta telè). [...] Mais une fois qu'on

a posé la fin (alla themenoi to telos), on examine comment et par quels moyens elle se

réalisera (to pôs kai dia tinôn estai skopousi) ; et s'il apparaît qu'elle peut-être produite par

plusieurs moyens (dia pleionôn), on cherche (episkopousi) lequel entraînera la réalisation

la plus facile (dia tinos hraista) et la meilleure (kai kallista). Si au contraire la fin ne

s'accomplit que par un seul moyen (di'henos), on considère comment par ce moyen elle

sera réalisée (epiteloumenou pôs dia toutou estai), et ce moyen à son tour par quel moyen

il peut l'être lui-même (kakeino dia tinos), jusqu'à ce qu'on arrive à la cause immédiate

(heôs an elthôsin epi to prôton aition), laquelle, dans l'ordre de la découverte (en tèi

heuresei), est dernière (eskhaton). »255

La délibération (bouleusis) se donne comme une recherche intellectuelle du

imagination, plutôt que par son intellect. L'action (praxis) n'est qu'une des espèces de mouvements dont il est

capable, celle qui lui est propre.

252 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre VI, chapitre 2, 1139a21-22, p.297.

253 Ibid., livre III, chapitre 6, 1113a15, p.147.

254 Ibid., livre III, chapitre 4, 1111b23-24, p.139. Une modification a été apportée à la traduction et est indiquée entre

crochets.

255 Ibid., livre III, chapitre 5, 1112b11-20, p.144-145.

100

désirable, qui précède la recherche effective de ce dernier. Concrètement, elle consiste

en un déroulement discriminant, dans la pensée, d'une chaîne de moyens, qui vient

relier causalement l'agent à la fin de son action.

Le point de départ de ce déroulement, c'est le terme de l'action, c'est-à-dire sa

fin (telos), qui apparaît déjà donnée et fixée. Cette dernière n'est pas définie à l'issue

de la délibération mais en est la condition de possibilité, c'est-à-dire ce à partir de

quoi on délibère et non pas ce dont on délibère. Ainsi, au cours de la délibération,

l'agent détermine d'abord le moyen dernier, celui dont dépend immédiatement la

réalisation de son but, puis le pénultième moyen dont dépend immédiatement la

réalisation du moyen dernier et ainsi de suite, remontant la chaîne, de proche en

proche, jusqu'au moyen le plus éloigné de la fin, mais dont la réalisation est

directement à la portée de l'agent.

La délibération envisage donc les étapes de la poursuite du désirable dans

l'ordre inverse de celui de la poursuite effective : le premier moyen déterminé

correspondant à la dernière étape du mouvement, qui sera celle de la prise (hairesis)

de l'objet. Les modalités de la poursuite sont ainsi déterminées à rebours, en partant

de la fin, chaque étape étant fixée par un examen en deux temps. Tout d'abord, l'agent

liste les différents moyens à sa disposition en vue de la réalisation de l'étape

supérieure, puis, dans un second temps, si plusieurs options sont possibles, il les

examine et choisit « la plus facile et la meilleure », autrement dit, la plus efficace,

celle qui allie économie de moyens (argent, temps, labeur, etc...) et qualité de l'effet

produit. Dans le cas où il n'y aurait qu'une seule option possible, l'agent n'a pas à faire

de choix et la délibération se poursuit automatiquement, remontant immédiatement

à l'étape suivante.

Au cours de la remontée des étapes de la poursuite et de la détermination de la

suite de moyens la plus efficace, il se peut que la délibération échoue à relier la fin à

l'agent. Cela arrive lorsque ce dernier ne parvient pas à remonter jusqu'à un moyen

dont la réalisation est directement à sa portée :

« Si on se heurte à une impossibilité (kan men adunatôi entuchôsin), on abandonne la

recherche (aphistantai), par exemple s'il nous faut de l'argent et qu'on ne puisse pas s'en

procurer (hoion ei chrèmatôn dei tauta de mè hoion te poristhènai) »256.

256 Ibid., 1112b24-26, p.145-146.

101

Dans ce cas, le processus de délibération, ne pouvant être mené à son terme, cesse

simplement, s'étant heurté à l'impossibilité du vouloir.

Mais lorsque la délibération est menée à son terme, la volonté (boulèsis) se

mue en prohairesis, « prise anticipée » ou, moins littéralement : « projet »,

« dessein » :

« [La prohairesis] sera un désir délibératif (bouleutikè orexis) des choses qui dépendent de

nous (tôn eph'hèmin) ; car une fois que nous avons [discriminé] (krinantes) à la suite d'une

délibération (ek tou bouleusasthai), nous désirons (oregometha) alors conformément à

notre délibération (kata tèn bouleusin) »257

La prohairesis, c'est la volonté (boulèsis), en tant qu'elle intègre désormais en elle-

même les acquis de la délibération, c'est-à-dire la chaîne complète des étapes de

la mise en mouvement à venir, une vue d'ensemble de la poursuite de la fin, de la

première étape directement à la portée de l'agent jusqu'à la saisie (hairesis) du

désirable. C'est pourquoi elle est une pro-hairesis, une prise anticipée de l'objet

de désir, qui se comprend comme une saisie intellectuelle de la fin par la

connaissance de la chaîne des moyens.

Et c'est ce projet (prohairesis) qui est le véritable principe de l'action humaine

(praxis). En effet, en tant que désir (orexis), il est une force motrice orientée pour

l'agent, il recèle une efficacité causale corporelle intégrant de la finalité :

« En effet, les affections préparent les membres de manière appropriée (ta men organika

merè paraskeuazei epitèdeiôs ta pathè), le désir fait de même avec les affections (hè

d'orexis ta pathè). »258

Le désir, par l'intermédiaire des affections (pathè), entraîne la mise en mouvement

des membres de l'agent, afin que celui-ci se porte vers son but. Mais en tant que désir

délibéré (bouleutikè orexis), c'est-à-dire prise anticipée de la fin par la chaîne des

moyens qui y conduit, le projet (prohairèsis) fait bien plus que cela. Portant en lui les

fruits de la délibération, il guide également l'agent, à chaque étape de sa poursuite

effective du désirable, vers la voie la plus simple et la meilleure, le portant le plus

efficacement possible vers la saisie effective du désirable (hairesis).

257 Ibid., 1113a10-12, p.147. Deux modifications ont été apportées à la traduction et sont indiquées entre crochets.

258 Aristote, Le mouvement des animaux, texte traduit par Pierre-Marie Morel dans Aristote, Le mouvement des

animaux, La locomotion des animaux, GF, Flammarion, Paris, 2013, chapitre 8, 702a17-18, p.66.

102

Dès lors, l'excellence de l'action humaine apparaît suspendue aux conditions

suivantes : d'une part, ce qu'il y a d'irrationnel dans le désir et dans l'âme doit se

montrer docile et suivre les prescriptions rationnelles de l'intellect, autant en ce qui

concerne la fin de l'action que les moyens nécessaires à sa réalisation, déterminés par

délibération et, d'autre part, l'intellect doit être capable de bien discriminer entre ce

qu'il convient de rechercher et ce qu'il convient de fuir, ainsi que de bien délibérer. Or

les vertus éthiques (aretai èthikai), nous allons le voir, ont précisément pour effet de

rendre les affections de l'âme dociles, tandis que la prudence (phrônesis) est la vertu

intellectuelle qui rend la délibération excellente et permet à l'être humain de bien

ordonner les fins de sa volonté.

Les vertus éthiques sont en effet les vertu de l'èthos humain, du « caractère »,

qui est décrit par Aristote, lorsqu'il se trouve dans un état excellent, comme étant

« une qualité [de l'âme] conforme à la raison directrice (psuchès kata epitaktikon

logon), qualité de <la partie> de l'âme <irrationnelle certes> (<tou alogou men>

dunamenou) mais capable de suivre la raison (d'akolouthein tôi logôi poiotès) »259.

Les vertus éthiques, fruit d'une habituation, permettent ainsi de canaliser les affects

(qui sont par eux-mêmes irrationnels), conformément aux prescriptions rationnelles

de l'intellect, afin qu'ils n'entravent pas l'action (praxis) mais qu'ils se mettent plutôt

au service de sa réalisation. Comme l'écrit Aristote :

« C'est en fonction des puissances d'affects (kata te tas dunameis tôn pathèmatôn) (…) et

en fonction des [dispositions acquises] (kata tas exeis) qui font dire qu'on ressent de telle

ou telle manière ces affections ou qu'on ne les ressent pas (kath'has pros ta pathè tauta

legontai tôi paschein pôs è apatheis einai). (…) J'appelle affections (pathè) l'emportement

(thumon), la crainte (phobon), la pudeur (aidô), [l'appétit] (epithumian), et de façon

générale tout ce qui en soi entraîne la plupart du temps un sentiment de plaisir ou de peine

(holôs hois hepetai hôs epi to polu hè aisthètikè hèdonè è lupè kath'hauta). Ce n'est pas en

fonction de ces affections qu'est prédiquée la qualité de quelqu'un (kai kata men tauta ouk

esti poios tis) (il les subit (alla paschei)), mais en fonction des puissances (kata de tas

dunameis poiotès). Je dis que les puissances sont ce en vertu de quoi on nomme ceux qui

agissent selon les affections (tas dunameis kath'has legontai kata ta pathè hoi

energountes) : ainsi <on dit de quelqu'un qu'il est> irascible (orgilos), insensible

(analgètos), porté à l'amour (erôtikos), pudique (aischuntèlos), sans pudeur

259 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., livre II, chapitre 2, 1220b5-6, p.89.

103

(anaischuntos)... Les [dispositions acquises] (hexeis) sont toutes les causes de la présence

de ces affections conformes ou opposées à la raison (eisin hosai aitiai eisi tou tauta è kata

logon huparchein è enantiôs) : ainsi le courage (andreia) et la [modération] (sôphrosunè),

la lâcheté (deilia) et le dérèglement (akolasia) »260.

Le caractère des êtres humains se caractérise d'emblée par certaines puissances d'être

affecté, plus ou moins, par telles ou telles affections plutôt que par d'autres. Ainsi, un

être humain ayant une puissance particulièrement développée de ressentir l'amour

sera dit « porté à l'amour » car on verra souvent cette puissance s'actualiser à travers

son comportement quotidien. Or ces puissances d'affectivité peuvent être pondérées

par un certain nombre de dispositions acquises à la suite d'habituations (hexeis), qui

viennent modifier l'expression de l'affectivité en la corrigeant afin de la rendre

conforme à la raison (lorsque l'hexis est une vertu) ou en la déréglant (lorsque l'hexis

est un vice).

Les hexeis qui constituent les vertus éthiques et rendent le caractère humain

excellent, favorable à l'action (praxis), sont ainsi listées par Aristote, tenant à chaque

fois le juste milieu entre un défaut et un excès, tous les deux porteurs de vice261 :

Vice par excès Vice par défaut Vertu éthique

Irascibilité (orgilotès) Indifférence (analgèsia) Douceur (praotès)

Témérité (thrasutès) Lâcheté (deilia) Courage (andreia)

Impudence (anaischuntia) Timidité (kataplèxis) Pudeur (aidôs)

Dérèglement (akolasia) Insensibilité (anaisthèsia) [Modération] (sôphrosunè)

Envie (phthonos) [Sans nom] (anônumon) Juste indignation (nemesis)

260 Ibid., 1220b7-20, p.91. Des modifications on été apportées à la traduction et sont indiquées entre crochets.

261 Le tableau qui suit est celui établi par Aristote lui-même dans l’Éthique à Eudème (op. cit., livre II, chapitre 3,

1220b38-1221a12, p.93. Des modifications ont été apportées à la traduction et sont indiquées entre crochets). Nous

l'avons simplement modifié en en retirant la prudence et les vices associés, celle-ci étant considérée, à raison nous

semble t-il, comme une vertu intellectuelle dans l’Éthique à Nicomaque. Pour un examen détaillé de chaque vertu

éthique et de chaque vice, on pourra lire les livres III à V (de 1115a1 à 1138b13) de l’Éthique à Nicomaque.

104

Cupidité (kerdos) Acceptation d'un dommage(zèmia)

Justice (dikaion)

Prodigalité (asôtia) Avarice (aneleutheria) [Libéralité] (eleutheriotès)

Vantardise (alazoneia) Fausse modestie (eirôneia) Sincérité (alètheia)

Flatterie (kolakeia) Malveillance (apechtheia) Amitié (philia)

Complaisance (areskeia) Arrogance (authadeia) Dignité (semnotès)

Douilleterie (trupherotès) Rudesse (kakopatheia) Endurance (karteria)

Vanité (chaunotès) Pusillanimité (mikropsuchia) Grandeur d'âme(megalopsuchia)

Ostentation (dapanèria) Mesquinerie (mikroprepeia) Magnificence (megaloprepeia)

Quand à la prudence, seule vertu pratique intellectuelle, elle constitue l'état

d'excellence du nous dans son aspect pratique, c'est-à-dire en tant qu'il œuvre en

commun avec le désir et la faculté motrice et permet l'action (praxis). Elle est ainsi la

vertu de ce qu'Aristote appelle sa « partie calculative (to logistikon) »262, celle qui

délibère quand aux moyens d'atteindre l'objet voulu, à partir d'éléments contingents,

et qui est à distinguer de sa « partie scientifique (to epistèmonikon) »263, qui est celle

« par laquelle nous contemplons (theôroumen) ces sortes d'êtres dont les principes

ne peuvent être autrement qu'ils ne sont (ta toiauta tôn ontôn hosôn hai archai mè

endechontai allôs echein) »264.

En conséquence, écrit Aristote, « le propre d'un homme prudent (phronimou)

c'est d'être capable de délibérer correctement (to dunasthai kalôs bouleusasthai) sur

ce qui est bon et avantageux pour lui-même (peri ta hautôi agatha kai

sumpheronta) »265, de déterminer les moyens les plus efficaces en vue d'atteindre ce

262 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre VI, chapitre 2, 1139a12, p.295-296. Comme nous l'avons vu

précédemment, to logistikon est le nom donné par Platon à l'ensemble de la partie rationnelle de l'âme. Aristote,

quant à lui, se sert de ce nom pour en nommer seulement la partie « calculative ».

263 Ibid., 1139a12, p.295.

264 Ibid., 1139a6-8, p.295.

265 Ibid., livre VI, chapitre 5, 1140a25-27, p.305.

105

que sa volonté a déterminé comme bon. Toutefois, il y a une subtilité. Bien délibérer,

c'est également être capable de considérer toutes les fins voulues comme des moyens,

relativement à l'objet de désir ultime de la volonté : le bonheur266, et de les envisager

comme autant d'étapes intermédiaires, prenant place dans une chaîne causale qui

relie l'agent à son bien-vivre le plus achevé. C'est pourquoi, précise Aristote :

« le propre d'un homme prudent (phronimou) c'est d'être capable de délibérer correctement

(to dunasthai kalôs bouleusasthai) sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même (peri ta

hautôi agatha kai sumpheronta), non pas sur un point partiel (ou kata meros) (comme par

exemple quelles sortes de choses sont favorables à la santé ou à la vigueur du corps (hoion

poia pros hugieian pros ischun)), mais d'une façon générale, quelles sortes de choses par

exemple conduisent à la vie heureuse (alla poia pros to eu zèn holôs) »267

L'être humain prudent saura ainsi juger de la pertinences des diverses fins

intermédiaires qui apparaissent comme bonnes à sa volonté, relativement à l'objet de

désir ultime et véritable de toute volonté humaine : le Bien réel, le bonheur. Par

exemple, s'il recherche la santé ou la vigueur, ce sera uniquement dans la mesure ou

ces dernières le conduisent vers le bien-vivre. La prudence permet ainsi de considérer

la vie humaine comme une sorte d'action (praxis) géante, orientée vers le Bien réel,

faite de multiples actions particulières qui rapprochent à chaque fois l'être humain de

sa destination finale.

En vertu de cet aspect, la prudence est donc aussi délibération sur la fin des

actions particulières, en tant qu'elle permet de les appréhender comme des moyens

en vue d'une fin plus haute. C'est grâce à elle que « l'homme de bien (ho spoudaios)

juge toutes choses avec rectitude (hekasta krinei orthôs), et toutes lui apparaissent

comme elles sont véritablement (kai en hekastois talèthes autôi phainetai) »268 :

utiles à son bonheur ou non. Tournée vers autrui, elle est également la vertu par

excellence du politicien, puisque comme nous l'avons vu en II-1-A, la politique est la

science architectonique, celle qui doit mettre toutes les ressources matérielles,

techniques, militaires et intellectuelles de la cité au service d'un projet commun de vie

266 Aristote écrit en effet que « dans l'absolu et selon la vérité (haplôs kai kat'alètheian), c'est le bien réel qui est l'objet

de [la volonté] (boulèton eina tagathon) », ibid., livre III, chapitre 6, 1113a23-24, p.148. Une modification a été

apportée à la traduction et est indiquée entre crochets.

267 Ibid., livre VI, chapitre 5, 1140a25-28, p.305.

268 Ibid., livre III, chapitre 7, 1113a29-31, p.148-149.

106

heureuse, traitant ces ressources comme autant de moyens en vue d'atteindre la fin

ultime du vivre ensemble humain.

b – La vertu contemplative

Après nous être penchés sur les vertus qui rendent l'action humaine (praxis)

excellente et permettent d'accéder au bien-vivre pratique, il nous reste à nous

intéresser à la vertu qui permet de bien exercer l'intellect seul et permet d'accéder au

bien-vivre humain le plus achevé : le bonheur contemplatif. Cette vertu intellectuelle

est celle de la partie scientifique (to epistèmonikon) de l'intellect, celle « par laquelle

nous contemplons (theôroumen) ces sortes d'êtres dont les principes ne peuvent être

autrement qu'ils ne sont (ta toiauta tôn ontôn hosôn hai archai mè endechontai allôs

echein) »269 et sont ainsi l'objet d'un savoir scientifique stable270.

Aristote nomme cette vertu sophia, « sagesse » et conçoit cette disposition

acquise (hexis) intellectuelle comme « la plus achevée des formes du savoir

(akribestatè tôn epistèmôn) »271, puisque « le sage (ton sophon) doit (...) non

seulement connaître les conclusions découlant des principes (dei mè monon ta ek tôn

archôn eidenai), mais encore posséder la vérité sur les principes eux-même (alla kai

peri tas archas alètheuein) »272. C'est pourquoi la sophia est une double vertu, étant

« à la fois raison intuitive (nous) et science (epistèmè) »273 : capacité à bien se servir

de la faculté intellectuelle, non seulement pour intuitionner les premiers principes

indémontrables (nous)274, mais aussi pour déduire toutes les autres vérités en

269 Ibid., livre VI, chapitre 2, 1139a6-8, p.295.

270 Comme nous l'avons vu en II-3-A-c, tous les objets de contemplation ne se valent pas : la contemplation

théologique (qui a pour objet le dieu) est plus excellente que la contemplation astronomique (qui a pour objet les

étants incorruptibles par delà la lune), qui est elle-même plus excellente que la contemplation physique (qui a pour

objet les étants changeants et périssables qui nous entourent).

271 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre VI, chapitre 7, 1141a16, p.310.

272 Ibid., 1141a17-18, p.310-311.

273 Ibid., 1141a19, p.311.

274 L'intellection des premiers principes se fait à même la sensation, par un processus d'abstractions successives, qui

extraient l'universel du particulier et qu'Aristote nomme « induction » (epagôgè) : « Quand l'une des choses

spécifiquement indifférenciées s'arrête dans l'âme (stantos tôn adiaphorôn henos en tèi psuchèi) [niveau de

l'impression sensible], on se trouve en présence d'une première notion universelle (prôton men katholou) [niveau de

l'espèce] ; car bien que l'acte de perception ait pour objet l'individu (aisthanetai men to kath'hekaston), la sensation

n'en porte pas moins sur l'universel (hè d'aisthèsis tou katholou) : c'est l'homme (anthrôpou), par exemple, et non

107

démontrant à partir de ces premiers principes (epistèmè), conformément aux règles

logiques de la déduction qui assurent la validité des raisonnements.

C – Bien vivre dans la cité

L'idéal aristotélicien du bonheur et de la vertu ayant ainsi été éclairé, il nous

reste à voir de quelle manière est pensée sa réalisation au sein de la cité, afin de

déterminer si tous les êtres humains liés à celle-ci peuvent accéder au bien-vivre.

Dans quelle mesure les diverses inégalités entre les individus appartenant à une

même communauté socio-politique restreignent-elles ou empêchent-elles cet accès,

et dans quelle mesure Aristote considère t-il qu'il est possible ou même souhaitable

de travailler à résorber ces inégalités pour permettre l'accession de tous à la vertu et

au bonheur ? C'est ce que nous allons voir.

a– La vertu et le bonheur pour tous ?

« Le bonheur est nécessairement lié à la vertu (to men gar eudaimonein anagkaion

huparchein meta tès aretès), et l'on ne doit parler du bonheur d'une cité qu'en ayant égard,

non à une partie, mais à la totalité des citoyens (eudaimonia de polin ouk eis meros ti

blepsantas dei legein autès all'eis pantas tous politas). »275

Ce passage est on ne peut plus clair : une cité ne peut être dite « heureuse » que si

tous les citoyens qui la composent participent du bien-vivre. Aristote reproche

d'ailleurs à Platon d'avoir improprement appliqué le concept de bonheur à sa cité

idéale dans République :

« Socrate prive ses [gardiens] même de bonheur (tèn eudaimonian aphairoumenos tôn

l'homme Callias (ou Kalliou anthrôpou). Puis, parmi ces premières notions universelles, un nouvel arrêt se produit

dans l'âme, jusqu'à ce que s'y arrêtent enfin les notions impartageables et véritablement universelles (palin en toutois

histatai heôs an ta amerè stèi kai ta katholou) : ainsi, telle espèce d'animal est une étape vers le genre animal (hoion

toiondi zôion, heôs zôn) [niveau du genre], et cette dernière notion est elle-même une étape vers une notion plus

haute (kai en toutôi hôsautôs) [niveau des catégories les plus générales de la pensée]. Il est donc évident que c'est

nécessairement l'induction (epagôgèi) qui nous fait connaître les principes (ta prôta gnôrizein), car c'est de cette

façon que la sensation produit en nous l'universel (gar hè aisthèsis houtô to katholou empoiei) », Aristote, Seconds

analytiques (Organon IV), texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin, Paris, 2012,

livre II, chapitre 19, 100a15-b5, p.242-243. Des précisions ont été intégrées à même le texte et indiquées entre

crochets.

275 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §7, 1329a22-24, p.81.

108

phulakôn)276, tout en prétendant que le législateur doit rendre heureuse la cité toute entière

(holèn phèsi dein eudaimonia poiein tèn polin ton nomothetèn). Or celle-ci ne saurait être

toute entière heureuse (adunaton de eudaimonia holèn), si le plus grand nombre de ses

parties ou du moins quelques-unes ne jouissent pas du bonheur (mè tôn pleistôn è mè

pantôn merôn è tinôn echontôn tèn eudaimonian). En effet, le bonheur n'est pas du même

ordre que le nombre pair (ou tôn autôn to eudaimonein hônper to artion) : celui-ci peut-

être l'attribut du tout sans l'être d'aucune de ses parties (touto men gar endechetai tôi holôi

huparchein tôn de merôn mèdeterôi) [2 est pair alors qu'il est le résultat de la somme de

276 Il nous semble que c'est sur le passage suivant du livre VII de la République que porte la critique d'Aristote. En

effet, Platon y explique pourquoi il faut arracher les êtres humains les meilleurs de la contemplation du Bien et de

leur bonheur individuel pour les mettre au service de la cité :

« - C'est donc notre tâche (ergon), dis-je, à nous les fondateurs (tôn oikistôn), que de contraindre les naturels les

meilleurs (tas beltistas phuseis anagkasai) [ceux des êtres humains qui formeront la classe des gardiens] à se diriger

vers l'étude que nous avons déclarée la plus importante (pros to mathèma megiston) dans notre propos antérieur,

c'est-à-dire à voir le bien (idein to agathon) et à gravir le chemin de cette ascension (anabènai ekeinèn tèn

anabasin), et, une fois qu'ils auront accompli cette ascension et qu'ils auront vu de manière satisfaisante, de ne pas

tolérer à leur égard ce qui est toléré à présent (mè epitrepein autois ho nun epitrepetai).

- De quoi s'agit-il ?

- De demeurer, dis-je, dans ce lieu, et de ne pas consentir à redescendre auprès de ces prisonniers (katamenein kai

mè ethelein palin katabainein par'ekeinous tous desmôtas) et à prendre part aux peines et aux honneurs qui sont les

leurs (mède metechein tôn par'ekeinois ponôn te kai timôn), qu'il s'agisse de choses ordinaires (phauloterai) ou de

choses plus importantes (spoudaioterai).

- Alors,dit-il, nous serons injustes à leur égard (adikèsomen autous), et nous rendrons leur vie pire (poièsomen

cheiron zèn), alors qu'elle pourrait être meilleure (ameinon) pour eux ?

- Une fois de plus, mon ami, dis-je, tu as oublié qu'il n'importe pas à la loi qu'une classe particulière de la cité

atteigne le bonheur de manière distinctive (nomôi ou touto melei hopôs hen ti genos en polei diapherontôs eu

praxei), mais que la loi veut mettre en œuvre les choses de telle manière que cela se produise dans la cité toute

entière (en holèi tèi polei), en mettant les citoyens en harmonie par la persuasion et la nécessité (sunarmottôn tous

politas peithoi te kai anagkèi), et en faisant en sorte qu'ils s'offrent les uns aux autres (metadidonai allèlois) les

services dont chacun est capable de faire bénéficier la communauté (tès ôphelias hèn an hekastoi to koinon dunatoi

ôsin ôphelein). C'est la loi elle-même qui produit de tels hommes dans la cité, non pas pour que chacun se tourne

vers ce qu'il souhaite (ouch hina aphièi trepesthai hopèi hekastos bouletai), mais afin qu'elle-même mette ses

hommes à son service pour réaliser le lien politique de la cité (hina katachrètai autos autois epi ton sundesmon tès

poleôs) », Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., livre VII,

519c-520a, p.1684. Pour Aristote, Platon distingue trop le bonheur de la cité de celui des individus qui la composent,

au point d'en faire un bonheur abstrait, qui semble uniquement tenir compte de la perfection du tout (qui se ramène à

un état d'harmonie entre les différentes parties de la cité, à une perfection des rapports entre les citoyens), sans tenir

compte de la participation au bien-vivre de ses parties.

109

deux nombres impairs (1+1=2)] ; mais pour le bonheur, c'est chose impossible (to de

eudaimonein adunaton). Cependant si les gardes ne sont pas heureux (ei hoi phulakes mè

eudaimones), quels autres peuvent l'être (tines heteroi) ? Certainement pas, à coup sûr, les

gens de métier ni la masse des travailleurs manuels (ou dè hoi ge technitai kai to plèthos

to tôn banausôn). Telles sont donc les difficultés que présente la « République » dont à

parlé Socrate (hè men oun politeia peri hès ho Sôkratès eirèken tautas te tas aporias

echei), sans compter d'autres non moins sérieuses (kai toutôn ouk elattous heteras) »277.

Que la critique d'Aristote soit en partie fondée ou non, elle est en tout cas révélatrice

de sa propre manière de penser le concept de bonheur (eudaimonia), dès lors que

celui-ci est appliqué à une totalité. Le Stagitrite récuse l'idée que le bonheur d'un

ensemble serait une propriété émergente278 (position qu'il présente comme étant celle

de Platon). Pour lui, bien au contraire : le bien-vivre du tout est fonction du bien-

vivre de ses parties.

Sauf qu'Aristote lui-même ne parvient à éviter de transgresser son propre

principe, qu'en réalisant un véritable tour de passe passe conceptuel : en réduisant

drastiquement l'extension du concept de cité, il lui devient en effet facile de répondre

à ses propres exigences. Expliquons-nous. Alors que Platon admet comme partie de

sa cité idéale, dans la République, « les dirigeants (tôn archontôn) », « les guerriers

(tois stratiôtais) » et la masse des dirigés qui comprend « l'enfant (paidi) », « la

femme (gunaiki) », « l'esclave (doulôi) », « l'homme libre (eleutherôi) » (en tant qu'il

n'est ni guerrier, ni dirigeant), « l'artisan (dèmiourgôi) »279 et, à travers ces dernières

catégories, sans doute le métèque280, autrement dit toutes les groupes sociaux en

277 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre II, chapitre V, §27-28, 1264b15-25, p.64. Une modification a été

apportée à la traduction est indiquée entre crochets.

278 Une propriété émergente est une propriété résultant du comportement des éléments d'un système mais qui

n'appartient en propre à aucun des éléments particuliers de ce système. Par exemple, la liquidité est une propriété

émergente, puisqu’aucune molécule d'H20 d'un échantillon d'eau liquide n'est, par elle-même, liquide.

279 Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., livre IV, 433c-d,

p.1597.

280 Les métèques (métoikoi) étaient des individus libres ayant quitté leur cité de naissance pour aller vivre dans une

autre cité, sans toutefois avoir le statut de citoyen de cette cité. « Les métèques d'Athènes se répartissaient en deux

groupes : d'un côté les étrangers nés libres, installés à Athènes comme artisans ou commerçants, ou comme réfugiés

politiques ; d'autre part les esclaves affranchis, devenus métèques avec pour patron leur ancien maître », Mogens

Herman Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Histoire, Les Belles Lettres, Paris, 1993,

chapitre 5, p.149. Rien ne semble s'opposer à ce qu'il y ait des métèques parmi les hommes libres et les artisans de la

110

rapport à la polis, Aristote considère, quant à lui, qu'« on ne doit pas admettre

comme citoyens tous ceux qui sont indispensables à la cité (hôs ou pantas theteon

politas hôn aneu ouk an eiè polis) »281, mais seulement « quiconque a la possibilité de

participer au pouvoir délibératif et judiciaire (hoi exousia koinônein archès

bouleutikès kai kritikès) »282. Or la cité, dans son sens strict, est définie par lui comme

« une collectivité de citoyens (hè polis politôn ti plèthos estin) »283. Il résulte donc de

ces trois affirmations que la cité, telle que pensée par le Stagirite, n'inclut, en fait, à

titre de parties, que les classes sociales composées d'individus ayant part au pouvoir

politique284 (ce qui revient au même que de dire que seuls les citoyens, au sens

aristotélicien du terme, font partie de la cité).

Ainsi, comme nous l'annoncions déjà dans notre introduction, dire que le

bonheur humain est l'œuvre une et commune à tous les êtres humains ayant rapport

à la cité285, c'est finalement jouer sur la portée du mot « tous », en jouant sur la portée

du mot « cité ». En réalité, tous les êtres humains liés à la cité doivent œuvrer à faire

advenir le bien-vivre, mais seulement pour tous les êtres humains qui font partie de

la cité, c'est-à-dire pour ceux qui ont le droit de participer au pouvoir politique.

cité idéale de la République.

281 Aristote, Politique (livre III et IV), op. cit., livre III, chapitre V, §2, 1278a3, p.62.

282 Ibid., livre III, chapitre I, §12, 1275b18-19, p.54. À l'époque d'Aristote, la loi stipule (voir Aristote, Constitution

d'Athènes, chapitre XLII, §1) que ceux qui sont nés mâles, de père aston et de mère astèn, « ont part à la citoyenneté

(metechousin tès politeias) » lorsqu'ils atteignent leur majorité et disposent ainsi des droits civiques et politiques liés

à ce statut. Le terme astos (féminin astè), est souvent traduit par « athénien(ne) » dans ce contexte, du fait qu'il

s'oppose ailleurs fréquemment au terme xenos (étranger), mais cette traduction n'est pas satisfaisante. En effet, il ne

semble pas y avoir de distinction rigoureuse et consensuelle entre astos et politès (citoyen), l'un et l'autre étant même

parfois utilisés comme des synonymes (voir sur ce point Victor Chapot, « Astos », p. 7 à 12 de la Revue des études

anciennes, tome 31, n°1, 1929). Un père aston et une mère astèn sont certes athéniens, mais le grec insiste plutôt sur

le fait que leur statut a à voir avec la citoyenneté : ils disposent tous les deux de droits civils garantis par la cité et le

père dispose en plus de droits politiques (qui lui permettent de participer au pouvoir), qui font de lui un citoyen

pleinement achevé. Aristote, de son côté, réduit la citoyenneté à la seule possession de droits politiques.

283 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre III, chapitre I, §2, 1274b41, p.52.

284 C'est-à-dire qui l'exercent effectivement ou qui ont le droit de l'exercer.

285 On se souvient qu'Aristote définit les animaux politiques comme ceux dont advient « ceux dont advient une œuvre

une et commune à tous (politika d'estin hôn hen ti kai koinon ginetai pantôn to ergon) », Aristote, Histoire des

animaux, livre 1, 488a7-8, dans Anne Merker, Aristote, Une philosophie pour la vie, op. cit., Parcours en textes,

texte n°3, p.163. Rappelons que, dans le cas de l'être humain, cette œuvre commune est la vertu et le bonheur de la

cité.

111

C'est donc tout naturellement qu'Aristote identifie la cité idéale à une

aristocratie, au sein de laquelle « il y a identité absolue entre homme de bien et bon

citoyen (haplôs ho autos anèr kai politès agathos estin) »286, identité entre excellence

humaine et excellence politique, mais où tous ne sont pas citoyens. Conformément à

sa définition de la cité, il suffit que l'ensemble de l'organisation socio-politique

produise la vertu et le bien-vivre chez les citoyens seulement (c'est-à-dire dans la

communauté politique uniquement), pour que l'ensemble de la cité puisse être dite

« heureuse » (n'étant pas des parties de la cité, les classes sociales constituées de

non-citoyens ne comptent pas). Or c'est précisément ce que permet le régime

aristocratique de la cité idéale aristotélicienne.

Cette dernière est constituée de trois classes de citoyens différentes : « la classe

combattante (to polemikon) et celle qui délibère sur les intérêts et juge les questions

de droit (to bouleuomenon peri tôn sumpherontôn kai krinon peri tôn dikaiôn) »287,

qui sont « par excellence des parties de la cité (merè tès poleôs malista) »288, et enfin

celle « des prêtres (to tôn hiereôn genos) »289, qui apparaît comme une partie un peu

en marge. La classe qui exerce le pouvoir délibératif et judiciaire apparaît d'emblée

vertueuse et heureuse, puisque dans cette cité idéale aristocratique, le pouvoir de

gouverner est confié aux « gens absolument les meilleurs par leur vertu (tôn aristôn

haplôs kat'aretèn) »290 et donc aussi les plus heureux, ceux qui incarnent l'excellence

humaine en même temps que l'excellence citoyenne. La classe combattante, quant à

elle, est constituée de jeunes citoyens sur le chemin de l'excellence et du bien-vivre,

gouvernés, dans leur propre intérêt, par la classe délibérative et judiciaire. En effet,

l'action (praxis) militaire291 et l'obéissance aux êtres humains les plus excellents de la

cité, constituent pour eux la suite292 de leur formation à la vertu humaine et citoyenne

286 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre IV, chapitre VII, §2, 1293b5-6, p.162. On notera l'utilisation, dans

cette proposition, du terme grec anèr, qui désigne l'homme de sexe masculin et non l'être humain (anthrôpos).

287 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §4, 1329a2-4, p.80.

288 Ibid., 1329a4-5, p.80.

289 Ibid., §8, 1329a27, p.81.

290 Aristote, Politique (livre III et IV), op. cit., livre IV, chapitre VII, §2, 1293b3, p.161-162.

291 L'action militaire et l'action politique en accord avec la vertu participent toutes les deux du bonheur pratique

humain.

292 En effet, grâce à des méthodes eugénistes (voir livre Politique, livre VII, 1334b29 à 1336a2), ils ont reçu de bonnes

dispositions naturelles, dont l'excellence a, de leur berceau à leur majorité, été bien développée grâce à divers

112

(les deux coïncidant dans la cité idéale). Et lorsqu'ils seront devenus eux-même

excellents, leur subordination prendra fin et ce sera alors à leur tour d'exercer le

commandement293. Cette organisation, qui prend en compte l'âge et la maturité de la

vertu des citoyens, suit ainsi « l'ordre de la nature (hôsper pephuken), ou la force se

trouve chez les plus jeunes (hè men dunamis en neôterois) et la sage prudence294 chez

les plus âgés (hè de phronèsis en presbuterois) ; ainsi donc, une telle répartition est

avantageuse (sumpherei) et, de l'avis général, est juste (dikaion) pour les deux

groupes, car cette division est conforme à leur valeur propre (echei gar hautè hè

diairesis to kat'axian) »295. Les citoyens combattants participent donc à la vertu et au

bien-vivre, en tant qu'ils perfectionnent en permanence leurs bonnes dispositions

psychologiques au sein de la cité, en vue d'atteindre, à terme, le paroxysme de

l'excellence humaine. Quant à la classe des prêtres, étant constituée des gouvernants

retraités : « ceux qui ont renoncé à ces fonctions [de commandement] à cause de leur

âge (tous dia ton chronon apeirèkotas) » et qui désormais « rendent le culte dû aux

dieux et trouvent le repos à leur service (tèn therapeian apodidoai tois theois kai tèn

anapausin echein peri autous) »296, sa vertu et son bonheur sont une conséquence

évidente de la vertu et du bonheur de la classe délibérative et judiciaire297.

En outre, pour Aristote, c'est en accomplissant des actions militaires et

politiques que l'on se donne les moyens de contempler, de pratiquer cette activité

apolitique qui apparaît comme la véritable fin de la vie politique, étant la source du

procédés d'habituation et d'apprentissage décrits dans les livres VII et VIII de la Politique. Les enfants en bas âge

sont d'abord élevés au sein de la maisonnée (oikos) : de 1336a2 à 1336a23 on trouve décrit ce qui est utile au

premier âge (nouveau né), puis de 1336a23 à 1336a39 ce qui est utile aux enfants jusqu'à cinq ans, enfin de 1336a39

à 1336b37 ce qui est utile aux enfants de cinq à sept ans. Après le développement des petits enfants au sein de

l'oikos, Aristote décrit dans tout le livre VIII (1337a11 à 1342b34) l'éducation (paideia) commune des enfants plus

âgés (sept ans jusqu'à la puberté) et des jeunes (puberté jusqu'à vingt et uns ans), prise en charge par la cité.

293 Comme l'écrit Aristote « qui commandera bien (ton mellonta kalôs archein), dit-on, doit d'abord être gouverné

(archthènai dein prôton) », Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre XIV, §6, 1333a2-3, p.96.

294 On a vu, en II-3-B-a que la prudence est la vertu politique par excellence, celle qui permet de bien user des

ressources de la cité pour atteindre le bonheur.

295 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §6, 1329a14-17, p.81.

296 Ibid., §9, 1329a32-33, p.81-82. Une indication a été intégrée à même le texte et indiquée entre crochets.

297 Pour gouverner la cité idéale aristocratique, il faut être vertueux et donc heureux. Or la vertu est inscrite

durablement dans l'âme des individus et perdure même lorsque ceux-ci abandonnent leurs fonctions de

commandement.

113

bonheur le plus parfait. En effet, « l’activité des vertus pratiques (he energeia tôn

praktikôn aretôn) s'exerce dans la sphère politique (en tois politikois) ou la guerre (è

en tois polemikois) ; mais les actions qui s'y rapportent (hai peri tauta praxeis)

paraissent bien être étrangères à toute idée de loisir (dokousin ascholoi einai). »298, or

« nous ne nous adonnons à une vie active (ascholoumetha) qu'en vue d'atteindre le

loisir (hina scholazômen), et ne faisons la guerre (polemoumen) qu'afin de vivre en

paix (hin' eirènèn agômen) »299. Par leurs activités respectives, la classe combattante

et la classe délibérative et judiciaire cherchent, certes à manifester leur excellence

pratique, ce qui est déjà une fin en soi, mais également à obtenir la paix, à la

maintenir et à dégager du temps libre pour pouvoir se livrer à la contemplation. Ainsi

la formation des jeunes citoyens sera double : elle devra être culture des vertus

pratiques et culture de la sagesse, éducation à la guerre et à la politique mais plus

encore à la paix et au loisir :

« On doit être capables de travailler (dei men ascholein dunasthai) et de faire la guerre

(kai polemein), mais plutôt (mallon) de vivre dans la paix (d'eirènèn agein) et de jouir du

loisir (kai scholazein) ; et il faut faire ce qui est nécessaire (kai tanagkaia prattein) et,

vraiment utile (kai ta chrèsima), mais plutôt ce qui est noble (ta kala dei mallon). En

conséquence, c'est en vue de tels buts (hôste pros toutous tous skopous) qu'il faut éduquer

(paideuteon) ceux qui sont encore des enfants (kai paidas eti ontas) et les autres âges (kai

tas allas hèlikias), tant qu'ils ont besoin d'éducation (hosai deontai paideias). »300

La cité idéale aristotélicienne est donc « heureuse », puisque toutes ses

« parties » ont accès à la vertu et aux deux types de bien-vivre, soit médiatement, par

l'éducation (classe des combattants), soit plus immédiatement, par l'activité

conforme à l'excellence acquise (classe délibérative et judiciaire et classe des

298 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 7, 1177b6-8, p.547. Dans la Politique, Aristote semble

pourtant considérer la vie pratique comme étant aussi une vie de loisir, comme nous le verrons dans notre sous-

partie suivante. Il nous semble qu'il faut en fait considérer deux niveaux de loisir : le temps que l'on peut consacrer à

des activités militaires et politiques est déjà un temps de loisir en tant qu'il est un temps qui n'est pas consacré aux

activités poiètiques dont les produits sont nécessaires à l'exercice de la simple vie, mais c'est le temps libre que l'on

peut consacrer à l'activité contemplative qui est le plus véritablement un temps de loisir, car il est un temps pendant

lequel on est libéré de tout tracas humain et où l'on pratique une activité divine, qui est à elle-même sa propre fin.

299 Ibid., 1177b4-6, p. 547.

300 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre XIV, §14, 1333a41-b5, p. 98.

114

prêtres301). Quant aux êtres humains qui ne font pas partie du corps des citoyens,

mais dont le travail productif est néanmoins nécessaire, ils sont tout simplement

exclus effectivement de la vertu et du bien-vivre, en même temps qu'ils le sont

conceptuellement de la cité idéale :

« Il faut aux cités (anagkaion huparchein tais polesin) des cultivateurs (geôrgoi), des

artisans (technitai) et tout un prolétariat (pan to thètikon) ; mais ne sont « parties » de la

cité (merè de tès poleôs) que les classes des hoplites [classe des combattants] et des

conseillers délibérants (to te hoplitikon kai bouleutikon) [classe délibérative et judiciaire]

[à ces deux parties il convient d'ajouter la classe des prêtres, qu'Aristote ne mentionne pas

ici] »302.

Ainsi, même au sein de la communauté humaine qui se donne comme la plus parfaite

qu'Aristote puisse penser, il n'est pas prévu que les cultivateurs (geôrgoi), les artisans

(technitai) ou encore les commerçants (agoraioi) aient part à la vertu et au bien-

vivre, non seulement parce que cela n'est pas nécessaire pour que la cité puisse être

considérée comme parfaitement heureuse, mais aussi parce que de telles activités

sont jugées, par le Stagirite, incompatibles avec une vie de vertu, pour les raisons que

nous allons exposer tout de suite.

b – Les exclus humains du bien-vivre humain

« Les citoyens ne doivent vivre une vie (dei zèn tous politas) ni de travailleur

manuel (oute banauson bion), ni de commerçant (out'agoraion) (car une vie de ce genre

est dépourvue de noblesse et contraire à la vertu (agennès gar ho toioutos bios kai pros

aretèn hupenantios)). »303

À Athènes, à l'époque classique, les professions artisanales et commerciales sont

socialement dévalorisées, car associées à des représentations négatives. Selon le

personnage de Socrate, dans l’Économique de Xénophon, « les arts appelés [manuels]

301 Les prêtres étant des citoyens retraités qui ne s'occupent plus des activités militaires ni politiques mais se

consacrent uniquement au culte, ils semblent avoir plus de temps libre que les membres des autres classes pour se

livrer à la contemplation. La cité idéale aristotélicienne paraît ainsi récompenser une vie de bons et loyaux services

par une retraite qui éloigne des tracas humains et favorise l'activité intellectuelle. Être prêtre serait donc honorer le

divin d'une double manière : par le rituel et par la contemplation.

302 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §10, 1329a35-38, p.82. Des commentaires ont été

intégrés à même le texte et indiqués entre crochets.

303 Ibid., §3, 1328b39-41, p.80.

115

(hai banausikai) sont décriés (epirrètoi), et c'est avec raison que les gouvernements

en font peu de cas (eikotôs mentoi panu adozountai pros tôn poleôn). Ils ruinent le

corps de ceux qui les exercent et de ceux qui surveillent les travailleurs

(katalumainontai ta sômata tôn te ergazomenôn kai tôn epimelomenôn), en les

forçant à demeurer assis (anagkazousai kathèsthai), de vivre dans l'ombre

(skiatrapheisthai), et parfois même de séjourner près du feu (pros pur hèmereuein).

Or, quand les corps sont efféminés (tôn de sômatôn thèlunomenôn), les âmes perdent

bientôt toute leur énergie (hai psuchai polu arrôstoterai gignontai) »304. En outre,

comme nous pouvons le constater, notamment à travers les pièces comiques

d'Aristophane, « la fraude est (...) constamment associée à la figure du kapèlos

[commerçant au détail], au point que l'adverbe dérivé du substantif, kapèlikôs,

désigne tout simplement un comportement frauduleux. Les pratiques douteuses

peuvent s'exercer sur la qualité aussi bien que sur la quantité des produits vendus.

Dans les Grenouilles, le tenancier des bains, métier à la réputation négative par

excellence, fabriquait et vendait du mauvais savon305. Les kapèloi des

Thesmophoriazousai trafiquent, quant à eux, sur les mesures, évaluées en conges et

cotyles306 : ces petites quantités font penser à des malversations mineures, toutefois

habituelles. La fraude se pratiquait aussi sur les poids des tissus, vendus lorsqu'ils

étaient encore mouillés et donc plus lourds307 »308. Tout cela explique le manque de

noblesse que prête Aristote, influencé par les préjugés de son temps, à ces

professions. Toutefois, pour comprendre pourquoi ces dernières sont incompatibles

avec une vie de vertu, il faut aller chercher un peu plus loin.

304 Xénophon, Économique, texte traduit par Eugène Talbot, Librairie Hachette et cie., Paris, 1889, livre IV, §2-3, p.27-

29. Une modification a été apportée à la traduction et indiquée entre crochets.

305 Aristophane, Grenouilles, vers 708-716. Cleigenes est caractérisé comme « ho pônèrotatos balaneus », « le pire

tenancier de bain ».

306 Aristophane, Thesmophories, vers 347.

307 Aristophane, Grenouilles, vers 1386-1389.

308 Maria Cécilia d'Ercole, « Marchands et marchandes dans la société grecque classique », p.53 à 71 de Mètis, hors

série 2013, Des Femmes en action, l'individu et la fonction en Grèce antique, sous la direction de Sandra Boehringer

et Violaine Sebillotte-Cuchet, Édition de l'EHESS-DAEDALUS, Paris-Athènes, p. 57. Une indication a été intégrée

à même le texte et indiquée entre crochets. Les kapèloi servent le plus souvent d'intermédiaires : ils achètent en gros

des produits fabriqués par d'autres et cherchent à en tirer des bénéfices en les revendant plus chers par petites

quantités sur l'Agora.

116

En ce qui concerne la pratique de l'artisanat, elle est pensée par Aristote

comme une activité avilissante, par laquelle l'homme libre se dénature en s'assimilant

à un esclave :

« Nous disons qu'il y a diverses espèces d'esclaves (doulou d'eidè pleiô), car il y a divers

genres de travaux (hai gar ergasiai pleious) dont une partie est exécutée par les

travailleurs manuels (hoi chernètes), qui sont, comme l'indique leur nom, ceux qui vivent

de leurs mains (hoi zôntes apo tôn cheirôn), et parmi eux on trouve l'ouvrier spécialisé (en

hois ho banausos technitès estin). […] Ainsi donc, les tâches des subordonnés de ce genre

(ta erga tôn archomenôn), ni l'homme de bien (ton agathon), ni l'homme d’État (oude ton

politikon), ni le bon citoyen (oude ton politèn ton agathon) ne doivent les apprendre (ou

dei manthanein), si ce n'est occasionnellement pour leur usage strictement personnel (ei

mè pote chreias charin autôi pros hauton) : dans ce cas, de fait, il n'y a plus ni maître

d'une part ni esclave d'autre part (ou gar eti sumbainei ginesthai ton men despotèn ton de

doulon). »309

En effet, comme l'explique très bien Jean-Pierre Vernant, parlant du cheirotechnès

(« artisan ordinaire, travailleur manuel ») :

« À l'intérieur même de son activité professionnelle, l'essentiel échappe à sa compétence ;

les règles de sa technè, concernant les procédés de fabrication, la poièsis ; l’œuvre,

poièma, en vue de laquelle il travaille, le dépasse : aux yeux du Grec elle est en effet

étrangère au domaine proprement technique. Qu'il s'agisse de maisons, de chaussures, de

flûtes, ou de boucliers, elle répond à la nécessité d'un besoin naturel défini. Elle n'apparaît

pas, au sens plein du terme, comme un artifice. C'est un eidos, une Forme, donnée

d'avance à la façon d'une réalité naturelle. L'artisan ne l'a pas inventée ; il ne peut pas la

modifier ; il n'a pas même, en tant qu'artisan, qualité pour la connaître : la science de la

forme de l'objet fabriqué appartient, non pas au producteur mais à l'usager. Supérieure à

l'ouvrier et à sa technè, la Forme oriente et dirige le travail qui la réalise ; elle lui assigne

son terme, fixe ses limites, définit son cadre et ses moyens. Dans l'ouvrage de l'art, tout

comme dans la production naturelle, c'est la cause finale qui détermine et qui commande

l'ensemble du processus producteur. La cause efficiente – l'artisan, ses outils, sa technè –

n'est que l'instrument grâce auquel une Forme préexistante façonne la matière. »310.

309 Aristote, Politique (livre III et IV), op. cit., livre III, chapitre IV, §12-13, 1277a37-b7, p.61.

310 Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Travail et esclavage en Grèce ancienne, Éditions Complexe, Paris,

1988, « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », p.55. Aristote, lui-même,

117

Tout comme l'esclave, l'artisan n'est finalement qu'un outil animé, qui n'est pas

maître de sa propre activité. La finalité de cette dernière lui est imposée de l'extérieur

par celui qui sait faire usage de lui et de sa production (le client, l'homme politique)

en vue d'une praxis, d'une activité qui est à elle-même sa propre fin, présentant un

intérêt vital immédiat (participant de la simple vie ou du bien-vivre). Ainsi, parce

qu'elle est faite de poièseis (activités qui ne sont pas à elles-mêmes leur propre fin)

qui profitent à autrui et non de praxeis qui lui profitent, la vie de l'artisan ne peut

jamais être une vie heureuse. En outre, il est mû plus qu'il n'agit : son mouvement

n'est pas le résultat de son propre vouloir (boulèsis) mais de celui d'un autre et

puisque son activité est spécialisée, s'exerçant à partir d'une matière et d'outils

toujours semblable, selon des procédures toujours identiques, il n'a pas vraiment

besoin de délibérer mais agit presque uniquement machinalement, sans réfléchir et

donc sans faire usage de son intellect. De ce fait, il ne devient jamais prudent,

contrairement aux militaires ou aux hommes politiques, qui ne cessent de délibérer à

partir de moyens et en vues de fins intermédiaires toujours changeants, aiguisant

ainsi la partie calculative (to logistikon) de leur intellect.

Quant aux « gens d'affaire (hoi chrèmatizomenoi) »311, ils se trompent en

plaçant « la richesse (ton plouton) dans l'abondance de la monnaie (nomismatos

plèthos) »312, ce qui les conduit à consacrer leur temps et leur énergie à rechercher

« les sources (pothen) et les modes d'échange (pôs) en vue de faire les plus gros

profits (pleiston poièsei kerdos) »313, considérant l'argent comme une fin en soi, alors

qu'il n'est qu'un moyen de vivre et de bien vivre. Cette analyse vaut tout

particulièrement pour les commerçants qui pratiquent « le commerce de détail (to

kapelikon) »314 ou l'« usure (hè obolostatikè) »315 (prêt avec intérêt). En effet, ces deux

pratiques inversent l'ordre naturel des moyens et des fins : dans le premier cas, on

échange de l'argent contre des marchandises, plus immédiatement utiles à la vie

et/ou au bien-vivre, en vue d'échanger ces dernières contre plus d'argent (A-M-A'),

écrit que « dans les diverses activités (tais technais) le subordonné (ho hupèretès) joue le rôle d'un instrument (en

organou eidei estin) », Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre IV, §2, 1253b29-30, p.17.

311 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre IX, §14, 1257b34, p. 29.

312 Ibid., §10, 1257b8-9, p.28.

313 Ibid., §9, 1257b4-5, p.28.

314 Ibid., 1257b2, p.28.

315 Ibid., chapitre X, §4, 1258b2-3, p.31.

118

tandis que dans le second cas, on échange simplement de l'argent contre plus d'argent

(A-A'), tout rapport à la marchandise, et donc à la vie et au bien-vivre, se trouvant

aboli.

Voilà donc exposées les premières raisons pour lesquelles Aristote considère

l'exercice d'activités artisanales et commerciales comme étant incompatibles avec

l'acquisition de la vertu, l'accession au bien-vivre et la pleine appartenance à la cité

idéale. Et « les citoyens ne doivent pas davantage être cultivateurs (oude geôrgous

einai) (il faut du loisir pour faire naître la vertu et pour exercer les activités politiques

(dei gar scholès kai pros tèn genesin tès aretès kai pros tas praxeis tas

politikas)) »316. Le loisir (scholè), notion que l'on a déjà rencontrée dans la sous-partie

précédente, n'est pas une absence d'activité, ni une absence d'activité sérieuse, aussi

est-il à distinguer du délassement (anapausis)317. Comme l'explique Paul Demont :

« Par opposition aux occupations nécessaires des esclaves, mais aussi des commerçants et

des artisans, la skholè est le temps libre pour une activité dont on est soi-même le

maître »318.

Ainsi les esclaves (douloi) ou les hommes libres salariés (misthôtoi), obligés de

travailler dans des champs qui ne leur appartiennent pas, sous les ordres d'autrui,

pour assurer leur subsistance, servent d'outils animés à un autre qu'eux, qui est le

véritable maître de leurs actions et n'ont donc pas accès au loisir. Quant au paysan

qui cultive sa propre terre pour pourvoir à ses propres besoins, il occupe, certes, son

316 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §4, 1328b41-1329a2, p.80.

317 Le délassement, même s'il est en lui-même une paresse ou une activité ludique, doit par ailleurs être considéré

comme un moyen d'exercer une activité sérieuse : « se dépenser avec tant d'ardeur et de peine (spoudazein kai

ponein) en vue de s'amuser ensuite (charin paidias) est, de toute évidence, quelque chose d'insensé (èlithion) et de

puéril à l'excès (lian paidokon) ; au contraire, s'amuser en vue d'exercer une activité sérieuse (paizein d'hopôs

spoudazèi), suivant le mot d'Anacharsis (kat'Anacharsin), voilà, semble-t-il, la règle à suivre (orthos echein dokei).

Le jeu (hè paidia) est, en effet, une sorte de délassement (anapausei eoiken), du fait que nous sommes incapables de

travailler d'une façon ininterrompue (adunatountes de sunechôs ponein) et que nous avons besoin de relâche

(anapauseôs deontai). Le délassement n'est donc pas une fin (ou dè telos hè anapausis), car il n'a lieu (ginetai gar)

qu'en vue de l'activité (heneka tès energeias) », Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 6,

1176b32-1177a1, p. 543-544.

318 Paul Demont, « Le loisir (scholè) dans la Politique Aristote », dans Aristote politique, Études sur la Politique

d'Aristote, ouvrage dirigé par Pierre Aubenque, Epiméthée, PUF, Paris, 1993, p.209 à 230, p.210. On est maître

dans les activités politiques, mais plus encore dans les activités contemplatives qui sont les plus autarciques.

119

temps avec une activité qui ne lui est pas ordonnée par un autre homme, mais a

quand même pour maître la nécessite, qui fait dépendre sa survie de cette activité et

ne lui laisse pas la possibilité de faire autre chose. Son labeur résulte donc, lui aussi,

d'une contrainte extérieure.

Avoir du loisir, au sens le plus général du terme319, c'est donc être libéré des

tâches nécessaires, de celles dont dépend le simple-vivre, et avoir du temps à

consacrer aux activités qui rendent heureux (qu'elles soient militaires, politiques ou

contemplatives). Ainsi, dans la cité idéale d'Aristote, si le citoyen ne doit être ni

artisan, ni commerçant, ni paysan, c'est pour toutes les raisons que l'on a dites, mais

c'est aussi et surtout parce que seule une vie débarrassée du souci du simple-vivre,

une vie de pur loisir, peut-être tournée toute entière vers le Bien. Être un bon citoyen,

c'est l'être à plein temps : se consacrer chaque jour à l'exercice de la vertu, mais aussi

à la culture de celle-ci en soi-même (lorsque l'on appartient à la classe des citoyens

qui obéissent) et en autrui (quand on appartient à la classe des citoyens qui

commandent). Cela suppose donc de laisser à d'autres le soin d'assurer la subsistance

de la cité :

« Qu'il faille (dei), pour qu'un État soit bien gouverné (tei mellousei kalôs politeuesthai),

qu'on y soit libéré des tâches contraignantes (tèn tôn anagkaiôn huparchein scholèn), on

l'accorde généralement »320 .

Pour Aristote, la vertu et le bonheur des citoyens doit ainsi se conquérir à

travers l'exploitation des autres classes sociales, réduites à être les instruments de

production animés de la cité. Le rapport entre le corps des citoyens et le reste des

êtres humains exploités, privés de bien-vivre, est finalement le même que celui d'un

maître vis à vis de son esclave. À tous les niveaux d'organisation (maisonnée, village,

cité), les êtres humains apparaissent ainsi divisés en deux groupes : ceux qui usent et

ceux dont on use, les premiers ayant besoin d'une « une éthique du loisir », pour bien

remplir leur fonction d'êtres humains et les seconds d'une « éthique du travail »321,

pour bien remplir leur fonction d'outils productifs.

319 Voir note 298.

320 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre II, chapitre IX, §2, 1269a34-36, p.78.321 Elisabeth Charlotte Welskopf, Probleme der Muße im alten Hellas, Rütten & Loening, Berlin, 1962, p.224,

proposition originale : « Eine Arbeitsethik gab es nach Aristoteles nur für den Sklaven. […] Der Herr benötigte eine

Ethik der Muße ». La traduction française citée est celle de Paul Demont, art. cit. dans op. cit., p.210.

120

Un tel projet d'organisation des êtres humains n'est pas sans poser certains

problèmes de cohérence interne : que faire des hommes libres par nature qui ne sont

pas assez vertueux ? La cité idéale ne peut les intégrer à titre de citoyens, sans perdre

en perfection. Mais si elle traite ces hommes libres comme des instruments de

production, elle les asservit injustement et va à l'encontre de l'ordre naturel, seul

l'asservissement d'hommes esclaves par nature étant considéré comme juste et

naturel par Aristote. Pour ne pas se prendre ouvertement les pieds dans ses propres

thèses, le Stagirite exprime sa volonté de réserver les tâches serviles, nécessaires à la

simple vie de la cité, à des esclaves par nature, comme en témoigne ce passage

concernant la culture de la terre :

« Quant aux gens destinés à cultiver la terre (tous geôrgèsontas), le mieux (malista), si l'on

doit faire ce qu'on souhaite (ei dei kat'auchèn), est qu'ils soient des esclaves (doulous

einai) »322.

Mais cela ne résout en rien le problème : que faire des hommes libres médiocres si on

ne peut ni en faire des producteurs ni en faire des citoyens de la cité idéale ? La

question reste sans réponse.

Plus encore, c'est le principe même de la légitimité d'une telle division entre

usagers et outils animés qui apparaît vicié. Cette partition n'est conforme à la nature,

que tant que l'on considère qu'il existe bel et bien des êtres humains esclaves par

nature. Or, ce concept aristotélicien est en lui-même contradictoire, tout comme l'est

le concept de cercle-carré. Le Stagirite affirme, en effet, que l'esclave par nature est

un représentant de l'espèce humaine (anthrôpos), puisqu'il est « l'homme d'un autre

(allou anthrôpos) »323, tout en expliquant qu'il se trouve privé de ce qui fait de l'être

humain un être humain, c'est-à-dire de la pleine possession d'une faculté

intellectuelle. Il « n'a part à la raison que dans la mesure ou il peut la percevoir, mais

non pas la posséder lui-même (ho koinônôn logou tosouton hoson aisthanesthai alla

mè echein) »324 et est « complètement dépourvu de la faculté de délibérer (holôs ouk

echei to bouleutikon) »325. S'il est certain que l'esclave n'a pas de nous scientifique (to

epistèmonikon, partie qui permet la contemplation), Aristote semble également lui

322 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre X, §13, 1330a25-26, p.85.

323 Aristote, Politique (livre I – II), op. cit., livre I, chapitre IV, §6, 1254a15, p.18.

324 Ibid., chapitre V, §9, 1254b22-23, p.20.

325 Ibid., chapitre XIII, §7, 1260a12, p.36.

121

dénier la possession d'un nous calculatif (logistikon, partie qui permet le calcul

rationnel et la délibération). Dès lors, on se demande bien comment il peut avoir

« part à la raison » d'une manière ou d'une autre. Quoiqu'il en soit, on ne peut

identifier l'humain à son intellect et appeler en même temps humain un être qui en

est totalement dépourvu, ou quasiment, sans tomber dans une contradiction.

Et le concept aristotélicien d'esclave par nature n'est pas le seul à apparaître

comme étant en lui-même contradictoire : celui de femme (gunè) pose également

problème. Nous n'avons pas beaucoup parlé de la femme, car le Stagirite lui-même s'y

intéresse peu, mais il est clair que celle-ci est, par nature, exclue du bien-vivre et

destinée à la reproduction et à la vie domestique. Tout comme l'esclave, la femme est

considérée comme appartenant au genre humain, alors même qu'elle présente

également un défaut intellectuel : sa faculté de délibération est « sans [autorité]

(akuron) »326, ce qui signifie que sa rationalité est inefficace. Pour le Stagirite, la

femme est incapable d'agir par elle-même, conformément à ce qu'a déterminé son

intellect calculatif (to logistikon), elle est indisciplinée et a donc besoin d'être

commandée par un homme (anèr), qui a de l'autorité et sait se servir d'elle comme il

convient pour pourvoir correctement aux besoins de la maisonnée et procréer327.

326 Ibid.,1260a13, p.36

327 Il est amusant de confronter les analyses d'Aristote à cet épisode de l'histoire athénienne relaté par Hérodote :

« Quand Cléomène [roi de Sparte] envoya demander l'expulsion de Clisthène [homme politique et grand réformateur

athénien] et des « Impurs », Clisthène quitta le pays de lui-même ; Cléomène, par la suite, ne s'en présenta pas

moins à Athènes, avec une troupe peu considérable ; et, une fois arrivé, il chassa comme souillées, sur les

suggestions d'Isagoras [homme politique athénien, rival politique de Clisthène], sept cent familles athéniennes. Cela

fait, il essaya en second lieu de dissoudre le conseil, et voulut mettre les fonctions publiques aux mains de trois cents

hommes du parti d'Isagoras. Mais le conseil opposa de la résistance et refusa d'obéir ; Cléomène, avec Isagoras et

ceux de son parti, s'empara alors de l'Acropole. Le reste des Athéniens, animé des mêmes sentiments que le conseil,

les y assiégea pendant deux jours ; le troisième jour, aux termes d'une capitulation, tout ceux des assiégés qui étaient

Lacédémoniens sortirent du pays. Ainsi s'accomplit pour Cléomène la parole prophétique (Epeteleeto de tôi

Kleomenei hè phèmè). Quand il était monté sur l'Acropole, dont il allait vouloir se rendre maître, il avait voulu

pénétrer dans le sanctuaire de la déesse, sous prétexte de la prier (hôs prosereôn) ; et la prêtresse, se levant de son

trône avant qu'il eut franchi la porte, lui avait dit : « Étranger de Lacédémone, retourne sur tes pas sans entrer dans

ce temple ; il n'est pas permis aux Doriens de se présenter là » ; à quoi il avait répondu : « Femme (ô gunai), je ne

suis pas Dorien, mais Achéen ». Sans tenir compte du présage, il avait tenté l'entreprise, et il dut alors retourner sur

ses pas, chassé, avec les Lacédémoniens. Quant aux autres assiégés, ils furent, par les Athéniens, enchaînés pour être

mis à mort. » Hérodote, Histoires (tome V), texte établi et traduit par Philippe-Ernest Legrand, Les Belles Lettres,

Paris, 1946, livre V, 72, p.110-111. À travers sa fonction de prêtresse, cette femme parvient à faire valoir la

122

Certes, ce défaut est moins déshumanisant que celui de l'esclave, mais il conduit à

une autre incohérence, qui se cristallise dans le concept de femme libre. En effet,

comment penser une liberté féminine, alors que la femme est, par nature, esclave

d'elle-même et n'est « libérée » de sa servitude intérieure, qu'en embrassant une

servitude extérieure : en se soumettant à son père, à son frère ou à son mari. La

femme libre n'a donc rien de libre : même si son statut social diffère de celui d'une

femme non-libre, elle s'identifie aussi, au fond, à une sorte d'esclave par nature.

Tant d'aveuglement et/ou de mauvaise foi philosophique de la part d'Aristote

ne peut s'expliquer que par son inscription dans un contexte économique et social au

sein duquel la domination et l'exploitation massive d'êtres humains par d'autres êtres

humains, qui se pratique partout dans l'antiquité, apparaît banale et normale. Dans

l'Athènes de l'époque classique, qui est pourtant une démocratie, on ne compte que

30 000 citoyens (hommes jouissant de leurs droits civiques et politiques) environ,

pour 50 000 à 200 000 esclaves (les chiffres sont incertains)328, 70 000 femmes et

enfants jouissant de leurs droits civiques et quelques dizaines de milliers de

métèques. Ainsi, ceux qui « ne représentent pas plus que le dixième de la population

de l'Attique et seulement un cinquième de toute la population adulte »329

commandent et/ou dominent et/ou exploitent quotidiennement près de 300 000

personnes, qui leurs sont socialement et juridiquement inférieures. Le projet

politique d'Aristote apparaît donc, au moins en partie, comme une tentative de

transfiguration philosophique, plus ou moins consciente, de sa propre réalité et des

représentations sociales qui lui sont traditionnellement associées (relatives à la

masculinité, la féminité, l'esclavage, l'artisanat, le commerce, etc.).

supériorité de son autorité sur celle du roi de Sparte, qui finit par quitter le temple et s'enfuir.

328 Dont certains appartiennent à des maisonnées (esclaves des particuliers) et d'autres à la cité (esclaves publiques).

329 Mogens Herman Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, op. cit., chapitre 5, p.123.

123

Conclusion

Bien vivre, est-ce possible pour tout le monde ? Voilà la question que nous

avons posée au corpus aristotélicien et à laquelle nous nous sommes efforcé de

répondre tout au long de ce travail. Nous avons commencé par mettre en lumière les

modalités de la vie divine, acte pur parfaitement autarcique, par lequel le dieu,

suprême désirable et suprême intelligible, se pense pensant, contemplant

indéfiniment et inlassablement sa propre perfection, à l'identique, avec la même

félicité souveraine. Ainsi sa vie s'est-elle révélée toujours déjà et pour toujours le

bien-vivre ultime. Étant affranchie de toute puissance et de toute matérialité, le

manque et la mortalité n'ont aucune prise sur elle.

Avec ce modèle de la vie bonne en arrière plan, nous nous sommes ensuite

intéressé aux degrés inférieurs du bien-vivre et avons entrepris de gravir les paliers

du vivants, les uns après les autres, nous hissant jusqu'à l'animalité à partir de la

végétalité, pour finalement atteindre la sphère de l'humain, mettant à chaque fois en

lumière, par contraste, les spécificités des modes de participation au bien vivre des

différents types biologiques non divins, montrant de quelle manière chaque forme de

vie mortelle se porte vers le Bien à sa manière, avec plus ou moins de succès, grâce

aux facultés dont elle dispose et dans la mesure où ces dernières le lui permettent.

Le simple-vivre de la plante nous est ainsi apparu comme n'étant pas encore

un bien-vivre, mais comme constituant déjà une vie en vue du Bien : un moyen pour

la matière d'assouvir son désir pour la forme, d'assurer la permanence de son état

relatif de plénitude et de détermination, par delà son caractère éminemment

périssable. En effet, par l'exercice de sa faculté reproductrice, la plante assure la

transmission des formes spécifiques d'une matière (la sienne) à une autre (celle de sa

descendance) et assure donc la permanence, à un niveau supra-individuel, d'un état

de détermination avancé de la matière.

Avec la faculté de sentir, nous avons montré que l'aspiration de la matière pour

la forme se psychologisait chez l'animal sous la forme de l'appétit, qui est désir du

plaisant sensuel, c'est-à-dire du bien apparent, manifestation sensible du Bien réel

(qui lui est intelligible). Ainsi l'animal jouit-il d'un accès indirect et imparfait au

Bien : il est capable d'en éprouver les effets sensibles, de ressentir le plaisir d’exercer

excellemment ses facultés psychiques et tout particulièrement sa sensation. Ce

faisant, il a part à un certain bien-vivre relativement fugace et inconsistant : à un état

124

où l'existence devient en elle-même désirable, le temps d'un instant, le plaisir sensuel

jetant sur le manque un voile évanescent. En outre, la possession d'une sensation

étoffée (possession des cinq sens) et de facultés comme la mémoire, la faculté de se

mouvoir et celle de communiquer lui permettent de mieux vivre, de diversifier ses

plaisirs, d'exercer sa simple vie plus aisément et, ce faisant, d'éviter la douleur autant

que possible et de maximiser son plaisir, seul, au sein d'un groupe sporadique ou

encore d'une communauté organisée autour de la réalisation d'une œuvre commune.

Quant à l'être humain, si le bon exercice de ses facultés lui permettent

également de jouir du plaisir sensuel, sa véritable destination est plutôt de se porter

vers le Bien réel, au sein d'une cité elle-même organisée en vue de la vertu et du

bonheur, en faisant un usage excellent de son intellect : soit appliqué aux affaires

proprement humaines dans le domaine politique et militaire, soit détourné de la

matière, de la mortalité et du manque dans une activité contemplative similaire à

celle du dieu.

Sauf que le bonheur humain ne s'est révélé ni accessible à tous, ni ayant

vocation à l'être. Dans son modèle politique idéal, Aristote n'offre en effet le bonheur

qu'aux citoyens, c'est-à-dire aux seules véritables parties de sa cité, éduqués à bien

jouir du loisir que leur assure le labeur productif d'une majorité d'asservis, dont on

cherche à légitimer philosophiquement le joug en le naturalisant, ces derniers devant

nécessairement se priver de perfection humaine en embrassant des professions

artisanales, commerciales ou paysannes, jugées incompatibles avec une vie de vertu,

pour permettre à d'autres humains d'atteindre cette perfection et de devenir

pleinement ce qu'ils sont : pleinement humains.

Et si, comme nous l'avons-vu, cette division sociale, qui ne fait finalement que

reproduire, à l'échelle de la cité, le rapport de maître à esclave, d'usager à ustensile,

qui structure d'emblée l'organisation de la maisonnée, est grandement tributaire du

contexte économique et social qui est celui du Stagirite, elle découle également, d'une

certaine manière, de sa conception du bonheur. En effet, en définissant l'existence

d'un dieu dépourvu de matière comme modèle du bien-vivre, le philosophe grec pose

au fond comme perfection ultime de la vie l'absence de vie : être pleinement heureux,

être tout à fait libéré de la mortalité et du manque, c'est nécessairement ne pas avoir à

se nourrir, à croître, à dépérir et à se reproduire, être affranchi de la dimension

corporelle qui ouvre l'être au non-être. Or c'est précisément cet affranchissement,

irréalisable au niveau individuel, qu'Aristote cherche à penser à l'échelle de la cité : sa

125

solution consistant à charger une partie du corps social d'assumer le fardeau de la

corporéité de l'ensemble, d'assurer la simple vie de tous, afin que toute l'autre partie

puisse jouir d'une existence de pur loisir, toute entière consacrée à des activités qui ne

sont pas motivées par la nécessité mais par l'unique souci de bien-vivre.

126

Bibliographie

Auteurs antiques : éditions et traductions

Aristote et Platon

ARISTOTE, De l'âme, texte établi par Antonio Jannone et traduit par Édouard Barbotin, Collection des

universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 2009.

ARISTOTE, De l'âme, texte traduit par Richard Bodéüs, GF, Flammarion, Paris, 1999.

ARISTOTE, Catégories – Sur l'interprétation (Organon I-II), textes traduits par Catherine Dalimier,

Pierre Pellegrin et Michel Crubellier, GF, Flammarion, Paris, 2007 GF, Flammarion, Paris, 2007.

ARISTOTE, Constitution d'Athènes, texte établi par Bernard Haussoullier et traduit par Georges Mathieu,

Collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 2003.

ARISTOTE, Éthique à Eudème, texte traduit par Catherine Dalimier, collection GF, Flammarion, Paris,

2013.

ARISTOTE, Éthique à Eudème, texte traduit par Olivier Bloch et Antoine Léandri, Encre marine, Les

Belles Lettres, Paris, 2011.

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes philosophiques,

Vrin, Paris, 2012.

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, texte traduit par Richard Bodeüs, GF, Flammarion, Paris, 2004.

ARISTOTE, Éthique de Nicomaque, texte traduit par Jean Voilquin, Classiques Garnier, Librairie Garnier

Frêres, Paris, 1940.

ARISTOTE, Histoire des animaux, (livres I à IV), texte établi et traduit par Pierre Louis, Collection des

universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 1964.

ARISTOTE, Histoire des animaux (livre V-VII), texte établi et traduit par Pierre Louis, Collection des

universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 1968.

ARISTOTE, Histoire des animaux (livre VIII-X), texte établi et traduit par Pierre Louis, Collection des

universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 1969.

ARISTOTE, Métaphysique, tome 1 (livres A – Z), texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes

philosophiques, Vrin, Paris, 2000.

127

ARISTOTE, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes

philosophiques, Vrin, Paris, 2004.

ARISTOTE, Métaphysique Gamma, texte traduit et établi par Myriam Hecquet-Devienne, Aristote

traductions et études, études réunies par Annick Stevens, Peeters, Louvain-la-neuve, 2008.

ARISTOTE, Métaphysique Èta, texte traduit par Pierre-Marie Morel, Bibliothèque des textes

philosophiques, Vrin, Paris, 2015.

ARISTOTE, Métaphysique, texte traduit par Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin, GF, Flammarion,

Paris, 2008.

ARISTOTE, Le mouvement des animaux, La locomotion des animaux, textes traduits par Pierre-Marie

Morel, GF, Flammarion, Paris, 2013.

ARISTOTE, Les parties des animaux, texte traduit par Pierre Pellegrin, GF bilingue, Flammarion, Paris,

2011.

ARISTOTE, Petits traités d'histoire naturelle, texte établi et traduit par René Mugnier, Collection des

universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 2010.

ARISTOTE, Physique, tome 1 (livres I – IV), texte établi et traduit par Henri Carteron, Collection des

universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 2012.

ARISTOTE, Physique, tome 2 (livres V – VIII), texte établi et traduit par Henri Carteron, Collection des

universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 2002.

ARISTOTE, Physique, texte traduit par Pierre Pellegrin, GF, Flammarion, Paris, 2002.

ARISTOTE, Sur la nature (Physique II), texte traduit par Lambros Couloubaritsis, Vrin, Paris, 1991.

ARISTOTE, Politique (livre I et II), texte établi et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités de

France, Les Belles Lettres, Paris, 1960.

ARISTOTE, Politique (livre III et IV), texte établi et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités

de France, Les Belles Lettres, Paris, 1971.

ARISTOTE, Politique (livre V et VI), texte établi et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités

de France, Les Belles Lettres, Paris, 1973.

ARISTOTE, Politique (livre VII), texte établit et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités de

France, Les Belles Lettres, Paris, 2002.

ARISTOTE, Politique (livre VIII et index), texte établi et traduit par Jean Aubonnet, Collection des

universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 2002.

ARISTOTE, La Politique, texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes philosophique, Vrin, Paris,

2014.

ARISTOTE, Les Politiques, texte traduit par Pierre Pellegrin, GF, Flammarion, Paris, 2015.

ARISTOTE, Seconds analytiques (Organon IV), texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes

philosophiques, Vrin, Paris, 2012.

128

PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Flammarion, Paris, 2011.

On consultera également les traductions des œuvres complètes de Platon parues aux Belles Lettres dans

la collection des universités de France, qui se trouvent réparties en treize tomes.

Autres auteurs

ARISTOPHANE, Théâtre complet I, textes traduits par Victor-Henry Debidour, Folio classique, Gallimard,

1987.

ARISTOPHANE, Théâtre complet II, textes traduits par Victor-Henry Debidour, Folio classique, Gallimard,

1966.

PAUSANIAS, Voyage historique, pittoresque et philosophique de la Grèce, tome quatrième, texte traduit

par l'abbé Gedoyn, Debarle, Paris, 1797.

PINDARE, Pythiques, texte établi et traduit par Aimé Puech, Collection des universités de France, Les

Belles Lettres, Paris, 2014.

SOPHOCLE, Le Théâtre de Sophocle, textes traduits par Jacques Lacarrière, Oxus, Paris, 2008.

XÉNOPHON, Économique, texte traduit par Eugène Talbot, Librairie Hachette et cie., Paris, 1889.

Ouvrages d'auteurs postérieurs

CHARLES BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, GF, Flammarion, Paris, 1991, édition mise à jour en 2006.

SIMONE DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, tome II, nrf, Gallimard, Paris, 1949.

ÉMILE BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale (tome 1), tel, Gallimard, Paris, 1976.

THÉOPHILE GAUTIER, Poésies Complètes, tome deuxième, G. Charpentier et Cie. éditeurs, Paris, 1885.

MAURICE MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945.

MAURICE MERLEAU-PONTY, La Structure du comportement, P.U.F, Paris, 1942.

FRIEDRICH NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, texte traduit par Georges-Arthur Goldschmidt, Les

classiques de poche, Librairie Générale Française, Paris, 1983.

FRIEDRICH NIETZSCHE, Le crépuscule des idoles, texte traduit par Henri Albert, GF, Flammarion, Paris,

1985.

FRIEDRICH NIETZSCHE, Œuvres, tome 2, dirigé par Jean Lacoste et Jacques le Rider, Collection

Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1993.

FERDINAND DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Petite biblio Payot, Payot & Rivages, Paris,

2016.

LUDWIG WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, textes

traduits par Pierre Klossowski, Bibliothèque des idées, Gallimard, Paris, 1961.

Recueil de pièces galantes, tome premier, textes en prose et en vers réunis par Madame la Comtesse de

la Suze et Monsieur Pelisson, édité par la boutique de Gabriel Quinet, Paris, 1684.

129

Sur Aristote et Platon : études, articles

PIERRE AUBENQUE, Le problème de l'être chez Aristote, Quadrige, P.U.F., Paris, 2013.

PIERRE AUBENQUE, La prudence chez Aristote, Quadrige, P.U.F., Paris, 2014.

MICHEL CRUBELLIER et PIERRE PELLEGRIN, Aristote, Le philosophe et les savoirs, Points essais, Seuil,

Paris, 2002.

JEAN FRÊRE, « Le volontaire chez Aristote », p. 261-274 de Intellectica, no 36-37 (2003), Association

pour la Recherche sur les Sciences de la Cognition (ARCo).

MATHIEU HILFIGER, « « L'humanité » chez Platon », p.166 à 194 de Le Philosophoire 2004/2 (n° 23),

Vrin, Paris.

ANNICK JAULIN, « Le rôle de la matière dans la théorie aristotélicienne du devenir », p. 23 à 32 de la

Revue de métaphysique et de morale 2003/1 (n° 37), P.U.F. Paris, 2003.

JEAN-LOUIS LABARRIÈRE, Langage, vie politique et mouvement des animaux, Études aristotéliciennes,

Problèmes & Controverses, Vrin, Paris, 2004.

DANIELLE LORIES, « Des sensibles communs dans le « De Anima » d'Aristote », p.401 à 420 de Revue

philosophique de Louvain, quatrième série, tome 89, n°83, Peeters, Louvain-la-Neuve, 1991.

ANNE MERKER, « Faire un à plusieurs : l'amitié comme disposition éthique et politique », texte complet

de la conférence donnée à la Société rhodanienne de philosophie (organisation : Mai Lequan, Lyon III,

2 décembre 2015), exclusivement disponible au format pdf sur le site internet de l'Université de Lyon

III à l'adresse : http://facdephilo.univ-lyon3.fr/medias/fichier/merker-l-amitie-comme-disposition-e-

thique-et-politique_1453307249743-pdf.

ANNE MERKER, Une morale pour les mortels, L'âne d'or, Les Belles Lettres, Paris, 2011.

ANNE MERKER, Aristote, Une philosophie pour la vie, Aimer les philosophes, Ellipses, Paris, 2017.

DEBORAH K. W. MODRAK, Aristotle : The Power of Perception, University of Chicago Press, Chicago,

1987.

LAETITIA MONTEILS-LAENG, « Aristote et l’invention du désir », p.441-457 de Archives de Philosophie,

no 76 (2013), Centre Sèvres.

CLODIUS PIAT, « Dieu et la nature d'après Aristote », p.167 à 181 de la Revue néo-scolasique, 8ème

année, n°30, Peeters, Louvain-la-Neuve, 1901.

Aristote, L'animal politique, sous la direction de Refik Güremen et Annick Jaulin, Philosophie,

Publications de la Sorbonne, 2017.

Aristote politique, Études sur la Politique d'Aristote, ouvrage dirigé par Pierre Aubenque, Epiméthée,

P.U.F., Paris, 1993.

Corps et Âme, sur le De Anima d'Aristote, études réunies par Cristina Viano sous la direction de Gilbert

Romeyer Dherbey, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Vrin, Paris, 1996.

130

Autres études sur l'antiquité

MARIE-CLAIRE AMOURETTI, « L'agriculture de la Grèce antique : bilan des recherches de la dernière

décennie », p.69 à 93 de Topoi, revue éditée par MSH MOM Jean Pouilloux, volume 4/1, 1994.

VICTOR CHAPOT, « Astos », p.7 à 12 de la Revue des études anciennes, tome 31, n°1, 1929.

MOSES IMMANUEL FINLEY, Économie et société en Grèce ancienne, La Découverte, Paris, 1984, 2007.

MOGENS HERMAN HANSEN, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Histoire, Les Belles

Lettres, Paris, 1993.

PAULIN ISMARD, La démocratie contre les experts, L'univers historique, Seuil, Paris, 2015.

MARIO LOMBARDO, « Circolazione Monetaria e attività commerciali tra VI e IV secolo », p.681 à 706 de

I Greci - Storia Cultura Arte Società, 2 - Una storia Greca, II. Definizione, sous la direction de

Salvatore Settis, Giulio Einaudi editore, Torino, 1997.

LISA C. NEVETT, House and Society in the Ancient Greek World, Cambridge, 2001.

PAULINE SCHMITT PANTEL, Aithra et Pandora, Femmes, Genre et Cité dans la Grèce antique,

Bibliothèque du féminisme, l'Harmattan, Paris, 2009.

VINCIANE PIRENNE-DELFORGE, « Personnel du culte (Grèce) », p.2 à 30 de ThesCRA (=Thesaurus Cultus

et Rituum Antiquorum), vol.V, Los Angeles, 2005.

SUZANNE SAÏD, Le Monde à l'envers, Essais, Les Belles Lettres, Paris, 2013.

ANNE-MARIE VÉRILHAC et CLAUDE VIAL, Le Mariage grec du VIe siècle av. J.-C. à l'époque d'Auguste,

De Boccard, Paris, 1998 (École française d'Athènes, Bulletin de correspondance hellènique,

supplément 32).

JEAN-PIERRE VERNANT et PIERRE VIDAL-NAQUET, Travail et esclavage en Grèce ancienne, Éditions

Complexe, Paris, 1988.

ELISABETH CHARLOTTE WELSKOPF, Probleme der Muße im alten Hellas, Rütten & Loening, Berlin, 1962.

La cité grecque d'Homère à Alexandre, sous la direction d'Oswyn Murray et Simon Price, texte traduit

de l'anglais par Franz Regnot, La Découverte, Paris, 1992.

Mètis, hors série 2013, Des Femmes en action, l'individu et la fonction en Grèce antique, sous la

direction de Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte-Cuchet, Édition de l'EHESS-DAEDALUS,

Paris-Athènes.

Outils de travail

Dictionnaire Grec-Français, dirigé par Anatole Bailly, avec le concours de E. Egger, édition revue par

Séchan et Chantraine, Hachette, Paris, 2000.

A Greek-English Lexicon, dirigé par Henry George Liddel et Robert Scott, révisé par Henry Stuart

Jones, Oxford, Clarendon Press, 1968.

Thesaurus linguae graecae (TLG) : A Digital Library of Greek Literature, ressource en ligne hébergée

131

par l'Université de Californie à Irvine et disponible à l'adresse : http://stephanus.tlg.uci.edu/.

132

Table des matières

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2

I – PARTICIPATION AU BIEN-VIVRE DES FORMES DE VIE NON-HUMAINES . . . . . . . . . . . 14

1 – Le dieu (ho theos) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14

2 – Le simple-vivre et la plante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

A – Le simple-vivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

B – La plante (to phuton) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

3 – L'animal (to zôion) non-humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .30

A – Le simple-vivre animal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .30

B – La participation de l'animal au bien-vivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

II – PARTICIPATION AU BIEN-VIVRE DES FORMES DE VIE HUMAINES . . . . . . . . . . . . . . .44

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .44

1 – Politicité et communication . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48

A – Politicité humaine et logos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48

B – Politicité des autres animaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .53

C – Importance de la communication animale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .57

D – Le saut qualitatif humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .64

2 – Le simple-vivre humain. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .70

A – Les parties de la maisonnée (oikos) et leurs rapports . . . . . . . . . . . . . .70

B – La simple-vie dans la maisonnée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .72

133

a – Les couples structurants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

b – L'art d'user des ressources (to chrèsasthai) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76

c – L'art d'acquérir « directement » des ressources . . . . . . . . . . . . . . . . . 78

C – De la maisonnée au réseau de maisonnées : la nécessité de

l'« acquisition indirecte » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80

3 – Le bien-vivre humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84

A – Unité et multiplicité du bonheur humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .84

a – Formule générale du bonheur (eudaimonia) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84

b – Le bonheur pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .85

c – Le bonheur contemplatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

B – La vertu (arètè) humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .96

a – Les vertus pratiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .98

b – La vertu contemplative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106

C – Bien vivre dans la cité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .107

a – La vertu et le bonheur pour tous ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

b – Les exclus humains du bien-vivre humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .123

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .126

134